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Université de Nice Sophia Antipolis UFR Lettres, Arts et Sciences Humaines Département de Lettres Modernes La tension entre le sujet et l’objet dans la poésie de Jacques Dupin et de Milutin Petrović mémoire de Master II Littérature Comparée présenté par Bojan Savić Ostojić sous la direction de Patrick Quillier Professeur de la Littérature générale et comparée 1

Mémoire master - La tension entre le sujet et l'objet dans la poésie de Jacques Dupin et de Milutin Petrovic (juin 2009)

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Université de Nice Sophia Antipolis

UFR Lettres, Arts et Sciences Humaines

Département de Lettres Modernes

La tension entre le sujet et l’objet dans la poésie de

Jacques Dupin et de Milutin Petrović

mémoire de Master II

Littérature Comparée

présenté par Bojan Savić Ostojić

sous la direction de Patrick Quillier

Professeur de la Littérature générale et comparée

Nice, juin 2009

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Avant-propos

Dans ce mémoire, nous nous proposons d’exposer, juxtaposer, plutôt que de comparer, le

traitement de la notion du sujet poétique dans les œuvres respectives de Jacques Dupin et de

Milutin Petrović. Il ne serait pas erroné de dire que l’articulation du sujet poétique est un de

thèmes constitutifs de leurs recueils centraux. Or, le sujet poétique n’y est jamais conçu comme

une entité isolée, récluse : il fonctionne exclusivement dans le cadre d’une dialectique

particulière qu’il entretient avec l’objet, qui est tantôt doté des éléments actifs, au point

d’assumer le rôle du sujet parallèle, de l’Autre ; et tantôt présent uniquement par le moyen de son

absence. La tension provenant de ce rapport produit de nombreux effets dans cette dialectique :

on prêtera attention à la violence du sujet de J. Dupin, suivie par le questionnement, par rapport à

l’objet qui s’échappe ; on ne manquera pas d’aborder la question de l’intervention du sujet de M.

Petrović, de son intrusion directe dans l’objet, jusqu’à l’identification avec lui... Nous tenterons

aussi de nourrir cette réflexion par une littérature secondaire portant le plus souvent sur la

phénoménologie de la perception, et par les textes critiques abordant les autres poétiques

occupées par la question du sujet et de l’objet (Ponge, Reverdy, Michaux…).

Dans la partie consacrée à Jacques Dupin, nous nous sommes référés le plus souvent à ses

quatre premiers recueils (Gravir, Embrasure, Dehors, Une apparence de soupirail), publiés chez

Gallimard dans un volume intitulé Le corps clairvoyant (1963-1982), mais nous n’avons pas

pour autant négligé la partie de son œuvre postérieure dont les thèmes furent ouvertement

programmatiques (Echancré, 1991). L’attention particulière a été prêtée à ses écrits où se

développent, plus ou moins implicitement, les questions concernant la poétique de ce poète, qui

consiste essentiellement en confrontation du sujet et de l’objet : Moraines, Le soleil substitué,

Lichens, Un récit.

Le corpus de Milutin Petrović, quoique moins abondant, est d’une cohérence sans pareille

dans la poésie serbe contemporaine. Nous avons choisi ses trois recueils les plus importants,

écrits dans les années 1970 (Glava na panju, [La tête sur le billot], Promena [Le changement],

Svrab [La gale]), qui forment une unité formelle et thématique, portant sur la question de

l’objectivisation du sujet poétique, qui se déroule parallèlement avec la subjectivisation de

l’objet.

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Il faut souligner que les deux auteurs proposent une réflexion autopoétique, implicitement

présente dans leurs œuvres, concernant le sujet lyrique, en soulignant en premier lieu l’instabilité

de cette notion et sa « disparition », certes, au profit de l’objet, mais surtout au profit de l’action

au cours de laquelle se réunissent le sujet et l’objet : l’écriture. L’acte d’écrire, identifié avec un

quelconque acte corporel, se présente parfois comme automatique et indépendant du sujet.

Les deux constituants de l’écriture, nécessaires pour la compréhension de cette dialectique,

sont le corps et la langue. Dans ces deux univers poétiques, tout ce qui a un aspect corporel est

issu de la langue, et tout élément linguistique est, parallèlement, palpable, charnel. C’est le lieu

de rencontre des deux conceptions antagonistes : de l’imagination dictatrice et démiurgique

rimbaldienne, et de la prudence méthodique mallarméenne. Le sujet et l’objet seront définis à

partir de ces deux axes.

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I

Jacques Dupin

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Introduction : le sujet lyrique et sa contestation

« La poésie de Jacques Dupin est une poésie du désir. Poésie tendue vers son objet  », écrit

Valéry Hugotte dans son essai consacré au poète1. Mais qu’est-ce que cet objet, et est-ce qu’il est

susceptible d’être considéré comme un objet du tout ? Nous verrons que c’est justement ce

questionnement de son objet qui nourrit la poésie de Jacques Dupin. Nous verrons aussi

comment il entraîne la contestation du sujet de la part de soi-même.

Nous considérons qu’il est nécessaire d’éclaircir et faire un petit aperçu de l’histoire du sujet

lyrique dans la poésie contemporaine, avant d’aborder la problématique de leur mutuelle

contestation dans l’œuvre de Jacques Dupin.

Il semble aujourd’hui que l’articulation théorique du „sujet lyrique“2 n’a pu commencer

autrement que dans l’atmosphère de la séparation décisive entre le sujet empirique et celui qui

s’exprime dans une œuvre, et particulièrement dans une œuvre poétique. Cette nécessité de

définition était l’aboutissement d’une ligne de réflexion déclenchée déjà avec Baudelaire, le

premier à mettre en évidence le sujet impersonnel, irréductible à un individu. Rimbaud et

Mallarmé ont indépendamment proclamé l’effacement de l’empirisme du sujet, tantôt en

l’identifiant avec « un autre », tantôt en tentant d’effacer le sujet pour mettre l’accent sur

l’œuvre-même. Baudelaire a radicalement reconstruit (réorienté) la notion du sujet poétique en le

privant, d’un même coup, de la référence au réel, et de la référence absolue à l’individu du poète.

Parallèlement avec Baudelaire, c’est Nietzsche qui, dans La Naissance de la tragédie, développe

l’idée « qu'il n'y a pas de véritable création artistique sans triomphe de l'objectivité sur toutes les

formes individuelles de la volonté et du désir »3 décrivant ainsi un je lyrique impersonnel, même

« transpersonnel » : « Pour autant qu’il est artiste, le sujet s’est déjà délivré de sa volonté

individuelle pour devenir en quelque sorte ce médium par l’entremise duquel le seul sujet qui

existe véritablement fête sa délivrance dans l’apparence. »4 La radicalisation du dynamisme du

sujet poétique a été approfondie par Rimbaud et Mallarmé. Le Bateau Ivre de Rimbaud

1 Valéry Hugotte : « Poésie du désir, écriture du désastre », Cahier Jacques Dupin, La Table Ronde, Paris, 1995, p. 107.2 Selon John E. Jackson, l’expression de « lyrische Ich » remonte à 1910, et on la doit à Margarete Susman (John E. Jackson, La Question du Moi, Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1978, p. 12)3 Laurent Jenny, „La poésie”, le lien vers le site internet, consulté le 26 mars 2009, à 17 h.4 Nietzsche, Œuvres I, « La Naissance de la tragédie », Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, chap. V, p. 37.

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absolutise le langage poétique comme expression du sujet, comme le moyen de la transformation

du réel ; selon Hugo Friedrich, Rimbaud continue là où s’arrête Le Voyage de Baudelaire, or il ne

pénètre pas dans le nouveau, mais il l’engendre. La parole de poète chez Rimbaud cesse

d’éclaircir les ténèbres, à la manière dont la lyrique a été conçue depuis Hésiode, refuse de se

référer, de faire allusion au réel ; elle se veut démiurgique, créatrice, en agissant violemment sur

le monde, par le moyen d’une imagination dictatrice, dont le théâtre est le langage, créant de ses

ruines son propre univers. Cette parole, prise d’une fantaisie violente, finit inévitablement par

agir sur elle-même, « JE » devient « un autre » ; « Je m’habituai à l’hallucination simple : je

voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine (…) »5. Cette métamorphose de

l’objet où l’agent transformant se trouve également métamorphosé aura l’ascendant décisif sur

les conceptions des deux poètes qui nous intéressent dans ce travail.

Pour Mallarmé aussi, la présence du poète est constamment proclamée comme inadmissible:

« L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l’initiative aux mots (…) »6

Dans le sujet conçu comme personnel, empirique, Mallarmé ne voit que l’imperfection et

l’incarnation du hasard. Dans une lettre à Henri Cazalis, il parle de la réalisation de l’identité

spirituelle du sujet universel et impersonnel dans le sujet empirique, qui est le seul lieu où il peut

être exprimé, par le langage : « (…) je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu

as connu – mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui

fut moi. Fragile comme est mon apparition terrestre, je ne puis subir que les développements

absolument nécessaires pour que l’Univers retrouve, en ce moi, son identité.»7 Plus radicalement

tourné vers le langage que chez Rimbaud, le sujet lyrique de Mallarmé devient le théâtre où se

déroule l’identification de l’absolu dans le langage, où agit une subjectivité pure, le regard

absolu qui exclut tout hasard du personnel.

John E. Jackson affirme que le sujet empirique exprime l’identité, tandis que le sujet poétique

manifeste le pouvoir (le sujet en tant que créateur). Dans cet écart entre les deux sujets, Jackson

voit le moteur décisif de la réflexion poétique moderne. « Etre de langage, mais aussi, et

simultanément, visé du monde, tourmenté par sa nature de signe, mais aussi menacé par l’écart

qui sépare ce signe du réel, épris de soi, mais désireux de l’autre, le sujet est bel et bien cette

5 Arthur Rimbaud, « Alchimie du Verbe », Une Saison en Enfer in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1963, p. 2346 Stéphane Mallarmé, op.cit. in Œuvres complètes II, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2003, p. 211.7 Stéphane Mallarmé, Lettre à Henri Cazalis, mai 1867, Œuvres complètes I, Paris Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 714.

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oscillation par laquelle advient au poème la question de sa et de la réalité. »8. Il souligne « cette

dialectique interminable dans laquelle le je comme pouvoir (poétique) et le je comme identité

(existentielle) cherchent, par la mise en œuvre des ressources du langage, à échanger leurs

pouvoirs pour fonder une nouvelle et unique identité »9.

Des poètes du XXe siècle, comme Michaux, Ponge, Char et Reverdy – que Dupin cite

comme ses maîtres – sont allés jusqu’à faire disparaître le sujet lyrique, à peine articulé, en lui

attribuant « le parti pris des choses », en l’immergeant, violemment, en le faisant intervenir dans

« le lointain intérieur », ou en le dépersonnalisant jusqu’à l’identifier avec « un four à brûler le

réel ». L’effacement soit ma façon de resplendir10, dit clairement Philippe Jaccottet dans son

recueil L’Ignorant. Une fois la distinction entre le moi empirique (ou réel) et le moi auctorial (le

terme de John E. Jackson) établie, les poètes du lendemain de la Seconde guerre Mondiale

(Jaccottet, Bonnefoy, Dupin), chez lesquels l’autoréflexion est le point de départ de la poétique,

tiendront à concentrer leurs systèmes poétiques autour de son questionnement.

Le développement de la dimension autopoétique dans l’œuvre de Jacques Dupin, esquissée

dès le début, s’explicitait de plus en plus à mesure de son évolution. Si un de ses tout premiers

écrits porte le titre Art poétique (publié par P. A. B. en 1956, republié en 1963 dans le recueil

Gravir, mais cette fois avec le titre Ce tison la distance), on pourrait dire, sans craindre d’avoir

commis une généralisation peut-être hâtive, qu’il n’en est pas moins vrai que les recueils

ultérieurs de Dupin sont justement les arts poétiques, qu’ils révèlent explicitement les réflexions

de l’auteur sur son écriture et sur la poésie en général. Bien sûr, il y a des textes qui le sont plus

ouvertement, comme Moraines, Un récit, Une apparence de soupirail, Fragmes – mais même

ceux qui ne sont pas exclusivement orientés dans ce sens montrent que la dimension

autopoétique est dominante dans l’œuvre de Jacques Dupin.

L’autoréflexivité de cette poésie peut être comprise dans son sens plus restreint : dans les

pratiques intertextuelles comme l’autocitation, les allusions nombreuses aux textes antérieurs, et

l’introduction du sujet autobiographique, caractéristique pour ses recueils plus récents (qu’on ne

manquera pas d’aborder dans ce travail, même si on se concentrera plutôt sur le corpus du Corps

clairvoyant). Mais, prise dans un sens plus large, cette autoréflexion englobe la dialectique

8 John E. Jackson, La Question du Moi, p. 39.9 Ibid., pp. 39-40.10 Philippe Jaccottet, « Que la fin nous illumine », Poésies 1946-1967, Gallimard, 1971, p. 76.

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incessante entre le sujet poétique et son objet. Les paradigmes du sujet et de l’objet, et

particulièrement, de leur rapport mutuel, seront examinés ici de plus près.

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L’objet inaccessible

Revenons à la question du début de ce travail : quel est cet objet, vers lequel est tendu le sujet

lyrique dupinien ? Il faut avant tout postuler que cet objet n’est pas donné objectivement, donc,

que c’est un objet abstrait, et qu’il reste toujours l’objet de recherche du sujet, puisque celui-ci ne

l’atteint pas, immobilisé dans la tension vers lui, dans le désir de le saisir. Ainsi, le mot objet ne

peut pas être pris dans la signification de la chose, mais dans celle du but.11 Puisque l’objet est

hors de sa saisie, le sujet, poussé par son désir, est contraint de le concrétiser, en son absence, à

l’image de soi-même. Cette concrétisation est explicitement subjective, une attribution de

« l’incarnation » provisoire et relative. On est forcé de considérer cette concrétisation non pas

comme un état, mais comme un procès, comme un dynamisme qui ne donne le corps à son objet

que pour le briser immédiatement. De cette façon, l’activité essentielle du sujet devient la

contestation de sa propre entreprise.

La concrétisation de l’objet dans l’écriture dépend de l’optique du sujet, qui repose sur deux

axes : celui du langage et celui du corps. Ces deux « modalités » de l’expression du sujet

dupinien, quoique divergentes, s’entrelacent et se répondent, s’appuient mutuellement. Leur

unique point de convergence, leur point de départ, c’est l’acte d’écrire.

Au niveau du langage, l’objet est explicitement désigné comme la parole. Mais, il faut

prendre ce terme dans le contexte de la poésie de Jacques Dupin : sa parole ne saurait être réduite

à la signification de « l’expression verbale du sujet ». « La parole » de Jacques Dupin est

abstraite et n’appartient pas à la langue. Elle est conçue comme une force extralinguistique qui

incite le sujet à l’écriture.

Le silence creuse son lit dans la parole jusqu’au cœur de celui qui ne l’attend plus, qui veille

et travaille dans la souffrance de sa non-venue. Balle de nul fusil tirée, à nul horizon

comparable, elle se loge dans le cœur bruyant, pour l’anéantir, et germer.12

Cet extrait des Moraines, corpus publié dans le recueil Embrasure (1969), esquisse les

caractéristiques spécifiques de la parole dans l’univers de Jacques Dupin. En la privant de

11 Même si l’auteur joue souvent sur cette différence de signification.12 Jacques Dupin, Moraines, Le corps clairvoyant, p. 166.

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l’origine et du but, le poète accentue son caractère extralinguistique, irréductible à la

fonctionnalité au sein d’un système.

Du poème, nouveau jailli, que sait-on ? Rien encore, ni comment… Ni ce qu’il déplace, ou

étreint. Ni vers quelle cible il est lancé pour ne pas l’atteindre (…)13.

La parole incarne une absence. Cette absence est avant tout l’absence de référentialité,

l’émanation de l’essence de cette parole qui est le refus de la représentation. (Ce n’est pas fortuit

si cette anti-référentialité de l’objet décrit fait penser aux peintres abstraits auxquels Dupin se

réfère souvent.) « Le silence » dont elle a besoin pour s’exprimer dans cet extrait, « qui reflue

dans la parole » donnant « à son agonie des armes et comme une fraîcheur désespérée »14 est le

silence du poète, présenté ici par la figure passive du veilleur, du guetteur. Cet assujettissement

du sujet est un pas vers son « anéantissement », nécessaire pour que la parole, stimulée par son

silence, puisse germer en lui. « Le poème est une attente »15, dit Dupin encore dans son essai à

propos de Reverdy, en accentuant le rôle soumis du sujet. Mais il faut souligner que cette attente

alterne avec la violence du sujet, que c’est un attente de chasseur, de quelqu’un qui marche

« pour altérer quelque chose de pur »16.

L’objet17, éprouvé, mais inconnu, provoque d’abord l’exaspération du sujet. Si la distance et

l’inaccessibilité sont parfois indiquées comme les seules connaissances dont le sujet est capable,

s’il n’a aucun moyen d’influencer cette matière qui lui échappe, parce qu’elle n’a pas de corps

(sauf celui qu’il lui attribue), parce que, impalpable, elle ne peut pas subir – à quoi serviraient

donc ses coups de violence ? Jean-Pierre Richard retrouve dans cette violence les accents d’une

« révolte quasi mallarméenne » devant l’indifférence et de l’immobilité de l’absolu auquel il

s’attaque : « Il s’agit à la fois alors de pénétrer physiquement l’intégrité des choses et d’y

introduire, venin ou conscience, une activité qui l’adultère. »18 Le sujet veut s’introduire,

s’immerger dans son objet. Ce désir est loin du « parti pris des choses » de Francis Ponge et de

13 Jacques Dupin, Le soleil substitué, Le corps clairvoyant, p. 230.14 Ibid.15 Jacques Dupin, « La difficulté du soleil », in M’introduire dans ton histoire, P. O. L., 2007, p. 41.16 Jacques Dupin, « La soif », Le corps clairvoyant, p. 59.17 Même si j’ai précisé que cet objet est avant tout la parole, je tiendrai à le nommer objet au cours de cette étude, à cause des nombreuses incarnations qu’il prend, que je ne manquerai pas de souligner.18 Jean-Pierre Richard, « Jacques Dupin », in Onze études sur la poésie moderne, Seuil, 1964, p. 279.

