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1 MONTAIGNE « ESSAIS » LIVRE III Chapitre 6 « Sur les voitures » Édition numérique bilingue du texte de 1595 Traduction en français moderne de Guy de Pernon

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MONTAIGNE

« ESSAIS »

LIVRE III

Chapitre 6« Sur les voitures »

Édition numérique bilingue du texte de 1595

Traduction en français moderne de Guy de Pernon

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CHAPITRE VI

Des coches

1. IL est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escrivans descauses, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment estrevrayes, mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourveu qu'ellesayent quelque invention & beauté. Ils disent assez veritablement &utilement, s'ils disent ingenieusement. Nous ne pouvons nous asseu-rer de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, voir pour sipar rencontre elle se trouvera en ce nombre,

Namque unam dicere causam, Non satis est, verùm plures unde una tamen sit.

Me demandez vous d'où vient cette coustume, de benire ceux quiesternuent ? Nous produisons trois sortes de vent ; celuy qui sort parembas est trop sale : celuy qui sort par la bouche, porte quelque re-proche de gourmandise : le troisiesme est l'esternuement : & parcequ'il vient de la teste, & est sans blasme, nous luy faisons cet hon-neste recueil : Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est (dit-on)d'Aristote.

2. Il me semble avoir veu en Plutarque (qui est de tous les autheursque je cognoisse, celuy qui a mieux meslé l'art à la nature, & le juge-ment à la science) rendant la cause du souslevement d'estomach, quiadvient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte :ayant trouvé quelque raison, par laquelle il prouve, que la craintepeut produire un tel effect. Moy qui y suis fort subject, sçay bien, quecette cause ne me touche pas. Et le sçay, non par argument, mais parnecessaire experience.

3. Sans alleguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arrive de mesme souventaux bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehensionde danger : & ce qu'un mien cognoissant, m'a tesmoigné de soy, qu'yestant fort subjet, l'envie de vomir luy estoit passee, deux ou trois

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CHAPITRE VI

Sur les voitures

1. Il est facile de vérifier que les grands auteurs, quand ils écriventsur les causes premières, ne se servent pas seulement de celles qu'ilsestiment être vraies, mais aussi de celles auxquelles ils ne croientpas, pourvu qu'elles aient quelque chose de nouveau et de beau. S'ilsparlent habilement, ils disent tout de même des choses plutôt vraieset utiles. Comme nous ne pouvons pas être sûrs de détenir la causeultime, nous en entassons plusieurs pour voir si, par chance, elle setrouverait dans ce nombre.

Il ne suffit pas d'indiquer une seule cause,Il faut en donner plusieurs, dont une seule sera la bonne. 1

Me demandez-vous, par exemple, d'où vient cette coutume de bénirceux qui éternuent? Nous produisons trois sortes de vents: celui quisort par le bas est trop sale; celui qui sort par la bouche traîne aveclui le reproche de gourmandise; le troisième est l'éternuement. Etparce qu'il vient de la tête, et qu'il n'a rien de blâmable, nous l'ac-cueillons avec les honneurs. Ne vous moquez pas de cette subtilité:elle est (dit-on) d'Aristote.

2. Il me semble avoir lu dans Plutarque (qui est, de tous les auteursque je connaisse, celui qui a le mieux su allier l'art à la nature, et lejugement à la science), quand il traite de la cause pour laquelle l'esto-mac se soulève chez les gens qui voyagent en mer, que cela leur vientde la crainte qu'ils éprouvent. C'est qu'il a trouvé quelque raisonne-ment par lequel il prouve que la crainte peut produire un tel effet.Moi qui suis fort sujet à ce malaise, je sais bien que cette cause nejoue pas sur moi, et je le sais, non par un argument, mais par une ex-périence indiscutable.

3. Je ne crois guère à ce que l'on dit: que la même chose se produitchez les animaux, et spécialement chez le porc, donc hors de toute

1 Lucrèce, VI, 104.

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fois, se trouvant pressé de frayeur, en grande tourmente : Comme àcet ancien : Pejus vexabar quam ut periculum mihi succurreret. Jen'euz jamais peur sur l'eau : comme je n'ay aussi ailleurs (et s'en estassez souvent offert de justes, si la mort l'est) qui m'ait troublé ouesblouy. Elle naist par fois de faute de jugement, comme de faute decoeur. Tous les dangers que j'ay veu, ç'a esté les yeux ouverts, la veuëlibre, saine, & entiere : Encore faut-il du courage à craindre. Il meservit autrefois au prix d'autres, pour conduire & tenir en ordre, mafuite, qu'elle fust sinon sans crainte, toutesfois sans effroy, & sans es-tonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue.

4. Les grandes ames vont bien plus outre, & representent des fuites,non rassises seulement, & saines, mes fieres. Disons celle qu'Alcibia-des recite de Socrates, son compagnon d'armes : Je le trouvay (dit-il)apres la route de nostre armee, luy & Làchez, des derniers entre lesfuyans : & le consideray tout à mon aise, & en seureté, car j'estois surun bon cheval, & luy à pied, & avions ainsi combatu. Je remarquaypremierement, combien il montroit d'avisement & de resolution, auprix de Lachez : & puis la braverie de son marcher, nullement dif-ferent du sien ordinaire : sa veue ferme & reglee, considerant & ju-geant ce qui se passoit autour de luy : regardant tantost les uns, tan-tost les autres, amis & ennemis, d'une façon, qui encourageoit lesuns, & signifioit aux autres, qu'il estoit pour vendre bien cher sonsang & sa vie, à qui essayeroit de la luy oster, & se sauverent ainsi :car volontiers on n'attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez.Voylà le tesmoignage de ce grand Capitaine : qui nous apprend ce quenous essaions tous les jours, qu'il n'est rien qui nous jette tant aux

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conscience du danger; et je ne crois pas plus à ce qu'une personne dema connaissance m'a raconté sur lui-même, qui y est fort sujet, à sa-voir que l'envie de vomir lui était passée, à deux ou trois reprises,parce qu'il se trouvait sous le coup d'une grande frayeur; et pas nonplus à cet ancien, qui écrit: « J'étais trop malade pour penser au pé-ril. »

Je n'ai jamais eu peur sur l'eau, pas plus que dans d'autres circons-tances d'ailleurs; je n'ai jamais été troublé ni ébloui par la peur — etj'ai pourtant connu des situations qui eussent pu la susciter, si lamort en est une. La peur naît parfois d'un manque de jugement, oud'un manque de courage. Tous les dangers que j'ai connus, je les aiaffrontés les yeux ouverts, avec une vue claire, nette et entière. Il fautaussi du courage pour avoir peur! Et ce courage m'a bien servi autre-fois, comme à d'autres, pour diriger convenablement ma fuite, pourqu'elle soit, sinon sans crainte, du moins sans effroi, et sans graveparalysie; elle se fit avec émotion, mais sans affolement, ni désarroi.

4. Les grandes âmes font beaucoup mieux, et opèrent des reculsnon seulement calmes, et ordonnés, mais fiers. Rappelons ce qu'Alci-biade raconte sur Socrate, son compagnon d'armes: « Je le trouvai,dit-il, après la déroute de notre armée, avec Lachès, parmi les der-niers à fuir. Je l'ai examiné à mon aise, et en toute sécurité, car j'étaissur un bon cheval, et lui était à pied: c'est ainsi que nous avions com-battu. Je remarquai d'abord combien il montrait de présence d'espritet de résolution en comparaison de Lachès, puis la belle assuranceavec laquelle il marchait, comme à son habitude, son regard ferme ettranquille en regardant et jugeant ce qui se passait autour de lui, ob-servant tantôt les uns, tantôt les autres, amis et ennemis, d'une façonqui encourageait les uns et signifiait aux autres qu'il était bien décidéà vendre cher son sang et sa vie à ceux qui essaieraient de les luiprendre. Et c'est ainsi qu'ils s'échappèrent tous les deux, car on n'at-taque pas volontiers des gens comme eux: on court après ceux quisont effrayés.2» Voilà le témoignage de ce grand capitaine, qui nousapprend ce que nous constatons tous les jours: il n'est rien qui nous

2 Platon, Le Banquet, traduction latine de M. Ficin, 1546, p. 221.

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dangers, qu'une faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timo-ris minus est, eo minus fermè periculi est. Nostre peuple a tort, dedire, celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu'il y songe, &qu'il la prevoit. La prevoyance convient egallement à ce qui nous tou-che en bien, & en mal. Considerer & juger le danger, est aucunementle rebours de s'en estonner.

5. Je ne me sens pas assez fort pour soustenir le coup, & l'impetuo-sité, de cette passion de la peur, ny d'autre vehemente. Si j'en estoisun coup vaincu, & atterré, je ne m'en releverois jamais bien entier.Qui auroit faict perdre pied à mon ame, ne la remettroit jamaisdroicte en sa place. Elle se retaste & recherche trop vifvement & pro-fondement : & pourtant, ne lairroit jamais ressoudre & consolider laplaye qui l'auroit percee. Il m'a bien pris qu'aucune maladie ne mel'ayt encore desmise. A chasque charge qui me vient, je me presente &oppose, en mon haut appareil. Ainsi la premiere qui m'emporteroit,me mettroit sans resource. Je n'en fais point à deux. Par quelque en-droict que le ravage fauçast ma levee, me voyla ouvert, & noyé sansremede. Epicurus dit, que le sage ne peut jamais passer à un estatcontraire. J'ay quelque opinion de l'envers de cette sentence ; que quiaura esté une fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage.

6. Dieu me donne le froid selon la robe, & me donne les passionsselon le moyen que j'ay de les soustenir. Nature m'ayant descouvertd'un costé, m'a couvert de l'autre : M'ayant desarmé de force, m'aarmé d'insensibilité, & d'une apprehension reiglee, ou mousse.

Or je ne puis souffrir long temps (et les souffrois plus difficilementen jeunesse) ny coche, ny littiere, ny bateau, & hay toute autre voiture

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jette autant dans les dangers que le besoin irraisonné de nous enéchapper3. « En général, moins on a peur, moins on court de ris-ques4. » On a tort de dire couramment que quelqu'un « craint lamort » pour dire qu'il y songe ou qu'il la prévoit. La prévoyance con-cerne ce qui peut nous arriver que ce soit en bien ou en mal. Exami-ner et apprécier le danger est plutôt le contraire de s'en effrayer.

5. Je ne me sens pas assez fort pour soutenir le choc et la violencede cette émotion qu'est la peur, pas plus que d'une autre impressionviolente. S'il m'arrivait d'être vaincu et abattu par elle, je ne m'en re-lèverais jamais complètement. Ce qui aurait pu faire perdre pied àmon âme ne pourrait pas plus la remettre en place ensuite. Elle semet à l'épreuve et s'examine trop vivement et trop profondémentpour laisser se refermer et se réparer la blessure qui l'aurait trans-percée. Heureusement pour moi, je n'ai été atteint d'aucune maladiequi ait pu l'abattre. À chaque épreuve que je rencontre, je me pré-sente et m'oppose tout armé. La première qui m'emporterait me lais-serait sans ressource. Je ne puis faire face à deux à la fois: quel quesoit l'endroit où s'ouvrirait une brèche dans ma digue, et je serais ex-posé au flot, et noyé sans espoir. Épicure dit que celui qui est sage nepeut jamais passer à un état contraire; mais j'ai idée que c'est plutôtl'inverse: qui aura été vraiment fou une fois ne sera jamais plus vrai-ment sage.

