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M. BIARDEAU
N A L A ET D A M A Y A N T f , HI~ROS I~PIQUES
II. LE CONTEXTE EPIQUL*
II.1.1. Ainsi organisd le rdcit apparaft dans ses grandes articulations comme un
ddcalque approximatif des premiers livres du MBh 1. LVfdiparvan raconte les naissances miraculeuses de la plupart des protagonistes,
rdpartis sur trois gdndrations, k.satriya, brfihmanes et "m61ds", divins ou asuriques, hommes et femmes. 11 comporte aussi le svayam, vara de Draupad~ (=Sr~ ou Indrgnr),
o~ Arjuna (incarnation de Nara) gagne la princesse qui n'en dolt pas moins 6pouser
les cinq fr~res PSnd.ava.
Le deuxi~me livre ou Sabhdparvan raconte le couronnement de Yudhist.hira
(ills du dicu Dharma, l 'a/n~ des P~ndava) dans le rituel solennel du rffjasaya, et le ddbut de son r6gne glorieux, sous l 'ocil jaloux de son cousin parall~le Duryodhana
(incarnation de l'asura Kali et l 'afn6 des cent Kaurava). Celui-ci provoque Yudhis.thira
un jeu de d~s o/l son oncle maternel, Sakuni (incarnation de l'asura Dvfipara) joue
pour lui. La premiere partie de d6s s'arr6te quand Yudhis.t.hira, ayant joud ses fr~res
et lui-m6me, est entrafnd ~ jouer son @ouse Draupadr et la perd. Celle-ci est amende de force dans la sabhd oll se tient le jeu de dis en dtat d ' impuretd menstruelle. Elle conteste le droit de Yudhist.hira de la prendre comme enjeu apr~s avoir perdu sa propre libert~ et rdsiste aux offres tr~s claires qui lui sont faites par Duryodhana et Karna (ills du dieu Stirya, fr~re afnd non reconnu des Pgnd.ava, abandonnd par sa
m~re KuntL et adoptd par un couple de la caste m61de des sata, cochers). Des signes
funestes conduisent le p~re de Duryodhana, l'aveugle Dhrtargs.tra, h accorder Draupadr les faveurs qu'elle demandera. Elle choisit d 'abord la libdration de Yudhis.t.hira, puis celle de ses autres maris (BMma ills de V~yu, Arjuna ills d ' Indra et incarnation de Nara, Nakuta et Sahadeva, les jumeaux ills des Agvin, les dieux
jumeaux) avec leurs chars et leurs arcs. Peu apr~s, seconde partie de dds oil l 'unique enjeu est un exil de douze ans dans la for6t et une annde de vie incognito pour
le vaincu, qui devrait retrouver ses possessions au bout des treize ans s'il n'est pas d6couvert pendant la treizi~me annde. Yudhis.t.hira perd et part avec ses cinq fr~res et son @ouse pour la for6t.
Le troisiSme livre, "de la For6t" , est donc le r6cit de cette p6riode de douze ans de vie darts la for6t. La structure en est tr~s complexe, mais on peut grossiOrement
* Voir premibre partie 11.127, pp. 247-274.
Indo-Iranian Journal 28 (1985) 1-34. 0019-7246/85/0281-0001 $03.40. �9 1985 lZy D. ReidelPublishing Company.
2 M. BIARDEAU
la diviser en trois p@iodes: une premiere off les cinq fr6res et Draupadr vivent
entour6s de brfihmanes et de leur chapelain et ont encore une sorte de fonction
royale cachie et limit6e fi la petite soci6t6 dharmique et asc6tique qu'ils forment.
Une deuxi+me partie - qui dure cinq ans -- s@are Arjuna de ses fr}res selon les
instructions de Vy~sa: il est envoyi au svarga, au ciel, chez son p}re In@a, le roi
des dieux, pour y acqu@ir les armes c61estes et leur usage ainsi que la connaissance
de la danse et du chant. I1 y gagne aussi ses "galons" en remportant la victoire sur
des asura dont les dieux n 'ont pu venir fi bout. C'est au dibut de l'absence d'Arjuna
que se place la visite du r.si Brhada~va aux autres Pfin.d.ava et l'histoire exemplaire
de Nala et Damayanff qu'il raconte fi Yudhis.t.hira pour lui montrer qu'il y a plus
malheureux que lui, avant de lui enseigner la n6cessaire science des dis. Puis les
quatre fr~res et leur @ouse comblent le temps de l'absence par un long p~lerinage
qui les m~ne dans tousles lieux saints et qui se termine par une p6n@ration dans
un Himglaya mythique o~ ils retrouvent les jardins de Kubera, le dieu lokapdla
du nord. C'est lfi qu'Arjuna les rejoint pour une troisi~me et derni6re p6riode pleine
de sous-ricits et d'aventures, dont une tentative de rapt de Draupad~ par le beau-
fr~re de Duryodhana.
Le quatri6me livre raconte l'annde que les six personnages passent clandestinement
sous des personnalit6s d'emprunt fi la cour du roi des Matsya, Vir~.ta. Arjuna y figure
notamment en eunuque, maftre de musique et de danse de la princesse Uttarfi,
Draupadt en sairandhr~ au service de la reine. Yudhis.t.hira y est un brfihmane qui
joue aux dis avec le roi et son entourage et gagne constamment. Les ivinements
marquants sont la tentative du beau-fr}re du roi pour siduire Draupadg qui le fait
tuer secr@ement par BMma, le plus fort et le plus itourdiment divoui fi ses caprices
de ses cinq marls, et la razzia sur les vaches du roi des Matsya par Duryodhana, razzia
qui avorte grfice/t la bravoure guerri~re d'Arjuna: c'est la fin de la pdriode de vie
cacMe et son exploit le riv61e g ses adversaires au moment pr6cis o/~ lui et ses fr~res
peuvent reparaftre au grand jour.
Le ricit ipique d6bouche alors sur la grande bataille de dix-huit jours: Duryodhana
refuse de restituer aux Pfin.d.ava leur royaume (livre V), et la seule possibiliti est la
reconqu@e par la guerre (fi partir du livre VI), reconqu6te obtenue au prix de la
destruction des deux armdes. Le ddroulement de cette grande calamiti m~ne jusqu'
la fin du onzi~me livre de l 'dpopie et se conclut au livre XIV (apr~s deux gros livres didactiques) avec la c616bration d'un sacrifice de cheval. La correspondance
d'ensemble entre l ' ipopie et l'histoire de Nala s'@end en fait jusque lfi si l 'on veut
bien admettre le changement d'~chelle et de registre: les malheurs du roi des Ni.sadha
s'encardrent entre deux jeux de dis, ceux des Pfind.ava entre une double pattie de d6s et une guerre. Nala offre beaucoup de sacrifices apr~s avoir vaincu Pu.skara aux
dis et Yudhis.t.hira c61~bre l'a~vamedha. Ce dernier, qui a valeur d'expiation pour les massacres de la guerre, est immidiatement pric6di de la r6surrection grfice fi Kr.sn.a du
NALA ET DAMAYANT[ 3
descendant mort-n6 de la dynastie 16gitime et dharmique qu'il s'agissait pr6cis6ment de sauver.
On s'est efforc6 en r6sumant le r6cit 6pique de mettre l 'accent sur ce qui faisait ressortir les correspondances avec le Nalopdkhydna. L'entreprise ne va pas sans quelque risque 6tant donn~ la disproportion entre les deux textes, mais elle est
aussi riche d'enseignements. Les oppositions, les inversions de motifs et les simplifications in4vitables avec les choix qu'elles d6terminent sont au moins
aussi f6condes en effet que les correspondances imm6diates. Ces derni6res sont
indispensables pour accrocher la comparaison et la rendre pertinente mais il faut
les d@asser.
II.1.2.1. Premi4re difficult6 rencontr6e: au premier niveau la narration de B rhadagva
s'adresse fi Yudhis.t.hira, ce qui 6tablit une 6quivalence entre ce dernier et Nala,
4quivalence confort4e par la pr6sentation d'un Nala profond6ment maitre de lui
et enclin au pardon comme l'est Yudhist.hira. Cependant, outre que la royaut6
dharmique dans l '@op6e repose sur cinq fr4res et non sur l'unique Yudhis.t.hira, et que son exercice se trouve ainsi diversifi6 et r6parti entre des personnages bien
distincts, le nora m4me de Nala sugg4rerait plut6t un rapprochement avec Arjuna qu'avec Yudhist.hira: le roi parfait est l 'homme par excellence, et l 'on ne force rien
en lisant nara, ' T h o m m e " , dans Nala quand on salt l'aisance avec laquelle le sanskrit
passe de l/t r ou de r fi l. Arjuna, pendant l'ann~e qu'il passe m6tamorphos6 en
eunuque, s'appelle Brhannal~, "la grande Nal~" (l 'eunuque portant un nora f6minin),
qui trahit tout en la voilant l'identit6 profonde du prince, puisqu'il est l 'incarnation du rsi Nara et que l'6pop6e le pr6sente en tout comme la figure du roi id6al, celle qui se rapproche le plus du dieu de la bhakti auquel il est par ailleurs intiment li6 2. De plus, fi y regarder de pros, le vrai Nala de l'6pop4e est bien Arjuna, car c'est lui
finalement qui se d6tache de ses fr6res et de la micro-soci6t4 organis6e autour d 'eux pour affronter la solitude int6grale de la for4t. I1 est vrai aussi qu'il part en asc4te
arm6, ce qui conf4re un aspect original fi son tapas indicatif de sa mission, mais il laisse derri4re lui une 6pouse qui ne se console pas plus de son absence que
Damayanti de celle de Nala. Disons que l'6quivoque est voulue, que Nala est tout
ensemble la figure de Yudhis.t.hira et de Nala et qu'il met en garde contre toute interpretation qui viserait ales s6parer l 'un de l'autre. Dans un premier temps
on remarque alors que parmi les trois lokapdla qui assistent au svayam, vara de Damayant fen rivaux de Nala figurent Indra et Yama. Indra dans le MBh est le
p~re d'Arjuna et comme lokapdla il prot4ge l 'orient, direction de la souverainet6, tandis que Yama, dieu de la mort, reparait sous la forme voil6e du dieu Dharma, p4re de Yudhis.t.hira Dharmar~ja; il est le lokapdla qui pr6side au sud, r6gion des morts 3 . S'ils garantissent ainsi l'int6rOt que les dieux prennent au succhs du roi
dharmique, leur mode de pr6sence dans les deux r6cits trahit une moindre implication
4 M. BIARDEAU
dans le N que dans le MBh. Autrement dit, si une crise du dharma est en rue dans
les deux cas, elle se prepare tr6s symboliquement dans le N tandis qu'elle se met
en place ouvertement dans le MBh. I1 est plus rassurant d'avoir un Nala pour roi
qu'un Dharmar~ja annonciateur de mort.
Corr~lativement le personnage de Kali - faiblement second~ par un ~pisodique
Dv~para destin~ g l'ins&er dans la s~rie connue flotte un peu dans la structure
d'ensemble du N. On a du mal ~ le placer dans une cat6gorie d'6tres d6termin6e
m6me si l 'on peut savoir qu'il a un rapport essentiel aux d6s, et sans doute aussi
un rapport aux ~ges du monde: ce dernier se fait plus kiche - on l'inf~re du rapport
des douze ans de r6gne de Nala aux trois ans de crise de sa royaut6 dans la mesure
m6me o3 la notion de crise du dharma n'implique pas une crise cosmique aussi
manifeste que dans le MBh. Le seul personnage marqu~ comme asura est le roi
R. tuparn.a ills de Bhafig~sura. Or s'il poss~de la science des d6s, c'est pour la
communiquer fi Nala et non pour s'en servir contre lui. Dans l'6pop6e au contraire
Kali et Dvfipara sont des asura, des adversaires acharn6s du dharma, et ils sont
dans le rapport tr~s 6troit d'oncle maternel fi neveu. Le r~gne de Duryodhana-Kali
y est implicitement assimil6 fi un Kaliyuga. En cons6quence de cet affaiblissement
du th~me, Kali n'a m6me pas de place ind6pendante dans la soci6t6: il "poss~de"
Nala, c'est son seul "statut". Pu.skara, le fr~re de Nala, acceptera sa d6faite le
moment venu ainsi que le pardon de son fr6re. Ce pourrait ~tre une version optimiste
de la crise du dharma ~ l'usage de Yudhis.t.hira qui se plaint, mais c'est au moins
autant une perte de sens, un 61oignement du symbole de son r6f6rent premier.
C'est ce qui contribue fi donner au N son allure de conte.
II.1.2.2. I1 faut sans doute mettre au compte de cet affaiblissement de la dimension
cosmique de la crise les omissions majeures dont le r~sum~ du MBh donn~ ci-dessus
est entach& La premiere est celle de la relation perturb~e entre les deux varna
sup~rieurs, th~me v~ritablement obsessionnel de l'~pop~e et domin~ par les deux
grandes figures de Bhr.sma et de Dron.a: ces deux personnages d'origine divine, par
leur conduite contraire fi leur dharma propre, font le jeu du daiva, c'est-/~-dire de la
crise socio-cosmique qui s'installe fi la jonction de deux yuga 4 . Le N ne semble pas
connaftre de ks.atriya jouant au brfihmane ni de brfihmane faisant la guerre. I1 n 'y a
d'ailleurs pas de guerre. Non pas que les br~ihmanes soient absents. Ils sont lg au
contraire, partout o/J le ksatra a besoin de leur aide. Ils apparaissent sous les
ham. sa messagers entre Nala et DamayantL Ils accompagnent Damayanff apr~s la
destruction de la caravane de marchands qui laisse la princesse compl~tement
d~sempar~e. Ils se font messagers pour la princesse et de la princesse, et c'est sous
cette forme - Sudeva et Parn~da - qu'ils contribuent/t l'accomplissement du daiva
qui se joue dans ce contexte ~ coups de d~s. Mais m6me lorsque leur intervention laisse presager un danger pour le k.satra, comme c'est le cas pour les ham sa
NALA ET DAMAYANTI 5
messagers, ils n'apparaissent jamais en rivalit~ avec lui. Ils ne sortent pas de leur
r61e propre; ksatriya et br~ihmanes sont compl~mentaires comme ils doivent l'6tre
dans une soci~t~ harmonieuse. Le ressort essentiel de l'ordre cosmique n'est donc
pas d~traqu~ et il est normal que la notion m6me de crise cosmique soit absente,
quoique certains sy.mboles l 'attestent encore de fa9on att~nu6e. L'absence de tout
rdksasa va dans le m6me sens. Cette cat~gorie de d+mons cannibales mais de statut
br~ihmane n'apparait que lors d'une crise grave oil le brahman doit se substituer au
k.satra d6faillant dans ses tfiches sp6cifiques. Le MBh en fait une grande consommation et le N les connMt mais n'en fait pas usage.