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l’empathie qui comble son regard vers eux : « Du seul fait qu’ils n’en ont aucunement besoin,

leur présence, leur évidence concrètes, leur épaisseur, (…) leur existence dont je suis beaucoup

plus certain que de la mienne propre, tout cela est ma seule raison d’être, à proprement parler,

mon prétexte. »19 Cette brutalité de Dupin est plus proche de « l’intervention » de Michaux :

« Autrefois, j’avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et

je les laissais faire. Fini, maintenant j’interviendrai. »20 Dans la poésie de Jacques Dupin, le sujet

affirme son existence par la violence, par le désir d’anéantir l’objet, même de prendre sa place. Il

s’affirme par son mouvement incessant, par la transformation continuelle de ce qui lui est donné,

et de ce qui lui est interdit. Si ce qui lui est donné est présenté comme un corps, il va

« l’entamer » : « J’ai le désir de l’épuiser avec une telle persévérance (…) »21 Parallèlement, si

seulement l’absence de l’objet lui est proposée, il va la combler, par soi-même.

Il fait corps avec la distance qui le sépare de son objet.

Provoqué par la dérobade de l’objet, qui est ici désigné explicitement comme objet pour la

première fois, le sujet, déjà déclaré comme « démiurgique », est forcé de concrétiser le vide

abstrait entre eux. Mais il ne le fait pas seulement en lui imposant la spatialité : il remplit,

franchit, gravit ce vide par son propre corps. En allant plus loin dans cette direction, le sujet

prendra conscience que c’est précisément son corps, sa spatialisation, qui fait reculer son objet.

Et si, respectant les deux axes tracés dès le début de ce travail, on rajoute aux facteurs essentiels

du sujet l’élément de langage, qui, lui aussi, vise l’objet (« Je l’entame avec chaque mot, et de

chaque mot dont je m’appauvris, elle s’accroît, se fortifie »22…), on verra dans cette dynamique

dupinienne une illustration singulière des apories de Zénon d’Elée. On voit tantôt Achille,

courant après la tortue, qui reste toujours hors de sa saisie, tantôt la flèche immobilisée dans son

vol vers la cible inatteignable. Le langage et le corps, les éléments constitutifs de la réalité du

sujet, restent les réalités négatives pour son objet, la parole : chaque mouvement du sujet fait

disparaître la parole. « Si je réplique à son murmure, elle a disparu, elle n’a pas été. »23 Pour la

19 Francis Ponge, Le Grand recueil, Méthodes, p. 12 ; cité dans : Jean-Pierre Richard, « Francis Ponge », op. cit. p. 162. 20 Henri Michaux, « Intervention », La nuit remue, Gallimard, 1987, p. 143.21 Jacques Dupin, Moraines, Le corps clairvoyant, p. 155. 22 Jacques Dupin, Moraines, Le corps clairvoyant, p. 155.23 Jacques Dupin, Moraines, Le corps clairvoyant, p. 176.

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parole, la matérialisation dans la langue vaut l’annihilation. De même, la disparition du sujet

dans l’anti-référentiallité de son objet est conçue comme la perte de son propre identité. Dans

l’univers de Dupin, les deux pôles de ce couple vont être poussés à leurs paroxysmes respectifs.

Souvent est évoquée, par une allusion implicite aux figures mythologiques de Tantale, de

Sisyphe, l’idée de recommencement, du retour incessant, toujours liée avec l’inaccessibilité de

l’objet, sa fuite, son enfouissement, qui est parfois citée comme « condamnation » : « Ce grabat,

ce fumier, cet entassement de feuillets qui nous porte, nous sommes condamnés à réitérer le

geste d’y mettre le feu. Le geste ostentatoire, le geste illusoire qui l’augmente en nous

consumant. »24. Le titre du premier « grand recueil » de Dupin est Gravir, le verbe qui, tout en

suggérant une action finie, exprime l’aspect itératif, infini, surtout quand il est exposé par les

temps impersonnels (l’infinitif et les participes, qui aussi suggèrent la disparition progressive du

sujet). Cette manipulation de l’aspect verbal est claire dans le fragment des Lichens dont le titre

pour le recueil est d’ailleurs tiré :

Te gravir, et t’ayant gravie – quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule, et

dévale – te gravir encore. Autre cime, autre gisement.25

24 Jacques Dupin, Moraines, Le corps clairvoyant, p. 169. 25 Jacques Dupin, Lichens, Le corps clairvoyant, p. 69.

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Le sujet en mouvement

L’immobilisation éléate du sujet est présentée ici comme le paroxysme de son mouvement26.

Mais, le but, la rencontre de la « lumière » située idéalement dans un règne hors du corps et de la

langue, une lumière inconcevable, qui n’est plus l’émanation du sujet, fait crouler ce grimpeur

sur le point de départ. Les éléments terriens et minéraux, cités très souvent comme primordiaux

dans la poésie de Jacques Dupin, sont à la fois le théâtre et la projection extériorisée du

mouvement et de la langue, « du pas » et « des liens » du sujet. « Depuis que ma peur est adulte,

la montagne a besoin de moi. De mes abîmes, de mes liens, de mon pas. »27 Dirigé vers les

hauteurs et les profondeurs, « les gisements » de la parole amorphe, le pas, créateur de l’espace

étroit, et qui suffit, créateur du chemin frugal, se répète incessamment (« toute cime dans nos

poings s’emmure/ et resurgit »28). Mais même si la parole, au point d’être conquise, conçue,

s’échappe, c’est avec « indestructible bonheur » (alternant régulièrement avec l’avidité de

destruction, dans une symbiose parfaite des oppositions) que le pas et la montée se

recommencent inlassablement:

toute cime perdue pour les étoiles

est une torche ressaisie29

« Ils ne comprennent pas comment ce qui s’oppose à soi-même peut s’accorder avec soi :

ajustement par actions de sens contraire, comme de l’arc et de la lyre »30, est dit dans un

fragment de Héraclite. Dans son parti pris du mouvement, aussi bien que dans le procédé très

fréquent de la coïncidence des oppositions, de la convergence des divergences, la démarche du

sujet dupinien nous révèle son penchant pour les approches héraclitéens. L’être du sujet ne se

montre jamais comme statique, figé, défini préalablement, mais c’est à partir d’une série de

métamorphoses interminables qu’il affirme son identité. Son seul point défini est l’obstination de

son inconstance, son seul être ne se résume entièrement qu’à partir de son changement. Il s’agit

26 Cf. : « L’immobilité devenue/ Un voyage pur et tranchant », « Saccades », Le corps clairvoyant, p. 91.27 Ibid.28 Jacques Dupin, La nuit grandissante, Le corps clairvoyant, p. 142. 29 Ibid.30 Héraclite, fragment 125 (51), cité in : Anne Gourio, Chants de pierres, ELLUG, 2005, p. 336.

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tant du changement de sa démarche (externe) que du changement de soi-même (interne).

D’ailleurs, par une projection, déjà évoquée, ses caractéristiques sont aussi attribuées à l’objet de

sa quête. Mais, au-delà d’une simple juxtaposition des paradoxes apparents, ce procédé est aussi

issu du dynamisme initiatique entre le sujet et l’objet. « Ce que je vois et que je tais

m’épouvante. Ce dont je parle, et que j’ignore, me délivre. Ne me délivre pas. »31 Le doute qui

jouxte la certitude du sujet est un mouvement parallèle avec le renouvellement infatigable de son

pas hésitant vers l’objet. Cette dialectique démontre que ses deux pôles, deux « loyaux

adversaires », le sujet et l’objet, se confirment essentiellement par refus (mutuel). Le refus de

l’incarnation, dans cette infinie dissonance unanime, finit par donner corps.

Les gerbes refusent mes liens. Dans cette infinie dissonance unanime, chaque épi, chaque

goutte de sang parle sa langue et va son chemin. La torche, qui éclaire et ferme le gouffre, est

elle-même un gouffre.32

« La subjectivité poétique se dévoile ainsi comme la lumière qui, cherchant à éclairer et à

fermer l’écart entre la parole et le réel, doit reconnaître qu’elle est elle-même un lieu et, plus

qu’un lieu, une génératrice d’écart »33, commente John E. Jackson. La connaissance de

l’occupation du lieu à partir de l’abrupt de l’objet, n’est pas une extase devant l’affirmation de sa

propre existence. Cette conscience de sa propre corporéité est la conscience de la distance,

incommensurable par les moyens subjectifs, qui sépare de l’objet ; le corps du sujet, à peine

affirmé, est déjà conçu comme obstacle. Pour que son objet prenne corps, le sujet se trouve forcé

à abolir sa propre spatialité. Le désir du « suicide » est le point extrême de la violence du sujet,

mais correspond aussi au caractère non-spatial de l’objet recherché. Le mouvement vers

l’extérieur, « la cime », va de pair avec le mouvement vers l’intérieur du sujet, « les gisements ».

Autant que dehors, l’objet cherché pourrait se localiser dedans. L’abolition du corps abolit la

différence entre le dehors et le dedans. Implicitement, cet obstacle est aussi la présence du sujet,

qui s’efface en tant qu’élément actif et agissant, en vertu de la matérialisation de son objet.

L’abrupt signifie la première spatialisation attribuée à l’objet, au sein de la terre. L’élément

terrien est la métaphore centrale de l’univers de Jacques Dupin, dominante dans Gravir, mais

31 Jacques Dupin, Lichens, Le corps clairvoyant, p. 68.32 Ibid.33 John E. Jackson, « Jacques Dupin : L’infinie dissonance unanime » in Cahier Jacques Dupin, op. cit., p. 57.

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aussi très présente dans ses recueils postérieurs. Les manifestations terriennes de l’idée de

l’abrupt, regroupées autour de l’image du sommet (la cime, le roc, la tour, les brisants, les

falaises) résument les qualités décisives de l’objet : par ses dimensions, par la façon dont il rompt

la cohérence indifférente du paysage, il s’attaque à la perception, devient son foyer, mais par sa

forme il suggère simultanément son inaccessibilité. Par un mouvement semblable, l’élément

abrupt est désigné comme le but, mais aussi comme le point de départ. « Le rocher, où finit la

route et où commence le voyage, devint ce dieu abrupt et fendu auquel se mesure le souffle.  »34

Cette ambigüité de l’apparition de l’objet, sa démarche « séductrice », sont soulignées par Jean-

Pierre Richard : « [Si l’abrupt] affiche la chose même dans l’immédiat surgissement déchiré de

son essence, il signifie en même temps le hérissement de cette vérité dévoilée, la verticalité

hostile de son face à face, bref, son caractère impénétrable, inaccessible. Son offre est un refus,

son refus est une offre. »35 De même, comme nous l’avons déjà évoqué en soulignant la

juxtaposition de la « cime » et du « gisement », ce qui se montre comme inaccessible est à la fois

perçu comme la source de l’être du sujet, son essence même.

Vigiles sur le promontoire où je n’ai pas accès. Mais d’où, depuis toujours, mes regards

plongent. Et tirent. Bonheur. Indestructible bonheur.36

La terre est donc la première manifestation de l’objet, le lieu de sa rencontre avec le sujet,

leur point commun, enfin, le mur qui les sépare, une « muraille d’angoisse commune ». Toutes

les actions du sujet et tous les surgissements de l’objet sont marqués par les éléments terriens. La

terre est l’origine, le but et le théâtre de cette dialectique incessante. Le cœur n’a qu’une pointe et

tournée vers la terre37, dit un des fragments de Ce tison, la distance. S’il porte une idée innée de

la fécondité (cette idée engendre un autre symbole très présent, celui de la femme, inséparable de

la terre), le symbole de la terre suggère aussi la mort et l’aridité. Au plan général, la terre est

confrontée au corps, et présente le « gisement » de l’objet-parole, qui est de la même façon

confronté à la langue. Mais aussi, c’est la terre qui donne naissance au corps. Dans le fragment

34 Jacques Dupin, « Patience », Le corps clairvoyant, p. 71.35 Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, op. cit., p. 277.36 Jacques Dupin, « Lichens », Le corps clairvoyant, p. 68.37 Jacques Dupin, « Ce tison la distance », Le corps clairvoyant, p. 79.

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suivant, la terre est présentée comme un élément fécond, qui agit activement sur le sujet, rendu

passif.

Une boue qui pénètre les yeux, les oreilles, les narines et la bouche, et laisse néanmoins le

visage intact dans le demi-jour du miroir. Etrangère, sans hâte, venue du dehors, du plus loin, et

parlant au plus près, à voix basse, de ce qui est le plus proche et qui n’a pas de nom.38

L’immatériel veut peupler le sujet : le contraindre d’adopter son murmure (résistant au

langage), de renoncer à son corps et à son désir de donner corps (cf. Terre et nuit emplissent la

bouche39). Le mythe du Golem est vaguement présent dans cet extrait, mais c’est un Golem

démiurge, c’est une œuvre qui façonne son créateur (cf. « Le poète est créature beaucoup plus

que créateur, au point d’apparaître en fin de compte comme le produit même de cette œuvre qui

ne lui appartient guère. »40). La passivité du sujet, évidente dans son état d’attente, est ici

présentée comme infériorité et dépendance: « Si je cède et me détourne, elle suscite en retour

certains mouvements reptiliens qui accentuent l’ancrage et la possession »41. La boue, l’image de

l’ineffable, qui remplit la bouche, est un corps étranger, incompréhensible : c’est une parole

barbare, (cf. p. 6 : « Si je réplique à son murmure… ») mais elle est simultanément présentée

comme une mère-enfant, avec qui les liens ne peuvent pas être brisés. L’unification du sujet-

langage et la terre, une entreprise certes fécondatrice, mais avec une nuance d’inceste, n’est

possible que si le sujet renonce à sa langue, et à son corps (« mon corps, disloqué déjà, déjà mêlé

à la boue »42). Mais il s’opère un changement décisif en dedans du sujet, qui se dédouble : tout en

demeurant acteur, il devient le témoin de cette union.

Tout se termine, cette nage ou cette agonie, par un soleil jaloux de ma suffocation, un soleil

qui nous charge et nous pétrifie (…)

38 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 176.39 Jacques Dupin, « Le soleil substitué », Le corps clairvoyant, p. 232.40 Jean-Michel Maulpoix, L’Acte créateur, PUF, 1997, cité in Maud Fourton, « Du ver et de l’ouvert », Méthode 08, Vallongues, Var, 2006.41 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 176.42 Ibid.

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Pour moi, enfant et père nourricier de ce couple anachronique, il me reste à éprouver loin de

là, durant un long éveil, la sensation de la fadeur extrême et de l’extrême flexibilité de la mort.43

C’est le soleil qui donne forme de pierre – aussi un des symboles récurrents – à ce sujet

complexe. Mais il s’agit là d’un autre sujet. Ce sujet, détaché de soi-même, illustre un des effets

primordiaux de sa recherche, son propre dédoublement, qu’on abordera plus amplement plus tard

et dans la partie consacrée à Milutin Petrovic. En effet, pour compenser le manque et la dérobade

constante de l’objet, comme le souligne Marie Agnès-Hirscher, « c’est d’un soi ‘en avant de soi’

que le poète écrit toujours, propulsé par la poursuite de cela même qui se dérobe »44. Le sujet se

divise dans ses deux particules déterminantes : le corps et le langage. Ce « soi en avant de soi »,

la particule active et l’arme la plus puissante du sujet, c’est le langage. L’autre déterminant du

sujet, le corps, s’en détache pour servir de témoin de cette union du langage et de la terre.

S’éveillera sans nous l’alternative du sens au cœur de l’ébriété du langage. Du langage

assoupli par l’allégresse de son rebondissement illimité. J’ânonne, il s’élance. Il oublie surtout

que je n’existe pas, que je bave et transpire d’inexistence dans l’ébranlement de sa trace.45

43 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant ; pp. 176-177, souligné par B. S. O.44 Marie Agnès-Hirscher, « L’écriture poétique de Jacques Dupin ou la conversation souveraine », in Cahier Jacques Dupin, op. cit., p. 218.45 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 180.

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Le sujet dédoublé, créateur de l’espace

On pourrait, à partir de ce dédoublement, établir une sorte de schéma de la tension entre le

sujet et l’objet dans la poésie de Jacques Dupin.

le sujet → la langue ↔ la terre (la femme) → l’objet

C’est essentiellement par l’intermédiaire de la langue que le sujet peut agir sur l’objet, lequel

est, de son côté, caché par une incarnation terrienne (ou féminine, directement surgie de cette

dernière, qu’on élaborera plus tard). Le contact direct entre deux antagonistes n’est pas possible :

aussi, la seule chose accessible à l’élément passif du sujet (le corps) est son propre élément actif

(la langue). Les modifications que l’objet effectue dans la langue sont le seul but que le sujet

puisse atteindre. Symétriquement, l’objet est voilé par le corps que le sujet lui attribue.

On pourrait en conclure que la terre, et plus généralement, toute forme donnée à l’objet dans

la poésie de Jacques Dupin, n’existe que pour être brisée par le sujet, dans son effort d’atteindre

la matière. Anne Gourio, dans son étude Chants de pierres, consacrée aux poétiques

« minérales », souligne, dans l’œuvre de Jacques Dupin, « l’impossibilité d’établir un territoire,

de dresser un cadastre, de déterminer ce que Bonnefoy nomme un "lieu". De là procède

également la difficulté à représenter cet espace : ce dernier surgit sur un mode rompu et se

dérobe dans l’instant de son apparition. »46 Dans le poème Le règne minéral se dressent « les

tours ruinées » ; dans Le partage « la colonne du chant », à peine montée, est tout ensuite ruinée

par « une larme de toi ». Déjà l’ouverture de Gravir, dans le sens musical du terme, « Suite

basaltique », donne une tonalité, une matrice de cet espace inimaginable, toujours en train de se

transformer, par lui-même ou par l’activité du sujet.

