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"Les villes", un autre chapitre de ma thèse, L'évolution de la poésie libanaise après 1982, une étude thématique sur la poésie libanaise moderne francophone et arabophone.
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Les villes
Ecrit par Nafiss Mesnaoui
Pendant la guerre, le pote rflchit sur la ville quelle soit locale ou extrieure, hors
du Liban pendant un voyage, un sjour temporaire ou un exil forc. Indpendante, ayant une
architecture propre elle, une histoire invente ou vraie, plus au moins intacte par le temps, la
ville prend son ampleur, savre soudain plus importante que le pays, par excs damour ou
par peur de la perdre. La ville appelle le pote lcrire au travers son mystre, son monde
dissimul et hallucinant, le pote marche sous ses lanternes, derrire ses bruits, ses odeurs, ses
parfums, submerg par la psychologie de ses habitants ou par lattrait de ses lieux fabuleux;
et se dessine ainsi une relation apprivoise entre elle et le pote.
Le pome en prose, en fait, sest montr apte au dvoilement des grands espaces
comme la ville, qui apparait tel un pome, crit Adonis propos de Sanaa dans Le Temps les
villes. La ville est un pome, elle est un mot, une lettre, un son, un phonme. Toute ville est
un mot, dj le pote lcrit dans Tombeau pour New York : New York ce nest pas une
absurdit. Cest un mot. 1 Cest pour cela que lon doit crire la ville sur un bout de papier, la
transformer en un texte qui reflte ses traits, qui donne voir ses formes, ses couleurs et ses
palpitations. Ecrire une ville cest la clbrer, la glorifier :
Je te clbre, ma ville, je clbre tout ce qui est toi, en toi, de toi, pour toi.
Je te clbre et je dis aux ges : toutes les nuits, soyez la nuit de lEpiphanie. 2
Il sagit de rvler la gographie sentimentale des villes. Le pote crit la ville, donc il
la reconnat comme puissance. Sa ville est une ville crite et qui inspire invitant la
cration. La ville est un tre, elle shabille de tous les apparences possibles, elle parle,
murmure ou se tait, elle secoue, repousse ou abrite. Mais cest en lui que le pote inscrit le
lieu comme le dit Rilke, cest sa ville lui telle quil la peroit, la ville de son propre
imaginaire souvent, le pote est substitut de Dieu dans son travail de cration de la ville.
1Adonis, Tombeau pour New York et autres pomes, tr. Anne Wade Minkowski, p. 37. 2 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 78.
1. La ville libanaise
1.1. Beyrouth
Beyrouth est la ville o se rencontrent et sinfluencent non seulement les potes du
Liban mais maints potes du monde arabe, du Golfe au Proche-Orient, jusquau Maghreb.
Elle est pour les potes arabes ce qua t la ville de Tanger au Maroc pour la Beat Gnration
un certain temps, le refuge, la dcouverte, laventure et linspiration. Beyrouth qui regorge de
grandes maisons dditions, de cafs littraires, de salles de thtre, de cinma et de loisirs, est
centre darabit, carrefour dchange sans cesse.
Les activits culturelles Beyrouth nont jamais cess, mme pendant les moments
pres de la guerre. Florissante, gnreuse, accueillante, ouverte sur les multiples courants
politiques et culturels, la ville a donn les garantis davoir un projet de cette nature pour
longtemps.
Adonis crit son ami le pote Dimitri Analis, Palerme fin Aot 1998, pour lui
affirmer ceci : ma premire naissance, naturelle, eut lieu Qassabine ; ma seconde,
potique, Beyrouth. 3 Et il crivait par ailleurs, quand il voque Beyrouth dans ses pomes,
cest dautres capitales du monde arabe quil pense en fait. Il voque particulirement dans
son livre de conversations avec sa fille, que si on la compare Paris, Beyrouth est peine plus
grande quun quartier de Paris ; Beyrouth est une petite ville si on la compare Paris.
Tmoin de sa transfiguration lors de la guerre, Adonis consacre la capitale du Liban
un pome intitul Le temps , Beyrouth se dverse , pntre dans la carte de la mort ,
Adonis y cite particulirement Tyr et Sidon dans lesquelles sa ville natale Qassabine
verse une certaine nergie.
Dans le mme recueil de correspondance, Analis entreprend la dfense de la ville, il
rpond Adonis en remarquant que la capitale du Liban est :
Ville de folie, de plaisir et de sagesse, qui fait du dsastre un triomphe ; vile libre car
profonde et superficielle ; les guerres sont impuissantes devant sa lgret (
Pour Nadia Tuni, Beyrouth cest lincomprhensible, linexpliqu, lieu o se
rencontrent des gens issus de plusieurs origines ou de plusieurs nations, Beyrouth est le un
multiple :
Beyrouth
Etrange Capitale,
Echo
dhommes
multiples errances,
unis sur le gibet
de la parole. 5
Nelly Amri, potesse et historienne native de Beyrouth, a lu domicile en Tunisie et
revendique les deux hritages libanais et tunisien, elle a sign plusieurs recueils de posie
ainsi que deux ouvrages sur le soufisme, elle est professeur dhistoire mdivale
lUniversit de Tunis-la Manouba. Cest propos de Beyrouth quelle adresse ses vers tirs
du Le sel de la terre pome crit en franais Beyrouth puis Damas en juillet 2001 et qui
figure dans son recueil Cheminant Rivire :
Qui nous dira, Ville
Ta prsence de henn
Sur le seuil
De tant de froces instincts ?
Ville Epouse
Dans la fragilit de laube
Et des arcs-boutants
As-tu dautre attente
Que notre faim ? 6
Quand Mahmoud Darwich crit Beyrouth, cest en tant quhte palestinien arabe quil
crit la ville. Son vrai rapport Beyrouth commence quand il a t assign sa rsidence
Hafa o il travaille comme journaliste, il s'exile au Liban de 1971 1982. Et alors vient l't
1982 quand Beyrouth est victime dagressions du 13 juin au 12 aot, larme isralienne a
cherch faire fuir lOLP de la ville. Darwich ne manque dcrire la rsistance palestinienne
face au sige ennemi dans Qasidat Bayrt (Le pome de Beyrouth) en 1982 et Madih al-dill
5Nadia Tuni, Jardinier de ma mmoire, p. 260. 6 Nelly Amri, Cheminant Rivire, p. 76.
al'ali (Eloge de lombre culminant) en 1983. Aprs cela, le pote palestinien redcouvre
lexil, il repart au Caire, Tunis puis Paris. Dans Le pome de Beyrouth , la ville possde
une sensualit fminine :
Pomme ddie la mer, narcisse du marbre,
Papillon de pierre, Beyrouth, forme de lme dans le miroir,
Description de la premire femme et parfum des nuages,
Beyrouth, de fatigue et dor, dAndalousies et de Shm.
Argent, cume, commandements de la terre dans les robes des colombes,
Dcs dun pi, exil dune toile entre mon aime et moi, Beyrouth.
Je nai jamais entendu encore mon sang prononcer le nom dune amante qui dort sur
mon sang< et dort. 7
Ville dasile, le sentiment dexil nest pas fort chez le pote palestinien Beyrouth, au
contraire, Darwich ne se sent pas dpays, il ny a pas de changement de langue ou de culture.
La ville de lexil savre la vritable patrie mme puisquelle donne un nouveau souffle et un
nouvel lan. La prise de conscience est grande chez Darwich. Beyrouth est compensation de
la Jrusalem arabe al-Qods. Le pote se sent au centre de la ville. Il quitte sa terre dorigine, la
Palestine choisissant Beyrouth rvant de retour au pays natal. Elle est la fois la ville proche
et la ville lointaine :
Beyrouth est notre tente.