6. Dieu souffle le froid selon le vêtement que l'on porte, et les souf-frances selon ce qu'on est capable de supporter. La Nature m'ayantdécouvert d'un côté, m'a couvert de l'autre: m'ayant désarmé deforce, elle m'a armé d'insensibilité, et d'une appréhension du dangermaîtrisée, voire émoussée.

Mais je ne puis supporter longtemps (et c'était pire encore dans majeunesse) ni voiture, ni litière, ni bateau, et je déteste toute façon deme déplacer autre qu'à cheval, que ce soit en ville, ou aux champs. Jesupporte encore moins la litière que la voiture, et pour les mêmes

3 Cette phrase manque dans la traduction de Lanly (NdT).4 Tite-Live, XXII, 5.

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que de cheval, & en la ville, & aux champs : Mais je puis souffrir la lic-tiere, moins qu'un coche : & par mesme raison, plus aisement uneagitation rude sur l'eau, d'où se produict la peur, que le mouvementqui se senten temps calme. Par cette legere secousse, que les avironsdonnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je nesçay comment, la teste & l'estomach : comme je ne puis souffrir soubsmoy un siege tremblant. Quand la voile, ou le cours de l'eau, nousemporte esgallement, ou qu'on nous touë, cette agitation unie, ne meblesse aucunement. C'est un remuement interrompu, qui m'offence :& plus, quand il est languissant. Je ne sçaurois autrement peindre saforme. Les medecins m'ont ordonné de me presser & sangler d'uneserviette le bas du ventre, pour remedier à cet accident : ce que je n'aypoint essayé, ayant accoustumé de lucter les deffauts qui sont enmoy, & les dompter par moy-mesme.

7. Si j'en avoy la memoire suffisamment informee, je ne pleindroymon temps à dire icy l'infinie varieté, que les histoires nous presen-tent de l'usage des coches, au service de la guerre : divers selon lesnations, selon les siecles : de grand effect, ce me semble, & necessité.Si que c'est merveille, que nous en ayons perdu toute cognoissance.J'en diray seulement cecy, que tout freschement, du temps de nosperes, les Hongres les mirent tres-utilement en besongne contre lesTurcs : en chacun y ayant un rondellier & un mousquetaire, & nom-bre de harquebuzes rengees, prestes & chargees : le tout couvertd'une pavesade, à la mode d'une galliotte. Ils faisoient front à leur ba-taille de trois mille tels coches : & apres que le canon avoit joué, lesfaisoient tirer, & avaller aux ennemys cette salue, avant que de tasterle reste : qui n'estoit pas un leger avancement : ou descochoient les-dits coches dans leurs escadrons, pour les rompre & y faire jour : Ou-tre le secours qu'ils en pouvoient prendre, pour flanquer en lieu cha-touilleux, les trouppes marchants en la campagne : ou à couvrir unlogis à la haste, & le fortifier. De mon temps, un gentil-homme, enl'une de nos frontieres, impost de sa personne, & ne trouvant chevalcapable de son poids, ayant une querelle, marchoit par païs en coche,

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raisons, je supporte encore mieux une eau très agitée, qui pourtantpeut faire peur, que le mouvement que l'on ressent par temps calme.Cette légère secousse que donnent les avirons, et qui font se déroberle vaisseau sous nos pieds, je ressens, sans savoir pourquoi, ma têteet mon estomac se brouiller, de la même façon que je ne puis suppor-ter d'être assis sur un siège mouvant. Quand la voile ou le courantnous emporte de façon régulière, ou qu'on nous hâle, cette agitationuniforme ne me cause nulle peine. C'est un mouvement saccadé quime fait mal, et surtout s'il est faible. Je ne saurais le décrire autre-ment. Comme remède à cet effet fâcheux, les médecins m'ont ordon-né de me sangler le bas-ventre avec une serviette bien serrée; mais jen'ai pas essayé de le faire, parce que j'ai l'habitude de lutter contremes imperfections, et de les dompter par moi-même.

7. Si j'étais assez au fait de ces choses-là, je n'hésiterais pas à ra-conter ici l'infinie variété d'usage que l'on a fait des voitures au ser-vice de la guerre, selon les pays et selon les siècles, comme on le voitdans les livres des historiens: elles furent de grande nécessité et trèsefficaces, c'est pourquoi il est étonnant que nous n'en ayons plus lesouvenir aujourd'hui. J'en dirai seulement ceci: il n'y a pas si long-temps, du temps de nos pères, les Hongrois se mirent très efficace-ment à lutter contre les Turcs; dans chacune de leurs voitures, il yavait un soldat armé d'un bouclier, et un autre avec un mousquet,ainsi qu'un grand nombre d'arquebuses chargées et prêtes à tirer, letout protégé par une sorte de pavois fait de boucliers, comme sur lespetites galères5. Ils mettaient trois mille de ces voitures en ordre debataille sur le front, et quand les canons avaient tiré, il les lançaientet les faisaient dévaler sur les premières lignes en tirant leurs salves,avant de s'attaquer au reste de la troupe, ce qui constituait unénorme avantage; ou bien ils les lançaient sur les escadrons ennemispour les démanteler et s'y ouvrir un passage. Ces voitures consti-tuaient aussi un secours que l'on pouvait disposer dans les endroitscritiques, sur le flanc des troupes marchant dans la campagne, ou en-core pour protéger à la hâte un campement et le fortifier. De mon

5 Ou les vaisseaux des Vikings.

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de mesme cette peinture, & s'en trouvoit tres-bien. Mais laissons cescoches guerriers. Comme si leur neantise n'estoit assez cognue àmeilleures enseignes, les derniers Roys de nostre premiere race mar-choient par païs en un chariot mené de quatre boeufs.

8. Marc Antoine fut le premier, qui se fit trainer à Rome, & unegarse menestriere quand & luy, par des lyons attelez à un coche. He-liogabalus en fit dépuis autant, se disant Cibelé la mere des Dieux : &aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus : il attela aussi parfois deux cerfs à son coche : & une autrefois quatre chiens : & encorequatre garses nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud.L'Empereur Firmus fit mener son coche, à des Autruches de mer-veilleuse grandeur, de maniere qu'il sembloit plus voler que rouler.L'estrangeté de ces inventions, me met en teste cett'autre fantasie :

9. Que c'est une espece de pusillanimité, aux monarques, & un tes-moignage de ne sentir point assez, ce qu'ils sont, de travailler à sefaire valloir & paroistre, par despences excessives. Ce seroit chose ex-cusable en pays estranger : mais parmy ses subjects, où il peut tout, iltire de sa dignité, le plus extreme degré d'honneur, où il puisse arri-ver. Comme à un gentil-homme, il me semble, qu'il est superflu de sevestir curieusement en son privé : sa maison, son train, sa cuysinerespondent assez de luy.

10. Le conseil qu'Isocrates donne à son Roy, ne me semble sans rai-son : Qu'il soit splendide en meubles & utensiles : d'autant que c'estune despense de duree, qui passe jusques à ses successeurs : & qu'ilfuye toutes magnificences, qui s'escoulent incontinent & de l'usage &de la memoire.

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temps, sur l'une de nos frontières, un gentilhomme impotent et quine trouvait pas de cheval capable de supporter son poids, alors qu'ilétait menacé dans une querelle, parcourait le pays dans une voiturede ce genre, et s'en trouvait très bien.

8. Marc-Antoine fut le premier à faire traîner son char dans Romepar des lions, accompagné d'une musicienne. Héliogabale en fit au-tant par la suite, se prenant pour Cybèle, la mère de tous les dieux etse fit traîner par des tigres, imitant ainsi le dieu Bacchus. Il attelaaussi par deux fois des cerfs à son char, une autre fois quatre chiens,et enfin quatre filles nues par qui il se faisait traîner, tout nu, lui aus-si6. L'empereur Firmus fit traîner son char par des autruches d'unetaille extraordinaire, en sorte qu'il semblait plutôt voler que rouler.

9. L'étrangeté de ces inventions me donne à penser que c'est lamarque d'une certaine petitesse d'esprit de la part des monarques,un témoignage du fait qu'ils ne se suffisent pas de ce qu'ils sont, maischerchent à se montrer et se faire valoir par des dépenses excessives.Ce serait une chose excusable en pays étranger; mais parmi ses su-jets, où son pouvoir est absolu, sa dignité elle-même le place au plushaut point des honneurs auxquels il puisse parvenir. De même, pourun gentilhomme, il me semble qu'il lui est inutile de se vêtir de façonparticulièrement recherchée: sa maison, ses domestiques, sa cuisine,tout cela témoigne suffisamment pour lui.

10. Le conseil qu'Isocrate donna à son roi ne me semble pas dé-pourvu de raison: « qu'il soit splendide par ses meubles et ustensiles,parce que ce sont des dépenses faites pour des choses durables; maisqu'il évite toutes les magnificences qui disparaissent aussitôt del'usage et du souvenir. »

6 La source est dans Lamprius, historien latin du IVe siècle: Historiae augustaescriptores, Heliogabale, XXVIII-XXIX. Mais on pourra lire aussi la flamboyanteévocation qu'en donna Antonin Artaud dans Héliogabale, l'anarchiste couronné,éd. Gallimard, collection l'imaginaire.

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11. J'aymois à me parer quand j'estoy cadet, à faute d'autre parure :& me seoit bien : Il en est sur qui les belles robes pleurent Nous avonsdes comtes merveilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leurspersonnes, & en leurs dons : grands Roys en credit, en valeur, & enfortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui assi-gnoit les deniers publics aux pompes des jeux, & de leurs festes : Ilveut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bienequippez, & bonnes armees bien fournies.

12. Et a lon raison d'accuser Theophrastus, qui establit en son livreDes richesses, un advis contraire : & maintient telle nature de des-pense, estre le vray fruit de l'opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote,qui ne touchent que la plus basse commune : qui s'evanouissent de lasouvenance aussi tost qu'on en est rassasié : & desquels nul hommejudicieux & grave ne peut faire estime. L'emploitte me sembleroitbien plus royale, comme plus utile, juste & durable, en ports, en hau-res, fortifications & murs : en bastiment sumptueux, en Eglises, hos-pitaux, colleges, reformation de ruës & chemins : en quoy le PapeGregoire treziesme lairra sa memoire recommandable à long temps :& en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues annees saliberalité naturelle & munificence, si ses moyens suffisoient à son af-fection. La fortune m'a faict grand desplaisir d'interrompre la bellestructure du Pont neuf, de nostre grand'ville, & m'oster l'espoir avantmourir d'en veoir en train le service.

13. Outre ce, il semble aux subjects spectateurs de ces triomphes,qu'on leur fait montre de leurs propres richesses, & qu'on les festoyeà leurs despens. Car les peuples presument volontiers des Roys,comme nous faisons de nos valets : qu'ils doivent prendre soing denous apprester en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils n'y

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11. J'aimais les beaux vêtements quand j'étais jeune, faute d'autreparure, et cela m'allait bien. Il en est sur qui les beaux costumes fonttache. On connaît des histoires étonnantes sur la frugalité de nosrois, en ce qui les concerne aussi bien que pour leurs dons: c'étaientde grands rois par leur prestige, leur valeur, et leur destinée. Dé-mosthène combattit à outrance les lois de sa patrie, qui dépensait lesdeniers publics pour donner des jeux et des fêtes: il voulait que lagrandeur des Athéniens se montre par le nombre de leurs vaisseauxbien équipés, et de leurs armées bien pourvues.