Le paysage est créé à l’instar du sujet, qui est divisé, dédoublé. Son essence, la destruction,

est complémentaire de l’image dévastée de l’espace de dehors. Pour John E. Jackson, qui

commente Le règne minéral, « cette dimension destructrice, cette dimension de mort qui, en tant

qu’elle détruit la fixité des identités stables, permet la liaison que le poème opère entre le sujet et

46 Anne Gourio, Chants de pierres, « Trajets, tracés, traversées : Le monde brisé de Jacques Dupin », ELLUG, 2005 p. 338.

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la réalité qu’il se donne. »47 C’est sous le signe de la destruction que s’opère l’union du sujet et

l’objet. Quant à l’espace qui entoure l’objet, il est directement dépendant du sujet : le sujet le

crée, à l’instar de sa propre effraction interne. Le sujet se donne une réalité en extériorisant son

intérieur divisé. La symétrie du paysage externe et interne est évidente. La ligne de corps, la

ligne de sol, est annulée.

Comment le sujet crée-t-il cet espace ? Un de ces actes « démiurgiques » du sujet, sa

réponse au caractère abrupt de l’objet, c’est le pas. Le creusement du chemin est la première

violence du sujet, et s’accompagne, en gradation, par la brisure, la pénétration, le déchirement,

l’introduction, l’attaque, et généralement, par le viol du paysage derrière lequel l’objet se

dissimule. Les nombreuses ouvertures : brèches, fissures, failles, trous, embrasures, soupiraux

sont les résultats de la violence du sujet. Ces traces laissées sur le corps de l’objet, sur le mur qui

le protège, sont les seules sources par lesquelles l’essence de l’objet puisse atteindre le sujet. Le

seul lieu où ces deux antagonistes sont à même de se toucher. (Et pour souligner la remarque de

Gourio, ce lieu n’a rien d’un élément unificateur, comme « la salamandre » d’Yves Bonnefoy, ce

lieu est présenté comme la rupture, suggérée par l’image de la vipère.48)

Par une brèche dans le mur,

La rosée d’une seule branche

Nous rendra tout l’espace vivant49

Dans l’univers poétique de Jacques Dupin, c’est la rupture qui est la matrice de la création.

« La foudre fait germer la pierre »50. « Commencer comme on déchire un drap », « rompre et

ressaisir, et ainsi renouer »51 : les crédos énoncés démontrent la violence comme premier

principe. Jean-Pierre Richard oriente cette agressivité contre le « tissu hostile du réel »52. Ce parti

pris du réel, en tant que « non-transcendant » est aussi évoqué par Anne Gourio : « congé est

donné aux devins, aux mythes et à l’imaginaire : l’issue ne saurait être trouvée que dans ce ‘réel’

47 John E. Jackson, « L’infinie dissonance unanime », Cahier Jacques Dupin, op. cit., p. 56, souligné par B. S. O.48 « Vipère, compagne de famine, je mesure les progrès de la lèpre à la fréquence de ton dard. (…) Tu es la seule réplique au frisson de la terre quand la racine du soleil creuse sa route dans le roc. », « Parmi les pierres éclatées », Le corps clairvoyant, p. 39.49 Jacques Dupin, « Le prisonnier », Le corps clairvoyant, op. cit., p. 60.50 Jacques Dupin, « Le règne minéral »,., op. cit., p. 28.51 Jacques Dupin, « Moraines », op. cit.., p. 165.52 Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, op. cit., p. 279.

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dont Dupin martèle la sommation tout au long de son œuvre »53. En optant pour les pierres, les

roches, « les fruits du basalte », la boue, en somme, pour les éléments de terre, Dupin insiste sur

la présence du sujet dans cet univers. Ce paysage ne se révèle que grâce à la touche, grâce à

l’attaque du sujet, et, par conséquent, tout ce qui réside hors du palpable – le toucher étant le sens

dominant dans la « cosmologie » dupinienne – est inconcevable, inscrutable pour le sujet,

n’existe pas.

Pourtant, ce caractère exclusivement non-transcendantal est seulement caractéristique pour la

première phase de sa recherche, qui s’achève devant un mur, où le sujet parvient à creuser une

ouverture. Un regard à travers ce trou étroit donne soudain sur un paysage qui ne peut pas être

englobé par la perception, et dont le caractère inconcevable est proclamé tout de suite. C’est

alors que le sujet se trouve au seuil d’une possible transcendance au sein du réel. C’est alors que

la violence cède la place à la contemplation, la poursuite à l’attente.

Ouverte en peu de mots,

comme par un remous, dans quelque mur,

une embrasure, pas même une fenêtre

pour maintenir à bout de bras

cette contrée de nuit où le chemin se perd,

à bout de forces une parole nue54

Pareillement au sujet, l’objet invoqué réunit en soi le langage et le corps, quoique d’une

forme inconcevable et irréductible à la corporéité du sujet (la parole nue). Le sujet n’est

mentionné qu’une seule fois, et cela impersonnellement, par un infinitif (pour maintenir à bout

de bras…). Il n’est pas présent comme un être, mais à partir de son mouvement qui est énoncé

par l’ordre de l’apparition : mur – embrasure – « non-fenêtre » – parole. Ce qui est ici accentué

comme le moyen de l’ouverture de l’embrasure, comme l’arme du sujet, ce n’est que peu de

mots   : le signe écrit, qui est à la chasse d’une parole vivante, fuyante. Chez Dupin, la nuit est

souvent associée au ciel, « sosie du gouffre », symbole d’une inaccessibilité. La parole nue, dont

53 Anne Gourio, Chants de pierres, op. cit., p. 329.54 Jacques Dupin, « La nuit grandissante », Le corps clairvoyant, op. cit., p. 134.

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le chemin se perd dans la nuit, malgré la force des bras de celui qui désire l’écrire, ouvre par son

sillage une dimension transcendantale. Pourtant, le foyer du poème, autour duquel sont groupés

tous les éléments, n’est pas cette parole qui s’évade – puisque son départ est déjà accepté comme

inévitable – mais cette embrasure, sa position dans quelque mur et sa béance qui touche cette

nuit. Elle, l’embrasure, l’ouvrage de ses mains, est le seul accomplissement du sujet.

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Le mur en tant qu’horizon

Le symbole du mur dans la poésie de Jacques Dupin sonne comme un écho significatif au

mur de Pierre Reverdy. Les formulations qui désignent la particularité du mur reverdien peuvent

être appliquées sur celui de Jacques Dupin. Selon Jean-Pierre Richard, le mur reverdien

« conserve la même fonction, qui est de boucher un accès : non content en effet de casser notre

élan, il indique, mais en l’obturant à tout jamais, la présence de cela même qu’à travers lui nous

nous proposions d’atteindre »55. Le mur, chez Dupin, a des accents reverdiens, pourtant il

n’implique pas la solitude semblable à celle du sujet de Reverdy, mais un partage : le mur n’est

pas mur parce qu’il bouche l’accès à l’objet, mais parce qu’il rend la touche impossible. Le sujet

n’est pas le seul à l’éprouver : il le croit commun, partagé. Sa trace creusée dans la muraille de

l’angoisse commune : mon souffle.56 La possibilité que quelqu’un d’autre, la parole invoquée, au-

delà de ce mur, creuse son chemin vers le sujet, ou bien seulement la possibilité qu’elle touche ce

même mur, provoquent l’enchantement et le désespoir du sujet. Pour renforcer l’idée de la

présence de ce qui se dérobe, et son inaccessibilité à la fois, le mur dans l’œuvre de Jacques

Dupin laisse passer la lumière de l’objet : il devient « transparent ».

Si je cesse alors d’être exclu, séparé par quelque rempart transparent, c’est pour

bouleverser ce que j’aime, saccager ce qui m’est offert, nouer en fagots les branches mortes

pour le feu de ceux-là qui peut-être ne viendront pas.57

Ce mur a encore quelque chose de commun avec le mur reverdien : il est issu directement du

sujet, il fait partie de son corps, il est son corps même. « Car si le mur semble quelquefois

peupler de sa substance une sorte d’immensité bouchée (…) à d’autres moments il lui semble

que l’hostile paroi des choses commence très près de lui, sur lui peut-être, et que l’au-delà, c’est

tout ce qui est en dehors de notre étroite peau (Le livre de mon bord, 31). »58 Nous revenons sur

l’identification de la ligne du mur avec la ligne du corps, et la nécessité qu’elle soit brisée pour

55 Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, « Pierre Reverdy », op. cit., p. 15.56 Jacques Dupin, Moraines, Le corps clairvoyant, op. cit., p. 150.57 Jacques Dupin, Ibid., p. 151.58 Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, « Pierre Reverdy », op. cit., pp. 14-15, soul. par B. S. O.

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s’unir avec l’objet immatériel. Le mur est, donc, une des spatialisations de la frontière entre le

dehors et le dedans. Il est édifié par les mots, mais, paradoxalement, c’est aussi par le langage,

son arme par excellence, que le sujet essaie de le briser. Mais puisqu’il s’attaque à sa propre

matière, le langage ne fait que le fortifier : J’écris sur les murs les mots qui les rendent

imprenables59. Le langage, désigné ironiquement comme « une arme sans défaut qui ne peut

abattre que nous »60, est à nouveau caractérisé comme un effort contradictoire, qui, s’attaquant

aux remparts constitués de sa matière, n’arrive qu’à s’annuler devant cet objet immatériel

dérobé.

Si près, cette nuit, de l’étouffement pur et simple, entre quatre murs, entre deux montagnes, si

près de sortir, d’être hors de soi, d’échapper à la morte distinction du dedans et du dehors,

toujours abusivement remaçonnée par les larves du dedans, si près de vomir et d’être vomis,

d’être soulevés et brisés, d’être désunis, de changer de corps… 61

Ce mur, du fait qu’il présente l’essence du sujet, qu’il est même issu de lui, a toutes les

caractéristiques de l’horizon phénoménologique. En dedans de cette notion, Husserl distingue

l’horizon interne, qui présente la face cachée de la chose perçue, et l’horizon externe, qui

présente le contexte de la chose dans le champ visuel : « La chose est pourvue de sens que lui

confère continuellement son horizon interne : le côté vu n’est côté dans la mesure où il y a des

côtés non vus qui sont anticipés et comme tels déterminent le sens »62. Quant à l’horizon externe,

il « est fait des relations qu’elle [la chose] entretient avec les autres objets qui l’entourent »63. Il

ne se limite « à mon champ visuel présent, mais […] par une suite d’emboîtements successifs

embrasse l’infini du monde, dans ce qu’il a pour moi de connu, de supposé et d’avenir. »64 Sans

la présence de cet horizon, la chose ne pourrait pas être distinguée, perçue : « Percevoir est donc

59 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 171.60 « Dans les galeries de ce terrier aérien, la bête insensée que nous sommes, meurt de s’unir à la bête future que nous enfermons, et que nous poursuivons, et que nous ajustons, dehors, aveuglément, avec une arme sans défaut et qui ne peut abattre que nous. », Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 170.61 Jacques Dupin, « Le soleil substitué », Le corps clairvoyant, p. 224-225.62 Husserl, Expérience et Jugement, cité in Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, Presses Universitaires de France, 1989, p. 16.63 Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, op. cit., p. 18.64 Husserl, La crise des sciences européennes, cité dans Concepcion Hermosilla, « Contresens. La perception chez Jacques Dupin » in Revista de la Filologia Francesa, 2, Editorial Complutense, Madrid, 1992, p. 91.

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toujours un mixte de présence, de moindre présence et d’absence. »65 La notion de l’horizon

interne, qui sera plus importante dans cette analyse à cause de son caractère subjectif implique

une transcendance inépuisable de la chose perçue. Selon Michel Collot, l’intelligence perceptive

« est toujours dépassée par l’excès qui se propose à elle. En effet, à mesure qu’avance l’enquête

perceptive, l’indétermination de l’horizon qui l’accompagnait au départ se trouve

progressivement réduite, ses diverses implications sont "expliquées", mais en même temps se

constitue un nouvel horizon d’indétermination, porteur d’autres implications. »66 Comme le dit

Husserl, tout horizon ouvert fait surgir de nouveaux horizons et toujours demeure un horizon

non éclairci67. Te gravir, et t’ayant gravie, te gravir encore. L’élément transcendantal est

inévitable : l’ouverture d’un horizon est toujours un défi à la perception, et à la fois un

découragement, puisqu’il implique la multitude de nouveaux horizons, vierges, non-découverts.

Merleau-Ponty argumente cet impératif transcendant de l’objet, qu’il qualifie comme sa qualité

essentielle: Il est essentiel à la chose et au monde de se présenter comme « ouverts », de nous

renvoyer au-delà de leurs manifestations déterminées, de nous promettre toujours « autre chose

à voir ».68

L’essentiel de ce constituant phénoménologique de la poésie de Jacques Dupin, c’est l’acte

de la perception, qui est conçu comme « un effort, une tension dont émergent les formes du sujet

et de l’objet »69. C’est aussi le lieu de la formation de la dimension transcendantale au sein du

réel, qui s’offre au sujet dupinien. Ce réel n’est pas seulement transcendant, il est

continuellement « transcendantable ». Les spatialisations de cette idée d’horizon sont les décors,

les murs qui voilent l’objet recherché, et incitent le sujet à les franchir, gravir, briser,

continuellement, d’y creuser les ouvertures. Mais un regard à travers ce trou s’arrête devant un

autre mur, un autre voile de l’objet, un autre horizon, qui l’attire et l’exaspère à la fois. Dans ces

moments d’une transcendance particulière, l’objet prend la forme (le corps), et est conçu par le

sujet presque comme une déité.

Renonçant à sa recherche – qui est autant la violence, la destruction – devant cet être

imperceptible, que son regard ne peut pas embrasser, le sujet choisit la passivité de l’attente.

65 Concepcion Hermosilla, « Contresens. La perception chez Jacques Dupin » article cité, p. 92.66 Husserl, La crise des sciences européennes, cité in Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, op. cit., p. 18.67 Ibid.68 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 82 ; cité in Michel Collot, op. cit., p. 24.69 Concepcion Hermosilla, op. cit., p. 93.

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Attente : incarnation de la femme-parole

Jean-Pierre Richard formule ainsi ce détournement du sujet : « Il espère que d’elle-même, et

à la suite d’une sorte de miracle – bris interne, foudroyante autoconvulsion de sa substance – la

limpidité aérienne éclatera, s’éparpillera en mille fragments dont l’avalanche déboulera sur

lui. »70. Non seulement le sujet s’est privé de la violence, mais il veut invoquer cette même

violence dans l’objet, l’inciter à lui nuire, pour s’affirmer. Il le modèle comme une parfaite

contradiction de soi-même : l’inertie du sujet sous-entend l’activité de l’objet, son calme invoque

l’orage : Dans l’attente à voix basse/ De quelque chose de terrible et de simple71. Dans cette

projection de la violence, l’objet prend forme des images proches du feu (la foudre, les étoiles

qui tombent) du vent (la poussière) et de la terre (les pierres, l’éboulement, et même les

excréments). Le sujet, immobile, attend que le feu se déclare, que la montagne croule sur lui

(J’appelle l’éboulement72). Il souhaite, « tel un nouveau Saint-Jean, de se voir décapité »73 par

cette « pureté qui se refuse ». Il va jusqu’à mettre l’objet au défi, le provoquer (cf. p. 5.) :

Où es-tu, foudre errante de la forêt,

Dont on m’annonce la venue,

– Dont on m’épargne la rencontre ?74

La violence, par laquelle est créée l’embrasure qui donne sur une partie de l’objet recherché,

est remplacée par une attente où il ne serait pas erroné de voir les traces d’une certaine

épiphanie. De ce renoncement du sujet, de ce rejet de toute brutalité, proviennent tous les effets

dans le rapport entre le sujet et l’objet, essentiels pour la poésie de Jacques Dupin. Premièrement,

l’objet prend corps, et dans cette extase épiphanique, le sujet lui attribue la raison et la volonté,

par un procédé qui ressemble à la déification. Deuxièmement, au prix de cette incarnation de

l’objet, le sujet choisit de s’effacer, en tant que corps et en tant que langage. On assiste à une

70 Jean-Pierre Richard, « Jacques Dupin », in Onze études sur la poésie moderne, op. cit., p. 280.71 Jacques Dupin, « Saccades », Le corps clairvoyant, p. 93.72 Jacqus Dupin, « La soif », Le corps clairvoyant, p. 59.73 Jean-Pierre Richard, « Jacques Dupin », in Onze études sur la poésie moderne, op. cit., p. 278.74 Jacques Dupin, « Saccades », Le corps clairvoyant, p. 88.

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transposition d’essence, à un changement de rôles : le sujet, en se soumettant à l’objet, en y

soumettant jusqu’à son expression, devient l’élément passif dans ce rapport : il devient celui qui

guette l’objet, qui lui tend les pièges, qui l’attend. On pourrait aller plus loin dans cette direction

et dire même que le sujet se transforme en objet, et vice versa. L’objet devient un élément actif,

en joignant le langage et la terre (son premier corps) : c’est le stade qui précède son incarnation

dans un corps humain. La parole est donné à l’objet, à la terre, aussi bien que la volonté de

s’exprimer, par l’intermédiaire du sujet, dans l’acte d’écrire. C’est une parole active, évoquée au

début de ce travail,

Langue rocheuse révélée

Sous la transparence d’un lac de cratère.75 

La découverte d’une langue rocheuse est l’affirmation du rôle primordial de la terre dans

cette dialectique dupinienne. Lui attribuer la langue, c’est la rapprocher du sujet qui l’attend,

mais aussi, du même coup, l’éloigner d’elle. Cette parole, hors de la saisie du sujet, d’origine

inconnue, est incompréhensible. Elle résiste inébranlablement à tout système référentiel que peut

imposer le sujet. Que faire de sa langue, mêlée déjà à la mienne, effrayante, inconnue, – seule

vivante encore, se demande le sujet dupinien, sinon la brancher sur d’anciennes histoires (…)76.

