MolkoWilson Dehaene Dyscalculie La Recherche 2004

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    NEUROSCIENCES

    EN DEUX MOTSOn en parle peu, et pourtant ilsexistent.Les troubles du calcul sont assez rpandus.

    Do peuvent-ils venir ? Le laboratoire de neuro-imagerie

    cognitive dOrsay sest intress la dyscalculie dvelop-

    pementale qui apparat chez des enfants ayant une

    intelligence normale et vivant dans un contexte social

    quilibr. Selon les premiers rsultats, elle serait due

    un trouble primaire de la perception des nombres. Vers

    2 ou 3 ans, lutilisation des doigts pourrait jouer aussi

    un rle fondamental. Cest ce que tente de dmontrer

    lquipe du laboratoire de psychologie sociale de

    luniversit Blaise-Pascal Clermont-Ferrand.

    7-3 = 2 !

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    1. Dyscalculie,le sens perdu des nombres

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    Ds lge de 6 mois, le nourris-

    son sait discriminer les petites

    quantits. Pourtant, certains

    enfants atteints de dyscalculie

    ne parviendront jamais effec-

    tuer les calculs les plus lmen-

    taires. Aujourdhui, il existe un

    espoir de les rduquer. Car on

    commence comprendre les

    fondements crbraux de ce

    trouble du dveloppement.

    Stanislas Dehaene,directeur de recherche

    lInserm et responsable

    de lunit mixte Inserm-

    CEA de neuro-imagerie

    cognitive Orsay.

    Nicolas Molko,neurologue, a ralis

    sa thse de sciences en 2003

    sur les bases crbrales

    de la dyscalculie.

    Anna Wilson,chercheuse post-doctorat

    dans lunit mixte

    Inserm-CEA, dveloppe

    un logiciel de rducation

    de la dyscalculie.

    C

    ertains enfants, bien quayant une intelli-gence normale, narrivent pas rsoudredes oprations aussi simples que 7 3.Dautres ne parviennent pas valuer lil nu de petites quantits, mme lorsquil

    ny a que deux ou trois objets devant eux. En outre, ils ontle plus grand mal comprendre quun nombre puissetre plus grand quun autre. Plusieurs tudes paruesaux tats-Unis et en Isral estiment que 5 % des enfantsont des difficults inhabituelles dans lapprentissage delarithmtique [1, 2].Ce trouble est appel dyscalculie dveloppementale. Il serapproche de la dyslexie, qui se manifeste, elle, par desdifficults dans lapprentissage de la lecture. Comme cettedernire, il peut tre dtect chez des enfants qui prsen-tent un quotient intellectuel (QI) normal ou suprieur la moyenne, et qui vivent dans un environnement socialet familial sans problme majeur (lire ci-contre Trois

    critres de diagnostic ). Comme elle aussi, la dyscalculiepeut ou non tre associe dautres dficits cognitifs(problmes dorientation dans lespace, troubles de lamotricit, de lattention, etc.).

    Nuls en mathsPourtant, la dyscalculie est bien moins connue et tudieque la dyslexie. Sans doute parce que certains enfantsarrivent la dissimuler en dveloppant des stratgies decontournement, par exemple en apprenant par cur latable de multiplication sans en comprendre le sens. Alorsque dautres se contentent dadmettre sans sourciller, avec

    leurs parents et leur instituteur, quils sont tout simplement nuls en maths , sans chercher comprendre pourquoi. lge adulte, les dyscalculiques continuent rencontrerdes difficults dans la vie quotidienne : bien souvent, ils

    ne comprennent pas le prix dun produit, ne savent pasestimer une distance ou la taille dun objet. Leur parcoursprofessionnel peut sen trouver affecter. Mme si des r-ducations existent, leur efficacit reste mal connue. Si lonparvenait identifier une cause primaire propre toutesles formes que peut revtir ce trouble, cela pourrait changerla donne.