Beyrouth est notre toile. 8
La ville est une criture, un graphisme, une signature anonyme que lon veuille ou pas,
son histoire est une architecture lie la vritable cration de la matire, elle est compare
un livre :
Je referme la ville ainsi quun livre
Et je porte la terre menue, telle un sac de nages.
Je me rveille et, dans les habits de mon cadavre, je cherche trace de moi. 9
Le pote prend conscience de la guerre et se demande pourquoi elle a devanc le
pome. Beyrouth est "palestinis", cette vision peut tre projete sur toutes les cits du monde
arabe dont lavenir proche ne savre pas tellement clatant :
Non< Beyrouth est la boussole du combattant.
Nous emmenons les enfants la mer pour quils nous fassent confiance<
Souverain est le roi nouveau
7 Mahmoud Darwich, La Terre nous est troite et autres pomes, tr. Elias Sanbar, p. 178. 8 Ibid., p. 179. 9 Ibid., p. 182.
Et la voix de Feyrouz, quitablement rpartie entre deux communauts,
Nous guide vers ce qui fait des ennemis une seule famille et du Liban, une attente
deux moments de notre histoire de sang. 10
Puis Mahmoud Darwich affirme dans un entretien avec le pote libanais Abdo Wazen
quil est passionn par cette ville, voire malade delle, alors que la guerre qui sest clate
dune manire brusque et imprvue, est venue tout gcher :
Beyrouth, jy ai pass prs de dix ans, de 1972 1982, et jprouve encore une grande
nostalgie pour la ville. Je suis malade de Beyrouth, mais cest ainsi !
Par malchance, peu aprs mon installation Beyrouth, qui tait un vritable
laboratoire des diffrents courants littraire, intellectuels et politiques, luttant les uns
contre les autres mais coexistant ensemble, la guerre sest dclare, et mon travail
potique a t perturb en consquence. 11
Le grand pote palestinien a crit dadmirables pomes pendant son sjour Beyrouth
et cest l quil a fond la revue culturelle prestigieuse Al-Karmel dfendant la cause
palestinienne, mais aprs le dclenchement de la guerre, son volution potique a t stopp
par le sang, le bombardement, la haine, la mort... 12
La prsence des militants palestiniens
exils avait une dimension culturelle laquelle a particip doter la capitale dun grand
rayonnement lchelle arabe, voire internationale. Nanmoins, Darwich prend position
contre la guerre, le pote na crit sur la guerre que des textes trs critiques comme il
laffirme, il estime en revanche que la victoire quauraient pu remporter les palestiniens au
pays du cdre serait sans impact. Salah Stti rejoint Darwich, la guerre pour lui est une
vannerie pour laquelle il ne faut pas sacrifier lhomme, elle est en relation patente avec la
barbarie de la mditerrane qui est savre une atrocit. Voil ce quil crit propos de la
guerre de Beyrouth dans un texte de prose intitul La substitution :
La guerre, contrairement ce que lon croit, na pas beaucoup dimagination et,
pourquoi en aurait-elle ? Ce dont la guerre a besoin, cest seulement dhommes
dompteurs pour dompter des hommes domptables. Il arrive que ces derniers ne
veuillent pas cder ni se laisser dompter et, alors, cest un combat entre dompteurs et
indomptables jusqu ce que les uns ou les autres, ou les deux parties la fois,
10 Ibid., p. 191. 11 Mahmoud Darwich, Entretiens sur la posie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, tr. Farouk Mardam-Bey,
p. 83. 12 Ibid., p. 83.
sabment dans la destruction ; et la mort na plus ds lors, si elle en a le temps et la
patience, qu passer avec balai et pelle. 13
1.2. La destruction
Abbas Beydoun parle dans ses pomes en prose des portes dune capitale ruine et
avilie, en publiant Abwab Bayrt (Portes de Beyrouth), recueil ponyme qui rend hommage
la capitale. Le pote donne voir le quotidien tragique de laprs-guerre.
La destruction de la ville est une destruction de sa dimension temporelle entre autres.
Le temps est stagnant, il est malade et morbide du coup ; sa futilit est livre
hyperboliquement :
Mme les catastrophes qui sapprochent, avec leurs gros calibres, baillent, et ne se
reproduisent pas 14
Les Beyrouthins sont les orphelins du paradis dtachs de leur lignage, ils assistent
la traverse du temps en eux, lequel est pourvu dune valeur ngative. Au milieu de tous,
cest le pote qui est en confrontation avec le temps :
Je dois rparer les horloges. Le retard est dans le temps lui-mme, et il y a toujours
des minutes en trop quil faut supprimer. 15
A son tour, Issa Makhlouf dans Mirages insre deux textes en prose voquant la
guerre du Liban qui sest droule pour une grande partie Beyrouth. Makhlouf ne cite pas
Beyrouth, ni aucune ville dailleurs, mais il fait allusion en voquant latmosphre tragique
dans laquelle se sont plongs tres et ombres, puis les images exacerbs de la guerre ;
plusieurs potes libanais dailleurs font allusion la ville dans leurs pomes sans la citer.
Le pote puise dans les techniques du mlodrame. Il ny a pas de repres
spatiotemporels dans Carnaval ainsi que dans La plainte de la bte qui se prsente
comme la suite du deuxime pome dun point de vue thmatique et o il est question de
guerre civile cette fois. Le narrateur tisseurs des fils de lhistoire dans Carnaval est un
soldat, pour qui la question dtre ou ne pas tre, est, bel et bien, une drision et non pas une
quation existentielle. Le narrateur certes soppose cette guerre quil na pas choisie en
conscience, mais il confesse toutefois sa barbarie dans ce quil y a de plus drisoire :
13 Collectif, Usage de Salah Stti, Etudes, hommages, pomes, textes indits du pote, p. 61. 14Abbas Beydoun, Portes de Beyrouth et autres pomes, tr. Madona Ayoub et Antoine Jockey et Bernard Nol,
traduction revue par Kadim Jihad Hassan et Jean-Charles Depautes, p. 72. 15 Ibid., p. 101.
Ne trouvant plus qui tuer, nous voil chercher parmi les corps meurtris un bout de
viande crue 16
Nanmoins la guerre mrite dtre poursuivie pour autant quelle saccompagne dune
promesse de vie :
La bataille termine, le combat se poursuit.
Tant quune femme est mme denfanter, le combat se poursuivra. 17
La plainte de la bte fournit une description faite dans un ralisme ardent afin de
relater ltat dme dun personnage-narrateur qui ne supporte plus sa situation
mlodramatique, savoir la peur, langoisse, le dgot des choses alentour puis la mort. Cest
un style indirect, que prfre choisir le pote, multipliant les formules interrogatoires et
exclamatives qui traduisent de prs le bruissement des bombardements, les tires des armes ou
les cris des victimes qui sont compars un viol ou un inceste ; le pote linterne
toutefois avec le style direct, quand il ouvre les guillemets pour voquer la torture comme
arme de vengeance dassassinat entre les diffrentes confessions religieuses du pays. La
guerre est chant et jeux de mots, tout est en fuite dans la toile dIssa Makhlouf mme les petits
tres. La dgradation de lindividu atteint son paroxysme dans lanimalisation et la
victimisation de lhomme :
Passant du gmissement une sorte daboiement. Quand on souffre ce point, on ne
doit plus pouvoir crier comme des hommes, mais comme des chiens. 18
Issa Makhlouf sarrte, lors dune chronique consacr la ville, sur sa capacit
renatre de ses cendres. Les Libanais se vantent de cette renaissance continuelle, voire
persistante, et ne dissimulent pas un certain loge de la destruction et de la mort chaque fois
ritres. Comme si la capitale ne pourrait aucunement vivre en dehors de cette destine.
