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 Maurice Godelier Objets et méthodes de l'anthropologie économique In: L'Homme, 1965, tome 5 n°2. pp. 32-91. Citer ce document / Cite this document : Godelier Maurice. Objets et méthodes de l'anthropologie économique. In: L'Homme, 1965, tome 5 n°2. pp. 32-91. doi : 10.3406/hom.1965.366714 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1965_num_5_2_366714

Maurice Godelier 1965 Objets et méthodes de l'anthropologie économique

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Maurice Godelier

Objets et méthodes de l'anthropologie économiqueIn: L'Homme, 1965, tome 5 n°2. pp. 32-91.

Citer ce document / Cite this document :

Godelier Maurice. Objets et méthodes de l'anthropologie économique. In: L'Homme, 1965, tome 5 n°2. pp. 32-91.

doi : 10.3406/hom.1965.366714

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32.

OBJET ET MÉTHODES DE L'ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE

par

MAURICE GODELIER

L'anthropologie économique1 a pour objet l'analyse théorique comparée desdifférents systèmes économiques réels et possibles. Pour élaborer cette théorie,elle tire sa matière des informations concrètes fournies par l'historien etl'ethnologue sur le fonctionnement et l'évolution des sociétés qu'ils étudient.A côté de F « économie politique » vouée, semble-t-il, à l'étude des sociétésindustrielles modernes, marchandes ou planifiées, l'anthropologie économiquese veut en quelque sorte comme 1' « extension » de l'économie politique auxsociétés abandonnées de l'économiste. Ou du moins, par son projet même,

l'anthropologie économique fait apparaître paradoxalement l'économie politique, ancienne ou récente, comme une de ses propres sphères particulièreséclairant les mécanismes singuliers des sociétés industrielles modernes. Ainsi parson projet, l'anthropologie économique prend à sa charge l'élaboration d'unethéorie générale des diverses formes sociales de l'activité économique de l'hommecar l'analyse comparée devrait nécessairement déboucher un jour sur des connaissances nthropologiques générales.

Mais aujourd'hui, l'étude comparée des systèmes économiques est plus etautre chose qu'une nécessité théorique imposée par le souci abstrait d'étendrele champ de l'économie politique et de l'unifier sous le corps des principes d'unehypothétique théorie générale.

L'urgence concrète et impérieuse des transformations de ce morceau du monderesté « sous-développé » donne un caractère pratique à l'exigence de comprendreles systèmes économiques d'autres sociétés. Il faut d'ailleurs se souvenir que cettedouble exigence théorique et pratique de comparer des systèmes économiques

* Ce texte est extrait d'un ouvrage collectif : L' Économique et les Sciences humaines,à paraître aux éditions Dunod en 1965.

1. Le terme apparaîtrait, selon Herskovits, en 1927 avec l'article de Gras, « Anthropologynd Economies », The Social Sciences and Their Interrelation, Ogburn, pp. 10-23.

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 33

différents s'est manifestée dès la naissance de l'économie politique classique eten fu t même la raison d'être.

Pour les physiocrates, à la recherche des principes d'une économie « rationnelle parce que « naturelle b1, les structures et les règles économiques de l'ancienrégime héritées de la féodalité, apparaissaient comme autant d'entraves au progrès du commerce et de la production, donc au bien-être et à l'harmonie de lasociété. Il devenait nécessaire de changer ou de détruire le vieil édifice économique« irrationnel » pour mettre le monde en accord avec les principes de la Raisonnaturelle. Dès l'origine, la réflexion économique se trouvait ainsi engagée dans latâche double d'expliquer « scientifiquement » le fonctionnement différent de deuxsystèmes économiques historiques dont l'un était encore en train de naître dansles flancs de l'autre et de justifier « idéologiquement » la supériorité de l'un sur

l'autre, sa « rationalité ». Et dans cette même double voie, A. Smith et Ricardo,les vrais fondateurs de l'économie politique, se maintinrent. Mais, de ce fait,celle-ci se trouvait être à la fois science et idéologie et installée, par cette dualité,dans une ambiguïté qu'il lui fallut sans cesse abolir en se purifiant de sa partieidéologique pour se reconquérir comme domaine scientifique chaque fois plusvaste. C'est ainsi que la critique socialiste du libéralisme et de son apologie d'unesociété que les principes du laissez-faire et de la concurrence devaient maintenirmécaniquement en un état d'harmonie sociale, est venue mettre au jour certainsdes contenus idéologiques de l'économie politique classique et exiger d'elle uneréponse nouvelle, scientifique, à des problèmes qu'elle ne pouvait, faute de critique

idéologique, voir ou poser réellement : problème du sous-emploi, de l'inégalitééconomique, des crises cycliques, etc.

Dès lors, on comprend que la notion de « rationalité », sise au cœur de toutela réflexion économique, soit la plus nécessaire et la plus contestée de toutes lescatégories de l'économie politique. Si l'anthropologie économique est un élargissement de l'économie politique, elle doit conduire celle-ci à un renouvellementde la notion de rationalité économique. Mais ce sera seulement le terme de sesréponses à une chaîne de questions aussi redoutables qu'inévitables :

Quel est le domaine d'activités humaines qui fait l'objet propre de la science

économique ? Qu'est-ce qu'un « système » économique ? Qu'appelle-t-on « loi »i. Cf. Mercier de la Rivière : « L'intérêt personnel presse vivement et perpétuellement

chaque homme en particulier de perfectionner, de multiplier les choses dont il est vendeur,de grossir ainsi la masse des jouissances qu'il peut procurer aux autres hommes, afin de grossirpar ce moyen la masse des jouissances que les autres hommes peuvent lui procurer en échange.Le monde alors va de lui-même. » [L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767,chap, xliv, éd . Daire, p. 617.)

En 1904 Rist déclarait encore : « La libre concurrence réalise la justice dans la distributiones richesses comme le maximum de bien-être dans l'échange et la production. » (« Économie optimiste et économie scientifique », article de la Revue de Métaphysique et de Morale,de juillet 1904.)

Voir A. Shatz, L' Individualisme économique et social, Paris, A. Colin, 1907, chap. iv .

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34 MAURICE GODELIER

économique ? Y a-t-il des lois « communes » à tous les systèmes ? Et enfin qu'entend-on par « rationalité » économique ?

Il va sans dire que nous ne pourrons qu'aborder, dans ces quelques pages,ces thèmes immenses et que nous voulons seulement proposer nos réflexionscomme de simples hypothèses livrées à la contestation et à la critique.

I. — La notion de système économiqueET L'ANALYSE DE SON FONCTIONNEMENT

Le domaine de V « Économique ».

L'objet de l'anthropologie économique, l'étude des systèmes économiques,

semble, au premier abord, un domaine aux contours nets que l'on devrait cernersans surprise. Mais avant même de s'interroger sur ce que l'on entend par « système », quelles activités sociales le terme « économique » permet-il d'isoler soigneusement d'autres rapports sociaux noués autour de la politique, de la parenté, dela religion ? Avons-nous d'ailleurs à faire avec un domaine d'activités spécifiquesou avec un aspect spécifique de toute activité humaine ?

La production de biens d'équipement aux États-Unis, le débroussaillage collectif d'un champ par les hommes d'un village de Nouvelle-Guinée, la gestionde la Banque Fugger au xvie siècle, le stockage des produits agricoles et artisanaux dans les greniers d'État et leur répartition sous l'Empire Inca, la national

isation de la propriété du sous-sol en U.R.S.S., la consommation des ménagesà Abidjan semblent des activités spécifiquement économiques, mais les prestationsde cadeaux entre clans donneur et preneur de femmes chez les Siane deNouvelle-Guinée, la lutte de prestige et la compétition des dons et contre-donsdans le potlatch des indiens Kwakiutl, l'offrande quotidienne des repas sacrésaux dieux égyptiens semblent des réalités sociales aux significations multiplesdont la finalité essentielle n'est pas économique et où l'économique ne représentequ'une face d'un fait complexe. Y a-t-il donc un élément commun qu i fasserelever d'un même domaine et d'une même définition un champ particulierd'activités et en même temps un aspect particulier de toutes les activités humainesqu i n'appartiennent pas à ce champ ?

Répondre à cette question, c'est s'engager dans le labyrinthe obscur des définitions de l'économique et vouloir mettre un terme aux interminables et vainsaffrontements où elles se déchirent. L'économique a d'abord été défini de Platon1

i. Platon, La République, 36 9 b à 37 3 d, éd . Budé ; Aristote, La Politique, livre I,chap. 2, 3, 4, traduction Thurot, éd . Garnier, pp . 7 à 34 ; Les Économiques, livre II, chap. 1,traduction Tricot, éd. Vrin, pp. 31 à 35 ; Xénophon, De l'Économie, éd . Hachette, 1859,pp. 137 à 19 6 ; Marshall, Principles of Economies, 8e édition, Macmillan, chap. 1, p. 1 :« L'Économie Politique ou Économique est une étude de l'Humanité dans les affaires ordinaires de la vie ; elle examine cette part de l'action individuelle et sociale qui est étroitement

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 35

à A. Smith comme la richesse matérielle des sociétés. Cette définition vise desstructures du monde réel et K. Polanyi l'appelle pour cette raison « substantive m1.

Cependant réduire l'activité économique à la production, la répartition et laconsommation de biens c'est l'amputer du champ immense de la production etde l'échange des services. Lorsqu'un musicien reçoit des honoraires pour unconcert, il n'a produit aucun bien matériel mais un « objet » idéal à consommerqu i est un service. La définition ancienne de l'économique, si elle n'est pas complètement fausse, ne suffit cependant pas à unifier en un seul domaine les deux groupesde faits dont elle doit rendre compte.

A l'opposé, on a voulu voir seulement dans l'économique un aspect de touteactivité humaine. Est économique toute action qui combine des moyens rarespour atteindre au mieux un objectif. La propriété formelle de toute activité

finalisée de posséder une logique qui en assure l'efficacité face à une série decontraintes, devient le critère de l'aspect économique de toute action. Ce critère,Von Mises2, Robbins3 et , plus près de nous, Samuelson4 l'adoptent chez leséconomistes et Herskovitz5, Firth6, Leclair7, Burling8 chez les anthropologueséconomistes suivis, partiellement, par Polanyi, Dalton.

Certes le comportement d'un entrepreneur ou d'une firme qui s'efforce demaximiser ses profits et organise en conséquence la stratégie de sa production etde ses ventes, relève de ce critère et semble témoigner sans conteste de son évidence. Mais si nous reprenons la définition de Robbins de l'économie « sciencequ i étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et desmoyens rares qui ont des usages alternatifs » (p. 6), nous constatons qu'elle nesaisit pas l'économique comme tel et le dissout dans une théorie formelle de l'actionfinalisée où rien ne permet plus de distinguer l'activité économique de l'activitéorientée vers la recherche du plaisir, du pouvoir ou du salut. A ce prix si touteaction finalisée devient en droit économique, aucune ne le reste en fait.

consacrée à atteindre et à utiliser les conditions matérielles du bien-être. » Voir sur l'Histoirede la Pensée Économique : Schumpeter, History of Economie Analyses, 1955, 2e partie,chap. 1, 2, pp. 51 à 142.

1. K. Polanyi. « The Economy as Instituted Process », Trade and Market in EarlyEmpires, 1957, Free Press. La définition « substantive » de l'économique désigne un « processus institué d'interaction entre l'homme et son environnement qui aboutit à fournir defaçon continue les moyens matériels de satisfaire les besoins », p. 248.

2. Von Mises, Human Action, Yale University Press, 1949.3. Robbins, The Subject Matter of Economies, 1932, chap. 1, 2.4. Samuelson, Economies, an Introductory Analysis, New York, MacGraw-Hill, 1958,

chap. 2.5. Herskovits, Economie Anthropology, New York, Knopf, 1952, chap. 3.6. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939.7. Leclair, « Economic Theory and Economic Anthropology », American Anthropologist,

1962, n° 64 .8. Burling, « Maximization Theories and theStudy of Economic Anthropology », American

Anthropologist, 1962, n° 64 .

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36 MAURICE GODELIER

L'absurdité de cette thèse a été mise au jour par l'un de ses partisans les plussubtils, R. Burling, qui déclare : « II n'y a pas de techniques ni de buts économiques

spécifiques. C'est seulement la relation entre des fins et des moyens qui est économique... Si tout comportement impliquant une ' allocation ' (de moyens) estéconomique, alors la relation d'une mère à son bébé est également une relationéconomique ou plutôt a un aspect économique tout autant que la relation d'unemployeur avec son ouvrier salarié » (p. 811)1. Cette position l'amène logiquementà voir dans la théorie freudienne de la personnalité gouvernée par le principede plaisir, dans l'analyse de Leach2 des systèmes politiques birmans, dans lathéorie du pouvoir de Lasswell3 ou dans l'essai de G. Zipf4 sur « le moindre effort »,

des expressions équivalentes du principe « économique » de l'usage optimal demoyens rares5. La voie de ce critère abstrait l'amène, comme le « mauvais » forma

lisme selon Hegel, à confondre ce qu'il faut distinguer au sein d'une nuit « oùtous les chats sont gris ».

Ce n'est d'ailleurs pas un paradoxe de prétendre que la preuve même de l'impuissance radicale de la théorie formelle de l'action à définir l'économique commetel se trouve être la fécondité même de la Recherche opérationnelle qu i a tantperfectionné, ces dernières années, les instruments pratiques de la gestion économique. La théorie formelle y voit certainement le témoignage de son évidenceapodictique, mais la Recherche opérationnelle n'est pas une branche de l'économique, c'est un ensemble de procédures mathématiques de calcul qui permettentde minimiser ou de maximiser la valeur d'une fonction-objectif. Que l'objectifsoit la destruction maximum des points stratégiques d'un dispositif militaireennemi, la circulation optimale du parc d'autobus parisiens, la transmission d'unflux d'informations, la gestion « rationnelle » des stocks d'un grand magasin, unepartie d'échecs, les procédures mathématiques restent «indifférentes » aux « objets »qu'elles manipulent et la logique du calcul reste partout la même. Ainsi la Recherchepérationnelle ne définit pas plus l'économique qu'elle ne définit l'art militaire ou la théorie de l'information. Au contraire, pour s'exercer, elle suppose

1. R. Firth s'était engagé dans la même direction lorsqu'il déclarait dans Elements ofSocial Organization, Watts, 1951, p. 130 : « L'exercice du choix dans les relations sociales

implique une économie des ressources de temps et d'énergie. En ce sens, un mariage a unaspect économique... tout à fait à part de l'échange de biens et de services... mais par convention'économie se borne aux champs de choix qui impliquent biens et services. » Du faitévident que l'homme, comme tout être vivant, a besoin de temps pour faire n'importe quoi,n'importe quoi aurait « naturellement » un aspect économique.

2. Leach, Political systems of Highland Burma, Cambridge (Mass.), 1954.3. Lasswell, Power and Personality, New York, Worton, 1948.4. Zipf, Human Behaviour and the Principle of Least Effort, Cambridge (Mass.),

1949.5. Dans Capitalism, Socialism and Democracy, Schumpeter en vint à affirmer que la

« logique » de l'activité économique est le fondement des principes de « toute » logique. Ce coupde force pour réduire à ou déduire de l'économique le non-économique est le produit habituelde 1' « économisme », impérialisme naïf d'une science par rapport aux autres.

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE y]

que ces « objets » existent déjà et soient définis, et que leur manipulation posele type de problèmes qu'elle saura résoudre1. Or le principe des pratiques de laRecherche opérationnelle, réaliser la meilleure combinaison de moyens limitéspour atteindre un objectif quantifiable, est précisément le principe formel invoquépar Robbins, Samuelsons, Burling pour définir spécifiquement l'économique. Sila Recherche opérationnelle ne peut définir les objets qu'elle manipule, le principequ i la fonde ne le pourra pas plus.

Nous voici, au terme de ces deux analyses, devant une définition « réelle »insuffisante parce que partielle et partiale, et une définition générale « formelle »sans prise directe sur son objet.2

Le chemin pour progresser semble clair, nous dégager complètement de l'impasse du formalisme et nous engager dans le sentier à demi ouvert du réalisme.

Puisque la définition « réaliste » était insuffisante, d'amputer l'économique dela réalité des services, allons-nous façonner une définition unifiante en déclarantque l'économie est la théorie de la production, de la répartition et de la consommation des Biens et des Services ?

Mais il n'est pas difficile de voir que l'on tombe, pour des raisons inverses,dans la même impuissance que la théorie formelle. Si est économique la productiones services alors l'économique absorbe et explique toute la vie sociale, lareligion, la parenté, la politique, la connaissance. De nouveau tout devient endroit économique, rien ne le reste en fait.

Sommes-nous condamnés, comme le pense ironiquement Burling, à dire que

l'économique est la production, la distribution, la consommation de services« économiques » et à nous murer définitivement dans cette belle tautologie ?

Non, car la définition réaliste est fausse parce qu'elle fait appartenir à l'économique toute la production des services, tous les aspects d'un service alors quen'appartient à l'économique qu'un aspect de tout service3. Reprenons l'exemple

1. Voir F. N. Trefethen, « Historique de la Recherche opérationnelle » dans Introductionà la Recherche opérationnelle de Me Closkey et Prefethen, Dunod, 1959, pp. 7 à 20 . Plusprécisément, Pierre Massé écrivait dans son article « Économie et Stratégie » : « M. T. Koop-mans a défini l'activité de production comme la « meilleure utilisation de moyens limités en

vue d'atteindre des fins désirées ». Si différentes que soient nos fins respectives, il me sembleque cette définition pourrait s'appliquer tout aussi bien à l'art militaire. » In OperationalResearch in Practice, Pergamon Press, 1958, pp. 114-131 (souligné par nous).

2. Pour cette raison, la position de Polanyi et de Dalton qui prétendent juxtaposer sousun même terme les deux définitions de l'économique, l'une « formelle », l'autre « substantive »,nous semble un échec théorique. {Trade and Market, pp. 245-250.) Les auteurs reconnaissenteux-mêmes que ces deux définitions n'ont aucun rapport et que la définition formelle exprimela logique de toute action « rationnelle ». Leur position de compromis les place ainsi en porte-à-faux en face du problème de la « rareté ». Cf. Neil J. Smelser, « A Comparative View ofExchange Systems », in revue Economie Development and Cultural Change, 1959, vol. 7,pp. 176-177.

3. Voir dans cette direction Walter C. Neale, « On Defining « Labor » and « Services » forcomparative Studies », American Anthropologist, dec. 1964, vol. 66, p. 1305.

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38 MAURICE GODELIER

d'un musicien ou d'un chanteur. Qu'y a-t-il d'économique dans son « récital »,

l'œuvre de Mozart qu'il interprète, la beauté de sa voix, le plaisir qu'elle procure,le prestige qu'il en retire ? Non et c'est une évidence commune. Est économiquele fait qu'on paie pour entendre ce chant et que le chanteur reçoit une partie decet argent. Par là existe un aspect économique du rapport social entre le chanteuret son public, entre le producteur et les consommateurs de cet objet idéal qu'estl'opéra Don Juan.

Avec ce « cachet » le chanteur pourra peut-être vivre, entretenir sa famille,perfectionner son art, se procurer une partie ou l'ensemble des biens et servicesqu'il désire ou qui lui sont nécessaires. Cet argent est donc pour lui l'équivalentvirtuel des conditions pratiques de la satisfaction de ses besoins, de ses désirs.L'importance du cachet lui sert en même temps d'indicateur de son succès auprès

du public. Mais il est difficile de prétendre que l'objectif prioritaire d'un artistesoit de maximiser ses gains. Il est plutôt la recherche d'une plus grande perfectiondans son art et de la reconnaissance de cette perfection à travers la faveur etl'émotion esthétique du public. Pour l'auditeur, le prix de sa place constituel'aspect économique de son goût pour la musique. Cela suppose un choix dansl'usage de ses revenus et leur distribution, selon une échelle personnelle de préférence, sur une série d'objectifs de consommation. Quant au propriétaire de lasalle et organisateur du spectacle, son but est sans conteste de tirer la plus grosse« recette » de la vente d'un service à une clientèle et cela détermine le choix dela vedette, le prix des places, la fréquence des représentations, etc. Mais on peutaussi supposer que le concert est gratuit, l'opéra une entreprise d'État et que lesfrais du spectacle sont couverts par l'État sans que celui-ci en tire aucun profitmonétaire.

A la place du chanteur d'opéra, on peut prendre l'exemple d'un « griot »malinké qui chante devant un prince Keita les exploits de Soundyata, le légendaire roi de l'ancien Mali1. L'aspect économique de son activité ne se manifesterapas, cette fois, dans l'argent gagné mais dans les cadeaux et les faveurs dont lecomblera le maître de maison. Et ce n'est pas seulement pour ces cadeaux quele Griot chante bien et tire des accords merveilleux de la Kora mais c'est parce

qu'il chante et joue merveilleusement qu'on le comble de cadeaux. Pour le Prince,la renommée du Griot est le miroir de son propre prestige et la magnificence deses dons le symbole visible de sa propre puissance.

On peut, dans la même perspective, analyser les offrandes d'un prêtre à sondieu ou les dons des fidèles à ce prêtre, les cadeaux d'un clan preneur à un clandonneur de femmes. Dans chacun de ces rapports sociaux, que l'argent intervienne ou non, l'aspect économique est celui de l'échange d'un service contre des

i. V. Monteil, « Les empires du Mali », Bulletin du Comité d' Études historiques de l'A .O.F.,1929, t. XII, pp. 291-447.

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 39

biens et des services1. Ainsi, à condition de ne pas réduire la signification et lafonction d'un service à son aspect économique ou de déduire cette significationet cette fonction de cet aspect, l'économique peut être défini, sans risque de tautologie, comme la production, la répartition et la consommation des biens etservices. Il constitue à la fois un domaine d'activités particulières (production,répartition, consommation de biens matériels : outils, instruments de musique,livres, temples, etc.) et un aspect particulier de toutes les activités humainesqu i n'appartiennent pas en propre à ce domaine mais dont le fonctionnemententraîne l'échange et l'usage de moyens matériels. L'économique se présente donccomme un champ particulier de rapports sociaux à la fois extérieur aux autreséléments de la vie sociale et intérieur, c'est-à-dire comme la partie d'un tout quiserait à la fois extérieure et intérieure aux autres parties, comme la partie d'un

Tout organique. La tâche de l'anthropologue économiste est d'analyser à la foiscette extériorité et cette intériorité et de pénétrer au fond de son domaine ju squ'à ce que celui-ci s'ouvre sur d'autres réalités sociales et y trouve la partie deson sens qu'il ne trouve pas en lui-même. Plus l'économie d'une société estcomplexe, plus elle semble fonctionner comme un champ d'activité autonomegouverné par ses lois propres et plus l'économiste aura tendance à privilégiercette autonomie et à traiter en simples « données extérieures » les autres élémentsdu système social. La perspective anthropologique, comme le souligne Dalton2,interdit au contraire de décrire l'économique sans montrer en même temps sarelation avec les autres éléments du système social.