La seconde omission est intiment li6e ~ la premiere puisqu'elle porte sur le
personnage-cl~ de la crise cosmique, l'avatdra. En effet, le N ne comporte pas aux
c6t~s de Nala de personnage qui soit l'bquivalent de Kr.s.na aux c6t6s d'Arjuna dans le
MBh. Alors m6me que Nala manifeste une aptitude au pardon qui en fait l'~mule de
Yudhis.t.hira et m6me par-delg, du dieu supr6me de la bhakti, il n'apparait ni comme
guerrier ni comme chasseur (m~me dans l'~pisode malheureux des iakuna). I1 est sans
armes et l'~pithbte de Pun.yagloka qui lui est accol~e d'un bout fi l'autre du r~cit n'a
rien de particuli~rement guerrier. De ce point de rue encore il s'~carte d'Arjuna et se
rapproche de Yudhis.t.hira. Dans le MBh Arjuna-Nara ne peut se concevoir qu'avec
son compl~mentaire Krs.n.a-N~r~yan.a, qui est pr~cis~ment l'incarnation avat~rique
du dieu de bhakti. Les rsi Nara et N~r~yan.a sont des creations ~piques qui servent
de relais entre le plan du dieu yogin recueilli en lui-m6me et la karmabh~mi, la
terre o/1 l 'on agit, o6 l 'on combat pour le triomphe du dharma. Arjuna est l'acteur,
Kr.s.na, pour rappeler sa nature divine et yogique, n'est que son guide, son cocher
dans la bataille. En r~alit~ il intervient fi tout moment par le jeu de sa maya. La
paire Arjuna-Kr.s.na illustre symboliquement l'~troite conjonction qui dolt exister
au plan de Faction entre le roi id~at et le dieu sauveur du dharma, l'avatdra qui
s'incarne p~riodiquement dans notre monde pour en restaurer l'ordre. Cette dualit~
traduit l'int~gration dans le domaine de Faction la plus brutale, la plus sanglante, la
plus impure, de son contraire qui, jusque 1~, apparaissait m6me comme contradictoire:
le d6tachement du yogin, la non-poursuite d 'un int~r6t ou d'un d~sir ~goi'ste qui,
dans le registre individuel de recherche de la d61ivrance, aboutit au non-agir,
la non-violence et fi la puret6 totale. C'est tout cet arri~re-plan id6ologique, si
fortement exprim6 dans le MBh, qui semble absent du N, o/i un Nala assez passif -
puisqu'il est la plus grande partie du temps "poss~d~" par K~li - est men~ du
dehors ou du dedans plus qu'il ne m+ne Faction. On a toutefois not6 le combat qui
se livre en lui entre Kali et Damayantr, ce combat qui s'exprime encore lorsqu'il se
d6cide ~ accompagner R tuparn.a fi Kund.ina comme cocher pour savoir ce que signifie ce second svayam, vara de DamayantL C'est sa science des chevaux et non
son habilet~ fi l'arc qui lui permet d'acqu6rir la science des dis. Si donc Nala garde
un certain rapport fi Faction, on ne voit fi aucun moment apparaftre la tension entre
6 M. BIARDEAU
tuer et ne pas tuer, entre le d6sir et le renoncement, sinon pr6cis6ment aux moments
r@4t6s oil Nala contr61e sa col+re et pardonne. C'est dire que la tension id6ologique
est r6duite au minimum plut6t qu'absente. Le personnage m6me de Nala serait
inexplicable sans elle: s'il est "poss6d6" par Kali, c'est qu'il 6tait un fervent du jeu de
d6s et s'est laiss6 prendre fi son d6sir, comme Yudhis.t.hira, et son aptitude au pardon
traduit l'oppos6, le renoncement fi la col6re et fi la vengeance qui sont du monde du
d6sir. C'est bien en lui qu'habite la tension, mais elle n'est jamais le ressort de Faction
dramatique comme elle peut l'~tre chez Arjuna le guerrie r magnanime. I1 est de plus
de teint sombre -@dma (III 64, 50a) - comme Arjuna et Kr.s.n.a, fi la diff6rence de
Yudhi.s.thira.
C'est alors qu'on remarque aussi une pr6sence minimale, sinon de l'avatdra, du
moins de l'6quivalent de son repr6sentant 6pique: il s'agit de V~rs.n.eya, cocher de
Nala,/~ qui cette fonction vaut d'etre appel6 nalasdrathi, "cocher de Nala" (60 21),
en 6cho/~ l'6pith~te bien connue de Kr.s.na, pdrthasdrathi, "cocher du ills de Prth~ ( ;
Arjuna)". I1 est de plus un V~rs.n.eya, comme Krs.na lui-m~me, quelle que soit la nature
du groupe social d6sign6 par le terme de Vrs.n.i. I1 a pour mission de sauver les enfants
de Nala et en m6me temps son char et ses chevaux. Les deux actions ne sont pas/t
mettre sur le m6me plan: son char et ses chevaux r6servent ~ Nala la possibilit6 de les
reprendre en redevenant roi. Les deux enfants assurent, eux, la permanence de la
lign6e royale. Dans le MBh Krs.na conduit le char d'Arjuna pendant toute la bataille
et c'est lui qui ressuscite l'h6ritier mort-n6 de la dynastie lunaire dans deux phases
bien distinctes, destruction et recr6ation, de Faction avat~rique. I1 est donc 6vident
que le personnage de V~rsn.eya, tout @isodique et secondaire qu'il soit, est un
6cho assourdi de celui de Kr.s.n.a. Rien n'est laiss6 au hasard. L'atmosph~re de crise
cosmique 6tant absente, l'avatdra n'a pas de raison d'6tre D. Mais il y a bel et bien
crise de la royaut6, et la parent6 entre les deux niveaux se trouve soulign6e par ce
cocher/~ toute @reuve fi qui est confi6 l'avenir de la lign6e royale. Cependant son
r61e est vraiment secondaire du point de vue de l'intrigue, comme est affac6e la part
active de Nala au drame.
II.1.2.3. En fait, selon ce qui 6tait apparu d~s la premi+re analyse du r6cit, c'est
Damayant~ qui domine Faction dramatique, Faction tout court m6me. C'est elle qui
a donn6 des instructions ~ V~rs.n.eya et l'a envoy6 au Vidarbha mettre les enfants en sfiret6, c'est elle qui maudit Kali et par 1/~ commande l'aventure de Nala dans
la for6t: il ne serait pas le sauveur de Karko.taka et ne serait pas mordu par lui si
Damayant~ n'avait pas pris l'initiative aveugle de maudire l'ennemi inconnu de son
@oux. Entre cette action d6cisive et le moment ol) elle se retrouvera/t la cour de son p~re et dirigera les recherches pour d6couvrir Nala, tout ce qui lui arrive de positif
lui vient de brfihmanes; les asc6tes dans la for~t, les br~ihmanes attacMs/L la caravane qui l'emm~nent jusqu'au palais du roi Sub~hu, l'envoy6 de son p~re, Sudeva, qui
NALA ET DAMAYANTI 7
sait percevoir son 6clat sous la couche opaque de poussibre qui la recouvre. La
princesse parfaite priv6e de son @oux est prot6g6e par le brahman du fait de
la carence du ksatra. Elle ne peut se passer de cette aide car son ignorance est
fondamentale et son action doit parfois 6tre guid~e. Mais elle "agit", elle s'agite
m6me beaucoup en pas et en paroles d6sordonn6s et sans but. La mal6diction
qu'elle lance contre Kali et contre le chasseur amoureux est l'expression spontan~e
de sa douleur et de sa col6re. Cette propension fi la mal6diction contraste avec
le pardon de Nala, elle est l'arme de la femme abandonn6e. Mais elle ne dolt sa
puissance r6elle qu'fi la fid~lit6 conjugale pouss6e jusqu'au bout au sein du malheur.
La fid~lit6 dans le malheur, c'est l'aspect essentiel du tapas de la femme, ce qui fait
d'elle une satr salvatrice. Elle n'a pas fi se fixer de grandes aust6rit6s, des observances
extraordinaires quand sa fid61it6 conjugale est en jeu. Mais elle ne salt m6me pas
que c'est sa fid~lit6 conjugale qui est au centre de tout. Elle ignore la jalousie de
Kali, elle a eu la preuve que les dieux accueillaient sa pribre lors du svayam, vara.
La soudaine folie de son marl captiv6 par les d6s lui est incompr6hensible. Cependant
il ne lui vient ~ aucun moment l'id6e de Fen rendre responsable et elle accusera
plut6t les dieux de jalousie apr~s le d6sastre de la caravane, pers6v6rant donc dans
son ignorance mais gardant intact le lien/t l '6poux qui, cependant, l'a abandonn~e
sans qu'elle pot m6me assister g ses Msitations. L'agression du python, la lubricit6
du chasseur qui l'en d61ivre ne lui font pas davantage percevoir qu'elle est l'enjeu
fondamental de tout le drame. C'est pourtant ce qu'exprimera clairement fi la fin
Nala lorsque, provoquant Pu.skara aux d6s, il posera Damayant~ comme enjeu. Mais
elle n'a pas besoin de savoir; elle est consubstantiellement 6pouse de Nala, elle n'a
pas d'6tre en dehors de cette relation et la seule s@aration physique est pour elle
une agonie. C'est la profondeur de ce lien qui rend ses maledictions efficaces: rien
ne peut le briser et le monde entier conspire file lui restaurer. On comprend mieux
alors l 'importance de ses lamentations, de son affolement: ils sont non seulement
l'aspect essentiel de son tapas, mais ils constituent aussi pour une grande part son
action. Provoquer la souffrance de Kali, tuer le chasseur empress6 par sa parole ne
sont que des manifestations particuli~res de cette souffrance-action. Son masque
crasseux de sairandhr~ en est une autre: elle s'installe dans un certain degr6
d'impuret6, tout comme elle s'est laiss6e aller sans probl6me/t vouer des ~tres ~ la
souffrance et fi la mort, pour le bien de son 6poux et la sauvegarde de sa propre
fidelitY.
En d'autres termes, si elle domine Faction dramatique et si elle est extr~ment
active, son action ne cesse fi aucun moment d'etre une action-passion, un douloureux
tapas subi et efficace. Les longues plaintes qu'elle exhale contrastent avec la r~serve
de Nala dont tout le chagrin se r~sume en un iloka qu'il prononce chaque soir fi la
cour de R. tuparna. Ses maledictions s'opposent au pardon de l'6poux, et l 'on pourrait aussi voir son ~tat de sairandhrf en opposition avec les dons de cuisinier de Nala,
8 M. BIARDEAU
qui ne vont pas sans une certaine puret6 rituelle. Ce triple contraste entre elle et
Nala est fi mettre en m6me temps en rapport avec la souverainet6 sur les choses
que trahit B~huka-Nala lorsque, sous les yeux ~bahis de la servante de Damayantr,
les portes s'~l~vent, les trous se bouchent pour effacer tout obstacle devant ses
pas. C'est bien l 'opposition que l 'on a d6cel6e entre la mdyd et le maftre de la
mdyd. Celui qui n'agit pas est en fait le maftre de Faction qui se d6roule hors
de lui. I1 agit d'autant moins que toute Faction est faite pour le bien de la mdyd ou, en termes moins abstraits, de la Terre dont l'6pouse du roi est le symbole
constant. Mais s'il faut aller jusqu'au fond des implications id6ologiques du r6cit, on
doit se rappeler qu'en Inde toute action est souffrance et ne peut se d~clencher que
sous l'aiguillon d'un d6sir. Ce d~sir lui-m6me suppose une certaine connaissance
de l'objet convoit6: c'est, ici, la connaissance que Damayanff a de son 6poux,
qui est une connaissance voil6e, limit6e par beaucoup de secrets, et qui exclut
notamment la connaissance du dharma qui donne au monde sa coh6sion et la
connaissance claire des circonstances de Faction. Damayantr agit-souffre, ext6riorise
sa douleur en actes plus ou moins adapt~s qui visent/t la rapprocher de son 6poux,
du moins/l ne pas permettre que s'installe entre eux l'irr6parable. I1 y a chez la
femme une sorte d'identit6 de la souffrance et de l'action qui traduit la d6pendance
de son 6tre. I1 ne suffit plus de dire que l'action est souffrance, il faut aussit6t
ajouter que la souffrance est action. Damayanff refuse de mourir, mais elle est
par elle-m6me incapable de r6tablir les conditions harmonieuses de son existence.
D'ofl l'intervention des brzihmanes apr~s les catastrophes de la for6t.
Mais si l 'effacement de l'avatdra et la "possession" de Nala qui le prive de toute
autonomie d'action mettent en 6vidence le r61e de DamayantL il ne s'ensuit pas
pour autant que celle-ci n'ait rien de commun avec Kr.s.n.~ DraupadL l 'Mrofne
du MBh. Tout au contraire. Le seul fait que la lumi~re soit projet6e sur la princesse
alors que l'avatdra est absent invite fi r6fl6chir sur l'identit~ des noms dans le
MBh: l'avatdra est Kr.s.na ills de Devakr ("la Joueuse de dis"?) - ou encore Krs.n.a
Dvaip~yana dans son incarnation comme brfihmane - et la princesse 6pouse des
P~n.d.ava est Kr.s.n.~ Draupadr s . Tous trois sont de teint sombre, comme leur nom
l'indique, encore que ce Kr.sn.a-l~ doive sans doute connoter autre chose tout en
d~signant la couleur noire: le radical kr.s-, "labourer", se retrouve dans l 'un des
noms du fr~re afn~ de Krs.n.a, ce Balargma qui est dans le MBh l'incarnation de Se.sa, qui, par son arme distinctive est srrabh.rt, "le porteur de charrue" (IIJ 27, p. 267),
mais qu'on appelle volontiers Safikar.san.a. Safikar.sana est blanc de teint (comme
la cendre du feu ~teint, comme la peau que le serpent vient d'abandonner en
muant , i .). Dans le cas de DraupadL incarnation de SrL on ne peut oublier qu'elle
est n6e de l'autel sacrificiel cependant que son fr~re, incarnation d'Agni, naissait du feu du m~me sacrifice, et que le feu a pour 6pith~te lffs.navartman, "qui laisse une trace noire sur son passage". Et puis, si Sr~ peut avoir l'6clat du feu ou de l'or
NALA ET DAMAYANT[ 9
- c'est tout un , le feu, lui, peut s'assombrir s'il est enveloppd de fumde. I1 y a
donc bien en Draupadf, meme avant qu'elle n'apparaisse en sairandhrf, le mOme
dclat lumineux mais voil6 que le brfihmane Sudeva salt discerner en Damayantf- sairandhrf. Mais elle a cinq dpoux entre lesquels se rdpartissent des aspects de la royautd, en plus du maitre d'oeuvre qu'est K.rs.na. On est dans un registre
ddciddment dpique; les exercices guerriers, la guerre sont toujours ~ l 'horizon,
tandis que s'dtablit une sorte d'~quivalence entre le sacrifice royal et la guerre. Si bien que, alors que Draupadi apparaR ~ de multiples reprises, rn~me en pleine
bataille, comme l'enjeu fondamental, elle est rarement l'actrice principale. On peut m6me dire qu'elle a ses protecteurs attitrds, ceux qu'elle charge d'agir pour
elle. On ignorera ici Arjuna, qui est le protecteur par excellence puisqu'il est le roi iddal, mais qui, en tant que tel, n'est pas toujours en mesure d'accdder aux
caprices ou aux besoins urgents de son dpouse. Pour satisfaire ses envies les plus
extravagantes, Draupadf s'adresse plut6t ~ Bhfma qui s'dlance aussi aveugldment
qu'elle dans le domaine de l'impossible ; pour son salut de satL elle prie directement K.rsn.a l'avatdra, l 'ami et le beau-fr~re (par sa soeur Subhadr~) de son dpoux prdfdrd,
Arjuna.