    Contributions gntiquesDo provient la dyscalculie dveloppementale ? Il existeprobablement une contribution gntique : chez les jumeauxhomozygotes, si lun est atteint, lautre lest galement dans70 % des cas [3]. La dyscalculie est souvent prsente, quoique

    pas toujours, dans des pathologies dorigine gntiquecomme le syndrome de Turner*, lX fragile*, ou encorele syndrome de Williams*. Cependant, les facteurs envi-ronnementaux occupent aussi une place importante, en par-ticulier dans les phases prcoces du dveloppement crbral.Ainsi, on observe une frquence plus leve de dyscalculiechez les enfants ns prmaturment et chez ceux qui sontexposs pendant la priode ftale lintoxication alcooliquede leur mre [4].Au-del de ces facteurs gntiques et environnementaux,comment tudier les causes de la dyscalculie ? Commentremonter sa source, alors que les enfants dyscalculiquesprsentent souvent dautres perturbations associes ? Dans

    notre laboratoire du service hospitalier Frdric-Joliot(SHFJ), nous pensons aujourdhui que, chez un grandnombre denfants, la dyscalculie dveloppementale estlie un trouble primaire de la perception des nombres,en rapport avec une dsorganisation des neurones de largion intraparitale du cortex. Plusieurs travaux nousont mis sur cette piste.Tout dabord, il existe vraisemblablement une cause spci-fique ce trouble. Quelques exemples remarquables dedyscalculie sans dficits associs le mettent en vidence.Ainsi, le neuropsychologue britannique Brian Butter-

    N 379 | OCTOBRE 2004 | LARECHERCHE43

    NEUROSCIENCES

    LA DYSCALCULIE EST DITE DVELOPPEMENTALE CAR ELLE AFFECTE LAPPRENTISSAGE

    chez lenfant. Elle se distingue de lacalculie acquise la suite dune lsion crbrale

    chez ladulte. Elle peut se diagnostiquer selon trois critres dfinis dans la classification

    amricaine des troubles mentaux DSM IV :

    les aptitudes arithmtiques, values par des tests standardiss, sont nettement

    en dessous du niveau escompt compte tenu de lge du sujet, de son dveloppe-

    ment intellectuel et dun enseignement appropri son ge ;

    le trouble interfre de manire significative avec la russite scolaire de lenfant

    ou les activits de la vie courante ;

    les difficults mathmatiques ne sont pas lies un dficit sensoriel.

    Trois critres de diagnostic

    [1] V. Gross-Tsur, Dev. Med.Child Neurol., 38, 25, 1996.

    [2] R.S. Shalev et al., Pediatr.Neurol., 24, 337, 2001.

    [3] M. Alarcon et al.,J. LearnDisabil, 30, 617, 1997.

    [4] K. Kopera-Frye et al.,Neuropsychologia, 34, 1187,

    1996.

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    NEUROSCIENCES

    worth dcrit le cas dun homme dsign par les ini-tiales C. W. g de 30 ans, il prsente une intelligence tout fait normale et a reu une ducation pousse. Pourtant,il narrive pas rsoudre de simples additions et sous-tractions ds que les chiffres dpassent 5. Plus tonnantencore, il narrive pas dterminer rapidement, lors dune

    simple comparaison de deux chiffres, lequel est le plusgrand. C. W. prsente une dyscalculie particulirementsvre. Son histoire suggre quil a t dpourvu de toutecapacit de perception numrique ds lenfance.Un autre cas, rapport par le neurobiologiste amricainLucien Levy, illustre quel point ce dficit peut treslectif [5]. J. S., un jeune homme de 18 ans, montre destroubles svres du calcul ds lcole lmentaire, associs une difficult pour compter sur ses doigts (lire larticlep. 47). Cependant, J. S. prsente une intelligence tout fait normale, voire suprieure, dans les autres domainescognitifs. Il a mme eu un parcours scolaire brillant,

    couronn par diffrents prix pour des inventions mca-niques. Malgr les nombreuses stratgies labores pourcompenser ses problmes avec les nombres, la dyscalculiede J. S. se manifeste clairement quand la difficult des cal-culs augmente, et quand ses stratgies de contournementsont mises en chec.

    Lsions crbralesDans ces deux cas, la paresse, un manque de motiva-tion ou une scolarit inapproprie ne peuvent expliquerles difficults rencontres lors de lapprentissage delarithmtique. Un dficit biologique plus spcifiquesemble tre en cause. Un deuxime indice va dans ce

    sens : lexistence dune similarit de symptmes entrela dyscalculie dveloppementale de lenfant et lacalculiequi touche certaines personnes, la suite dun accidentvasculaire crbral. Ces patients dits acalculiques neprsentent pas forcment de troubles du langage, de lalecture ou de la mmoire. Cependant, alors quils ma-trisaient parfaitement les bases de larithmtique avantleur accident, ils sont incapables de rsoudre la moindreopration ou destimer les quantits. Ils ont perdu le senslmentaire des nombres [6, 7, 8].Les lsions qui conduisent cette pathologie affectentle plus souvent la rgion paritale gauche, qui parat