La notion de « Système ».

Maintenant que le domaine de l'économique est reconnu, il faut rendre compted'une de ses « propriétés » qui est d'apparaître comme un « système »3. D'autresdomaines de la nature et de la culture possèdent cette même propriété puisqu'onparle de « système nerveux », de système « politique », de système philosophique.Il faut donc définir cette propriété commune à n'importe quel système « d'objets »possibles.

1. Quand un chanteur professionnel chante au mariage de son frère pour le plaisir desinvités, sa conduite n'a aucun aspect économique. S'il chante dans une vente « de charité »et renonce à son cachet, sa conduite a un aspect économique.

2. Dalton, « Economie Theory and Primitive Society », American anthropologist, 1961,n° 63 .

3. Pour de nombreux économistes, l'existence de « systèmes économiques » serait un faithistorique tardif caractéristique surtout du monde occidental dans son évolution récente.A. Marchal dans son manuel Systèmes et structures économiques, P.U.F., 1959, p. 210, écrit :« L'économie patriarcale nous semble trop primitive et trop inorganisée pour mériter lequalificatif de « système ». Le Père y distribue le travail entre les membres de la familleagrandie par la polygamie et l'esclavage. L'élevage est l'activité dominante et les échanges seréduisent à des dons réciproques de caractère cérémoniel (potlatch) ou à un commercesilencieux. »

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40 MAURICE GODELIER

Nous proposerons d'entendre par « système » : « un ensemble de ' structures '

liées entre elles par certaines règles (lois) ». Nous sommes donc renvoyés à la notionde « structure » par laquelle nous entendrons : « un ensemble d' ' objets ' liés entre

eux selon certaines règles (lois) »x. Nous expliquerons plus loin ce mystérieuxdoublet règle-loi. Par « objet » nous entendrons : n'importe quelle réalité possible :

individu, concept, institution, chose. Par « règles », nous désignons les principesexplicites de combinaison, de mise en relation des éléments d'un système, lesnormes intentionnellement créées et appliquées pour « organiser » la vie sociale :

règles de la parenté, règles techniques de la production industrielle, règles juridiques de la tenure foncière, règles de la vie monacale, etc. L'existence de cesrègles permet de supposer que, dans la mesure où elles sont suivies, la vie socialepossède déjà un certain « ordre ». Toutes les recherches anthropologiques abordées

par le biais de l'histoire, de l'économie ou de l'ethnologie, etc., mènent à l'hypothèse u'aucune société n'existe sans organiser ses différentes activités selon lesprincipes et la logique d'un certain ordre voulu. La tâche des sciences socialesest de confronter ces règles aux faits pour faire apparaître des « lois ». Avant

d'aborder la notion de « loi » de fonctionnement d'un système, revenons sur lesnotions de « système » et de « structure » pour mettre en évidence une caractéristique essentielle de leurs définitions dont nous tirerons nos premiers principesméthodologiques d'analyse scientifique.

En effet, ces définitions sont « homogènes » de deux façons.Toutes deux désignent des combinaisons d'objets selon des règles, c'est-à-dire

des réalités telles qu'on ne peut dissocier que par abstraction les objets en relation et les relations des objets. Des objets sans relation constituent une réalitéprivée de sens et des relations sans objets un sens privé d'existence. Ainsi toutsystème et toute structure doivent être décrits comme des réalités « mixtes »,

contradictoires d'objets et de relations qui ne peuvent exister séparément, c'est-à-dire tels que leur contradiction n'exclut pas leur unité.

Toutes deux désignent des rapports Tout-parties. Une structure et un systèmesont des Touts par rapport à leurs parties. Une structure est donc à la fois unTout par rapport à ses parties (objets + relations) et une partie par rapport au

système (structures -f - relations) auquel elle appartient. Il en est de même d'unsystème dans la mesure où il est plongé dans une totalité plus vaste que lui. Unsystème économique est donc un élément du système social ou, selon l'expressionde Parsons2, un « sous-système » du système social. Ces remarques nous conduisentà poser pour principe qu'il faut distinguer dans tout domaine d' « objets » des

1. Parmi les innombrables études consacrées à la notion de structure citons :— Notion de Structure, XXe Semaine de synthèse, Albin Michel, 1957.— Les articles de MM. Granger et de Greef dans les Cahiers de l'I.S.E.A., déc. 1957.— Sens et usages du terme Structure, Mouton, 1962.2. T. Parsons et Smelser, Economy and Society, Routledge, 1956.

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niveaux et mener l'analyse d'un niveau (structure ou système) de telle sorte quel'on puisse toujours retrouver ses liens avec d'autres niveaux, le retrouver commela partie d'un tout même si, au départ, pour des commodités d'étude on a fait« abstraction » de tels liens. La nécessité de prendre au sérieux à la fois la spécificité des niveaux et leurs rapports au sein d'une même totalité, interdit de lesanalyser de telle sorte que l'on puisse réduire un niveau à l'autre ou déduire l'unde l'autre. Il faut donc aborder le problème des lois de correspondance entrestructures en dehors de toute philosophie implicite de la causalité dans le domainesocial1. Nous pourrons alors, puisqu'un système est une totalité organiqued'objets en relation, préciser ce que signifie l'étude des lois de fonctionnement d'unsystème.

Les lois de Fonctionnement d'un Système,

Dans l'étude d'un système, une double tâche s'impose au chercheur :

— Étudier quels sont les éléments de ce système et leurs rapports en untemps (t ) de l'évolution de ce système (analyse synchronique)

— Étudier comment se sont formés et ont évolué ces éléments et leurs rapportspendant le temps que dure ce système (analyse diachronique, à la fois théorie dela genèse et de l'évolution d'un système).

L'usage des termes « synchronique » et « diachronique » a l'avantage de mettreau premier plan le fait du temps2 et d'éviter de faire croire que l'analyse d'unestructure puisse réellement être effectuée sans l'analyse de son évolution. Onse débarrasse ainsi du vieux langage ambigu qui opposait une « analyse struc-

1. L'impossibilité de réduire les diverses structures de la vie sociale à l'une ou l'autred'entre elles (matérielle ou spirituelle) exclut toute conception linéaire, simplificatrice, de lacausalité dans le domaine des sciences sociales. Chaque type de société, semble-t-il, estcaractérisé par un rapport particulier entre les diverses structures sociales et ce rapport fondele poids spécifique qu'y prennent l'économie, la parenté, la politique, la religion, etc. Ce

rapport entre les structures sociales agit donc à travers tous les aspects de la vi e socialesans qu'on puisse localiser quelque part, dans une structure particulière, son efficace.Ainsi l'action de la structure sociale globale s'insère toujours entre un événement et un

autre pour donner à chacun toutes ses dimensions, conscientes ou non, c'est-à-dire le champde ses effets intentionnels ou non. Entre une cause et un de ses effets il y a toujours l'ensembledes propriétés de la structure sociale et ceci récuse toute conception simplificatrice de lacausalité.

2. Pour le problème de l'analyse de différents temps historiques propres aux diversesstructures sociales, voir : M. Halbwachs, « La mémoire collective et le Temps », Cahiersinternationaux de Sociologie, 1947, PP- 3-31 '< e^ surtout F. Braudel, « Histoire et Sciencessociales, la longue durée », Annales E. S. C, déc. 1958, pp. 725-753. Voir aussi J. Le Goff,« Temps de l'Église et temps du marchand », Annales E.S.C., juin i960, pp. 417-423 ; G. Gur-vitch, La multiplicité des Temps Sociaux, C.D.U.

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turale » à une « analyse dynamique » comme si l'une pouvait exister sans l'autre,comme si le temps était une variable extérieure au fonctionnement d'un systèmeque l'on pouvait introduire, après coup, dans ce fonctionnement.

L'étude, donc, d'un système devrait permettre la connaissance de ses « lois ».Qu'entend-on par « loi » ? Le moment est venu de reprendre et d'éclairer le rapportrègle-loi. S'il y a des lois de la vie sociale, elles ne peuvent, selon nous, se confondreavec les « règles », c'est-à-dire les principes explicites, voulus, d'organisation dela société. Ceci supposerait que la conscience règle entièrement le mouvementde la réalité sociale. A l'inverse, l'expérience interdit de croire que le mondesocial fonctionne sans que les normes voulues par la conscience n'exercent unrôle. La tâche du chercheur est de confronter les normes et les faits pour mettreen évidence à travers leurs rapports une certaine nécessité qu'expriment les lois

de fonctionnement synchronique et diachronique du système.Passer de la description des règles à l'établissement des lois à travers laconnaissance des faits, c'est passer de l'intentionnel à l'inintentionnel et analyserleur rapport, c'est penser théoriquement la réalité sociale telle qu'elle se manifesteet que chacun la vit, comme une réalité à la fois voulue et non-voulue, agie etsubie.

Si la vie sociale est soumise à certaines lois, celles-ci doivent se manifesterdans la pratique. Elles se manifestent, selon nous, à travers les réajustementssuccessifs qu'une société opère sur ses propres « règles » de fonctionnement lorsquela situation (les faits) l'exige. Par ces réajustements qui prennent en charge et

modifient le rapport des règles aux faits, une société se soumet à ses propres loissans en avoir nécessairement une conscience théorique entièrement explicite ouadéquate.

La connaissance scientifique cherche à être cette conscience théorique explicite. Mais cette connaissance ne dépend pas seulement d'une problématiquethéorique rigoureuse. Elle suppose tout autant l'existence d'une certaine quantitéet d'une certaine qualité d'information sur le devenir des sociétés pour tenterde reconstituer leur fonctionnement avec une approximation suffisante et pourune période assez longue. Au-dessous d'un certain quantum d'informations, sur

tout de celles éclairant la genèse et les transformations d'un système, l'entreprisescientifique ne peut être menée à terme. On peut, si l'on a recueilli quelquesrègles et quelques faits sur une société ébaucher une analyse synchronique,esquisser un « modèle » de ce que « pouvait » être cette société et, si l'ondispose de plusieurs images successives de cette société, tenter une analyse dia-chroniqueen proposant des schémas de « passage » d'un état à l'autre du systèmereconstitué.

Ainsi, indépendamment de l'imperfection de leur outillage méthodologique,préhistoriens, historiens, ethnologues se trouvent rarement capables de mener larecherche jusqu'à son terme, l'établissement des « lois ». Peut-être l'histoire de

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 43

la France de 1760 à 18151 est-elle suffisamment explorée pour que l'entreprisesoit tentée. Peut-être les travaux de R. Firth sur Tikopia2, poursuivis sur plusd'un quart de siècle, seront pour l'ethnologie une « occasion » semblable. Le

petit nombre de ces cas « favorables » témoigne immédiatement de l'impérieusenécessité de multiplier les travaux historiques et les recherches ethnologiques surle terrain.

Nous avons proposé des définitions abstraites de la nature d'un système.Il nous faut maintenant les appliquer au domaine propre de l'économie. Deuxvoies sont possibles pour une telle « application » :

— Décrire les éléments concrets d'un système réel, couvert par une informationuffisante, et trouver 1' « explication » la plus probable de son fonctionnement,la « logique » la plus respectueuse de la séquence des événements. Cette voie est

celle du spécialiste d'une société et d'une époque.

— Explorer non plus un système réel mais un système « possible », c'est laroute du formalisme.

Le modèle formel d'un Système économique possible.

Qu'entendons-nous par « Système possible » ? C'est la représentation de l'élément commun à tout cas possible du genre de système considéré. La reconstitution,par exemple, de 1' « Opérateur totémique » que nous donne Cl. Lévi-Strauss3 est la représentation de l'élément formel commun à tout système possiblede pensée totémique. Un élément formel commun est un « invariant », ce qu isubsiste à travers toutes les variétés et variations possibles du système envisagé.

Dans la mesure où, pour construire le modèle formel d'un système économiquepossible, la pensée fait « abstraction de la différence » entre les systèmes réels, ladémarche formaliste ne constitue à proprement parler la connaissance d'aucunsystème réel mais plutôt l'explicitation d'une partie des conditions de possibilitéde cette connaissance à travers la mise au jour des structures formelles de tous lessystèmes économiques possibles. La démarche formaliste appartient donc à la

réflexion épistémologique de la science économique sur elle-même à travers lespropriétés formelles de son objet.

L'erreur de Edward Leclair4 n'est pas d'élaborer un modèle de ce genre, maisde croire que ce faisant il a dégagé une « Théorie générale » et prouvé contre

1. Cf. les travaux de G. Lefebvre, Labrousse, Soboul.2. Firth, We th e Tikopia, London, 1936, and Social Change in Tikopia, G. Allen et Unwin,

1959-3. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, 1963, chap. 5, 6.4. E. Leclair, « Economie Theory and Economie Anthropology », American Anthropolo

gist,4, 1962, pp. 1187-1188.

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Dalton que les lois de l'économie politique élaborées pour notre système d'économie de production marchande capitaliste sont le cœur de cette théorie généraleacquérant par là un champ universel de validité. Seule l'étude des systèmes réelspermettra de « décider » si les lois d'un système s'appliquent à un autre et d'élaborerune typologie des différentes variétés d'un système, puis des différentes variétésde systèmes. On peut faire l'hypothèse que d'étape en étape seraient un jourréunies les conditions pour élaborer une « Théorie générale » qui ne serait pas « formelle ». A l'entrée du chemin, l'approche formelle aura permis de repérer unechaîne de questions à poser aux faits, d'orienter la recherche vers certaines informations, bref d'éviter l'ornière de l'empirisme en élaborant une « problématique ».

Et celle-ci permettra tout autant d'éviter les vaines illusions spéculatives de ladéduction a priori. Car si la théorie générale n'est pas la théorie formelle des sys

tèmes, c'est que l'on ne peut « déduire » le réel du formel ni « réduire » le réel auformel. Ces précautions étant prises, quels sont les composants formels d'unsystème économique ?

Puisque nous avons défini l'activité économique d'une société, l'ensemble desopérations par lesquelles ses membres se procurent, répartissent et consommentles moyens matériels de satisfaire leurs besoins individuels et collectifs, un systèmeéconomique est la combinaison de trois structures, celles de la production, de larépartition, de la consommation.

Si ce que l'on produit, répartit, consomme, dépend de la nature et de la hiérarchiedes besoins au sein d'une société, l'activité économique est liée organiquement

aux autres activités, politiques, religieuses, culturelles, familiales qui composentavec elle le contenu de la vie de cette société et auxquelles elle fournit les moyensmatériels de se réaliser : par exemple le « coût » de la « vie des morts » chez lesÉtrusques1, les Égyptiens, les moyens de l'épanouissement des Lamaseries auTibet2...

Les structures de la production.

La production est l'ensemble des opérations destinées à procurer à une société

ses moyens matériels d'existence3. Ainsi défini, le concept de production s'ouvre surtoutes les formes possibles d'opérations de ce genre, celles qui caractérisent leséconomies de cueillette, de chasse, de pêche où l'on « occupe » un territoire et où *l'on y « trouve » les ressources manquantes, comme celles qui caractérisent les

1. R. Bloch, Les Étrusques, Club français du livre.2. Stein, La Civilisation du Tibet, Dunod, 1962, chapitre « Économie et société ».3. Wedgwood, « Anthropology in the Field. A « Plan » for a Survey of the Economic life

of a People », South Pacific, août 1951, pp. 110-111-115. Bien entendu, l'activité productivene se limite pas à la « subsistance » ; Cf. Steiner et Neale, articles cités. Cf. Lowie, « Subsistence in General Anthropology, pp. 282-326.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 45

économies agricoles et industrielles où l'on « produit » ce dont on a besoin en « transformant » la nature. Un système économique peut d'ailleurs combiner la cueillette,

la chasse, l'agriculture, l'artisanat. Historiquement de nombreuses sociétésévoluèrent de l'économie d'occupation à celle de transformation de la nature1.Leur comparaison permettrait d'esquisser une typologie des formes de la vie

matérielle qui soit à la fois chronologique (historique) et fonctionnelle (logique).Formellement les formes de production se ressemblent en ceci que produire c'estcombiner, selon certaines règles techniques (T), des ressources (M), des outils (O)et des hommes (H ) pour obtenir un produit (Q) utilisable socialement. La production,ombinaison fonctionnelle de trois ensembles de variables (les facteurs deproduction M - O - H), prend des formes diverses selon la nature des variableset les manières possibles de les combiner. La relation des variables entre elles est

réciproque. Les matières premières exploitées (M) dépendent de l'état de l'outillageO) et du savoir-faire (H) qui les rend exploitables. Réciproquement l'outillageet le savoir-faire expriment l'adaptation à un certain type de ressources exploitables. Il n'y a donc pas de ressources en soi mais des possibilités de ressourcesoffertes par la nature dans le cadre d'une société donnée à un moment déterminéde son évolution.

Toute exploitation des ressources suppose donc une certaine connaissance despropriétés des « objets » et de leurs relations nécessaires dans certaines « conditions » et la mise en œuvre d'un savoir-faire qui « utilise » ces nécessités pourproduire un résultat attendu. L'activité productrice est donc une activité « réglée »par des « normes » techniques qui expriment les nécessités auxquelles elle doitse soumettre pour réussir. Les techniques de chasse, par exemple, impliquentune connaissance minutieuse des mœurs des animaux chassés2, de leurs rapportsavec la faune et la flore de leur milieu, en bref une « science du concret »3 quicadre mal avec la mentalité « pré-logique »4 que l'on prêtait hier encore auxchasseurs primitifs.

Tout processus de production constitue donc une suite ordonnée d'opérationsdont la nature et l'enchaînement se fondent sur les nécessités auxquelles on sesoumet pour obtenir le produit final attendu. Ces opérations se déroulent donc

sur la base d'un milieu naturel et de réalités sociales donnés qu i constituent les« contraintes » auxquelles est soumis le système technologique de production,contraintes qui « limitent » et déterminent les « possibilités » du système, sonefficacité.

1. Cf. I. Sellnow, Grundprinzipien einer Periodisierung der Urgeschichte. Ein Beitragauf grundlage ethnographischen Materials, Berlin, 1961. Il faut cependant rappeler que dansune économie de chasse par exemple, il y a des opérations de transformation de la nature :fabrication des outils, des armes, des vêtements, des moyens de transport, etc.

2. Cf. Birket-Smith, Mœurs et Coutumes des Eskimo, Payot, 1955, chap. 4.3. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, chap. 1.4. Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, pp . 39-47, 85, 87, 104, 107, 520.

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Moins les structures productives seront complexes, plus l'efficacité d'un mêmesystème technologique dépendra de la diversité des conditions naturelles surlesquelles il s'exerce1. La productivité d'un système sera la mesure du rapportentre le produit social et le coût social qu'il implique. Dans la mesure où les opérations productives combinent des réalités quantifiables (ressources — outils —hommes) et exigent un certain temps pour s'accomplir, l'analyse qualitative,conceptuelle, d'un système de production débouche sur un calcul numérique.

La combinaison des facteurs de production s'effectue dans des cadres quel'on appelle des « unités de production »2. Ces cadres peuvent être la petite exploitation familiale, la communauté villageoise, une entreprise industrielle, etc. Lecadre dépend donc de la nature des travaux entrepris et des moyens disponibles(O, H) pour les entreprendre. Dans les économies « primitives » certains travaux

exigent la coopération de tous les hommes de la communauté villageoise commele débroussaillage d'un champ chez les Siane de Nouvelle-Guinée ou même, pourdes entreprises dépassant les forces des communautés particulières, la mobilisatione la tribu ou de groupements plus vastes. La construction d'immensessystèmes d'irrigation ou de cultures en terrasses par les grandes civilisationsagraires égyptiennes3 ou pré-colombiennes4 suppose une division complexe et

une direction centralisée du travail. Des économies de chasseurs, comme celledes Indiens Pied-Noir5, connaissaient des formes de coopération à l'échelle tribale.Ils pratiquaient deux types de chasse selon que les bisons étaient groupés enénormes troupeaux (chasse de printemps et d'été) ou disséminés en petites bandes

(chasse d'automne et d'hiver). La chasse d'été exigeait la coopération et la concentration de toute la tribu, celle d'hiver la coopération de groupes beaucoup pluspetits opérant sur des territoires fixés traditionnellement. Le regroupement detoute la tribu au printemps ouvrait la saison des grandes cérémonies politiqueset religieuses. Ainsi une étroite adaptation aux mœurs des animaux chassésentraînait un vaste mouvement de systole-diastole de la vie économique et sociale.Le rapport technique avec la nature s'accomplit donc à travers la division des

1. Daryll Forde, « Primitive Economies », Man. Culture and Society, Shapiro, 1956, p. 331.

2. G. D alton, dans son article : « Production in Primitive African Economies », TheQuaterly Journal of Economies, Cambridge, 1962, n° 3, pp. 360-377, refuse l'usage général del'expression « unité de production » (p. 362) sous prétexte que celle-ci désignerait exclusivementa « firme » occidentale, organisation économique sans lien direct avec les structurespolitiques, religieuses, parentales de la société et que son usage obscurcirait l'analyse dessociétés primitives en les déformant. Ce point de vue se relie aux thèses de K. Polanyi sur leséconomies « embedded » et « disembedded » dans l'organisation sociale, thèses que nous discutonsplus loin. Dalton affirme cependant, p. 364, l'existence universelle de « groupes de production ».

3. Hamdan, Évolution de l'Agriculture irriguée en Egypte, UNESCO, 1961.4. P. Armillas, « Utilisation des terres arides dans l'Amérique pré-colombienne », Hist

oire de l'utilisation des terres des régions arides, UNESCO, 1961, p. 279.5. D. Forde, Habitat, Economy and Society, chap, iv, 1934.