II.2.1. I1 est cependant un dpisode du MBh oil K.rsn.~ Draupadf est tr~s proche de
Damayantf (fi moins, bien sOL qu'il ne faille inverser les termes), c'est-fi-dire otl elle semble bien mener l 'action d'une manibre encore toute fdminine. On n'est pas dtonnd que ce soit fi l 'occasion dujeu de dds du livre II (Sabhdparvan). Yudhi.sthira est provoqud aux dds par Duryodhana et, affrontd au tricheur Sakuni (incarnation de l'asura Dv~para, oncle maternel de Duryodhana), perd
successivement toutes ses richesses. Vidura, incarnation du dieu Dharma et oncle paternel des P~n..dava et des Kaurava, tente en vain d'arr6ter le jeu (II, 62-63) . Yudhisthira joue ensuite son royaume, sauf les brfihmanes, puis chacun de ses fr~res/t tour de r61e et sa ddfaite les rdduit/l l'esclavage. I1 se joue lui-m6me et devient esclave de Duryodhana. C'est ~ ce point que gakuni lui propose de jouer
Krs.n.5 Pfific~lf (II, 65, 32). Provoqud, Yudhist.hira s'exdcute et perd encore. Draupadf devient/l son tour l'esclave de Duryodhana-Kali, elle l 'incarnation de Sr] dont on sait qu'elle ne peut 6tre que dans le camp du dharma. Vidura une
fois de plus s'interpose en vain et se fait rabrouer par Duryodhana. Alors que les frbres rdduits en esclavage ne disent mot, le devant de la sc~ne va ~tre occupd
par Draupadf, aux prises avec Duryodhana et ses complices. Aprbs le refus de Vidura d'aller la chercher, un serviteur prdtiktlmin (dont le nom semble le destiner fi s 'opposer ~ la volontd de la princesse?) est chargd de l'affaire. Mais Draupadf conteste la validitd du geste de Yudhist.hira qui n'avait plus rien fi lui quand il
l'a posde comme enjeu. Le serviteur, effrayd par la vdhdmence de la princesse et redoutant ses foudres, se rdcuse. Finalement Duryodhana envoie Duhg~sana, celui
10 M. BIARDEAU
de ses fr~res qui repr6sente tousles autres et qui est son fid~le second dans toutes les entreprises mauvaises. Duh. g~sana am6ne Krsn.~ de force dans la sabhd, ~ moiti~ d~v6tue, en ~tat d'impuret6 menstruelle et ~chevel6e. I1 la trafne par les cheveux. Elle n'a qu 'un seul v6tement (II, 67, 32b), a perdu son v~tement sup~rieur (67, 54a), son seul v6tement est ~t moiti~ tomb~ (67, 35a). Interrogeant les membres de la sabhd sur la r6gularit6 du coup jou~ par Yudhi.st.hira elle n'obtient qu'un aveu d'ignorance du vertueux Bhf.sma. Dron.a est silencieux. Seul un courageux fr6re de
Duryodhana (les quatre-vingt-dix-neuf sont tous des incarnations de rdk.sasa),
Vikarn.a, d6clare que Draupadf n 'a pas ~t6 gagn~e aux dis par Sakuni. Toute la sabhd approuve alors bruyamment et blame Sakuni. Mais Karn.a (fils du dieu Sfirya
et fr~re afn6 non reconnu des P~n..dava) impose sa voix et l'avis contraire. I1 a tant
6t6 question du v~tement de Draupadf qu'il pousse jusqu'au bout la logique: que
l 'on nel6ve leur v~tement aux P~.n.dava et/l leur 6pouse. Celle-ci, de toute fagon,
n'est pas une femme respectable puisqu'elle a cinq maris: elle est donc ~ mettre
au rang des prostitu6es et/~ traiter comme telle. Les Pg.n.dava se d6pouillent
spontan~ment de leur v6tement sup6rieur (68, 39) et s'asseoient. Duh.g~sana se
met en devoir de d6v6tir Draupadf. A c e point hautement dramatique du r~cit, il n'est pas ~tonnant que les versions divergent assez fortement. Notre vulgate lui
fait invoquer K.rs.n. a (absent de toute cette sc~ne) avec des expressions qu'on
peut supposer relativement tardives (gopfjanapriya 68, 4 l b) et en des termes 6vocateurs d'une recr6ation pur~n.ique de la Terre apr~s le d~luge:
kauravdr.navamagndm mdm uddharasva, "Retire-moi de l'oc~an des Kaurava dans lequel j 'ai sombre" (68, 42b). Elle associe m6me Arjuna ~ K.rs.n. a dans son appel
(68, 46a, cf. 67, 33b). De toute mani~re, avec ou sans invocation de Krs.n.a (celle-ci ~tant rejet6e par l'6dition critique), c'est Dharma lui-m~me qui intervient de fagon invisible pour multiplier les enroulements de son v6tement autour de son corps au point que Duh.~sana doit abandonner sa tfiche d'@uisement. Triomphe muet de la sat~ que Dharma ou Krs.n.a et Dharma - ce qui revient au m~me - prot~gent miraculeusement. Une fois de plus la sabhd manifeste son approbation/~ la princesse et BMma en profite pour proffirer sa premi6re malediction: le moment venu il ouvrira la poitrine de Duh.g~sana (qui a voulu mettre ~ nu celle de Draupadf) et il boira son sang. Vidura rappelle que la question de Draupadf est demeur6e sans
r@onse et que c'est le dharma m~me qui est enjeu (68, 59). La princesse soumet une fois de plus sa question/~ toute la sabhd et d6clare
qu'e!le se conformera g la d6cision de ses membres. Bhfsma redit son incapacit~ /~ trancher. Duryodhana veut alors que la r6ponse vienne des P~n.dava eux-m6mes: Yudhi.sthira ~tait-il souverain - ~ga - ou ne l'~tait-il plus? A-t-il commis une faute contre la v~rit6, un an.rta, en jouant Line @ouse dont il n'6tait plus le maitre? En
ce cas, Draupadf est libre. Pos6e en ces termes aux Prin..dava la question est insoluble. Silence. Enfin le bouillant et merveilleux Bhfma prend la parole. I1 est
NALA ET DAMAYANTi 11
le seul/l pouvoir ainsi tenir ensemble les contradictoires: sans aucun doute
Yudhi.sthira est et reste leur maftre et le maffre de leur vie. Sinon ils auraient dij/~
r~agi et montr i ce qu'ils itaient capables de faire. S'il est vaincu, ils sont aussi
vaincus. Ceci dit, le mortel qui aura osi toucher les cheveux de Pgficglr (c'est le
nora de Draupadf qui revient le plus souvent tout au long de l'~pisode avec celui
de Ygjfiasenf) ne lui ~chappera pas vivant. Mais Bhrma attendra pour cela que
Dharmar~ja le laisse faire (70, 12 17). Karn.a s'adresse directement ~ la princesse
et lui propose de se choisir un autre mari puisqu'elle est disormais esclave et diliie
de toute fidilit& Bhfma, cette lois, laisse exptoser sa col6re contre son afni qui a
joui leur 6pouse aux dis. Duryodhana, exciti par les paroles de Bhfma (ils ont
m6me fige et sont de mime force) et le silence obstini de Yudhi.st.hira, regarde i loquemment Draupadf en lui montrant sa cuisse gauche raise/t nu (71, 1 0 - i 2).
Son sourire ironique ~ l'adresse de Bhfma lui attire la seconde malidiction de
celui-ci: il lui brisera la cuisse de sa massue. Vidura prend trbs au sirieux ce
serment: pour lui, c'est le daiva qui a pouss~ les Kaurava ~jouer aux dis fi l'exc~s
- atidyata. Si Yudhi.st.hira a jou l son @ouse, c'est comme en songe pour obiir
aux paroles de Sakuni. Duryodhana riitbre la question qu'il a posie plus haut,
offrant de libirer Draupadf si les P~n..dava diclarent que Yudhi.st.hira n'est plus
souverain. Cette fois, c'est Arjuna qui r@ond, bri~vement et sans appel:/l coup
silr, Dharmargja 6tait leur souverain. Et s'il a i t i vaincu, de qui est-il le maitre?
Aux Kaurava de le savoir (71,21).
C'est alors que des bruits funestes se font entendre dans la maison de
Dh.rtarg.stra. Un chacal glapit au voisinage du feu de l'agnihotra, des ines et des
oiseaux de mauvais augure - paks.i.nagcaiva raudrd.h (71,22b) - lui rbpondent. Tous les sages de l'assembl6e entendent. Vidura et G~ndhfirr (@ouse de Dh.rtar~.stra
et m~re de Duryodhana) en informent l'aveugle Dh.rtarg.st.ra (au fait, il n'est pas
sourd?). Celui-ci enfin arrite cette sc~ne plnible, blgmant son ills afni et prenant
la difense de la princesse qui n'est pas ~ sa place dans cette sabhd. Pour l'apaiser
et la riconforter, il lui offre une faveur de son choix: elle demande d'abord la
libiration de Yudhist.hira pour que l 'afnl de ses enfants (ills de Yudhi.st.hira) ne
.soit pas ills d'esclave. Dh.rtarg.st.ra lui en offre une seconde: elle choisit cette fois
la libiration de ses autres maris avec leurs chars et leurs arcs. Mais elle refuse un
troisi~me don, confiante que ses maris feront le reste. La premi6re partie de d~s
se termine ainsi. Mais Kar.na, qui ne disarme pas, remarque que Draupadf a sauv~
ses maris: aplave'mb hasi magndndm aprati.s.the nimajjatdm, pd~cdli pd.n.duputrdnd.m naur e.sdpdragdbhavat. "Alors que les fils de Pgn..du sombraient dans un ocian oh pas un radeau ne s'offrait comme point d'appui, P~fic~lf a i t i le navire qui les a
conduits fi l'autre rive" (72, 3). Dh.rtarast.ra renvoie les P~ndava ~ leur capitale,
mais solliciti par Duryodhana et malgri l'avis contraire de tousles sages de son
entourage (74, 25-27) , il le laisse convoquer les P~n..dava pour une nouvelle partie
12 M. BIARDEAU
de d~s. Cette lois on jouera sur un seul coup l'exil de douze ans dans la for6t et
une annie incognito contre la royaut6. On sait que Yudhi.st.hira va perdre encore
une lois mais qu'ils partent tousles cinq pour la for~t avec leur 6pouse. Ils ont
tellement ~t6 pouss~s g bout que chacun salt en partant quel adversaire il lui
appartiendra de tuer au combat parmi ceux qui ont pris part au double jeu de
d~s et h son interm~de dramatique.
II.2.2.1. La parent6 de certains "motifs" de la sc~ne de la sabhd dans le MBh
et de ceux du Nest imm6diatement 6vidente. Mais avant de l'analyser plus syst~matiquement, il est utile de regarder d 'un peu plus pr6s le r~cit ~pique que
l 'on vient de r~sumer pour d~gager la figure de la princesse autour de laquelle
tout se joue. I1 est tr~s clair que le jeu de d6s, cons~cutif au couronnement de
Yudhi.st.hira comme souverain universel, noue le conflit qui se r~soudra dans la
guerre. Vidura ne dit pas autre chose quand il s'oppose ~ ce jeu. Le r61e m~me
de cette incarnation du dieu Dharma 6 est r~v61ateur: fr~re cadet de l'aveugle
Dhrtar~.s.tra et de feu le roi P~n.du, il est de plus de naissance inf6rieure car sa
m~re est une gadrd. I1 n'a donc pas statut de k.satriya mais appartient g ces castes
"m~l~es" qui,/l elles seules, sont des t6moins que le dharma est bafou~, que la
distinction des ordres sociaux - var.na - n'est pas respect~e. Aussi est-il estim~
comme sage et peu sttivi dans ses conseils. I1 n'est pas en position d'autorit~: autre
signe que le dharma est ~ son point le plus has, corollaire de l'ascendant que
Duryodhana-Kali prend sur son p~re Dh.rtarg.st.ra. Mais il sait beaucoup de choses.
Quand il rapproche le daiva et le jeu de d~s qui d~passe les limites - atidy~tam
(71,1 6 - 1 7 ) - , il y a plus qu'tm jeu de roots. C'est vraiment l'imminence d'un
grand malheur pour le monde qu'il pr~dit et dont le jeu de d6s est plus le sympt6me
que la cause. Car le daiva est pr~cis~ment ce qui rend vain l 'effort de l 'homme,
c'est en cela qu'il vient "de la divinitY" et que l 'homme n'est jamais tout fi fair
responsable de ce qui arrive. On est fi un "tournant du Temps". Cette sorte de
fatalisme, quelle que soit la mani6re d'expliquer le daiva et mEme s'il est la
r~sultante des karman individuels, contraste avec une philosophie du karman
oil la destin~e de chaque 6tre est d6termin~e par ses actes passes ou presents. Le
vrai conflit est en fait entre l'id~e d 'un destin individuel fix~ par les actes du sujet
qui les pose et une vision du monde ot~ tout est ordonn6 pour fonctionner ensemble. Karman et dharma semblent s'opposer en tMorie comme l'individu
et le tout. En fair - et c'est le secret de la bhakti - le karman de chacun s'ins~re dans le dharma global ou darts la crise de ce dharma. Le present jeu de d~s en est
l'illustration 7. Acre voulu, pos~ en fonction d'un d~sir bien masculin, il contribue l'accroissement du d~sordre ambiant quand il est utilis~ fi des fins inavouables.
11 s'agit d 'un jeu, d 'un jeu royal m6me, mais le roi ne peut pas plus jouer son royaume qu'il n'a le droit de donner la terre enti~re en honoraires sacrificiels s
NALA ET DAMAYANTf 13
Son adversaire n'a pas davantage le droit de le lui rrclamer par ce moyen. Le k.satriya a des r~gles diplomatiques et guerri~res bien difinies, qu'il est de son dharma de
suivre s'il veut agrandir son royaume. Le recours au jeu comme substitut est donc
mauvais selon le dharma du k.satriya. En mrme temps, le jeu de dis est l'intrusion
tangible au niveau humain de Faction du monde divin ou du rythme du Temps
cosmique contre lequel l 'homme ne peut rien et qui est tout sauf du hasard. Le
jeu de roots sanskrit qui permet de passer du divin - daiva au jeu de dis dygtta - a toute sa signification dans la scbne bien connue de l ' ipopre off Siva joue aux drs
avec son @ouse (I, 197), lui le maitre du Temps destructeur.
Peut-rtre aperqoit-on drj~ mieux ainsi pourquoi c'est ~ l'intirieur d 'un jeu de
dbs que Draupadi est actrice, active surtout dans son refus obstin~ et l 'amrnagement
d'une viritable impasse off elle, l'ignorante, riduit au mutisme ceux qui pourraient
dicider. C'est lfi que les noms qui lui sont donnrs ont une importance. Bien star,
elle continue d'rtre Krsn~ DraupadL et Draupad~ plus frrquemment que Krsng: elle
est filte du roi Drupada. Mais dans l '@isode que l 'on vient de rrsumer (II 65, 32 72,
3), elle est aussi appelre douze fois P~fic~lT et deux lois "fille du roi des P~fic~la",
d'aprrs le nora du peuple sur lequel rrgne son p+re. Le nora est d@i attesti dans la
Sruti en association avec celui des Kuru. I1 n'a donc pas i t i invent6 par les auteurs
de l '@opie. Mais comme tant d'autres (fi commencer par celui des Kuru) il a i t i
retenu pour ses potentialitis symboliques 9. Ici donc, Krs.n.a est de faqon insistante
mais non exclusive - la P~fic~lL Pourquoi? at I1 semble que la rrponse soit donnie
au livre IV, lorsque UttarL la princesse Matsya, et ses compagnes demandent
Brhannal~ l 'eunuque (= Arjuna cachi), partant en guerre comme cocher du prince
Uttara contre les Kaurava qui ont voli les vaches du roi des Matsya, de leur rapporter
des vrtements de leurs ennemis pour leurs pdacdlik& leurs "poupies" ou leurs
"marionnettes". Le thbme du vOtement renvoie immrdiatement fi la scbne de la
sabhd ot~ Krs.na apparaft ~ moiti6 divrtue et manque de peu la totale nuditr. C'est
dans le m6me livre IV que Draupadi, sous les dehors d'une sairandhrr, est en butte
aux assiduitis de Krcaka, beau-fr~re du roi. Quand elle apparaft devant la sabhd des Matsya pour lancer publiquement un appel fi l'aide, Yudhis.thira, sous les traits
du br~ihmane Kafika, lui r ipond durement qu'elle pleure comme une comedienne
et qu'elle est ignorante du Temps: si ses marls (elle a fait croire qu'elle avait pour
maris cinq gandharva) n'interviennent pas, c'est que le temps n'est pas venu pour
cela. Elle vient inutilement troubler le jeu de d~s qui se diroule darts la sabhd (IV
16, 42-44) . On comprend: le jeu de dis qui continue pendant tout le livre IV
la cour de Virg.ta et qui donne la victoire constamment fi Yudhis.t.hira-Karika, a
pour contrepartie les tribulations de Draupadi-sairandhrL Le succbs de Kafika est
annonciateur de la guerre, et la Terre ne peut que souffrir de cette guerre mrme si elle est pour son bien. Quand elle fait tuer Krcaka et sa bande (cent-six hommes
en tout) par BMma une belle nuit, on sait que la victoire se pripare pour les maitres
14 M. BIARDEAU
16gitimes de la Terre, les Pan.d.ava. Quand Uttar~, la future m~re de l'h6ritier de la dynastie, re~oit des v6tements de guerriers Kaurava rapport6s par Arjuna, on sait
que la Terre retrouvera ses parures, sa protection. Mais la sairandhr~ n'en sait rien et, de toute mani6re, elle ne peut que souffrir de la guerre comme elle souffre de son
6tat impur de sairandhrL La Terre, ce n'est pas d'abord le sol, ce sont les habitants,
et notamment les princes sans lesquels il n'est pas d'ordre social et cosmique possible. Et la guerre est un massacre de ks.atriya qui fait saigner la Terre. Une fois de plus, son
"action" consiste avant tout ~ souffrir et ~ subir les impulsions qu'elle reqoit du
daiva. Elle est comme une marionnette dont on tire les ficelles, comme un jeu
entre les mains d'une puissance invisible. Elle joue la com6die certes, comme le
lui reproche Yudhis.t.hira, mais c'est le drame du monde qui se joue en elle et pour
elle. Elle est la rndyd, le jeu divin. I1 semble bien que ce soit lfi la raison profonde mais voil6e, cryptique comme toujours, qui fasse insister sur son titre de P~fic~li
dans l'interlude des jeux de d6s au livre II.