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    Les neurones du calculFig.2

    LES DEUX RGIONS O LON A OBSERV DES NEURONES SENSIBLES AU NOMBRE chez le singemacaque sont le cortex prfrontal et le fond du sillon intraparital (colores en jaune dans

    limage du bas). La localisation de ces rgions rappelle celle des rgions impliques dans la

    manipulation des quantits chez lhomme (colores en jaune dans limage du haut). Dans la

    zone intraparitale, lhomologie entre le macaque et lhomme est frappante : cette rgion

    pourrait avoir t largement conserve au cours de lvolution. Dans le cortex prfrontal, en

    revanche, une dformation serait ncessaire pour faire concider les rgions, ce qui suggre

    un degr plus important de rorganisation au cours de lvolution.

    Les rgions crbrales du calcul LIMAGERIE CRBRALE A PERMISDE LOCALISER prcisment un largerseau qui sactive lors du calcul

    mental (A). Il implique de multiples

    rgions qui sont distribues dansles lobes frontaux et paritaux, et

    varient en partie suivant le type de

    calcul effectu : comparaison, addi-

    tion, soustraction ou multiplication.

    Le sillon intraparital est systmati-

    quement activ (B) pour toutes lestches qui ncessitent une manipula-

    tion des quantits, mais pas le sillon

    central, ni le sillon temporal. Le sillon

    intraparital est aussi impliqu dans

    dautres fonctions comme le langage,

    lattention, les saccades oculaires.

    Fig.1

    *Le syndromede Turner affecteuniquement les filles

    et se manifeste par des

    dsordres physiologiques

    et des troubles cognitifsmodrs.

    *Le syndrome de lXfragile se caractrisechez les garons par

    un retard mental

    associ des troubles

    de lattention, une

    hyperactivit et, parfois,

    des traits autistiques.

    *Le syndromede Williams semanifeste par des

    dficits importants de laperception visuospatiale

    et de larithmtique,

    et a contrario des

    performances verbales

    trs dveloppes.

    U

    NITDENEUROIMAGESCOGNITIVE/INSERM-CEA

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    jouer un rle bien particulier dans le traitement desnombres. Dans certains cas, une lsion de la partiepostro-infrieure du lobe parital gauche peut mmeentraner un syndrome de Gerstmann* complet, avecperte du sens des nombres mais aussi de lespace, desdoigts et de lcriture. Or, chez lenfant, il nest pas rareque la dyscalculie saccompagne en outre dun syndrome

    de Gerstmann dveloppemental. Un dveloppementanormal du lobe parital, sous linfluence de facteursgntiques ou environnementaux, pourrait donc tre lorigine de la dyscalculie de lenfant. Ces mmes facteurspourraient aussi affecter dautres circuits crbraux, cequi expliquerait lassociation frquente de la dyscalculieavec dautres pathologies dveloppementales.Si la dyscalculie repose ainsi sur des fondements crbraux,comment les observer ? Commenons par caractriser lesrgions du cerveau qui, chez ladulte normal, sont impli-ques dans le sens des nombres et dans le calcul mental.Les tudes en imagerie fonctionnelle montrent quun large

    rseau impliquant le lobe frontal et le lobe parital est activdans le calcul mental, opration complexe ncessitant lacoordination entre des aires crbrales impliques dans lammoire, lattention et le langage [fig. 1].

    Manipulation et mmorisationAu sein de ce large rseau fonctionnel, nous avons mis

    lhypothse quil y aurait au moins deux systmes crbrauximpliqus dans le calcul mental [9, 10] : lun est non verbal,fond sur le sens des nombres et la manipulation des quan-tits ; lautre est verbal et fond sur la mmorisation des calculs(additions simples et tables de multiplication), indpendam-ment de la perception des nombres. Nous pensons que lepremier de ces systmes, le plus fondamental, est la basede nos capacits en arithmtique. En effet, le calcul na pastoujours besoin de la mmoire verbale : de nombreuses opra-tions, comme la soustraction ou la comparaison, demandentde manipuler des quantits sans faire appel pour autant lammorisation exhaustive dune table.

    NEUROSCIENCES

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    QUEST-CE QUUN NOMBRE POUR LE CER-

    VEAU ?Comment apparat la reprsentationmentale des nombres au cours du dvelop-

    pement crbral*? Le sens des nombres est-

    il spcifiquement humain ? Contrairement

    aux thories labores dans les annes

    cinquante, suggrant lapparition tardive

    des capacits numriques chez lenfant,

    des tests non verbaux ont montr que le

    nourrisson, ds lge de 6 mois, dispose de

    capacits insouponnes discriminer des

    petites quantits, les additionner ou les

    soustraire.