12. On a bien raison de blâmer Théophraste, qui soutient une posi-tion contraire dans son livre Des richesses, en disant que ce genre dedépenses manifeste une véritable opulence. Ce sont des plaisirs, ditAristote, qui ne concernent que la populace et dont on ne se souvientplus dès qu'on en est rassasié: aucun homme sérieux et raisonnablene peut les tenir en estime. Il me semble que cet argent serait bienplus royalement employé, parce qu'il le serait plus durablement etplus utilement, pour aménager des ports, construire des havres, desfortifications et des murs, pour édifier des bâtiments somptueux, deséglises, des hôpitaux et des collèges, pour remettre en état les rues etles chemins. C'est pour cela qu'on se souviendra longtemps du papeGrégoire XIII7, et c'est en quoi notre reine Catherine montrerait pourde nombreuses années sa libéralité naturelle et sa munificence, si elledisposait des moyens nécessaires à satisfaire ses goûts. Le destin m'abien déçu en interrompant la belle construction du «Pont Neuf»dans notre grande ville de Paris8, et en m'ôtant l'espoir de le voir enservice avant ma mort.

13. Et en plus de cela, il semble qu'on présente leurs propres ri-chesses aux spectateurs de ces triomphes, et qu'on les régale à leursdépens. Car les peuples s'imaginent volontiers, comme nous le fai-sons pour nos valets, que les rois doivent avoir pour soin de nous

7 Curieusement, le texte de 1595 diffère ici de l’« exemplaire de Bordeaux » sur le-quel on lit, dans la partie manuscrite du bas à gauche de la page 395 r°: « en quoile pape gregoire trezieme a laisse sa memoire recommandable de mon temps »

8 Il n'a été achevé en effet qu'en 1608, sous Henri IV.

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doivent aucunement toucher de leur part. Et pourtant L'EmpereurGalba, ayant pris plaisir à un musicien pendant son souper, se fit por-ter sa boëte, & luy donna en sa main une poignee d'escus, qu'il y pes-cha, avec ces paroles : Ce n'est pas du public, c'est du mien. Tant y a,qu'il advient le plus souvent, que le peuple a raison : & qu'on repaistses yeux, de ce dequoy il avoit à paistre son ventre. La liberalitémesme n'est pas bien en son lustre en main souveraine : les privez yont plus de droict. Car à le prendre exactement, un Roy n'a rien pro-prement sien ; il se doibt soy-mesmes à autruy.

14. La jurisdiction ne se donne point en faveur du juridiciant : c'esten faveur du juridicié. On fait un superieur, non jamais pour son pro-fit, ains pour le profit de l'inferieur : & un medecin pour le malade,non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin horsd'elle. Nulla ars in se versatur.

15. Parquoy les gouverneurs de l'enfance des Princes, qui se pi-quent à leur imprimer cette vertu de largesse : & les preschent de nesçavoir rien refuser, & n'estimer rien si bien employé, que ce qu'ilsdonront (instruction que j'ay veu en mon temps fort en credit) ou ilsregardent plus à leur proufit, qu'à celuy de leur maistre : ou ils enten-dent mal à qui ils parlent. Il est trop aysé d'imprimer la liberalité, enceluy, qui a dequoy y fournir autant qu'il veut, aux despens d'autruy.Et son estimation se reglant, non à la mesure du present, mais à lamesure des moyens de celuy, qui l'exerce, elle vient à estre vaine enmains si puissantes. Ils se trouvent prodigues, avant qu'ils soyent li-beraux. Pourtant est elle de peu de recommandation, au prix d'autresvertus royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui secomporte bien avec la tyrannie mesme. Je luy apprendroy plustost ceverset du laboureur ancien,

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fournir en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils ne doiventnullement y prendre leur part. Ainsi l'empereur Galba, qui avait prisplaisir à entendre un musicien pendant son souper, se fit apporter sacassette, y prit une poignée d'écus qu'il lui mit dans la main, disant:«Ce n'est pas de l'argent public, mais le mien.» Mais il arrive biensouvent que le peuple a raison, et qu'on lui donne souvent à contem-pler ce qui aurait dû servir à lui remplir le ventre. La libéralité elle-même n'est pas bien à sa place dans les mains d'un souverain: c'estplutôt l'affaire des personnes privées; car si on y regarde de près, unroi n'a rien qui lui appartienne en propre: il se doit lui-même aux au-tres.

14. L'autorité de la justice n'est pas faite pour celui qui dit le droit,mais pour celui qui en relève. On ne donne jamais de rang supérieurà quelqu'un pour qu'il y trouve son profit, mais pour le profit de l'in-férieur; un médecin doit profiter au malade, et non à lui-même.Toute magistrature, comme tout art, trouve sa fin en dehors d'elle-même: «Nul art ne s'enferme en lui-même.»9

15. C'est pourquoi les précepteurs des jeunes princes, qui mettentun point d'honneur à leur inculquer cette vertu de largesse, et leurapprennent à ne rien savoir refuser, à n'estimer rien de si bien em-ployé que ce qu'ils vont donner — éducation fort en vogue de montemps — ou bien se soucient plus de leur propre profit que de celuide leur maître, ou bien n'ont pas une idée claire de celui à qui ilss'adressent. Il est bien trop facile d'inculquer la libéralité à celui qui ade quoi y pourvoir aux dépens des autres, et sa valeur dépendant nonde la valeur du présent qui est fait, mais en fonction des moyens decelui qui le fait, elle en vient à devenir nulle en des mains aussi puis-santes. Les voilà prodigues avant d'être généreux! La libéralité, de cefait, est peu digne d'être recommandée, en comparaison d'autres ver-tus royales. Selon le tyran Denys10, c'est même la seule qui s'accorde

9 Cicéron, De finibus, V, 6.10 Denys l'Ancien, in Plutarque, Les dicts notables des anciens Roys. (Oeuvres, éd.

Amyot).

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Montaigne: « ESSAIS » Livre III - Chap. 6Texte de 1595

Th= xeiri_ dei~ apei&rein, a0lla_ mh_ o(lw| tw=? qulakw=?

Qu'il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas ver-ser du sac : Il faut espandre le grain, non pas le respandre : &qu'ayant à donner, ou pour mieux dire, à payer, & rendre à tant degens, selon qu'ils ont deservy, il en doibt estre loyal & avisé dispensa-teur. Si la liberalité d'un Prince est sans discretion & sans mesure, jel'ayme mieux avare.

16. La vertu Royalle semble consister le plus en la justice : & detoutes les parties de la justice, celle la remerque mieux les Roys, quiaccompagne la liberalité : Car ils l'ont particulierement reservee àleur charge : là où toute autre justice, ils l'exercent volontiers par l'en-tremise d'autruy. L'immoderee largesse, est un moyen foible à leuracquerir bien-vueillance : car elle rebute plus de gens, qu'elle n'enpractique : Quo in plures usus sis ; minus in multos uti possis. Quidautem est stultius, quam, quod libenter facias, curare ut id diutiusfacere non possis ? Et si elle est employee sans respect du merite, faitvergongne à qui la reçoit : & se reçoit sans grace. Des tyrans ont estésacrifiez à la hayne du peuple, par les mains de ceux mesme, qu'ilsavoyent iniquement avancez : telle maniere d'hommes, estimants as-seurer la possession des biens indeuement receuz, s'ils montrentavoir à mespris & hayne, celuy duquel ils les tenoyent, & se r'allientau jugement & opinion commune en cela.

17. Les subjects d'un prince excessif en dons, se rendent excessifsen demandes : ils se taillent, non à la raison, mais à l'exemple. Il y acertes souvent, dequoy rougir, de nostre impudence : Nous sommessurpayez selon justice, quand la recompence esgalle nostre service :car n'en devons nous rien à nos princes d'obligation naturelle ? S'ilporte nostre despence, il fait trop : c'est assez qu'il l'ayde : le surplus

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Traduction en français moderne de Guy de Pernon

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bien avec la tyrannie elle-même. J'apprendrais donc plutôt au jeuneprince ce vers du laboureur antique:

Th= xeiri_ dei~ apei&rein, a0lla_ mh_ o(lw| tw=? qulakw=?|~11

Si l'on veut faire une bonne récolte, il faut semer à la main, et nonverser le grain du sac. Et je lui dirais aussi qu'ayant à donner, oupour mieux dire, à payer tant de gens pour les services qu'ils ont ren-dus, il doit se comporter en distributeur loyal et avisé. Si la libéralitéd'un prince est sans discernement et sans mesure, je préfère qu'il soitavare.

16. Il semble que ce soit la justice qui soit la principale verturoyale; et de tous les aspects de la justice, celui qui accompagne la li-béralité est celui par lequel les rois se distinguent principalement:alors qu'ils remettent volontiers à des tiers l'exercice des autres, ilsont fait de celui-là leur affaire personnelle. Les largesses immodéréessont un médiocre moyen de s'acquérir de la bienveillance, car ellesrebutent plus de gens qu'elles n'en satisfont. «Plus on s'en sert etmoins on peut s'en servir; est-il rien de plus sot que faire en sorte dene pouvoir faire plus longtemps ce qu'on aime faire?» Et si ces lar-gesses sont dispensées sans tenir compte du mérite, elles font honteà qui les reçoit, et sont reçues sans reconnaissance. Des tyrans ontété livrés à la haine du peuple, par les mains de ceux-là mêmes qu'ilsavaient indûment favorisés; cette sorte d'hommes a en effet pensépouvoir assurer la possession des biens qu'ils avaient injustement re-çus en montrant de la haine et du mépris envers celui de qui ils lestenaient, et en se ralliant au jugement et à l'opinion commune.

17. Les sujets d'un prince excessif dans ses dons se rendent exces-sifs dans leurs demandes: ils se règlent, non sur la raison, mais surles exemples qu'on leur donne. Et certes, il y a souvent de quoi rougir

11 Montaigne traduit aussitôt lui-même ce vers de la poétesse grecque Corinne (VIesècle av. J.-C. Selon P. villey, il l'aurait pris dans le De amphiteatro de JusteLipse.

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s'appelle bien-faict, lequel ne se peut exiger : car le nom mesme de laliberalité sonne liberté. A nostre mode, ce n'est jamais faict : le reçeune se met plus en comte : on n'ayme la liberalité que future : Parquoyplus un Prince s'espuise en donnant, plus il s'appaovrit d'amys. Com-ment assouviroit ils les envies, qui croissent, à mesure qu'elles seremplissent ? Qui a sa pensee à prendre, ne l'a plus à ce qu'il a prins.La convoitise n'a rien si propre que d'estre ingrate.

18. L'exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu, pour servir auxRoys de ce temps, de touche, à recognoistre leurs dons, bien ou malemployez : & leur faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plusheureusement, qu'ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs em-prunts, apres sur les subjects incognus, & plustost sur ceux, à qui ilsont faict du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien : & n'en re-çoivent aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Croesus luy re-prochoit sa largesse : & calculoit à combien se monteroit son thresor,s'il eust eu les mains plus restreintes. Il eut envie de justifier sa li-beralité : & despeschant de toutes parts, vers les grands de son estat,qu'il avoit particulierement avancez : pria chacun de le secourir, d'au-tant d'argent qu'il pourroit, à une sienne necessité : & le luy envoyerpar declaration. Quand touts ces bordereaux luy furent apportez, cha-cun de ses amys, n'estimant pas que ce fust assez faire, de luy en of-frir seulement autant qu'il en avoit reçeu de sa munificence, y enmeslant du sien propre beaucoup, il se trouva, que cette somme semontoit bien plus que ne disoit l'espargne de Croesus. Sur quoy Cy-rus : Je ne suis pas moins amoureux des richesses, que les autresprinces, & en suis plustost plus mesnager. Vous voyez à combien peude mise j'ay acquis le thresor inestimable de tant d'amis : & combienils me sont plus fideles thresoriers, que ne seroient des hommes mer-cenaires, sans obligation, sans affection : & ma chevance mieux logeequ'en des coffres, appellant sur moy la haine, l'envie, & le mespris desautres princes.

