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Florence CESTAC Supplément gratuit • Casemate 94, juillet-août 2016.

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Florence CESTAC

Supplément gratuit • Casemate 94, juillet-août 2016.

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Vos lectures étaient-elles surveillées ?Florence Cestac : Toutétait surveillé, et les livres

dans la bibliothèque du pensionnatcontrôlés de près par les bonnessœurs. Dès que nous avions dans lesmains un livre venu de l’extérieur, unesœur venait jeter un coup d’œil.« Comment, mais ma fille, ceci n’estpas bien pour vous ! etc. » J’ai eu lemalheur de ramener Notre-Dame deParis de Victor Hugo et me suis fait jeter.Interdit, Hugo !Logiez-vous dans des chambresindividuelles ?Vous rigolez ? Dans de grands dortoirs,sous les toits, les lits séparés par desrideaux. Les filles qui avaient leurs règlesavaient droit à des sortes de cham-brettes avec des rideaux autour. Messe obligatoire ?Bien sûr, le matin à sept heures, une oudeux fois par semaine. On descendaità la chapelle au saut du lit. On avaitfaim, le ventre qui gargouillait. L’office

était assez rapide, mais nous semblaitdurer des heures. Prière aussi avant ledéjeuner et le dîner pour remercier leSeigneur de nous nourrir. Ensuite, pargroupes, on aidait les sœurs à faire lavaisselle. Autre corvée, nourrir lecochon avec les épluchures et les restesde la cantoche. La nourriture était peuvariée, mais correcte. À quoi jouiez-vous ?À la corde à sauter, et nous faisionsbeaucoup de patin à roulettes, en par-ticulier sur nos deux cours de tennisqui n’étaient pas homologués terre bat-tue, mais en bon goudron bien lisse.Des patins avec roues en fer bienlourds, qu’on attachait avec les lanièresde cuir à nos chaussures et qui faisaientun bruit d’enfer. Vous avez raconté, jadis, de drôles

de jeux avec des rats morts…Pas chez les bonnes sœurs. Mon pèreest né à côté d’Arcachon. Il a achetéun terrain au Cap Ferret à l’époque oùc’était encore le western. Pas d’eau,pas d’électricité. Évidemment, pourles gens du coin, et pour leurs gosses,on était un peu les nordistes venus s’ins-taller chez les sudistes. La haine totale,batailles rangées dans ce qui étaitencore un désert avec trois maisons etdes bateaux. Quand on chopait unadversaire, on l’attachait à un pin et onlui passait quelque chose de biendégueulasse sous le nez. Une sourismorte qui puait bien fort par exemple. Dans Super Catho(1), René Pétillonparle d’un aumônier aux mains bala-deuses. Et vous, pas de problèmede ce côté-là ?Non, les sœurs nous touchaient detemps en temps pour remettre unerobe mal mise, mais sans tripotage. Onn’aimait pas ces contacts, mais je n’aijamais subi ou entendu parler d’actepédophile au pensionnat.

Vous donnez une image plu-tôt rugueuse du paysan nor-mand moyen !Oui, le modèle brute épaisse,pas vraiment tendre. Mêmedans ma famille, ça ne rigolaitpas. Les mecs se levaient tôt lematin, avalaient un bol de café,puis un autre de calva. Un bol !S’occuper des porcs, desvaches était un boulot très dur,ils bossaient comme desmalades. Avec parfois lescoups comme mode d’édu-cation. Certains tapaient surleurs fils, les rabaissaient enpermanence. J’en ai connu quin’avaient aucun horizon, aucun

Interview

Pensionnaire dans un établissement religieux à Honfleur durantles années soixante, Florence Cestac en garde un souvenir mitigéqu’elle raconte avec drôlerie dans Filles des oiseaux. Avant deconnaître la libération de Mai 68 qui lui vaudra dix-huit jours deprison… Suite du dossier qui lui est consacré dans Casemate 94.