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rôles des individus économiquement actifs, c'est-à-dire à travers les rapportsdes « agents économiques » de cette société dans le cadre des unités de production.Ce cadre doit être compatible dans une certaine mesure avec la poursuite desobjectifs de production. Par exemple la mécanisation de l'agriculture suppose leplus souvent l'existence de grandes exploitations agricoles dont le propriétairepeut être un individu ou une communauté (l'État). Avec l'exemple des grandstravaux inca une compatibilité plus complexe entre structures économiques etstructures politiques (gouvernement centralisé) se manifeste. Pour montrer lesjeux possibles des structures sociales non économiques dans l'organisation socialede la production, nous nous donnerons un exemple abstrait. Supposons, au seind'une communauté villageoise d'agriculteurs, un lignage qui vit de ses droitsd'usage sur un certain nombre de parcelles dont une partie est successivement

exploitée chaque année. Peu importe que ces agriculteurs produisent pour leursubsistance ou pour un marché. Nous supposerons seulement que la main-d'œuvreet les moyens de production du lignage (H, O) ne suffisent pas pour réaliser certaines opérations productives du cycle agricole : débroussaillage, clôturage, etc.Pour obtenir le complément nécessaire de facteurs de production, le chef de lignagefait alors appel à ses parents ou à ses alliés ou aux membres d'une classe d'âge,à des clients, éventuellement à du travail salarié. De ce fait, le travail productifs'organise à l'aide de services personnels rendus (spontanément ou parfois parcontrainte) par ces travailleurs additionnels aux membres du lignage au nom deleurs rapports familiaux, politiques ou religieux. Le travail est à la fois un acteéconomique, politique ou religieux et est vécu comme tel. L'économique se présente alors comme une activité aux significations et aux fonctions multiples,à chaque fois différentes selon le type spécifique des rapports existant entre lesdifférentes structures d'une société donnée1. L'économique est donc un domaineà la fois extérieur et intérieur aux autres structures de la vie sociale et c'est làl'origine et le fondement des significations différentes que prennent les échanges,les investissements, la monnaie, la consommation, etc., dans les diverses sociétéset que l'on ne peut réduire aux fonctions assumées dans une société marchandecapitaliste et analysées par la science économique.

Notre exemple nous a mis en présence de l'aspect économique du fonctionnemente rapports non-économiques, mais, si nous allons plus loin, l'économique nese réduit pas au fonctionnement de ces rapports et ne peut être entièrementcompris à partir d'eux. Car ce n'est pas au niveau de ces rapports que l'on saisitla nécessité de combiner de façon particulière les facteurs de production pourobtenir les produits dont on a besoin dans des conditions écologiques (M) et

i. Pour cette raison l'activité économique assume des fonctions « d'intégration » socialeselon l'expression de P. Steiner, « Towards a classification of Labour », Sociologies, 1957,vol. 7, pp. 1 12-130. Cf. aussi P. Bohannan, Social Anthropology, 1963, chap. 14 ; « TheEconomie Integration of Society », pp . 229-245.

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technologiques (0) données. La science économique n'est ni l'écologie ni latechnologie et ne se dissout pas dans l'étude de la parenté, de la religion, etc.

Elle commence avec l'étude des rapports sociaux mis en œuvre dans laproduction et , nous le verrons bientôt, dans la répartition et la consommation.Ceci ouvre plusieurs directions de recherche. On peut constater que plus la divisionsociale du travail est complexe, plus le groupe de parenté ou la communauté localeperdent une partie de leurs fonctions économiques1. Une partie de la productionse développe en dehors du cadre familial ou villageois au sein d'organisationsdifférentes relevant de groupements sociaux plus vastes (tribu, État, etc.)2. Dansdes conditions économiques nouvelles, les rapports de parenté, les rapportspolitiques, religieux, jouent un rôle nouveau. C'est la logique des modificationsréciproques des éléments de la structure sociale qu i est l'objet de la connaissance

scientifique des sociétés. Dans le cadre de la société capitaliste occidentale,l'économie semble régie entièrement par des lois propres. K. Polanyi se fonde surcette apparence pour distinguer les sociétés où l'économie est « encastrée » (embedded)ans la structure sociale, de celles où elle ne le serait pas (disembedded) commedans les sociétés marchandes3. Cette distinction nous semble équivoque car à lalimite « disembedded » suggère une absence de rapport interne entre l'économiqueet le non économique alors que dans toute société ce rapport existe. En fait, lesconditions propres au fonctionnement d'une économie marchande industrielledonnent à l'économie (au moins au xixe siècle) une très large autonomie parrapport aux autres structures (L'État, etc.) et aboutissent à la disparition du

contrôle direct du produit par les producteurs ou les propriétaires. Dans cecontexte historique particulier où les facteurs de production sont des marchandisesappropriées individuellement, la combinaison optimale de ces facteurs se présentepour leur propriétaire comme celle qu i maximise ses profits monétaires. A ce pointprécis, nous rencontrons le problème que nous analyserons plus loin de la natureet des formes possibles de « rationalité » économique4. Maximiser un profit moné-

1. Cf. Neil J . Smelser, « Mécanismes du changement et de l'adaptation au changement»,Industrialisation et Société, symposium de Hoselitz et Moore, Mouton, 1963, pp. 29 à 53 — surtout pp. 35 à 37 . La sociologie a posé le problème de la typologie des formes de groupements

à travers la distinction « Association-Communauté » qui occupe la place centrale parmi lescatégories fondamentales de la sociologie depuis Gerneinschaft un d Gesellschaft de Tonnies(1887), Wirtschaft un d Gesselschaft de Max Weber, 1922, ire partie 1 et 2 — jusqu'à MacIvER,Society, its structure and Change, New York, 1933, pp. 9 à 12 que cite Dalton.

2. A propos du pouvoir tribal et de l'économie tribale, Cf. Sahlins : « Political Power andthe Economy in Primitive Society », in Essays in th e Science of culture, Dole et Carneiro,i960, p. 412.

3. K. Polanyi, Trade and Market in the Early Empires, 1957, PP- 68, 71 .4. J. R. Firth, Human Types, 1958, chap. 3 : «Work and Wealth of Primitive Communities, p. 62 ; W. Barber, « Economie Rationality and Behaviour Patterns in an Under-developed

Area: a case study of African Economic Behavior in the Rhodesias », Economic Developmentand Cultural Change, avril i960, n° 3, p. 237. Voir la critique du livre d'HosELiTz, SociologicalAspects of Economic Growth, i960, par Sahlins : American Anthropologist, 1962, p. 1068.

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taire individuel apparaît comme la forme sociale particulière de rationalitééconomique propre aux sociétés marchandes capitalistes. Cette rationalité est celle

d'individus concurrents, propriétaires ou non des facteurs de production. Elle nese réduit nullement à une signification « purement » économique, puisqu'elle signifieaussi le fonctionnement particulier de la famille, de l'État... dans ces sociétés etque son but, l'accumulation de richesses monétaires, crée pour l'individu les conditionsmêmes de son rôle possible dans les structures politiques, culturelles, etc. desa société. Dans d'autres sociétés, à d'autres moments de l'histoire, la rationalitééconomique aura un tout autre contenu. La prodigalité du don manifestée dans lescompétitions du potlatch se trouvera être la meilleure forme d'épargne dansd'autres sociétés assurant aux donateurs la sécurité pour l'avenir et le prestigesocial et politique dans le présent. Nous allons retrouver ce rapport interne des

structures sociales dans l'analyse des formes de répartition.

Les structures de la répartition.

Les opérations de répartition sont celles qui déterminent au sein d'une sociétéles formes d'appropriation et d'usage des conditions de la production et de sonrésultat, le produit social. L'appropriation de ces « objets » est soumise, danstoute société, à des règles explicites qui définissent les droits (non écrits ou écrits)que les divers membres de cette société ont sur ces objets.

— La première catégorie des règles d'appropriation et d'usage concerne lesfacteurs de la production (M, O, H). Les règles concernant l'appropriation desressources, sol, matières premières, peuvent revêtir des formes différentes qu'analysear exemple la théorie des systèmes de tenure foncière1. On peut citer lapropriété collective d'un territoire de chasse par une communauté de chasseurs2,la propriété commune du sol par Yayllu inca avec droit d'usage périodique ouhéréditaire des parcelles, la propriété collective du sous-sol dans un État socialiste, la propriété privée aliénable, la propriété éminente du Pharaon sur les terresdes communautés villageoises, etc. La propriété peut concerner l'eau, ainsi les

règles d'usage des biefs du Niger chez les pêcheurs Bozo et Somono, ou les règlesd'usage des canaux d'irrigation dans la huerta de Valence. Les règles peuventconcerner les outils, pirogue, machines, daba, d'autres enfin les hommes3. C'est

1. Par exemple Biebuyck, éd., African Agrarian Systems, Oxford, 1963.2. Voir R. Lowie, Traité de sociologie primitive, chap, ix Herskovits, Economie Anthro

pology, chap, xiv, et la querelle entre Speck, Hallowell, Schmidt et Leacock à propos de lapriorité de la propriété privée ou de la propriété collective chez les indiens Algonquins ;Averkieva, « The Problem of Property in Contemporary American Ethnography », Sovet-skaya Ethnografiya, 1961, n° 4.

3. Cf. Le « De Jure Personarum » dans les Institutes de Justinien in Eléments du DroitCivil Romain, par J. Heinnecius, 1805, t. 4, pp. 90-107.

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ainsi que le maître grec ou romain possède la force de travail de son esclave etsa personne tandis que l'employeur moderne achète l'usage de la force de travailde ses ouvriers mais n'a aucun droit sur leur personne.

Le propriétaire privé de la terre peut différer du propriétaire des outils et dela force de travail avec lequel il s'associe pour constituer une unité d'exploitationagricole (fermage), etc.

Dans une société, les règles d'appropriation et d'usage des facteurs de productioneuvent différer pour chaque type d'objet et se combiner en un ensemblecomplexe et cohérent.

C'est ainsi que chez les Siane de Nouvelle-Guinée les règles d'appropriationdes objets matériels (terre, hache, vêtement) ou immatériels (connaissancesrituelles) sont de deux types :

1) Quelqu'un a des droits sur un objet comme un père (merafo) sur ses enfants.Il en est responsable devant la communauté et ses ancêtres. C'est la règled'appropriation de la terre, des flûtes sacrées, des connaissances rituelles, biensdont on a la tutelle et qu'on ne peut transférer2 ;

2) Quelqu'un a des droits sur un objet s'il en est comme l'ombre (amfonka).Ces objets peuvent être les vêtements, les cochons, les arbres plantés, leshaches, les aiguilles. Ces biens sont appropriés personnellement et peuvent êtretransférés.

Entre ces deux types de règles existe une relation d'ordre : si on a avec lesol une relation merafo, alors seulement le travail accompli pour planter desarbres donne droit à leur appropriation individuelle (amfonka). L'existence decette relation d'ordre entre les deux types de droits fait apparaître l'appartenanceau groupe comme le fondement du système des droits, et le contrôle du clan surd'autres groupes dépendants (maisons d'hommes, lignages) et sur l'individu commele principe directeur de ce système. L'ensemble du système combine harmonieusementes intérêts du groupe et de l'individu en limitant, par la priorité absoluedu groupe sur l'individu, les contradictions qui pourraient surgir dans le contrôledes ressources rares.

— La seconde catégorie des règles d'appropriation et d'usage concerne leseffets de la production, le produit final, que ce soient des biens ou des services.Cette catégorie comprend elle-même deux types de règles selon que le motif dela répartition est directement ou indirectement économique. Pour des motifs

1. Salisbury, From Stone to Steel, Melbourne University Press, 1962. Pour une analysedétaillée de ce livre, voir M. Godelier, L'Homme, IV, 3, pp. 1 18-132.

2. La notion de propriété a un champ d'application qui déborde largement l'économique ;Cf. Lowie : « Incorporeal Property in Primitive Society », Yale law Journal, mars 1928, p. 552.Il est significatif que chez les Siane, la terre rangée dans la catégorie des biens sacrés inaliénables, propriété à la fois des ancêtres morts, des vivants et des descendants à naître. Voiraussi Hamilton et Till : « Property », Encyclopaedia of the Social Sciences, pp. 528-538.

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directement économiques, il faut prélever sur le produit social une part pourrenouveler les facteurs de la production (M, O, H) et assurer la continuité de la

production et des conditions matérielles de l'existence sociale. Si cette partpendant une période (t2) est supérieure à celle de la période précédente (t2), lasociété, toutes choses égales d'ailleurs, a pratiqué un « investissement » et élargises possibilités productives. Si cette part est inférieure, elle les a diminuées. A ceniveau s'esquissent certaines formes de la dynamique d'un système économique.C'est ainsi qu'il faut prélever sur le produit agricole d'une année les grains etsemences de l'année suivante et les stocker. Une autre raison de constituer desstocks est le fait que l'activité productive agricole est souvent saisonnière etimpose d'attendre des mois avant de récolter les fruits du travail. Dans certaineséconomies productrices de patates douces et de taro, la culture et la récolte sont

des opérations continues, à la fois pour des raisons agrotechniques et par l'absencede procédés de stockage. C'est le cas des Chimbu de Nouvelle-Guinée1.

De même, dans toute société, il faut entretenir ceux qu i ne produisent pasencore, les enfants, ou ne produisent plus, les vieillards, les malades2. Une partiedu produit est prélevée à leur usage et son importance dépend principalementde la productivité du travail et de la marge du surplus excédant les nécessités dela simple subsistance des producteurs. Ici nous sommes à l'intersection de deuxrègles : à motivation économique directe ou indirecte3. L'entretien des chefs, desdieux, des morts, des prêtres, les fêtes qui rythment la naissance, le mariage, la

mort, les expéditions guerrières, toutes ces activités sociales supposent l'usage demoyens matériels et l'utilisation d'une partie du temps disponible par la société.Ainsi, chez les Incas4 les terres des communautés villageoises étaient divisées

1. P. Brown et H. C. Brookfield, Struggle for Land, Oxford, 1963.2. Il faudrait étudier systématiquement les règles de répartition du produit dans leurs

rapports avec diverses situations de conjoncture : (1) abondance ( + , (2) situation satisfaisante+.), (3) pénurie ("ZjT), (4) famine (— . Dans un cycle comme celui des Eskimo ou dansun cycle long comportant des années d'abondance et de famine. Il faudrait distinguer lesrègles de répartition selon la nature de s biens (aliments, outils, biens de luxe, territoire, etc.).Chez les Eskimo, dans les situations d'abondance et de famine, les règles prévues pour lessituations 2 et 3, qui sont les plus courantes, ne sont plus appliquées. En situation de famine,le groupe sacrifie les improductifs et réserve tous ses moyens aux productifs sur lesquelsrepose la survie du groupe. Ceci pose le problème du rapport entre les institutions économiqueset les « situations de rareté » (rareté du gibier, rareté de la terre, rareté provisoire ou permanente, etc.) Cf. la critique de Polanyi par Smelser dans « A ComparativeView of ExchangeSystems », article cité, p. 177.

3. Herskovits, Economie Anthropology, p. 12 . Sur les règles de division et de répartitionde la viande chez les Chin selon les rapports de parenté et les autres rapports sociaux, voirla fête du Khuang Twasi décrite par H. Stevenson in : The Economies of Central Chin Tribes,Bombay, 1944. A Samoa, on divisait les cochons en 10 parties destinées à 10 catégories depersonnes de statuts différents (Peter Buck, Samoan Material Cultures, Honolulu, 1930).

4. A. Métraux, Les Incas, Le Seuil, 1961. Sur les Aztèques voir l'important articled'A. Caso, « Land Tenure among the Ancient Mexicans », American Anthropologist, août 1963,

vol. 65, n° 4, pp. 862-878.

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en trois groupes, les terres laissées à la disposition des membres de Yayllu, cellesréservées à l'Inca, celles réservées aux dieux et particulièrement à Inti, le Dieu

Soleil. Les terres de l'Inca et des dieux étaient cultivées collectivement grâce àla mita, corvée à laquelle tout homme marié était astreint. Le produit de cesterres était stocké dans les greniers d'État et servait à entretenir la noblesse, leclergé, l'armée, les travailleurs qu i construisaient les routes, les systèmes d'irrigation, les temples, etc. Un corps de fonctionnaires spécialisés, les Quipu-Kamayoc,dressait des statistiques pour évaluer les richesses des communautés et desménages et calculer les quantités de produits agricoles et artisanaux, le volumede main-d'œuvre nécessaires à l'entretien de la « caste dirigeante » et à laréalisation des grands travaux publics et de la guerre. Le cadre de ces statistiques était la division de la population entière en « dix catégories définies approx

imativement par l'âge apparent et par l'aptitude au travail ».On pourrait citer également les formes de rente foncière en travail, en nature,

en argent, prélevées par le seigneur féodal1. Le volume de cette rente dépendaitgénéralement du rapport instable des forces entre seigneurs et paysans. Selonce rapport, les paysans pouvaient plus ou moins élargir la part de leur travailqu'ils s'appropriaient et améliorer leur exploitation agricole. Autre exemple, lesformes de contrat de métayage et de fermage qu i déterminent le partage du produit entre le propriétaire du sol (M), le propriétaire de l'outillage (O) et de laforce de travail (H). De même, à travers les mécanismes de la formation des

salaireset des profits, le

revenu nationalse

distribue parmiles

classeset

couchessociales d'un pays capitaliste industriel.Si on analyse l'ensemble des opérations de répartition, on constate que cer

taines d'entre elles distribuent aux activités non économiques de la vie sociale, politique, religion, culture, etc., les moyens matériels nécessaires à leur exercice. Avecelles, l'économique est intérieur à toute activité non économique et constitue unaspect de toute activité humaine et réciproquement les activités non économiques setrouvent liées organiquement aux activités économiques auxquelles elles donnentsens et finalité. En même temps le développement des activités non économiquessuppose l'existence d'un surplus économique, c'est-à-dire non pas ce qui est « de

trop »2, un surplus absolu, mais ce qui dépasse le niveau, socialement reconnu,nécessaire à la subsistance des membres d'une société. Dans son ouvrage FromStone to Steel où il décrit les conditions et les effets de la substitution de la hached'acier à la hache de pierre chez les Siane de Nouvelle-Guinée, M. Salisbury a pumesurer le fait que les activités de subsistance qui prenaient 80% du temps de

1. Cf. Duby, L' Économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, 1. I, p. 115.2. Dalton, « A Note of Clarification on Economie Surplus », American Anthropologist,

i960, n° 62, en réponse à Harris, « The Economy has no Surplus », American Anthropologist,1959, n° 61, pp. 185-199 et 1963 : « Economie Surplus, Once Again», American Anthropologist,

65 . PP- 389-394-

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 53

travail des hommes équipés de haches de pierre en prirent 50% avec la hached'acier. Le temps « gagné » fut consacré par les Siane non pas à multiplier leursmoyens matériels de subsistance mais à multiplier les activités extra-économiques,les fêtes, les guerres, les voyages. Ce choix entre différents usages de leur tempsexprime la hiérarchie des valeurs que les Siane attribuent à leurs diverses activités1. Un tel exemple, proche de celui des Tiv décrit par Bohannan2, confirmecertaines analyses de K. Polanyi et de ses disciples Pearson3, Dalton, mais réfuteleur thèse essentielle qui fait de la notion de surplus une hypothèse analytique^« expliquant » ex post les arrangements sociaux à la manière d'un Deus ex machinaet condamnée à rester sans preuve ou réfutation empiriques.

Pearson et Dalton ont certes raison de chercher à distinguer les circonstanceset la nature précises de l'existence d'un surplus : est-il accidentel ou permanent,

reconnu comme tel, etc. ? Et surtout de souligner avec force que les conséquencesd'un surplus n'ont de sens que dans un cadre institutionnel donné. Dans l'exempledes Siane, ceux-ci ont parfaitement reconnu et mesuré le temps gagné avec ladiffusion des haches d'acier et l'ont consacré à la poursuite des fins les plus valorisées à leurs yeux car elles assurent le prestige des individus au sein de la communauté lanique. Mais cette intensification des activités les plus valorisées, fait quiest déjà un changement par rapport à la tradition, même s'il n'affecte pas les structures d'ensemble, a été rendu possible par un changement technologique. C'esten ce sens que l'on suppose que l'apparition d'un surplus rend possibles — ce qui

1. E. Fisk, dans son article « Planning in a Primitive Society », The Economie Record,1962, décembre, pp . 462-478, a souligné, à partir des analyses de M. Salisbury, que les Siane,avant même l'introduction des haches d'acier, produisaient ce qui leur était économiquementnécessaire pour leur subsistance et leur vie sociale sans avoir atteint le maximum des possibilités productives de leur système. Ils pouvaient ainsi supporter une croissance démographiquet une intensification de la population sans provoquer une crise de leur système. Fisknomme cette possibilité objective un « surplus potentiel». Apropos des Kuikuru, Carneiro,a montré l'existence d'un tel surplus. « Slash and Burn Cultivation among the Kuikuru andits Implications for Cultural Development in the Amazon Basin », The Evolution of Horticulturalystems, 1961, pp. 47-67.

Il faut distinguer ce surplus potentiel de la notion de surplus potentiel déjà approprié pardes propriétaires fonciers, des capitalistes industriels, telle que Ricardo et Marx l'ont posée.

Pour eux, le surplus déjà approprié peut servir au développement à condition d'en exproprierles propriétaires et de l'investir productivement.Cf. l'analyse critique de Paul Baran, The Political Economy of Growth, 1957, Par Ch . Bet-

telheim : « Le surplus économique facteur de base d'une politique de développement »,Planification et croissance accélérée, 1964, pp. 91-126. L'analyse de Fisk et celle de Bettelheimmontrent avec évidence que la possibilité objective d'un surplus n'entraîne pas nécessairementi automatiquement un développement économique et social. Il faut pour cela desconditions sociales et des incitations précises. Sans voir ceci, la notion de surplus n'expliquerait rien, et sur ce point Dalton a raison.

2. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », AmericanAnthropologist, 1955, vol. 57 .

3. Pearson, « The Economy has no Surplus : Critique of a Theory of Development »,Trade and Market in th e Early Empires, K. Polanyi, ed . 1957.

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54 MAURICE GODELIER

ne veut pas dire nécessaires — des transformations structurales d'une société. Etil n'y a aucun rapport nécessaire entre cette affirmation et l'affirmation que l'activité conomique précède historiquement les autres activités humaines et doit êtrenécessairement plus valorisée qu'elles. En fait, l'apport de Dalton-Pearson est demettre en évidence les erreurs d'un matérialisme sommaire qui postule unecausalité mécanique entre les faits sociaux dont il ne peut saisir la dialectique.Mais lorsque Dalton et Pearson affirment que la notion de surplus est une machinerie ationnelle sans portée pratique, toute la théorie et la pratique économiquess'inscrivent en faux contre leur position.

Sous nos yeux la transformation rapide des pays « sous-développés » soulignela priorité des investissements productifs dans le développement, c'est-à-dire lanécessité de soustraire à la consommation immédiate les moyens d'augmenter la

consommation de demain. Et par consommation, nous entendons aussi bienl'alphabétisation des masses, la formation des cadres, la multiplication des servicesque l'infrastructure de l'agriculture et de l'industrie. Pour industrialiser il fautde la main-d'œuvre que libérera l'augmentation de la productivité agricole. Cettelogique des faits guidée par les stratégies de l'épargne (forcée) et de l'investissemente diffère pas en nature du « Take-off »* du capitalisme industriel et de sagigantesque croissance au xixe siècle. Depuis les analyses de Smith, Ricardo,Marx2 jusqu'aux statistiques des historiens comme Mantoux3, Labrousse, le mécanisme de 1' « accumulation du capital » est décrit comme un phénomène d'épargneforcée de la part des travailleurs et d'investissements en biens d'équipement par

la bourgeoisie. Ces économistes et historiens, partisans de la notion de surplus,sont les premiers à souligner que les transformations institutionnelles dans l'ordredu droit, de l'État, de la culture, déclenchèrent les transformations économiqueset ne voient pas dans ce rôle des institutions la preuve radicale de l'essence métaphysique de la notion de surplus. En fait, la métaphysique existe chez ceux quiétaient à la recherche d'un « surplus en soi » et qui ne savent plus que faire de lanotion de surplus quand ils trouvent ce qui existe : des surplus « relatifs ».