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de notre impudence, car en toute justice, nous sommes trop payésquand la récompense équivaut à notre service: n'en devons-nous pasune part à nos princes en vertu de nos obligations naturelles enverseux? S'il prend à son compte nos dépenses, il en fait trop: il suffitqu'il y contribue. Le surplus s'appelle un bienfait, et c'est quelquechose qu'on ne peut exiger, car le mot même de «libéralité» sonnecomme «liberté». À notre façon, ce n'est jamais achevé: ce que l'onreçoit n'est pas pris en compte, on n'aime la libéralité qu'au futur.C'est pourquoi, plus un prince s'épuise à donner, plus il s'appauvriten amis. Comment assouvirait-il des envies qui s'accroissent au fur età mesure qu'elles sont satisfaites? Qui ne pense qu'à prendre nepense plus à ce qu'il a pris. L'ingratitude est le propre de la convoi-tise.

18. L'exemple de Cyrus vient à point ici pour servir de pierre detouche aux rois de ce temps, et leur permettre de savoir si leurs donssont bien ou mal employés, et leur montrer combien cet empereurles attribuait avec plus de bonheur qu'ils ne le font eux-mêmes. Carils en sont réduits à emprunter à des gens qui leur sont inconnus, etplus souvent à ceux à qui ils ont fait du mal qu'à ceux à qui ils ont faitdu bien; et l'aide qu'ils en reçoivent n'a de gratuite que le nom. Cré-sus reprochait à Cyrus ses largesses, et calculait à combien se monte-rait son trésor s'il avait eu les mains moins «trouées»12. Pour se justi-fier de ses libéralités, il envoya des messages dans toutes les direc-tions, vers ceux des grands personnages de son empire qu'il avaitparticulièrement favorisés, les priant de le secourir dans la nécessitéoù il se trouvait, par la plus grosse somme d'argent possible, et de lalui faire connaître en retour. Quand tous ces engagements lui furentapportés, chacun de ses amis ayant trouvé qu'il ne suffisait pas de luioffrir autant que ce qu'ils avait reçu de sa munificence, mais y ajou-tant de l'argent pris sur sa propre cassette, il se trouva que le mon-tant total était bien plus élevé que celui de l'épargne calculée par Cré-

12 Je risque ici cette expression populaire - mais qui n'a peut-être cours qu'en Cham-pagne, d'où je viens... ? Que les lecteurs me donnent leur avis! (NdT).

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19. Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs jeux &montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement(aumoins par apparence) de la volonté du peuple Romain : lequelavoit de tout temps accoustumé d'estre flaté par telle sorte de specta-cles & d'excez. Mais c'estoyent particuliers qui avoyent nourry cestecoustume, de gratifier leurs concitoyens & compagnons : principalle-ment sur leur bourse, par telle profusion & magnificence. Elle euttout autre goust, quand ce furent les maistres qui vindrent à l'imiter.

20. Pecuniarum translatio à justis dominis ad alienos non debetliberalis videri. Philippus de ce que son fils essayoit par presents, degaigner la volonté des Macedoniens, l'en tança par une lettre, en cettemaniere. Quoy ? as tu envie, que tes subjects te tiennent pour leurboursier, non pour leur Roy ? Veux tu les prattiquer ? Prattique les,des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts de ton coffre.

21. C'estoit pourtant une belle chose, d'aller faire apporter & plan-ter en la place aux arenes, une grande quantité de gros arbres, tousbranchus & tous verts, representans une grande forest ombrageuse,despartie en belle symmetrie : & le premier jour, jetter là dedansmille austruches, mille cerfs, mille sangliers, & mille dains, les aban-donnant à piller au peuple : le lendemain faire assommer en sa pre-sence, cent gros lyons, cent leopards, & trois cens ours : & pour letroisiesme jour, faire combatre à outrance, trois cens pairs de gladia-teurs, comme fit l'Empereur Probus. C'estoit aussi belle chose à voir,ces grands amphitheatres encroustez de marbre au dehors, labouréd'ouvrages & statues, le dedans reluisant de rares enrichissemens,

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sus. Sur quoi Cyrus dit à celui-ci: «Je ne suis pas moins amoureuxdes richesses que les autres princes, et j'en suis même plutôt éco-nome. Vous voyez comment, à peu de frais, j'ai acquis le trésor ines-timable de tant d'amis, et combien ils me sont de plus fidèles tréso-riers que ne seraient des mercenaires, sans obligation ni affection en-vers moi: mon bien est beaucoup mieux placé ainsi que dans des cof-fres, qui attireraient sur moi la haine, l'envie et le mépris des autresprinces.»

19. Les empereurs se justifiaient du caractère superflu des jeux etdémonstrations publiques qu'ils organisaient en disant que leur au-torité dépendait en quelque manière (au moins en apparence) de lavolonté du peuple romain, lequel avait toujours été habitué à êtreflatté par ces sortes de spectacles et d'excès. Mais ceux qui avaientcréé la coutume consistant à faire plaisir à leurs concitoyens et com-pagnons par une telle profusion et magnificence étaient des particu-liers, et ils le faisaient essentiellement en prenant sur leur proprebourse. Cette coutume prit un tout autre sens quand ce furent lesmaîtres qui se mirent à l'imiter.

20. «Prendre sur l'argent de légitimes propriétaires pour l'attri-buer à des étrangers ne doit pas être considéré comme une libérali-té.»13 Comme son fils s'efforçait de gagner les bonnes grâces des Ma-cédoniens en leur faisant des cadeaux, Philippe lui fit la leçon dansune lettre ainsi conçue: «Quoi! Veux-tu que tes sujets te considèrentcomme leur banquier et non comme leur roi? Tu veux gagner leurcoeur? Gagne-le par les bienfaits de ta valeur et non par ceux de toncoffre.»

21. C'était pourtant une belle chose que de faire apporter et planterdans les arènes une grande quantité de gros arbres, bien touffus etbien verts, pour simuler une grande forêt ombreuse, arrangée avecune belle régularité, et le premier jour, jeter là-dedans mille autru-

13 Cicéron, De Officiis, I, 14.

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Baltheus en gemmis, en illita porticus auro.

Tous les costez de ce grand vuide, remplis & environnez depuis lefons jusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d'esche-lons, aussi de marbre couvers de carreaux,

exeat, inquit, Si pudor est, & de pulvino surgat equestri, Cujus res legi non sufficit,

où se peussent renger cent mille hommes, assis à leur aise : & laplace du fons, où les jeux se jouoyent, la faire premierement par art,entr'ouvrir & fendre en crevasses, representant des antres qui vomis-soient les bestes destinees au spectacle : & puis secondement, l'inon-der d'une mer profonde, qui charioit force monstres marins, chargeede vaisseaux armez à representer une bataille navalle : & tiercement,l'applanir & assecher de nouveau, pour le combat des gladiateurs : &pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon & de storax, au lieud'arene, pour y dresser un festin solemne, à tout ce nombre infiny depeuple : le dernier acte d'un seul jour.

quoties nos descendentis arenæ Vidimus in partes, ruptáque voragine terræ Emersisse feras, & iisdem sæpe latebris Aurea cum croceo creverunt arbuta libro. Nec solùm nobis silvestria cernere monstra Contigit, æquoreos ego cum certantibus ursis Spectavi vitulos, & equorum nomine dignum, Sed deforme pecus.

22. Quelquefois on y a faict naistre, une haute montaigne pleine defruitiers & arbres verdoyans, rendant par son feste, un ruisseau d'eau,comme de la bouche d'une vive fontaine. Quelquefois on y promenaun grand navire, qui s'ouvroit & desprenoit de soy-mesmes, & apresavoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens bestes à combat, seresserroit & s'esvanouissoit, sans ayde. Autresfois, du bas de cetteplace, ils faisoient eslancer des surgeons & filets d'eau, qui rejallis-soient contremont, & à cette hauteur infinie, alloient arrousant & em-

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ches, mille cerfs, mille sangliers, mille daims, pour les abandonneraux mains du peuple; et le lendemain, faire massacrer en sa présencecent lions énormes, cent léopards, et trois cents ours; et le troisièmejour, faire combattre à mort cent paires de gladiateurs... C'est ce quefit l'empereur Probus. C'était aussi une belle chose à voir que cesgrands amphitéâtres revêtus à l'extérieur de marbre ciselé et décorésde statues, avec à l'intérieur de précieux et reluisants enrichisse-ments,

Voici leur pourtour de pierres précieuses, et le portique revêtu d'or. 14

Tout le pourtour de ce grand espace était occupé, depuis le bas jus-que tout en haut, par soixante ou quatre-vingts rangs de gradins, euxaussi recouverts de marbre et de coussins:

Qu'il parte! dit-il. Un peu de pudeur! Qu'il quitte les coussins réservés aux chevaliersLui qui ne paie pas le cens équestre prévu par la loi. 15

On aurait pu y ranger cent mille hommes, assis à leur aise. Quant àl'esplanade du fond où se déroulaient les jeux, on pouvait d'abord,par des artifices, la faire s'entrouvrir et se fendre en crevasses qui dé-couvraient des grottes vomissant les bêtes destinées au spectacle; onl'inondait ensuite, la recouvrant d'une mer profonde qui charriaitforce monstres marins, et portait des vaisseaux tout armés prêts à li-vrer une bataille navale; puis on l'asséchait et l'aplanissait de nou-veau, pour le combat des gladiateurs; et enfin on y répandait, enguise de sable, du vermillon et de la résine de storax qui embaumaitpour y organiser un festin magnifique, pour tout ce nombre infini degens — dernier acte d'un seul jour!

Que de fois avons-nous vu S'ouvrir et s'abaisser l'arène,Et surgir des bêtes féroces du gouffre entrouvert,Ou s'élever une forêt dorée aux écorces safranées?Non seulement nous avons pu y voir les monstres des forêts,

14 Calpurnius, obscur poète imitateur de Virgile sous Néron, Églogues, VII, v. 47.15 Juvénal, III, vv. 159-161.

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baumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l'injure du temps,ils faisoient tendre cette immense capacité, tantost de voyles de pour-pre labourez à l'eguille, tantost de soye, d'une ou autre couleur, & lesavançoyent & retiroyent en un moment, comme il leur venoit en fan-tasie,

Quamvis non modico caleant spectacula sole, Vela reducuntur cùm venit Hermogenes.

Les rets aussi qu'on mettoit au devant du peuple, pour le defendrede la violence de ces bestes eslancees, estoient tyssus d'or,

auro quoque torta refulgent Retia.

S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est, où l'in-vention & la nouveauté, fournit d'admiration, non pas la despence.

23. En ces vanitez mesme, nous descouvrons combien ces sieclesestoyent fertiles d'autres esprits que ne sont les nostres. Il va de cettesorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions de la na-ture. Ce n'est pas à dire qu'elle y ayt lors employé son dernier effort.Nous n'allons point, nous rodons plustost, & tournevirons çà & là :nous nous promenons sur nos pas. Je crains que nostre cognoissancesoit foible en tous sens. Nous ne voyons ny gueres loing, ny guere ar-riere. Elle embrasse peu, & vit peu : courte & en estendue de temps, &en estendue de matiere.