Dans le m~me 6pisode elle est dix fois nomm6e Y~jfiasenr, ce qui rappelle
son patronyme le plus courant, DraupadL Son phre Drupada ("le poteau") est
en effet aussi appel6 Yajfiasena, sans que l 'on cherche particuli~rement/~ justifier
son nom. I1 pourrait 6voquer le sacrifice "terrible" qu'il a fait c416brer pour avoir
un fils capable de tuer le br~ihmane Drona et dont est n6e aussi DraupadL Mais il
semble qu'il faille tenir ensemble tousles noms ~ connotation sacrificielle de cette
lig6e et de son peuple: Drupada donc renvoie plut6t au poteau du sacrifice, tandis que son p~re, Pr.s.ata, est sans doute mis en rapport par son nom avec la mati6re
oblatoire, qu'il s'agisse de l 'antilope tachet6e dont la peau est port6e par le d~ksita,
mais qui est par elle-m6me symbole du sacrifice, ou encore du beurre mouchet6 -pr.saddjya - , beurre clarifi6 m~l~ ~ du caill6. Kr.s.n~ est 6ventuellement aussi
appel6e Pgr.saff, Le nom des P~fic~la (ou Pafic~la) 4voque irr6sistiblement pour une conscience indienne le chiffre cinq pagca - comme premier 614ment. Les
cinq peuples qui auraient habit6 le nord-ouest de l 'Inde? Les cinq feux du sacrifice solennel? I1 est fi peu pros stir que cette derni6re signification est ta meilleure
pour l'6pith~te de P~fic~lya quand elle est appliqu6e ~ Dhr.s.tadyumna, le fr~re
de DraupadL Cette incarnation d'Agni, le feu sacrificiel, fera partie avec son p~re
Drupada, avec son fr~re Sikhand.in (autre nom qui 6voque le feu, mais il est la r6incarnation de la princesse Ambg), avec ses neveux les cinq Draupadeya (n~s de Draupadi- et des cinq Pgnd.ava) des victimes de la grande bataille. Rien ne survivra de cette lign6e et de son peuple. Les P~fic~la semblent parfois aussi identifi6s aux Somaka, autre nora qui 6voque la mati~re oblatoire par excellence et l'association
d'Agni et Soma comme divinit6s du sacrifice animal. De tout cet ensemble seule Krsn.g Draupadi" ("(l 'antilope) noire au poteau"!) survivra et retrouvera un souverain
qui ne naftra pas de son sein: ce sera le fils d 'Abhimanyu, neveu de Krs.n.a par sa mbre Subhadr~ et fils d'Arjuna. Cette mdy& cette Terre-~pouse n'a finalement pas
NALA ET DAMAYANT[ 15
de descendance directe. Signe qu'on assiste fi la fin d'un ~ige du monde et au d6but
d'un autre. Cette fin est repr~sent6e comme le sacrifice du sacrifice, illustr~e par la
destruction du sacrifice des dieux par Rudra, qui termine dans te MBh le r~cit de la bataille et du massacre nocturne (X, 17-18) . Mais si Draupadr apparaft d 'un
c6t~ comme la Terre souffrante, elle n'est pas non plus sans rapport avec la Nuit du Temps - k~lardtri , la D~esse horrible et cauchemardesque qui a hant~ le sommeil des guerriers avant de dominer la sc~ne finale de carnage (X 8, 69 73).
Autrement dit, le lien de Draupadr-Yerre i la guerre ou ~i la crise cosmique qu'elle
symbolise n'est pas purement passif. La princesse est instigatrice et d'une certaine
mani~re guerri~re par consequent, ce qui apparaitra clairement dans le DevYmdhdtrnya. Marionnette agitde, elle collabore activement ~ cette agitation dont elle sera la premiere bdndficiaire. Elle est la divinitd ~ laquelle la sc~ne la plus sanglante de la
guerre est dddi~e (x 8, 84).
II.2.2.2. A partir de lfi on peut pr~ciser la valeur d'un d~tail qui revient avec
insistance dans la sc~ne de la sabh~. Non seulement Draupadr n'a sur elle qu'un seul v~tement, mais elle est en ~tat d'impuret~ menstruelle - rajasvald. C'est
Yudhis.t.hira le premier qui ~nonce ce trait (II 67, 19a), que r~p~te ensuite Draupadr (ibid. 32a, 39a). Duh.g~sana le reprend pour s'en gausser (ibid. 34a), tandis que Bhrma explose de col~re en voyant la princesse en cet ~tat (ibid. 54a). Le terme
ra/asvala d~note en fait toute forme de souillure, de salet& Le rajas est d'abord la poussi~re. L'impuret~ menstruelle n'est doric qu'une sp6cification de l'impuret6.
Cependant il ne suffit pas d'~voquer le vdtement incomplet, les longs cheveux 6pars que Du.hggsana saisit pour entrainer la jeune femme, pour rendre compte de
l'~tat d'impuret~ menstruelle. Rajas ne d~note pas le sang, mais dans ce cas precis
il ajoute bien la nuance d'une impuret~ par le sang: le rapprochement s~mantique (plus encore qu'~tymologique) de ra/as et de rakta, "rouge", "sang", est d 'autant
plus facile que le gun.a rajas ddsigne la composante active de la nature des choses et celle qui domine chez les k.satriya, dont la couleur symbolique est le rouge, le
rouge du sang Ovidemment. Le mOme terme ra]asvala est employ6 en X 8, 35a,
pendant la sc6ne du massacre nocturne, pour d~crire les raksas qui mangent la
chair des victimes d'Agvatth~man et boivent leur sang, et la traduction par "couverts
de poussiere" serait beaucoup trop faible et ne s'harmoniserait pas avec un contexte
o/1 le sang coule. Draupadr paraft donc dans la sabhd tachde de sang, ensanglant~e,
tout comme le champ de bataille, le Kuruk.setra, la Terre rdduite fi son point focal
d'autel sacrificiel est couverte des riots du sang des guerriers pendant route la bataille. C'est la raison de la malddiction que prof6re Bhrma fi l'adresse de Duh.g~sana lorsque celui-ci dolt renoncer fi d~v6tir Krs.n~: il lui ouvrira la poitrine pour boire son sang,
lui qui a voulu exposer la princesse tach~e de sang aux regards de tous (II 68, 53, 77, 29). Symboliquement Draupadr va rester dans cet dtat pendant route la
16 M. BIARDEAU
p6riode qui s'ouvre s'il faut donner son plein sens ~ la description de la princesse lors de son adieu/t Kunti: elle porte encore un seul v6tement tach6 de sang et
ses cheveux sont d6nou6s -- gon. itdktaikavasand muktakegT (II 79, 9b). En m6me temps la connotation commune de la menstruation est pr6sente: une fille qui
devient nubile est bonne pour le mariage. Une femme qui a ses r~gles va tr~s bient6t
6tre dans t'~tat optimal pour l 'union avec son @oux; c'est encore Duh.~sana qui
apr6s l'6chec de la seconde partie de d6s insulte Draupad~ et les P~n.d.ava en traitant ceux-ci d'eunuques et en invitant leur 6pouse ~ se choisir un autre mari (II 77,
10-11 , o4 Draupad~ est appel~e P~fic~l~ et Y~jfiasen0: la crise cosmique est bien
une crise de la royaut6 dharmique. Un usurpateur cherche ~t s 'emparer de la Terre.
Ce d6tail donc du sang menstruel qui souffle Draupadr dans la sabhd est annonciateur
de la guerre dont elle sera ~ la fois l'enjeu et l'incitatrice. Alors que le jeu de d6s
implique un bouleversement du Temps ou dO au Temps - kdlaparyaya --, le sang de la princesse est le signe que beaucoup de sang de guerriers coulera. Entre le jeu
et la guerre il y a l'exil asc~tique dans la for6t et la vie cacMe au royaume des Matsya. Dans une comparaison globale du MBh et du Nil y a donc en fait plusieurs
param+tres/t prendre en compte ensemble. D'un c6t6 une crise cosmique illustr6e au niveau terrestre par une crise du dharma qui entraine une guerre meurtri~re,
conque comme un sacrifice total et m6me comme le sacrifice de l 'ordre sacrificiel
ancien perturb6 (Dh.rs.tadyumna-Agni, meurtrier du brfihmane Dron.a-B.rhaspati, est
son tour tu6 par le brfihmane Agvatth~man-Rudra). De l'autre une crise de la royaut6 dharmique, reconnaissable fi la pr6sence de Kali et Dv~para et aux r61es de
ceux-ci dans le MBh, o15 la guerre est remplac6e par un jeu de d6s final. La pr6sence
explicite de l'avatdra contribue ",i donner/t la guerre pour la royaut6 sa signification
de crise cosmique: il est r6duit dans le N au personnage de Vgrs.neya, sorte d'organe- t6moin qui met en valeur le r61e de Kali ~ l'int6rieur m6me du r6cit avant route
r6f6rence au MBh. La place que tient la princesse dans les deux r6cits est fonction
de celle de la guerre-sacrifice et de l'avatgra: son activit6 apparaff au premier plan
dans le N alors qu'elle est surtout visible dans la sc6ne 6pique de l'interlude entre les jeux de d6s. De plus elle est celle qui supporte au premier chef la violence de la
guerre, l ' impuret6 du sang vers6 et la souffrance qui l 'accompagne. Cette forme
sanglante de l 'impuret6, qui s'exprime dans la sc6ne de la sabhd du MBh et disparaft pendant le jeu de d6s de Kafika-Yudhis.t.hira au livre IV, disparaft aussi du N o4
elle est remplac6e par la salet6, la crasse et la poussi6re qui recouvrent Damayanff pendant route la duroc de l'exil darts la for6t et de la vie clandestine (et Draupadr- sairandhr? en MBh IV). Corr61ativement la nature m6me de l 'action de la princesse,
ignorante comme toute femme et symbole le plus pr6gnant du jeu de la divinit6 supr6me dans sa creation, exige logiquement le remplacement de la guerre comme second moment d~cisif de la crise par un jeu de d6s. C'est m~me finalement route la p6riode de pr@aration symbolique du d6nouement qui est domin6e par le
NALA ET DAMAYANT[" 17
thOme du jeu de d6s: celui de Kafika au livre IV du MBh et celui que ponctuent
les interventions du brfihmane Sudeva et l'acquisition du jeu de dis par Nala dans
le N. D'autre part le mode d'action violente de la princesse par la parole de mal6diction a pour contrepartie une figure du roi plus proche de la diviniti de bhakti donneuse de salut. La composante Bhrma de la royaut i ipique est reportie
sur la princesse dans le N.
Ainsi les oppositions
guerre-sacrifice vs jeu de dis avatdra vs princesse
roi guerrier vs roimagnanime sang vs poussi~re
fonctionnent fi l ' intirieur d'un m6me ensemble et servent tout autant de points
de rep6re que les traits constants. Le terme d'une opposition n'est jamais que renforci sans faire disparaftre tout ~ fait son contraire, de sorte que le sens ne
soit jamais perdu de vue, m6me si le registre guerre-avatdra-roi guerrier-sang est
plus "lisible" comme crise socio-cosmique nicessaire au salut du monde que le registre opposi jeu de d6s-princesse-roi magnanime-poussi~re. Les termes du second
registre sont en fait impliqu6s par ceux du premier: le jeu de dis annonce la guerre,
l'avatdra apparaft dans le MBh quand les P~n.d.ava ipousent Draupadr, Nala est
l 'aspect Yudhis.t.hira de la royaut i P~n.d.ava, alors qu'Arjuna est l 'acteur central dans l ' ipop ie , celui qui ophre la midiation entre Yudhis.t.hira et Bhrma. Peut-6tre
m6me fallait-il la conversion du premier jeu de termes dans le second pour mettre aussi bien en lumi4re le r61e de la princesse. A l 'horizon de cette constellation double
on volt poindre le n6cessiti pour l 'aspect f iminin de la diviniti de s'appeler devr, la Diesse, la Joueuse 11
lII. EFFETS DE MIROIRS
On peut revenir maintenant mieux armi fi l 'analyse du N, l 'affiner davantage et 6ventuellement en tirer des conclusions pour l '@opie . En particulier le fait que le ricit de la crise s'encadre entre deux parties de d~s prend une signification nouvelle
une fois que l 'on a remarqui l ' importance du r61e de DraupadT dans la sc~ne de la sabhd entre les deux jeux de d~s, et d6cel6 le lien privilOgi~ entre le th~me dujeu
de dis et le personnage de la princesse. Le registre proprement sacrificiel se cantonne dans des noms comme Vidarbha/VaidarbhL Ni.sadha/Naisadha, Kund.ina, qui ont des risonances rituelles, rien de plus. Le registre de la guerre est confini au choix que donne Nala fi son fr~re entre un jeu de dis ou un combat en guise de partie de dis. En revanche tout se passe comme si le cadre du double jeu de dis avait conduit
18 M. BIARDEAU
/t faire d6border dans la p6riode d'exil des th~mes que l'6pop6e traite dans la sc~ne
de la sabhd entre les deux parties de dis.