A l’instar du sujet, cette parole est dotée d’une gamme de sentiments, et d’une démarche

semblable, ce qui la promeut au rang du sujet égal (sinon dominant). La parole est, comme le

sujet, surtout attirée par ce qui l’empêche de s’exprimer, ce soupirail qu’elle doit franchir, cette

cime qu’elle ne cesse de gravir. Puisqu’elle est formellement immatérielle, ce qu’elle doit

vaincre, ce sont surtout les attributs du monde : « les sarcasmes du printemps, la félicité des

oiseaux de passage, l’air léger… »77. Tue, attentive, cette parole déchiquetée pourtant guette les

passages, rompt sa route, creuse les brèches dans le mur qui la retient.

Parole déchiquetée,

Pour une seule gorgée d’eau

75 Jacques Dupin, « Le tremblement », Le corps clairvoyant, p. 109.76 Jacques Dupin, « Un récit », Le corps clairvoyant, p. 309-310.77 Jacques Dupin, « Aconit », Les brisants, Le corps clairvoyant, p. 43.

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Retenue par le roc 78

Puisqu’elle est insaisissable, cachée par cette multitude de murs inviolables, la parole finit

par devenir projection des démarches du sujet. Elle incarnera ses désirs, mais aussi tous ses

échecs : à l’instant de l’union, au moment où elle devient consciente que le sujet la poursuit, elle

va s’évader, se dérober, rester dissimulée. Cet échec est même sous-entendu, dès le début de

cette recherche « mutuelle » :

Enchaînés et indifférents, nous travaillons ensemble, l’un pour l’autre, et nous nous

éteindrons ensemble, sa journée achevée, car elle ne me survivra pas et nous ne nous

rencontrerons jamais.79

La terre, origine de la parole, ainsi que de tout paysage dans cet univers, est, rappelons-nous,

une sorte d’extériorisation du paysage intérieur. Tout élément superficiel de ce paysage sous-

entend une particule souterraine, qui lui est symétrique : la ligne de sol, tout comme celle de

corps, est abolie, comme on l’avait déjà souligné. Le dehors est entré par les mille entailles du

corps80. A partir de cette terre, le sujet, qu’on pourrait qualifier de démiurgique sur beaucoup de

plans, créera un corps humain, pour abriter sa parole. Pour lui permettre d’incarner l’affront et le

désir amoureux, les particules de son rapport avec elle, dans un seul corps. Et ce sera un corps

féminin. Il se proclamera comme son créateur, presque instinctif, involontaire, mais désignera

ouvertement son œuvre comme une illusion, à laquelle il succombera le premier.

Je ne peux m’empêcher de l’imaginer hors de moi, et de tendre ainsi vers une frauduleuse

image d’elle. (Et tout de suite après cette imagination, on assistera aux premiers effets de

« l’enchantement », de l’émerveillement de « l’ouvrage de ses propres mains, à l’envie évidente

de s’en emparer comme d’un corps indépendant, de palpable.) Tentation de la dévêtir, mais elle

n’est jamais nue comme le sont les femmes. (La distance, c’est-à-dire, la conscience de l’illusion,

78 Jacques Dupin, « Saccades », Le corps clairvoyant, p. 96.79 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 155.80 Jacques Dupin, « Le soleil substitué », Le corps clairvoyant, p. 232.

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alternent avec une tentation singulière. Même au sein d’une même phrase.) De lui prêter une

apparence, une distance, pour l’approcher, la désarmer, la séduire.81

Les symboles de la terre et de la femme sont liés, à tel point que la terre engendre la femme.

Une femme s’éveille dans un champ fraîchement retourné.82 Les deux éléments mis en rapport

suggèrent avant tout l’idée de productivité (la montagne se reboise). La terre est conçue comme

son royaume et sa substance. Dans un poème Jacques Dupin fait une vague allusion au mythe

d’Orphée et d’Eurydice (Et je tutoie les morts, les nouveaux venus./ Celle que j’aime est dans

leur camp83), et ainsi souligne la valeur chtonienne des symboles de terre et de femme (cf.

Autour de nous se tissent, se resserrent/ Les dialectes de l’abîme84). Mais tout en étant un

royaume chtonien, la terre est simultanément présentée comme « le corps-conducteur de la

semence » : La terreur conduit sous terre ma semence,/ L’éclaire et la refroidit./ J’attends la

déflagration.85 Porteuse de « la semence », cette femme aimée, installée dans le camp de Hadès,

présente aussi bien la figure de la mort. Succomber à sa tentation, c’est mourir. Le corps du sujet

est l’enjeu de cette union. Tant qu’il reste corporel, elle lui sera inaccessible, il ira vainement à sa

rencontre.

si je sombre je sombre avec elle

le mot duel au bord des lèvres86

Valéry Hugotte argumente l’introduction de la femme par la description du paysage

dupinien, qui est constitué essentiellement des embrasures et des fissures, dues, comme on l’avait

montré, à la violence du sujet : « […] cette même violence qui ne fait admettre au poète d’autre

réalité que celle meurtrie – mais aussi révélée – par l’embrasure appelle une étreinte dans

laquelle l’autre s’offre non pas à l’embrassement ni à la caresse, mais à la percée. En résulte une

évidente parenté de vocabulaire qui unit l’appréhension du paysage et la rencontre de la

81 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 155.82 Jacques Dupin, « Le soleil substitué », Le corps clairvoyant, p. 231.83 Jacques Dupin, « L’angle du mur », Le corps clairvoyant, p. 61.84 Jacques Dupin, « Le point du jour », Le corps clairvoyant, p. 105.85 Jacques Dupin, « L’angle du mur », Le corps clairvoyant, p. 61.86 Jacques Dupin, « La nuit grandissante », Le corps clairvoyant, p. 133.

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femme »87 Le désir du sujet dupinien de briser et conquérir ce paysage troué n’est pas sans

rappeler le désir charnel. Les caractéristiques qui s’attribuent traditionnellement au symbole de la

femme, son caractère fugace et insaisissable, son absence, son mystère, « sa part sacrée » – sont

aussi les caractéristiques de la parole. La femme est une incarnation parfaite de la dérobade. Il

faut aussi souligner son caractère dialectique : ce qui est incarné par le corps de la femme, c’est

le mouvement, la dynamique de l’objet, son va-et-vient incessant, son offre suivie par refus – et

non pas l’être immobile de l’objet. « Sœur cassante », « géante », « bouffonne »88, « servante

infatuée qui me convoite[s] de si bas »89, la femme est présentée non pas comme une constante,

mais comme une succession de masques, et surtout « définie » par des attributs négatifs: « La

femme dans la poésie de Dupin est une présence fugitive. Toute description qui viserait à la figer

dans une image se voit dès lors écartée. »90

Elle, si nous la nommons, à bout de faiblesse, ce n’est plus elle, ni ce tressaillement de

l’épaule, la sienne. 91

La présence constante de la femme dans la poésie de Jacques Dupin affirme la primauté

incontestable du corporel, du « réel », sur le transcendantal. Mais tout en étant décrite dans son

aspect charnel, la femme ne cesse de montrer son aspect idéal : tout en étant palpable, attirante,

elle est formellement absente, lisse et insaisissable ennemie92. En tendant les masques, elle

suggère un au-delà, ou bien, comme dit Jean-Pierre Richard, un « en-deçà », puisqu’elle est

autant liée avec le ciel, qu’avec la substance souterraine. « Elle habite un lieu qui n’est pas, et

c’est le ciel second, le ciel mis à nu, le ciel sans le bleu du ciel. (Et ses racines croissent dans la

pierre de ce ciel, que j’enferme et qui me comprend.) »93 Son origine est la terre, mais c’est une

terre que le sujet « enferme », donc implicitement : le sujet seul est la source de la femme-parole.

Néanmoins, déjà séduit par l’apparence de sa créature, il essaie de la subjuguer, de la séduire et

conquérir à son tour, par ses propres armes.

87 Valéry Hugotte : « Poésie du désir, écriture du désastre », Cahier J. Dupin, op. cit., p. 108 ; souligné par B. S. O.88 Jacques Dupin, « L’itinéraire », Le corps clairvoyant, p. 48.89 Jacques Dupin, « Le point du jour », Le corps clairvoyant, p. 105.90 Valéry Hugotte : « Poésie du désir, écriture du désastre », Cahier Jacques Dupin, op. cit, p. 114.91 Jacques Dupin, “Le soleil substitué”, p. 227.92 Jacques Dupin, « Saccades », Le corps clairvoyant, p. 86.93 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 155.

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Elle feint de s’éprendre tour à tour des masques et des travestis (« la machinerie du théâtre

mental », note de B. S. O.) que je lui tends – comme des pièges. Masques et pièges se referment

sur moi.94

94 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 155. Le pronom elle (surtout dans Moraines) renvoie tantôt à la figure de la femme, tantôt à la poésie (la parole, pourtant dénué de toute abstraction). Mais ce n’est pas une confusion volontaire de l’auteur : si l’on observe le développement de l’objet dupinien, on s’avisera que ces deux entités font une seule.

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« Ecrire : disparaître en écrivant »

Entendre, ou sentir… ce qui gronde dans le sous-sol, sous la feuille déchirée, sous nos pas.

Et voudrait s’élever, – s’écrire.95

La passivité du sujet se dialectise jusqu’à un certain point: tantôt elle devient force,

foncièrement masculine (Je la creuse avec chaque mot et j’ai le désir de l’épuiser avec une telle

persévérance […]96), tantôt elle n’est que guet propre au chasseur, que la méditation sur son

absence perpétuée, et, effectivement, une sorte de prière. Ce corps, dans lequel s’est insinuée la

parole immatérielle, pour matérialiser toute la variété des rapports entre le sujet et l’objet, est

doté d’une projection des sentiments que le sujet lui attribue. Aussi bien que le sujet, elle est

attirée surtout par ce qui l’empêche de s’exprimer, par ce qui s’oppose à son avènement au

monde, et c’est, pour commencer, le monde même, avec ses attributs, dont le plus important est

le matérialisme. Comme le cadavre jaune et sans habits du poème Le péché de Milutin Petrovic,

c’est par une introduction dans la chair vivante que l’objet étranger (tel un esprit immatériel)

prend corps.

Mais aussi, par un mouvement pareil de l’insinuation, cet esprit de la parole s’attaque au

corps du sujet. La dialectique est donc effectuée dans le sens réciproque : parfois, cette femme-

parole est hors de saisie, parfois elle se donne, ou attaque le sujet97, pour lequel ces variations

sont aussi valables, l’incitant à l’écriture. En formulant l’écriture comme le résultat de l’activité

d’un agent extérieur, Dupin, qui ne publiait pas des essais autopoétiques, choisit d’insérer son

crédo ouvertement au sein de ses poèmes : et ce crédo consiste en effacement du poète (du sujet

poétique) au profit de l’écriture.

Comme on l’avait déjà souligné, l’écriture est la rencontre décisive du corps et du langage.

Ainsi, l’écriture est éprouvée comme une irritation corporelle, une infection, qui attaque le corps,

du dehors ou du dedans, selon sa propre volonté.

Car je travaille sur un corps – un corps dont je dois être à la fois le père, et le parricide

95 Jacques Dupin, « Le soleil substitué », Le corps clairvoyant, p. 224.96 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 155.97 De sorte qu’on pourrait dire que la femme-parole et le sujet ne sont jamais actifs en même temps.

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un corps dans le mien que je sens tressaillir (…)98

La dimension autopoétique de ce positionnement central de l’écriture – qui se conçoit

simultanément comme une mise au monde et comme un meurtre : (car j’écris pour le séduire, et

le corrompre – autant que pour le mettre au monde – et le détruire) – est toutefois contredite par

l’affirmation constamment réitérée que l’avènement de l’écriture implique la disparition du sujet.

Ce constat qui ressemble à la formulation mallarméenne se prolonge par un désir d’annuler non

seulement la corporéité, mais surtout la temporalité du sujet, exprimé dans l’exergue d’Une

apparence de soupirail99, un recueil fortement autopoétique. La concentration sur l’écriture ne

démontre pas l’autotélisme de la poétique de Dupin, mais fraie son chemin vers l’impersonnel.

Ecrire tend à dépasser l’expression, à se distinguer de dire. Cet acte est parfois résumé comme

un pur geste « d’encre » : « écrire : ce qui n’est pas un mot, ce qui libère "de l’inconnu des mots"

– et traduire en geste, peut-être pour sa survie, la barrière, l’hermétisme de toute écriture »100.

Tendant aussi à s’assimiler aux actes sans conséquence, sans produit palpable, sans but, comme

la marche ou la respiration, l’écriture se veut un acte absolu, libre de toutes les catégories innées

au sujet et à l’objet.

Ecrire comme si je n’étais pas né. Les mots antérieurs : écroulés, dénudés, aspirés par le

gouffre. Ecrire sans les mots, comme si je naissais.101

Ecrire, au-delà du temps, au-delà du corps : n’est-ce pas déjà accepter les « conditions » de

l’objet, les lois de son in-existence, qui n’est pas réductible aux catégories spatio-temporelles du

sujet ? Mais, reprenons encore une fois la question du début de cette étude : quel est cet objet ?

Pour pouvoir élaborer la réponse, il nous faut d’abord accepter que l’acte d’écrire, omniprésent

dans la poésie de Jacques Dupin, le plus souvent sous sa forme infinitive, implique un processus,

inachevable, itératif, toujours recommençable. C’est sa dimension purement temporelle. Cet acte,

comme on l’a souligné tant de fois, vise inlassablement la parole inaccessible. Ainsi, se

présentent deux catégories essentielles pour l’écriture : sa caractérisation du processus (temps),

98 Jacques Dupin, « Un récit », Le corps clairvoyant, p. 308.99 « Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort », Jean-Jacques Rousseau, Emile.100 Jacques Dupin, « Fragmes », Echancre, P. O. L., 1991, p. 43.101 Jacques Dupin, « Une apparence de soupirail », Le corps clairvoyant, p. 367.

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et l’absence constante de la parole (corps). On pourrait en conclure que l’acte d’écrire est non

seulement un acte qui sépare le sujet du monde (en le désignant) et de soi-même, mais aussi un

acte qui sépare le sujet écrivant de son objet, justement à cause de sa temporalité et de la trace

qu’il laisse. Le geste que le sujet fait pour atteindre l’objet ne provoque que son éloignement

infini. Dominique Viart le souligne dans son essai Fragments et litanie : « Non pas, comme

Mallarmé l’enseigne, que la chose soit absente à qui la nomme, mais elle disparaît dans l’acte qui

cherche à l’atteindre, dès lors que cet acte est exprimé comme tel. L’écriture sépare le sujet du

monde, non pas tant parce qu’elle n’en peut donner que la figure, le concept ou la "notion pure",

mais parce que le monde se virtualise dans l’infini de sa présence différée. »102 L’objet est

infiniment inaccessible justement par défaut de toute actualisation103. Celui qui écrit est toujours

au seuil de ce qu’il se propose d’atteindre, parce que le temps, nécessaire pour

l’accomplissement de cet acte, fait reculer son but, comme la tortue avance toujours devant

Achille, ainsi s’éloigne inévitablement cette

parole qui revient, sans être venue, et s’écrit, en avant de nous et de soi, pulvérisant la

trajectoire qui l’occulte104

Ici s’inscrit aussi l’impossibilité de l’englobement du moment actuel. D’où ce vœu, résumé

par la citation de Rousseau, d’atteindre une ponctualité, une perfection (dans les sens

linguistiques), une position extratemporelle et non-corporelle. La trace de l’aspect constamment

itératif du verbe écrire est avant tout une distance, un écart, un gouffre, un éclair qui anéantit le

sujet sans atteindre l’objet. Ecrire : disparaître en écrivant105, le poète le formule ouvertement

dans Fragmes.

Mériter que chaque mot s’efface à l’instant de son émission. Qu’il jaillisse et s’évapore.106

102 Dominique Viart, « Fragments et litanie », Cahier Jacques Dupin, op. cit., p. 45.103 Ibid.104 Jacques Dupin, Contumace, p. 102.105 Jacques Dupin, « Fragmes », Echancré, P. O. L., 1991, p. 37.106 Jacques Dupin, « Une apparence de soupirail », Le corps clairvoyant, p. 398.

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Comme le souligne Deleuze, écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en

train de se faire107. Dominique Viart en déduit le caractère inachevable de la formation de l’objet,

et, symétriquement, le processus de la disparition proportionnelle du sujet. Toutefois, le sujet est

présent surtout dans l’absence de son identité. En abolissant les notions du corps et du temps, le

sujet, transformé en une sorte de récepteur passif, de « gisement à ciel ouvert » (nous sommes le

non-lieu et le non objet d’une gravitation de signes insensés108), se réduit essentiellement au

langage, où, tout en écrivant les spasmes et les prurits (cf. La gale de Milutin Petrovic)

provoqués par les surgissements de la parole, le sujet écrit aussi soi-même. Selon Viart, «  si les

choses ne sont pas en présence, elles sont en projet, et ce projet seul identifie le sujet. Car le sujet

se projette dans ce qui est à dire, dans son vœu d’écrire »109. Toute cette problématique, au moins

selon notre opinion, est présente dans cet extrait de Moraines :

Migrations incessantes des mots jusqu’au dernier à travers l’écriture, tentative pour rendre

un seul instant visible à leur crête celui qui disparaît déjà. Le sentiment de la perfectibilité de

leur marche et de la fragilité de leur liaison tend à me persuader de mon pouvoir d’en finir. A

me persuader qu’à la fin quelque chose d’édifié et de rompu à la fois affrontera la mort avec des

yeux qui ne sont pas les miens. Et manifestera le caractère fortuit, accidentel, insignifiant de ma

disparition.110

C’est l’écriture seule, le chemin toujours renouvelable vers la parole/ la femme/ l’objet, qui

va indiquer l’orientation et le tracé, c’est en elle, dans ce chemin frugal de la dialectique, que

s’uniront, quoique absentes, les entités incertaines et contestables du sujet et de l’objet.