En outre, la notion de surplus est encore obscurcie par l'idée souvent postuléed'une causalité nécessaire entre l'existence d'un surplus et l'existence de l'exploi

tationde l'homme par l'homme. Ceci pose le problème général non des mécanismes mais des « principes » de la répartition, celle-ci pouvant être égale ouinégale entre les membres d'une société. Une même société peut d'ailleurs suivreplusieurs principes selon les objets qui sont répartis. Les Siane garantissent àchacun un accès égal à l'usage du sol et aux denrées de subsistance. Les biens

1. Rostow, Th e Stage of Economie Growth. Cf. le Symposium de 1961 sur Social Developmentous la direction de R. Aron et B. Hoselitz.

2. Marx, Le Capital, livre I, t. 3, chap. 26 à 33 ; livre III, t. 3, chap. 47, Éditions Sociales,Paris.

3. P. Mantoux, La Révolution industrielle au XVIIIe siècle, Paris, éd . Génin, 1961.

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de luxe, le tabac, le sel, etc., dépendent par contre de l'initiative de chacun.Quant aux véritables richesses, plumes, coquillages, cochons, support matérieldes prestations cérémonielles et de l'accès aux femmes, elles sont contrôlées parles aînés des lignages et les hommes importants, bosboï, dont elles symbolisentle prestige et la puissance. Mais cette inégalité ne signifie nullement l'exploitationdes uns par les autres.

De même dans une communauté divisée en groupes spécialisés et complémentaires,griculteurs, pêcheurs, artisans, l'échange des produits permet à tousd'avoir accès à l'ensemble des ressources sans qu'il y ait là un phénomène d'exploitation.Dans cette perspective le partage des produits entre leurs producteurset les individus consacrés aux affaires de la politique et de la religion est d'abordune forme d'échange entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, sans

exploitation de ceux-là par ceux-ci. Cet échange est la contrepartie d'un servicerendu à la communauté, d'une fonction commune assumée par des « particuliers ».L'exploitation de l'homme par l'homme commence lorsque le service cesse etqu'il y a prélèvement sans contrepartie. Il est généralement extrêmement difficilede déterminer où cesse le pouvoir de fonction et où commence le pouvoir d'exploitationans les sociétés où les contradictions sociales, les conflits de groupe sont peudéveloppés. C'était le cas des royaumes de Gana et du Mali, où une aristocratieassumait des fonctions religieuses, politiques et militaires au bénéfice de la tribuentière et exploitait faiblement les hommes libres des communautés villageoises1.Souvent le développement du pouvoir d'une minorité est un facteur puissant de

développement économique et social, du moins pendant un certain temps. L'unification de l'Egypte sous Menés, le premier Pharaon, a permis le contrôle del'irrigation du Nil, à l'avantage également des communautés villageoises2.

K. Polanyi, s'inspirant de Marcel Mauss3, a tenté de subsumer sous troisprincipes les mécanismes de répartition : les principes de réciprocité, de redistribution, d'échange. Une illustration du premier serait le jeu des dons et contre-dons du potlatch des Kwakiutl, du second la redistribution autoritaire des produits sous l'empire Inca, du troisième la circulation universelle des marchandisesterre, travail ou autres objets dans l'économie capitaliste. Cette analyse suggestive

serait plus féconde si elle cherchait à dégager les divers critères de la « valeur »que l'on attribue aux objets donnés, redistribués ou échangés. Car ces critèrespermettraient en définitive l'analyse des diverses formes de l'égalité et de l'inégalitéociales4. Sur ce point l'analyse des diverses structures de la répartition nous

1. Mambi Sidibe, Notes sur l'histoire de l'Ancien Mali, Bamako, 1962. Voir Mauny,Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Age, Dakar, 1961.

2. Willcocks-Craig, Egyptian Irrigation, Londres, 1913.3. M. Mauss, « Essai sur le don », Année sociologique, 1925, pp . 30-186.4. L'organisation de la redistribution d es biens par une minorité tribale crée la possibilité

d'une certaine exploitation de la majorité des membres de la communauté par cette minoritéet à travers ce processus, la possibilité de l'apparition d'une « classe » sociale dominante au

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ont montré le rôle stratégique des opérations et les normes de répartition desfacteurs de la production dans le fonctionnement des sociétés. Ces opérationscontrôlent en dernière analyse les possibilités d'action offertes par un système

social aux individus et aux groupes qui l'agissent et le subissent, possibilitéségales ou inégales de pouvoir, de culture, de niveau de vie. Comme nous le verronsen conclusion, ce sont ces possibilités des différents systèmes que l'on confrontedans les débats sur la « rationalité » économique. Lorsque la bourgeoisie françaiseabolit dans les luttes révolutionnaires les structures de l'ancien régime, elle le fit

au nom de la « raison », consciente d'ouvrir pour elle-même et les autres classessociales des possibilités de développement économique, social, culturel qui nepouvaient s'épanouir sous l'ancien régime. En définitive les règles de la répartitioncontrôlent les structures de la consommation.

Les structures de la consommation.

Nous serons brefs à leur propos. La consommation des facteurs de production,ressources, équipement, travail n'est autre que le processus même de productiondont elle assure l'existence et la continuité. Elle est donc soumise aux règlestechniques de la production et aux règles sociales de l'appropriation des facteursde production. Elle s'opère dans le cadre des unités de production. La consommationersonnelle sous ses formes individuelle ou sociale s'opère dans le cadred'unités de consommation1 qui peuvent parfois coïncider avec les unités de pro

sein d'une société tribale. Tout en rendant des services religieux, politiques, à la communautéet en favorisant un élargissement de la production et de la circulation des biens, cette minoritécontrôle en partie le produit (Trobriand) et parfois une partie des facteurs de production(la terre dans l'Egypte pharaonique, chez les Incas, les Imerina de Madagascar, etc.) et lesmanipule également à son avantage particulier. Le problème de l'apparition d'une inégalitésociale permanente et du passage de la société sans classes à une structure de classes se poseici, mais ni Polanyi, ni Sahlins, ni Bohannan ne le posent lorsqu'ils analysent le fonctionnementdu principe de redistribution. Préoccupés à bon droit, comme Sahlins, de rejeter les interprétations busives de Bunzel, Radin, etc. qui « trouvaient » des comportements « capitalistes »d'exploitation de l'homme par l'homme chez les Chukchee ou les Yurok, ou, comme J . Murra,de récuser les interprétations « féodales » ou « socialistes » de l'empire Inca, ce s auteurs voient

dans la redistribution une simple extension du principe de réciprocité qui préside aux rapports de parenté et d'alliance. Ce faisant, nous semble-t-il, ils occultent le caractère oppressifréel du pouvoir aristocratique, comme le font d'ailleurs les mythes justificatifs de ce pouvoirqui le présentent comme un trait particulier du vieux mécanisme de réciprocité. R. Bunzel,« The Economie Organization of Primitive Peoples », General Anthropology, pp. 327-408 ;J. Murra, « On Inca Political Structure », Systems of Political Control and Bureaucracy inHuman Societies, 1958, et « Social Structure and Economic Themes in Andean Ethnohistory »,Anthropological Quaterly, avril 1961, pp . 47-59 ; I. Shapera and J. Goodwin, « Work andWealth », Th e B anta-speahing Tribes of South Africa, pp. 150 sq .

1. L'unité de consommation pour un produit est le dernier chaînon social où s'opère larépartition ultime de ce produit avant qu'il n'entre dans la consommation finale individuelleou sociale. L'unité de consommation n'est pas un « cadre » social vide, car il est régi par uneautorité sociale déterminée (chef de lignage..., etc.) qui a pouvoir de répartir et d'attribuer.

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duction, comme c'est le cas pour une petite exploitation agricole1. Souvent la basede l'établissement des unités de consommation est la parenté. La famille nucléaire,la famille étendue, le clan, la tribu peuvent être selon les circonstances le cadrede la consommation. Chez les Siane la femme prépare la nourriture et la porteà son mari qui la distribue à tous les membres de la maison d'hommes. Une autrepart est consommée par la femme, ses filles non mariées et ses garçons non initiés.Ainsi dans la consommation, toutes les « valeurs » du système social s'expriment,à travers les choix et les interdits alimentaires par exemple. Une fois de plusl'économique ne trouve pas entièrement en lui-même son sens et sa finalité.

Avec le processus de consommation s'achève la description des composantsformels de tout système économique possible. Ce « modèle » fournit les lignesdirectrices d'une « problématique » de l'analyse économique, c'est-à-dire une chaîne

de questions qui doivent orienter l'interrogation des faits. Quels sont les procédéstechnologiques utilisés par une société ? Quelle est leur efficacité ? Quelles sontles règles de l'appropriation et de l'usage des facteurs de production ? Quellessont les règles de l'appropriation et de l'usage des produits ? Quels sont les cadreset les formes de la consommation ? Quelle est l'unité interne de ces structures,leur rapport avec les autres structures de la vie sociale ?

En définitive, toute production est un acte double, soumis d'une part auxnormes techniques d'un rapport déterminé des hommes avec la nature, de l'autreaux normes sociales réglant les rapports des hommes entre eux dans l'usage desfacteurs de production. La solidarité organique des structures d'un système économique se manifeste à travers la complémentarité et la circularité des processus,la production permettant la consommation qui permet elle-même la production.

L'analyse synchronique et diachronique des systèmes économiques peut main

tenant être définie avec plus de précision dans le cadre de cette problématique.L'analyse synchronique cherchera à reconstituer, à un certain moment de l'évo

lution d'un système, le fonctionnement des structures de la production, de larépartition, de la consommation. L'analyse diachronique se proposera de reconstruire a genèse des éléments du système et de leurs rapports, puis de suivre l'évolution de leur fonctionnement à travers une série d'images synchroniques du

système. En confrontant les règles et les faits, elle essayera alors de déterminerdans quelles conditions le système varie ou reste invariant et de dégager ses loisde fonctionnement.

Pour conclure, nous utiliserons la problématique que nous venons d'esquisserpour traiter rapidement des deux problèmes qui se profilaient à la croisée de tousnos chemins : Pourquoi une théorie formelle n'est-elle pas une théorie générale ?La notion de « rationalité économique » a-t-elle un contenu scientifique ?

i. Souvent, il n'y a pas coïncidence ; Cf. Daryll Forde, « Primitive Economies », articlecité, p. 335.

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58 MAURICE GODELIER

II. — Le Problème d'une « Théorie générale »

et du droit a l* « extension » des catégories et des loisde l'Économie politique

En construisant le « modèle » formel d'un système économique possible nousavions procédé en faisant volontairement abstraction de toutes les différencesexistant entre les systèmes réels. La démarche permettait d'isoler les élémentscommuns formellement identiques entre ces systèmes. Mais « formellement » nesignifie pas « réellement ». Au niveau d'une analyse formelle qui, par principe,se constitue par abstraction des différences réelles, on ne dispose d'aucun « critère »pour décider si deux systèmes sont réellement identiques ou différents. Il faut

analyser les systèmes tels qu'ils sont pour découvrir s'ils appartiennent à unmême genre réel de système. Cette analyse procède alors en se soumettant auxfaits concrets que rien ne permet de déduire de principes formels. Par cettevoie on chemine vers une théorie générale véritable qui se donne pour tâchede penser à la fois l'identité et la différence des systèmes.

Ainsi peut-on espérer arriver véritablement à décider si les lois d'un système« s'appliquent » à d'autres systèmes et s'il y a des lois « réelles » communes à tousles systèmes1. Ceci montre assez que l'élaboration et le contenu même d'unethéorie économique générale se confondent avec le but ultime de l'anthropologie

économiquetel

que R.Firth le définissait

autrefois:

« Ce qu i est requis de l'économie primitive est que l'analyse du matérieldes communautés non civilisées soit menée de telle sorte que ce matérielsoit directement comparable avec celui des communautés modernes, assor-tissant hypothèse avec hypothèse et permettant ainsi que des généralisationsoient en dernière analyse construites qui subsumeront les phénomènes à la fois des communautés civilisées et non civilisées, connaissantles prix ou les ignorant, sous un corps de principes concernant le comportement humain et qu i sera vraiment universel »2.

1. Il n'est guère nécessaire de souligner que le problème se pose aux historiens tentés

de projeter sans cesse sur les sociétés antiques ou non occidentales les catégories« d'esclavage », de « féodalité », de « capitalisme », etc. Pour l'antiquité, voir la controversecélèbre sur le « capitalisme » antique et les thèses de E. Meyer, Von Pôlmann analysées parE. Will, « Trois quarts de siècle de recherches sur l'Économie grecque antique », AnnalesE:S.C, mars 1954, PP- 7 à 22 et les exposés de M. Finley et E. Will sur « Trade and Politicsin the Ancient World » au Congrès mondial d'Histoire économique de 1962 à Aix-en-Pro-vence. Pour le féodalisme, rappelons les critiques de M. Bloch et de R. Boutruche à proposdes prétendues féodalités « exotiques » de l'Egypte antique, des Hittites, etc. (à l'exceptiondu Japon). Cf. Boutruche, Seigneurie et Féodalité, 1958, livre II, chap. 1 et 2. De même enethnologie, on parle communément de « féodalités africaines » à propos des anciens Étatsafricains. Exemple J. J. Maquet, « Une hypothèse pour l'étude des Féodalités Africaines »,Cahiers d'Études Africaines, 1961, n° 6.

2. Firth, Primitive Polynesian Economy, 1939, p. 29 .

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 59

Si, comme l'expérience ordinaire le montre, les systèmes économiques sontà la fois identiques et différents — par exemple, de nos jours, les systèmes capitaliste et socialiste — penser leur réalité ne peut signifier réduire ou chasser leurscontradictions. A ne voir que la différence des systèmes on respecte peut-êtreleur singularité mais si celle-ci est sauvée, l'intelligibilité est perdue car la penséese trouve en face d'une diversité, opaque à toute comparaison, de réalités radicalementétérogènes. A ne voir au contraire que les ressemblances, l'intelligibilitésemble sauvée mais la singularité est perdue dans une totalité homogène où l'onne découvre plus que des nuances légères. En pensant la réalité telle qu'elle est,avec ses contradictions, la théorie économique peut espérer échapper à ce va-et-vient incessant et indépassable entre deux demi-vérités qui, jointes, n'en fontmême pas une — c'est-à-dire espérer trancher le nœud gordien des vieux para

doxes de la connaissance historique, impuissante à penser ensemble la structureet l'événement, à penser le temps.

Mais l'attitude dominante des économistes et des anthropologues est de réduireou de nier les différences entre les systèmes économiques et de débarrasser, croient-ils, leur domaine de ses contradictions. Cette attitude semble prendre appui solidement sur des faits recueillis. Il y a, dans les économies primitives, division dutravail, commerce extérieur, monnaie, crédit, calcul comme dans nos économiesmarchandes modernes. Dès lors tout semble autoriser Herskovits ou Leclairà postuler que :

« Pratiquement tout mécanisme et institution économique que nousconnaissons existe quelque part dans le monde sans écriture. Lesdistinctions à tenter entre économies primitives et non primitives sont enconséquence de degré plutôt que de nature m1.

Dès lors la théorie générale est trouvée avant même d'être entreprise puisqu'elle était faite d'avance. Car s'il n'y a de différence que de degré entre toutesles économies connues, les lois de l'économie marchande découverte par l'économie politique classique ont un champ de validité universelle et se « retrouvent »dans tout système possible. Le supérieur explique l'inférieur, le complexe est ledéveloppement du simple au sein duquel il était déjà pré-formé, en germe. La

conclusion, M. Goodfellow l'a, depuis longtemps, tirée avec fermeté : L'anthropologieconomique sera l'économie politique « libérale » ou ne sera pas2 :

« ... La proposition qu'il y aurait plus d'un corps de théorie économiqueest absurde. Si l'analyse économique moderne, avec ses concepts instrumentaux, ne peut pas traiter également de l'aborigène et du Londonien,

1. Herskovits, Economie Anthropology, 1952, pp. 487-488. Voir aussi : Walker, « TheStudy of Primitive Economies », Oceania, pp. 131- 142.

2. Goodfellow, Principles of Economie Sociology, Routledge, Londres, 1939, pp. 3, 4,6, 7 et 8.

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ÔO MAURICE GODELIER

non seulement la théorie économique mais les sciences sociales dans leurentier peuvent être considérablement discréditées. Car les phénomènes dessciences sociales ne sont rien s'ils ne sont pas universels... quand on de

mande, en effet, si la théorie économique moderne peut être considéréecomme s'appliquant à la vie primitive, nous pouvons seulement répondreque si elle ne s'applique pas à l'humanité entière, alors elle est dépourvuede sens. Car il n'y a aucun gouffre entre le civilisé et le primitif ; un niveauculturel se fond imperceptiblement dans un autre et on trouve fréquemmentplus d'un niveau dans une seule ' communauté '.

Si la théorie économique ne s'applique pas à tous les niveaux alors ildoit être tellement difficile de dire où elle est utile seulement, que nous pourrions être poussés à affirmer qu'elle n'a pas d'utilité du tout »x.

Nous montrerons sans peine qu'en voulant nier les différences « réelles » des

systèmes économiques et débarrasser leur domaine de ses contradictions, Hers-kovits et d'autres ont embarrassé leur pensée de contradictions évidentes avecles faits et avec elle-même. Leur attitude repose en définitive sur un préjugéportant à la fois sur la nature des économies primitives et de l'économie de marchéoccidentale et ce préjugé consacre une certaine façon de voir (ou de ne pas voir)l'économie occidentale et les autres économies à travers cette représentation. Malgréses efforts, Herskovits, qui avait déjà affirmé côte à côte les deux définitions,formelle et réelle, de l'économie, affirmera et contestera à la fois que les lois del'économie politique s'appliquent à tout système, renonçant par ce double compromisla tâche d'une véritable élaboration théorique des faits.

Tout d'abord affirmer comme Goodfellow ou Rottenberg2 que l'économiepolitique s'applique à tout système économique parce que la théorie des prixs'y applique, c'est réduire, par un coup de force, l'économie politique à cettethéorie, certes dominante de Malthus à A. Marshall. C'est l'amputer de nombreuxdéveloppements féconds, telle la théorie keynesienne de l'inexistence d'un pleinemploi automatique dans une économie de marché décentralisée. La raison essentielle de ce coup de force est, comme le souligne Dalton, que les anthropologuessavent bien, sans l'avouer, que la précondition essentielle de 1' « application » dukeynesianisme manque, puisque le revenu d'une économie primitive ne dérive

ni ne dépend essentiellement de la vente de produits sur un marché.Ensuite, réduire l'économie politique classique à la théorie des prix, c'ests'enfermer théoriquement dans l'impuissance pratique des économistes à analyser

1. Knight, après Robbins, a poussé à son terme la logique de cette thèse : « II y a denombreuses façons dont l'activité économique peut être organisée... mais la méthode dominante dans les nations modernes est le système des prix ou libre entreprise. En conséquence,c'est la structure et le fonctionnement des systèmes de libre entreprise qui constituent leprincipal thème de discussion dans un traité sur l'économie. » {The Economie Organization,New York, Kelley, 1951, p. 6. )

2. Rottenberg : Review of Trade and Market in Early Empires, in American EconomicReview, n° 48, pp. 675-678.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 6.1

les mécanismes de notre propre économie occidentale lorsque ceux-ci reposentsur des échanges de biens et de services qui ne passent pas par un marché et nesont donc pas « mesurés » par un prix. Comme le soulignait avec force Burling,l'économiste est contraint de laisser hors des statistiques de l'économie nationalele travail d'une épouse à la maison1. Un anthropologue au contraire verradans le travail des femmes à la maison dans une société « primitive » une réalitéappartenant à l'économique. Réduire l'économie politique à la théorie des prixest donc prendre les choses « telles qu'elles apparaissent » ou telles qu'on lesmanie empiriquement et non telles qu'elles sont, même dans nos économies demarché. Une réalité peut être économique sans être une marchandise. Penserautrement, c'est faire de la marchandise un fétiche théorique. Déjà nous voyonscomment la perspective anthropologique permet d'éclairer l'économie politique

sur elle-même en la soumettant plus fidèlement à la réalité sociale singulière,concrète.

De plus, même si dans nos sociétés, donner un prix aux biens et servicessemble le critère qui définit ceux-ci comme des faits économiques, dans les autressociétés donner un prix est un fait rare et limité qui ne peut constituer le critèredécisif permettant de distinguer l'activité économique des autres activités d'unesociété. A la limite, pour Burling, si l'économie se confond avec la théorie desprix, c'est une incroyable contradiction de parler d' « économie » primitive puisquecelle-ci utilise de façon très limitée la monnaie ou même ne l'utilise pas, et surtoutparce que jamais ou presque, comme l'a remarqué Moore, la terre et le travailne sont l'objet de transactions à travers un mécanisme de marché. Cependant,même devant ces faits, certains économistes ne désarment pas et , pour « sauver »le droit d'appliquer aux économies primitives le corps des principes de l'économiede marché, décrivent ces économies comme dotées d'une offre et d'une demande« inélastiques », donc justiciables des principes particuliers de la théorie des prixqu i s'appliquent aux situations d'inélasticité d'un marché. Dalton montre qu'onoriente ainsi l'analyse des faits avec le préjugé que la structure de marché ou seséquivalents fonctionnels existent universellement2. Mais pour que la théorie desélasticités soit applicable et vérifiée, il faut encore que les ressources et les pro

duits inélastiques soient vendus et achetés à travers un mécanisme de marché,ce qui n'existe pas dans une économie primitive.En définitive, le débat se noue et se renoue sans cesse autour de la façon dont

la plupart des économistes et anthropologues, à leur suite, manipulent les maîtres-concepts de l'économie politique, le concept de capital et le concept de monnaie.

1. P. Bohannan, Social Anthropology, p. 220. De façon plus générale, il est difficile pourl'économiste occidental d'établir la comptabilité nationale d'une nation « sous-développée »car 90 % de la production est autoconsommée et on ne sait quel « prix » lui attribuer. Cf.P. Deane, Colonial Social Accounting, Cambridge, 1953, pp. 115-116.

2. Voir par exemple Salisbury, op. cit.

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62 MAURICE GODELIER

Leur définition constitue le noyau et la justification essentielle du « droit » quebeaucoup revendiquent d'étendre les lois des économies marchandes à touteéconomie possible ainsi que le proclame M. Salisbury :

« Le concept économique occidental traditionnel, potentiellement leplus applicable et le plus utile pour comprendre le matériel Siane, est celuide capital m1.