    Plusieurs tudes comportementales ont

    montr que de nombreux animaux, commeles singes, les dauphins, les oiseaux et aussi

    les rongeurs, ont un sens lmentaire des

    nombres similaire celui de lenfant. Les

    tudes de la perception numrique chez

    lanimal et lhomme suggrent que la re-

    prsentation mentale des nombres au cours

    de lvolution suit un principe lmentaire

    qui sapplique la perception visuelle ou

    auditive, la loi de Weber . Selon celle-ci,

    le seuil de discrimination de deux stimuli

    augmente en proportion de leur intensit.

    Cette caractristique de la reprsentation

    numrique est mise en vidence lorsdune simple tche de comparaison

    de deux nombres en faisant varier la

    taille des nombres ( effet de taille ) et la

    distance qui les spare ( effet de distance )[17]. Les hommes, comme les animaux, discri-

    minent plus facilement les diffrences entre

    les nombres lorsquils sont de petite plutt

    que de grande taille : notre cerveau peroit

    plus facilement la diffrence entre 4 et 5

    quentre 64 et 65 ; et lorsque la distance qui

    spare les nombres augmente : la diffrence

    entre 64 et 68 est plus facile discriminer que

    celle entre 64 et 65. Cette similitude appuie

    lhypothse que nos capacits arithmtiques

    sont issues dune longue histoire volutive.Les recherches en thologie ont, par ailleurs,

    confirm lavantage volutif quapporte la

    perception du nombre, quil sagisse dva-

    luer une quantit de nourriture ou la taille

    dun groupe de congnres.

    * Les familles qui souhaitent participer

    une tude gntique sur la dyscalculie

    peuvent sadresser Madame Baju, au

    SHFJ, [email protected]

    Le sens des nombres, un avantage volutif ?

    [5] L. Levy et al., Neurology,53, 639, 1999.

    [6] L. Cipolotti et al., Brain,114, 2619, 1991.

    [7] Y. Takayama et al.,Archives of Neurology, 51,

    286, 1994.

    [8] C. Lemer et al.,Neuropsychologia, 41,

    1942, 2003.

    [9] S. Dehaene et L. Cohen,Mathematical Cognition, 1,

    83, 1995.

    [10] S. Dehaene et al.,Science, 284, 970, 1999.

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    Le premier systme de calcul fait principalement appel ausillon intraparital, une scissure qui sinsre en profondeur ausein du lobe parital [fig. 1]. Cette rgion sactive automatique-ment dans les deux hmisphres pour toutes les tches quincessitent une manipulation des quantits [11]. La prsenta-tion visuelle de chiffres des sujets suffit dailleurs entranerune activit dans la rgion intraparitale, de mme quelestimation numrique densembles dobjets [12].Sagit-il simplement du rsultat de lacquisition scolaire delarithmtique ? Non, car le mme systme se retrouve chezlanimal. En 2002, les neurobiologistes Andreas Nieder etEarl Miller, du MIT, ont identifi, dans le sillon intraparitaldu singe macaque, des neurones rpondant slectivement

    certaines quantits dobjets, de 1 jusqu 5 [fig. 2][13].Ces travaux suggrent que la rgion intraparitale contientun code neuronal des quantits approximatives, qui serait unhritage de lvolution. Cependant, alors que les neurones

    des autres primates ne rpondent quaux ensembles concretsdobjets, lapprentissage du langage et de lcriture permet la rgion intraparitale humaine de sactiver galement par lebiais de notations symboliques des nombres, par exemple les

    chiffres arabes. Elle fournit donc un sens quantitatif, une intui-tion numrique des symboles, qui, sans cela, resteraient videsde sens. Sans doute larithmtique constitue-t-elle un domainenaturel de la pense humaine, hrit des millions dannesdvolution de notre cerveau dans un environnement dont lenombre constitue un paramtre essentiel. On comprend alorsque la dsorganisation prcoce de ces circuits corticaux puisseconduire une perte slective du sens des nombres.Les avances de limagerie crbrale permettent prsentde tester cette hypothse en visualisant directement lesdsorganisations crbrales lies la dyscalculie.Laspectmacroscopique du tissu crbral est le plus souvent normal,comme dans de nombreuses autres pathologies dveloppe-