107 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p.11.108 Jacques Dupin, « Le soleil substitué », Le corps clairvoyant, p. 225.109 Dominique Viart, « Fragments et litanie », Cahier Jacques Dupin, op. cit., p. 47.110 Jacques Dupin, « Moraines », Le corps clairvoyant, p. 162.

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II

Milutin Petrović

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Introduction : les racines de l’aliénation

« Regarder un objet, c’est venir l’habiter »111. Ce jugement fondamental de la

phénoménologie de Merleau-Ponty est généralisé et absolutisé dans le procédé poétique de

Milutin Petrović. Regarder un objet, dans la poétique de Petrović, après le recueil La tête sur le

billot, ce n’est plus seulement s’établir en lui, s’introduire dans son intérieur, mais aussi, par le

mouvement progressif de cette pénétration, s’extraire de son propre corps, s’écarter de sa

« peau » et permettre à l’objet de le pénétrer : le subjectiviser. En envahissant le corps de l’objet,

le sujet (dont les caractéristiques sont purement spirituelles et intellectuelles) laisse derrière lui

son propre (son « premier ») corps, sa carcasse, où, à son tour, s’insinue l’objet. Les deux

antagonistes – l’objet étant doté, par cette subjectivisation, des qualités identiques à celles du

sujet – sont loin d’être statiques, et sont perçus seulement au cours du mouvement et de la

transformation mutuelle. Entre eux s’opère un interminable changement de fonctions – le sujet

devient l’objet, l’objet se transforme en sujet – au point où il devient difficile, voire impossible,

d’ « identifier » le porte-parole de l’énoncé, de distinguer le sujet poétique en vigueur de celui

qui lui est « soumis ». Le seul mouvement de ce changement (Le Changement est, d’ailleurs, le

titre du recueil central de Petrović) devient le noyau de sa poétique. La modification de la

corporéité sous-entend la modification de l’expression, conformément aux axes divergents

(corps-langue) que nous avons soulignés dans la partie consacrée à Jacques Dupin.

La première connaissance de soi-même (on paraphrase toujours les principes de la

phénoménologie de Merleau-Ponty) est due à l’aliénation de son propre corps, à son

objectivisation. En s’observant, le sujet devient conscient que son corps est un objet, même si en

même temps ce même corps lui appartient. Ce quasi-paradoxe – l’aliénation dont la conséquence

est la révélation d’une vérité plus profonde, dite objective – est le point de départ du changement

de trajet poétique de Milutin Petrović qui s’est opéré d’une manière décisive dans son troisième

recueil, La tête sur le billot (Glava na panju, 1971) et s’est prolongé dans les recueils Le

Changement (Promena, 1974) et La Gale (Svrab, 1977). Si on compare ce livre avec ses deux

recueils précédents, C’est ainsi qu’elle veut (Tako ona hoće, 1968) et La naissance audacieuse

(Drznoveno roždestvo, 1969), on s’apercevra de la prédominance d’une thématique personnelle

111 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, p. 82.

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dans ces derniers recueils, accentuée par la présence d’un sujet unique, incontesté, tourné

exclusivement vers le passé : vers les espaces de l’enfance et de la tradition poétique. Nous

tiendrons à aborder les deux premiers recueils qui sont négligés dans le corpus de Petrović ; du

fait qu’ils n’appartiennent pas au nouveau système, commencé par La tête sur le billot, il a décidé

de ne pas les inclure dans les anthologies ultérieures de sa poésie (Stihija [Tourmente], 1983 et

Izbor [Choix], 2007). Néanmoins, ils sont très importants pour la construction de sa voix

spécifique, et c’est pourquoi on les abordera dans cette introduction.

Le premier recueil est, selon le poète et le théoricien Slobodan Rakitic, fondé sur les

principes de « la lyrique pure », marqué par la recherche de la forme et d’une langue

poétique spécifique; il souligne que le recueil est écrit « par le poète conscient d’écrire la poésie

et de construire son univers poétique »112. Ce jugement un peu maladroit se réfère au principe de

la déconstruction, et du resserrement de l’expression, presque constant dans le style de Petrović

après La tête sur le billot. Le premier recueil, C’est ainsi qu’elle veut, est qualifié par Slobodan

Rakitic comme un exercice lyrique de l’esprit, avec une grande contribution de l’élément

autobiographique. Pourtant, déjà avec ce livre, Petrović tient à accomplir la totalité du « livre

poétique », d’en suggérer une cohérence interne, indépendante des poèmes individuels. Perisic

postule que les fonds de la technique narrative des recueils centraux de Petrović se trouvent déjà

dans le premier recueil, tandis que le second recueil, La naissance audacieuse, en a fourni les

motifs. Ce dernier livre marque un éloignement significatif par rapport au premier recueil,

d’abord au niveau de l’expression. Le vers du poète dans ce recueil devient « baroque », le

souffle bref des vers de C’est ainsi qu’elle veut se prolonge, la versification devient plus

importante: on s’aperçoit de la prédominance du vers libre avec une métrique singulière sans

rime. De nombreux archaïsmes et néologismes (qui ne disparaîtront pas entièrement de la poésie

de Milutin Petrović après le troisième recueil), avec l’écho évident des expériences linguistiques

du poète Momcilo Nastasijevic, enrichissent le lexique dans La naissance audacieuse. Au niveau

textuel, les grands poèmes de La naissance fourmillent de références aux poètes serbes du

Moyen Age, (parmi eux, aussi aux anonymes), ainsi que de références mythiques et historiques.

Selon Rakitic,  « Dans la Naissance audacieuse domine une recherche proustienne du temps

perdu, des "jours envolés", de ce lieu caché "où commence LE MATIN D’AUJOURD’HUI avec

les cris des aigles dans les grottes", où se trouve, dans une forme rétrécie, toute existence

112 Slobodan Rakitić, « Milutin Petrović, pesnik suštinskog prostora » (« Milutin Petrović, poète de l’espace essentiel »), in Milutin Petrović, Promena, Prosveta, 1974, p. 91.

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humaine »113. Le temps passé est la matrice de ce recueil. Néanmoins, même si, au plan de

l’expression, le poète s’en détachera plus tard, sa structure complexe deviendra le point de départ

pour la déstructuration qui sera opérée postérieurement. Ayant renoncé à la référence historique

ouverte, Petrović choisira ce recueil, le sien, comme un référent primaire : au lieu de référence

extérieure, il va recourir à une référence intérieure spécifique, à l’autoréférence, le procédé qui

va s’absolutiser tout au long de son œuvre. La naissance audacieuse deviendra une sorte de

gisement, dont le poète puisera la matière pour ces recueils ultérieurs.

Dans les jours écoulés, dans les nuits envolées

Il existe un lieu caché où commence

LE MATIN D’AUJOURD’HUI avec les cris des aigles dans les grottes (…)

Quelles sont les raisons de nos retours au début,

Car est-ce la fin du chemin quand nous nous arrêtons ?114

113 Slobodan Rakitić, « Milutin Petrović, pesnik suštinskog prostora » (« Milutin Petrović, poète de l’espace essentiel »), in Milutin Petrović, Promena, op. cit., p. 95 ; traduction : BSO [Toutes les traductions du serbe dans ce mémoire – sauf celles qui appartiennent au volume Choix, Čačak, 2007 – sont signées par l’auteur de ce mémoire. Je vais noter les vers en original entre parenthèses après la citation].114 Milutin Petrović, « Zlatni stihovi » (« Les vers dorés »), Drznoveno roždestvo, op. cit, p. 44 ; traduction : BSO [original: „U prohujalim danima, u prohujalim noćima/ Postoji jedno skriveno mesto gde počinje/ DANAŠNJE JUTRO uz krikove orlova iz špilja“].

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Intervention spatiotemporelle du sujet

Dès la première page de La tête sur le billot, où sont cités les vers de La naissance

audacieuse, le style du poète, ainsi que son rapport envers la tradition poétique et son attitude

envers ses propres deux recueils, se changent profondément sur plusieurs champs.

Le sujet poétique, jusqu’alors figé dans le temps et l’espace, se multiplie, en changeant des

corps, tandis que sa préoccupation spatio-temporelle devient exclusivement le présent immédiat,

« le matin d’aujourd’hui », vécu dans « les espaces géographiques de l’avenir »115. Il se

mobilise : la figure de témoin, disparu dans « la matière historique », prédominante dans La

naissance audacieuse116, se transforme en un sujet qui, loin de continuer d’être spectateur, forme

ses événements et y participe activement. En même temps, même si le poète a quasiment renié

ses deux œuvres antérieures, c’est par rapport à elles que se définit cette nouvelle prise de

position envers le temps. Le poème « Le péché », qui ouvre ce recueil, donne la tonalité

dominante en développant exactement les motifs esquissés dans les recueils précédents.

J’allais d’un astrologue à

l’autre En cherchant la consolation sous

les poutres du bois de sapin

Un cadavre jaune sans habits (…)

S’est installé en moi Sans

songer où cela pourrait nous entraîner (…)117

Le vers ne se soucie plus de la prosodie légèrement soutenue du recueil précédent, il semble

inspiré d’une altération conséquente du vers de La naissance. La ponctuation, ainsi que toute

référence extérieure, sont également interdites. Mais ces changements au niveau du vers sont

115 Milutin Petrović, « Zlatni stihovi » (« Les vers dorés ») : « geografski predeli budućnosti“, Drznoveno roždestvo, Prosveta, 1969, p. 43 ; traduction : B. S. O.116 Vers la fin de ce recueil, et plus particulièrement dans Les vers dorés, déjà se déclenche la réflexion sur l’abandon de ce positionnement du sujet hors du temps et de l’espace. Il faut lire attentivement les constituants qui se rapportent à ces catégories, car ils seront développés dans les recueils ultérieurs.117 Milutin Petrović, « Greh », Glava na panju, Prosveta, 1971, p. 13, traduction: B. S. O. [„Išao sam od jednog do drugog/ zvezdoznanca Tražeći utehu pod/ čamovim daskama/ Žuti leš bez odeće (...)/ Naselio se u meni Ne/ sluteći dokle će nas to odvesti“]

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moins signifiants que les modifications déterminantes qui se sont déroulées autour de la

fonctionnalité, de la fondation du sujet lui-même, et de son rapport envers l’objet de son chant.

Comme le fruit inattendu d’une recherche échouée dans l’espace immense de l’histoire et de

la tradition, l’objet, « un cadavre jaune sans habits » s’infiltre dans le corps du sujet poétique et

modifie sa voix. La recherche de cet espace extérieur inimaginable que le sujet poétique tentait

d’étreindre dans La naissance audacieuse se modifie en un englobement de l’espace intérieur,

qualifié comme espace essentiel (ce qui est encore une formulation du recueil précédent

annonçant cette réorientation du poète). « Dans le point de l’abandon de l’espace de dehors se

trouve le seuil de l’entrée du dedans »118, c’est ainsi que Miodrag Perisic commente

l’enracinement de La tête sur le billot dans les recueils antérieurs. Ajoutons que le dehors, c’est-

à-dire, l’objectif, importe encore au sujet, mais, suivant son changement en un sujet

« démiurgique », l’objet est maintenant présent seulement comme une dépouille, une peau, un

corps privé de substance, à l’intérieur duquel le sujet a l’intention de « s’installer ». Cette

objectivisation générale, ce parti pris de la chose au détriment de la matière, s’effectue dans tous

les aspects de corporéité, à commencer par le corps du sujet. La conquête qu’il effectue se

déroule parallèlement à la possession de son corps, effectuée par l’objet. L’envie de s’introduire,

d’usurper le corps d’autrui, (semblable à « l’intervention » de Michaux par son rapport envers

l’objet) est le prolongement d’une certaine idée de l’exil de son propre corps, et, certainement,

une sorte de réponse polémique à la perception du monde dans La naissance audacieuse (Je ne te

comprends pas./ Ma vue !119). A la perception se substitue la mise en action et la violence, à la

connaissance passive se substitue une altération créative de la réalité donnée, le refus des limites

existantes. Parallèlement, le corps, la peau ne sont plus considérés comme une propriété

inaliénable : ce sont la prise et la conquête qui comptent, ainsi que la multitude des corps que le

sujet, tel un esprit errant, peut « posséder ».

Personne d’autre ne

voyait ce souriceau Qui

parcourt l’allée

118 Miodrag Perišić, „Poezija kao rana neizrecivog“ (« La poésie en tant que blessure de l’ineffable »), in: Milutin Petrović, Stihija, Prosveta, 1983, p. 18; traduction: B. S. O.119 Milutin Petrović, „Zlatni stihovi“, Drznoveno roždestvo, Prosveta, Beograd, 1969, p. 41; traduction: BSO: [„Ne razumem te./ Vide moj!“]

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entre deux parcs verts

Je vivais en lui

quelques instants

Et je comprends Pourquoi

il passe

d’un nid à l’autre 120

Nombreux sont les actes de violence que le sujet effectue dans les objets qui se soumettent à

son regard, qui tend à les détruire, transpercer, mais par cette ouverture (d’ailleurs, une image

aussi très fréquente dans cet univers poétique, autant que dans celui de Dupin) pénétrer en eux et

singulièrement les animer. A partir de La tête sur le billot, la notion de l’objet et de l’extérieur

tend considérablement à s’effacer en tant que telle de la poésie de Milutin Petrović, comme un

élément appartenant à cette « matière historique » de La Naissance audacieuse où le sujet

poétique s’égarait. Mais il ne disparaît pas entièrement : il se transforme en un sujet parallèle.

Les murs froids s’étendent

Et je disparais dans leur matière historique.

Or y a-t-il un ciel au-dessus de la citerne vide ?

Et la sortie de cette étendue ? 121

La sortie de cette étendue extérieure, limitée par « Les murs froids » (donc, morts)

n’existerait pas si l’objet restait l’unité exclusive de la mesure de cet espace. Mais dès que l’objet

se voit contesté, réfuté, annulé, une seule direction s’impose, et c’est selon Miodrag Perisic, le

voyage en dedans. L’archétype de l’objet, c’est-à-dire la tradition poétique, est déjà dans ce

recueil défini comme une chose morte, mais vitale. Cependant, ce rapport envers le passé est

bouleversé dans le recueil La tête sur le billot, parue seulement deux ans après La naissance

audacieuse. Là, l’objet est présenté comme mort, mais à la différence de la conception

120 Milutin Petrović, « Ponovo, on » (« Encore, lui »), (Glava na panju, p. 35), Choix, Cacak, 2007, p. 15. [„Niko drugi nije/ viđao tog miša Koji/ pretrčava stazu/ između dva zelena parka/ Živeo sam u njemu/ nekoliko časova/ I jasno mi je Zašto/ on prelazi/ iz jednog u drugo leglo“]121 Milutin Petrović, « Zlatni stihovi », Drznoveno roždestvo, Prosveta, Beograd, 1969, p. 44; traduction: BSO. [„Hladni zidovi se šire/ I nestajem u njihovoj istorijskoj građi./ A da li postoji nebo iznad prazne cisterne?/ A izlaz iz ovog prostranstva?“]

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antérieure, il est mortel (cf. le titre du cycle central de La tête sur le billot, « Le vital et le

mortel »), et nécessite l’aliénation, c’est-à-dire la résurrection qui sera effectuée par le sujet. La

tradition poétique n’est plus traitée solennellement, avec respect, mais avec cynisme, affermi par

un instinct destructif. Donc, ce n’est plus l’objet qui est dominant dans cette dialectique : c’est le

sujet qui s’empare de l’objet et tente à lui imposer une nouvelle vie, singulièrement, par

destruction.122 Dans La tête sur le billot, ce sont donc les objets morts (« les femmes

mourantes », « la tête sur le billot »), qui attirent l’attention – et inspirent la rage, la fureur

démiurgique – du sujet. Cette violence peut être incontrôlable, issue exclusivement du plaisir de

faire violence (Soudain/ Sur la tête d’un passant/ Je vis une pomme rouge/ Je lançai une flèche

Et/ loupai la pomme123). Par extension, le sujet s’acharne contre les objets-symboles poétiques

usités, contre les clichés, ce qui est le plus évident dans le poème Le cygne regarde, ne branle

pas la tête. Nous citerons le poème entier pour montrer les effets de cette « intervention » du

sujet en dedans de l’objet.

LE CYGNE REGARDE, NE BRANLE PAS LA

TÊTE

J’observais le cygne

alors que le jour pointait Au loin

Il blanchoyait Il a fait

son temps

Mais j’ai un remède moi

Je le clouerai sur des planches

Casserai ses ailes Il noircissait

Il sait Je ne peux

LABUD GLEDA, GLAVU NE POMERA

Posmatrao sam labuda

dok je svitalo U daljini

Beleo se Prošlo je

njegovo

Ali ja imam lek

Prikucaću ga na daske

Krila polomiti Crneo se

122 „La citerne vide“ impose des comparaisons intéressantes avec le poème „Quand les pluies commencent“ de La tête sur le billot dont voilà quatre premiers vers: „Quand les pluies commencent/ je ne peux/ ne pas m’introduire/ dans les maisons des autres“. La pluie, présentée dans La naissance audacieuse comme un élément vivifiant et externe est réfutée dans le recueil ultérieur, et cela de la manière directe. Le sujet trouve l’abri, la paix, dans le corps de l’autre, dans l’intérieur de l’objet. 123 Milutin Petrović, „Hitnuh strelu“ („Je lançai une flèche »), Glava na panju, op. cit., pp. 23-24 ; traduction : BSO. [« Iznenada Na glavi jednog prolaznika/ ugledah crvenu jabuku/ Hitnuh strelu I/ promaših jabuku »]

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lui faire cela

Il se trompe fortement Lorsque

de son bec de canard

il manifeste son accord

Je te trompais Cygne

Cygne Cygne

Quand je parlais des planches

J’ai autre chose moi

pour les derniers jours de tels

échassiers

Un nuage demeure

sur ta tête Immobile124

On zna Ne mogu to

da mu učinim

On grdno se vara Kad

pačjim kljunom

pokazuje svoju saglasnost

Lagao sam te Labude

Labude Labude

Kad sam pominjao daske

Imam ja nešto drugo

za poslednje dane takvih

ptičurina

Oblak ti nad glavom

stoji Ne pomerajućom

Le cygne moribond, qui manifeste les restes d’une tradition poétique, mais aussi, comme le

note Perisic, les restes d’un « bien pur et innocent, mais stupide »125 ne peut être sauvé que par

crucifixion : dans cette démarche se révèle le procédé de destruction qui est, paradoxalement,

équivalent à la ressuscitation de l’objet. Le sujet tentera de le sauver de la mort, de l’oubli, en

immortalisant son agonie. Le soliloque du sujet nous annonce qu’il est en train de s’introduire

dans le cygne: c’est au moment où l’objet de sa fureur noircit que se manifeste la présence du

sujet (aussi, implicitement désigné comme la présence du mal). La langue seule nous avertit que

le milieu du sujet s’est transformé : et c’est justement le lieu de l’intrusion : « Il sait Je ne peux/

Lui faire cela/ Il se trompe fortement Lorsque/ de son bec de canard/ il manifeste son accord/ Je

te trompais Cygne (…) ». L’espace entre les deux contradictions soulignées – il sait et il se

trompe – correspond à l’intrusion du sujet dans le cygne et à sa « sortie » de son corps.