Au triste temps de tanteYVONNE

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« Après la vaisselle, on allait nourrir le cochonavec les épluchures et le reste de la cantoche »

Florence CESTAC

Archives44 ans d’amour foldingue, Casemate 80,Virez pépère, Casemate 59,Piqûre de rappel, Casemate 41, etc.

Harry Mickson & Co,Florence Cestac,Dargaud,200 pages,24,95 €,7 octobre.

Filles des oiseaux #1/2, N’oubliez jamais que le Seigneur vous regarde !,Florence Cestac,60 pages,Dargaud,13,99 €,9 septembre.

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espoir de sortir de ce marasme, cettetristesse ambiante. Cela pouvait pous-ser au désespoir.Comment s’habillaient les filles àl’époque ?Ma mère achetait du tissu et nous fabri-quait nos vêtements. Et tricotait nospull-overs. Je n’ai pas de souvenirs deboutique où l’on pouvait s’acheter desfringues pour jeunes. Mon premier jeanfut une véritable révolution. Et le pre-mier shetland au ras du nombril n’enparlons pas. Je me souviens aussi desprix ! Il fallait les acheter en Angleterre,ce qui n’était pas donné à tout lemonde. Mais c’était formidable. Nousles jeunes avions enfin nos fringues, nosmagazines, notre musique.Les sœurs aimaient-elles lamusique ?Celle d’église oui, mais le jazz, classémusique du diable, était interdit. Uneamie a un jour amené son tourne-disque, le fameux Teppaz. Et ses45 tours. Panique à bord, l’engin fut viteinterdit. Mais du coup, nous ressentionsfortement le décalage entre la vie à l’ex-térieur, où tout évoluait, où nos grandsfrères, nos grandes sœurs découvraientun monde nouveau, s’habillaient d’uneautre manière et le monde des bonnessœurs, immuable, imperméable à cequ’il se passait à l’extérieur. Dans sa préface, Jean Teulé parled’une France d’avant Mai 1968 quisent « le fond de culotte de tanteYvonne »… … et les chaussettes du général deGaulle. J’adore. Il a raison, c’était exac-

tement cela. Il n’y avait pas de futurhors des sentiers tracés. On devait semarier, faire des enfants. Point. Tout étaittriste. Et puis, d’un coup, 68, la

musique, les fringues. J’ai 18 ans et suisaux Beaux-Arts. Je n’ai pas chômé etme suis retrouvée en taule pour vol etdestruction d’emblèmes nationaux.Vous aviez volé une Marianne ?Non, nous avons descendu tous lesdrapeaux des mairies autour du bas-sin d’Arcachon, arraché les bandesbleues et blanches et remonté ce qu’ilrestait. Le rouge. Dix-huit jours de pré-ventive à Draguignan, à l’époque la mai-son d’arrêt la plus moderne de France.J’ai été déchue de mes droits civiquespendant cinq ans et mon père a dûpayer une amende assez élevée. Je nem’entendais déjà pas avec lui, ça a étéla fin des haricots. Je vais raconter cettepériode dans le tome 2 de Filles desoiseaux. Mes deux copines vont vivre68 ensemble. Elles auront des parcoursdifférents, mais ne se quitteront jamaisvraiment tout au long de leur vie.À propos de Marianne, vendez-vousbien celle dessinée par vos soins (2) ?Elle est belle non ? J’aime les sculp-tures de Jean-Marie Pigeon. L’une d’ellestrône dans la salle des mariages de lamairie d’Angoulême. La maire dePuteaux en a acheté une aussi. Mon amiPhilippe Druillet me charrie en me disantqu’il faut envoyer un mail à chaque mai-rie de France, que je vais faire le buzz.Jean-Marie en a tiré douze. Vendues3000 euros pièce. Six sont parties. Jene sais pas s’il y aura un autre tirage !

Propos recueillis par Jean-Pierre FUÉRI

1. Dessin Florence Cestac, Dargaud. 2. Journorama, Casemate 93.

IIII

« Le paysan normand c’était, dès le matin, un grand bol de café suivi d’un autre de calva… »

Florence CESTAC