Vixere fortes ante Agamemnona Multi, sed omnes illacrymabiles Urgentur, ignotique longa Nocte.

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Mais des phoques au milieu des combats d'ours,Et des chevaux marinsLe troupeau hideux! 16

22. Quelquefois aussi, on y a fait s'élever une haute montagnepleine d'arbres fruitiers et verdoyants, avec un ruisseau s'écoulant deson sommet, comme de la bouche d'une source vive. Quelquefois ony a promené un grand navire, qui s'ouvrait en deux de lui-même, etqui, après avoir fait sortir de son ventre quatre ou cinq cents bêtes decombat, se refermait et disparaissait, sans intervention humaine.Une autre fois encore, on fit s'élancer des jets d'eau depuis le bas,jaillissant vers le ciel, et qui, d'une hauteur incroyable, allaient arro-ser et parfumer la multitude. Pour se protéger des changements dutemps, on faisait tendre sur cette immense espace des voiles brodéesà l'aiguille, tantôt de pourpre, tantôt de soie, de diverses couleurs, eton les faisait avancer ou reculer en un instant, à volonté,

Même si un soleil ardent règne sur l'amphithéâtre,On retire les voiles sitôt que paraît Hermogène. 17

Les filets que l'on mettait devant le peuple pour le protéger de laviolence des bêtes sauvages qui s'élançaient sur lui étaient tissés defils d'or,

Les rets eux-mêmes brillent de l'or dont ils sont tissés. 18

S'il y a quelque chose d'excusable en de tels excès, c'est bien quandl'imagination et la nouveauté forcent l'admiration, et non leur coût.

23. Ces vanités elles-mêmes nous font découvrir combien ces siè-cles étaient fertiles en esprits différents des nôtres. Et il en est decette sorte de fertilité comme de toutes les autres productions de lanature: il ne faut pas croire qu'elle y ait mis tout ce dont elle est capa-ble. Pour nous, nous n'allons pas de l'avant, nous rôdons et tournonsen rond ici et là: nous ne marchons que sur nos propres pas. Jecrains que notre savoir ne soit un peu faible à tous égards: nous nevoyons pas bien loin, ni en avant, ni en arrière; il n'embrasse que peu

16 Calpurnius, Églogues, VII, vv. 64 sq.17 Martial, VII, 29, vv. 53-54.18 Calpurnius, op. cit. VII, vv. 53-54.

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Et supera bellum Trojanum & funera Trojæ, Multi alias alii quoque res cecinere poetæ.

Et la narration de Solon, sur ce qu'il avoit apprins des prestresd'Ægypte de la longue vie de leur estat, & maniere d'apprendre &conserver les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de re-fus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magni-tudinem regionum videremus, & temporum, in quam se iniciens ani-mus & intendens, ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ul-timi videat, in qua possit insistere : In hac immensitate infinita, visinnumerabilium appareret formarum.

24. Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques ànous, seroit vray, & seroit sçeu par quelqu'un, ce seroit moins querien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette mesme image du monde,qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive & racourcieest la cognoissance des plus curieux ? Non seulement des evenemensparticuliers, que fortune rend souvent exemplaires & poisans : maisde l'estat des grandes polices & nations, il nous en eschappe cent foisplus, qu'il n'en vient à nostre science. Nous nous escrions, du miraclede l'invention de nostre artillerie, de nostre impression : d'autreshommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ansauparavant. Si nous voyions autant du monde, comme nous n'envoyons pas, nous appercevrions, comme il est à croire, une perpe-tuelle multiplication & vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul & derare, eu esgard à nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance :qui est un miserable fondement de nos regles, & qui nous representevolontiers une tres-fauce image des choses. Comme vainement nousconcluons aujourd'huy, l'inclination & la decrepitude du monde, parles arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse & deca-dence :

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d'espace, et vit peu; il couvre une faible étendue de temps comme dematière.

Il y eut bien des héros avant Agamemnon,Mais nous ne les pleurons pas:Une longue nuitLes dissimule.19

Avant la Guerre de Troie et la mort de cette citéBien d'autres poètes ont chanté bien d'autres hauts faits.20

Et ce que raconte Solon de ce qu'il avait appris des prêtres d'Égypteconcernant la longue vie de leur état et leur façon d'apprendre et deconserver des histoires provenant de pays étrangers, ne me semblepas un témoignage allant à l'encontre de ce point de vue. «S'il nousétait possible de contempler dans toutes leurs parties l'immensitédes pays et des temps où l'esprit, se plongeant et s'étendant de tou-tes parts, se promène en tous sens sans jamais rencontrer de limitequi l'arrête, nous découvririons dans cet espace infini un nombre in-commensurable de formes.»21

24. Quand tout ce qui nous est parvenu du passé serait vrai, et se-rait connu de quelqu'un, ce serait moins que rien par rapport à ceque nous ignorons. Et comme elle est étroite et rétrécie, la connais-sance qu'en ont les plus curieux, de ce monde qui s'écoule pendantque nous y vivons! Non seulement quand il s'agit des événementsparticuliers, que le hasard rend souvent exemplaires et importants,mais encore de l'état des grandes sociétes et nations: il nous enéchappe cent fois plus qu'il n'en parvient à notre connaissance. Nouscrions au miracle devant l'invention de l'artillerie et de l'imprimerie;mais d'autres hommes, à l'autre bout du monde, en Chine, en dispo-saient déjà, mille ans auparavant! Si nous pouvions voir une aussigrande partie du monde que celle que nous ne voyons pas, nous

19 Horace, Odes, IV, 9, vv. 25-27.20 Lucrèce, V, vv 326-327. Mais la citation est inexacte: le texte de Lucrèce comporte

«bellum thebanum (Thèbes) et non bellum trojanum (Troie).21 D'après Cicéron, De natura deorum, I, xx. Mais Montaigne modifie tellement le

texte de Cicéron qu'il en est méconnaissable! (NdT).

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Montaigne: « ESSAIS » Livre III - Chap. 6Texte de 1595

Jamque adeo affecta est ætas, affectàque tellus :

Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance & jeunesse, par lavigueur qu'il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouvelle-tez & inventions de divers arts :

Verùm, ut opinor, habet novitatem, summa, recénsque Natura est mundi, neque pridem exordia coepit : Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur, Nunc etiam augescunt, nunc addita navigiis sunt Multa.

25. Nostre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous respondsi c'est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles, &nous, avons ignoré cettuy-cy jusqu'à c'est heure ?) non moins grand,plain, & membru, que luy : toutesfois si nouveau & si enfant, qu'onluy apprend encore son a, b, c : Il n'y a pas cinquante ans, qu'il nesçavoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vi-gnes. Il estoit encore tout nud, au giron, & ne vivoit que des moyensde sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de nostre fin, & ce Poëtede la jeunesse de son siecle, cet autre monde ne fera qu'entrer en lu-miere, quand le nostre en sortira. L'univers tombera en paralysie :l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur.

26. Bien crains-je, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison &sa ruyne, par nostre contagion : & que nous luy aurons bien cher ven-du nos opinions & nos arts. C'estoit un monde enfant : si ne l'avonsnous pas fouëté & soubsmis à nostre discipline, par l'avantage denostre valeur, & forces naturelles : ny ne l'avons practiqué par nostrejustice & bonté : ny subjugué par nostre magnanimité. La plus part deleurs responces, & des negotiations faictes avec eux, tesmoignentqu'ils ne nous devoient rien en clarté d'esprit naturelle, & en perti-nence. L'espouventable magnificence des villes de Cusco & de Mexi-co, & entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roy, où tous lesarbres, les fruicts, & toutes les herbes, selon l'ordre & grandeur qu'ilsont en un jardin, estoient excellemment formees en or : comme en

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apercevrions, c'est probable, une perpétuelle multiplication et unperpétuel changement de formes. Il n'est rien d'unique et de raredans la nature, cela n'existe que dans notre connaissance, qui est labase indigente de nos règles et qui ne nous donne généralementqu'une image extrêmement fausse des choses. C'est ainsi que nousconcluons aujourd'hui, sans aucune certitude, au déclin et à la décré-pitude du monde, en vertu des arguments que nous tirons de notrepropre faiblesse et décadence:

Tant il est vrai que notre âge a perdu ses forces et sa fertilité;22

Et c'est de façon aussi vaine que cet autre poète concluait à sa nais-sance et à sa jeunesse en fonction de la vigueur qu'il trouvait aux es-prits de son temps, fertiles en nouveautés et inventions dans diversdomaines:

À mon avis tout est nouveau et récent dans ce monde.C'est depuis peu qu'il est né, et c'est pourquoi, aujourd'hui,Certains arts s'améliorent et progressent encore.Tout comme de nos jours, bien des choses ont été ajoutéesAux navires.23

25. Notre monde vient d'en découvrir un autre. Et qui peut nousgarantir que c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, lesSybilles et nous-mêmes avons ignoré celui-là jusqu'à maintenant? Iln'est pas moins grand, ni moins plein, ni moins bien doté de mem-bres; mais il est si jeune et si enfant qu'on lui apprend encore son a,b, c. Il n'y a pas cinquante ans, il ne connaissait encore ni les lettres,ni les poids, ni les mesures, ni les vêtements, ni le blé, ni la vigne; ilétait encore tout nu dans le giron de sa mère et ne vivait que grâce àelle. Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme Lucrèce lefaisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera quevenir au jour quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paraly-sie: l'un de ses membres sera perclus et l'autre en pleine vigueur.

22 Lucrèce, II, v. 1150.23 Lucrèce, V, vv. 330 sq.

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son cabinet, tous les animaux, qui naissoient en son estat & en sesmers : & la beauté de leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en cot-ton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'in-dustrie. Mais quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberali-té, loyauté, franchise, il nous a bien servy, de n'en avoir pas tantqu'eux : Ils se sont perdus par cet advantage, & vendus, & trahis euxmesmes.

27. Quant à la hardiesse & courage, quant à la fermeté, constance,resolution contre les douleurs & la faim, & la mort, je ne craindroispas d'opposer les exemples, que je trouverois parmy eux, aux plus fa-meux exemples anciens, que nous ayons aux memoires de nostremonde par deçà. Car pour ceux qui les ont subjuguez, qu'ils ostent lesruses & batelages, dequoy ils se sont servis à les piper : & le juste es-tonnement, qu'apportoit à ces nations là, de voir arriver si inopine-ment des gens barbus, divers en langage, religion, en forme, & encontenance : d'un endroit du monde si esloigné, & où ils n'avoient ja-mais sçeu qu'il y eust habitation quelconque : montez sur des grandsmonstres incongneuz : contre ceux, qui n'avoient non seulement ja-mais veu de cheval, mais beste quelconque, duicte à porter & souste-nir homme ny autre charge : garnis d'une peau luysante & dure, &d'une arme trenchante & resplendissante : contre ceux, qui pour lemiracle de la lueur d'un miroir ou d'un cousteau, alloyent eschan-geant une grande richesse en or & en perles, & qui n'avoient nyscience ny matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostreacier : adjoustez y les foudres & tonnerres de nos pieces & harquebu-ses, capables de troubler Cæsar mesme, qui l'en eust surpris autantinexperimenté & à cett'heure, contre des peuples nuds, si ce n'est où

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26. J'ai bien peur que nous n'ayons grandement hâté son déclin etsa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons fait payer biencher nos idées et nos techniques. C'était un monde encore dans l'en-fance, et pourtant nous ne l'avons pas dressé24 ni plié à nos règles parla seule vertu de notre valeur et de nos forces naturelles. Nous nel'avons pas conquis par notre justice et notre bonté, ni subjugué parnotre magnanimité. La plupart de leurs réponses et les négociationsmenées avec eux ont montré qu'ils ne nous devaient rien en matièrede clarté d'esprit naturelle et de pertinence. L'extraordinaire magni-ficence des villes de Cuzco et de Mexico25, et parmi bien d'autresmerveilles, les jardins de ce roi où tous les arbres, les fruits et les her-bes, dans le même ordre et avec la même taille que dans un jardin or-dinaire, étaient en or, de même que dans son cabinet de curiosités,toutes les sortes d'animaux qui naissent en son pays et dans sesmers, la beauté de leurs ouvrages en joaillerie, en plumes, en coton,ou dans la peinture — tout cela montre bien qu'ils n'étaient pas nonplus moins habiles que nous. Mais quant à la dévotion, à l'obser-vance des lois, la bonté, la libéralité, la franchise, il nous a été bienutile d'en avoir moins qu'eux: cet avantage les a perdus, ils se sontvendus et trahis eux-mêmes.