L’affirmation finale, « Je te trompais », justifie cette polyphonie des voix du sujet dédoublé: on

assiste à une sorte de polémique entre celui qui s’est introduit dans l’objet, et de celui qui

observe le cygne, qui est resté derrière, dans le corps « original ».126 L’attitude du sujet, comme il

124 Milutin Petrović, « Labud gleda, glavu ne pomera » (“Le cygne regarde, ne branle pas la tête »), Choix, op. cit., p. 11.125 Miodrag Perišić, „Poezija kao rana neizrecivog“, Stihija, op. cit., p. 21.126 Et en ce qui concerne le supplice alternatif que le sujet propose au cygne, „un nuage“, comment ne pas y voir les restes de cette pluie vivificatrice de La naissance audacieuse?

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est montré ici, ne consiste pas seulement en observation de son objet. Il doit s’infiltrer en lui, y

vivre quelques instants, comme c’est le cas avec « mon bon souriceau », pour le « comprendre »,

et enfin l’abandonner. Mais pour accomplir cette visite, le sujet est forcé de sortir de soi,

d’accepter son propre corps comme un objet.

Le premier pas de cette aliénation est, comme on vient de le souligner, le regard posé sur son

propre corps d’un autre point de vue, hors de soi: « Je me/ regardais Traverser la rue

paisiblement »127. Le regard sur une image de soi-même est tout autant susceptible de dédoubler

le sujet : « Je me regarde sur la/ photographie »128. C’est le temps qui creuse l’écart entre le

« moi » du présent et les « moi » situés autant dans le passé que dans l’avenir. Dans cette attitude

envers une image existante et une image future de soi-même, qui pourrait illustrer une perte

d’identité, le sujet poétique reste fidèle à son rapport négatif envers le passé, radicalement

différent de celui qui est exprimé dans La naissance audacieuse. Le passé est, écrit Petrović dans

le poème « Dans la nuit d’un août », ce vain/ événement129. Autant que le corps, le temps est

déraciné et désorienté, dépourvu des conséquences dans le présent, dépourvu de toute origine,

d’identité. « Mon suivant remarquable » est fixé dans la photographie, et c’est pourquoi le sujet

refuse de s’identifier avec lui : « Mon suivant remarquable/ n’a pas le temps de changer/ Ses

habitudes Elles me sont bien/ connues »130. L’image du sujet ne possède pas le temps, elle est

inchangeable : le caractère constant du passé est suffisant pour que le sujet ponctuel, qui agit

uniquement en actualité, pour lequel le changement est ontologiquement essentiel, le méprise et

s’en éloigne. Dans le poème « Sous le cerveau », le milieu temporel du sujet est montré comme

un présent courant, immédiat : « Et chaque nuit je rentre/ Sans un temps passé »131. La

déstabilisation du temps présent, dépourvu du temps passé, correspond à la stabilisation du

mouvement du sujet. Le sujet rompt l’unité du temps en imposant sa propre temporalité (ainsi

que sa spatialité, ce qui se généralisera dans Le changement). (La dimension du temps est

présente avec insistance, particulièrement dans La tête sur le billot, mais d’une façon négative. 127 Milutin Petrović, „Žene na umoru uzimao sam za družbenice“ (« Des femmes mourantes je faisais mes maîtresses »), Glava na panju, op. cit., p. 17; traduction: BSO [„Gledao sam/ sebe Kako mirno prelazim ulicu“].128 Milutin Petrović, „Ponašanje moga upadljivog pratioca“ (« Le comportement de mon suivant remarquable »), Glava na panju, op. cit., p. 30 ; traduction : BSO [« Gledam sebe na/ fotografiji »]129 Milutin Petrović, „U noći jednog avgusta“ (« Dans la nuit d’un août »), Glava na panju, p. 31, traduction : BSO [„Prošlost je taj zaludni/ događaj“].130 Milutin Petrović, „Ponašanje moga upadljivog pratioca“ (« Le comportement de mon suivant remarquable »), Glava na panju, op. cit., p. 30 ; traduction : BSO [« Moj upadljivi pratilac/ nema vremena da menja/ navike »].131 Milutin Petrović, „Ispod mozga“ (« Sous le cerveau »), Glava na panju, op. cit., p. 43 ; traduction : BSO [« I svake noći vratim se/ bez jednog prošlog vremena“].

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Le poème « Horloger » est intentionnellement inachevé ; les derniers vers qui transposent

l’énoncé de l’horloger sont : « Vous avez décidé/ d’ajuster le temps/ Et de me »132. On devine

que le mot manquant pourrait être taire/ détruire/ tuer.) Miodrag Perisic note la liaison entre

cette présence exclusive du sujet poétique dans l’actualité et la recherche du « matin

d’aujourd’hui » amorcée dans La Naissance audacieuse et y retrouve les traces d’un refus total

de tout élément transcendant: « Dans la poésie de Milutin Petrović après La tête sur le billot il

n’y a plus de principe de transcendance. Le sujet poétique forme ses événements et y participe,

sans avoir aucune conscience sur le futur. »133 (Cf. « Je te nomme (…)/ Protagoniste des actions

préméditées », « Contrat », le poème qui ouvre Le changement) L’abolition de l’idée de

l’écoulement du temps et, plus généralement, de tout enracinement temporel, sera encore plus

généralisée dans Le Changement : « Nous nous intéressons exclusivement/ à l’aménagement

intérieur. Septième sceau./ Surgeon/ de notre dérive. Sans origine. »134 Dans ce recueil, la

restriction du temps et de l’espace est encore plus rigoureuse : le temps est limité à sa particule

ponctuelle et insaisissable, privé du passé et de la perspective, le sujet est orienté exclusivement

à l’intérieur, qui est présenté comme le point zéro de l’idée de l’espace, puisque toute indication

du dehors est absente. La notion du temps devient encore plus relative , justement parce que le

cadre de tous les événements est défini, prévu à l’avance par le sujet. C’est de lui que se

projettent les idées de temporalité et de spatialité : au lieu de la notion du temporel, on abordera

plus tard la notion du temporaire, du provisoire.

132 Milutin Petrović, „Časovničar“ („Horloger“), Glava na panju, p. 46; traduction: BSO [„Odlučili ste/ da usaglašavate vreme/ I da me“].133 Miodrag Perišić, „Poezija kao rana neizrecivog“, Stihija, op. cit., p. 21; traduction (et souligné): BSO.134 Milutin Petrović, „Ugovor“ („Contrat“), Choix, op. cit., p. 23. [„Nas zanima isključivo/ unutrašnji raspored./ Sedmi pečat./ Nakot/ našeg izumlja. Bez porekla.“] Sur l’absolutisation du mouvement, dépourvu de tout origine et de toute destination, dans la poésie de Petrović et Dupin, cf. “Ce qui compte dans un chemin, ce qui compte dans une ligne, c’est toujours le milieu, pas le début ni la fin. On est toujours au milieu d’un chemin (…) » Deleuze/ Parnet, Dialogues, cité in Anne Gourio, Chants de pierres, op. cit., p. 339.

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Absolutisation de la subjectivité : « le contrat »

La recherche consciente de la « substitution », effectuée par le sujet poétique dans La tête sur

le billot, prendra sans équivoque la forme d’un double dans le recueil Le changement (Promena,

1974). Cette quête d’un « replacement », qui pourrait superficiellement rappeler l’abnégation de

tout ce qui est absolument subjectif, est toutefois explicitement énoncée dans le recueil liminaire

de Milutin Petrović. Dans le poème avec le titre significatif, Quelqu’un d’autre le pourrait-il à

ma place, si moi je n’existais pas135, le sujet médite justement sur la possibilité de trouver

quelqu’un qui pourrait, au lieu de lui-même, observer « la perspective » de sa chambre.

Quelqu’un qui non seulement occuperait sa place, mais qui aurait la même perspective que lui.

(Ce replacement sera, dans Le changement, plus explicitement désigné comme « gérant du

champ visuel ».) Il ne s’agit pas d’une envie d’abandonner la subjectivité, mais de faire que

quelqu’un d’autre subisse cette subjectivité et, en quelque sorte, de l’absolutiser. Le fait qu’il

organise son corps comme univers, qu’il projette le temps et l’espace en dedans de lui, désigne

une aliénation singulière, et pourtant partielle : le sujet se priverait volontiers de son corps, il

l’aurait « vendu à l’institut », mais en revanche, il compte garder sa volonté, le commandement

de l’intérieur. Ainsi tout en invoquant un replacement, le sujet est surpris, voire dégoûté quand il

retrouve véritablement une autre entité à l’intérieur de son corps. En retrouvant le double vivant,

pénétré en cachette, le sujet est avant tout inquiété par la possibilité que celui-ci reprenne la

dominance de la volonté, au sein de son « propre » corps.

Tu émerges lentement

au jour

Tu écartes les doigts

Caché dans le lit

tu penses à moi

Et tu trembles

Etranger136

135 Milutin Petrović, „Da li bi mogao neko drugi umesto mene, da mene nije“; Glava na panju, p. 26.136 Milutin Petrović, „Iz potaje“ („En secret“), Choix, op. cit., p. 9; [„Izlaziš polako/ na videlo/ Širiš prste/ Skriven u postelji/ misliš na mene/ I drhtiš/ Tuđ“].

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Même si elle est inévitable dans cet état de choses, l’abolition du corps est encore vécue par

le sujet comme « péché ». Il y a des cas où l’objet introduit est pris en tant que dépendant,

comme le produit de l’effort démiurgique du sujet, alors il se développe un rapport de

rapprochement entre eux: l’objet est nommé « familier », « homonyme ». Mais, dès que l’objet-

dans-le-sujet franchit les limites que le sujet avait imaginées, dès qu’il montre que lui aussi il

possède un esprit, et que lui aussi, il est prêt à intervenir au sein du corps du sujet, ce dernier

s’insurge contre la possibilité de dépendre de sa volonté, d’en être contaminé. La perte d’identité

(corporelle) est déjà acceptée, mais pas la perte de domination.

Double malade

un nuage sombre s’est

élevé au-dessus de toi Tu laisses sortir

des sons à travers ta peau

trouée Tu pleures devant la porte

d’enfer Petit à petit tu as transmis

Ta maladie à moi (…)137

Ce drame interne de la « cohabitation » est le centre du recueil Le Changement. Mais, dans

La tête sur le billot, le double n’est pas encore « officiellement » reconnu comme tel. « Le

double est né, le mal comme maladie est reparti en deux portions égales, mais le double n’est pas

encore reçu dans "le sous-sol" ; il est encore devant "la porte d’enfer" – "le contrat" n’est pas

encore signé. »138 Les apostrophes « Le péché mortel bouffit en toi »139, « Petit à petit tu as/

Transmis ta maladie à moi » montrent le traitement de cet objet : il est désigné comme intrus

sans équivoque, mais, à ce point, le sujet est conscient que ce même intrus est désormais

inséparable de lui.

137 Milutin Petrović, „Odostrag, shvati“ („De dos, comprends“), Glava na panju, p. 53; traduction: B. S. O. [„Bolesni dvojniče/ oblak se mračni nad/ tobom nadneo Ispuštaš/ zvuke kroz prubušenu/ kožu Plačeš pred vratima/ pakla Vremenom na mene/ preneo si svoju bolest“] Ce nuage sombre, porte-t-il les traces de la pluie de la Naissance audacieuse, déjà évoquée?138 Miodrag Perišić, „Poezija kao rana neizrecivog“, Stihija, op. cit., p. 23; traduction: B. S. O.139 Milutin Petrović, „Iz potaje“ („En secret“), Choix, op. cit., p. 9 [„Greh smrtni/ bubri u tebi“].

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L’aliénation du corps n’est pas seulement la démystification de l’acte poétique, comme le

laisse entendre l’interprétation de Slobodan Rakitic : « (…) Petrović nous suggère que La tête

sur le billot et Le Changement sont écrits par quelqu’un d’Autre »140. Certes, c’est l’aliénation de

l’idée de corporéité, mais implique une sorte de contrat entre le sujet et l’objet : si l’on postule

que deux valeurs constituantes du sujet et de l’objet sont le corps et la langue, on pourrait en

déduire que les deux adversaires consentent à sacrifier leur corps à l’autre, et, mutuellement,

investissent leur langue dans le corps obtenu. Ainsi, dans le poème « Quand j’allais à l’institut

vendre mon corps », le sujet vend son corps au double, qui apparaît, déjà dans ce même corps,

dans le poème suivant, « Devant les juges » : « Le familier/ dont le nom est imprimé dans/ les

titres de certains livres Est maintenant/ tellement identique à moi »141. Tout en vendant son corps,

le sujet garde sa volonté ou son « âme », qui est la langue. Mais il le fait pour pouvoir

« investir » sa langue dans les autres points de vue propres à l’objet, qui lui sont, s’il ne renonce

pas à sa corporéité, inatteignables. La langue est l’arme toute-puissante de l’absolutisation de son

subjectivisme, de l’assujettissement de l’objet. Le sujet se prive de son corps au profit de l’objet

avec une arrière-pensée, espérant tirer profit de cette alliance provisoire. L’intérêt personnel des

deux habitants de ce micro-univers est à la base de ce contrat, à partir duquel se développe

l’espace poétique du Changement. Cependant, le sujet poétique n’est pas conscient ou ne veut

pas admettre que le double a les mêmes intentions que lui.

Par le fil de la lame

Je te nomme mon débiteur. (…)

Protagoniste des actions préméditées. Dans le certificat judiciaire.

Médical.

Gérant du champ visuel.142

Le corps : « espace essentiel »

140 Slobodan Rakitić, « Milutin Petrović, pesnik suštinskog prostora » (« Milutin Petrović, poète de l’espace essentiel »), in Milutin Petrović, Promena, Prosveta, 1974, p. 91; traduction: B. S. O.141 Milutin Petrović, „Pred sudijama“ („Devant les juges“), Glava na panju, p. 39; traduction: BSO [„Znanac/ čije ime stoji utisnuto u/ naslove nekih knjiga Sada/ toliko istovetan je meni“].142 Milutin Petrović, „Ugovor“ („Contrat“), Choix, op. cit., p. 25 [„Oštricom noža./ Imenujem te dužnikom svojim.(...)/ Protagonistom smišljenih akcija. U pravnom uverenju./ Medicinskom./ Upravnikom vidnog polja.“].

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La dimension médicale du contrat entre deux côtés opposés se réfère explicitement à l’espace

du corporel, voire de l’anatomique. La signature s’effectue par le fil de la lame. Toutes les

actions des sujets – on peut déjà parler d’un objet subjectivisé – se dérouleront exclusivement sur

le champ du corporel.

L’énoncé du sujet est autoréférentiel, mais il s’adresse à un corps étranger en dedans de soi-

même. Le paysage est aussi radicalement transformé : l’intériorisation de l’objet fait disparaître

toute référence extérieure et objective. De surcroît, le sujet formule le contrat pour rendre

officielle la présence du double dans son corps et pour lui imposer une fonction au sein du

« champ visuel ». L’objet, qui est maintenant approprié par le contrat et initié par la

contamination mutuelle (« Craché dans la main./ Contaminé. Toi aussi tu as craché/ dans ta

main. (…) Mélangé deux soupes./ Nourrissantes. »143), est dépourvu de tout origine, de toute

« patrie », qui est néanmoins souvent mentionnée dans une invocation « nostalgique » du double.

Le dépaysement et l’intemporalité, au sens absolu de ces termes, sont dictés par l’univers

corporel, qui offre, ou pour mieux dire, projette une existence relative pour le sujet introduit. Le

langage poétique est aussi modifié ; en le comparant au langage des recueils précédents, on

pourrait même conclure qu’il est entièrement réécrit. Les énoncés sont elliptiques, souvent

nominaux, mais la plupart ont une fonction interpellatrice, exprimée du point de vue de la

première personne. Mais, puisque ces énoncés sont purement autoréférentiels, puisque il n’y a

pas d’espace extérieur, le porte-parole est souvent ambulant, et ne peut pas être identifié : celui

qui parle est tantôt le sujet, tantôt son double. Le poète ne nous « trahit » pas la différence,

puisqu’elle n’existe pas, matériellement. La parole passe de l’un à l’autre, suivant les

interventions mutuelles des sujets au sein de ce corps, désormais commun. Cette communion,

elle aussi, est rendue visible par le langage.

Tu m’as persuadé. Je t’ai persuadé aussi.

