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L’individu et le pouvoir

Le concept de « bio-pouvoir » dans l’œuvre de Michel Foucault

Introduction

Quand, comment et pourquoi le terme d’individu a-t-il fait son apparition dans le champ de la philosophie politique, dans le discours politique, dans la réflexion politique ? Que le pouvoir politique ait à gérer des hommes, s’applique sur des hommes, cela peut aller de soi. Mais qu’il porte sur des individus, cela est plus étrange. On peut imaginer que le pouvoir s’applique à des citoyens, des sujets, à un peuple, à une nation. Mais dire qu’il s’applique à des individus entraîne d’autres présupposés et d’autres conséquences. Ce sont ces présupposés et ces conséquences que nous aimerions examiner.

L’examen de ces points nous conduira à proposer la thèse suivante : la notion d’individu a pu servir un moment à défendre une certaine conception de la liberté. Elle a fonctionné comme un instrument de libération. Mais peu à peu, elle en vient à devenir un obstacle à cette même libération. Elle est maintenant ce par quoi une certaine forme du pouvoir politique s’exerce sur nous et rend les hommes obéissants. Un renversement s’est opéré. C’est la généalogie de ce renversement que nous aimerions faire.

Petit indice problématique : les grands textes qui énoncent les droits de l’homme ne parlent pas tous de l’individu. On peut même voir que cette notion se développe peu à peu et prend de plus en plus d’importance. Ainsi, dans la déclaration d’indépendance des Etats Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, le mot individu n’apparaît tout simplement pas. Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le mot n’apparaît qu’une fois, à l’article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, il n’apparaît qu’une fois, à l’article 27 : « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres. » Le moins que l’on puisse dire est que dans ces occurrences, le terme d’individu n’inspire guère confiance. En revanche, dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le terme d’individu apparaît fréquemment. Par exemple à l’article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. » Le texte de 1948 hésite entre deux termes : l’individu et la personne, sans qu’un principe clair ne permette de comprendre le choix d’un terme plutôt que l’autre. Le plus souvent les articles où le terme « individu » apparaît le mettent en balance avec le terme « communauté ». Par exemple, l’article 29 déclare : « L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. »

Il y a donc une relative nouveauté du terme d’individu pour concevoir et comprendre les rapports à l’autorité politique. Mais cette nouveauté s’accompagne d’une importance centrale. En effet, on fait de l’individu un rempart contre le pouvoir de

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l’Etat. Il est ce qu’on oppose au pouvoir quand celui-ci risque de l’écraser dans une masse sociale. Et nous opposons au pouvoir les exigences de l’individu et sa liberté. L’individualisme est synonyme de libéralisme. Tout se passe comme si l’individu était synonyme de liberté. Nous pensons que l’individu n’est plus synonyme de liberté, pour la simple raison que l’individu n’est pas tant ce qui s’oppose au pouvoir que l’objet propre du pouvoir. Le pouvoir, dans ses formes modernes fait de nous des individus, a besoin de ces individus et sait opérer sur des individus. Ce n’est donc pas au nom de l’individu que l’on pourra s’opposer à un pouvoir quand celui-ci en vient à être injuste.

Pour comprendre comment le pouvoir politique en vient à se porter non plus sur des hommes, ni sur des sujets, ni sur des citoyens, mais sur des individus, comment s’est opéré ce basculement, nous suivrons les analyses de Michel Foucault sur ce qu’il appelle le bio-pouvoir. Ce concept a deux versants. On oublie souvent, dans les présentations que l’on fait de ce concept, le versant par lequel le bio-pouvoir porte sur l’individu.

1. Individus et organismes : la liberté comme indépendance.

Pour comprendre un mot il est toujours profitable de le distinguer d’autres termes dont il semble très proche. En le distinguant, on verra apparaître des enjeux implicites dans les usages de ce mot d’individu.