27. Quant à la hardiesse et au courage, à la fermeté, à la constance,à la résolution face à la douleur, à la faim et à la mort, je ne crainspas d'opposer les exemples que je trouve parmi eux aux plus fameuxexemples des Anciens restés dans nos mémoires, dans ce monde-ci.En effet, si l'on tient compte du compréhensible étonnement de ces peuples-là de voir ainsi arriver inopinément des gens barbus, ayantun autre langage, une autre religion, différents dans leur aspect etleurs habitudes, venant d'un monde si éloigné et où ils n'avaient ja-mais su qu'il y eût de quelconques habitations, montés sur de grands

24 La traduction de «fouëté/foité» fait problème: le mot n'a pas la même résonnanceaujourd'hui; plus que d'un véritable châtiment corporel, le contexte indique qu'ils'agit de «faire plier» voire «stimuler» (cf. la traduction de Lanly, III, p. 121).«Dresser» m'a semblé comporter à la fois l'idée de coercition et de «mise aux nor-mes»; il est encore employé dans ce sens dans le langage populaire (NdT).

25 La source de Montaigne est ici comme en plusieurs endroits des «Essais» HistoireGénérale des Indes, de Lopez de Gomara, qui fut le secrétaire de Cortès.

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l'invention estoit arrivee de quelque tyssu de cotton : sans autres ar-mes pour le plus, que d'arcs, pierres, bastons & boucliers de bois : despeuples surpris soubs couleur d'amitié & de bonne foy, par la curiosi-té de veoir des choses estrangeres & incognues : ostez, dis je, aux con-querans cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de vic-toires.

28. Quand je regarde à cette ardeur indomtable, dequoy tant demilliers d'hommes, femmes, & enfans, se presentent & rejettent àtant de fois, aux dangers inevitables, pour la deffence de leurs dieux,& de leur liberté : cette genereuse obstination de souffrir toutes extre-mitez & difficultez, & la mort, plus volontiers, que de se soubsmettreà la domination de ceux, de qui ils ont esté si honteusement abusez :& aucuns, choisissans plustost de se laisser defaillir par faim & parjeusne, estans pris, que d'accepter le vivre des mains de leurs enne-mis, si vilement victorieuses : je prevois que à qui les eust attaquezpair à pair, & d'armes, & d'experience, & de nombre, il y eust faictaussi dangereux, & plus, qu'en autre guerre que nous voyons.

29. Que n'est tombee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs& Romains, une si noble conqueste : & une si grande mutation & al-teration de tant d'empires & de peuples, soubs des mains, qui eussentdoucement poly & defriché ce qu'il y avoit de sauvage : & eussent con-forté & promeu les bonnes semences, que nature y avoit produit :meslant non seulement à la cultures des terres, & ornement des villes,les arts de deça, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aus-si, meslant les vertus Grecques & Romaines, aux origineles du pays ?Quelle reparation eust-ce esté, & quel amendement à toute cette ma-chine, que les premiers exemples & deportemens nostres, qui se sontpresentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l'admiration, & imi-

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monstres inconnus, alors qu'ils n'avaient eux-mêmes, non seulementjamais vu de cheval, mais même de bête quelconque dressée à porterun homme ou d'autres charges; si l'on tient compte du fait qu'ils ontété mis en présence de gens ayant une «peau» luisante et dure et unearme tranchante et resplendissante, eux qui pour le miracle de lalueur d'un miroir ou d'un couteau étaient prêts à échanger de gran-des richesses en or ou en perles, et qui n'avaient aucun moyen, nimême le savoir nécessaire pour percer notre acier. Si l'on ajoute àcela la foudre et le tonnerre de nos pièces d'artillerie et de nos arque-buses, qui eussent été capables de troubler César lui-même, autantsurpris et inexpérimenté qu'eux devant de telles armes. Si l'on consi-dère que tout cela s'est fait contre des peuples nus, sauf dans les con-trées où on avait inventé quelque tissu de coton, et qui étaient sansautres armes que des arcs, des pierres, des bâtons et des boucliers debois, des peuples surpris sous prétexte d'amitié et de bonne foi, parla curiosité de voir des choses étrangères et inconnues... Si l'on tientcompte enfin des ruses et des stratagèmes par lesquels ceux qui lesont soumis sont parvenus à les tromper, et que l'on mette ainsi decôté tout ce qui a donné aux conquérants un énorme avantage, onleur ôte du même coup la cause de tant de victoires.

28. Quand je considère l'ardeur indomptable avec laquelle tant demilliers d'hommes, de femmes et d'enfants se sont exposés tant defois à des dangers inévitables pour la défense de leurs dieux et deleur liberté, et cette noble obstination à supporter les pires extrémi-tés et difficultés, et même la mort, plutôt que de se soumettre à la do-mination de ceux par qui ils ont été si honteusement trompés; quandje vois que certains ont préféré se laisser mourir de faim étant faitsprisonniers, plutôt que d'accepter de la nourriture des mains de leursennemis, si lâchement victorieux, je peux dire à l'avance que si on lesavait attaqués d'égal à égal, en armes, en expérience et en nombre, ledanger aurait été aussi grand, et même plus, qu'en toute autre parmiles guerres que nous connaissons.

29. Quel dommage qu'une si noble conquête ne soit pas tombéesous l'autorité d'Alexandre ou de ces anciens Grecs et Romains, et

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tation de la vertu, & eussent dressé entre-eux & nous, une fraternellesocieté & intelligence ? Combien il eust esté aisé, de faire son profit,d'ames si neuves, si affamees d'apprentissage, ayants pour la pluspart, de si beaux commencemens naturels ?

30. Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, & in-experience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, ava-rice, & vers toute sorte d'inhumanité & de cruauté, à l'exemple & pa-tron de nos moeurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la merca-dence & de la trafique ? Tant de villes rasees, tant de nations extermi-nees, tant de millions de peuples, passez au fil de l'espee, & la plus ri-che & belle partie du monde bouleversee, pour la negotiation des per-les & du poivre : Mechaniques victoires. Jamais l'ambition, jamais lesinimitiez publiques, ne pousserent les hommes, les uns contre les au-tres, à si horribles hostilitez, & calamitez si miserables.

31. En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns Espa-gnols prindrent terre en une contree fertile & plaisante, fort habitee :& firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees : Qu'ils es-toient gens paisibles, venans de loingtains voyages, envoyez de la partdu Roy de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquelle Pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté detoutes les Indes. Que s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroienttres-benignement traictez : leur demandoient des vivres, pour leurnourriture, & de l'or pour le besoing de quelque medecine. Leur re-montroient au demeurant, la creance d'un seul Dieu, & la verité denostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter, y adjoustansquelques menasses.

32. La responce fut telle : Que quand à estre paisibles, ils n'en por-toient pas la mine, s'ils l'estoient. Quant à leur Roy, puis qu'il deman-doit, il devoit estre indigent, & necessiteux : & celuy qui luy avoit faictcette distribution, homme aymant dissension, d'aller donner à untiers, chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre lesanciens possesseurs. Quant aux vivres, qu'ils leur en fourniroient :d'or, ils en avoient peu : & que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle

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qu'une si grande mutation et transformation de tant d'empires et depeuples ne soit pas tombée dans des mains qui eussent doucementpoli et amendé ce qu'il y avait là de sauvage, en confortant et en dé-veloppant les bonnes semences que la nature y avait produites, enmêlant non seulement à la culture des terres et à l'ornement desvilles les techniques de ce monde-ci, dans la mesure où cela eût éténécessaire, mais aussi en mêlant les vertus grecques et romaines auxvertus originelles de ce pays! Comme cela eût été mieux, et quelleamélioration pour la terre entière, si les premiers exemples que nousavons donnés et nos premiers comportements là-bas avaient suscitéchez ces peuples l'admiration et l'imitation de la vertu, s'ils avaienttissé entre eux et nous des relations d'alliance fraternelle! Comme ileût été facile alors de tirer profit d'âmes si neuves et si affamées d'ap-prendre, ayant pour la plupart de si belles dispositions naturelles!

30. Au contraire, nous avons exploité leur ignorance et leur inex-périence pour les amener plus facilement à la trahison, à la luxure, àla cupidité, et à toutes sortes d'inhumanités et de cruautés, à l'exem-ple et sur le modèle de nos propres moeurs! A-t-on jamais mis à ceprix l'intérêt du commerce et du profit? Tant de villes rasées, tant depeuples exterminés, passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plusbelle partie du monde bouleversée dans l'intérêt du négoce des perleset du poivre... Beau résultat! Jamais l'ambition, jamais les inimitiésouvertes n'ont poussé les hommes les uns contre les autres à de sihorribles hostilités et à des désastres aussi affreux.

31. En longeant la côte à la recherche de leurs mines, des Espa-gnols abordèrent une contrée fertile, plaisante, et fort peuplée. Ils fi-rent à ce peuple les déclarations habituelles: « Nous sommes desgens paisibles, arrivés là après un long voyage, venant de la part duroi de Castille, le plus grand prince de la terre habitable, auquel lePape, représentant de Dieu sur la terre, a donné autorité sur toutesles Indes. Si vous acceptez d'être tributaires de ce roi, vous serez trèsbien traités. Nous vous demandons des vivres pour notre nourritureet l'or nécessaire pour nos médicaments. Vous devez aussi accepterla croyance en un seul Dieu et la vérité de notre religion, que nous

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estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où toutleur soin regardoit seulement à la passer heureusement & plaisam-ment : pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit em-ployé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiment. Quant àun seul Dieu, le discours leur en avoit pleu : mais qu'ils ne vouloientchanger leur religion, s'en estans si utilement servis si long temps : &qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil, que de leurs amis & co-gnoissans. Quant aux menasses, c'estoit signe de faute de jugement,d'aller menassant ceux, desquels la nature, & les moyens estoient in-congnuz. Ainsi qu'ils se despeschassent promptement de vuyder leurterre, car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, leshonnestetez & remonstrances de gens armez, & estrangers : autre-ment qu'on feroit d'eux, comme de ces autres, leur montrant les tes-tes d'aucuns hommes justiciez autour de leur ville. Voylà un exemplede la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là, nyen plusieurs autres, où les Espagnols ne trouverent les marchandisesqu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse : quelque autrecommodité qu'il y eust : tesmoing mes Cannibales.

33. Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là & àl'avanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys : les derniers qu'ils enchasserent : Celuy du Peru, ayant esté pris en une bataille, & mis àune rançon si excessive, qu'elle surpasse toute creance, & celle là fi-dellement payee : & avoir donné par sa conversation signe d'un cou-rage franc, liberal, & constant, & d'un entendement net, & bien com-posé : il print envie aux vainqueurs, apres en avoir tiré un milliontrois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d'or : outre l'argent, &autres choses, qui ne monterent pas moins (si que leurs chevaux n'al-loient plus ferrez, que d'or massif) de voir encores, au prix de quelquedesloyauté que ce fust, quel pouvoit estre le reste des thresors de ceRoy, & jouyr librement de ce qu'il avoit reserré. On luy apposta unefauce accusation & preuve : Qu'il desseignoit de faire souslever sesprovinces, pour se remettre en liberté. Sur quoy par beau jugement,de ceux mesme qui luy avoient dressé cette trahison, on le condamnaà estre pendu & estranglé publiquement : luy ayant faict racheter le

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vous conseillons d'adopter.» Et ils ajoutaient à cela quelques mena-ces.

32. Leur réponse fut celle-ci: «Quant à être des gens paisibles,vous n'en avez pas l'allure, si toutefois vous l'êtes. Quant à votre roi,s'il a des choses à demander, c'est qu'il doit être indigent et nécessi-teux; et celui qui a fait cette répartition des terres doit être unhomme aimant les dissensions, pour aller donner à quelqu'un quel-que chose qui ne lui appartient pas, et le mettre ainsi en conflit avecles anciens possesseurs. Quant aux vivres, nous vous en fournirons,mais de l'or, nous en avons peu, car c'est une chose à laquelle nousn'attachons aucune importance, puisqu'elle est inutile à notre vie, etque notre seul souci consiste à la passer heureusement et agréable-ment. Quant à l'idée d'un seul Dieu, elle nous a intéressés mais nousne voulons pas abandonner une religion qui nous a été utile si long-temps, et notre habitude est de ne prendre conseil que de nos amis etdes gens que nous connaissons. Quant aux menaces, c'est le signed'une faute de jugement que de menacer des gens dont la nature etles ressources vous sont inconnus. En conséquence, dépêchez-vousde quitter notre territoire, car nous n'avons pas l'habitude d'êtrebienveillants envers des étrangers armés. Et dans le cas contraire, onfera avec vous comme avec les autres...» Et ils leur montraient les tê-tes d'hommes suppliciés qui entouraient leur ville. Voilà un exempledes balbutiements de ces prétendus «enfants»!

Mais quoi qu'il en soit, en cet endroit comme en beaucoup d'autresoù les Espagnols ne trouvèrent pas les marchandises qu'ils cher-chaient, ils ne s'arrêtèrent pas et ne firent pas d'incursion guerrière,quels que soient les autres avantages qu'ils eussent pu en tirer: les«cannibales» dont j'ai parlé pourraient en témoigner.

33. Des deux plus puissants monarques de ce monde-là — et peut-être même de celui-ci, étant rois de tant de rois — les derniers que lesEspagnols chassèrent, l'un était le roi du Pérou. Il fut pris au coursd'une bataille et soumis à une rançon tellement excessive qu'elle dé-passe l'entendement: elle fut pourtant fidèlement payée; il avait don-

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tourment d'estre bruslé tout vif, par le baptesme qu'on luy donna ausupplice mesme. Accident horrible & inouy : qu'il souffrit pourtantsans se desmentir, ny de contenance, ny de parole, d'une forme &gravité vrayement royalle. Et puis, pour endormir les peuples eston-nez & transis de chose si estrange, on contrefit un grand deuil de samort, & luy ordonna on des somptueuses funerailles.

34. L'autre Roy de Mexico, ayant long temps defendu sa ville assie-gee, & montré en ce siege tout ce que peut & la souffrance, & la perse-verance, si onques prince & peuple le montra : & son malheur l'ayantrendu vif, entre les mains des ennemis, avec capitulation d'estre trai-té en Roy : aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce til-tre : ne trouvant point apres cette victoire, tout l'or qu'ils s'estoientpromis : quand ils eurent tout remué, & tout fouillé, ils se mirent à enchercher des nouvelles, par les plus aspres gehennes, dequoy ils sepeurent adviser, sur les prisonniers qu'ils tenoient. Mais pour n'avoirrien profité, trouvant des courages plus forts que leurs tourments, ilsen vindrent en fin à telle rage, que contre leur foy & contre tout droictdes gens, ils condamnerent le Roy mesme, & l'un des principaux sei-gneurs de sa cour à la gehenne, en presence l'un de l'autre. Ce sei-gneur se trouvant forcé de la douleur, environné de braziers ardens,tourna sur la fin, piteusement sa veue vers son maistre, comme pourluy demander mercy, de ce qu'il n'en pouvoit plus : Le Roy, plantantfierement & rigoureusement les yeux sur luy, pour reproche de salascheté & pusillanimité, luy dit seulement ces mots, d'une voix rude& ferme : & moy, suis je dans un bain, suis-je pas plus à mon aise quetoy ? Celuy-là soudain apres succomba aux douleurs, & mourut sur laplace. Le Roy à demy rosty, fut emporté de là : Non tant par pitié (carquelle pitié toucha jamais des ames si barbares, qui pour la doub-teuse information de quelque vase d'or à piller, fissent griller devantleurs yeux un homme : non qu'un Roy, si grand, & en fortune, & enmerite) mais ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse

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né par son comportement les signes d'un coeur franc, libre et ferme,et d'un esprit clair et bien fait, et les vainqueurs en avaient déjà tiréun million trois cent vingt-cinq mille cinq cents onces d'or, sanscompter l'argent et un tas d'autres choses, dont la valeur n'était pasmoindre — au point que leurs chevaux ne portaient plus que des fersd'or massif. Il leur prit cependant l'envie de voir, au prix de quelquetrahison que ce fût, ce que pouvait contenir encore le reste des tré-sors de ce roi, et de profiter pleinement de ce qu'il avait conservé. Onl'accusa donc avec de fausses preuves, de vouloir soulever ses provin-ces pour recouvrer sa liberté; et par un beau jugement, rendu parceux-là mêmes qui étaient les auteurs de cette machination, on lecondamna à être pendu et étranglé publiquement, non sans lui avoirévité d'être brûlé vif en lui administrant le baptême pour se racheterlors de son supplice: traitement horrible et inouï, qu'il supporta ce-pendant sans s'effondrer, avec une contenance et des paroles d'unetournure et d'une gravité vraiment royales.

Et pour endormir les peuples stupéfaits et abasourdis par un traite-ment aussi exceptionnel, on simula un grand deuil, et on ordonnaque lui soient faites de somptueuses funérailles.

34. L'autre roi, celui de Mexico: il avait longtemps défendu sa villeassiégée, et montré pendant ce siège tout ce que peuvent l'enduranceet la persévérance, telles que jamais un prince et un peuple n'enmontrèrent. Mais il était tombé vivant, pour son malheur, entre lesmains de ses ennemis, ayant capitulé sous condition d'être traitécomme un roi (et d'ailleurs il ne leur fit rien voir dans sa prison quifût indigne de ce titre). Comme les Espagnols ne trouvaient pasaprès cette victoire tout l'or qu'ils s'étaient promis, et après avoir toutremué et tout fouillé, ils essayèrent d'en obtenir des nouvelles en ap-pliquant les plus terribles tortures aux prisonniers qu'ils détenaient.Mais ne parvenant à rien, en face de gens plus forts que les pires deleurs traitements, ils furent pris d'une telle rage que contrairement àla parole donnée, et en dépit du droit humain le plus élémentaire, ilscondamnèrent le roi lui-même et l'un des principaux personnages desa cour à la torture, l'un en présence de l'autre. Ce grand personnage,

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leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entreprisde se delivrer par armes d'une si longue captivité & subjection : où ilfit sa fin digne d'un magnanime Prince.

35. A une autrefois ils mirent brusler pour un coup, en mesme feu,quatre cens soixante hommes tous vifs, les quatre cens du communpeuple, les soixante des principaux seigneurs d'une province, prison-niers de guerre simplement. Nous tenons d'eux-mesmes ces narra-tions : car ilz y ne les advouent pas seulement, ils s'en ventent, & lespreschent. Seroit-ce pour tesmoignage de leur justice, ou zele enversla religion ! Certes ce sont voyes trop diverses, & ennemies d'une sisaincte fin. S'ils se fussent proposés d'estendre nostre foy, ils eussentconsideré que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie,mais en possession d'hommes : & se fussent trop contentez des meur-tres que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferem-ment une boucherie, comme sur des bestes sauvages : universelle, au-tant que le fer & le feu y ont peu attaindre : n'en ayant conservé parleur dessein, qu'autant qu'ils en ont voulu faire de miserables escla-ves, pour l'ouvrage & service de leurs minieres : Si que plusieurs deschefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste, par or-donnance des Roys de Castille, justement offencez de l'horreur deleurs deportemens, & quasi tous desestimez & mal-voulus. Dieu ameritoirement permis, que ces grands pillages se soient absorbez parla mer en les transportant : ou par les guerres intestines, dequoy ils sesont mangez entre-eux : & la plus part s'enterrerent sur les lieux, sansaucun fruict de leur victoire.

36. Quant à ce que la recepte, & entre les mains d'un prince mesna-ger, & prudent, respond si peu à l'esperance, qu'on en donna à sespredecesseurs, & à cette premiere abondance de richesses, qu'on ren-contra à l'abord de ces nouvelles terres (car encore qu'on en retirebeaucoup, nous voyons que ce n'est rien, au prix de ce qui s'en devoit

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succombant à la douleur, et entouré de brasiers ardents, tourna surla fin un regard pitoyable vers son maître, comme pour lui demanderpardon de ce qu'il n'en pouvait plus; alors le roi, plantant fièrementet carrément son regard dans le sien, pour lui reprocher sa lâcheté etsa pusillanimité, lui dit seulement ces mots, d'une voix rude et ferme:«Et moi? Crois-tu donc que je sois dans mon bain? Suis-je vraimentplus à l'aise que toi?» L'autre succomba sur le coup à ses douleurs, etmourut sur place. Le roi, à demi brûlé, fut enlevé de là. Ce ne futpourtant pas par pitié, car quelle pitié toucha jamais des âmes aussibarbares? Pour obtenir un éventuel renseignement sur quelque vased'or à piller, ces gens étaient capables de faire périr par le feu unhomme, même un roi, si grand soit-il par son destin et sa valeur!Mais c'est que sa constance rendait en vérité de plus en plus hon-teuse leur cruauté. Ils le pendirent par la suite, quand il tenta coura-geusement de se délivrer par les armes d'une aussi longue captivitéet de sa sujétion: il se donna ainsi une fin digne d'un prince d'une sigrande qualité.