    mentales. Cependant, ce rsultat est trompeur. Le trouble sesitue une chelle microscopique invisible lil nu. Cestce qua observ Lucien Levy chez le patient J. S., ce jeunehomme de 18 ans la scolarit brillante en dpit dunesvre dyscalculie. Alors que lanalyse en imagerie conven-tionnelle de lanatomie crbrale de J. S. semblait normale,une tude en spectroscopie par rsonance magntique* apour la premire fois montr des anomalies mtaboliquesdans la rgion paritale infrieure gauche. Les rsultats sug-graient ainsi une dsorganisation anatomique des rseauximpliqus dans le calcul.

    Diagnostic prcoce

    Une autre tude en imagerie par rsonance magntique amontr une rduction de la densit de matire grise dans largion paritale infrieure gauche chez des enfants dyscal-culiques ns prmaturment, compars un groupe tmoindenfants galement ns prmaturment mais ne prsentantpas ce trouble [14].Enfin, ltude que nous avons mene en 2003 au SHFJ sur ladyscalculie associe au syndrome deTurner a montr unedsorganisation anatomique du sillon intraparital, droitecette fois [15]. Dans la mesure o les plissements corticauxse mettent en place au cours du troisime trimestre de lagrossesse, cette dsorganisation pourrait indiquer un troubleprcoce du dveloppement crbral entre la vingt-huitime

    la trentime semaine de gestation. Cette anomalie anato-mique tait associe une modulation anormale de lactivitfonctionnelle dans ce sillon en fonction de la taille des nom-bres [fig. 3]. Chez le sujet normal, lactivation augmente avecla taille des nombres. Ce ntait pas le cas chez les patientes,et celles-ci prsentaient un ralentissement particulier lorsqueles calculs portaient sur des grands nombres.Des anomalies fonctionnelles bilatrales du sillon intra-parital ont galement t trouves dans une autre dyscal-culie associe une pathologie gntique, le syndrome delX fragile [16]. Ainsi, la rgion paritale apparat comme lednominateur commun aux dyscalculies observes dans

    NEUROSCIENCES

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    LES PREMIERS RSULTATS OBTENUS AVEC UN LOGICIEL POUR TRAITER LA DYSLEXIEsont encourageants [18]. Cest pourquoi nous nous sommes lancs dans un projet

    similaire pour tenter de rduquer les enfants dyscalculiques gs de 8 10 ans.

    Notre approche est fonde sur un entranement intensif du sens lmentaire des

    quantits laide dun logiciel proche dun jeu de loie. Lide est de faire travailler

    les enfants directement sur les quantits, sans passer par le langage, laide dexer-

    cices de comparaison de nombres prsents sous un aspect ludique. La difficult

    des exercices est module par des facteurs comme la distance, la taille ou le mode

    de prsentation des nombres. Un algorithme adapte en permanence les exercices

    au niveau du joueur afin quil russisse toujours dans 75 % des essais. Ainsi, lenfant

    travaille un niveau de difficult optimal sans pour autant se dcourager.

    Concevoir une rducationpar ordinateur

    Les effets du syndrome de Turner Fig.3

    CHEZ LES PATIENTES ATTEINTES dun syndrome de Turner*, onremarque, entre autres, une dsorganisation du sillon intraparital

    droit (zone verte dans lclat du cerveau, en bas). Cela suggre

    un trouble du dveloppement crbral du ftus vers la fin de la

    grossesse, quand les plissements corticaux se mettent en place.

    [11] S. Dehaene et al.,Cognitive Neuropsychology,

    20, 487, 2003.

    [12] E. Eger et al., Neuron,37, 719, 2003.

    [13] A. Nieder et al., Science,297, 1708, 2002.

    [14] E. Isaacs et al., Brain,124, 1701, 2001.

    [15] N. Molko et al., Neuron,40, 847, 2003.

    [16] S. Rivera et al., Hum.Brain Mapp, 16, 206, 2002.

    [17] S. Dehaene et al.,Trends in Neuroscience, 21,

    355, 1998.

    [18] E. Temple et al., PNAS,100, 2860, 2003.

    *Le syndromede Gerstmann combine quatre

    symptmes : troubles

    de la reconnaissance

    des doigts, difficult

    identifier la droite

    et la gauche,

    maladresse dans

    lcriture, et difficults

    en arithmtique.