Comme si sa destine tait de mourir et de renatre sans cesse 19, il lassimile alors au
Phnix, jolie image mtaphorique que les libanais rptent inlassablement ! Mais, ce phnix,
pour le pote, ne peut pas voler perptuellement et linfini car un morceau de ciel est, bel
et bien, abm
1.3. Tyr
16 Issa Makhlouf, Mirages, tr. Nabil El Azan, p. 95. 17 Ibid., p. 96. 18 Ibid., p. 99. 19 Issa Makhlouf, Chroniques, Beyrouth, cultures et stigmates , source : le site dIssa Makhlouf.
Fascin par la magie des lieux de son pays, Abbas Beydoun psalmodie la gloire de sa
ville natale en consacrant tout un recueil cette ville, quil assimile une amante ou une
matresse ainsi que dautres potes lavaient fait propos de Beyrouth : un recueil intitul Le
Pome de Tyr rparti en trois parties La mer , Tyr , Lexode . Cet amour pour sa
propre ville natale nest rien quun amour pour soi-mme, le pote se rvle un narcisse
fascin par le reflet de son image.
Sour (Le pome de Tyr) dbute par une formule interrogatoire Qui suis-je ?,
elle revient comme refrain lincipit des premiers fragments installant le doute philosophique.
Le je du pote, cest le je de la ville qui fuse en lui ; autrement dit, le pote et la ville
forment un seul tre, Tyr est une autocontemplation, le je cest le je de lallocutaire
comme un je-tu , Beydoun crit le pome lui-mme ou la ville, le je cest la
revendication de sa propre ville. Le pote laisse tre la ville par la description de lunivers de
la mer dabord. Nous avons affaire un paysage pictural. Tout le fragment est construit sur
une formule interrogative, le pote veut entamer son recueil par une question :
Qui suis-je, pour me lever parmi les rapsodes, les cordonniers venus sur des
chevaux extnus travers les gorges ; les bcherons touffant, avec du gypse, les
petits foyers ; les garons boulangers allumant, dans les quartiers ronds, des torches
de paille et des lzards ; les paysans transportant femmes et enfants sur le dos de
vieux nes et traversant, sous la pleine lune des champs, des valles qui sont autant de
cicatrices fermes ? 20
La ville est maritime, elle est construite au sud du pays sur un rocher quelque
distance de la cte. Le pote donne la mer un corps, les paules , veines , un il ,
dos bossu . Elle est personnifie se meut , ne voit pas , se replie et compare
toutefois une rose. La mer est une mre et une nourrisse, dailleurs le pote lappelle
mre la fin de la deuxime partie. Le vocabulaire de la mer est prdominant. La mer est
le centre du pome dont les fragments ont une forme circulaire. Le pote met le terme mer
la fin du fragment pour le reprendre lincipit du fragment qui suit : Et nous pleurons sur
les rivages avec le cur de la pierre vraie. 21
Le pote nvoque, en fait, sa ville natale quau dbut de la seconde partie du pome et
qui porte, dailleurs, un titre ponyme Tyr. Cette partie, qui savre un dialogue entre la
nature et le social, est adresse la ville par lemploi du pronom personnel de la deuxime
personne tu . Cest le pote qui comprend mieux la ville car cest lui qui la ressent plus par
20 Abbas Beydoun, Le Pome de Tyr, tr. Kadim Jihad, p. 11. 21 Ibid., p. 25.
son instinct potique et son don de crateur qui le distingue du reste de la socit : Nul ne
sadresse toi car qui pourrait deviner que tu parles 22 La deuxime partie du pome est
loppos de la premire. Un conflit tacite oppose la ville et la mer comme le souligne ce
fragment :
Tu tloignes de ltreinte de la mer
tu te purifies de lcume
mais les flambeaux de tes marins
continuent de sagiter sur les vagues 23
Cette opposition entre la mer et la ville sachve par la victoire de la mer sur la ville
dans la troisime partie intitule Lexode . La mer part, se construit comme une ville. Cest
la vritable Tyr, la vraie et la scrupuleuse. Le pote met des verbes daction dans le mode
indicatif du prsent pour dcrire ce dpart part , saigne , avance , tourbillonne .
Un effondrement des choses et des notions accompagne le dpart de la mer, le temps est
accabl. Les formules interrogatoires qui senchainent traduisent ltonnement du pote, le
pote fait la description dune ville transfigure, sans mer. Les pcheurs puis les paysans
quittent Tyr car il sagit de suivre la mer. Le pote retourne la mer la fin du pome pour
fournir lensemble du recueil une forme circulaire. La mer devient un espace stirant de la
chambre au port avant de se mtamorphoser en ville marine :
La mer sabsente, se crispe, le temps sallonge et lternit, dans les chambres
bantes, devient un corps de papiers. Les chevaux sarrtent et ses nids sendorment.
Les bouquets de fleurs se figent. Ils ont laiss dans leau un talisman et du mtal
fondu qui sest alors rpandu parmi les murs, grondant dans les chambres, remontant
ensuite la surface. On a rassembl les fleurs qui tranglaient la mer, dgag lcume,
dfait les guirlandes de la mer dmente et renvoy le flux. Cest ainsi que les puits de
la mer se sont taris, que la mer asschs sest endormie lentre des bateaux et autour
des machines. Cest ainsi quelle a senti autour delle tant de genoux, de coudes et de
ctes qui lont lie de toutes parts, lont ficele comme un sac. Ses gouttes sont
devenues plus vigoureuses que des vertbres ; elle sest rassemble autour des
planches et des clous. Maintenant, elle sachemine vers le rivage. Se noue depuis le
fond jusqu la surface et senroule lintrieur autour du mtal et du bois. Leau
forme des tresses autour des roues des machines et se dcoupe comme des planches.
22 Ibid., p. 33. 23 Ibid., p. 42.
Slve alors le bruit des bcherons brisant les fonds marins et la mer se construit
comme une ville et une fort au cur des bateaux et des usines. 24
Dtruite radicalement et reconstruite maintes fois dans lHistoire, notons que Tyr
remonte aux temps bibliques o elle tait une puissante cite commerciale allie Jrusalem,
voque dans lAncien Testament maintes fois puis dans le Nouveau Testament, mise en
exergue lEvangile de Luc : elle sera traite moins svrement que les villes dIsral, au jour
du jugement ; ses habitants auraient pu comprendre mieux quailleurs les miracles accomplies
par le Christ.
1.4. La conscience
1.4.1. La mer-mre
La conscience de la ville libanaise corsaire est, sans doute, une conscience de la
mditerrane la mer-mre 25
, qui est la fois mer ferme et ouverte, berceau des
civilisations antiques, grecque, romaine, gyptienne, phnicienne, juive, amazighe dont le
pote croit voir les deux rivages se rencontrer dans lacte de cration. Or lEurope, de nos
jours, signifierait peu de chose sans la mditerrane qui est la passerelle unique entre la partie
nord et la partie sud du bassin ou plutt entre la partie occidentale et la partie orientale. Cette
relation entre les deux parties de la Mditerrane a cess presque, lchange est gel ;
lEurope a bti sa modernit en rompant avec la partie orientale qui est subordonne celle-ci
depuis des dcennies, le temps des colonisations, subissant une sorte desclavagisation, de
marginalisation et dexploitation interminables. Les frontires tant fermes ; la distance entre
les deux rivages de la mditerrane pour certains crivains trois rivages - devient de plus en
plus tendue. La partie nord, avance en matire de la technologie, cherche se protger, se
scuriser, se dfendre aveuglment aujourdhui, oubliant parfois quelle a t nourrie mme
dun immense savoir riche, humain et spirituel, venant du sud.