Or, quelle est la nature du « capital »? Trois définitions semblent se dégagerde l'abondante et contradictoire littérature économique : la première est cellede Thurnwald en 1932 :

« J'appelle capital tout ce qui peut s'accroître par soi-même... cecapital naturel se présente à nous sous deux formes : les plantes et les

animaux domestiques »2.

La seconde est celle de Firth, reprise par Salisbury :

« Biens qui servent dans la production et sont soustraits à la consommation » (Firth).

« Stocks de biens, présents avant que soit accompli un acte productif,utilisés dans la production et immobilisés hors de la consommation directependant que cet acte progresse » (Salisbury).

La dernière, dans la ligne des classiques, est donnée par Max Weber :

« Le capital est de l'argent utilisé pour faire du profit »3.

Dans ces trois définitions le capital est défini comme un objet — bétail,plantes, outils, argent — et cet objet a la propriété de s'accroître. Le capital estdonc pris tel qu'il « apparaît » sous les formes matérielles les plus diverses et dansson « fonctionnement » apparent. Une telle attitude théorique nous vaut une gerbede paradoxes. Que la pensée antique ait décrit l'usage de la monnaie commecapital par analogie avec les rapports de certains éléments de la nature, espècesanimales ou végétales, n'autorise personne à prendre cette analogie pour une« identité ». Que l'argent se nomme pecus en latin d'un mot qui désigne aussi etplus anciennement « le troupeau », que téxoç en grec signifie « l'intérêt » du capitalprêté et aussi le « petit », le rejeton d'un animal, il n'y a là qu'une façon de désignerun objet « culturel » par analogie avec un phénomène naturel. Car pour qu'unanimal devienne du capital il faut qu'il soit vendu et acheté, c'est-à-dire qu'uncertain rapport social, un certain type d'échange s'instaure entre des personnespar l'intermédiaire de l'échange des choses : troupeau, monnaie, etc. Au premier

1. Salisbury, op. cit., p. 158.2. Thurnwald, Economies in Primitive Communities, 1932, p. 152.3. M. Weber, The Theory of Social and Economie Organization, 1947.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 63

paradoxe, prendre une analogie pour une identité, s'ajoute une radicale impuissance voir dans le capital plus qu'un ensemble de choses : essentiellement unrapport social.

Les conséquences sont logiques et absurdes. Puisque le capital est une choseou une propriété de certains objets de la nature, toute société qui utilise ces choses(plantes, animaux) utilise du capital. Le capital, fait spécifique des sociétésd'économie marchande et monétaire, se retrouve donc dans toute société agricoleou pastorale. Paradoxe pour un anthropologue de ne plus voir sous ses apparencesmatérielles un rapport social et de transformer ainsi le social en « fait naturel ».

Avec Firth et Salisbury, la thèse est plus complexe. Le capital est toujoursun ensemble de « choses », cette fois soustraites à la consommation, donc utiliséesdans un processus « social », mais le malheur veut que cette définition est propre

ment elle d'un autre concept, celui de « facteurs de production a1. Et ce concept,nous l'avons vu, s'applique à toute forme d'économie, marchande ou non, quidoit, pour produire, utiliser des moyens matériels et humains (M, O, H) sans queceux-ci prennent de ce fait nécessairement la forme particulière de capital. Leconcept de capital se trouve donc « étendu » et maintenu pour l'analyse de toutesociété après qu'on l'ait vidé de son caractère propre, monétaire et des rapportssociaux spécifiques, d'échange marchand, qu'il implique. A ce prix, il devientapplicable à toute société sans en définir aucune et en les obscurcissant toutes. Onpeut s'interroger sur la raison dernière de cette obsédante obstination à projetersur toute société la notion du capital.

En fait, si le capital suppose l'existence de l'argent et de l'échange marchand,la définition de Max Weber est-elle pleinement satisfaisante ? Non si l'argent estconsidéré comme une chose qui apporte par sa seule existence du profit, oui sil'argent n'a l'usage de capital qu'en vertu de certains rapports sociaux. Pourqu'une chose soit utilisée comme capital, il faut deux conditions :

— La première, nécessaire mais non suffisante, est que cette chose soit vendueet achetée. Tout peut devenir capital à condition de devenir une marchandisepour son propriétaire. Quand la terre, le travail, les biens peuvent devenir marchandises, la production et la circulation des marchandises deviennent généraleset l'argent prend la forme d'une monnaie à usage universel.

— Mais tout argent ne fonctionne pas comme capital. Il peut servir de simplemoyen de circulation des marchandises. L'argent fonctionne comme capital quand

1. Ce que reconnaît explicitement D. Forde in Primitive Economies p. 33 0 : « La définitiona plus simple du capital et la seule qui ait un sens pour n'importe quelle économie primitive e concentre sur les outils et l'équipement pour la production ». Firth dans HumanTypes, p. 68, garde la notion de capital pour « certains types de biens qui facilitent la production » mais souligne que l'investissement d'un capital est rarement destiné à fournir « unprofit sous la forme d'un intérêt ».

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64 MAURICE GODELIER

son usage rapporte à son propriétaire quelque chose en plus de sa valeur initiale,une plus-value, un profit.

Prendre séparément ces deux conditions, c'est se borner à l'apparence deschoses et tomber dans les paradoxes de Thurnwald. Dans son essence, le capitaln'est pas une chose, mais un rapport entre les hommes réalisé au moyen de l'échangedes choses. C'est un fait social.

Dans cette perspective, après Ricardo1, Marx avait analysé le cycle des« métamorphoses » d'un capital industriel2 et montré que sous les diverses apparences successives d'un capital, il n'y avait qu'un seul processus, la mise en valeurdu capital investi. Avant d'être investi, un capital se présente (i) comme unecertaine quantité d'argent — A — Cet argent est transformé (2) en facteurs deproduction dont l'usage crée (3) des marchandises quelconques dont la vente (4)

rapporte un bénéfice AA. Donc, à travers ces quatre stades, A est devenu A'(A ~f- AA). Si l'on compare A et A' nous retrouvons la définition weberiennedu capital ; si l'on considère au contraire les stades 2 et 3, le capital se présentecomme des moyens de production (Firth) ou comme n'importe quelle marchandiseà vendre ainsi, pour la diversité des formes matérielles qui se succèdent, il y al'identité fonctionnelle d'un même capital qui fructifie, ce qui implique que letravail et les autres facteurs de production puissent être achetés, et la vente duproduit suppose l'existence de certains rapports sociaux ; c'est au sein de cettestructure sociale que les choses matérielles deviennent du capital3.

Les classiques avaient d'ailleurs montré que toutes les formes de capital,

financier, commercial et industriel supposaient l'existence de l'échange et d'unemonnaie quelconque utilisée de diverses façons (prêt d'argent, achat et vente demarchandises, investissements productifs) pour faire un profit (intérêt, bénéficecommercial, profit de l'entrepreneur). Ils avaient également souligné que lesformes financière et commerciale du capital menaient une existence antédiluvienne, arfois depuis la haute antiquité dans certaines sociétés asiatiques, et qu'aucontraire le capital industriel, typique des sociétés capitalistes modernes, étaitdevenu tardivement un fait économique dominant.

Ces analyses déjà anciennes éclairent vivement deux traits apparemment

paradoxaux, souvent relevés par les anthropologues dans la description de sociétés« primitives » : l'absence de capitaliste animé d'un « esprit d'entreprise4 » (alors

1. Ricardo, The Principles of Political Economy and Taxation, chap. 5 et 6.2. Marx, Le Capital, livre II, t. 1, chap. 1.3. Marx, Lohnarbeit un d Kapital, p. 39 : « Un nègre est un nègre. C'est seulement dans

des conditions déterminées qu'il devient esclave. Une machine à filer le coton est une machinepour filer le coton. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'elle devient ducapital. Arrachée à ces conditions, elle n'est pas plus du capital que l'or n'est par lui-mêmede la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... »

4. Cette absence d' « esprit d'entreprise » est souvent considérée par les économistes commela preuve de « l'irrationalité » des primitifs, de leur manque de « principes économiques » {Cf. les

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 65

même qu'on affirme l'existence du capital — moyen de production) et la présencedans des écononomies où il y a échange, avec ou sans usage d'une monnaie, decertains comportements très proches formellement de celui du financier qui veutmaximiser le rendement de ses prêts (le potlatch chez les Kwakiutl et les prêtsavec intérêt à Rossel Island) ou de celui du commerçant qui gagne en « marchandantses achats et ses ventes. {Cf. le Gim Wali des Trobriandais, échange quiaccompagne le Kula mais s'en distingue par la nature des objets échangés et lemarchandage qui préside à leur échange.)

Mais cette ressemblance, nous le verrons, a des limites, fondées sur le caractèremême des échanges et de la circulation des biens et de la monnaie (quand elleexiste) dans les sociétés primitives et ces limites interdisent de confondre cesphénomènes avec ceux des sociétés marchandes développées ou de les interpréter

complètement à partir de l'économie politique classique. Dans les sociétés primitives, les biens sont classés dans des catégories distinctes et hiérarchisées, leuréchange et leur circulation sont fortement cloisonnés. Il est généralement impossiblet inconcevable d'échanger un bien contre n'importe quel autre. La structureéconomique des sociétés primitives est ainsi, selon l'expression de P. Bohannan,« multicentrée y»1 à la différence des économies capitalistes centrées sur un marché.Le caractère « multicentré » de la structure économique est déterminé par lerapport particulier de l'économique et du non économique dans les sociétés primitiveset exprime ce rapport. Le cloisonnement et la hiérarchie des biens naît deleur usage pour le fonctionnement de rapports sociaux distincts (parenté, politique,

religions) rapports affectés, chacun, d'une importance sociale distincte. En entrantdans ces fonctionnements multiples, biens et monnaies revêtent des utilités et dessignifications multiples et hiérarchisées2. De ce fait, la monnaie et les autres

protestations de R. Firth in Human Types, p. 62.) D'autres économistes, s'inspirant desthèses de Schumpeter dans The Theory of Economie Development, chap. 2, sur l'entrepreneur,présentent cette absence comme l'obstacle psychologique le plus grave au développementrapide des sociétés sous-développées. Cf. Baumol, Business Behaviour, Value and Growth,New York, 1959, p. 87 ; Easterbrook, « La fonction de l'entrepreneur », Industrialisationet Société, 1962, pp . 54-69 et Leibenstein, Economie Backwardness and Economie Growth,1957, P- I21 : (< requisitives of an Entrepreneur ».

1. P. Bohannan, Social Anthropology, chap. 15, et P. Bohannan et G. Dalton, Marketsin Africa, introduction.2. Maurice Leenhardt a énuméré dans son article « La monnaie néo-calédonnienne »,

Rev%ie d'ethnographie et des traditions populaires, 1922, n° 12, dix-huit situations danslesquelles on faisait usage de la monnaie de coquillages et P. Métais a repris le problèmeen 1952 : « Une monnaie archaïque : la cordelette de coquillages », L'Année Sociologique,pp. 3 à 142. Il nous semble important de signaler que les historiens de la Grèce antique posentle problème des significations multiples de la monnaie, religieuses, éthiques, etc. depuisl'ouvrage de B. Laum, Heiliges Geld—Eine historische Untersuchung ùber den SakralenUrsprung des Geldes, 1924. Voir Will, « De l'aspect éthique des origines grecques de lamonnaie », Revue historique, 1954, PP- 212-231 et la mise au point la plus récente de C. Kraay,« Hoards, Small Change and the Origin of Coinage », fournal of Hellenistic Studies, dec. 1964,pp. 76-91.

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66 MAURICE GODELIER

phénomènes économiques, étant directement déterminés par le rapport de toutesles structures de la société, constituent une réalité, plus complexe à analyserthéoriquement que les réalités économiques des sociétés capitalistes parce qu'elleest socialement pluridéterminée. Le cloisonnement et la hiérarchie des biensexpriment donc le rôle dominant particulier que jouent dans une société déterminée les rapports de parenté et d'alliance (ex. : les Siane) ou les rapports politiques et religieux (ex. : les Incas), expriment donc l'aspect dominant de la structure sociale. Ces remarques permettent d'éclairer plusieurs traits des mécanismeséconomiques des sociétés primitives.

La hiérarchie des biens est organisée selon leur rareté croissante. La catégoriedes biens les plus rares contient les biens qui permettent d'atteindre les rôlessociaux les plus valorisés pour lesquels la compétition des membres de la société

est la plus forte, car ils procurent le maximum de satisfaction sociale à ceux qui lesobtiennent. Le nombre limité de ces rôles dominants impose que la compétitionsociale, dans son aspect économique, se réalise à travers la possession des biens lesplus rares. De là on pourrait analyser théoriquement l'existence de raretés quisemblent « artificielles » dans certaines sociétés : certains coquillages venus de trèsloin, des dents de cochon que l'on a artificiellement fait pousser en spirales,l'existence de séries limitées de coquillages (Rossel Island) et de coppers (Kwa-kiutl) dont chaque pièce a un nom et une histoire1, etc. Tout se passe comme si lasociété avait « institué » la rareté en choisissant pour certains échanges des objetsinsolites.

Ceci expliquerait également le principe d'exclure les biens de subsistancedu champ des objets qui entrent dans la compétition sociale. En excluant ces biensde la compétition et en assurant à chacun un accès relativement égal à leur usage(la terre étant d'ailleurs exclue de toute compétition) le groupe assure la surviede ses membres et sa continuité2. La compétition à l'intérieur du groupe commenceau-delà des problèmes de subsistance et n'entraîne pas la perte de l'existencephysique mais du statut social. Par là, on pourrait tenter d'expliquer que lesbiens de subsistance lorsqu'ils entrent dans la compétition sociale à l'occasionde consommations cérémonielles doivent acquérir la « rareté nécessaire » pour

jouer ce rôle et que cette rareté est créée par une accumulation exceptionnellequi doit nécessairement aboutir à leur destruction, à leur inutilisation économique ;

ce « gaspillage final » bien loin d'être un comportement économique « irrationnel »tirerait sa nécessité du contenu même des rapports sociaux.

De même s'éclairerait le fait que dans certaines sociétés primitives complexes(Tiv, Trobriand, Kwakiutl), alors que les biens de subsistance ne peuvent presque

1. H. Codere, Fighting with Property.2. C. Dubois, « The Wealth Concept as an Integrative Factor in Tolowa-TututniCulture

Essays in Anthropology, 1936.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 67

jamais se convertir en autre chose, soient ménagées certaines possibilités, rigoureusement déterminées, de convertir les biens des autres catégories entre eux pourdisposer finalement des biens les plus valorisés, qui donnent accès aux femmes, aupouvoir politique ou religieux1, etc. En même temps, comme ces biens raresn'apportent le prestige ou la satisfaction souhaitée qu'en étant généreusementredistribués ou ostensiblement détruits, la compétition peut continuer à se joueret l'inégalité sociale reste relativement limitée et peut être sans cesse remise enquestion. Le problème théorique est donc de savoir comment, dans des sociétésde ce type, l'inégalité s'aggrave et devient définitive, comment elle cesse réellement d'être remise en question (sauf rituellement et symboliquement à la mortdu souverain), comment une minorité sociale peut définitivement jouir d'unesituation d'exception, même si elle redistribue toujours une partie de ses biens.

C'est là le problème des conditions de passage à l'État, de naissance d'une structure de classes au sein d'une société tribale, problème posé et faussé parMorgan au XIXe siècle mais qui domine actuellement toute l'anthropologiepolitique.

Autre conséquence possible, cette fois économique : il semble que si les biensde subsistance n'entrent qu'indirectement dans la compétition sociale au sein dessociétés primitives, leur production n'a pas besoin d'être poussée par les membresde ces sociétés au-delà de leurs besoins socialement nécessaires. Le fonctionnementde la structure sociale n'exigerait pas l'usage maximum des facteurs de productiondisponibles et déterminerait l'intensité des incitations au développement des

forces productives impliquées dans la production des biens de subsistance. Cettelimite sociale aux incitations de développement des forces productives éclaireraitla lenteur générale du rythme de leur développement dans ces sociétés2 et expliquerait l'absence d'individus animés d'un « véritable esprit d'entreprise » c'est-à-dire de la motivation du capitaliste industriel3. Cette absence ou ces « limites » bienloin d'être « irrationnelles », exprimeraient de nouveau la logique des rapportssociaux et ne seraient ni un problème « psychologique » ni un problème de « nature »humaine (sauvage ou civilisée). Elle exprimerait au contraire le contrôle conscientque les « sociétés primitives ou antiques » exercent habituellement sur elles-mêmes,

contrôle qui disparaît rapidement avec le développement de la production mar-1. Steiner a esquissé une théorie de ce s principes de conversions (tïbersetzung) négatives

ou positives dans son article « Notes on Comparative Economies », in British Journal ofSociology, 1954, PP- 1 18-129. P. Bohannan distingue le principe de conversion de biens ausein d'une même catégorie, « conveyance », et le principe de convertibilité d'un bien d'unecatégorie en bien d'une autre catégorie « conversion ».

2. Chaque type de société aurait un rythme propre d'évolution, fondé sur la structuresociale elle-même. Les historiens constatent qu'avec les changements de types de société, lesrythmes d'évolution changent (flux d'innovation, etc.).

3. Shea, « Barriers to Economie Development in Traditional Societies », Th e Journal ofEconomie History, 1959, n° 4, pp. 504-527 et M. Nash, « Some Social and Cultural Aspects ofEconomie Development », Economie Development and cultural change, 1959, pp. 137-151.

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68 MAURICE GODELIER

chande1. L'optimum de la production des biens de subsistance dans une sociétéprimitive ne correspondrait donc pas plus là qu'ailleurs au maximum de production possible mais il exprimerait la « nécessité sociale » de cette product

ion,on « utilité sociale » relative, comparée à celles des autres fins diversementvalorisées reconnues « socialement nécessaires » et fondées sur la structure mêmedes rapports sociaux2.

L'optimum économique nous apparaît ici comme l'organisation des activitéséconomiques (production, répartition, consommation) la mieux compatible avec laréalisation des objectifs socialement nécessaires, la mieux ajustée donc au fonctionnement de la structure de la société. L'optimum économique se présente donc,pour le moment, comme le résultat d'une activité intentionnelle d'organisationde l'activité économique (allocation des ressources, combinaison des facteurs de

production, règles de la répartition, etc.) orientée vers le meilleur fonctionnementde toutes les structures sociales, parenté, politique, religion etc., et ce résultat n'ade sens que par référence au fonctionnement de ces structures3. L'optimuméconomique est donc « l'aspect » économique d'un optimum plus large, « social »4 .Cette activité intentionnelle, qui se propose de réaliser la meilleure combinaisonde moyens pour atteindre des fins alternatives, est proprement ce que les écono-

1. Le regret de ce contrôle s'exprime dans la violente critique par Aristote de la « Chréma-tistique », recherche absurde de l'argent pour lui-même en contradiction avec l'idéal d'autarciefamiliale des Grecs et source de nombreux maux pour la communauté grecque. Cf. Politique,

1257 a-b.2. Ce que soulignent Fisk et Carneiro quand ils montrent l'existence de surplus potentielchez les Siane et les Kuikuru. En ce sens Pearson et Dalton on t raison de montrer quel'existence d'un surplus possible n'entraîne pas automatiquement une transformation desstructures sociales. Chez les Siane, après l'introduction de haches d'acier, la production demoyens de subsistance ne s'est pas élargie, mais la guerre, les échanges matrimoniaux, les fêteson t pris plus d'importance.

3. C'est dans ce sens que Max Gluckmann analyse la structure du processus de tribali-sation-détribalisation en Afrique et montre la logique de l'attitude du travailleur africain quidoit quitter le secteur de subsistance et en même temps le garder pour pouvoir y disposerd'une sécurité contre les aléas de l'emploi en ville. (« Tribalism in Modem British CentralAfrica », Cahiers d'Études Africaines, i960, pp. 55-72.)

4. Cf. J. Lesourne, « Recherche d'un optimum de gestion dans la pensée économique » in

L' Univers Économique, Encyclopédie Française, i960. Tout en rappelant la notion d'optimumau sens de Pareto désignant un « état caractérisé par l'impossibilité d'améliorer simultanémentla situation de tous les individus », beaucoup d'économistes estiment que cette définition estune forme « sociologiquement vide ». Elle s'applique à n'importe quelle organisation économique, capitaliste ou socialiste pour nous limiter aux sociétés industrielles modernes. Mathématiquement, le problème est celui d'un maximum « lié » dont on trouve la solution en association à chaque contrainte de la forme <& = constante, une variable <p appelée multiplication e Lagrange.

Lesourne montre que l'optimum économique est un optimum « restreint » dépendant d'un« optimum social ».

Sur ce problème, voir les travaux de Allais, Lerner, Pigou et surtout Koopmans, ThreeEssays on the State of Economie Science, 1957, chap. 2, « Pareto Optimality », et J. Rothem-berg, The measurement of Social Welfare, 1961, pp . 92-93 et 95-97.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 69

mistes nomment « comportement économique rationnel » et constitue ce que nousappellerons l'aspect conscient, intentionnel de la rationalité économique que

nous distinguerons plus tard d'une rationalité « inintentionnelle ». Ainsi la « rationalité » du comportement économique des membres d'une société apparaît commeun aspect d'une rationalité plus vaste, fondamentale, celle du fonctionnementdes sociétés. Il n'y a donc pas de rationalité économique « en soi » ni de forme« définitive » de rationalité économique.

Ceci confirme notre analyse de l'insuffisance théorique de la définition formellede l'économique acceptée couramment par les économistes. Dans toute société lecomportement « intelligent » des individus se présente « formellement » commel'organisation de leurs moyens pour atteindre leurs fins. Il est évident que si onappelle cette attitude « économiser », toute action finalisée devient « économique »

ou a un aspect économique. Les propriétés « formelles » du comportement économique « rationnel » ne suffisent donc ni à distinguer le comportement économiquedu comportement non économique, ni à définir le contenu réel de la rationalitééconomique propre à chaque type de société, rationalité qui n'est qu'un aspectd'une rationalité plus large, sociale et globale. Comme on ne peut ni réduire larationalité économique d'une société à ces principes formels ni la déduire de cesprincipes, la définition formelle de l'économique non seulement est impuissanteà définir son objet mais reste pratiquement inutile pour analyser le problème réelqu'elle pose : celui de la meilleure forme d'organisation de l'économie dans le cadre

d'une société donnée. Car cette analyse suppose une explication scientifique desraisons d'être des fins socialement reconnues comme nécessaires, de leur fondementdans la structure des sociétés. Cette explication scientifique est actuellementà ses débuts.