III.1. La premiere partie de dis elle-m6me cependant est d~jfi construite sur un module qui rappelle celle du MBh: la double intervention de Damayant~ assist6e
des sujets et des ministres ou des seuls ministres (sans doute brfihmanes) correspond
la double et inutile intervention de Vidura pour emp6cher le jeu, puis pour le
faire cesser quand Draupadr en est victime. De part et d'autre, ceux qui repr~sentent
le dharma ne sont pas 6cout~s. Cela est plus 6trange dans le cas de Yudhist.hira,
lui-m6me ills de Dharma, que dans celui de Nala. I1 aurait pu s'opposer au dessein
de son cousin. Mais il faut se rendre ~ l'~vidence. Yudhis.thira aime les dis, il se laisse
emporter, distraire par les dis, d 'autant plus volontiers qu'il s'est promis de ne rien
refuser fi ses adversaires pour ne pas provoquer de conflit. Le parall~lisme entre
Yudhis.thira et Nala est ici ~ retenir: Nala est d~s lors "poss~d~" par Kali. Mais Yudhist.hira? I1 faut remonter plus haut pour comprendre et retrouver au-del/l du
jeu de d~s le registre sacrificiel propre ~ l'~pop6e. Le rdjas~ya qui pr6c~de en effet a 6t6 provoqu6 par un message du d~funt roi P~.n.du que N~rada est venu apporter
de l'au-delfi ~ Yudhis.t.hira (II 12, 23 sq.). P~nd.u, on le sait, est mort victime de son
kdma. I1 recommande ~ son fils de c616brer le ra/as~ya afin de s'assurer le ciel d'Indra apr6s la mort. Yudhis.t.hira, d6sireux d'ob6ir ~ son pare, parle de son envie - sprhd (II 13, 30) - de c616brer ce grand sacrifice. Or la c6r6monie est ~ peine termin6e que Vy~sa en pr6dit les consequences d6sastreuses (II 46, 11-16): il y aura destruction
compl6te du ksatra. Yudhis.t.hira fait alors serment de ne rien faire pour alimenter
une querelle (ibid. 27--29). En r6alit6, il vase borner ainsi ~ laisser se d&ouler les effets de son d6sir initial x2 . Son renoncement ~ la royaut6 pour un temps sera
introduit ~ l'int6rieur m6me de ce d6sir et comme condition de sa r6alisation. Le
jeu de d6s est le premier acte du drame qu'introduit son serment. La comparaison
avec un Nala "poss6d~" par Kali va donc bien au-del~ d'une 6tude formelle du remaniement des th~mes et des s6quences. I1 ne suffit pas de dire que Kali ne
fair plus qu'un avec Nala tandis que Yudhist.hira lutte contre Duryodhana-Kali:
Duryodhana est ici comme la projection du d6sir de Yudhis.t.hira ou de son envers,
savoir des ennemis que son ambition de souverainet6 universelle lui a attires. C'est
le personnage m6me de Yudhis.t.hira qui en est approfondi et renouvel6. Inversement le parall61isme entre les deux personnages ambne un parall~lisme
plus pouss6 entre la sc6ne de la sabhd du MBh et le d6part pour la for6t de Nala. Darts le N, les deux @oux sont partis chacun muni d'un seul v6tement (au lieu de
deux) lorsque Nala a refus6 de jouer Damayanff aux dis. C'est le contraire de ce qu'a fait Yudhis.t.hira qui, dans la sabhd de Dhrtar~st.ra, a r6pondu positivement g la suggestion perfide de Sakuni (= Dv~para, oncle maternel de Duryodhana-Kali). Ainsi Puskara n 'a pas eu ce qu'il voulait et Kali, qui "poss~de" pourtant Nala, n'a
NALA ET DAMAYANTI 19
pu mener le jeu aussi loin qu'il l'aurait souhaiti. Mais/t l'arriv~e dans la for~t, la
sc~ne des ~akuna aux ailes d'or qui pric~de l'abandon de son ipouse par Nala est ividemment la reprise du m6me th+me, rappeli par le terme ~akuna (cf. Sakuni-
Dv~para) qui dlsigne les oiseaux-dis et par l'ultime v~tement dont ils d@ouillent Nala. Sur le mode mitaphorique le jeu de dis se poursuit jusque-lfi. C'est d'ailleurs
le seule explication que l'on puisse donner de la prisence de cette itrange sabhd en pleine for6t. L'icho du ricit @ique fournit la seule r~f~rence plausible/t ce
d6tail. Mais il est important que les criateurs du mythe aient osi cette incongruit6 puisqu'elle permet de donner tout son sens/t la siparation de Nala et DamayantL
C'est la conclusion du premier jeu de dis, ce qui assure la victoire totale (pas pour longtemps) de Kali sur Nala: le roi qui a perdu son royaume dans sa sabhd consent
enfin/t laisser son @ouse derriere lui, comme Yudhis.t.hira a paru le faire dans
le MBh. Dans Fun et l'autre cas, la victoire de Kali est courte, et c'est chaque fois
l'obstination de la princesse qui lui impose des bornes. Ici toutefois s'introduit une des transformations qu'entrafne le changement de registre: la malidiction
que prononce Damayantr dans le N a un effet imm~diat sur Kali et Nala-poss6d6-
par-Kali. Dans l '@opie, la risistance de Draupadr/t la fatalit~ des dis provoque une
malidiction de Bhrma/t l'adresse de Duh.g~sana, puis de Duryodhana-Kali, qui ne
trouvera son accomplissement que sur le champ de bataiUe apr~s treize ans d'exil.
PremiOre iquivalence entre la princesse du N et le Bhrma ipique qui en annonce
d'autres, mais/t partir de l/t, le scMma @ique ne s'applique plus. La piriode de la
for6t du N s'organise d'une tout autre fa~on que celle de l '@opie. Dans le MBh
ce sont douze annies de preparation symbolique mais intense/t la guerre auxquelles
les aventures, les pratiques (tapas, p~lerinage.. . ) et l'humeur des personnages,
leurs discours, donnent une tonaliti asc~tique: on a renonci/t la royauti pour un
temps, il s'agit de vivre ce renoncement de mani6re/t retrouver le tr6ne perdu. Le
ricit du Nest beaucoup moins net dans son orientation, l'asc6tisme itant surtout fait de douleur et de mis~re subies par chacun des @oux. L'histoire de Damayantr
se divise en deux parties tr~s nettes: celle o~ elle erre comme une insens6e sans savoir o~ aller, cherchant son mari et le demandant fi tous les ichos, puis/t partir
de sa longue pri~re/t la montagne (III 64), une marche orientie vers le nord qui la m~nera progressivement jusqu'au palais du roi Sub~hu.
III.2. DamayantL dans ses premiers moments d'errance, devient la proie d'un
python a/agara grdha, "un saisisseur mangeur de bouc (ou: du Non-ni)". Le monstre est marqui n4gativement puisqu'il est tu4 par un chasseur sans autre forme de proc~s. Ce qui intrigue ici est qu'un sc~ne analogue se passe dans le Vanaparvan, peu apr6s les retrouvailles des Pfi.n.dava et de leur frbre Arjuna qu'ils sont allis attendre jusque dans les jardins de Kubera (III 176-181). Le groupe
20 M. BIARDEAU
redescend lentement vers les plaines habitables. BMma, une fois de plus, quitte
ses fr~res pour une promenade solitaire dans la for~t. I1 s'agit moins de mdditer
que de donner libre cours ~ sa vitalitd et fi sa force: il chasse des b6tes sauvages
de toutes sortes, arrache des arbres (comme son p6re le Vent) par pure exubdrance
et fait un tel bruit dans la montagne que toutes les crdatures sauvages sont remplies
d'effroi. C'est alors qu'il se trouve subitement rdduit fi l'impuissance et privd un
instant de conscience par un python qui l'enserre dans ses anneaux. Nouvelle
correspondance donc entre Damayanff et BMma. Cependant, le python du rdcit
dpique, s'il disparaft, n'est pas supprimd mais transform& il dtait lui-m~me la
mdtamorphose du roi Nahusa qu'Agastya avait maudit pour les mauvais traitements
qu'il infligeait aux br~ihmanes, autrement dit un anc6tre illustre et pdcheur de la
dynastie lunaire, un de ceux qui ont boulevers6 le juste rapport entre les brfihmanes
et les k.satriya. II attend sa ddlivrance de celui qui saura rdpondre ~ ses questions.
C'est ~videmment le sage Yudhis.t.hira qui arrivera/~ temps pour libdrer fi la fois
Nahu.sa et BMma. Agastya avait prddit que cela arriverait au "tournant du temps"
- kdlaparyaya (III 179, 19b).
A premiere rue il est difficile de mettre en rapport le python-Nahu.sa et le
monstre qui s'empare de DamayantL Ce dernier est tud par un chasseur qui, fi son
tour, est frappd/l mort par la malediction de la princesse qu'il convoite: celle-ci
est ddlivrde gr~ice fi deux morts. M~me quand il n'est pas question de sang, on
constate que la princesse r6duite ~ elle-m~me est tout naturellement associde fi
la violence, tandis que de l'autre c6td, l'intervention de Yudhis.t.hira provoque
une double ddlivrance au moment o3 BhFma ne pourvait plus exercer sa violence
spontande. Ce dernier @isode est d'autant plus significatif qu'Arjuna ~tait aussi
dans les parages et aurait sans doute pu intervenir avec son arc et ses fl~ches. Mais
un python-roi et anc~tre a droit fi la ddlivrance. De plus, on ne peut dire que le
r~cit @ique ignore la violence: celle-ci a prdcddd la venue du python puisque
BMma, tout au plaisir de se laisser aller fi l'exercice de sa force, a violentd la for~t et ses habitants et crd~ un dtat de terreur. Le python pourrait ~tre alors la rdsultante
de cette violence ou la figure de ce qui pourrait en advenir: la disparition de la vie humaine au bout de tant de destructions inutiles provoqudes par elle. Le
Terre livrde fi un BMma serait rapidement vid6e de ses crdatures et l 'auteur des
d~prddations pdrirait lui-m6me dans le cataclysme final: en quoi Bhima ressemble /t Nahu.sa. L'image est alors toute proche de celle de DamayantL femme sans
protection, immobilisde par le python et vou6e fi la mort 13. Un ddtail retient alors
l 'attention: le monstre du N est aussi appeld bhujanga (III 63, 28b), comme celui qui saisit BMma (III 178, 24a). Ce dernier m~me, de fagon insolite, enserre BMma
de ses deux bras - bhu/ayor ubhayor balgt (178, 28b) - , alors qu'on attendrait
plut6t des anneaux broyeurs au service d'une gueule bdante. Une fois de plus le langage est cod& Bhoga, l'anneau du serpent, serait un terme trop clair pour
NALA ET DAMAYANT[ 21
exprimer le lien essentiel entre le python et le kdma, le d6sir et l'objet du d6sir,
la recherche d'une "jouissance", bhoga aussi. On joue donc sur les deux radicaux
'"ouir" bhuj-, "serpenter", j , et les termes form6s sur eux. Quand Agastya transforme
Nahu.sa en serpent monstrueux, c'est pour en faire l'image m~me du d~sir pervers
qui l'a pouss6/l se soumettre les brfihmanes. Le serpent et le chasseur mis en app~tit
par Damayantr sont des figures ~quivalentes de ce kdma qui engloutirait la cr6ation
s'il ~tait en position dominante. Dans le cas de BMma, l'@isode ne fait que mettre
en lumi~re ia n6cessaire subordination du h6ros ~ son afn6. I1 n'en est que plus
remarquable de voir Damayant~ se sauver seule, par son satya qui est la forme
sp6cifique de la soumission f~minine au dharma. Les deux pythons composent cependant une figure plus complexe avec le
ndga Karko.taka qui, comme on l'a vu, semble correspondre/~ la mal6diction que
Damayantr a prononc6e contre Kali. Les deux sortes de serpents sont fi opposer
fi bien des 6gards. Le python ne semble pas, dans ses rares occurrences, associ6
fi l'eau d'aucune mani6re. Tandis que l 'on n'a aucune h~sitation fi identifier le
monde des ndga avec la r6gion aquatique qui sYtend imm~diatement sous terre,
sorte de lieu interm~diaire entre la terre et les enfers dont les rivi~res et les lacs
constituent les parties visibles. Les ndga, comme les rdksasa, sont partout dans
l'@op~e et on les trouve dans les deux camps pendant la guerre. D'ailleurs Balar~ma,
fr~re afn6 de Krsna et incarnation du ndga Se.sa, restera fi l'6cart du conflit pendant
la bataille et occupera tout ce temps/~ faire un p4lerinage le long de la SarasvatL
Les P~n.d.ava, quant fi eux, sont tr~s li6s aux ndga. Bhrma a 6t6 dans son adolescence
pr6cipit6 dans une rivi6re par Duryodhana qui l'avait empoisonn6 au pr6alable.
Mordu par des ndga au fond de l'eau il se r6veille au lieu d'en mourir, si bien que
les ndga lui font les honneurs de leur domaine et l'am~nent en pr6sence de leur roi
V~suki. Bhrma y est reconnu par un ancdtre en ligne maternelle du nora d'Aryaka,
et on lui fait boire en grande quantit6 un breuvage destin6 ~ augmenter sa force
(I 128, 54 72). Arjuna, de son c6t6, lors d 'un premier exil de douze ans dans
la for~t auquel il s'est soumis pour avoir troubl6 l'intimit6 de Yudhis.thira et de
DraupadL a dO passer une nuit dans l'eau avec l'amoureuse UhipL fille du roi ndga Kauravya (< Kuru < kf-), de la lign4e d'Air~vata (I 214). I1 en aura un fils, Ir~vat,
qui viendra le voir au svarga pour se mettre/~ sa disposition. I1 sera tu6 au huiti~me
jour de la bataille (VI 90). C'est le m6me Arjuna cependant qui se fait un ennemi
mortel du ndga Agvasena, fils de Tak.saka, qui 6chappe de justesse ~ l'incendie de la
for6t Kh~nd.ava perp6tr4 par Agni avec l'aide d'Arjuna et de Kr.s.na (I 227, 4-11) .
Indra, ami de Taksaka, a pris part au sauvetage du ndga en obscurcissant pour un
instant la conscience d'Arjuna son fils. Agvasena se retrouvera aussi sur le champ
de bataille, mais dans le carquois de Karna au moment du combat d6cisif entre
celui-ci et Arjuna. Seule la rndyd de Krsna saura d6jouer son assaut. Son p~re Taksaka
mordra plus tard le roi Parik.sit, h6ritier de la dynastie, qui s'6tait rendu coupable
22 M. BIARDEAU
d'une insulte fi l'~gard d'un brghmane asc~te (I 40- 43). La complexit~ de ces relations - si l 'on peut se permettre une synth~se aussi rapide semble montrer
que la royaut~ terrestre implique entre autres choses de bons rapports avec le
monde des ndga, et m~me l'extension de la souverainet~ jusqu'au monde des ndga: la terre, pour exister, dolt ~tre stable (on va retrouver ce th~me), et sa stabilit~
requiert notamment celle du monde aquatique souterrain li~ implicitement aussi
/L la f~condit~. Balar~ma-Sesa, malgr~ sa neutralit~ dans le conflit ~pique, laisse
faire son cadet K.r.sna qui assure la victoire des P~.n.dava et reconnait qu'il n'est
rien sans lui et ne peut subsister m6me un instant (V 7, 28b). I1 y a de plus un rapport d'hostilit~ tr~s marqu6 auquel le MBh consacre un
long @isode (I 13 -58) entre les Serpents ndga et les Oiseaux, ceux-ci ayant pour
anc6tres mythiques Garud.a (v~hicule de Vis.nu) et Arun.a (cocher du Soleil). Les Oiseaux se nourrissent de ndga (mais il y a un pacte d'amiti~ exceptionnel entre
Garud.a et Se.sa, le ndga asc~te charg~ de porter la Terre sur sa t6te), ce qui implique
une sup~riorit~ des premiers sur les seconds. Encore faut-il, pour assurer le bon fonctionnement de l 'ordre socio-cosmique, que les deux esp~ces entretiennent un
juste rapport avec la royaut~ terrestre, et ce rapport ne peut 6tre que de soumission au roi l~gitime. A premiere vue (mais fi premiere vue seulement) l'~pop~e ne semble
pas faire grand usage de ce registre d'opposition. I1 n'en est pas de m~me du N
puisqu'on a vu des gakuna acharn~s ~ d@ouiller Nala de ce qui lui restait de
souverainet~ et que l 'on assiste maintenant au sauvetage mutuel de Nala et du ndga Karko.taka (< kr-). Les ~akuna ont tromp~ Nala pour lui voler son v~tement,
Karkot.aka n'esp~re qu'en Nala pour le d~livrer des consequences d'une faute
semblable commise/l l'~gard du .rsi N~rada (Nara/N~rada!). Le nYga au mauvais
karrnan vase trouver r6dim6 alors que le python et le chasseur lubrique sont
d~finitivement an~antis pour avoir voulu s 'emparer de Damayanff. C'est ici que
r~apparaft implicitement le th~me du "tournant du temps" qui sauve le python-
Nahu.sa et Bhrma des cons6quences de leurs atteintes fi l 'ordre du monde (ci- dessus p. 20). Karkot.aka et Nahu.sa sont des rois qui se sont mal conduits vis-a-vis
des br~hmanes. C'est un roi pieux et respectueux des brghmanes qui les sauve.