Adonis aperoit quil a mieux compris Beyrouth ville mditerranenne, a mieux
compris ses origines et sest compris lui-mme, quand il a voyag dans dautres villes de la
mditerrane notamment. Il cite Naples en exemple, ville italienne historique et ancienne,
ville des grands palais antiques et de la mafia trs active sur son sol. Adonis dans sa
correspondance avec son ami le pote Dimitri Analis ; nimagine pas, en consquence, une
24 Ibid., p. 56. 25 Adonis, La Prire et Lpe, LAutre chemin vers le moi , choix et prsentation par Anne Wade Minkowski, tr. Lela Khatib et Anne Wade Minkowski, p. 336.
vraie vie loin des rivages de la mditerrane :
Les villes de la mditerrane peuvent bien se permettre tous les tats et tous
les ges, mme tous les rgimes, car elles les phagocytent trs vite. Lenfance et
la vieillesse hantent leurs rues, qui portent toute lhostilit mais aussi toute la
fraternit du monde. Elles sont indfinissables et leur identit est floue. Mais je
narrive pas imaginer une enfance loin de ses rivages, une jeunesse sans
lrotisme du regard et de lodeur qui lui sont particuliers, une mort sans la
dignit quoffre lpe du soleil contre le temps. 26
Abbas Beydoun embrasse un ton critique lgard du bassin, il met en exergue
latrocit de la mer, lui qui a pass son enfance sur les rochers marins , faisant face
quotidiennement la mer. Par sa crainte, les pionniers de sa ville Tyr difirent face elle une
muraille colossale, btirent leurs maisons telles des citadelles , les faades lui tournent le
dos. Cette mer est une identit o se battent les identits, o se confrontent les langues. La
parole divine a rpondu en versant le sang. La mditerrane est une mer qui porte bien son
nom comme se plait de la dfinir Beydoun travers cette anaphore :
Elle ntait pas dsigne du nom de Mditerrane mais ctait bien la
Mditerrane. 27
1.4.2. Le pacte
De son point de vue Salah Stti, peroit dans Ur en posie quil y a entre la posie
et la mditerrane un pacte perptuel scell qui ne sera jamais rompu. Le pote fait un
paralllisme entre cette mer et la posie. Cette mer-l suffisamment allchante et intime pour
que lhomme de laube des temps 28 ose sy aventurer, elle est la premire ouvrir devant
laberration de lhomme lespace du voyage :
Cela ne veut nullement dire que son chemin nexiste pas, mais que tout chemin
quelle trace est travers par un chemin contraire. 29
La posie marche et sa soulerie nest point joue. La posie sassimile la mer,
embrasse ses pas, elle est cette mditerrane, berce par cette action simultane du flux et du
reflux. La posie mditerranenne qui plus quune autre, aime la surface du monde et se
vante de jongler avec la lueur des dissemblances.
26 Adonis et Dimitri Analis, Amiti, Temps et Lumire, Lettres de la mditerrane, p. 26. 27 Promesse en lair, pome dAbbas Beydoun, tr. Franck Mermier, publi sur le site de la posie arabe contemporaine Jehat, disponible sur http://www.Jehat.com. 28 Salah Stti, En un lieu de brlure, uvres, Ur en posie , p. 328. 29 Ibid., p. 328.
2. La ville arabe
2.1. La mtropole
2.1.1. Le Caire
Le Temps les villes est un recueil dAdonis qui dmontre une connaissance profonde
des grandes mtropoles du monde arabe moderne. Le corps du soleil , parle du Caire, cest
un long pome constitu de dix chapitres faisant 50 pages. Il est crit Paris, lautomne
1988. En voici un extrait :
Do vient cette pyramide
que porte la lune
sur ses paules ?
Pourquoi le khan al-khalili
sassied-il sur le mme banc
que le rve ?
Pourquoi les toitures de bois
dans les rues de Gamaliyyah
et du Darb al-Ahmar
sont-elles sur le point
de succomber au sommeil ? 30
Le Caire, Al-qahira, signifie la victorieuse en arabe. Avec ses 15 millions dhabitants,
cest la ville la plus peupl du continent africain et du monde arabe. Ce qui est intressant
pour le pote, cest la partie cache du Caire quil tente de livrer par le biais de limagination
au sein de visions et sensation surralistes. Adonis dit : jenlaais lapparent afin de voisiner
avec le cach 31 . Le pote investit la mythologie, Il voque des dtails de lhistoire
pharaonique, les dieux et les desses de lancien Egypte.
Si le pote, vnre les Dieux de lEgypte, dans son pome, comme sil tait nimporte
quel roi pharaon, prtre, scribe ou ancien gyptien, cest quil ne cesse de sopposer en tant
quathe au monothisme qui lui apparait mauvais, voire ngatif par rapport aux religions
30 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 51. 31 Ibid., p. 52.
antcdentes. Pour lui, la multiplicit de Dieu parat dmocratique, elle est un partage du
pouvoir autant cleste quhumain. Il dit, en fait, dans le regard dOrphe :
Dans les socits polythistes il y avait quand mme un partage des pouvoirs entre
les diffrentes catgories de la socit. 32
Le pote ne peut sempcher dvoquer le Nil, le fleuve le plus long de la plante, qui
traverse toute lEgypte et divise le Caire en plusieurs morceaux, le Nil est cit tout au long du
pome. Le pote sunit au fleuve, projette sur lui son image tel Narcisse, il dit que le Nil est sa
corde vocale , il cherche abri dans le Nil, coutant son silence . Ce fleuve est une langue
vivante, le limon qui lescorte est une encre qui sapprte dessiner les prairies. Il
lappelle le Nil vieillard , le Nil enfant . Ce fleuve va, dans le pome, avec le dieu de la
mythologie pharaonique R, le Dieu du soleil qui ntait vnr que dans la ville de Thbes
puis associ par les pharaons et les prtres un autre dieu Amon. Avec R, le Nil est le fleuve
de la vie et de la fcondit, il fait vivre lEgypte, le papyrus pousse sur ses rives. Le pote
projette son image sur le fleuve.
Fascin et enchant par la grandeur de ce fleuve, Adonis fait lloge du Nil en lui
consacrant, dans un autre recueil, Toucher la lumire, tout un pome : Le Nil posie de la
posie car la langue que commode son silence est dune grande inspiration potique pour le
pote qui sarrte sur la caractristique magique et sacre du fleuve dont leau est source de
prophtie et la parole source de ses lacs. Les Egyptiens aiment le fleuve lequel ne se
renouvelle toutefois que par la rptition, il est une lumire sans cesse puisque sa nuit na pas
de noirceur, elle est jour. Le corps y voltige, sy libre et lme sy repose. Le Nil nas pas de
contours, il est lillimit, labsolu, il est seigneur , le bon matre de la posie.
Le pote mtisse le prsent et le quotidien du Caire avec son histoire ancienne. Une
ville de la mort est le Caire prise dans tous ses aspects :
Lestomac est dans la tte, lpaule est sous la hanche.
Le jour et la nuit sont absents et prsents,
Non sur ordre de la nature, mais sur ordre de la nature humaine.