Dès les origines de la philosophie politique, l’individu est au centre de la réflexion qui imagine les différentes formes de gouvernement et de gouvernementalité. Ainsi, dans La République de Platon, celui-ci examine la question de la justice, en se demandant non pas ce qu’est la justice, mais ce qu’est un homme juste. La justice est d’abord une vertu individuelle, propre à certains hommes (et non pas individus). Devant la difficulté du problème, Platon a une idée méthodologique capitale. Pour mieux comprendre ce qu’est la justice, nous pouvons observé une image agrandie de l’homme : la cité. La gestion des rapports entre les individus n’est donc qu’un décalque du rapport à soi de cet individu lui-même. Par une logique d’emboîtement, il y a une parfaite continuité de l’individu au groupe. Et la cité n’est donc qu’un corps en plus grand (République, livre II, 368d-369d)

Cette image aura une postérité considérable. Elle met en place ce que l’on nomme en philosophie politique la métaphore organiciste ou la conception organiciste de la société. Dans cette image l’individu est une partie d’un tout auquel il est subordonné, comme les membres d’un corps sont subordonnés à l’ensemble du corps. Pourtant on ne nomme pas cette image la métaphore individualiste, précisément parce qu’il y a une différence entre l’individu et l’organisme. On pense souvent que le mot individu vient du vocabulaire de la biologie et témoigne d’une proximité problématique entre biologie et politique. En fait, avant même de parler d’individus, le concept d’organisme pénètre la sphère politique. Mais alors quelle est la différence entre un organisme et un individu ? Il y a une différence fondamentale. L’idée d’organisme renvoie directement à l’idée d’interdépendance des parties entre elles. Un organisme est composé de parties qui ne sont rien en elles-mêmes mais qui sont toutes mutuellement nécessaires les unes aux autres. Ainsi le corps humain est composé d’un cœur, de poumons et d’un cerveau. Ce sont là trois organes vitaux. Si l’un d’eux est défaillant, c’est tout le corps qui meurt. Pour Platon, il en va de même dans une

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société. Les différentes parties du corps politiques sont mutuellement dépendantes les unes des autres, même si elles n’ont pas la même importance. L’organisme suppose la dépendance. L’individu, indivisible suppose l’indépendance. La notion d’individu sert donc d’abord à revendiquer une liberté qui prend la forme de l’indépendance.

L’enjeu de cette nuance est immense. Pour Platon, cette métaphore organiciste entraîne comme conséquence que la politique doit être subordonnée à la morale. Si on veut gouverner les hommes et les mener justement, il faut soi-même faire preuve de justice, il faut être soi-même un homme juste. C’est finalement le conseil que donnera Socrate à Alcibiade, dans le dialogue de Platon éponyme, portant comme sous-titre : « de la nature humaine. » Alcibiade appartient à la haute aristocratie. Mais il ne veut pas se contenter de cela. Il veut aussi se tourner vers le peuple, et prendre en main le destin de la cité. Si tu veux gouverner les hommes, commence par bien te gouverner toi-même. Mais ce qu’il y a de notable dans cette idée très socratique de la maîtrise de soi, c’est que ce soi-même, ce n’est absolument pas l’individu. Socrate ne dit pas : tu dois t’occuper de toi ; or tu es un homme ; donc je te pose la question : qu’est-ce qu’un homme ? La question de Socrate est beaucoup plus précise, beaucoup plus difficile, beaucoup plus intéressante : tu dois t’occuper de toi ; mais qu’est-ce que ce soi-même ? Ce n’est donc pas la question de la nature humaine mais celle du sujet. Et la réponse est donnée cent fois dans les dialogues de Platon : il faut s’occuper de son âme. L’Alcibiade est ainsi la forme inversée de la République. Et à la fin du dialogue, Alcibiade a bien compris ce que dit Socrate et il fait alors une promesse à Socrate. Quelle promesse ? C’est la dernière réplique d’Alcibiade : « En tout cas, c’est décidé, je vais commencer dès à présent à me préoccuper de… » Moi-même ? Non, de la justice. (Pour cette lecture de VAlcibiade, voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet, cours du 6 janvier 1982)

Pouvoir parler de l’individu comme entité politique pertinente suppose donc la remise en cause de cette interdépendance. L’individualisme politique suppose la séparation de la politique et de la morale. Et de fait, peu à peu, dans l’histoire de la philosophie politique on assiste à une autonomisation de la sphère politique. L’un des indices de ce mouvement est l’apparition de ce terme d’individu. Si on peut faire de la politique sans trop se soucier de morale, c’est en partie parce que la politique se porte maintenant sur des individus. La politique n’est plus l’art de faire vivre ensemble des hommes, selon un ordre juste, mais la gestion des individus.