    *La spectroscopiepar rsonancemagntique permetdidentifier la prsence

    et labondance demolcules essentielles

    la machinerie

    cellulaire telles que la

    choline, la cratine ou

    le N-acetyl-aspartate.

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    7-3 = 2 !2. Compter sur les doigts,

    une tape ncessaireDans la plupart des socits,

    les enfants, et parfois mme les

    adultes, utilisent leurs doigts

    pour compter. Mais est-ce

    une tape indispensable ? Les

    tudes les plus rcentes sur la

    question semblent confirmer

    un lien entre lutilisation des

    doigts et les performances en

    arithmtique.

    Le neuropsychologue britannique BrianButterworth a montr que les enfants sontloin dtre tous gaux dans leur maniredapprhender larithmtique. Sans pourautant tre dyscalculiques (lire larticle

    p. 42), certains russissent moins bien que dautres lors-quils apprennent compter vers lge de 4 ou 5 ans.Ainsi, des enfants ne prsentant aucun trouble dulangage, ni de la logique, se trompent pour dnombrerdes collections dobjets en les pointant avec leur

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    NEUROSCIENCES

    une grande varit de pathologies dveloppementales. Les anomalies seretrouvent le plus souvent dans lhmisphre gauche, mais parfois aussidans lhmisphre droit, sans que nous sachions pour linstant expliquerces variations de latralisation.

    Ces premiers travaux confortent lide que la dyscalculie, chez de nombreuxenfants, puisse tre lie une cause primaire, la perte du sens des nombres.Nous pensons pouvoir montrer que la rgion paritale sactive ds la premireanne de vie, et que sa dsorganisation pourrait donc se diagnostiquer trsprcocement (lire Le sens des nombres, un avantage volutif ? , p. 45).

    Mais la plasticit du cerveau de lenfant tant considrable, il ny a pas deraison de penser que la dyscalculie soit irrmdiable. En fait, il devrait trepossible de rduquer les enfants dyscalculiques en dveloppant leur senslmentaire des quantits numriques. Nous comptons y parvenir par le

    biais dun jeu informatis (lire ci-contre Concevoir une rducation parordinateur ). Limagerie crbrale devrait permettre de vrifier si, avecune telle rducation, on parvient rtablir tout ou partie des fonctionsnormales du sillon intraparital. S. D., N. M. et A. W.

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    doigt : par exemple, ils comptent 23 jetons alorsquil y en a 25. En tudiant ce trouble, nous avons pensquil pourrait venir dune perturbation dans lutilisationdes doigts pour compter. Do notre hypothse que

    compter sur les doigts serait une tape ncessaire pourapprendre calculer. Mais comment le prouver ?Dans beaucoup de cultures, les enfants recourent auxdoigts pour effectuer certaines oprations : montrer unequantit, additionner, dterminer le nombre de jourssparant deux dates, etc. Toutefois, les conventions quirgissent leur utilisation peuvent varier dun pays lautre : pour compter, les Japonais dmarrent la mainouverte et abaissent les doigts, alors que les Occidentauxet les Chinois font linverse.

    Reconnatre ses doigtsOn constate que, vers lge de 2-3 ans, les enfants lvent

    et abaissent les doigts pour simuler lajout ou le retraitdlments. Il ne semble pas quon leur ait enseign lefaire. Peut-tre ont-ils observ et imit les adultes quiles entourent. Cette utilisation des doigts pour compterne se manifesterait-elle que temporairement, et sansquelle soit indispensable ? Les donnes recueillies surcertaines pathologies au cours du XXe sicle laissent penser quil nen est rien : ceux qui ne parviennent pas se reprsenter leurs doigts prsentent des troubles ducalcul plus ou moins graves.En 1924, le neurologue Josef Gerstmann dcrit pour la

    premire fois chez une patiente de 52 ans un syndromeassociant quatre symptmes : troubles de la reconnais-sance des doigts (agnosie digitale) ; difficults identi-fier la droite et la gauche, et les distinguer ; maladresse

    dans le trac des lettres et des mots ; et troubles ou pertesde certaines habilets arithmtiques, par exemple alignerles chiffres en colonnes, soustraire et diviser [1].

    Reprsentation mentalePlus rcemment, des troubles affectant la fois laperception tactile et les habilets arithmtiques ontt dcrits chez lenfant ou ladolescent. En 1963, lesneuropsychologues Marcel Kinsbourne et ElizabethWarrington rapportent 7 cas denfants ns avec uneagnosie digitale : ils avaient tous de grandes difficults se reprsenter la plupart des concepts numriques et rsoudre des additions ou des soustractions simples.