Jobserve un pote qui meurt dans mon corps,
Et vous savez qui il est. 33
Les rues, les facettes, les places, les quartiers, les souks sortent de leurs silences,
cessent dtres muets et parlent. Le pote fait une description pique de la ville. Par sa
32 Adonis, Le Regard dOrphe, conversations avec Houria Abdelouahed, p. 89. 33 Ibid., p. 66.
grandeur, une ville de la diversit. Adonis ouvre des parenthses et se met citer toutes les
ethnies en prsence :
(des cavaliers-guerriers, pourpres et carmins, sortent aprs consultation de limam
Cahfiy. Ils entrent, vont et viennent entre Qarafah et Mouqattam Arabes, grecs,
turcs, juifs, toulounides, Ikchihides, ayyoubides, Tcherkesses, kurdes, berbres. Ils
apparaissent tels des traits dans le visage du Caire, en un temps-sige mercurial, et
chacun mastique le pays avec les dents de lautre. ) 34
Cest la ville qui scrit elle-mme par la plume du pote. Le pote ne peut laisser que
scrire la ville :
Ainsi jcris le Caire, moi-mme crit par lui, donnant mes paules ses tristesses.
Et de cette feuille que je tiens maintenant est issue Nfertiti, une offrande la main,
une fleur de lotus entre les seins, et jentends ma posie me murmurer : dornavant je
ne dsire plus triompher, mes triomphes mont fait vieillir. 35
Mahmoud Darwich souligne limportance du Caire o il a entam une nouvelle tape
potique, capitale du monde intellectuel arabe dhier comme daujourdhui, le Caire est ville
influente :
Au Caire, cest certain, ma posie a commenc voluer, comme si jtais un
tournant. 36
La ville fait parler les gens qui lhabitent, les fait tre. La ville donne ce que lhomme
a mis en elle. Adonis a jou sur un texte double en misant sur la technique du texte et du para
texte en petit caractre ou en marges, celles-ci contiennent des maximes. Il multiplie les
techniques calligraphiques, renverse les mises en page, de petits pomes sont dtachs du
corps du pome principal, et des notes en caractres minuscule sont en haut de pages. Cest
une architecture ventuelle du Caire, quil fournit au lecteur, architecture impulse par un
dsir dunit, de cohrence et de plnitude.
2.1.2. Aden
Adonis noublie pas Aden la capitale du Ymen. Dans son recueil sur les grandes
mtropoles, il lui consacre Berceau , un long pome crit toutefois Beyrouth en 1983.
Adonis refait le parcourt dArthur Rimbaud dans sa visite, marche sur ces traces, il lui a
34 Ibid., p. 80. 35 Ibid., p. 93. 36 Mahmoud Darwich, Entretiens sur la posie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, tr. Farouk Mardam-Bey,
p. 82.
consacr tout un article dans La Prire et lEpe intitul Rimbaud mystique et la voqu
maintes fois dans sa posie comme figure universelle du pome moderne. Aden a inspir ce
pote franais qui a vcu dans la seconde moiti du XIX sicle ses clbres lettres, il y a pass
plus dune dcennie au sein dun milieu arabo-musulman.
Une remonte dans le temps dAden afin de rvler les couleurs du Ymen, sa
mythologie, son historicit est effectue. Adonis fuse totalement dans la ville. Il se veut du
Ymen et se donne une identit ymnite quand il cite son nom de naissance : Ali Ahmad
Sad, nom de Ymen. 37
Le pote sidentifie au Ymen, ses racines sont au Ymen et non
ailleurs, il est la lgende de ce pays : dans la terre du Ymen je trouve une racine. 38
Cette
phrase dailleurs revient maintes fois dans le pome et cre une insistance.
Aden cest linsaisissable, un pome trahit par le pote :
< et voici quAden se mit mapparatre
Comme un pome jamais crit.
Rimbaud avait essay de lcrire,
Ayant puis une autre encre dans son alchimie,
Mais celle du temps le trahit. 39
Le pote se plait particulirement voquer les souks (marchs) de Sanaa, chaque
souk savre pigraphe , tableau ou prospectus , moins quil en soit linspiration.
Tout se joue sur la contradiction : Tout proche est lointain. 40
Ecrire cest pour toi faire
vader la parole. 41
Et comme il la fait pour le Caire, il investit dans son pome la
mythologie dAden et du Ymen en gnral ainsi que les espaces gographiques les plus
populaires. Il cite comme personnages : Ghumdan, Balkis , Loqman , Dhu
Yazan , et Asthar . Le potes les ressuscite et les anime.
Au milieu de ce dcor urbain, le pote prfre tre tent par Satan, celui-ci se propose
dexciter son imagination. Imitant le rythme du coran, le ruminant, il est vraiment tent par le
prince de ce monde. Certains versets nont pas de sens, ils sont considrs comme prodiges de
la parole de Dieu. Adonis les reproduit : Sn celle de Hammi, Asthar 42
il reprend :
Sayoun, Tarm, Chibam 43 Ainsi Adonis veut sa posie incomprhensible telle des versets
37 Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 147. 38 Ibid., p. 157. 39 Ibid., p. 151. 40 Ibid., p. 166. 41 Ibid., p. 180. 42 Ibid., p. 172. 43 Ibid., p. 174.
coraniques, prodigieuse, a besoin de dcodage. Outre le style, le pote mime le rythme
coranique, en emprunte les rimes :
La nuit se prolonge sur nous, Dammoun.
Dammoun, oui nous sommes race du Ymen (Yamanoun)
et pour sr des ntres aimants. 44
Au troisime chapitre, la ville sur dAden, Sanaa, est voque, elle est ville qui
inspire potiquement : Sanaa mest inspiration. 45 Ce quentend le pote par les deux villes,
ce binme-berceau Il noublie pas de saluer Hadramaout, elle est une femme qui baigne
dans le miel de Daouan ; sa ceinture est la Mer arabe. A la page 190, il donne la parole, par le
procd de la prosopope Sanaa et Aden en alternance. Chacune communique sa maxime.
Le pote gare dlibrment la ville en mme temps quil sgare. Son criture mme se
propose comme garement, nous comprenons, alors, pourquoi il emploi une citation de Marx
au milieu dun fragment sur la ville orientale.
Adonis insre dans son recueil, un pome crit en septembre 1979 intitul
Marrakech / Fez relatant sa visite du Maroc, pays o les conditions de libert dexpression
taient lamentables, le pome montre linfluence de diffrentes villes marocaines sur
lcriture potique des potes marocains ou arabes et ce par la pourriture et le dgot quelles
suscitent notamment. Au contraire, lavenir dune mtropole arabe dexister comme Damas
est forcment li au mysticisme de ses gens et non au matrialisme. Le pote explique par
laphorisme la ville :
Damas ne vivra que si elle reconstruit le ciel. 46
Stti son tour ne manque pas dcrire Aden dans Rimbaud dAden , qui devient
ville symbole de la posie, entre dans lhistoire grce au sjour quil fit le pote-voyant
franais. Aden est dabord une ville du Ymen, haut pays du rve 47. La Reine de Saba,
pouse de Salomon le sage dont parlent les textes sacrs, cest lexact Ymen. Stti le dcrit
comme pays cajol par la mousson et franchi par les puissants vents-esprit de la plante, il
flambe en solitude de posie au croisement des continents et des mers. 48
La terre du Ymen, cest lextrme presqule arabique, terre prestigieuse ; son
appellation dans la mmoire, cest lArabie heureuse. Le Ymen, crit Stti, cest
44 Ibid., p. 170. 45 Ibid., p. 152. 46Adonis, Toucher la lumire, tr. Anne Wade Minkowski, p. 45. 47 Salah Stti, En un lieu de brlure, uvres, Arthur Rimbaud , p. 443. 48 Ibid. p. 443.
lternit solidifie depuis toujours dans la pierre, puis reprise son compte par le sable. 49
En abordant Aden, Stti alterne le vcu de Rimbaud et celui de Nizan. Stti ne manque
galement dvoquer Sanaa comme Adonis et dautres villes du Ymen quil nomme sans sy
arrter. Il entreprend une description ambulante de la vile au travers. La vie marchande est
moins agressive ici quailleurs :
Sanaa, sur son haut plateau, couvre de ses nids daigle verticalement suspendus le
labyrinthe ombreux, mille ombreux, de ses souks. Ici labri des choppes o de vieux
marchands ferment les yeux, somnolents mais attentifs tout ce qui se passe autour
deux. 50
Ce port dAden est si accueillant avec chaleur et hospitalit pure dOrient car quand
Rimbaud dbarque un jour ensoleill de lt 1980, ce quil veut cest fuir ce sicle main, ce
sicle machine, lui chapper presque dfinitivement. Exactement comme la fait Paul Nizan
un demi-sicle plus tard dcouvrant pour la premire fois sa voie et sa voix. Aden est la ville
aussi de Nizan que de Rimbaud. Leur rflexion plaisante senracinera davantage dans la ville.