Cette analyse de l'aspect intentionnel de la rationalité économique nousramène à notre point de départ, la critique de la notion de capital, l'existencede catégories cloisonnées de biens, de monnaies et de formes d'échange et leursignification dans le jeu de la compétition au sein d'une société primitive. Nouspouvons supposer que dans toute société, primitive ou non, existe un champdéterminé ouvert à la compétition sociale, champ structuré par la dominance de

certains rapports sociaux sur d'autres (parenté, religion, etc.). C'est ce champ quiouvre aux individus la possibilité d'agir en sorte qu'ils maximisent les satisfactionssociales déterminées et hiérarchisées dont la nécessité renvoie au jeu particulierde la structure sociale1.

Ceci éclairerait à la fois le fait que l'on peut considérer les principes formels del'attitude rationnelle comme universels et le fait que la rationalité économique aitdes contenus réels différents selon les divers types de société. Poser, comme le font

1. Cf. la critique de Hoselitz par Sahlins in American Anthropologist, 1962, p. 1068 et

Firth, Element of Social Organization, pp . 137, 142 et 153.

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70 MAURICE GODELIER

tant d'économistes, la maximation des gains monétaires des individus comme laseule attitude rationnelle possible, comme un modèle absolu, exclusif, c'est oublier

que cette forme de rationalité économique est le produit d'une évolution historique singulière1 et caractérise les sociétés capitalistes développées où le contrôleet l'accumulation du capital constituent le point stratégique de la compétitionsociale. De plus la forme capitaliste de rationalité économique diffère fondamentalementes formes de rationalité des sociétés primitives en ceci que la structuredu champ ouvert à la compétition sociale y est telle que la lutte pour le contrôledes facteurs de production joue le rôle décisif, ce qui donne un tout autre contenuà l'inégalité sociale.

On peut faire l'hypothèse que le développement de possibilités productivesnouvelles dans les sociétés tribales déplace le centre stratégique de la compétition

sociale du domaine de la répartition des éléments les plus valorisés du produitsocial vers le domaine de la répartition des facteurs de production entre les membresde la société, sans que la compétition pour la répartition du produit cesse déjouerun rôle2. L'inégalité sociale s'aggrave et peut devenir permanente lorsqu'uneminorité a des droits exceptionnels de contrôle des conditions de la production :

contrôle de la terre et des aménagements hydrauliques chez les Égyptiens ou lesInca, droit sur le travail des esclaves en Grèce, corvées paysannes, etc. Toutes lescombinaisons possibles de répartition inégale du produit et des facteurs de production doivent être explorées par l'anthropologie économique et l'anthropologie

politique pour expliquer comment s'est opéréle

passagedes

sociétésprimitives

tribales à des formes nouvelles de société comportant une structure de classesembryonnaire ou développée, où les anciens principes de réciprocité et de redistribut ion disparaissent ou ne jouent plus le même rôle3.

Ainsi le contenu explicite de la notion de rationalité économique est celui duproblème des fondements de l'organisation de la production et de la répartitionau sein des divers types de société. Et au sein de ce double contenu, l'organisationde la répartition (des produits ou des facteurs de production) joue le rôle stratégique,dominant. Sur le plan épistémologique, ces analyses nous permettent de préciserles conditions d'élaboration d'une « théorie générale des systèmes économiques ».

1. De nombreux marxistes, sollicitant la pensée de Marx, continuent de penser que lanotion de rationalité économique est apparue avec le capitalisme. Cf. O. Lange, ÉconomiePolitique, 1962, chap, v : « Le principe de la rationalité économique. » O. Lange se contentede quelques allusions sur « le caractère coutumier et traditionnel de l'activité économiquedans les conditions de l'économie naturelle » et cite rapidement Herskovits, Sombart,M. Weber avant d'affirmer, p. 193, que « le principe de la rationalité économique est le produithistorique de l'entreprise capitaliste. »

2. D. Forde, Primitive Economies, p. 338.3. Par exemple le contrôle de s routes commerciales de l'or, du sel, des esclaves par

l'aristocratie Sarakolé de l'ancien royaume de Gana au xie siècle, le contrôle de l'eau et desterres par le roi chez les Imerina de Madagascar au xvnie ; Cf. G. Condominas, Fokon'olonaet les collectivités rurales en Imerina, chap. 1, 2.

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 71

Puisque, nous l'avons vu, on ne peut pas déduire de principes formels le contenudes diverses rationalités économiques, ni réduire ce contenu à ces principes, la

théorie générale ne sera ni une théorie formelle ni la projection sur toutes lessociétés des structures et des lois de fonctionnement des sociétés capitalistes ou detout autre type de société pris comme terme absolu de référence. Ni théorieformelle, ni extension de l'économie politique, cette théorie générale en gestationserait la théorie des lois de fonctionnement de l'économie au sein des diverstypes de structures sociales possibles et de leur fondement, et cette connaissancescientifique est liée largement aux connaissances théoriques, fort inégalementdéveloppées, des fondements des autres structures sociales, parenté, religion,politique.

Pour montrer une dernière fois à quels paradoxes conduit un certain usage

des catégories de l'économie politique dans l'étude des sociétés primitives, nousanalyserons les conséquences pratiques de l'usage de la notion de « capital » parM. Salisbury avant d'exposer les conclusions de L. Lancaster sur le fonctionnementde la monnaie et du crédit à Rossel Island, fonctionnement qui semble formellementtrès proche du jeu du capitalisme financier.

Ayant défini le capital à la manière de Firth, résolu à trouver le « capital » desSiane, M. Salisbury devait encore « le mesurer » puisqu'il n'y a de science que dela mesure. Or M. Salisbury ne disposait point pour cette mesure de prix-indicateurs,uisque ni le travail ni la terre, ni la plupart des produits n'étaient échangéssur un marché. Il lui restait un seul critère, une seule donnée analysable : la quantité e travail social que la production des biens et services avait exigée. Il calculapar exemple qu'une hache de pierre nécessitait en moyenne 6 jours de travail,une aiguille i jour, une grande maison d'hommes 5 jours d'une équipe de30 hommes, 1 jour d'une équipe de 6 hommes, 2 jours d'une équipe de 30 femmes,soit 186 journées de travail...

Ces informations sont précieuses mais mesurent la productivité du systèmede production siane, non le capital. M. Salisbury mesurait donc réellement laproductivité de ce système tout en croyant mesurer un capital, sans faire la crit ique de ses propres concepts. Depuis longtemps la physique, par exemple, nous

a appris à séparer la science de la croyance, à isoler les résultats positifs de Newtonde ses « idées » sur l'existence d'un Espace et d'un Temps absolus et à expliquerceux-là et celles-ci. Les avatars de la démarche de M. Salisbury illustrent lesdangers d'une attitude non critique en théorie. Car en mesurant le coût socialdes biens M. Salisbury s'engageait dans la voie du crime de lèse-majesté doctrinale envers les « idées dominantes » chez les économistes. Car mesurer la« valeur » des biens par le travail social nécessaire à leur production c'est reveniraux thèses fondamentales1 des maîtres de l'économie politique classique et de

1. Ricardo, Principes de V Économie politique, chap. 1.

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72 MAURICE GODELIER

Marx1, leur disciple sur ce point, thèses depuis longtemps rejetées comme périméespar les économistes inspirés du marginalisme2. Par un singulier destin, la thèse de lavaleur- travail, autrefois fondement de l'analyse des sociétés marchandes modernes,devient juste « bonne » pour analyser une société primitive non marchande etM. Salisbury montre beaucoup d'embarras à vouloir nous persuader qu'elle neveut plus rien dire pour les économies modernes. Or, le paradoxe est que touteéconomie suppose la combinaison et la consommation de facteurs de productionet que seul le travail réalise cette combinaison. Ainsi, la théorie de la valeurdes classiques possédait dans son principe une valeur d'explication universelle,anthropologique et pourrait s'appliquer à toute société ancienne ou moderne,marchande ou non, libérale ou planifiée. Malheureusement l'idée que ce principed'explication est périmé, dépassé, interdit de reconnaître une des hypothèses

théoriques universelles de l'économie politique. Nous ne pensons cependant pasque la théorie de la valeur-travail explique à elle seule la formation des prix dansune économie de marché. La catégorie de « prix » est beaucoup plus complexeque celle de valeur et exprime à la fois les coûts de production et l'utilité socialed'un bien mesurée à travers le jeu de l'offre et de la demande solvable. C'est cedernier point que le marginalisme a développé. Mais, comme le montrait déjàA. Marshall, à long terme l'évolution des prix va dans le sens de l'évolution descoûts de production. On pourrait tenter de trouver un rapport entre l'utilitésociale des biens, leur « valeur » d'échange et le travail nécessaire à leur productionou nécessaire à la production de leur équivalent dans une société primitive lorsqu'ils sont obtenus dans un échange régulier (cauris, etc.). En effet les biens lesplus favorisés sont les plus rares et ont un statut équivalent aux objets de luxedans nos sociétés. Souvent, ils ont exigé un travail considérable pour être obtenusou pour que soit accumulé leur équivalent. Steiner a analysé les monnaies depierres géantes des Yap, décrites par Furness en 1910. D'autres ont évalué laquantité de travail et de nourritures qu'exige l'élevage des cochons en Nouvelle-Guinée. Ces biens représenteraient donc un prélèvement exceptionnel direct ouindirect sur les ressources en travail et en biens de subsistance de la société. Enmême temps, à cause de leur rareté ils seraient appelés à jouer un rôle essentiel

dans la compétition sociale où ils acquerraient leurs multiples significations etleur utilité sociale exceptionnelle.En fait, pensons-nous, l'économie politique ne peut être ou ne suffit pas pour

1. Marx, Le Capital, livre I, t. 1, pp. 53-54.2. M. Godelier, « Théorie marginaliste et théorie marxiste de la valeur et des prix »,

Cahiers de planification, École de s Hautes Études, n° 3, 1964.P. Bohannan rejette résolument la théorie de la valeur-travail ; Cf. Social Anthropology,

chap. 14, p. 230.R. Firth, dans Human Types, 1958, p. 80, adopte une position beaucoup plus nuancée.

Dans notre perspective, voir L. Johansen, Some Observations on Labour Theory of Valueand Marginal Utilities, 1963.

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 73

être une théorie générale parce que les phénomènes économiques au sein d'unesociété primitive, tout en étant plus simples que ceux d'une société moderne,

sont socialement plus complexes et par là n'ont ni le même sens ni le même contenu.Pour achever d'établir ce point essentiel nous allons reprendre l'analyse del'ultime maître-concept de l'économie politique, dernier prétexte pour retrouverses lois dans les sociétés primitives : le concept de monnaie. Nous prendrons desexemples de « monnaie primitive m1 dans les travaux de Armstrong, Bohannan,Guiart, Lancaster, Salisbury, Wilmington3. Ces exemples accusent de profondesdifférences mais ils mettent en évidence une caractéristique générale négativedes « monnaies primitives » : on ne peut les échanger contre n'importe quoi. Cene sont pas des « monnaies universelles ».

Bohannan3 a montré l'existence chez les Tiv du Nigeria de trois catégories

d'objets : biens de subsistance, biens de prestige (esclaves, bétail, métal),femmes. A l'intérieur de chaque catégorie un objet pouvait être échangé contreun autre. Entre la seconde et la troisième catégorie, certains principes de conversionermettaient d'accéder aux femmes à partir de barres de cuivre mais on nepouvait convertir la première catégorie en la seconde et surtout en la troisième.Aucune monnaie ne servait donc de dénominateur commun entre ces trois catégories, et le travail et la terre restaient en dehors d'elles4. Lorsque la monnaie européenne fu t introduite, son rôle d'équivalent universel fu t considéré comme unemenace pour la structure sociale traditionnelle et les Tiv tentèrent de sauver le« modèle » de leurs échanges en ajoutant une quatrième catégorie aux trois autres,où la monnaie européenne s'échangeait contre les biens européens importés oucontre elle-même. L'entreprise échoua rapidement.

Les analyses de Salisbury sur les Siane vont nous permettre de serrer de plusprès les propriétés d'une monnaie primitive et d'en présenter une interprétationthéorique.

Les biens étaient divisés, chez les Siane, en trois catégories hétérogènes : lesbiens de subsistance (produits de l'agriculture, de la cueillette, de l'artisanat) ;

les biens de luxe (tabac, huile de palmier, sel, noix de pandanus) ; les biensprécieux (coquillages, plumes d'oiseaux de paradis, haches ornementales, cochons)

1. Cf., sur ce problème, les ouvrages de : P. Einzig, Primitive Money in its Ethnological,Historical and Economic Aspects, 1949 ; Quiggin, A Survey of Primitive Money. The Beginningsof Currency 1949 ; R. Firth, « Currency, Primitive », Encyclopedia Britannica.

2. Wilmington, « Aspects of Moneylending in Northern Sudan », Th e Middle EastJournal, 1955, pp. 139-146.

3. Bohannan, « Some Principles of Exchange and Investment among the Tiv », AmericanAnthropologist, 1955, vol. 57 . Du même auteur : « Tiv Markets », The New York Academy ofSciences, mai, 1957, PP- 613-622, et le récent ouvrage collectif : Markets in Africa, 1963,introduction.

4. Moore, « Labor Attitudes toward Industrialisation in Underdevelopped Countries »,American Economic Review, 1955, n° 45, pp. 156-165, et son article dans Industrialisation etSociété, Paris-La Haye, Mouton, 1964 : «Industrialisation et changement social», pp. 293-372.

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74 MAURICE GODELIER

qui entrent dans les dépenses rituelles à l'occasion des mariages, des initiations,des traités de paix, des fêtes religieuses. Aucun bien d'une catégorie n'était échangeable contre un bien d'une autre catégorie. Les substitutions se faisaient à l'intérieur d'une catégorie. Il n'y avait pas une monnaie mais des monnaies, ni unéchange général de biens et de services mais des échanges limités et cloisonnés.Lorsque la monnaie européenne fit son apparition, on lui appliqua le principe del'inconvertibilité des biens, les pièces entrèrent dans la catégorie 2, les billetsdans la catégorie 3. La convertibilité réciproque des pièces et des billets, corrélatde la convertibilité de l'argent en n'importe quel bien, ne fut longtemps nicomprise ni acceptée par les Siane. Nous allons chercher à expliquer pourquoielle ne pouvait pas l'être. Si l'on veut interpréter théoriquement les faits décritspar M. Salisbury, il nous semble que l'inexistence d'une monnaie universelle

chez les Siane s'explique d'une part par le caractère limité des échanges, l'absenced'une véritable production marchande (raison négative) mais en même tempspar la nécessité de contrôler l'accès aux femmes au sein d'un clan et d'équilibrer la circulation des femmes dans les clans (raison positive). Cette seconderaison, relevant des structures de la parenté, imposait selon nous :

i° De choisir, parmi les ressources disponibles, certains types de biens pourles mettre en correspondance avec les femmes et ces biens devaient être en quantité imitée correspondant à la rareté des femmes et exiger plus d'effort, êtred'un accès plus difficile que les autres biens ;

20 De disjoindre radicalement le mode de circulation de ces biens (cochons,coquillages, etc.) du mode de circulation des autres biens, ce qui signifie la constitution d'une échelle de biens en plusieurs catégories hétérogènes et non substi-tuables.

L'inexistence d'une monnaie universelle paraît donc doublement nécessaire.Une analyse inspirée par l'économie politique classique ne saisirait que la raisonnégative, l'absence de production marchande, une analyse anthropologique yjoindrait la raison positive. Dans cette double perspective s'éclaireraient mieux

à la fois le fait que, pour un Siane, la signification d'une monnaie universelle nepouvait être spontanément reconnue puisqu'elle n'avait pas de sens ni de nécessitédans son propre système social, et le fait que l'introduction de cette monnaiefaisait peser une menace sur son système social1. Ici nous atteignons le problèmegénéral des rapports entre structures économiques et structures de parenté, etl'on pourrait se demander quelles modifications subissent à long terme les axiomes

1. Cf. P. Bohannan, « The Impact of Money on an African Subsistence Economy », TheJournal of Economic History, 1959, n° 4, pp. 491 à 503. Sur les effets destructeurs de la monnaie européenne sur le potlatch des Kwakiutl voir Steiner, Notes on Comparative Economies,P- I23-

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 75

d'un système de parenté avec le développement d'une production marchandegénéralisée et d'une monnaie universelle1.

L'existence d'une monnaie n'a donc pas le même sens dans une économieprimitive et dans une économie marchande occidentale. Une même réalité peutprendre des significations différentes, inattendues, par son appartenance à desensembles sociaux différents. Une fois de plus la structure donne un sens auxéléments qui la composent et en bonne méthode ce n'est pas le même élémentdans plusieurs structures qu'il faut chercher pour démontrer une identité fonctionnelle mais le même rapport entre les éléments d'une structure et ceux d'uneautre. Notre interprétation aboutit à la même conclusion que celle de Dalton. Lesdifférences entre les systèmes économiques sont aussi importantes que les ressemblances et les différences tiennent aux structures sociales au sein desquelles

fonctionne un même élément.Pour achever cette démonstration, nous allons examiner le système de monnaie

et de crédit existant dans l'île Rossel, décrit par Armstrong2 et interprété parL. Lancaster3. A Rossel Island existait une monnaie composée de deux sériesde coquillages, les Ndap et les Nkô. Chaque série comportait un nombre limitéde pièces ordonnées en 22 catégories pour les Ndap et en 16 pour les Nkô. Aucunrang n'était le multiple d'une unité de base. La série Ndap était la plus valorisée.Les rangs i à 18 entraient dans les transactions habituelles, ceux de 19 à 22 dansdes transactions exceptionnelles et étaient maniés avec un certain rituel par deschefs. Les pièces 22 étaient transmises en ligne masculine dans une famille dechefs puissants. Par l'intermédiaire de ce système de rangs un système de créditcompliqué était établi. La vie de l'île tournait autour d'un jeu d'obligationssociales impliquant des transactions monétaires. Pour effectuer une transactiondéterminée il fallait disposer d'une espèce déterminée de pièces. Si on n'avaitpas cette pièce, il fallait l'emprunter et au bout d'un certain temps la rembourser.Pour la rembourser on pouvait soit rendre une pièce de même rang plus quelquespièces d'un rang inférieur, soit rendre une pièce d'un rang supérieur. Ainsi unintérêt lié au temps se trouvait dégagé, dont le taux était fixé dans des discussionsrituelles. Chaque individu cherchait à placer ses pièces pour accéder au bout

d'un certain temps à des pièces de rang supérieur. Un financier, le ndeb, empruntaitt escomptait les pièces des propriétaires d'avoirs « liquides » et assurait lesrituels de remboursement. Chacun cherchait donc à tirer profit de la circulationde la monnaie et agissait comme s'il voulait maximiser ses avantages individuels.

1. Cf. Smelser, « Mécanisme du changement », article cité. Morgan avait déjà soulignéque les systèmes de parenté sont des éléments stables qui évoluent très lentement par rapportaux changements qui interviennent dans le rôle de la famille.

2. Armstrong, Rossel Island, Cambridge, 1928, et : « Rossel Island Money, a UniqueMonetary System », Economie Journal, 1924, pp. 423-429.

3. L. Lancaster, « Crédit, épargne et investissement dans une Économie non monétaire »,Archives Européennes de Sociologie, III, 1962, pp. 149-164.

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y6 MAURICE GODELIER

Nous sommes donc avec cet exemple (et celui de la monnaie de Malekula décritepar J. Guiart1) au plus près de la notion moderne de capital financier. Chacun entreen concurrence avec les autres pour maximiser les profits qu'il tire de l'usaged'une monnaie. Cependant L. Lancaster a démontré que cette proximité étaittrompeuse. En effet dans la société de Rossel l'accumulation de la richesse entreles mains de certains individus n'aboutissait pas à un accroissement de la richesseglobale de la société, à la différence d'une économie occidentale où le mécanismede crédit est directement un facteur de croissance car il participe au financementdes investissements productifs2. Cette monnaie et ce crédit se trouvaient imbriquésdans un système fermé sur lui-même qui relève non pas de l'échange marchandmais d'un système de « don » dominé par le principe de réciprocité. A la différencede Mauss3 qui s'autorisait de l'exemple d' Armstrong pour affirmer que l'opé

ration de crédit et l'opération de don étaient identiques, L. Lancaster fait deces opérations deux manifestations distinctes d'un même principe : quiconquese trouve en possession de certains biens à l'issue d'une transaction qui appelleun « retour » à terme, se trouve dans la situation et les obligations d'un bénéficiaire, soit socialement une situation de dépendance. Le cycle de la transactionest fermé par le remboursement de la dette et de l'intérêt, mais dans l'intervalleune relation sociale s'est créée qui s'inscrit, pour une économie primitive, dansune dimension sociale dépassant de beaucoup la relation débiteur-créancier dansune économie occidentale et ne lui confère pas le même sens (obligations socialeset besoins rituels à l'occasion des funérailles, du mariage, de la succession — ladette authentifiant en quelque sorte l'événement).

La conclusion de L. Lancaster à partir des matériaux d' Armstrong est doncla même que la nôtre à partir de ceux de Salisbury. Les théories de l'économiepolitique ne suffisent pas à expliquer une économie primitive parce que celle-ciest socialement plus complexe, et l'application non critique de ces théories obscurcitplus qu'elle n'éclaire l'économie primitive, car elle ne fournit que des ressemblances superficielles et masque les différences significatives. En fait, même lesplus grands anthropologues n'ont pu échapper aux pièges des mots faussementclairs et des analogies apparemment « explicatives ». Boas, dans sa célèbre descrip

tionu potlatch, s'exprimait en ces termes :

« Le système économique des Indiens de la Colombie Britannique estlargement basé sur le crédit tout autant que le système des communautéscivilisées. Dans toutes ses entreprises, l'Indien se repose sur l'aide de ses

1. J . Guiart, « L'organisation sociale et politique du Nord Malekula », Journal de la Sociétédes Océanistes, VIII, 1952.

2. D. Forde déclare : « La monnaie en elle-même ne donne à une économie fermée aucunlien entre le présent et le futur... une communauté épargne seulement si elle produit de sbiens durables », Primitive Economies, p. 342.

3. M. Mauss, Essai sur le don, 1950, p. 199.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 77

amis. Il leur promet de payer pour cette aide à une date ultérieure. Sil'aide fournie consiste en richesses mesurées chez les Indiens par des couvertures comme nous les mesurons par la monnaie, il promet de payer la

quantité empruntée avec de l'intérêt... y>x.