Comment s’est opéré ce mouvement ? Comment passe-t-on d’une direction juste à une gestion efficace ? Par le truchement du concept d’individu.

2. La vie des individus comme problème politique.

Dans un article de 1981 intitulé « Omnes et Singulatim », vers une critique de la raison politique (in Dits et écrits, tome IV, p. 134-161, cet article reprend les conférences du 10 et 16 octobre 1979 données à l’université de Stanford), Foucault retrace ce qu’il nomme une généalogie de l’Etat moderne. On s’imagine d’habitude que dans nos sociétés européennes, l’Etat s’est constitué et développé en allant vers des formes de plus en plus centralisées. L’Etat est ainsi l’héritier de cette tendance totalisatrice. C’est un pouvoir centralisateur. Mais il est aussi l’héritier d’une autre forme de pouvoir, plus implicite que Foucault appelle un pouvoir de type pastoral.

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Qu’est-ce que ce pouvoir pastoral ? C’est un héritage de la pensée chrétienne et hébraïque. C’est l’idée que le roi est pour ses sujets comme un pasteur, idée tout à fait étrangère à la pensée politique grecque (la métaphore du troupeau est absente des grands textes politiques grecs, chez Isocrate, chez Démosthène, chez Aristote). Ce pasteur est le guide de son troupeau. Et les mauvais rois sont comme de mauvais pasteurs qui ne savent pas prendre soin de leur troupeau. Mais deux aspects sont notables et essentiels :

• D’une part, il fait bien plus que le guider. Il veille sur lui. Il le nourrit, il prend soin de sa santé, il lui joue de la musique, etc. Bref, c’est un pouvoir qui prend en charge tous les aspects de la vie.

• D’autre part, le pasteur est aussi capable de porter une attention particulière à chaque bête. Pour chacune d’elles il sait ce qui lui convient le mieux et adapte son action à chacune d’elle. C’est un pouvoir individualisant. Il est capable de prendre en compte à la fois la masse et l’individu.

Tel est l’aspect essentiel de ce pouvoir pastoral. Il ne porte pas sur des sujets de droit, mais sur des individus vivants.

Hegel l’a fortement souligné : c’est le christianisme qui a imposé l’idée que « l’individu comme tel a une valeur infinie » et cette idée est devenue, avec les temps modernes, « le principe effectif universel d’une nouvelle forme du monde. » (Principes de la philosophie du droit, §124, rem.)

Toutefois, dans le christianisme, ce pouvoir pastoral est déterminé dans sa forme par la référence à Dieu. Le pasteur veille sur son troupeau, comme Dieu veille sur le monde. Après la séparation du théologique et du politique qu’opère le concept de souveraineté, le pouvoir politique doit développer sa propre rationalité. Celle-ci prend alors deux formes :

• Tout d’abord, le concept de raison d’Etat porte l’idée qu’il y a une rationalité propre à l’art de gouverner. La politique n’a donc plus à subordonner à la morale. Elle devient une sphère tout à fait autonome.

• Mais surtout, l’Etat moderne repose sur une théorie de la police. Qu’est-ce que la police ? Une forme moderne d’intervention de l’Etat sur les individus pour renforcer le pouvoir de l’Etat, tout en protégeant et en favorisant la vie de ces mêmes individus. Le rôle premier de la police est de veiller sur des individus vivants, sur la vie. Foucault cite le célèbre traité de Lamare, Traité de la police (1705). Lamare précise que la police veille à tout ce qui touche au bonheur des hommes. Après quoi il ajoute que la police veille à tout ce qui réglemente la société. Et enfin assure-t-il la police veille au vivant. La vie est l’objet de la police : l’indispensable, l’utile et le superflu. Et le seul et unique dessein de la police est de conduire l’homme au plus grand bonheur dont il puisse jouir en cette vie.