Le rocher dAden, crit Stti, est la cte efflanqu de lAfrique den face. Voil ce
quest parvenu faire et dfaire Rimbaud. Le pote-voyant franais ses dissimul jusqu
se perdre. Cest Aden encore quil ctoie lennui, tue ses chiens et embrasse ses femmes.
Quittant son identit occidentale, Arthur Rimbaud devient aussitt Rimbaud dAden. ,
quteur dessence. Aden, ne signifie-elle pas en arabe coranique lEden, le paradis ?
2.1.3. Damas
Damas sendort lombre de ses jasmins et de sa gloire dantan.
Il est bien temps quelle se rveille ! 51
Issa Makhlouf consacre une petite chronique Damas la capitale de la Syrie aprs
avoir consacr une chronique antrieure la Syrie. Damas est la mtropole qui sen dort
lombre de son histoire. comme lindique lintitul de la chronique. Ce qui semble intresser
le pote, cest particulirement le pass de la ville quil ressuscite et interroge louvrant sur
son futur.
Il la peroit comme ville de Saint Paul laptre-personnage fondateur dune nouvelle
religion : christianisme aprs avoir t son perscuteur, ville des contes des Mille et Une Nuits
49 Ibid., p. 446. 50 Ibid., p. 445. 51Issa Makhlouf, Chroniques, La ville qui sendort lombre de son histoire , source : le site dIssa Makhlouf.
et leurs magie, de la grande mosque des Omeyyades dans laquelle le temple romain est
toujours prsent sous la forme de certains murs, ville des souks improviss et parfums, des
maisons antiques et de leurs fontaines deau, Damas est alors conue dans le regard des potes
et des voyageurs qui la visitent. Ville de lHistoire, elle appartient aux villes dont la gloire fait
partie du pass. Elle regorge de trsors ensevelis et de livres rares et prcieux dans ses
bibliothques, dire une ville-muse qui vit nanmoins au rythme de la modernit. 52
Encore elle est limage exacte des autres mtropoles arabes, leur instar, elle
appartient toujours au pass, mais sans la lueur de ce pass toutefois. Quelle soit ville du
pass et de lHistoire, elle est toutefois mtropole du futur allant vers un avenir inconnu,
elle fait partie des villes qui ne doivent pas, ne devraient pas, en aucun cas, faire
abstraction lhomme qui les fait bouger, car lhistoire individuelle fonde dans lhistoire
universelle.
La capitale de la Syrie na cess de s'accrotre. Toutefois, une ville ne se caractrise
pas uniquement par son urbanisme, mais aussi, et surtout, par sa capacit faire face
aux dfis de la modernit, trouver une place dans le monde daujourdhui, sans
perdre de vue son avenir. Une ville se dmarque plutt grce sa politique culturelle
et ducative, grce au niveau de ses tablissements scolaires et universitaires, ses
institutions et ses centres de recherches. Sa capacit doit promouvoir lesprit critique et
la tolrance. 53
Dans ce contexte, Makhlouf invite les damascnes crer et sexprimer librement au
sein dune socit civique et dmocratique. Sans cette libert, la vie serait une vie vaine. Sans
cette libert, tout devient maussade, y compris la lumire qui mane des plus jolis
monuments. 54
Le pote sollicite le rveil immdiat de cette ville afin quelle interroge son
pass.
2.2. Le labyrinthe
Issa Makhlouf dans Autour de la pyramide , consacre dix pages au Caire pour y
relater sa dernire visite, travers un texte o se mlent rcit en prose, littrature de voyage et
posie. Dans une description ambulante et panoramique, le pote rassemble des puzzles pars
afin de constituer un tableau de la ville, en passant travers plusieurs monuments et difices
autant historiques que clbres. Le pote laisse la visite des pyramides, qui sont la rencontre
52 Ibid. 53 Ibid. 54 Ibid.
premire avec le ciel 55, quau dernier jour et leur consacre, toutefois, une longue description
la pyramide est le temple premier de lhomme sa sortie des tnbres des cavernes. 56 La
visite du pote est particulirement dordre spirituel fournissant une tonalit mystique au texte
comme parmi plusieurs du recueil.
Pour la passion des villes, il sagit dune vrit, celle de la faim ou plutt de la
boulimie du labyrinthe comme le souligne ce fragment en prambule du pome intitul
Quitude qui sert dpigraphe :
Pour les a affams des villes, les lointains champs de bl, l-bas, paraissent stendre
jusqu linfini, comme sil ny avait pas de faim sous le soleil.
La connais-tu, la faim des villes ? La faim du labyrinthe qui ne mne ni une terre ni
un arbre. La faim la plus pressante qui soit. La faim de lautre qui est absent mme de
lui-mme. 57
La dimension labyrinthique du lieu dbouche sur une vision alarmiste et pessimiste,
celui qui est dans le labyrinthe est perdu, ne sait do il vient, o il se trouve, o il marche et
cherche sortir de cet tat dans une conscience de confusion. La ville labyrinthique ou la ville
ddale qui est une figure mythologique.
La sensation du labyrinthe spatial se double dune sensation dun labyrinthe
sentimental et sensationnel dans quitude : il ny a pas de corps pour me contenir ni de
lieu. Pas de plaine ni de montagne 58
La perte des sens et de la sensation accompagne la perte
du lieu. Le pote se cherche aprs avoir perdu le fil de sa mmoire. Il ferme les yeux pour
voir :
Ce que loreille out est-ce rellement ce quon out ? et ce que lil voit, est ce
rellement ce quon voit ? Tout ce que reflte le miroir nest que la face apparente dun
mal cach. 59
Il sagit nanmoins dune exprience au sein dun mysticisme car lespace mental o
vit le pote est ltre aim nulle autre part ailleurs 60 que Lui, ltre aim. Le pome - mais
tout le recueil - est un cheminement dans la qute de soi ; la sortie du labyrinthe, quant elle,
est lie la retrouvaille de ltre dissip qui forme un seul tre et un seul corps avec ltre
aim. Tout labyrinthe reste quitter pour celui qui est adorateur de la libert.
55 Issa Makhlouf, Mirages, tr. Nabil El Azan, p. 124. 56 Ibid., p. 124. 57 Ibid., p. 145. 58 Ibid., p. 146. 59 Ibid., p. 124. 60 Ibid., p. 146.