35. Une autre fois, ils firent brûler vifs ensemble, dans un mêmebrasier, quatre cent soixante personnes, quatre cents hommes dupeuple et soixante autres pris parmi les principaux seigneurs d'uneprovince, qui étaient simplement prisonniers de guerre. C'est d'eux-mêmes que nous tenons ces récits; car il ne se contentent pas de lesavouer, ils s'en vantent, et les publient26! Serait-ce donc pour témoi-gner de leur souci de justice, ou de leur zèle envers la religion? Certesnon. Ce sont des procédés trop contraires, trop opposés à une sisainte fin. S'ils avaient eu pour but de propager notre foi, ils auraientcompris que cela ne se fait pas par la possession des territoires, maisdes hommes; et ils se seraient bien contentés des meurtres que cau-sent les nécessités de la guerre sans y ajouter une telle boucheriecomme s'il s'agissait de bêtes sauvages, et si générale, autant qu'ilsont pu y parvenir par le fer et le feu, n'en ayant volontairement con-servé que le nombre nécessaire pour en faire de misérables esclaves,à travailler et servir dans leurs mines. Au point que plusieurs de

26 Gomara, en effet, était espagnol.

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attendre) c'est que l'usage de la monnoye estoit entierement incognu,& que par consequent, leur or se trouva tout assemblé, n'estant en au-tre service, que de montre, & de parade, comme un meuble reservé depere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui espuisoient tousjoursleurs mines, pour faire ce grand monceau de vases & statues, à l'orne-ment de leurs palais, & de leurs temples : au lieu que nostre or esttout en emploite & en commerce. Nous le menuisons & alterons enmille formes, l'espandons & dispersons. Imaginons que nos Roysamoncelassent ainsi tout l'or, qu'ils pourroient trouver en plusieurssiecles, & le gardassent immobile.

37. Ceux du Royaume de Mexico estoient aucunement plus civili-sez, & plus artistes, que n'estoient les autres nations de là. Aussi ju-geoient-ils, ainsi que nous, que l'univers fust proche de sa fin : & enprindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ilscroyoyent que l'estre du monde, se depart en cinq aages, & en la viede cinq soleils consecutifs, desquels les quatre avoient desja fournyleurs temps, & que celuy qui leur esclairoit, estoit le cinquiesme. Lepremier perit avec toutes les autres creatures, par universelle inonda-tion d'eaux. Le second, par la cheute du ciel sur nous, qui estouffatoute chose vivante : auquel aage ils assignent les geants, & en firentvoir aux Espagnols des ossements, à la proportion desquels, la sta-ture des hommes revenoit à vingt paumes de hauteur. Le troisiesme,par feu, qui embrasa & consuma tout. Le quatriesme, par une émo-tion d'air, & de vent, qui abbatit jusques à plusieurs montaignes : leshommes n'en moururent point, mais ils furent changez en magots(quelles impressions ne souffre la lascheté de l'humaine creance !)Apres la mort de ce quatriesme Soleil, le monde fut vingt-cinq ans enperpetuelles tenebres : Au quinziesme desquels fut creé un homme, &une femme, qui refirent l'humaine race : Dix ans apres, à certain de

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leurs chefs, d'ailleurs souvent déconsidérés et détestés, ont été punisde mort sur les lieux de leurs conquêtes, par ordre des rois de Cas-tille, offensés à juste titre par l'horreur de leur comportement. Dieua fort justement permis que ces grands pillages soient engloutis parla mer pendant leur transport, ou à la suite de guerres intestines pen-dant lesquelles ils se sont entre-tués, et la plupart on été enterrés ences lieux sans qu'ils aient pu retirer aucun fruit de leur victoire.

36. Le butin ainsi amassé, même placé entre les mains d'un princeéconome et sage27, répond fort peu à l'espérance qu'on en donna àses prédécesseurs, et à la première abondance de richesses qu'on dé-couvrit d'abord: même si on en tire beaucoup, ce n'est rien en effetpar rapport à ce que l'on pouvait en attendre. C'est que l'usage de lamonnaie était entièrement inconnu là-bas, et que par conséquenttout l'or qu'ils possédaient fut trouvé entassé, ne servant qu'à la pa-rade et aux démonstrations, comme un meuble conservé de père enfils par des rois puissants, qui exploitaient toujours complètementleurs mines pour accumuler un grand monceau de vases et de statuesdestinés à l'ornement de leurs palais et de leurs temples. Chez nous,au contraire, l'or est employé pour la monnaie et le commerce: nousen faisons de menus morceaux, nous lui donnons mille formes, nousle répandons et le dispersons. Pouvons-nous imaginer un instant quenos rois aient ainsi amoncelé tout l'or qu'ils auraient trouvé au coursdes siècles, pour le garder à ne rien faire?

37. Les habitants du royaume de Mexico étaient plus civilisés etplus avancés dans leurs techniques que ne l'étaient ceux des autresnations de là-bas. C'est pourquoi ils pensaient, comme nous, quel'univers était proche de sa fin; et ils en prirent pour signe la désola-tion que nous y avons apportée. Ils croyaient que l'être du monde sedivise en cinq âges marqués par cinq soleils successifs, dont les qua-tre premiers avaient déjà fait leur temps, et que celui qui les éclairaitétait le cinquième. Le premier périt avec toutes les autres créaturesdans une inondation universelle. Le second, par la chute du ciel surla terre, qui étouffa tous les êtres vivants: ils situent à cet âge l'exis-

27 Philippe II d'Espagne, mort en 1598.

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leurs jours, le Soleil parut nouvellement creé : & commence depuis, lecompte de leurs annees par ce jour là. Le troisiesme jour de sa crea-tion, moururent les Dieux anciens : les nouveaux sont nays depuis dujour à la journee. Ce qu'ils estiment de la maniere que ce dernier So-leil perira, mon autheur n'en a rien appris. Mais leur nombre de cequatriesme changement, rencontre à cette grande conjonction des as-tres, qui produisit il y a huict cens tant d'ans, selon que les Astrolo-giens estiment, plusieurs grandes alterations & nouvelletez aumonde.

38. Quant à la pompe & magnificence, par où je suis entré en cepropos, ny Græce, ny Rome, ny Ægypte, ne peut, soit en utilité, oudifficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages, au cheminqui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis la ville de Qui-to, jusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieuës) droit, uny, largede vingt-cinq pas, pavé revestu de costé & d'autre de belles & hautesmurailles, & le long d'icelles par le dedans, deux ruisseaux perennes,bordez de beaux arbres, qu'ils nomment, Moly. Où ils ont trouvé desmontaignes & rochers, ils les ont taillez & applanis, & comblé les fon-drieres de pierre & chaux. Au chef de chasque journee, il y a de beauxpalais fournis de vivres, de vestements, & d'armes, tant pour les voya-geurs, que pour les armees qui ont à y passer. En l'estimation de cetouvrage, j'ay compté la difficulté, qui est particulierement considera-ble en ce lieu là. Ils ne bastissoient point de moindres pierres, que dedix pieds en carré : il n'avoient autre moyen de charrier, qu'à force debras en trainant leur charge : & pas seulement l'art d'eschaffauder :n'y sçachants autre finesse, que de hausser autant de terre, contreleur bastiment, comme il s'esleve, pour l'oster apres.

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tence des géants, dont ils firent voir des ossements aux Espagnols, etd'après lesquels la taille de ces hommes devait faire environ vingtpaumes28. Le troisième périt par le feu, qui embrasa et consuma tout.Le quatrième, sous l'effet d'une agitation de l'air et du vent, qui abat-tit même plusieurs montagnes; les hommes n'en moururent point,mais furent changés en singes (jusqu'où peut aller la crédulité hu-maine!29) Après la mort de ce quatrième soleil, le monde fut vingt-cinq ans dans de perpétuelles ténèbres; à la quinzième année de cettepériode, l'homme fut créé, ainsi qu'une femme, et ils refirent la racehumaine. Dix ans plus tard, un certain jour, le soleil nouvellementcréé leur apparut, et le compte de leurs années commence depuis cejour-là. Le troisième jour depuis son apparition, les dieux anciensmoururent, et les nouveaux sont nés depuis lors, petit à petit. L'au-teur où j'ai pris cela ne m'a rien appris sur la façon dont ils pensentque ce dernier soleil périra à son tour. Mais le nombre de leurs an-nées comptées depuis le quatrième changement rejoint la grandeconjonction des astres qui se produisit il y a huit cents ans, d'aprèsles estimations des astrologues, et provoqua plusieurs grands chan-gements et nouveautés dans le monde.

38. À propos de la pompe et de la magnificence, qui m'ont amené àparler de tout cela, ni la Grèce, ni Rome, ni l'Égypte ne peut, tant dupoint de vue de l'utilité que de la difficulté, comparer aucun de sesouvrages d'art au chemin que l'on peut voir au Pérou, construit parles rois de ce pays, depuis la ville de Quito jusqu'à celle de Cusco,long de trois cent lieues30, droit, uni, large de vingt-cinq pas, pavé etrevêtu de chaque côté de belles et hautes murailles, le long desquel-les, à l'intérieur, coulent constamment deux beaux ruisseaux bordés

28 On discute toujours pour savoir si la «paume» en question est celle qui fait 10 cm,ou s'il s'agit de l'empan qui en fait au moins 20, ou enfin la palme italienne qui va-lait de 22 à 30 cm... Mais si une taille de 2 m ne semble pas vraiment «gigantes-que» pour nous aujourd'hui, n'oublions pas que Montaigne, comme beaucoup deses contemporains d'ailleurs, était petit. Il le déplore lui-même.

29 Et c'est Montaigne qui écrit cela, lui qui raconte sans s'émouvoir les histoires lesplus abracadabrantes du moment qu'elles sont prises dans Plutarque ou Pline!Amusant... (NdT).

30 Il y a 1600 km à vol d'oiseau entre ces deux villes sur nos cartes d'aujourd'hui.

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39. Retombons à nos coches. En leur place, & de toute autre voi-ture, ils se faisoient porter par les hommes, & sur les espaules. Cedernier Roy du Peru, le jour qu'il fut pris, estoit ainsi porté sur desbrancars d'or, & assis dans une chaize d'or, au milieu de sa bataille.Autant qu'on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas (car on levouloit prendre vif) autant d'autres, & à l'envy, prenoient la place desmorts : de façon qu'on ne le peut onques abbatre, quelque meurtrequ'on fist de ces gens là, jusques à ce qu'un homme de cheval l'allasaisir au corps, & l'avalla par terre.

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de beaux arbres nommés «mollis». Quand ils ont rencontré des mon-tagnes et des rochers, ils les ont taillés et aplanis, et ils ont comblé lesfondrières avec de la pierre et de la chaux. À chaque étape il y a debeaux palais garnis de vivres, de vêtements, d'armes, tant pour lesvoyageurs que pour les armées qui ont à y passer. Dans l'apprécia-tion que j'ai faite de l'ouvrage, j'ai tenu compte de la difficulté, qui estparticulièrement importante en ces contrées. Ils bâtissaient avec despierres carrées qui ne faisaient pas moins de dix pieds de côté, et ilsn'avaient d'autre moyen de les charrier qu'à la force de leurs bras, enles traînant. Ils ne connaissaient pas l'art des échafaudages, et ne dis-posaient pas de moyens plus élaborés que celui qui consiste à faireune levée de terre contre leur bâtiment, au fur et à mesure de saconstruction, et l'enlever ensuite.

39. Et pour en revenir à nos voitures... À leur place, et à la place detout autre moyen de transport, ils se faisaient porter par des hom-mes, sur leurs épaules. Le dernier roi du Pérou, le jour où il fut faitprisonnier, était ainsi porté sur des brancards en or, assis sur unechaise en or, au milieu de son armée en bataille. Et à chaque porteurque l'on tuait pour le faire tomber (car on voulait le prendre vivant),un autre prenait la place du mort, si bien qu'on ne put jamais le jeterà bas, quelque massacre que l'on fît de ces gens-là, jusqu'au momentoù un cavalier alla le saisir à bras-le-corps et le jeta à terre.