Cette esquisse de généalogie de l’Etat montre que dès ses origines le pouvoir est à la fois individualisant et totalisant ou totalitaire. Il est donc hasardeux de lui opposer aussi bien les intérêts de l’individu que les exigences de la communauté. L’individuation et la totalisation sont des effets inévitables du pouvoir moderne.

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Dans le dernier chapitre de son premier tome de L’histoire de la sexualité, intitulé La volonté de savoir, Foucault situe plus précisément l’élaboration de cette nouvelle rationalité politique à la fin du XIXe siècle. Il analyse ainsi le renversement de sens que l’on donne au droit ancien de vie et de mort. Le chapitre s’intitule : « droit de mort et pouvoir sur la vie. » Ce droit de vie et de mort était un des privilèges exclusifs du pouvoir souverain. Mais dans ce cadre classique de la souveraineté, ce droit était un droit de faire mourir et de laisser vivre. Son symbole était éloquent à cet égard : un glaive.

Dans sa forme moderne, le pouvoir a inversé le sens de ce droit de vie et de mort. Il est devenu un droit de faire vivre. Le pouvoir gère la vie. Celle-ci est devenue une préoccupation politique. A l’inverse la mort tend à devenir un problème exclusivement privé. Ainsi s’explique la désuétude récente des rituels accompagnant la mort. Au nom de quoi dès lors, un Etat peut-il demander à ses sujets de mourir ? Si son but premier est de favoriser la vie, la guerre et la peine de mort posent problème. La guerre a changé de sens. Elle ne se fait plus au nom du souverain qu’il faut défendre, mais au nom de tous. Et ceux qui meurent sur l’échafaud sont de plus en plus rares, car la logique nouvelle d’un pouvoir qui vise à accroître la vie rend difficile l’application de la peine de mort. Ce n’est donc pas la naissance de sentiments humanitaires qui explique cela.

De même le suicide change de statut. Autrefois c’était un crime, car il était une manière d’usurper le droit de mort du souverain (roi ou dieu). Tout à coup, le suicide est apparu comme un problème dans le champ de la sociologie. A partir du moment où le pouvoir se donne pour tâche de gérer la vie, cette obstination à vouloir mourir devient incompréhensible, et donc quelque chose comme devant être compris. Auparavant le suicide est ce qui devait être interdit. Maintenant, il est ce qui doit être compris.

A cet égard, il est significatif que la sociologie naisse au travers d’une étude sur le suicide. C’est là un événement en apparence individuel, qui ne concerne que l’individu. Cet acte d’affirmation de l’individu doit immédiatement être inscris dans une logique sociale et communautaire. Dès que le pouvoir politique porte sur la vie, l’individu et l’individuel viennent à faire problème.

A partir du moment où le pouvoir politique se donne pour projet de gérer et de protéger la vie elle-même, ce pouvoir va prendre une double forme s’appliquant à la fois sur l’individu et la masse. Ces deux aspects sont tout à fait solidaires. Mais ils sont aussi parfaitement contradictoires. Comment le pouvoir peut-il se développer dans deux directions différentes en même temps ? Comment peut-il concilier ces deux exigences contradictoires en même temps ?

3. L’anatomie politique du corps humain

Surveillance

Comment le pouvoir s’exerce-t-il sur l’individu ? La force, la menace et la peur ne suffisent plus pour expliquer l’obéissance des individus au pouvoir politique. Et c’est ce que montre Foucault dans Surveiller et punir. Le pouvoir politique moderne invente une nouvelle manière de faire obéir les hommes. A des mécanismes

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strictement punitifs qui n’ont d’autre but que de réactiver le pouvoir politique (cf. : chapitre 1 sur le supplice de Damien), se sont substitués des mécanismes de surveillance. On passe de l’idée de veiller à celle de surveiller. Et on assiste au XIXe siècle à une généralisation des mécanismes de surveillance qui permet au pouvoir politique de s’exercer sur l’individu, et même sur les moindres faits et gestes de l’individu.