Un tel vocabulaire suggère une équivalence étroite entre potlatch et crédit,mais Dalton, s'appuyant sur Boas lui-même et Goldmann2, a montré que là encoreles différences étaient plus importantes que les ressemblances. Dans l'économiede marché, le crédit a une variété de fonctions, la plus importante étant le financement des « entreprises » à travers les prêts à court et long termes. L'emprunteurutilise cette monnaie universelle de façon matériellement productive pour pouvoirrembourser le prêt, la charge d'intérêt et retenir en plus quelque profit. Ce n'estpas le cas chez les Kwakiutl. Dans une économie de marché, l'appareil créant des

dettes et des crédits est un élément de l'institution de marché. Les taux d'intérêtsont variables et dépendent de l'offre et de la demande sur les marchés monétaires.Il n'y a aucun statut dans une économie de marché qu i « contraint » à emprunteret à emprunter seulement à son groupe lignager. Chez les Kwakiutl, les couverturessont une monnaie à usage très limité. La sphère du potlatch est celle de transactionsur certains biens et avec des monnaies spéciales qui ne sont pas utiliséesdans d'autres sphères, et reste distincte de la sphère de la vie quotidienne. Dansnotre économie les éléments essentiels de la vie quotidienne sont acquis à traversle marché et au même marché appartient le mécanisme de crédit et de dettes.Le mécanisme par lequel la dette est créée, les conditions du remboursement, lespénalités en cas de non-remboursement diffèrent entièrement chez les Kwakiutl.Dans notre économie le débiteur prend toujours l'initiative de la dette, dans lepotlatch c'est le « créditeur » qui fait le premier pas en forçant son rival à accepterles dons. Et surtout le principal motif du potlatch est la recherche du prestigehonorifique et non l'accumulation de richesses matérielles et le terme ultime ducode de l'honneur du potlatch est la destruction complète des richesses pourmontrer sa valeur et écraser le rival.

A travers l'analyse de ces quatre exemples (Tiv, Siane, Rossel, Kwakiutl)nous entrevoyons peut-être une sorte de loi générale. Plus la structure de la divi

sion du travail est complexe, plus les activités économiques acquièrent une autonomie relative au sein de l'ensemble social et plus il est possible de définir descatégories économiques élémentaires, des catégories et des lois « simplement »économiques. A l'inverse, plus une société est simple, moins il est possible d'isolerl'économique des autres éléments de la vie sociale et plus l'analyse d'un mécanisme apparemment économique sera complexe puisque toute la configurationsociale se trouve directement présente au cœur de ce mécanisme. D'une certaine

1. Boas, Twelfth and Final Report on the North-Western Tribes of Canada, 1898.2. Goldmann, « The Kwakiutl of Vancouver Island », Co-operation and Competition among

Primitive Peoples, M. Mead, ed . 1937.

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manière la simplicité des catégories de la pensée semble l'envers de la complexitédes structures de la réalité sociale. En ce sens, c'est parce qu'il produit des concepts« simples » que le « supérieur explique l'inférieur », |que l'économie politique est lepoint de départ de l'anthropologie économique. Mais, à l'arrivée, l'anthropologieéconomique découvre que l'économie politique ne lui suffit pas et qu'elle-mêmepeut lui fournir la perspective qui lui manque le plus souvent pour délimiter sescontours, son champ de validité théorique et historique, et peut-être pour luisuggérer d'éclairer en son sein des « terras incognitas », des zones en friche,d'explorer son propre monde à la manière d'un ethnologue1.

A vouloir que l'économie politique2 soit déjà la théorie générale de l'économiqueon aboutit à perdre de vue la dimension sociologique et historique des faits,à transformer un fait social en fait naturel, on nie les faits recueillis dans les sociétés

primitives ou on les déforme, on se trompe même sur le fonctionnement réel denotre propre système économique, enfin on oublie la bonne méthode qui supposequ'un même élément prend un sens différent dans des ensembles structurés diff

éremment. On perd les faits, on perd la méthode, on perd la science, pourquoi ?

Parce qu'on a perdu le point de vue anthropologique, le point de vue comparatif,parce qu'on suit la pente « naturelle » d'une culture en prenant sa propre sociétécomme référence « absolue ». On prend, de façon non critique, la rationalité del'économie occidentale pour la seule rationalité possible. C'est-à-dire qu'on lajustifie en l'analysant, ce qui est le propre de l'acte idéologique. Le concept derationalité économique peut-il échapper à l'idéologie et avoir un contenu scientifique ? Y a-t-il même une rationalité « économique » ?

III. — Vers un renouvellement de la notionde « Rationalité économique »

« Les Grecs vécurent autrefois comme lesBarbares vivent maintenant. »

Thucydide, I, 6, 6.

Nous nous bornerons à pousser un peu plus avant la problématique que nousavons déjà esquissée de cette notion, la plus difficile et qu i exigerait les plus longsdéveloppements. La science, nous l'avons vu, se perd quand l'idéologie commence

1. Voir l'article d'Eisenstadt, « Anthropological Studies of Complex Societies » et ladiscussion avec Banton, Barnes, Gluckman, Meyer-Fortes, Leach, etc., in Current Anthropology, June 1961, vol. 2, n° 3.

2. Arensberg, « Anthropology as History », Trade and Market, et Fusfeld, « EconomicTheory Misplaced : Livelihood in Primitive Society », Trade and Market...

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 79

et l'idéologie commence lorsqu'une société se prend comme référence absolue,centre de perspectives premières ou dernières.

La science économique elle-même naquit lorsque l'évidence commune de lanécessité de maintenir l'ancien régime fu t contestée et que furent prises pourobjet d'analyse et pour principes d'une société « rationnelle » les règles de fonctionnement d'une économie capitaliste industrielle et marchande. Dès sa naissance,l'économie politique se trouvait engagée à critiquer, expliquer, justifier. Et cettecritique et cette justification se voulaient absolues, cette explication décisive,puisque les règles de l'économie nouvelle se trouvaient, croyait-on, en accord avecles principes de la « Raison naturelle » transcendant toute contingence historique.L'histoire s'était fourvoyée par ignorance des vrais principes, leur connaissanceinaugurait le règne de la Raison.

Ainsi les mécanismes de l'économie marchande se trouvaient à la fois décritset « valorisés ». Des faits devenaient des « normes ». Le système économiquenouveau était posé et vécu comme un « modèle » devant lequel les règles del'ancien régime et des autres sociétés étaient traduites, jugées et reconnues coupables d' « irrationalité ». Très vite avec Fourier et Saint-Simon, plus tard avecMarx1, aujourd'hui avec les bouleversements de la décolonisation et de l'affrontementondial des systèmes, la critique des principes de la libre entreprise s'estdéveloppée, invoquant pour preuves l'exploitation des travailleurs, le gaspillagedes ressources, les crises, l'impérialisme colonial, etc. Il n'est plus désormaisévident que la poursuite des intérêts privés assure automatiquement l'intérêtgénéral. Dans une perspective identique de valorisation d'un « modèle », les anciensGrecs faisaient des étrangers des « barbares » et hier encore les sociologues découvraient une mentalité « prélogique » chez les primitifs. En agitant le thème dela rationalité sommes-nous condamnés à écrire la doxographie des partis prisdes hommes et des sociétés ?2 Tout n'est-il que préjugé, idéologie, illusion dans cemouvement perpétuel de « valorisations-dévalorisations » complémentaires ousuccessives ? Peut-il y avoir une connaissance scientifique de la rationalité propred'un système et peut-on la comparer avec celles d'autres systèmes ?

Quel sens donne-t-on implicitement à la notion de rationalité économique ?

1. Marx, Manuscrits économiques et philosophiques, 1844, Paris, Éd. Sociales, 1964. VoirM. Godelier, « Économie politique et philosophie », La Pensée, 1963, n° 11 .

2. Voir le texte célèbre d'Alfred Marshall : « Quel que soit leur climat et quels que soientleurs ancêtres, nous voyons les sauvages vivre sous l'empire de la coutume et de l'impulsion ;presque jamais ils ne s'engagent d'eux-mêmes dans des voies nouvelles ; jamais ils ne songentà l'avenir éloigné, et rarement même ils se préoccupent de l'avenir immédiat ; capricieux,en dépit de leur asservissement à la coutume, dominés par la fantaisie du moment, acceptantparfois les fatigues les plus pénibles, mais incapables de s'astreindre longtemps à un travailrégulier, ils se soustraient autant que possible aux tâches difficiles et ennuyeuses ; celles quine peuvent être évitées sont accomplies par le travail forcé des femmes. » (Principles ofEconomies, 1890. Appendix A : « The Growth of Free Industry and Enterprise », Macmil-lan, Londres, 1961, p. 602.)

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Pour le dégager, nous allons procéder a contrario en rappelant quel contenurecouvrait l'accusation dJ « irrationalité » portée contre l'ancien régime : en bref,

on accusait ce système de faire obstacle au progrès technique et au progrès social1.Ainsi la notion de rationalité économique s'organise autour de deux pôles designification. Par économie « rationnelle », on vise une économie « efficace » et uneéconomie « juste ». L'efficacité renvoie aux structures techniques de la production,c'est-à-dire à la plus ou moins grande domination de l'homme sur la nature, la« justice » renvoie aux rapports des hommes entre eux dans l'accès aux ressourceset au produit social. Si l'on confronte ces deux champs de significations avecl'état de nos connaissances théoriques actuelles, on constate une dissymétrieentre les deux. L'efficacité technique est l'objet d'analyses fouillées, servies pardes procédures de calcul. La recherche opérationnelle fournit une partie de ces

procédures qu i permettent d'améliorer la productivité de diverses combinaisonsde facteurs de production. La « justice sociale » est par contre l'objet de contestations semble-t-il irréductibles et l'on n'entrevoit pas la solution prochainede l'équation de la justice et du bien-être malgré tous les théoriciens du « Welfare »2.

Cependant l'unité de ces deux champs de significations est visible. On ne chercheen effet la meilleure combinaison des facteurs de production que pour maximiserle profit personnel de leur propriétaire. Si la question de la rationalité renvoieà ces deux thèmes, productivité et justice - bien-être, il est manifeste qu'elle sesitue au cœur de l'existence quotidienne comme une question inévitable et permanente à laquelle il faut non seulement répondre théoriquement mais pratique

ment.ne analyse plus attentive découvre que la question de l'efficacité techniqueet sociale d'un système est celle des possibilités de ce système, plus précisémentdes possibilités maximales de ce système de réaliser les transformations économiques et sociales qu i s'imposent à lui nécessairement. Nous ne pouvons envisagerd'analyser les possibilités des systèmes réels connus, passés ou présents, mais nouspouvons aborder le problème « formellement », c'est-à-dire dessiner la « problématique » d'une telle analyse. Comment aborder l'analyse des « possibilités » d'unsystème ? Il nous semble qu'il faut distinguer deux plans, celui des possibilités

1. La notion de progrès comme celle de rationalité ne peut être déduite de principesa priori mais revêt des contenus multiples socialement et historiquement déterminés. Iln'existe pas une « essence vraie » de l'homme, qu'il faudrait rejoindre ou construire peu à peuet qui serait à la fois le moteur et le but final de l'évolution des sociétés et l'instance devantlaquelle le philosophe ou le théoricien convoquerait les sociétés pour les « juger ». Une telleattitude spéculative n'a rien à voir avec la science et est caractéristique de toutes les « philosophies de l'Histoire ». Ainsi Morris Ginsberg « convoque le développement économiquedevant les principes d'une éthique rationnelle » in « Towards a Theory of Social Development :The Growth of Rationality », p. 66 . Voir aussi E. Seiffert, « Le facteur moral du développement social ». Pour une discussion de s thèses de Ginsberg voir R. Aron : « La Théorie duDéveloppement et l'interprétation historique de l'époque contemporaine », symposium surle Développement Social, Paris-La Haye, 1965.

2. Cf. A. Little, A Critique of Welfare Economies.

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consciemment créées, voulues, celui des possibilités subies — consciemment ounon — et deux niveaux de rationalité, une rationalité intentionnelle et unerationalité inintentionnelle.

La rationalité voulue se manifeste d'abord dans l'utilisation qu'une sociétéfait de son environnement. Toute technique, nous l'avons vu, utilise les possibilités d'un milieu, suppose une connaissance, rudimentaire ou complexe, despropriétés des objets, de leurs rapports. Schlippe1 a montré, par exemple, que,sous l'apparence de chaos que donne l'agriculture itinérante des Azandé, règneun ordre rigide et caché. La dispersion des parcelles cultivées, les types diversd'associations culturales sont une étroite adaptation aux possibilités écologiques.Les études précises de Conklin2, de Viguier3, de Wilbert4 ont montré que le rapportterre cultivée-jachère chez les agriculteurs extensifs manifestait une connaissance

précise du cycle de régénération de la fertilité des sols. G. Sautter a montré quele rapport des terres cultivées de façon continue aux terres cultivées de façondiscontinue qu'exprime le dispositif concentrique des terroirs de l'Ouest africaindépendait des possibilités de production de fumier et des moyens de son transport. Les possibilités d'un milieu constituent donc des alternatives exploitablesdans certaines conditions et nécessitant toujours un effort conscient pour lesexploiter5.

Hackenberg6 a étudié les alternatives économiques offertes aux Indiens Pimaet Papago par leur territoire situé dans le désert central et le sud-ouest de l'Ari-zona. Il classe ces alternatives selon un gradient d'intervention technologique

croissante sur les données du milieu, gradient qui ferait succéder logiquement :i. La chasse et la cueillette ; 2. Une agriculture marginale ; 3. Une agriculturepré-industrielle ; 4. Une agriculture industrielle. Au xvne siècle, les Papago, dansles vallées montagneuses sèches, tirent de la chasse et de la cueillette 75 % de leursressources, les Pima dans le bassin de la Gila River 45%. Le reste des ressourcesétait obtenu — en proportion plus forte chez les Pima — par une agriculturemarginale utilisant avec une technique très simple la fertilité du sol entretenue

1. Schlippe, Shifting Cultivation in Africa, 1955, 3e partie.2. Conklin, Hanunoo Agriculture in the Philippine, F.A.O., 1957, e^ <( Study of Shifting

Cultivation », Current Anthropology, vol. 2, févr. 1961, pp. 27-61.3. Viguier, L'Afrique de l'Ouest vue par un agriculteur, Paris, 1961, p. 29 .4. Wilbert, Th e Evolution of Horticultural Systems in Native South America, Causes and

Consequences, Caracas, 1961.5. G. Sautter, « A propos de quelques terroirs d'Afrique de l'Ouest », Études Rurales,

1962 ; Godelier, « Terroirs africains et histoire agraire comparée », Annales E.S.C.,1964, n° 3.

6. Hackenberg, « Economie Alternatives in Arid Lands : A Case Study of the Pima andPapago Indians », Ethnology, 1 (2) avril 1962.

L'archéologie a commencé à fournir des informations utilisables sur l'évolution de l'agriculture marginale et l'agriculture intensive au Pérou, au Mexique pré-colombiens, dans leProche-Orient Antique, etc. ; par exemple D. Collier, « Agriculture and Civilization on theCoast of Peru », in Wilbert, op . cit., pp. 101-109 et le commentaire d'Eric Wolf.

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par les pluies et l'irrigation naturelle de la Gila River. Chez les Pima, contrairementux Papago, les champs étaient permanents et l'habitat sédentaire. Lesdifférences s'accusèrent profondément lorsque les Pima passèrent à une agriculture

pré-industrielle. En coordonnant leurs efforts ils améliorèrent leur système hydraulique. 'introduction du blé, céréale d'hiver, par les Espagnols, vint compléterle cycle des récoltes et assurer pendant toute l'année, grâce à l'agriculture, lasubsistance des communautés. Dès lors les Pima se trouvaient entièrement libérésde leur dépendance antérieure par rapport à la chasse et à la cueillette. Les Papago,sur leur territoire plus aride, ne purent jamais produire des ressources agricolesen quantité suffisante pour supplanter la chasse et la cueillette. Les Blancs introduisirent une agriculture industrielle productrice de coton. Ils aménagèrent laGila River en construisant des barrages et de grands réservoirs. C'était là transformer profondément le milieu, ce qui supposait l'usage de machines et une économie de marché pour l'écoulement des produits, ce que les Pima et encore moinsles Papago, ne pouvaient faire.

Les possibilités offertes par un milieu sont donc actualisées ou développéespar les techniques de production. Il semble que plus le niveau technologique d'unesociété est faible, plus le système économique est simple, moins il y a d' « alternatives » pour un choix « économique » et plus étroit est le maximum de productionque la société pourra atteindre. Les fluctuations de ce maximum dépendent beaucoup plus des variations des contraintes extérieures au système que des variationsinternes du système. Si on analyse, par exemple, les unités de mesure agraire au

Moyen Age, le « journal », la « charrue », etc., on constate qu'elles expriment lemaximum de surface labourable par une charrue attelée en une journée. Cemaximum dépendait des conditions du terrain, vallée, versant, sol lourd, solléger et la métrologie agraire se pliait souplement à ces variables.

Mais la maximation de la production n'a de sens que par référence à la hiérarchie des besoins et des valeurs qui s'imposent aux individus au sein d'une sociétédéterminée et ont leur fondement dans la nature des structures de cette société.La maximation de la production n'est donc qu'un aspect de la stratégie globale demaximation des satisfactions sociales. A propos d'Amatenango, communautéd'Indiens Chiapas du Mexique, Nash1 a montré que chacun d'eux n'ignore rien

des règles de la maximation des gains monétaires, mais que les fins que chacunmaximise sont des objectifs valorisés autres que la maximation de cette grandeuréconomique. Chacun cherche à parcourir le cycle entier des fonctions communautairesrofanes et sacrées qui lui conféreront un rang important dans la hiérarchiedu groupe. Chacun pratique donc un jeu complexe de conduites de coopération etde compétition avec les autres membres du groupe, compte tenu du prestige etde la richesse de son lignage et de ses alliés. Ces exemples nous montrent que la

i. Nash, « The Social Context of Economie Choice in a Small Society », Man, nov. 1961.

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rationalité intentionnelle d'un système social se manifeste sous la forme et àtravers les actions finalisées par lesquelles les individus combinent des moyenspour atteindre leurs fins. Mais cette analyse « formelle » ne dit rien de la nature

de ces moyens et de ces fins. Et surtout elle ne permet pas d'analyser certainespropriétés d'un système qui ne sont ni voulues ni souvent connues de ses agents,un niveau inintentionnel de rationalité.

Connaître ce niveau c'est passer des règles aux lois, passer des propriétésconnues d'un système à ses propriétés au départ inconnues. Nous allons aborderce point délicat à travers quelques exemples. Hackenberg souligne que lorsqueles Pima adoptèrent la culture du blé et passèrent à un système d'agriculturepermanente, ils transformèrent profondément sans le vouloir et , probablementau départ, sans le savoir, la flore et la faune sauvages de leur environnement,

base de leur ancienne économie de cueillette et de chasse. Au bout d'un certaintemps devenait difficile puis impossible tout retour en arrière vers ces formesanciennes d'économie. Les Pima avaient donc détruit une de leurs possibilitéséconomiques et s'étaient fermé toute retraite dans ce sens1. De plus, l'augmentationémographique liée au développement de l'agriculture rendait une telle issueradicalement insuffisante. Ainsi en se donnant un nouveau système économique,une société se donne de nouvelles possibilités et s'en ferme d'autres. Toute détermination est une négation, disaient Spinoza et Hegel. Et cette « fermeture » n'estle but d'aucune conscience. Elle n'est l'acte conscient d'aucun pris séparémentmais l'œuvre inconsciente de tous. Mais en même temps les possibilités qu'une

société s'ouvre ont leurs limites objectives, leur « fermeture propre ».Conklin, Viguier et bien d'autres ont montré que dans un système d'agri

culture extensive sur brûlis, il y avait un rapport nécessaire entre terre cultivéeet terre cultivable pour assurer le maintien de la fertilité du sol et la reproductiondu système productif au même niveau d'efficacité2. Lorsque ce rapport est franchi,le point d '« équilibre » du système est rompu3, un processus de défertilisation etde dégradation des sols se met en marche, les rendements baissent, les difficultéssociales commencent. Si aucune solution n'est apportée, le cercle infernal dela culture extensive se noue : quand les rendements baissent, les superficiesaugmentent,

quandles superficies augmentent, les rendements baissent.

Lefonc

tionnement du système est donc incompatible avec certains taux d'expansiondémographique ou avec la nécessité d'étendre les surfaces cultivées pour produiredes cultures industrielles et se procurer des revenus monétaires. Le problème se

1. De telles situations, si tout développement est bloqué pour des raisons particulières,peuvent créer les conditions de l'apparition de « faux archaïsmes ».

2. Carneiro souligne que le nomadisme des cultures n'est pas nécessairement dû à l'épuisement des sols mais à la difficulté de les travailler après quelques années de culture par suitede l'envahissement des mauvaises herbes. Cf. article cité.

3. Cf. Leeds, Th e Evolution of Horticultural Systems, p. 4.

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84 MAURICE GODELIER

pose alors de transformer le système pour rompre le cercle infernal qu'il engendreet résoudre la contradiction entre production et consommation1, moyens et besoinsCet exemple pose de nombreux problèmes théoriques et fournit quelque lumière

sur leur solution.Parfois, nous venons de le voir, le succès même d'un système crée les condi

tions de son échec. L'agriculture extensive permet en général une croissancedémographique supérieure à celle offerte par une économie de cueillette ou dechasse mais au-delà d'un certain point cette densité démographique est incompatiblevec le maintien des conditions du bon fonctionnement du système ou dumoins les règles efficaces et rationnelles hier ne le sont plus dans cette situationnouvelle. Ainsi se dégage l'hypothèse d'une correspondance fonctionnelle entrele fonctionnement d'un système et un certain type et nombre de conditions

externes et internes de ce fonctionnement. Il n'y a donc pas de rationalité économique en soi, définitive, absolue. L'évolution d'un système peut, dans certainesconditions, développer des contradictions incompatibles avec le maintien desstructures essentielles du système et mettre au jour les limites des possibilitésd'invariance du système.