C'est le m6me roi qui pardonnera fi Kali, une fois d~livr~ de lui, permettra de
rentrer chez lui, laissant ainsi la roue du Temps en mouvement. Mieux vaut en terminer d~s maintenant avec cet @isode relatif ~ Nala avant
de revenir fi DamayantL puisque c'est le seul fait retenu par le r6cit de son s6jour dans la for6t. Le rapprochement de la sc~ne du "buisson ardent" et de la capture de Bhrma par un python a permis de conforter l 'interpr6tation que l 'on avan~ait
(IH 27, p. 261) du feu enveloppant l 'aquatique ngtga comme feu cosmique appelant un sauveur avat~rique et/ou royal. R~ciproquement, l 'opposition claire des gakuna et du ndga attire l 'attention sur tout un registre d'interpr6tation du r6cit 6pique qui aurait pu passer inaper~u: fi savoir le lien m6taphorique qu'entretient le camp
NALA ET DAMAYANT[ 23
des Kaurava avec des Oiseaux qui sont aussi des iakuna, des oiseaux de mauvais
augure, dont le rapport/~ la royaut6 est par d6finition faussi. Duryodhana
a pour oncle maternel Sakuni, dont le fils est Ult~ka, "le Hibou" 14
III.3. On avait laissi sans examen (IIJ 27, p. 263) le thOme des dix pas qu e
Karko.taka demande/~ Nala de faire hors du feu avec le serpent dans sa main,
conjugui fi celui des dix jours de marche qu'il faudra fi Nala devenu B~huka pour
se prisenter fi la cour du roi R tuparna: dix pas avant d'etre mordu par le serpent
et rendu miconnaissable, dix jours avant de se retrouver cocher de R. tuparna,
fonction qui lui permettra d'accider ~ la science des dis et de reconquirir sa femme
et son royaume. Un th6me tout fi fair semblable appara]t dans le ricit de la bataille
ipique o/1 dix pas renvoient implicitement fi dix jours. A deux reprises, en VI 59
et VI 106, Kr.sn.a, cocher d'Arjuna et irriti contre lui, fair mine de se substituer
lui pour attaquer Bhr.sma (le grand-oncle paternel des P~nd.ava et des Kaurava,
on le sait, celui que tous appellent Pit~maha, grand-p~re). BMsma est alors gin~ral en chef des armies Kaurava et la victoire des P~n.d.ava passe d'abord par sa mort.
La premiere fois (VI 59, 83 sq.), on est au troisi~me jour du combat et l 'armie
P~n.d.ava semble au bord de la diroute, Arjuna est encercli mais se difend mollement
(59, 83a). Krs.na, le cocher qui a promis de ne pas combattre, descend du char en
faisant tournoyer son disque, mena~ant de liquider en un instant tousles ennemis.
I1 court vers Bhr.sma qui l'accueille, heureux de recevoir la mort de lui. Mais Arjuna,
qui a son honneur de guerrier quoiqu'il r~pugne fi tuer son afeul vinir i , rattrape
Krs.n.a et cherche file retenir en lui passant ses deux bras autour de la taille. I1
parvient ainsi fi l'arr6ter au dixi~me pas et promet de faire son devoir. I1 provoque
alors un grand carnage avec l'arme magique M~hendra, sans s'attaquer particuli~remet
BMsma. Pendant tout cet ipisode Kr.s.n.a est identifii ~ Visnu avec insistance: il est
Hari, Vis.nu, N~r~yan.a, Adideva, sans parler de routes les ipith~tes famili~res attribuies
indistinctement fi Vis.n.u et fi K r.s.na. Le h6ros se fair fort de redonner sur-le-champ la
royauti ~ Yudhist.hira. La seconde lois (VI 106, 32 sq.), l 'armie P~n.d.ava ne r6siste
pas aux fl~ches de BhT.sma et Krs.na somme Arjuna d'en finir avec ce dernier, car le
moment est venu(106, 33b). On est alors au neuvi~me jour de la bataille de dix-huit
jours, la nuit suivante marquant ainsi le point central du conflit. Arjuna cependant
il est Ba-bhatsu (106, 33a, 37a), "celui qui a de la r6pugnance" - , apr~s avoir coup6
plusieurs fois la corde de l'arc de BM.sma qui Fen f61icite, ne pousse pas plus loin son
avantage. Krs.n.a remarque ~ nouveau qu'il combat mollement (106, 53a). I1 saute du
char avec son fouet pour seule arme (106, 70) et se pricipite sur Bhr.sma qui l'accueille
dans les mOmes termes que la premiere fois (106, 64-66) . Derechef Arjuna court derriere son ami et l'arr~te au dixi~me pas (106, 70), supplie Kr.sna de ne passe
parjurer et promet de tuer BMsma puisque cela lui revient. Krsn.a remonte sur le
char en col~re. Cependant on est pros du coucher du soleil et Bhrsma est encore en
24 M. BIARDEAU
vie quand le combat s'arr6te. Pendant la nuit les P~n.d.ava se concertent avec Kr.s.n.a:
Bhr.sma est invincible quand il lutte. Yudhis.t.hira passe tout de suite fi la conclusion extr6me: abandonnons le combat et regagnons la for6t (107, 20 sq.). Krsna offre
/t nouveau ses services: il peut tuer BhT.sma. Finalement on d~cide en commun
d'aller de nuit consulter ce guerrier redoutable -- bh~sma - pour apprendre de
lui le moyen de le tuer. I1 est g6n6reux et connaft le dharma, il dira la v6rit6. On sait la suite: Bhrsma r6p~te ce qu'il a toujours dit. I1 refusera de se d6fendre contre
une femme, ou contre un guerrier qui est n6 femme. Or c'est le cas de Sikhand.in,
fr6re de Draupadg et de Dh.r.st.adyumna et r6incarnation d'Ambfi la princesse sans
6poux (V 188-192 , r6cit fait par Bhr.sma lui-m6me, d~jfi pour expliquer qu'il
ne combattra pas contre Sikhan.d.in). Le lendemain donc, dixi~me jour de la bataille, vers la fin de la journ6e, Arjuna abattra Bhr.sma de ses fl6ches (sans le
tuer imm~diatement d'ailleurs, car il a le pouvoir de choisir le moment de sa mort)
apr~s avoir pris soin de mettre Sikhan.d.in devant lui (VI 119, 32 sq.). Bhrsma distingue les fl~ches de Sikhand.in qui ne lui font aucun real de celles d'Arjuna qui le blessent profond~ment.
On a donc dans les deux r6cits (dont un est double) la mention de dix pas, donc
une indication spatiale qui semble renvoyer sans que cela soit dit fi une dur6e de
m6me hombre: Nala met dix jours fi atteindre Ayodhyfi, BhTsma tombe le dixi6me
jour de la bataille. La sc6ne des dix pas de l'~pop6e, avec sa r6pbtition voulue, est la plus claire: elle unit 6troitement Krsna, dont la nature divine est bien sp6cifi6e,
et Arjuna, la figure du roi ideal et le fils d'Indra roi des dieux. Dans le premier
r6cit (VI 59), Arjuna fair suivre la sc6ne de l'utilisation de l 'arme Mfihendra, rappelant ainsi par la bande qu'il est l 'Indra des hommes, investi par son pare de
la mission qu'il accomplit. La paire de h6ros 6voque alors la paire Indra-Visn.u de la Sruti dans la sc6ne des trois pas: Visn.u fait trois pas pour crier l'espace des trois mondes et l 'offrir fi la souverainet6 d'Indra is. Transpos6 sur terre, le geste de
Vis.n.u s 'accommode aux dix directions de l'espace traditionnelles darts l '6pop6e
et les ouvre symboliquement fi la souverainet6 des Pfin.d.ava et plus sp6cialement
d'Arjuna qui le suit. La victoire sur Bhr.sma marque en effet un tournant d6cisif
dans le combat. On peut proposer la m6me signification pour les dix pas fairs par
Nala portant Karkotaka. Mais il faut alors, pour donner fi Nala sa dimension
salvatrice, inclure la mal6diction de Damayantr dans la sc6ne: c'est elle qui permet fi Nala d'avoir ce r61e avatfirique par rapport au roi des ngga en attendant de reprendre son royaume fi Kali/Puskara. On remarque du m6me coup que les deux ~pisodes des dix pas font entrer en jeu une femme. I1 est vrai que dans le r6cit
~pique Sikhan.d.in est plut6t li~ aux dix jours de combat qu'il a fallu pour abattre Bhg.sma qu'aux dix pas. Mais il serait bien 6tonnant qu'il faille isoler la structure temporelle de la structure spatiale qui sont li6es darts les deux cas. Darts le N l'intervention de Damayanti est aussi d6terminante pour les dix pas que pour les
NALA ET DAMAYANTI 25
dix jours, sans que le sens du nombre dix apparaisse clairement au plan de la dur~e.
On ignore malheureusement tout des formes concretes du culte contemporaines de
la cr6ation du MBh. On ne tentera donc pas de forcer davantage le symbolisme de
ces dix jours. Cependant, ~tant donn~ la structure rituelle sous-jacente ~ l 'ensemble de la bataille @ique, on ne serait pas 6tonn~ de retrouver lfi un schema rituel.
I1 est difficile de proposer un rapport direct entre ces dix jours et les dix jours par exemple de la Durg~ptij~ ou de tant de f6tes de d~esses. On serait plut6t tent~ de chercher du c6t6 des rituels royaux v6diques dont on a d~j~ mis en lumi+re la pr6sence sous-jacente dans l'~pop6e, mais soumis dos ce moment-lfi ~ quels
remaniements? En revanche on peut sans Msiter, grfice au N, sugg~rer de pr6ter
plus d 'at tention au r61e d'une princesse au coeur m6me de la bataille 6pique qui semble un pure affaire d 'hommes. Draupadr est la continuatrice d'Amb~ et son
frOre Sikhan.d.in lui pr6te son bras/~ un moment bien sp~cifique du combat. On se rappelle que BMsma est rest6 obstin6ment muet devant la question de Draupad$
dans la sabhd: il s'est r~cus~ devant elle comme devant Amb~.
III.4.1. Revenant maintenant aux aventures de Damayantr dans la for6t, on note
l ' importance de la montagne fi laquelle l 'h6rofne adresse une longue pri6re. C'est elle qui s6pare la p4riode d'errance de la marche orient6e vers le nord et ponctu6e
de rencontres heureuses: les asc4tes, l 'arbre agoka. La montagne n'est pas identifi6e, on ne sait m6me pas s'il s'agit de celle que la princesse franchit ou de celle qui se
dresse devant elle. Une chose est sore: ce ne peut ~tre une montagne him~layenne
et l 'on reste donc plut6t dans la zone des Vindhya qui d4marquent le pays du
dharma, au nord, des r6gions de l'adharma au sud. Montagne pivot? Montagne axe
cosmique? On peut avancer beaucoup de g6n6ralit6s sur le th~me de la montagne
qui ne feraient pas p6n6trer beaucoup plus dans la signification du r4cit. Remarquons
cependant que cette pri4re ~ la montagne est pr6c6d6e d'une harangue a un
hypoth6tique tigre - vydghra ou ~drd~la - ~ qui Damayanff demande son ~poux, mais dont elle attendrait aussi bien la mort. ge symbolisme du tigre, quoique
abondamment exploit6 dans le domaine indien, est moins us~, parce que plus
sp&ifique peut-6tre, que celui de la montagne et peut aider/~ pr6ciser ce dernier.
Alors que le tigre et le lion sont deux animaux royaux ~ premiere vue interchangeables,
et qui plus est associ~s Fun et l 'autre/t la D6esse quoique celle-ci soit plus souvent port6e par un lion, ils s 'opposent assez clairement. Darts la hi~rarchie des animaux, c'est le lion qui est le plus fort sans conteste et c'est pourquoi il est leur roi. C'est
en tan t que tel qu'il sert d 'embl~me fi BMma et qu'il peut 6tre le v~hicule de la d~esse guerri~re, plus fort en particulier que le Buffle auquel elle est affront6e. Le tigre est plus complexe, plus inqui6tant. Ne serait-ce pas sa r6putation d'etre parfois "mangeur d 'hommes" puru.sdd ou puru.sdda - , comme les rdk.sasa, qui l'associe fi l'asc~tisme de Siva? Celui-ci en effet est toujours rev6tu d'une peau de tigre (/t vrai dire souvent
26 M. BIARDEAU
confondue avec celle d'une panth6re dans la terminologie et l'iconographie), et son
yoga le qualifie pour Otre destructeur du cosmos au tournant du Temps. Mais cela
n'est que la face n6gative d'un processus dont le c6t~ positif est le renou~ellement du
monde. On pourrait alors pousser la logique du rapprochement symbolique entre
le rdksasa et le tigre un peu plus loin. Ces cannibales connaissent leur devoir: s'ils
mangent des hommes, c'est pour sauver la Terre. N'est-ce pas pr6cis6ment ce qui
rend compte de l'6pisode de MBh IV 15, 19-20 off DraupadT-sairandhr7 adresse une
pr~re fi Stirya contre les entreprises amoureuses du s~ta KTcaka, fr~re de la reine
des Matsya? La r@onse de Stirya est imm6diate quoique invisible: il poste un
raksas aupr6s de la sairandhrf "pour la prot6ger" - raksdrtham - en permanence.
A cette situation fait 6cho, dans le Rdmopdkhydna (MBh 280, 71), le r6cit que la
bonne rdk.sasf Trija.t~ fait/~ Srt~, prisonni6re de R~van.a, d'un songe qu'elle a eu
et qui fait presager un avenir heureux pour la princesse: elle a vu celle-ci marcher
vers le nord, "prot6g6e par un tigre" vydghren, a pariraksitd - , d'otl elle conclut
qu'elle retrouvera tr~s rite son @oux. En MBh IV 7, 12, Yudhisthira se pr6sente
la cour de Vir~.ta comme le brghmane Karika Vaiygghrapadya. On va revenir sur la premiere partie du nom. Quant au patronyme, emprunt6 g plusieurs personnages
v6diques 16, il va assez bien fi ce faux brfihmane qui est en fait pass6 par le rituel
de la cons6cration royale og il a dfi notamment poser les pieds sur une peau de
tigre. Si le lion est le roi des animaux, c'est bien le tigre qui est associ~ au pouvoir
du roi comme protecteur id6al de la Terre.