Ce pouvoir individualisant est l’héritier de deux séries de pratiques médicales en apparence contradictoires : la lutte contre la lèpre et la lutte contre la peste. Ce sont deux maladies à la nosographie très différente mais qui vont faire naître deux grandes utopies politiques modernes.

La lèpre, longue maladie qui porte atteinte à l’apparence physique, va susciter des pratiques d’exclusion. On rejette des lépreux hors des villes avant de leur construire des léproseries. La peste au contraire est beaucoup plus contagieuse et ne peut pas être gérer par des pratiques d exclusion. On va donc mettre en place des pratiques de surveillance et de quadrillage extrêmement contraignantes pour contenir la propagation de la maladie. L exclusion des lépreux va donner naissance à l utopie politique d une société pure. La pratique de surveillance généralisée donne naissance à l’utopie d’une société parfaitement disciplinée. Mais ces deux pratiques restent antinomiques puisque l’exclusion massifie et la surveillance individualise.

En 1791, Jeremy Bentham imagine une prison qu’il nomme le Panopticon dans laquelle il articule ces deux mécanismes d’exclusion et de surveillance. Il comprend que la prison doit à la fois être un lieu où l’on enferme et en cela, on exclut. Mais cela doit être un lieu de visibilité totale pour une surveillance parfaite. La prison nouvelle est à la différence du cachot un lieu de visibilité totale. Car surveiller c’est voir. Mais Bentham ajoute un aspect essentiel : voir sans être vu. Il imagine un système de surveillance qui désolidarise le couple voir-être vu. Dans le Panopticon on peut voir sans être vu. Les conséquences sont immenses. Tout d’abord, le panopticon automatise le pouvoir. Il fonctionne sur le détenu même quand il n’y a pas de gardien pour voir effectivement. C est donc un pouvoir permanent car intériorisé. Le sujet devient son propre gardien. Et comme il ne peut pas savoir quand il est observé, il doit supposé qu il l est tout le temps.

De plus le panopticon désindividualise le pouvoir. Ce n est plus le privilège d une personne investie de l’autorité. C’est le dispositif spatial. Ce qui fait que n’Importe qui peut exercer ce pouvoir. Tout le monde peut surveiller tout le monde. Il permet ainsi de penser un pouvoir qui se distribue à tous, un pouvoir démocratique.

Enfin, ce mécanisme est doux. Il ne nécessité pas les contraintes et le blocus mis en place en cas de peste. Il peut au contraire se généraliser à l ensemble de la société. Et de fait très vite, il va sortir des prisons pour structurer toutes les autres institutions : hôpitaux, écoles, asiles, casernes, etc. C’est un modèle de contrôle généralisable.

Bentham n a probablement pas pensé à tout cela. Il n en reste pas moins que son projet est comme le symptôme d une société dans laquelle se met en place une nouvelle forme de pouvoir politique, inséparable de l’idée de surveillance. Gouverner, c’est maintenant surveiller, et surveiller bien sûr des individus.

Foucault distingue ce nouveau pouvoir de la société de spectacle. Le spectacle est caractéristique de l époque romaine. Le propre du spectacle est qu un seul est sous le

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regard d un grand nombre, comme au cirque. Dans notre société de surveillance, c est l inverse qui compte : qu un seul puisse voir un grand nombre sans être vu.