Aprs avoir analys les villes dOrient nous passerons aux villes dOccident en
montrant les points de leur diffrence
3. Orientaliser la ville
3.1. La transfiguration
3.1.1. Paris
Lintrt des potes libanais sest port principalement sur les villes les plus
universelles, les plus colossales, les capitales, puis sur celles, les plus petites, les plus
locales ou rgionales. Agit par le spectacle grandiose de ces villes, le pote veut les libaniser,
les orientaliser, les arabiser. Ces potes crivent les villes et non le pays, dans ce sens la ville
na pas de nationalit comme le pote, elle appartient lhistoire. La ville est empreinte
datmosphre arabe, limage mme du pote, elle nest pas une ville trangre sous son
regard, la ville est mme dorigine arabe, quon le veuille ou pas.
Darwich sarrte sur limportance de la ville lumire. Sans tre loin des instances de
lOLP Tunis, cherchant se librer de Beyrouth, Darwich a rsid Paris prs de dix ans. Il
y a crit plusieurs de ses recueils, Plus rares sont les roses, Cest une chanson, Onze Astres,
Je vois ce que je veux, Pourquoi as-tu laiss le cheval sa solitude ? ainsi que la moiti des
pomes du Lit de ltrangre et un livre de prose, Une Mmoire pour loubli. Toutefois Paris
ntait quun pied--terre car le pote palestinien ny demeure pas assez souvent et
voyageait beaucoup cependant :
Ce que je sais, cest que Paris a t mon vritable lieu de naissance en tant que pote.
Quand je fais un tri dans ma posie, jaccorde une place particulire ce que jcris
Paris dans les annes 1980 et au-del. Cest l que loccasion ma t offerte de mditer
sur la patrie, le monde et les choses de la vie, et cela en maintenant une certaine
distance, qui tait lumineuse. On voit mieux de loin car on dcouvre le paysage dans
son ensemble.
Paris incite la posie et la cration. Tout en elle est beau, mme son climat (
Adonis consacre un pome Paris Cheminant du dsir dans la gographie de la
matire . Ce pome est une tentative consciencieuse de changer la ville au got surraliste du
pote. Le pote met en relief un Paris absolu, Paris cest le noyau du pome, son cur, il est
son refrain, sa sonorit et son sens. Paris est livr, en dtail, dans son quotidien. Le pote a
voulu crer un monde parisien dans la langue et la matire :
Dans paris, je distingue peine
Deux personnes : lune rve, perdue
Dans les chemins de mai 68, lautre
sallonge parmi les velours du XVIe
sicle
comment alors rconcilier la cendre
de paris avec notre soleil qui saigne
goutte goutte, comment accorder les rives de notre mditerrane
commune, alors que nous trbuchons contre les empereurs de labsurde
et que nous rvoquons lautorit du sens,
Paris,
ta lumire est prs de me trahir
(elle saccroupit, elle avance
appuye sur deux cannes), dirai-je
au tapis de limagination : " emporte-moi ",
je descends montmartre, sur
le seuil du sacr-cur, dans une
soucoupe ovale porte par un mouton
de jrusalem,
je fais la connaissance de jacques
simon qui, levait des chvres dans
sa chambre, je vois des personnages
tels monsieur besson et son pouse
paris,
jai rassembl dans mes membres
tels lointains disperss et pour toi
jai invent un corps nouveau 62
Le pote y joue sur la typographie car il crit la ville dans son architecture aussi. Le
pote crit tout le pome en caractre minuscules y compris la premire lettre des noms
propres, noms des lieux et des personnes. Les notes de pages sont en haut ou au centre du
texte numrotes par de petites lettres en minuscule et sont en gauche comme dans lexemple
ci-dessous. Le pote renverse la mise en page. Nous sommes en prsence de la marge, la ville
est aux couleurs tiers-mondistes :
( orly tiers monde lair dun lphant boiteux
tomb dune ombrelle qui diffuse quelque chose
comme : paris forge des alliances nouvelles avec
les astres et apprend la rvolution du soleil , sous
leffet dune puissance quelconque llphant
se mtamorphose ensuite en ruisseau de sang qui
se rpand dans les maisons et les boutiques) 63
Le dsir dAdonis dorientaliser la ville reste fort, le pote veut la transformer, la
voir reflter ses origines mme :
il se peut que jessaye darracher la tour eiffel
Et de planter sa place
Un arbre de jasmin damascne,64
Cette mise en inversion npargne pas lespace. Le pote provoque la transformation
de la ville par la mtamorphose des lieux, leur fuite, cela stend sur plusieurs moments
potiques de son Chahwa tataqadamo fi kharayti al-mada (Cheminement du dsir dans la
gographie de la matire) qui ouvre son recueil consacr aux villes :
la tour eiffel notre-dame le louvre
(est-ce un rve, la tour deiffel nest plus sa place et voici que le louvre se dirige vers
la rive orientale de la mditerrane comme sil voulait lui aussi suivre les pas
dalexandre le grand, et voil notre-dame qui sendort en rcitant ses prires et en
tapotant les paules du ciel afin de les prendre comme oreillers pour ses rves.) 65
62 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 27. 63 Ibid., p. 18. 64 Ibid., p. 13. 65 Ibid., p. 30.
Le pote y joue sur les paralllismes dans sa stratgie dorientaliser Paris. Il oppose un
lieu de culte musulman un lieu de culte chrtien, un lieu oriental son partenaire occidental
en vue doprer son choix spirituel :
notre-dame la mosque du cinquime
pleure, ange de lenfer,
dsormais tu ne trouveras plus de visiteurs savourer rtis,
lgion par lgion, toutes les btes vont au paradis,
celles qui parlent, comme celles qui restent muettes 66
Cette mise en paralllisme continue dans le pome autant sur le plan smantique que
sur le plan de la mise en page, Adonis oppose de grands potes arabes du Moyen ge aux
grands potes franais du dix-neuvime sicle, Abu Nuwas Baudelaire puis Al-Mutanabi
Hugo. Le pote tablit deux colonnes, il y joue sur la police des lettres dans lcriture des
fragments. Les fragments consacrs aux potes arabes sont crits en caractres plus grands,
les fragments consacrs aux potes franais sont plus petits sans doute par ce quAdonis
estimait que les potes arabes son les prcurseurs.
Le pote explique lide de ce paradoxe un peut plus loin dans le pome :
les paradoxes, qui seuls sont logiques,
les contradictions, en lesquelles seulement
nous pouvons voir lunit 67
Le pote tablit une corporit de la ville qui se dessche la fin, il lui fournit un
corps, une bouche pour quelle sexprime, la ville articule ses discours par la bouche des
parisiens ou de ses migrs. Paris cest la ville du dsir , celui dcrire et ville de la
lumire que le pote palpe par ses mains. Adonis continue de dcortiquer Paris comme sil
tait son propre architecte ou ses architectes. Le pome est crit Paris en 1987.
Paris est la capitale du monde comme disait Walter Benjamin. Ville muse, cest Paris
o il est rest un an en 1960, quAdonis a crit une partie dAghany Mihyar addimachki,
(Chants de Mihyar le Damascne), il sest li damiti avec plusieurs potes franais et du
monde, et a dcouvert non seulement une grande partie de la libert adule, mais aussi une
partie prcieuse de lui-mme qui tait ignore ou perdue :
66 Ibid., p. 31. 67 Ibid., p. 38.
Paris ma permis de sortir de moi-mme de ce que jtais Beyrouth -, me
prparant ainsi revenir moi-mme et Beyrouth de faon les voir sous un autre
jour, dans une nouvelle perspective. 68
Le pote sexplique quant la grande qualit de son recueil Mihyar juge par les
critiques :
La rencontre avec la ville des Lumires a provoqu un vritable choc : larchitecture,
les tres et les rencontres que jy ai faites. Il me fallait, alors, crer un univers la
hauteur de ce choc. 69
La naissance dun pote est permanente et continue, elle va avec les villes quil visite.