Qu'appelle-t-on « invariance » d'un système ? Ce n'est pas l'invariance deséléments combinés au sein du système mais l'invariance du rapport entre ceséléments, l'invariance de ses structures fondamentales. On peut poser l'hypothèse u'au-delà d'un certain point la variation des variables d'un système imposela variation du rapport fonctionnel entre ces variables. Le système doit évoluer

alors vers une autre structure. Dans cette perspective se manifeste une dialectique objective du rapport « structure-événement ». Une structure a la propriétéde tolérer et de « digérer » certains types d'événements jusqu'au point et aumoment où c'est l'événement qui digère la structure. Une structure sociale peutdonc dominer une évolution et des contradictions internes ou externes jusqu'àun certain point qui n'est pas connu d'avance et qui n'est pas une propriétéde « la conscience » des membres de la société définie par cette structure mais unepropriété de leurs rapports sociaux conscients et inconscients. L'action conscientedes membres d'une société pour « intégrer et neutraliser » l'événement ou la structurequi menace ou traumatise leur système

sociala été fortement soulignée par

les anthropologues et manifeste le lien interne de la rationalité intentionnelleet de la rationalité inintentionnelle du système2. Nous avons vu, par exemple,

1. Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, 1964, p. 213, « Le Territoire » : « Le rapport nourriture-territoire-densité humaine... équation aux valeurs variables mais corrélatives. »

2. La conscience des conditions-limites de l'équilibre de fonctionnement d'un systèmeéconomique s'exprime peut-être à travers certains mythes des chasseurs sibériens ou Tupi-Guarani dans l'idée d'un pacte originel entre les espèces animales et l'homme, pacte quiimplique l'obligation pour l'homme de ne pas tuer les animaux sans nécessité, sans besoin,sous peine de terribles vengeances de la nature contre la communauté humaine. Cf. E. Lot-

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 85

les Tiv et les Siane s'efforcer d'intégrer la monnaie européenne et les nouveauxéchanges marchands dans une catégorie supplémentaire et vouloir préserver ainsi,

en lui donnant un champ d'action plus vaste, leur système traditionnel de circulationes biens. Nous avons vu aussi l'échec de ces tentatives se produire au-delàd'un certain temps. La contradiction qui se développait ici ne venait point del'intérieur du système comme la contradiction démographie-système d'agriculture extensive mais de l'extérieur. Cependant elle manifeste également lespossibilités internes de ce système. Il n'y a donc pas, pour la constitution d'unescience des sociétés, de privilège théorique des sociétés non acculturées par rapportaux sociétés acculturées ou réciproquement. Les premières sont nécessaires pourcomprendre les secondes et celles-ci éclairent celles-là. Ce va-et-vient permet detenter l'analyse des possibilités d'invariance des différents systèmes sociaux.

Si privilégier théoriquement un type de société n'a pas de nécessité scientifique,cette attitude n'exprime alors rien d'autre que l'idée que se fait le savant de sapropre société, de son « sens » comparé à celles qu'il étudie.

La solution d'une contradiction incompatible avec l'invariance d'un systèmen'aboutit pas nécessairement à la mutation et à la destruction de ce système.Lorsqu'une crise éclate dans une communauté d'agriculteurs sur brûlis, si les terresdisponibles autour d'elle sont en abondance, la communauté peut se segmenter etexpulser d'elle en quelque sorte sa contradiction en essaimant des communautés-filles autour d'elle. Cette solution maintient le système économique et le multiplie en

lui conférant une grande stabilité d'évolution. Lorsque l'essaimage est impossible,il faut résoudre sur place la contradiction en produisant plus sur la même surfaceet passer à des formes plus intensives d'agriculture1. Certains auteurs tels Richard-Molard2, G. Sautter expliquent ainsi la présence d'une agriculture intensive chezles peuples paléo-négritiques d'Afrique, probablement chassés de leur terroirprimitif par des envahisseurs et bloqués dans des refuges où il leur fallut, poursurvivre, exploiter de façon intensive un territoire limité3.

Falk, Les Rites de la chasse chez les peuples sibériens, Paris, Gallimard, 1953, chap, iv :« Les Esprits-maîtres ».

Dans un autre contexte Richard-Molard avait suggéré d'analyser le rôle économique etsocial du « maître de la terre » dans les sociétés agricoles archaïques d'Afrique Noire en liaisonavec la nécessité pour les systèmes d'agriculture extensive d'assurer le maintien de l'équilibrehomme-terre par le contrôle vigilant de la durée de s jachères et des surfaces cultivées. « Dansl'évolution des terroirs tropicaux d'Afrique et de leur densité de peuplement, de leur conservation ou de leur érosion existent deux seuils, superposés, tout à fait différents, d'optimumtechnique et démographique séparés par des stages intermédiaires plus ou moins critiques. »Article cité, 195 1.

1. Cf. Brookfield, « Local Study and Comparative Method : an Example from NewGuinea », Annals of the Association of American Geographers, 1962, n° 52, pp. 242-254.

2. Richard-Molard, « Les Terroirs tropicaux d'Afrique », A nnales de Géographie, 1951.3. Lorsque la « Pax Gallica » a desserré l'étau qui enfermait les Kabré du Togo, ceux-ci

on t envahi la plaine et pratiqué à nouveau une agriculture extensive beaucoup moins « évo

luée » que leur système intensif de montagne. Carneiro fait l'hypothèse que la contradiction

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86 MAURICE GODELIER

De plus, l'existence de contradictions à l'intérieur d'un système ne signifiepas que ce système soit condamné à la paralysie. Certaines contradictions sont

constitutives d'un système et lui donnent pendant un certain temps son dynamisme. Ainsi paysans et seigneurs sous l'ancien régime étaient à la fois opposéset solidaires. Leur contradiction, de même que la contradiction d'un maître etde ses esclaves, n' excluait pas leur unité. Les luttes entre paysans et seigneurs, bien

loin d'affaiblir le système lui donnait une impulsion plus forte. Lorsque les paysansréussissaient à contraindre leur seigneur à diminuer les corvées et les rentes, ilsdisposaient alors de plus de temps et de moyens pour élargir leurs propres ressources.es communautés paysannes s'enrichissaient, les échanges prenaient de lavigueur et les seigneurs bénéficiaient de cette prospérité. Certains ont supposéque le dynamisme économique, social, culturel, démographique de l'Europe

seigneuriale du XIe au xm e siècle prit sa source dans les possibilités de croissancecontenues dans la contradiction du rapport seigneurs-paysans, du moins lorsqueles seigneurs étaient encore des « entrepreneurs de production » et n'étaient pasencore devenus presque exclusivement des « rentiers du sol » et une classe parasite1.Il y aurait donc des contradictions motrices de développement économique etsocial ou des.« périodes motrices » du fonctionnement des contradictions économiques et sociales. Peut-être la différence entre les contradictions d'une communauté rimitive — l'unité du jeu de la compétition-coopération — et celles d'unesociété de classes serait que les premières n'entraînent pas directement, ni au même

rythme que les secondes, des transformations économiques et sociales. Il faudraitpour vérifier ce point se livrer à des recherches précises et à des inventaires statistiques. Dans tous les cas cependant, si un système ne fonctionne que danscertaines conditions, l'optimum de son fonctionnement correspondrait à un « état »et à un « moment » de l'évolution de ce système où ses contradictions internes etexternes sont le mieux « dominées », ce qui ne signifie pas nécessairement « exclues ». Car si exclure le surcroît démographique d'une société d'agriculteurssur brûlis c'est résoudre sa contradiction, détruire le rapport du maître à l'esclave,ou du seigneur au paysan, c'est proprement « changer » le système, l'abolir commela nuit du 4 Août fu t celle de 1' « abolition des privilèges et de l'ancien régime ».

Mais il ne faudrait pas considérer le fonctionnement optimum d'un système à lamanière de Montesquieu cherchant la date de la suprême « grandeur » des Romains,

démographie-production crée les conditions de l'apparition de systèmes socio-économiquesnouveaux lorsque la superficie de terre cultivable est nettement limitée comme dans lesvallées étroites de la côte du Pérou ou de s montagnes des Andes et de Nouvelle-Guinée. Cettehypothèse semble confirmée par l'étude importante de Brookfield de 31 localités de Nouvelle-Guinée, aux conditions écologiques différentes, où se découvrent six formes d'agriculture deplus en plus intensive en relation avec la densité démographique croissante de sociétés; in« Local Study and Comparative Method : an Example from Central New Guinea » Annals ofthe Association of American Geographers, 1962, n° 52, pp. 242-254.

1. Duby, op. cit.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 8j

prélude de leur décadence irrémédiable, ou de Toynbee décrivant l'agonie de civilisations brillantes jonchant de leurs débris l'arène de l'histoire. A chaque moment

de l'évolution d'un système il y a une pratique optimale à mettre en œuvre pourdominer les contradictions de ce moment, et ceux que l'on appelle les grandsdirigeants sont précisément ceux qui découvrent les transformations « nécessaires ».

Mais on peut faire l'hypothèse qu'un système est à l'optimum de son fonctionnementendant la période où la compatibilité des structures sociales qui le constituent est maximale.

Ainsi l'idée de compatibilité et d'incompatibilité fonctionnelles nous introduitvers une recherche opérationnelle et une cybernétique des systèmes économiques,vers une logique non pas formelle mais « réelle » de l'évolution des systèmes quiest proprement la tâche théorique de l'anthropologie économique1. Cependant

nos dernières analyses pourraient laisser supposer qu'il existe une rationalité « économique » isolable. Les analyses de Nash et de Lancaster nous avaient fait entrevoirdes individus poursuivant une rationalité plus large, sociale, recouvrant etorganisant l'ensemble des rapports sociaux. Ceci nous met sur la voie d'unecompatibilité beaucoup plus large que celle d'une structure économique avec unévénement ou une structure également économiques, sur la voie d'une « correspondance » fonctionnelle entre structures économiques et non économiques.

Hackenberg a montré que le développement d'une agriculture pré-industriellechez les Pima avait entraîné le développement de six traits inconnus des Papagoet créé une différence cette fois « de nature » entre leurs deux systèmes sociaux.L'habitat s'était concentré et définitivement sédentarisé. La coopération s'étaitdéveloppée entre plusieurs villages pour l'aménagement des ressources en eau.L'économie s'était libérée définitivement de la cueillette et de la chasse. Unsurplus agricole pouvait être échangé avec d'autres tribus. L'emploi d'une main-d'œuvre étrangère, les Papago, devenue nécessaire, avait créé un commencementde différenciation sociale. Enfin et surtout, la structure politique et sociale étaitdevenue beaucoup plus complexe au sein des vastes communautés Pima quechez les Papago. Un pouvoir tribal s'était constitué sous l'autorité d'un seul chef.

Cet exemple pose le problème général d'une correspondance intentionnelle

et inintentionnelle entre toutes les structures d'un système social, d'une rationalité« sociale ». Ember2 a tenté de dégager à travers une analyse statistique la relation

1. Cette démarche a quelque analogie avec le projet de Husserl d'élaborer une « ontologie absolue » à la fois « formelle » et « matérielle » (in Logique formelle, logique transcen-dantale). On sait que Husserl a échoué dans son entreprise en voulant fonder « le sens » detoute réalité dans l'activité d'un « sujet transcendantal absolu ».

A propos de s rapports entre cybernétique et économie, cf . Henryck Greniewski, « Logiqueet Cybernétique de la Planification », Cahiers du séminaire d' Économétrie C.N.R.S., 1962, n° 6.

2. Ember, « The Relationship between Economie and Political Development in Non-Industrialized Societies », Ethnology, 1964. Voir l'ouvrage ancien de L. Krzywicki, PrimitiveSociety and its Vital Statistics.

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88 MAURICE GODELIER

générale de correspondance entre développement économique et développementpolitique. Pour les sociétés primitives ou pré-industrielles, les indicateurs du

développement économique ne peuvent être directs puisqu'on ne dispose pas deprix pour mesurer la valeur des biens et des services. La spécialisation économiqueest un indicateur valable mais difficilement utilisable à travers les matériaux dela littérature ethnographique et historique. Ember, à la suite de Naroll1, choisitdeux indicateurs indirects à la fois de la spécialisation et du développementéconomiques : la taille supérieure de la communauté sociale (lien entre productivitéet démographie), l'importance relative de l'agriculture comparée à la chasse, la cueillette, l'élevage. Il choisit pour indicateurs indirects du développement politique :

le degré de différenciation de l'activité politique, mesurée par le nombre de fonctionsdifférentes liées à la tâche de gouvernement, et le niveau d'intégration politique

de la société mesuré en fonction des groupes territoriaux les plus vastes enfaveur desquels sont accomplies une ou plusieurs activités de gouvernement.

Il tira au hasard un échantillon de 24 sociétés dans la liste dressée par Mur-dock2 de 565 cultures contemporaines et historiques et étudia la corrélation entreses 4 indicateurs. Elle se révéla forte sous la forme d'une relation non linéaire.La complexité des systèmes sociaux semble, selon l'expression de Naroll, croîtregéométriquement à la manière de la complexité des systèmes biologiques. Emberinterprète la relation de l'économique et du politique en reprenant l'hypothèseque le politique joue, au sein d'une société, un rôle nécessaire et décisif pour lecontrôle des ressources et du produit, c'est-à-dire dans les opérations de répartition.t ce rôle grandirait avec l'importance du surplus que l'économie dégagerait.Dans une société de collecteurs la redistribution des produits est immédiate. Iln'en est plus de même dans une économie plus complexe. Mais l'étude des cas« déviants » dans l'échantillon de Ember nous montre qu'il ne faut pas chercher unlien mécanique, linéaire, entre systèmes économique et politique et que la naturedu système économique compte moins que l'importance des surplus qu'il permetde dégager, c'est-à-dire que sa productivité. Chez les Indiens Teton, cavalierschasseurs de bisons, la taille supérieure des communautés était relativementtrès élevée en dépit de l'absence d'agriculture, et la complexité et l'intégration

politiques avaient également atteint un haut niveau.En fait, à l'époque où les hautes plaines du Nord étaient relativement peu

peuplées, la chasse à cheval du bison procurait des ressources supérieures à cellesd'une agriculture primitive. Dans d'autres conditions, une économie de pêchecomme celle des Kwakiutl de la Colombie Britannique, peut fournir une productionar tête supérieure à celle d'une société agricole.

1. Naroll, « A Preliminary Index of Social Development », American Anthropologist1956, n° 58, pp. 687-715.

2. Murdock, « World Ethnographie Sample », American Anthropologist, 1957, n° 59»pp. 664-687.

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ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE 89

Ces cas « déviants » mettent en évidence le fait que l'on ne peut déduire mécaniquement d'un système économique un système politique ni réduire un systèmepolitique à ses fonctions économiques car un système politique assume égalementd'autres fonctions, de défense par exemple, qui ne relèvent pas de l'économique.Ainsi au moment où les Pima passaient à l'agriculture permanente, la menacedes Apaches vint accélérer le regroupement de l'habitat et l'intégration politique des villages sous l'autorité d'un seul chef. C'est dans une telle perspectiveuancée que la notion de surplus a été reprise par les préhistoriens2 et leshistoriens pour expliquer l'apparition des grandes sociétés de l'âge de bronze auProche-Orient ou des grands empires pré-colombiens du Mexique et du Pérou.

A travers l'hypothèse d'une correspondance des structures économiques etdes structures politiques1 nous retrouvons l'idée d'une rationalité plus large,

d'une correspondance entre toutes les structures d'un système social, parenté,religion, politique, culture, économie. Il n'existerait donc pas de rationalité proprement économique mais une rationalité globale, totalisante, une rationalitésociale, historique. Max Weber avait déjà tenté de mettre en correspondance lareligion protestante, le capitalisme marchand, les formes nouvelles du droit etde la pensée philosophique. Cette tâche exige, pour être féconde, la collaborationorganique de différents spécialistes des faits sociaux et cette collaborationimplique une méthodologie qui n'est pas encore élaborée.

A partir de cette rationalité sociale globale découverte par l'analyse anthropologique, les mécanismes économiques pourraient être réinterprétés et mieuxcompris3. Une conduite économique qui nous semble « irrationnelle » retrouve unerationalité propre, replacée dans le fonctionnement d'ensemble de la société.Nash montrait que la communauté Amatenango tout en n'ignorant pas les règlesdu profit monétaire ne pouvait connaître de véritable expansion économique àcause, à la fois, du bas niveau technologique et du manque de terres qui pèsent surtoute la société et du fait que les richesses accumulées sont périodiquementdrainées pour l'accomplissement des fonctions religieuses et profanes de la communauté u lieu d'être investies dans des usages productifs. L'absence d' « espritd'entreprise » et d'incitation à investir ne s'explique donc pas par une nécessité

seulement économique, mais a sa raison d'être plus profonde dans la structuremême de la communauté indienne. Le comportement économique de cette communauté eut nous paraître « irrationnel », mais ce jugement recouvre deux attitudes,l'une idéologique née du fait que la société occidentale est posée comme centre de

1. Steward, « Cultural Causality and Law : A Trial Formulation of the Early Civilization, American Anthropologist, n° 51, pp. 1 à 25 ; Braidwood and Reed, The Achievementand Early Consequences of Food Production, 1957, Harbor Symposia, pp. 17-31 ; Childe,Social Evolution, chap. 1 et n.

2. Cf. Sahlins, « Political Power and the Economy in Primitive Society», article cité.3. G. R. de Thuysen reprit ce projet dans son Anthropologie Philosophique.

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référence absolue, l'autre qui constate une limite objective du système sociald'Amatenango à assurer un progrès technique continu et une évolution du niveaude vie de ses membres. Il est évident que ces deux attitudes se renforcent l'unel'autre pour la conscience spontanée non critique.

A travers toutes ces analyses et distinctions, quelques résultats théoriquespeuvent être recueillis. Il n'y a pas de rationalité en soi ni de rationalité absolue.Le rationnel d'aujourd'hui peut être l'irrationnel de demain, le rationnel d'unesociété peut être l'irrationnel d'une autre. Enfin il n'y a pas de rationalité exclusivement économique. Ces conclusions négatives contestent les pré-jugés de laconscience « ordinaire » et sont des remèdes contre leurs « tentations ». En définitive, a notion de rationalité renvoie à l'analyse du fondement des structures dela vie sociale, de leur raison d'être et de leur évolution. Ces raisons d'être et cette

évolution ne sont pas seulement le fait de l'activité consciente des hommes maisdes résultats inintentionnels de leur activité sociale1. S'il y a quelque rationalitédu développement social de l'humanité, le sujet de cette rationalité n'est pasl'individu isolé et affublé d'une nature humaine et d'une psychologie éternelles,mais les hommes dans tous les aspects conscients et inconscients de leurs rapportssociaux. Cette perspective nous semble pleinement s'accorder avec les résultatset les démarches des sciences anthropologiques. L'analyse synchronique et dia-chronique des systèmes sociaux passés et présents permettrait d'entrevoir les «possibilités » d'évolution de ces systèmes, leur dynamisme, éclairerait rétrospectivementles circonstances particulières du devenir inégal des sociétés et nous donneraitune conscience nouvelle des affrontements qui opposent aujourd'hui ces sociétés.L'histoire des sociétés n'est pas plus faite à l'avance aujourd'hui qu'hier. L'idéed'une évolution linéaire qui mènerait mécaniquement toutes les sociétés par lesmêmes stades sur les mêmes chemins est un dogme qui a sombré rapidement, malgré 'autorité de Morgan2, dans les querelles insolubles du marxisme dogmatique3.

1. Inintentionnel ne veut pas dire dépourvu de « sens ». Au-delà du champ de ses activitésconscientes, le domaine de l'inintentionnel n'est pas, pour l'homme, un désert muet où il sepétrifie brusquement en une « chose » parmi les autres, mais constitue l'autre face de sonmonde où toutes ses conduites trouvent une partie de leur sens. L'inintentionnel n'est pas

seulement ce morceau de l'homme fait du sédiment de tous les « effets non-voulus » de sesentreprises, mais est le lieu où s'organisent les régulations cachées qui correspondent à lalogique profonde des systèmes d'action qu'il invente et qu'il pratique.

L'inintentionnel n'est pas seulement ce qu'il « semble » surtout être, une réalité queSartre nous décrit comme l'envers et l'effet « pratico-inertes » de nos projets vivants, maisest l'aspect caché de nos rapports sociaux où s'organise activement une partie du « sens »de nos conduites. C'est l'élucidation de ce sens que les sciences anthropologiques se proposentd'atteindre en mettant en évidence le rapport de l'intentionnel à l'inintentionnel, en découvrant les « lois » de la réalité sociale. Cf. Sartre, Critique de la Raison Dialectique, i960 :livre I : « De la « praxis » individuelle au pratico-inerte ».

2. Morgan, Ancient Society, 1877.3. Les successeurs d'Engels oublièrent que L'origine de la famille, de la propriété privée,

de l'État (1884) commençait par le conseil de modifier « la manière de grouper les faits » de

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ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE 91

A nos yeux, l'hypothèse d'une certaine rationalité inintentionnelle et intentionnellee l'évolution des sociétés mène à un évolutionnisme « multilinéaire » quichercherait, au sein du laboratoire de formes sociales qu'est l'histoire, à reconstitueres conditions précises de l'ouverture ou de la fermeture de telles ou tellespossibilités1. Et cet évolutionnisme multilinéaire, à constituer, ne nous semblerien d'autre que la théorie générale des systèmes économiques, tâche ultime del'anthropologie économique.

Morgan lorsqu'une « documentation considérablement élargie... imposera des changements »(P- 27).

Le texte de Marx qui présente le premier schéma marxiste d'ensemble d'évolution dessociétés est encore inédit en français et n'a été découvert qu'en 1939. « Formen die derkapitalistichen Produktion vorhergehen » publié dans le Grundrisse der Kritik der Politischen

Ôkonomie, Berlin, Dietz, 1953. On constate dans ce document que Marx ne suppose pas,comme ses successeurs, que toutes les sociétés doivent plus ou moins passer par les mêmesstades. Au contraire, l'histoire occidentale lui semble évoluer de façon « singulière ». Voirnotre critique : M. Godelier, « La notion de mode de production asiatique et son destindans les schémas marxistes d'évolution des sociétés », Les Temps modernes mai 1964.

1. Cf. sur certains points J. Steward, Theory of Culture Change, 1955, chap. 1. Le plussouvent un schéma d'évolution des sociétés fut une construction spéculative que son auteurpeuplait de ses « idées » sur le monde et particulièrement sur sa propre société. Selon qu'iladmirait ou critiquait celle-ci, cet auteur faisait avancer l'histoire sur les routes du Progrèset de la Civilisation ou déchoir l'humanité de sa bonté primitive. Bon ou mauvais, l'hommeprimitif restait ce qu'il était, une marionnette théorique fabriquée de bouts d'élémentsculturels pris chez de s « primitifs » contemporains. Cf. K. Bûcher, Die Entstehung der Volks-wirtschaft, 1922, chap. 1 et 2, qui attribue au sauvage originaire vivant dans un stade « pr

ééconomique » tous les vices opposés aux vertus prétendues de civilisé (égoïsme, cruauté,imprévoyance). Cf. O. Leroy, Essai d'introduction critique à l'Étude de V Économie primitive,1925, p. 8.

Par ailleurs, les évolutionnistes, au lieu d'étudier les sociétés dans l'état où ils les trouvaient et de chercher dans leur structure même la logique de leur fonctionnement, les analysaient à la hâte pour construire une prétendue origine et une pseudo histoire.

Pour sauver les faits, le rejet de l'évolutionnisme devint une nécessité et de Goldenweiser,et Lowie à Radcliffe Brown, le mot d'ordre fut « Sociology versus History ». Sur la base del'information rassemblée, des analyses diachroniques peuvent maintenant être tentées,débarrassées de tout préjugé sur l'évolution de l'humanité.