Discipline

A la surveillance s’ajoute un deuxième mécanisme de contrôle de l’individu : la discipline. Cette société de surveillance est aussi une société disciplinaire. L une des images emblématiques de ce nouveau pouvoir est la lithographie indiquant aux écoliers comment il faut tenir sa plume d’écriture en veillant à respecter pas moins de 9 points de contrôle. Nous voyons là la mise en place d un pouvoir individualisant capable de pénétrer tout le grain social et de s immiscer non pas dans nos pensées mais dans nos gestes les plus simples, les plus anodins, les plus individualisés (cf. Surveiller et punir, planche 8 et p. 179)

Par discipline il faut entendre le mécanisme par lequel on rend un corps d autant plus obéissant qu’il est utile et inversement. Cette définition permet de distinguer la discipline à la fois de l esclavage (par lequel on rend un corps utile mais peu obéissant) et de l ascétisme (par lequel on rend le corps très obéissant mais peu utile). Par la discipline le corps devient l objet et la cible du pouvoir, par l observation minutieuse du détail et la prise en compte des petites choses. La discipline est une manière de contrôler les gestes de l individu sans passer par la conscience. Elle neutralise l intentionnalité.

Par ailleurs, on assiste à une inversion fonctionnelle des disciplines. On leur demandait auparavant de neutraliser des dangers. Maintenant elles visent à faire croître l’efficacité et l utilité des individus.

Si la discipline a pu s’imposer si facilement, c’est qu’il y eut au XIXe siècle des circonstances historiques favorables. L’explosion démographique du XIXe a considérablement augmenter la masse des individus sur lesquels le pouvoir doit exercer son contrôle. Comment rendre le pouvoir plus efficace ? Par ailleurs à la même époque se développe la révolution industrielle. L’introduction de la machine dans les moyens de productions nécessite une nouvelle façon de travailler, des gestes précis, répétitifs, toujours identiques. La machine nécessite des travailleurs disciplinés. Les nouvelles formes de travail rendent les corps dociles, c’est-à-dire efficaces et obéissants.

Examen

Comment s’articulent la surveillance et la discipline ? Comment associer ces deux aspects si différents de cette nouvelle rationalité politique ? C’est par le biais de l’examen que la surveillance et la discipline se lient l’une à l’autre. La vie des individus est une longue succession d’examens. L’examen vise à sanctionner et évaluer notre conformité à une norme. La conséquence de ce rôle donné à l’examen est de lier ensemble savoir et pouvoir. Les lieux d’exercice du pouvoir deviennent aussi des lieux de production de savoir. Et inversement les lieux de savoir produisent de l’assujettissement et du pouvoir.

Nous voyons par là que le propre des mécanismes modernes du pouvoir, lorsqu’ils s’appliquent sur l’individu, ne passent plus par la force ni par la violence. Ils passent

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par la norme. Le pouvoir individualisant met en place une société de normalisation. Contrôler les individus c’est chercher à normaliser leur comportement.

Aujourd’hui la résurgence de cette examen disciplinaire prend la forme de l’idéologie de l’évaluation. L’évaluation est le nouveau mot pour désigner ce mécanisme. Rien n’échappe à l’évaluation : la santé, la justice, l’école, la police, la gestion des flux migratoire, la recherche, et même les ministres eux-mêmes. Rappelons cette déclaration de Mme Christine Lagarde à la sortie de son entretien d’évaluation avec le premier ministre : « J’ai 22 indicateurs sur 30 au vert. » Moins d’un mois après la crise boursière éclatait (Le Parisien, 5 septembre 2008, « Evaluation des ministres : Lagarde dévoile son bulletin de notes. »).

L’évaluation mesure des performances. Mais la performance a ceci de magique qu’elle permet de transformer du quantitatif en qualitatif, du plus en meilleur, tout simplement parce que ce terme peut désigner aussi bien ce qui est le plus objectivement mesurable (les performances d’une machine) et le plus singulier d’un acte individuel (la performance d’un cheval, d’un champion, d’un artiste), c’est-à-dire ce qui ne se répète pas. La qualité devient une propriété émergente de la quantité. (voir L’idéologie de l ’évaluation, numéro 37 de la revue Cités)

Résumons toute cette analyse de la société disciplinaire par une citation de Foucault, l’une des dernières phrases du chapitre consacré au panoptisme :