Aucun tigre ne se montre ~ DamayantL mais apparemment ce n'est pas en vain
qu'elle s'est adress6e fi l'animal, puisqu'elle passe de cette supplique/l ta pri+re
la montagne - rnahTdhdra, "porteuse de la Terre" - et que sa course va s'en trouver
stabilis~e, orient6e dans la bonne direction et parsem~e de signes encourageants:
l'apparition des asc~tes, l'arbre aiotca. I1 est probable qu'il faut insister un peu plus
sur ce symbole de stabilit6, de fixation qu'est la montagne pour la Terre, dans un
contexte o~ sans doute la crise cosmique a pris une forme att~nu6e mais ok la
Terre est cependant 6branl6e dans ses fondements, o~ l'avatdra semble laisser la
place/L la princesse. Que l 'on pense fi M~drL la seconde 6pouse de P~nd.u qui monte
sur le bflcher fun6raire de son mari, elle l'incarnation de Dhrti; ou encore fi Ggndh~r~
qui, apr~s la mort de P~nd.u, est l '@ouse du roi aveugle Dhrtar~st.ra, le souverain
de fait qui va laisser agir Duryodhana. Ee "royaume" de Dhrtar~s.t.ra est "stabilis6" ou "port6" par G~ndh~rL dont il faut analyser le nom en gdm-dhdr~, "porteuse de
la Terre". Avec M~dri', c'est la stabilit~ du royaume de P~nd.u qui disparaft. Elle
est remplac6e par celle du royaume d'un souverain aveugle et les choses vont de mal
en pis pour la Terre. Mais il n'est pas interdit d'interpr6ter le patronyme le plus
fr6quent de Krs.n.g Draupadg comme le nouveau support, fi r6sonances sacrificielles
(drupada = yapa), de la Terre fi la g6n6ration suivante, celle de la guerre. I1 y a donc dans le N une identification fonctionnelle implicite de la montagne et de la princesse
NALA ET DAMAYANT[ 27
qui marque le passage de la phase de d6sagr6gation fi la reconstruction du monde.
On s'achemine vers la sortie de la forSt. La seule indication de dur4e que l'on ait
alors r4side dans les trois jours et trois nuits de marche vers le nord. Tout ce qui
survient ensuite peut se d6rouler tr6s rapidement.
III.4.2. On bute n6anmoins sur l'6pisode de la rencontre d'abord heureuse de la
caravane de marchands qui s'ach~ve en sc~ne de destruction aveugle difficile ~t justifie~
Le lieu du campement est d~licieux avec ses parfums de lotus padmasaugandhika (IId 27, p. 52). C'est l'expression m~me de ce charme qui 6voque d'autres lieux
paradisiaques de l'6pop6e que Bhima - s'en btonnera-t-on encore? - se charge de
transformer en sc6nes de d6solation. On est dans la p6riode auguste ot~ les P~n.d.ava,
au terme de leur p4lerinage, se sont approch4s le plus possible du svarga pour attendr,
le retour d'Arjuna. Pendant six nuits les P~nd.ava r6sident/t l'antique ermitage de
Nara et N~r~yan.a sur les rives de la Bh~grratM, fi l 'ombre de l'immense badakr (ou
de la bada~ Vig~lfi?) - c'est la forme sous laquelle l'4pop4e connaft Badrrn~th. On
est aussi fi proximit6 du Gandham~dana, demeure de Kubera, dieu des richesses et
des yak.sa, lokapdla du nord. Le site est si merveilleux, tellement sanctifi6 par les rites
des brShmanes et leurs propres observances, que les quatre h6ros y contemplent
avec joie les ~ de leur 6pouse Kr.s.n.~. Cependant un vent du nord-est apporte
un lotus parfum6 venu des sommets. C'en est assez pour 4veiller le d4sir capricieux
de la princesse, qui va donner le lotus fi Yudhist.hira mais voudrait aussi en rapporter
beaucoup d'autres avec elle quand ils redescendront dans la for~t K~myaka. Elle
demande naturellement fi BMma de partir fi la recherche des fleurs (Ill 146, 7).
Aucune h6sitation comme d'habitude: BMma se met fi gravir le Gandham~dana,
en d6truisant beaucoup de plantes et d'animaux sur son passage car il est ~ la lois
press4 et exuberant. Malgr6 une rencontre m6morable dans un bois de bananiers
avec son demi-fr4re Hanumat le singe, qui entre autres choses lui pr6che la moderation
et t 'abstention de la violence inutile, il continue ses ravages. Mis sur la bonne voie
par le singe, il arrive au Saugandhikavana (152, 13-14) , la for4t Saugandhika. Le
terme saugandhika semble d6signer les lotus parfum6s, quoiqu'on ait aussi l'expression
padmasaugandhika. Quoi qu'il en soit, c'est la notion de parfum - gandha --. qui
revient avec insistance sous toutes les formes. Mais d4s que BMma atteint cette for6t,
il 6voque Draupadi et ses malheurs d'exil6e. Le lac aux lotus est gard6 par les rdksasa Krodhavaga pour le compte de Kubera, car c'est son lieu de r6cr6ation dkrMa. Ils interrogent BMma sans am4nit6 et celui-ci, se pr6sentant, explique qu'il veut
satisfaire le d6sir de son 4pouse Pa~c~11 d'avoir beaucoup de saugandhika. Les rdksasa l'invitent fi en demander la permission fi Kubera, ce que BMma se garde bien de faire: mEme s'il voyait Kubera, ce serait contraire fi son dharma de k.satriya de lui demander
quoi que ce soit (154, 9 10). Et puis ce lac plein de lotus appartient fi tout le monde
Quand il se plonge dans l'eau du lac, les rdksasa l 'attaquent et parlent m~me de le
28 M. BIARDEAU
manger. BMma se sert de sa massue pour les mettre en fuite apr6s quelques dig~ts
dans leurs rangs. Cependant il est sans aucun doute adonn6 au satya et au dharma (154, 19). I1 bolt de l'eau du lac, pareille fi l'ambroisie, et arrache beaucoup de
lotus parfum~s. Mais les Krodhavaga ont la surprise d'apprendre de Kubera qu'il
@ait d~jfi inform~ et qu'il faut laisser BMma prendre tous les lotus qu'il voudra
pour son @ouse. Quand Yudhis.t.hira arrive sur les lieux en toute h~te avec ses
fr~res, Draupad~ et les br~hmanes avec l'aide des rdk.sasa de Gha.totkaca, il voit
BMma au milieu du d~sastre mais ne r@rimande son fr~re que tr~s mod@iment. Ils
s'~battent tous dans le lac avant de redescendre vers l'ermitage de Nara et Ngr~yan.a.
D~s ce premier assaut de Bhrma sur les pentes du Gandham~dana, le th+me
d'un terre luxuriante et gratuitement saccag~e 6merge. I1 se fait particuli6rement
clair d~j~ avec le bois de bananiers, ces kadal[ (f~m.) qui 6voquent toujours la grfice
et la fragilit~ f~minine et que BMma d@ruit alors mime que son fr~re Hanumat lui
en a offert les fruits et l'a invit6 i se contenir. I1 n'y met aucune cruaut~. C'est
plut6t sa force et son app~tit de vivre, mais aussi son amour de Krsn.~ dont il veut
satisfaire le d~sir, qui sont en jeu. C'est le mime th~me, mais plus precis encore,
que reprend le Saugandhikavana, avec ce lac aux lotus parfumis perch6 sur les
flancs du Gandham~dana qui d~jfi "enivre par ses parfums". Bhrma est lyre de
l 'amour de sa femme, et c'est la m6me ivresse qu'entretiennent des lieux enchanteurs.
La presence des rgksasa et des yak.sa signifie que cette for@ est bien gard~e pour les
plaisirs de Kubera. I1 y a donc une sorte de contradiction entre l 'amour que le P~nd.ava
porte fi son @ouse et le d~sir qu'il a de la satisfaire d'une part, et l'inconscience avec
laquelle il abfme cette nature aux violents parfums qui renvoie si 6videmment fi La
Terre qu'est leur royaume et qu'incarne justement leur commune 6pouse d'autre part"
on sait que la Terre est caract~ris~e avant tout par son parfum. Mais la pr6sence des
raksasa, si justifi~e soit-elle en ces lieux, a en m~me temps une signification moins
immddiate qui aide fi r~soudre la contradiction apparente. Dans le MBh les rdksasa sont cette forme particuli6re de d~mons qui gardent des lieux privis de roi ksatriya. Le tac aux lotus et la foret Saugandhika qui l 'entoure sont donc la figure, non pas de
le Terre heureuse, mais de celle qui a perdu son souverain l~gitime, o~ le ksatra est
relay~ par le brahman, les rdk.sasa ayant statut de br~ihmanes. Le lotus est en lui-meme
un motif cosmogonique transparent qui laisse pr6sager un renouvellement de la
Terre, obscur~ment refl@~ dans le caprice de DraupadL Mais ce renouvellement
passe par les destructions de la guerre, l 'aniantissement de beaucoup d'hommes et
d'animaux, mais aussi de richesses.
Sans chercher dans le cadre de la pr~sente ~tude g mettre plus pr~cis~ment cet
6pisode en relation avec la guerre @ique ou meme avec l'6pisode suivant du meurtre
de Jat.fisura par BMma, il est n~cessaire de faire @at de la seconde escalade du
Gandhamgdana par le ills de V~yu. Elle est plus meurtri~re, motiv~e par un d6sir encore plus eapricieux de P~ficgl[ qui d~chafne BMma en lui comparant Arjuna
NALA ET DAMAYANTI 29
(absent). Elle implique surtout une transgression plus caractdrisde de la part du
hdros, car il part cette fois de l'ermitage du ra/arsi Ars.ti.se.na qui leur a express~ment
interdit de gravir la montagne sur cette face: on y voit s'dbattre Kubera, les siddha, les apsaras, les gandharva et les autres dieux les jours de pleine et de nouvelle lune.
Le scdnario est fi peu pros le m6me. La Terre enivrante est indiqude principalement
par les fleurs parfumdes tombdes dans l'ermitage, puis dans les hauteurs par les
parfums de la brise. L'expddition a dtd ddclenchde par un tremblement de terre
tr6s 6vocateur: un Oiseau .... suparna - s'est empard d 'un Serpent - ndga et l'a
emportd hors de son trou pour s'en repaftre. Bhrma se propose, selon le ddsir de
P~ficSlr, d'atteindre le sommet de la montagne. I1 se conduit en guerrier conqudrant
et, silr de sa victoire, il sonne de la conque. C'est une provocation pour les rdksasa et les yaksa de Kubera qui accourent et commencent le combat. Bh:ma ale dessus
et tue m6me avec sa massue le rdk.sasa Man.imat (III 160, 74), provoquant ainsi la
fuite de tousles rdk.sasa. Kubera supporte mal cette rOcidive de Bhima (161, 22)
et se rend sur les lieux en char: il y arrive pour trouver les trois autres P:n.d.ava
(Arjuna est encore absent) en armes autour de leur frOre. Ceux-ci le saluent
humblement. Kubera est satisfait quoiqu'il soit encore dans l'attitude du combat,
et il autorise m6me les Pfind.ava fi demeurer 1/t (mais Draupad~ est restde en bas
chez 5,rs.t.i.sen.a). En fait, ajoute Kubera, tous ces rdksasa dtaient ddjfi morts, BMma
n'a dtd que l'instrument et il a bien fait de braver les dieux pour l 'amour de Krs.ng.
La mort de Manimat (que le texte donnait comme son ami en 160, 59) le ddlivre
mime d'un malddiction (non prdcisde) quil avait eu fi subir de la part d'Agastya
fi cause de lui. ( 161 ,54 -63 ) . I1 n'en demande pas moins fi Yudhis.t.hira de contr61er
plus dtroitement son cadet qui ne connaft pas le dharma, ne pardonne pas et
ne se domine pas (162, 9 sq.). I1 loue en revanche l'excellence d'Arjuna qui
ach~ve au mime moment son sdjour cdleste. Les serviteurs rdksasa et yak.sa de
Kubera prot~geront les P~n.d.ava tout au long de leur route.
Outre que s'annonce ainsi la transgression majeure sur laquelle BMma terminera
la guerre, la ldgbretd avec laquelle Kubera accepte la mort de ses rdks.asa et mime
de son ami Man.imat est riche d'enseignements pour l'histoire de Damayanff: il
est d'abord dvident que l'ignorance de BMma redouble celle de Draupadr et se
retrouve chez Damayant~ o/1 l 'on en a ddjfi notd les manifestations. D'autre part,
si le rgtksasa Ma.nimat et le yak.sa Man.ibhadra ne sont pas identiques, ils risquent
bien d'avoir une place ~ peu pros analogue dans les incidents off ils apparaissent.
Autrement dit, l 'un et l'autre sont incapables d'assurer la protection des richesses
qui leur sont confides, ni afortiori de la Terre qui les contient. Si l 'on rapproche
les significations des deux escapades de BMma et des deux caprices de DraupadL
il n'est plus absurde de voir un lien entre la presence de Damayanff et la destruction de la caravane. Le drame est provoqud par les dldphants sauvages qui attaquent
les dl@hants domestiques de la caravane. Or dans la guerre dpique, Duryodhana a
30 M. BIARDEAU
pour embl6me un 616phant de mani, de "pierres pr4cieuses", auquel s'oppose
le lion de BMma. La caravane avec ses marchands et ses richesses est donc une
autre figure de la Terre, moins grandiose. Son malheur est fi mettre en parall4le avec
les d6pr4dations de Bhrma et ses affrontements avec les rdksasa. L'un et les autres
renvoient fi la guerre des BMrata. I1 est alors normal que Damayanff s'61oigne de
lfi sous la protection de br~hmanes qui la quittent d4s qu'elle est arriv6e ~ la cour
du roi Sub~hu. Reste que tout cet 6pisode du N e•t 4t6 difficle fi comprendre sans
les r6f6rences 6piques: m6me dans ce r4cit sans guerre, le royaume perdu par un
roi si faiblement coupable doit passer par une phase de destruction symbolique
et permettre la transgression toute relative d'une partie de d6s par laquelle Nala
retrouvera son 6pouse et sa royaut6. C'est l'6cho assourdi du "tournant du Temps",
la projection encore reconnaissable d'une crise cosmique 17. On peut d'ailleurs
interpr6ter tout cet incident comme une r6capitulation des @reuves qu'a subies
la princesse pendant sa travers6e de la for~t. I ien est le terme en tout cas, m6me
si le d6guisement en sairandhrf est encore une 6preuve.
III.5. De la m~me mani6re, la p6riode de clandestinit6 pour les deux 6poux et la
partie de d6s sous-jacente au r6cit explicite qui se joue seraient ind6chiffrables sans
le rapport/l l'6pop~e. C'est en effet le Vird.taparvan (livre IV du MBh) qui permet
de pr6ciser le sch6ma de la partie de d6s entre la cour de Sub~hu et celle de
R. tuparna en passant par le Vidarbha, avec des variantes significatives. On a not6
au passage (IIJ 27, p. 268) sans pouvoir aller plus loin le rapport de mang6
mangeur qui s'instaurait entre le roi R tuparn.a et le brfihmane Parn.~da par le biais
de leurs noms respectifs. Or il existe un rapport du m6me type entre le roi des
Matsya Virg.ta et Yudhis.t.hira qui s'est pr6sent6 devant lui comme le brghmane
Kafika Vaiy~ghrapadya. Kaitka est le terme d6signant sans doute le h~ron; il est
g6n6ralement associ6, dans les listes d'animaux carnassiers qui hantent les champs
de bataille, au baka, la grue. Le p~re de Yudhis.t.hira, le dieu Dharma(-Yama), est
apparu ~ son ills fi la fin du livre III sous forme d'une grue mangeuse de poissons,
mais s'est pr6sent6 aussi comme un yak.sa 18 avant de r6v61er sa v6ritable identit6.