    Lacquisition des capacits numriques serait donc per-turbe lorsque les reprsentations mentales des doigtsne se dveloppent pas normalement. Dautres travauxont montr que certains enfants prsentant des diffi-cults dans lapprentissage du calcul manifestaient parailleurs des troubles perceptivo-tactiles, notamment desdifficults reconnatre leurs doigts [2, 3]. Il existeraitdonc une liaison fonctionnelle entre reprsentationsmentales des doigts et des nombres. Mais quelle est lacause et quel est leffet ?Selon nous, cest un dficit dans les comptences

    LES ENFANTS NARRIVENT PAS ASSOCIER

    LES NOMS DES NOMBRES LEUR CARDINALIT

    AVANT LGE DE 3 ANS.Pourtant, les recherchesportant sur les bbs ont montr que, vers

    6 mois, ceux-ci peuvent dj diffrencier les

    petites quantits, de 1 jusqu 3, et valuer

    approximativement les grandes : deux psy-

    chologues amricains, Fei Xu, de luniversit

    de Colombie britannique, et Elizabeth Spelke,

    de luniversit dHarvard, ont mme montrquils pouvaient diffrencier 8 de 16 ou 16

    de 32, mais pas 8 de 12. On pouvait donc

    sattendre que vers 18 mois lacquisition de

    la numration verbale la plus lmentaire

    (associer les mots un , deux et trois

    aux quantits correspondantes) seffectue

    trs rapidement.

    Or, cest vers la fin de la deuxime anne,

    parfois plus, que les enfants parviennent

    apprendre ces associations et commencent

    les utiliser. Pourquoi ? La numration verbale

    pour dsigner des quantits ne va pas de soi.

    En effet, les noms de nombres nvoquent pas

    en eux-mmes leur cardinalit : rien nindique

    dans le mot cinq quil renvoie une quantit

    suprieure quatre . Cela constitue sans

    doute le problme majeur auquel se trouvent

    confronts les enfants.

    En outre, jusqu lge de 5 ans, les probl-

    mes simples daddition et de soustraction sont

    mieux et plus prcocement rsolus quand ilssont prsents sous forme non verbale. La

    psychologue Nancy Jordan, de luniversit du

    Delaware, et ses collaborateurs ont montr

    que des enfants de 4 ans taient en mesure

    de rsoudre des additions et des soustractions

    prsentes sous forme non verbale. Ainsi, lors

    dune exprience, des enfants russissent

    imiter un exprimentateur qui additionne des

    objets devant eux en prenant 3 jetons, puis 2,

    et en les dissimulant ensuite derrire un cran.

    En revanche, les mmes enfants chouent si on

    leur prsente ces oprations avec un nonc,

    que ce soit sous la forme dune histoire, de

    nombres dobjets ajouter, ou simplement

    doprations abstraites [5, 6]. partir de 5

    ans, quel que soit le mode de prsentation,

    les performances deviennent comparables.

    Les enfants manipuleraient donc mentale-

    ment des reprsentations discrtes prcises

    des quantits avant dassocier des noms aux

    nombres.Compter sur les doigts pourrait jouer un rle

    fondamental lors de cette phase non verbale

    de lapprentissage du calcul. Car les doigts

    permettent une certaine abstraction : ils

    peuvent reprsenter aussi bien des objets

    que des personnages ou des vnements.

    Ils permettent dtablir une analogie entre

    ce quils reprsentent et les quantits. Enfin,

    ils servent manipuler ces quantits, ce qui

    prlude la comprhension des oprations

    arithmtiques.

    Une capacit de calcul non verbale ?APPRENTISSAGE

    NEUROSCIENCES

    48 LARECHERCHE | OCTOBRE 2004 | N 379

    Michel Fayol,professeur des universits,

    dirige le laboratoire

    de psychologie sociale

    de la cognition, universit

    Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et CNRS.

    Michel.Fayol

    @srvpsy.univ-bpclermont.fr

    CatherineMarinthe,mdecin et docteur

    en psychologie

    de luniversit Blaise-Pascal.

    Pierre Barrouillet,professeur des universits,

    travaille au laboratoire

    dtudes de lapprentissage

    et du dveloppement,

    universit de Bourgogneet CNRS.