Trompé. De consentir.144

143 Milutin Petrović, „Triput“ („Trois coups“), Choix, op. cit., p. 29 [„Pljunuo na dlan./ Zarazio. Pljunuo si i ti/ na svoj dlan. (...)/ Izmešao dve čorbe./ Hranilice.“].144 Milutin Petrović, „Podsticaj“ („Motivation“), Promena, Prosveta, 1974, pp. 27-28; traduction: BSO [„Ubedio si me. I ja tebe./ Obmanuo. Da pristajem.“].

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Le poète évite les constituants grammaticaux qui désignent le sujet de l’énoncé. Quand les

énoncés sont exposés en passé composé, les ellipses des verbes auxiliaires sont assez fréquentes.

Par ailleurs, la langue serbe permet l’exclusion du pronom, qui désigne la personne, ce qui rend

difficile l’identification du narrateur et renforce la confusion dans ce langage singulièrement

partagé. Cette difficulté de distinction fait montrer que le sujet, « ce corps frénétique » a déjà

réussi à établir cette identité complexe, indépendante des identités de ces « constituants ».

Fait sept trous à la membrane.

Enlevé les poils

au rasoir.

Craché dans la main.

Contaminé. Toi aussi tu as craché

dans ta main. Tambour. De haut.

Mélangé deux soupes.

Nourrissantes.

Frappé main contre main.

Divisé le crachat.145

Probio sedam otvora na opni.

Skinuo žiletom

dlačice.

Pljunuo na dlan.

Zarazio. Pljunuo si i ti

na svoj dlan. Doboš. S visine.

Izmešao dve čorbe.

Hranilice.

Udario dlanom o dlan.

Razdelio ispljuvak.

L’initiation mutuelle des deux sujets dans le poème « Formule » (dont le lexique fait penser à

une pratique religieuse), s’accomplit par une sorte de rituel de « contamination », qui est le signe

de la privation de l’identité antérieure, et de l’adhésion à l’unité charnelle avec l’autre. Ce

reniement s’effectue aussi au plan du langage : les deux mains (dans le texte originel, il s’agit de

deux paumes) d’un sujet se divisent par deux et s’attribuent respectivement aux doubles. En

suivant le développement de l’initiation, on s’apercevra que déjà le sujet de la phrase elliptique

Frappé main contre main n’est plus le sujet du début du poème, qu’il s’est déjà transforme en ce

sujet complexe, redoublé. Cette partie du contrat est aussi scellée par un élément corporel : par le

rituel du « mélange des deux soupes nourrissantes ».

Le présent (avec l’impératif) est le temps presque exclusivement utilisé dans Le Changement.

Le style, par apparence télégraphique, est une sorte de soliloque : il semble être constitué des

145 Milutin Petrović, „Formula“ („Formule“), Choix, op. cit., p. 27.

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questions et des ripostes muettes, puisque la deuxième personne, tu, ne s’énonce jamais du point

de vue de la première personne. Aussi, les vers ressemblent plutôt aux articles d’un contrat, aux

ordres, devoirs attribués au double (Cf. les poèmes avec le titre Conseil I, V et VII).

Le poinçon dans le ventre.

Tu sais bien

ce qui reste à faire dans cette circonstance. L’enregistrement.

Tu saisis ma gorge. De nouveau

le poinçon dans le ventre.146

Tous les fondements du contrat imaginé par le sujet présentent le double comme un sujet

entièrement soumis à la volonté de ce premier, comme une marionnette inconsciente, au point

qu’on pourrait le concevoir comme le produit du sujet. Cependant, « le drame » du Changement

est fondé justement sur le fait que le sujet dit dépendant n’est pas absolument dépendant. Le

double ne respecte pas « le contrat » et reprend volontiers le rôle de son « hôte » en tentant la

chance de s’imposer, d’absolutiser sa propre subjectivité. Mais, dès la signature du contrat, le

sujet découvre que le double le trompe, dans le poème « Annulation » : « Tu n’as pas rendu le

rapport. Les données/ vérifiées./ Vendais les navires. Le pétrole. Les chemises de nylon. »147. Ce

qui est visible pour le double soumis, ce sont les « scènes » et « les images » organisées par le

sujet, qui ont le caractère virtuel, subjectif (uniquement disponible, puisque l’objectif est

interdit), c’est-à-dire relatif. « Tu as ouvert grand la fenêtre./ Pour que l’air entre./ De la cour.

Aménagée/ d’après mes plans. Je ferme/ la fenêtre. »148 C’est au sein d’un paysage aménagé par

le sujet que l’objet subjectivisé est censé fonctionner. Mais puisque le double ne semble pas

s’être privé de la totalité de son identité, comme il était prévu par le contrat, il arrive que lui aussi

il s’approprie de cette fonction de projecteur des scènes, et se proclame maître de l’espace.

Tu as changé le paysage

146 Milutin Petrović, « Savet, V » (« Conseil, V »), Promena, op. cit., p. 50 ; traduction : BSO [« Šilom u trbuh./ Sam znaš/ šta u takvoj okolnosti priliči. Snimak./ Hvataš me za gušu. Opet/ šilom u trbuh. »].147 Milutin Petrović, „Poništenje“ (« Annulation »), Promena, op. cit., p. 9 ; traduction : BSO [« Nisi doneo izveštaj. Proverene/ podatke./ Prodavao brodove. Naftu. Košulje od najlona“].148 Milutin Petrović, « Vedra pesma » (« Chant serein »), Choix, p. 41 [„Širom otvorio prozor./ Da uđe vazduh./ Iz dvorišta. Uređenog/ po mojim nacrtima. Zatvaram/ prozor.“].

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sous mes yeux. Posé une allée.149

Le « champ visuel » dont le double est nommé le maître, n’est rien d’autre qu’un horizon

prévu et défini à l’avance par le sujet, sa relativité a déjà été constatée. Cependant, dans ce vers

du poème De la cellule, aussi bien que dans un nombre d’autres, on assiste à une projection qui

émanerait du double, et dont le sujet serait le protagoniste. L’indépendance du « frère du feu »,

qui se révèle progressivement après « l’annulation » du contrat, est aussi – préméditée. Le sujet –

distinguable et dominant, malgré les actions du double – révèle au lecteur le caractère relatif des

révoltes du double (« Avec mon consentement./ Tu règnes sur une certaine période dans le

rêve »150). Le sujet dominant se livre volontiers aux projections du sujet soumis, mais il le fait

avec réserve, conscient de la relativité de l’existence du double. Dans « Le chant serein », le sujet

insiste que le double « continue la scène amoureuse dans la cour » : avant qu’on puisse supposer

que la projection du double est ici absolue, il faut se souvenir que « la cour » (autant que tout

indice spatial) est aménagée d’après les plans du sujet.

Il existe ici une nuance différente de l’approche de l’objet dans La tête sur le billot. Dans ce

dernier recueil, les actions de l’objet pouvaient être attribuées au hasard, à son caractère

extérieur, fortuit. Par contre, l’objet dans Le changement ne peut pas échapper à l’attention du

sujet, puisque le sujet est le créateur exclusif non seulement de son univers, mais de lui-même.151

« Tu arroses les vivres par le poison. Par les crachats. Ignorant/ que j’ai l’œil sur/ toi. »152

Ce qui pourrait ressembler au rapport entre le sujet et l’objet chez Jacques Dupin, c’est que

les deux facteurs sont actifs, se présentent comme actifs. Mais une différence essentielle est que

chez Milutin Petrovic, le sujet est la source directe de cet objet. C’est le sujet qui le projette, qui

lui donne la vie, relative. Il est intérieur par rapport au sujet, tandis que chez Dupin, il appartient

à l’espace extérieur, à une notion non-spatiale même.

Le type de l’expression des deux doubles est l’intervention sur l’espace corporel commun.

« Les activités du sujet lyrique et de son double symétrique dans l’espace essentiel, rétréci,

149 Milutin Petrović, « U samici » (« Dans la cellule »), Choix, p. 35 [„Izmenio si predeo/ pred mojim očima. Postavio drvored.“].150 Milutin Petrović, « Gnojna rana » (« La plaie purulente »), Promena, op. cit., p. 57 ; traduction : BSO [« S mojim pristankom./ U snu vladaš određenim vremenom. »].151 « J’assume /la culpabilité. De t’avoir inventé. », Milutin Petrović, « Crv sumnje » (« Le ver de doute »), Promena, op. cit., p. 82 ; traduction : BSO [« Uzimam/ krivicu. Što sam te izmislio. »].152 Milutin Petrović, „Savet, VII“ (« Conseil, VII »), Promena, p. 72 ; traduction : BSO [« Polivaš namirnice otrovom. Ispljuvcima. Ne/ shvatajući da te držim/ na oku. »].

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impliquent qu’ils se touchent constamment, impliquent la confrontation spirituelle et physique

constante. »153 La localisation de cette lutte toujours renouvelée se restreint de plus en plus, à la

mesure de l’intensification des rapports entre deux sujets et prend la forme de l’espace étroit (« le

trou », « la gorge », « le confluent étroit »). Tout mouvement des deux sujets signifie une

intervention dans le corps de l’autre : ils pénètrent l’un dans l’autre, et le plus souvent, en

modifiant la structure anatomique. Les descriptions de ces interventions sont imprégnées d’un

naturalisme singulier : « J’étais dans ta poitrine. Piquais. Par l’épine de ronce. »154

Puisque le théâtre de l’action est exclusivement le corps, la coexistence se mesure par les

blessures effectuées, décrites soigneusement et avec beaucoup de détails physiologiques. Les

doubles se « broient les vertèbres », l’un soutire le cerveau de l’autre « par un tuyau souple »,

tranche « ses entrailles par la scie circulaire », ouvre « la coupole de la crâne », par la

« perceuse »… Le sujet violent, post factum, se charge de soigner le sujet blessé :

« l’empoisonneur » est à la fois « guérisseur »155. Quand le double se retrouve au seuil de la mort,

dans les poèmes « La mort clinique » et « Le lien », le sujet le ressuscite, mais seulement pour

continuer à lui nuire, suggérant ainsi la nécessité ontologique de la violence, et particulièrement

des traces qu’elle laisse sur la peau du double.

Tu vomis. Tu salis

le nouvel habit.

J’attrape ta queue. Je broie

la cinquième vertèbre. Par les incisives.156

153 Miodrag Perišić, „Poezija kao rana neizrecivog“, Stihija, op. cit., p. 26; traduction: B. S. O.154 Milutin Petrović, „Crne tačke“ (« Les points noirs »), Promena, p. 21 ; traduction : BSO [« Bio sam ti u nedrima. Bockao. Kupinovim trnom. »].155 « Je travaille jusqu’au minuit/ Sur les phénomènes dans la tête./ Guérisseur. » : Milutin Petrović, « Gnojna rana » (« La plaie purulente »), Promena, op. cit., p. 57 ; traduction : BSO [« Radim do ponoći/ na pojavama u glavi./ Ranar »].156 Milutin Petrović, „Triput“ („Trois coups“), Choix, op. cit., p. 29 [„Povraćaš. Prljaš/ novo odelo./ Hvatam te za rep. Mrvim/ peti pršljen u ustima. Sekutićima.“].

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Ecriture : développement de l’infection

La blessure se révèle comme un élément ontologiquement nécessaire. La violence cache un

attribut positif, même vital. C’est une des racines de l’idée exposée plus conséquemment dans La

Gale (1977), que le poème est le produit d’un état malade, qu’elle est le résultat d’une infection,

une purulence.

Sorti de la cendre l’aiguille de fer.

Réchauffée. Introduit le poison secret dans le cerveau.

Pour annuler

la cause de mon incapacité de travail.157

Parallèlement, tout au long du Changement on assiste au développement de l’infection des

plaies au sein du corps du sujet : cette infection, ainsi que les motifs de la plaie, de la guérison,

symbolise la présence du double, déclenchée par la signature du contrat, effectuée

symptomatiquement par le fil de la lame. De nombreux titres de poèmes témoignent de ce

processus : « La plaie purulente », « La cicatrice frontale », « La croûte »… La plaie, évoluant,

se transforme en « lichens » (dans le poème « Les points noirs »), qui se développent en

« pustules » (« Le visage artificiel ») pour enfin produire « les spasmes dans le langage » et le

pus dans « la cavité abdominale » (« La pomme »). La cicatrisation du double culmine par le

poème La mort clinique, après laquelle se continue la suppuration, qui produit la définitive

« crise existentielle » du double. Cette dimension médicale est significative pour la

compréhension du livre suivant, La gale, qui traite exactement les conséquences de la

cicatrisation décrite dans Le Changement.

Tu caches le visage de main. Est-ce que je reconnais

la cicatrice.

Sous la paupière.

Le sceau de la vie écoulée.

157 Milutin Petrović, „Podsticaj“ (« La motivation »), Promena, p. 27 ; traduction : BSO [« Izvadio iz pepela gvozdenu iglu./ Ugrejanu. Ušpricao tajni otrov u mozak./ Da mi otkloniš/ uzrok radne nesposobnosti »].

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Enfoncée.

Profondément. Dans mon front.158

La présence de l’écriture, encore plus récurrente dans Le changement, s’associe au motif de

l’infection. Dans presque chaque poème de ce recueil apparaissent les images provenant du motif

de l’acte d’écrire. Parmi eux figurent les papiers, les manuscrits, l’encre noire, les « accessoires

pour écrire », « le livre blanc », le crayon ou la machine de bois ; le sujet est désigné dans un

poème comme « scripteur » et scribouillard arrogant159. Il ne faut pas négliger le fait que le

premier geste dans ce recueil est la signature d’un document, le contrat (sans oublier que c’était

fait sur la peau de l’objet), et que son morceau final, « La conséquence », montre ce même objet,

transformé en « produit mondial », « jaune », c’est-à-dire le livre. Les motifs de l’infection et de

l’écriture se développent, mûrissent et augmentent simultanément. Les blessures que les doubles

provoquent dans leurs corps respectifs sont directement liées avec l’écriture, avec le geste, l’acte

d’écrire. L’infection, l’état malade, ainsi que l’anéantissement téméraire de la corporéité de

l’autre sont assimilés avec la création : la mort du corps coïncide avec la naissance du livre. Ses

constituants sont les traces de la violence. La violence des doubles, les plaies et la cicatrisation,

les résurrections et les guérisons du double, en effet, transposent expressivement, dans le champ

corporel, la dialectique, pleine de tension, entre le sujet poétique et son objet, (reprenons le

lexique utilisé dans la partie qui concerne Dupin) la parole. L’objet du chant du sujet poétique

est doté d’une existence dans le corps et dans la langue, mais dans les limites prévues à l’avance,

en cadre du livre. Les vers de La gale, qui est, en quelque sorte, le commentaire autopoétique du

Changement, vont confirmer ce degré du rapprochement du corps et de la langue.

Ne l’ai-je pas pressenti : dans la réalité commence la peine,

quand grossit le livre,

se répand l’encre,

se rabat la couverture, avec le cachet de la poste :

la mort planifiée : dans le tableau :

158 Milutin Petrović, „Čeoni ožiljak“ (« La cicatrice frontale »), Promena, pp. 60-61 ; traduction : BSO [« Zaklanjaš rukom lice. Poznajem li/ ožiljak./ Pod veđom./ Pečat minulog života./ Usađen/ Duboko. U moje čelo.”].159 Milutin Petrović, „Nameštanje lekovitih čaša“ (« L’installation des verres médicinaux »), Promena, p. 48 ; traduction : BSO [« naduveno piskaralo »].

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bras, et jambes, emmêlés, aux branches (…)160

La gale se concentre exclusivement sur la dimension corporelle de la dialectique entre le

sujet et l’objet. Ce recueil présente les conséquences de la coexistence exposée dans Le

changement. Il est composé des alternances du sujet lyrique, transposé dans la figure du

« créateur », et son double, qui est identifié avec « le diable ». Marquant un retour à l’objet, ce

recueil permet de traiter le rapport entre le sujet et le double du Changement comme un rapport

entre deux facteurs existentiellement indépendants. Aussi, sa dimension autopoétique a plus

d’ampleur : l’objet est explicitement désigné comme parole, ce qui le rapproche des positions de

Jacques Dupin à cet égard. Doté d’un pouvoir indépendant et de la volonté, la parole jetée,

matérielle161, s’insinue dans le corps du sujet à la manière d’un parasite, d’une substance toxique,

provoquant une réaction physiologique, qui s’identifie avec l’acte d’écrire.

Le quinze octobre :

j’ai sorti la machine, de la boîte noire,

l’ai mise, sur la table, en noyer,

et décidé, d’écrire, le livre : la gale :

la morsure,

la grappe des nerfs, la peau malade.162

Petnaestog oktobra :

izvadio sam mašinu, iz crne kutije,

stavio, na sto, od orahovine,

i naumio, da pišem, knjigu: svrab:

ujed,

nervni grozd, bolesna koža.

Les images récurrentes des larves, vers, chenilles, porteurs de la parole, matérialisent la

transposition de l’écriture à un état d’infection, un produit de contagion, l’effet annoncé déjà

dans « Le péché » de La tête sur le billot. La naissance du poème est due à l’intrusion de l’objet

extérieur, l’acte d’écrire est transposé en irritation de l’infection provoquée. Une transposition,

certes, plus expressive que la transposition de Jacques Dupin, où existe une sorte de

« collaboration » entre le sujet et l’objet confronté, cette transposition est différente même de la

160 Milutin Petrović, „Smrt knjige“ („La mort du livre“), Choix, op. cit., p. 63 [„Nisam li slutio: tek u javi počinje muka,/ kad se knjiga udeblja,/ mastilo prolije,/ sklope korice, s poštanskim žigom:/ planirana smrt: na slici:/ upletene ruke, i noge, u grane“].161 Yves Bonnefoy, Poèmes, Gallimard, 1982, p. 66162 Milutin Petrović, „Petnaestog oktobra“ („Le quinze octobre“), Choix, op. cit., p. 43.