La grue et le h6ron sont des mangeurs de petits poissons. De plus le "br~hmane"
Kafika se vante aupr~s du roi des Matsya ("Poissons") d'etre habile aux d6s (IV
7, 12) et l 'on salt qu'il ne cessera de gagner dans les parties de d6s qui se d6rouleront sans interruption/l la cour du Matsya, jusqu'ft l'agression que subit le petit royaume de la part de Duryodhana et de ses alli6s. Apr~s la victoire d'Arjuna-Brhannalfi,
Yudhis.t.hira-Karika refuse de reprendre le jeu de d~s. Celui-ci d~sormais fait place
/~ la guerre, une guerre or) disparaftra le roi Matsya. C'est donc bien aussi un rapport
de mang6 fi mangeur que le r6cit am6nage entre le roi "Poisson" et le br~ihmane
"mangeur de poissons". Le menu du brfihmane, ce sont en fait les richesses des Matsya qu'il gagne aux d4s, mais la m6taphore carnivore n'est pas innocente.
NALA ET DAMAYANTi 31
Elle annonce bien la destruction rdelle de la guerre, oth tant de sang coulera. La
signification cosmogonique du poisson, de plus, qui l'associe depuis la gruff au ddluge, justifie le nom de la capitale du royaume: Upaplavya, "celle qui doit 6tre submergde". Le royaume des poissons est mythiquement celui off r~gne la loi du
plus fort, fi laquelle la guerre doit substituer la royautd dharmique. I1 symbolise donc ce qui dolt disparaftre. I1 y a ainsi entre .Rtupar.na et Par.nfida un rapport analogue ~ celui qui existe entre Vir~ta le Matsya et Kafika-Yudhist.hira, mais le
passage du registre carnivore fi la mdtaphore vdgdtarienne est justifi6 par le fait
qu 'on en restera au jeu de dds, qu'il n 'y aura ni guerre ni mise fi mort d'aucune sorte
m6me apr6s la victoire finale de Nala sur son fr6re.
C'est prdcisdment la suppression du niveau guerrier qui, d'une part, entrafne le passage du jeu de dds de l'explicite fi l'implicite pendant la p6riode de clandestinitd
des hdros: seule sera explicite la partie finale, Nala ayant acquis entre temps la
science des dis. Mais c'est le jeu mdtaphorique qui permet la r6union des dpoux,
tout comme le jeu de dds des Matsya s'achbve sur le mariage de la princesse UttarL
fille du roi Matsya, avec le fils d'Arjuna et Subhadr~; c'est de ce couple que naftra l'hdritier de la dynastie lunaire, le ddpositaire de l 'ordre cosmique renouvel6. D'autre
part, les rdsonances sacrificielles et l 'affleurement de lambeaux de rituels royaux disparaissent complbtement du N et, comme on le laissait entendre (IIJ 27, p. 261),
le ddguisement temporaire de Damayantr en sairandhrT ne trouve gu~re sa justification puisque c'est la terre du sacrifice - le champ de bataille dpique - qui doit 6tre
labourde avec une charrue (IIJ 27, p. 267). Cependant l'dpisode n'est pas lfi simplement comme une fausse fen6tre. I1 prdsente du point de vue de Damayantr
une inversion par rapport au Vird.taparavan qui lui redonne une signification. La cour
de Virg.ta chez les Matsya est encore un lieu de mis~re pour Draupadi, o/1 elle est
en butte aux assiduitds de Krcaka et ~ la jalousie de la reine Sudes.nL Pour Damayantg rien de tel. Sans doute y est-elle de son propre choix comme une sairandhrT, sale
et de statut relativement bas, mais c'est lfi que la reconnaft le br~ihmane Sudeva,
et l 'humble geste de la princesse Sunand~ dont elle est la servante (IIJ 27, p. 263 et
64) s 'oppose radicalement/l l 'attitude de Sude.s.nfi. A l'incognito fait donc place la
reconnaissance au sens plein du terme. L'dpisode est ainsi dans la logique directe du rdcit qui met en valeur le r61e de la femme. Non seulement Damayantr est identifide
(plut6t qu'Arjuna pendant la razzia des vaches du Virdtaparvan), ce qui constitue une
dtape importante vers le d6nouement heureux, mais Sunand~ dans ce geste gracieux
pourrait bien 6tre l'dquivalent fugitif dans l'histoire - aussi fugitif que le cocher
V~rs.neya pour Krs.n.a -- du personnage de Subhadr~, soeur de Krs.n.a, dpouse secondaire d'Arjuna, qui s'est raise de bonne gr~ice au service d'une DraupadF peu portde l'accueillir (MBh I 221, 19-23) . Ainsi le ddtour par la cour de Sub~hu lieu en
surplus par rapport fi l 'dpopde qui ne connaft que le royaume des Matsya est le moyen d'introduire dans ce sous-rdcit la contrepartie fdminine de l'avatdra dpique,
32 M. BIARDEAU
qui apporte sa contribution fi l'oeuvre salvatrice de l 'Mrofne principale. C'est donc
un niveau plus profond mais aussi plus discret de signification que l 'on peut
retrouver la n6cessit~ de la sairandhrr. Le salut du monde est en jeu et, m6me en
l'absence d'un sacrifice sanglant, il y a sacrifice au sens 61argi off l'6pouse fid61e se constitue victime par les ~preuves qu'elle endure; ce sacrifice "domestique" d'une
princesse prend une dimension cosmique gr~ice fi l'assistance d'un personnage
f~minin avat~rique, d'une autre princesse ~videmment.
CONCLUSIONS
Ainsi se v6rifie la n6cessit4 que l 'on postulait au d6part de ne pas s6parer l'6tude
d'un "sous-r6cit" bien individualis6 comme le Nalopdkhydna de l'ensemble de
l'6pop6e qui l'inclut. On pourrait se borner/t conclure hgtivement que, dans un
univers d'avance d6limit6 par un ensemble de valeurs organisatrices, l'imagination
s'est donn6 des bornes qui l'obligent fi se r6p6ter ind4finiment. Certes les motifs
mis en oeuvre, les s6quences narratives sont en nombre relativement restreint si
l 'on consid4re l'ampleur de l'oeuvre. Cela peut m6me constituer une difficult4
pour l'interprefation tant on a l'impression que tout renvoie g tout, que tout est
un 6cho de tout ou presque. I1 n 'y aurait donc 1~ qu'un vain jeu de l'imaginaire,
destin6 fi distraire sans doute un public bien pr6par6. Qu'il y ait volont6 de divertir,
nul ne songerait/l le nier. Cependant la d4multiplication de l'intrigue principale en
"sous-r6cits" bien construits, ou encore en r6cits secondaires destin6s/t "expliquer"
une situation anormale, r6pond aussi ~ d'autres exigences. La narration se veut
cryptique: c'est un des charmes du r6cit que ce d6ploiement de plans de signification
imbriqu6s les uns dans les autres, mais ce charme suppose qu'/t un moment ou un
autre tel plan devienne clair subitement, fi la faveur d 'un terme r6p6t6 avec insistance,
ou d'une situation parfaitement incongrue, ou d'un d6tail mis en relief, qui forcent
l'ouverture vers un sens nouveau. Le "sous-r6cit" est un des moyens privil6gi6s que
se sont donn6s les auteurs pour faire ainsi un clin d'oeil ~ teur auditoire. Aussi
ne faut-il passe contenter de dire que le N requiert le contexte 6pique pour sa
compr6hension, ll faut aussi ne pas omettre de retourner le miroir et de regarder
l'intrigue 6pique fi la lumi4re du N. On est surpris en effet de voir Damayantr prendre
tant d'importance dans l'action, sans que pour autant sa personnalit6 f6minine en soit alt6r6e. Surpris surtout de la voir pratiquement dans le r6cit tenir la place de
l'avatdra qui ne figure plus que pour m6moire. Cela oblige l'auditeur de l'6pop6e /t rapprocher la princesse de l'avatdra, Krsn~ de Kr.s.n.a: c'est tout un plan de
compr6hension qui se d6voile alors et qui, 6tant donn6 ce qu'incarnent les deux
personnages, a des cons6quences imm6diates pour l'organisation du pantMon
brahmanique et de l'id6ologie qu'il commande. Si l'avatdra a un rapport 6troit au roi, il en a un aussi ~ la reine. Mais cette reine qui peut tuer par sa seule mal6diction
NALA ET DAMAYANTI 33
est-elle si loin de la D6esse guerri~re que met en sc~ne le Devgmgthgttmya? Si Damayant i
est si puissante sur le sort de son mari et de leur royaume, ne comprend-on pas
mieux que des dynasties royales historiques puissent avoir pour divinit6 protectrice
une forme ou une autre de la D6esse? En d'autres termes, l '6pop~e montre les
valeurs royales en posant un lien 6troit entre le roi et la forme avat~rique de Vis.n.u.
Mais - et c'est lfi l 'enseignement principal du N -- on manquerait l 'autre face de ce
lien si l 'on ne posait pas en m6me temps que l '6pouse du roi, elle, incarne une
Terre qui est loin d'6tre passive, qui est m6me la premiere int6ress6e au succ6s de
Faction avat~rique et royale et qui rejoint la D6esse seour de Vis.nu.
Corr~lativement, dans la mesure off c'est la femme seule qui tient le devant
de la sc~ne, la dimension sacrificielle du r6cit 6pique s 'estompe en m6me temps
que le drame de la guerre. En revanche l'asc6tisme, m6me s'il est r6duit aux souffrances
que subit la princesse, se rapproche du sacrifice, du seul vrai sacrifice qui est le
sacrifice de soi et dont l 'homme n'a pas l 'apanage. La femme qui choisit d 'etre
fiddle/t son 6poux jusque'au bout catalyse en elle tous les pouvoirs de l'asc6tisme
le plus raffin& C'est au moment o~ elle paraft le plus risquer sa vie qu'elle a l e pouvoir
maximum sur celle des autres. I1 n'est pas indiff&ent que ce soit dans la solitude de
la for6t, loin de son marl et de toute vie amoureuse, que l '6pouse acqui~re tant de
puissance. Elle retrouve ainsi une des composantes essentielles de toute vie asc6tique,
l 'abstinence sexuelle. Damayanff met au clair ce que Draupadf ne laisse paraftre que
tr~s symboliquement et de fagon 6pisodique. C'est aussi une des significations de
l '6tat de sairandhrf choisi par les deux princesses lorsqu'elles retrouvent la vie sociale
sans leur mar l On a 1~ la source des difficult6s que l 'on aura par la suite ~ concevoir
la D6esse ~ la fois vierge et @ouse de Siva, ~ la fois 6pouse et demeurant seule dans
son sanctuaire. I1 est normal que le N, en mettant en avant une h6roine, aide en mOme
temps fi approfondir le personnage f6minin central de l '6pop6e.
Centre d'Otudes de lTnde
et d'Asie du Sud, Paris
NOTES
1 Je suppose ici connus non seulement l'intrigue principale du MBh mais les essais d'interpr~tation que j'en donne depuis une bonne dizaine d'ann~es. Comme mon ~tude de l'@op~e est toujours en cours, je me r~serve le droit d'etre en d6saccord avec moi-m~me et ne rfif~rerai le lecteur qu'aux textes qui peuvent ~clairer ce que j'affirmerai ici sans toujours pouvoir l'argumenter autant qu'il serait n~cessaire. 2 Sur la place respective de Yudhist.hira et d'Arjuna cf. mes "Etudes de mythologie hindoue V", BEFEO T. LXV, Paris 1978, p. 87-238. 3 Cf. art. cit. 4 Pour Drona cf. mes "Etudes de mythologie hindoue IV", BEFEO T. LXIII, Paris 1976,
34 M. B I A R D E A U
p. 241 sq.. Pour Bhisma, cf. compte rendu de mes conf6rences in Annuaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sciences religieuses, T LXXXV (1978) p. 136 sq.. s Cf. Alf Hiltebeitel, The Ritual of Battle. Krishna in the Mah~ibh~rata, Cornell University Press 1976, Chapter 2: "Three Krsn.as: Variations on a Theme", pp. 60-76 . 6 I1 est l 'oncle paternel de Yudhist.hira qui, lui, est fils du dieu Dharma. Au livre XV on assiste
la mort de Vidura qui, ext~nu~ de jefines et de p~nitences, est rejoint dans la forgt par Yudhist.hira. I1 se d6verse litt~ralement en son neveu, ne laissant qu'un cadavre devant ses yeux (XV 26, 22-30) . 7 On sait que tousles h~ros ~piques, les "bons" et les "mauvais", vainqueurs et vaincus, se retrouveront au ciel. 8 En fait la c~r~monie de consecration royale (qui a prfic~d6 dans le texte) comporte un jeu de dis rituel, o~le roi nouvellement consacr~ joue par l'interm~diaire d 'un substitut et doit obligatoirement gagner. 9 La connotation historique de cette formulation n'est pas ~ prendre ~ la lettre. Y a-t-il vraiment cons~cution temporelle des Br~hmana qui mentionnent les Kuru-P~ficgla fi t'6pop~e? On sait que le rituel du rdfasftya (Heesterman) suppose les Kuru comme peuple du roi consacr~ et le lien de ceux-ci ~ Soma, ce dont on a fait la dynastie lunaire. Tout cet ensemble mythico-rituel, le MBh inclus, pourrait avoir ~t~ ~labor~ darts un m~me milieu "v6dique" par des sous-groupes
sp6cialisations vari6es. I1 reste ~ trouver ce qui permettrait de convertir en traces historiques ce qui pour le moment n'est qu'un faisceau de convergences textuelles. 10 On peut vgrifier dans S6rensen, Index to the names in the Mahdbhdrata p. 527, s.v. Pdficdl~, la densit6 particuligre du nora darts cet 6pisode. 11 A-t-on remarqu~ que MBh I 95, 76 dote Yudhis.t.hira d 'une ~pouse secondaire nomm6e Devik~? 12 Ce faisant, il reproduit l 'att i tude de son grand-oncle Bhi.sma qui a renonc~ ~ la royaut6 et au mariage l~gitimes pour laisser libre cours au d~sir amoureux de son p~re, introduisant ainsi les g~n6rations de la catastrophe. Mais Yudhist.hira, ~tant fils de Dharma (-Yama), est celui qui doit mener la destruction fi son terme. 13 On traduit ici afagara grdha par "py thon" parce que le python est encore un des animaux redout6s de la for6t dense des Ghats m~ridionaux, et qu'il est donc pr6f~rable au "boa" ou "boa constrictor" (B6htlingk-Roth, Monier-WiUiams), serpent vivant en Am~rique du Sud. Mais darts le pr6sent contexte, l'a/agara grdha n'est gugre moins mythique que le makara commun~ment associg fi l'oc~an. 14 On ne peut d~velopper ce th~me dans le cadre du prgsent article. Pour une premigre approche, cf. Annuaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sciences religieusses, T. LXXXIX, 1980- 1981, p. 233 sq. ls Cf. F. B. J. Kuiper, "The Three Strides of Vis.nu", in lndological Studies in Honor of W. Norman Brown, New Haven 1962, pp. 137-151. 16 Cf. Macdonell and Keith, Vedic Index II s.v. Vaiygghrapadya. 17 Alors que l '~tude du MBh permet une ~tude approfondie du personnage du r~k.sasa, on ne peut en dire autant du yak.sa. Cependant, sa presence aux c6t~s des rdk.sasa de Kubera, le r61e du yak.sa Sthfina ("poteau") dans le changement de sexe de Sikhand.m (MBh V 191 sq.) et celui de Manibhadra dans le N conduisent ~ l 'hypoth~se que, dans l'imaginaire ~pique, le terme yaksa est li~ au radical ya/- "sacrifier". Ici ce serait donc une r~sonance sacrificielle de plus, logiquement associ~e fi la destruction de la caravane et de ses richesses. 18 Pour plus de pr~cisions cf. "Etudes de mythologie hindoue V", BEFEO T. LXV, Paris 1978, p. 94 sq.