  • 8/14/2019 MolkoWilson Dehaene Dyscalculie La Recherche 2004

    8/8

    perceptivo-tactiles, plus prcisment dans la reconnais-sance des doigts, qui est la cause des moindres per-formances arithmtiques. Pour tayer cette thse, nousvoulions tudier des enfants de 5 8 ans ne prsentant

    pas de trouble particulier du dveloppement.Notre laboratoire a conduit entre 1995 et 1998deux tudes longitudinales portant sur environ300 enfants rpartis en deux cohortes. Nousavons russi montrer que le niveau de perform-ance perceptivo-tactile valu lge de 5 anspermet de prdire les rsultats en arithmtiquenon seulement 5 ans mais aussi 6, voire 8 ans,mieux que ne le fait le niveaude dveloppement gnral.Une cohorte a t suivie dela grande section de mater-nelle (5 ans) la fin du cours

    prparatoire, et lautre, de la grandesection de maternelle jusqu 8 ans. 5 ans, les performances de ces enfants ont t valuesdans trois domaines : le niveau de dveloppement(dessin de bonshommes, copie de carrs et de losang-es) ; le niveau de performance perceptivo-tactile(reconnaissance et discrimination des doigts) ;et le niveau de performance en arithmtique(criture de chiffres, dnombrement de collec-tions, rsolution de problmes simples).

    Entranement digitalEn fin de cours prparatoire, ces mmes enfants ont eu

    complter une autre srie dpreuves arithmtiques :criture de nombres sous dicte, rsolution doprationsprsentes oralement, rsolution de petits problmes.Enfin, en dbut de cours lmentaire deuxime anne,un sous-groupe denviron 120 enfants a t soumis nouveau deux catgories dpreuves, lune dedveloppement (des exercices sur le raisonnement nonverbal, par exemple complter des suites de formesgomtriques), lautre darithmtique (oprations rsoudre poses en colonnes, problmes avec des addi-tions ou des soustractions, criture de nombres).Rsultat : le score aux preuves perceptivo-tactiles lgede 5 ans prdisait mieux que le niveau de dveloppe-

    ment au mme ge les performances en arithmtique 5 et 6 ans [4]. Cela restait vrai pour la russite desenfants de 8 ans des activits de calcul mental et de

    [1] J. Gerstmann,Arch.of Neurol. and Psych., 44,

    398, 1930.

    [2] M. Kinsbourneet E. Warrington,Arch.

    Neurol., 8, 490, 1963.

    [3] M. Kinsbourneet E. Warrington, Brain, 85,

    47, 1962.

    [4] M. Fayol et al., Cognition,68, 63, 1998.

    [5] J. Huttenlocher et al.,J. Exp. Child Psych., 123,

    284, 1994.

    [6] N. Jordan et al., Dev.Psych., 28, 644, 1992.

    POUR EN SAVOIR PLUS

    B. Butterworth, The Mathematical Brain,Macmillan, 1999.S. Dehaene, La Bosse des maths, OdileJacob, 1997.http://math.nmi.jyu.fi/numbra/K. Fuson, Childrens Counting and

    Concepts of Number, Springer Verlag, 1988.M. Pesenti et X. Seron, LaNeuropsychologie du calcul, Solal, 2000.J. Bideaud et H. Lehalle, LeDveloppement des activits numriques,Herms, 2002.

    R. Brissiaud, Comment les enfantsapprennent calculer, Retz, 2003.A. Van Hout et C. Meljac, LesDyscalculies, Masson, 2001.J. Campbell, Handbook of NumericalCognition, LEA, paratre.

    N 379 | OCTOBRE 2004 | LARECHERCHE 49

    NEUROSCIENCES

    rsolution de problmes. Toutefois, 8 ans, les rsultatsaux oprations et aux preuves de numration faisantappel la mmoire verbale taient mieux prdits par le

    niveau de dveloppement cet ge que par les perform-ances perceptivo-tactiles.Cela conforte notre hypothse. Pour la valider totale-ment, nous avons prvu de conduire une tude auprs de500 enfants gs de 5 ans. Nous allons les entraner syst-matiquement manipuler leurs doigts, non pour comptermais simplement pour quils soient plus dlis. Puis nousvrifierons si cet entranement a bien un impact positifsur leurs performances ultrieures en arithmtique. Ce seraalors une preuve concrte que lutilisation des doigts esteffectivement une tape pralable utile lapprentissage ducalcul. Et cela corroborerait (lire ci-contre Une capacitde calcul non verbale ? ) lexistence dun stade non verbal

    du calcul. M. F., C. M. et P. B.

    Illustrations : Sergio Aquindo