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confrontation exposée dans Le changement. Dans La gale, la morsure est la fertilisation. Le

sujet, sa peau, n’intervient plus sur le corps de l’objet, mais subit les conséquences de son

intervention.

tu perces le tympan, protecteur :

le haut de la croûte :

la couvée :

l’essaim, des cloques : les grains, jaunes, humides.163

Ce qui se manifeste chez Jacques Dupin comme la naissance du poème (cf. Un corps dans le

mien que je sens tressaillir) est présenté dans La gale aussi comme un état de grossesse, mais

c’est la contagion qui est indiquée comme la source de cette productivité, la maladie. Comme

dans Le changement, où on assistait au développement de l’infection, La gale nous présente la

grossesse du sujet lyrique, induite par la morsure, par « l’irritation/ jaillie à travers

l’épiderme »164 (on assiste parallèlement à la transformation de la chenille au papillon). Les

motifs de fertilisation sont parsemés partout dans ce recueil, mais toujours, associés à un indice

de maladie : (le nid de la maladie ; motivé : infecté ; la croûte : la couvée, le petit ver :

fertilisable…).

Il existe une deuxième personne, un interlocuteur dans La gale : c’est une personne féminine,

qui incarne la grossesse, qui se développe simultanément à l’infection de la peau du sujet lyrique.

Une sorte de trinité est constitué par l’objet extérieur (« diable »), le sujet lyrique (« le

créateur ») et cet être féminin, issue du sujet, soumise à lui (cf. « inventé:/ la deuxième

personne,/ pour la conversation, dans le livre.165). La descendance multiforme de cette relation

complexe, qui joint la grossesse, la purulence de la peau, se résume dans « le produit mondial »

du Changement, qui est le livre :

dans la chambre scellée : les premiers-nés, alignés,

163 Milutin Petrović, „Proleće, proleće“ („Printemps, printemps“), Choix, op. cit., p. 47 [„bušiš opnu, zaštitnicu:/ vrh kraste:/ polog:/ roj, plikova: žuta, mokra, zrnca“].164 Milutin Petrović, „Petnaestog oktobra“ („Le quinze octobre“), Choix, op. cit., p. 43 [„taj nadražaj/ jurnuv kroz pokožicu“].165 Milutin Petrović, „Dosje, varijanta III“ („Dossier, variante III“), Svrab, Prosveta, 1977, p. 60 [„izmislio:/ drugo lice./ za razgovor, u knjizi.“].

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à intervalles réguliers,

préparés,

pour :

le grêle, le boutonneux, lecteur, dans la bibliothèque.166

D’une façon semblable, l’apothéose de la vie du ver parasite est la création du rouleau (« il

vole, fertilisable, dans le parrainage de la terre,/ dans la sphère,/ et s’asphyxie là:/ circulaire,/

alourdi : il se perd, au-dessus du champ, rouleau »167). Le mûrissement du pus coïncide avec

l’accouchement, qui, « inespérément », produisent un livre :

tu renifles,

sur ton ventre, tu tâtes des granules :

gonflée, prête à enfanter, (…)

Inespérément :

le livre s’effeuille, sur la table (…)168

njuškaš,

po trbuhu, pipkaš ospice :

naduta, pred porođajem, (…)

Nenadno:

knjiga se lista, na stolu (…)

La gale est une sorte de l’absolutisation de la dimension médicale du Changement, dans

lequel le corps du double n’est pas seulement la matière de l’écriture, mais aussi le matériel, la

surface exclusive de son activité : « [J’] Ecrivais/ la courbe sur ton dos. Résultant de zéro »169.

Dans ce point de convergence de l’écriture et des impulsions physiques/physiologiques

s’approfondit la conception de la création comme une infection du corps malade. « Pendant que

la poésie est conçue comme l’expression de la maladie, la naissance directe et actuelle du poème

correspond à la plaie vivante sur la peau, le livre présente l’ensemble des cicatrices. »170 Le

travail du poète est rendu égal au travail sur la peau.

166 Milutin Petrović, „Mera, čin I“ („La mesure, acte I“), Choix, op. cit., p. 45. [„u zapečaćenoj, sobi: prvenci, poređani,/ u jednakim razmacima,/ preparirani,/ za:/ sitnog, bubuljičastog, čitača, u biblioteci.“]167 Milutin Petrović, „O, taj“ („O, celui-là“), Svrab, op. cit., p. 47, traduction: BSO [„leti, oplodiv, u zemljino kumstvo,/ u sferu,/ i tu se guši:/ okrugao,/ otežao, gubi se, nad livadom, svitak“].168 Milutin Petrović, „Dosje, varijanta I“ („Dossier, variante I“), Choix, op. cit., p. 59.169 Milutin Petrović, « Prilika » (« Une occasion »), Promena, op. cit., p. 65 ; traduction : BSO [Pisao/ na tvojim leđima krivulju. S ishodom nula. »].170 Miodrag Perišić, “Poezija kao rana neizrecivog”, Milutin Petrović, Stihija, p. 36 ; traduction : B. S. O.

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De mes mains s’échappe ta peau. La toile.

Je travaille jusqu’au minuit

sur les phénomènes à l’intérieur de la tête.

Guérisseur.171

C’est donc l’anéantissement du double qui va compléter le livre projeté (« la mort planifiée »

de La gale). Les préparatifs pour l’exécution du double ont un caractère rituel, semblable à

l’initiation. D’abord, c’est le sujet qui reprend le rôle définitif du « projecteur » des scènes ; il

restreint le champ visuel du sujet soumis. Enfin, il avoue la dépendance fatale du double :

« J’assume /la culpabilité. De t’avoir inventé. »172 Les étapes de la condamnation du double sont

estimées par Perisic comme « remarquablement mises en scène »173, mais c’est exactement

l’activité du sujet, de produire des scènes, à quoi s’associe presque automatiquement l’idée de

l’écriture. Le verdict du double est précisément l’écriture du livre : chaque lettre, comme on

l’avait montré, correspond à une intervention sur le plan corporel, à une annulation de la

corporéité du double. La décision du sujet de le détruire lui est communiquée sur un morceau de

papier, « par une brèche dans la porte » : le coup de grâce, une « crémation » est effectuée dans

le cadre virtuel du double, créé par écriture, dans le poème Du lieu de l’événement.

Tu dresses ta tête du livre.

Montres ma place à table.

Me demandes combien je reste. Dans le

champ visuel.

Dans une seconde.

Je marche après toi

en bas de l’escalier. Tu ouvres le poêle.

Etonné je lève mon regard.

Le sixième doigt.

Je dessine un cercle. De craie. Aveuglé

Podižeš glavu s knjige.

Pokazuješ mi mesto za stolom.

Pitaš koliko ostajem. U vidnom polju.

Za sekundu.

Polazim za tobom

u dno stepeništa. Otvaraš peć.

U čudu dižem pogled.

Šesti prst.

171 Milutin Petrović, « Gnojna rana » (« La plaie purulente »), Promena, op. cit., p. 57 ; traduction : BSO. [v. p. 52]172 Milutin Petrović, « Crv sumnje » (« Le ver de doute »), Promena, op. cit., p. 82 ; traduction : BSO.173 Miodrag Perišić, “Poezija kao rana neizrecivog”, Milutin Petrović, Stihija, p. 34 ; traduction : B. S. O.

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par la scène.

Avant de partir.

Du lieu de l’événement.174

Opisujem krug. Kredom. Oslepljen

prizorom.

Uoči odlaska.

S mesta događaja.

Les références explicites au « Contrat » désignent qu’il est accompli : le cadavre jaune

intériorisé a terminé son séjour dans le sujet. L’annulation du champ visuel est le signe de

l’abandon du cadre spatiotemporel de la part du sujet, et par cela : l’annihilation du double, de

son produit. « Les fragments des duels, les morceaux du sujet, sont dispersés sur cet horizon et le

sujet, à la fin du livre, forme une unité de nouveau, d’où il surgit maintenant sous l’aspect de

l’idée »175.

L’idéalisation du corps suit l’objectivisation de l’idée de l’objet, autrement dit par les

termes qu’on s’est permit d’introduire dans cette étude: la parole, l’objet immatériel, a été

d’abord doté d’un corps (facteur concret), pour être ensuite livré à la langue (facteur abstrait),

par le moyen de l’écriture.

174 Milutin Petrović, « S mesta događaja » (« Du lieu de l’événement »), Promena, op. cit., p. 86 ; traduction : BSO.175 Miodrag Perišić, “Poezija kao rana neizrecivog”, Milutin Petrović, Stihija, p. 35 ; traduction : B. S. O.

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En guise de résumé synthétique

L’écriture est omniprésente dans les œuvres de J. Dupin et de M. Petrović, mais on ne

pourrait pour autant qualifier leurs deux poétiques d’autotéliques. L’autoréférentialité, s’il en est

une, se manifeste d’une manière peut-être inattendue : à travers le corps.

Les deux poètes attribuent le corps à l’objet de leur écriture : Dupin insiste sur son aspect

érotique, tandis que Petrović exploite son côté physiologique et anatomique. De l’autre manière,

plus rigoureusement conçue, l’autoréférentialité s’exprime par le procédé d’autocitation,

singulièrement très fréquent chez les deux poètes. Les titres des recueils et des cycles postérieurs

à Gravir renvoient directement aux poèmes antérieurs : par exemple La nuit grandissante

renvoie directement aux vers du poème « Le cœur par défaut » du corpus « Epervier » (A la

place du cœur/ Tu ne heurteras, mon amour, que le luisant d’un soc/ Et la nuit grandissante… 176).

Milutin Petrović fait souvent les allusions directes à ses vers antérieurs (procédé assez fréquent

dans ses recueils plus récents), qui sont marquées par les guillemets. Toutefois, l’emploi radical

de ce procédé est évident dans le poème « Tourmente » qui conclut le choix éponyme, où est

citée la totalité du « Dernier poème » du recueil La tête sur le billot177. Dans le cas de Jacques

Dupin, cette autoréférence est quand même parfois accompagnée par une référence extérieure

(par exemple Une apparence de soupirail renvoie au poème « Enfance » des Illuminations de

Rimbaud), tandis que, chez Petrović, elle a entièrement remplacé la référence aux autres œuvres,

ce qui manifeste aussi son propre rapport avec la tradition poétique.

176 Jacques Dupin, « Le cœur par défaut », Le corps clairvoyant 1963-1982, op. cit. p. 58. Le titre de ce choix, Le corps clairvoyant, fait écho aux vers « Amours anfractueuses, revenez/ Déchirez le corps clairvoyant », « Saccades », Le corps clairvoyant 1963-1982, op. cit., p. 86.177 Nous nous permettons de citer ici le poème « Tourmente » (« Stihija »), Stihija, op. cit., p. 191. :

Je t’avais dit, ma petite oreille, je désirais. « A votre place je ferme ce livre Je serre sa couverture Dans un autre monde Qui éclate en même temps Nous disparaissons tous Unis Notre dernier essai était La vie à portée de la main »La tourmente. Gonflée.

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Dans les deux univers poétiques, la parole est conçue comme une entité autonome, qui agit

sur le mouvement du sujet. Dans la poésie de Jacques Dupin, l’objet est presque rendu égal au

sujet, au point d’être dominant dans cette dialectique : pour lui permettre de s’exprimer, le sujet

tend à disparaître, à s’effacer. Par contre, Petrović nous expose la dialectique entre le sujet et son

double apparent, qui jouit d’une certaine indépendance dans le cadre du « champ visuel », mais

qui n’est en effet qu’un objet entièrement dépendant, provisoirement intériorisé par le sujet. Les

sujets poétiques des deux poètes choisissent à se priver de leur corporéité pour permettre à la

langue de l’objet de se développer : le sujet de Dupin sacrifie son corps, en constatant que c’est

précisément son corps qui l’éloigne de son sujet ; le sujet de Petrović ne se prive de son corps

que partiellement, et cela avec intérêt : dans l’intention d’imposer à l’objet la fonctionnalité au

sein de cette partie dépossédée.

Dans le cadre des deux poétiques, la violence est la première affirmation du sujet lyrique.

Tandis que chez Petrović elle s’absolutise et ne se termine que quand l’objet dépendant est

annihilé, le pas du sujet dupinien est rempli d’hésitation : son mouvement est une dialectique

interne, entre la violence et l’attente. Ce qui pourrait aussi être un trait de comparaison, chez les

deux poètes, les produits de cette violence du sujet sont accentués : les trous, les ouvertures, les

cicatrices, les plaies… Mais, dans le cas de Dupin, la violence se révèle futile et cède sa place à

une attente épiphanique, tandis que chez Petrović c’est précisément la violence, la dégradation

tenace du tissu hostile de la peau, qui s’avère productive : c’est cette activité qui engendre « le

produit mondial », un livre, constitué des cicatrices et des cloques sur le corps du sujet.

La rencontre du corps et de la langue au sein de l’acte d’écrire est pourtant le thème central

des deux poétiques. Il s’opère un échange interminable entre ces deux facteurs déterminants :

l’écriture est éprouvée comme une irritation physique – Petrovic insiste encore sur ce point en

l’assimilant avec l’infection, la gale – et la parole cherchée obtient le corps de la part du sujet,

même s’il est provisoire et destiné à la mort (Petrovic), même s’il est hypothétique, impalpable et

inaccessible (Dupin). Les deux démarches poétiques, quoique très divergentes dans les questions

du style et des procédés utilisés, peuvent très heureusement illustrer la formulation de Francis

Cohen à propos de Dupin: « la possibilité d’écrire d’un corps affecté par l’écriture ».178

178 Francis Cohen, « Nier le singe », Cahier Jacques Dupin, op. cit., p. 81.

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Bibliographie sur Jacques Dupin

Œuvres consultées du poète :

Jacques Dupin, Le corps clairvoyant 1963-1982, [avec : Gravir (1963), Embrasure (1969), Dehors (1974), Une apparence de soupirail (1982)] Gallimard, 1999.Jacques Dupin, Contumace, P. O. L., 1986.Jacques Dupin, Rien encore, tout déjà, Fata Morgana, Montpellier, 1990. Jacques Dupin, Echancré, P. O. L., 1991.Jean Paris, Anthologie de la poésie nouvelle, Editions du Rocher, Monaco, 1957, pp. 103-111.

Etudes :

Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Seuil, 1964.Georges Raillard, Jacques Dupin, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1974. Dominique Viart (sous la direction), Injonction silencieuse, Cahier Jacques Dupin, La Table Ronde, Paris, 1995.

Revues :

Revista de la Filologia Francesa, 2, Editorial Complutense, Madrid, 1992, pp. 89-104.Revue Méthode ! numéro 8, « Jacques Dupin ou l’effraction poétique »,Vallongues, Var, 2006.Revue faire part, 20/21, « Jacques Dupin, Matière d’origine », Le Cheylard, 2007.

Sites internet : www.maulpoix.net : Site de Jean-Michel Maulpoix, avec un nombre d’études consacrées au poète

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Bibliographie sur Milutin Petrović

Œuvres du poète :

Tako ona hoće (C’est ainsi qu’elle veut), Matica srpska, Novi Sad, 1968. Drznoveno roždestvo (La naissance audacieuse), Prosveta, Beograd, 1969. Glava na panju (La tête sur le billot), Prosveta, 1971. Promena (Le changement), Prosveta, 1974. Svrab (La gale), Prosveta, 1977. Stihija, izabrane i nove pesme, Nerazumne (Tourmente, les poèmes choisis et nouveaux, Irraisonables), Prosveta, 1983. „O”, Prosveta, 1990.Naopako, (A rebours) Svjetlost, Sarajevo, 1991. Rasprava sa Mesecom, (Discussion avec la Lune) Vreme knjige, Beograd, 1993. Nešto imam, (Je possède quelque chose) 1996. Protiv poezije (Contre-poésie), Rad, 2007. Izbor (Choix), Rad, 2007.

Bibliographie en français :

La tête sur le billot, Le centre culturel de Yougoslavie, Paris, 1982. Choix, Gradac, Čačak, 2007.

Etudes sur le poète :

Slobodan Rakitić, « Milutin Petrović, pesnik suštinskog prostora » (« Milutin Petrović, poète de l’espace essentiel »), in Milutin Petrović, Promena, Prosveta, 1974, pp. 89-107.

Miodrag Perišić, „Poezija kao rana neizrecivog“ (« La poésie en tant que blessure de l’ineffable »), in: Milutin Petrović, Stihija, Prosveta, 1983, pp. 9-41.

Borislav Radović, „Povodom IZBORA Milutina Petrovića“ („A propos du Choix de Milutin Petrović“), in: Milutin Petrović, Izbor, Rad, 2007, pp. 71-77

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Bibliographie secondaire

Yves Bonnefoy, Poèmes, Gallimard, 1982.

Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, Presses Universitaires de France, 1989.

Gilles Deleuze, Critique et clinique, Editions de Minuit, 1993.

Anne Gourio, Chants de pierres, ELLUG, 2005.

Philippe Jaccottet, Poésies 1946-1967, Gallimard, 1971.

John E. Jackson, La Question du Moi, Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1978.

Mallarmé, Œuvres complètes I-II, Bibliothèque de la Pléiade, 1998-2003

Jean-Michel Maulpoix, L’Acte créateur, PUF, 1997.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945.

Henri Michaux, La nuit remue, Gallimard, 1987. 

Nietzsche, Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, 2000.

Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1963.

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TABLE

Avant-propos 2I Jacques Dupin 4§1 Introduction: le sujet lyrique et sa contestation 5§2 L’objet inaccessible 9§3 Le sujet en mouvement 13§4 Le sujet dédoublé, créateur de l’espace 18§5 Le mur en tant qu’horizon 22§6 Attente : incarnation de la femme-parole 25§7 Ecrire : disparaître en écrivant 31II Milutin Petrović 35§1 Introduction : les racines de l’aliénation 36§2 Intervention spatiotemporelle du sujet 40§3 Absolutisation de la subjectivité : « le contrat » 46§4 Le corps : « espace essentiel » 49§5 Ecriture : développement de l’infection 54En guise de résumé synthétique 62Bibliographie sur Jacques Dupin 64Bibliographie sur Milutin Petrović 65Bibliographie secondaire 66

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