« Ce qui désormais s’impose à la justice pénale comme son point d’application, son objet « utile », ce ne sera plus le corps du coupable dressé contre le corps du roi ; ce ne sera pas non plus le sujet de droit d’un contrat idéal ; mais bien l’individu disciplinaire. » Surveiller et punir, p. 264

4. La bio-politique des populations

L’autre versant du bio-pouvoir est peut-être le plus connu, celui sur lequel on insiste le plus. Comme l’anatomie politique, il s’agit d’une technique du corps. Mais alors que précédemment il s’agissait d’une technologie où le corps est individualisé comme étant doué de capacités, il s’agit maintenant d’une technologie où les corps sont replacés dans des processus biologiques d’ensemble. Cette nouvelle technologie ne s’adresse pas à l’homme-individu, mais à l’homme-espèce. C’est la biopolitique de l’espèce humaine que Foucault présentait dans son cours II faut défendre la société, cours du 17 mars 1976.

Cette biopolitique intervient sur trois domaines privilégiés :

• La maladie est circonscrite comme épidémie. Elle est envisagé comme facteurs de diminution de forces, coûts économiques, etc.

• La vieillesse et les accidents.

• Prise en compte des relations entre les humains et leur milieu d’existence. Ce milieu n’est pas naturel. Il a été créé par les hommes et a des effets en retour sur eux. C’est le problème de la ville.

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Tous ces domaines nouvellement pris en compte indiquent l’apparition d’une nouvelle notion dans le champ du discours politique : la notion de « population ». Le véritable contraire de la notion d’individus ce n’est pas tant la communauté que la population. Le contrôle de cette population ne passe pas par des technologies disciplinaires, mais par des technologies régulatrices qui ont pour but de fixer un équilibre.

En introduisant la notion d’individu, on convoque par là même la notion de population. Or cette notion de population tend à remplacer dans le discours politique la notion de peuple. De même que l’individu remplace la notion de citoyen, la notion de population remplace la notion de peuple.

Conclusion : le prisonnier

Dans la série télé de la fin des années 60, The Prisonner, l’agent numéro 6 s’écrie : « Je ne suis pas un numéro. » La société imaginaire du village du Prisonnier est une société ultra-hiérarchisée et ultra-individualisée. Chacun est bien distingué des autres puisque personne ne porte le même numéro. Cette individualisation par les numéros traduit aussi une soumission généralisée des uns aux autres.

L’individu est un numéro, c’est-à-dire à la fois un principe de distinction et de hiérarchisation. A la fois tous semblable et tous unique. Le concept d’individu devient alors en fin de compte le synonyme d’anonymat. L’individu est anonyme, c’est-à-dire sans nom, comme le rôdeur qui rattrape ceux qui tentent de s’échapper du Village et les englobe dans une unité blanche et lisse.

Le prisonnier s’oppose à cet ordre et à ce paradis fictif, au nom de sa liberté. « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre », ajoute-t-il. C’est peut-être là le signe que la conquête de la liberté passe par l’exposition. La liberté n’est pas dans l’anonymat. Notre liberté consiste à prendre notre place dans les affaires de la cité. Et c’est pour cela que l’individu n’est plus et ne peut plus être le véhicule de notre revendication de liberté. Il nous faut apprendre à nous découvrir, à nous exposer. Le statut d’individu est rassurant. La liberté est toujours une prise de risque.

Miribel les Echelles, le dimanche 17 mai 2009

Laurent Bachler

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L’individu et le pouvoir

Le concept de « bio-pouvoir » chez Michel Foucault

Conférence prononcée à Miribel les Echelles, le dimanche 17 mai 2009

Laurent Bachler

Bibliographie

Michel Foucault, Surveiller et punir, éd. Gallimard, coll. Tel

Michel Foucault, Omnes et singulatim (1981), in Dits et écrits, tome IV, éd. Gallimard, coll. Bibliothèqe de sciences humaines

Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I : La volonté de savoir, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires

Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, éd. Gallimard – Seuil, coll. Hautes études