Sa naissance savre cration paralllement celle de la ville, qui est aussi cration
permanente et inacheve. En changeant de lieu, le pote change, change, apprend de
nouvelles choses. Si lhomme simmobilise dans un lieu, crit Adonis, cela signifie quil est
ferm dans un spulcre, son existence est termine, le pote au contraire est un devenir
permanent :
Le lieu bouge avec le corps, avec les voyages, et puisquil bouge, alors nous ne
sommes pas n. Car nous naissons de faon permanente. Et la naissance est une
naissance dans la langue et dans le lieu galement. Si le pote sent quil nat
dfinitivement et pour la dernire fois, il steint comme pote. La naissance dun
pote est continue comme lest le lieu et, de la mme faon que la naissance est une
cration, le lieu, aussi, est une cration. . 70
Darwich cite Ren Marie Rilke, selon lequel pour crire un seul vers, il faut avoir
visit plusieurs villes, observ tant de choses, cueilli tant de fleurs. 71
Aujourdhui, dpourvue de chaleur humaine, repoussante et moins accueillante, voire
xnophobe, la ville de Paris, presque macdonalise, est selon Darwich, sous linfluence
superficielle du modle amricain qui nest pas en rapport avec la rnovation de ltre et de
lesprit. Paris est, bel et bien, empoisonne :
Je considre ma vie Paris comme une troisime naissance. Mais, javoue, avec
regret, que la vie sociale ou intellectuelle nest plus ce quelle tait. Paris, aujourdhui
regorge de fausses amitis, de la propagande et du vacarme. Les magazines littraires
68 Adonis et Dimitri Analis, Amiti, Temps et Lumire, Lettres de la mditerrane, p. 59. 69 Adonis, Le Regard dOrphe, conversations avec Houria Abdelouahed, p. 55. 70 Ibid., p. 91. 71 Mahoud Darwich, Entretiens sur la posie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, tr. Farouk Mardam-Bey, p.
33.
y sont devenus superficiels, indignes dune capitale qui a une telle importance aux
yeux du monde et devant le monde. 72
3.1.2. New York
Le pote fait un retour sur les lieux des villes quil a visites auparavant pour livrer
leurs transformations. Que peut faire le pote face aux temps
apocalyptiques daujourdhui qui surgissent ?
La transfiguration ngative de New York, aux yeux dAdonis, est comme celle de
Paris laquelle elle a propos un modle fig. New York est ville descendant les chelles de
lenfer, dont la vie semble avoir pour ombre porte la mort universelle, le saccage brutal ou
insidieux de tout ce qui ne se plie pas sa norme dacier, de fric et de bton. La descente aux
enfers, dans la posie, nest quune descente en soi, le pote se dcouvre lui-mme dans cette
sensation infernale. Aussitt sexprime le sentiment doppression de celui que la rpression
crase, de celui qui a coutume de se tenir hauteur dhorizon :
New York, un quart de sicle aprs ma premire visite : les paradis promis ne sont
toujours pas trouvs, et les enfants toujours aussi insatiables.
New York
La paille est la racine autre, et dans lair leffroi. Je lai entendu ordonner aux glises de
pleurer, aux rues de gmir. Comme si le temps me prenait par la main, et sen servait
pour trangler les oiseaux blancs. 73
Adonis a fait un voyage New York en 1970, il y est revenu en 1998 se dplaant un
mois entre Princeton et New York.
Dans Qabr li Nyo York (Tombeau pour New York), le pote peroit la ville telle une
spulture du monde moderne o lhumanit est arrive son point dpuisement. Lcriture
de ce recueil a t effectue lors dun impact de choc ressenti par le pote vis--vis de la ville
et son atmosphre, remarquant sa dcadence politique, matrielle et sociale. La ville sest
prsente ses yeux telle un tombeau de ruines.
Adonis affirme que New York est une femme dans Tombeau pour New York traduit de
larabe par Anne Wade Minkowski, il dcrit ainsi la ville : New York, femme de paille dont
le lit se balance de vide en vide. 74
Cest aprs un court sjour New York en quAdonis a
compos son pome Tombeau pour New York . Le pote y dcrit la fminit de la ville
72 Ibid., p. 71. 73 Adonis et Dimitri Analis, Amiti, Temps et Lumire, Lettres de la mditerrane, p. 31. 74Adonis, Tombeau pour New York et autres pomes, tr. Anne Wade Minkowski, p. 27.
dans des vers libres. New York est une ville de rve et dhallucination, une ville surraliste
qui ne peut pas devenir une ville de ralit :
New York, femme assise dans larc du vent,
forme plus lointaine que latome,
point qui court dans lespace des chiffres,
une jambe dans le ciel, lautre dans leau 75
Le pote rprouve la fminit de la ville, statue muette qui ne peut sexprimer que par
le langage des autres, elle rflchit du coup le visage mme de la libert et de la spontanit :
New York
Une femme statue de femme.
Dune main elle tient un chiffon qu'elle appelle Libert
Les feuilles de papier que nous appelons Histoire. 76
New York ne peut tre que femme, mais une femme apparaissant vieille cependant,
travers le regard du pote arabe, une femme qui agonise sous ses yeux et pour laquelle il a
donc conu un tombeau. Elle est puise par ses btiments et ses difices artificiels :
Telle est New York : appuye sur un bton de vieillesse, elle se promne dans
les jardins de la mmoire ou toute chose incline vers la fleur artificielle. 77
Adonis, qui perptre le viol avec beaucoup dapptit, semparant de sa ville. Ce viol se
fait par le biais de lcriture que le pote qualifie, de voyance, de voyage dans le non-dit et le
non vu :
Je te coince entre les mots. Je tempoigne et te roule, je tcris et tefface, chaude
et froide, rveille et endormie. Je massieds sur toi et je soupire. Je te prcde et
tenseigne marcher derrire moi. Avec mes yeux, je te broie, toi, broye
deffroi. 78
Pour le jeune pote marocain Taha Adnan, natif de la ville ctire de Safi en 1970 et
install Bruxelles en Belgique depuis 1996 afin de suivre des tudes suprieures en
Management et en Gestion des Ressources Humaines, cest plutt New York qui viole les
secrets de lhumanit. La ville est femme. New York dans lgie Amado Dialo est une ville
horrible, impure, souille de crime et de violence, loin daccueillir les grandes valeurs
humaines :
Bienvenue New York.
75Ibid, p. 23. 76Ibid, p. 15. 77Ibid, p. 28. 78Ibid., p. 29.
Ici la terre a gratt le ciel,
Elle a viol ses secrets.
Elle cherchait un refuge dans les toiles
Et elle a accroch son cadavre
A la branche dune ancienne voie lacte. 79
Le jeune pote marocain Taha Adnan souligne cette dimension violente de New York
et dpeint le racisme dans lgie Amado Dialo , pome en vers libre. La contestation y
est manifeste :
Bienvenue New York.
Ici les cow-boys ont tir
Quarante et une balles sur Amado Diallo
Simplement, parce quils ont souponn sa peau.
Ici, le jeune guinen a dit adieu son rve
Dtudier linformatique
Et de faire patre les lectrons dans la Silicon Valley .
Ici, le sang a demand secours au sang :
- Frre de couleur,
descendant de lAfrique martyre,
Les voil tes concitoyens blancs limpides
Qui mapprennent, au lieu de la programmation,
A patauger dans le sang pais. 80
Salah Stti, pote-voyageur, ne manque pas dattaquer New York, lui aussi. Le titre
du pome est une antithse qui comporte dj en germe lironie : Remmoration de
Mansour Hallaj Saint-Patrick car un pote soufi qui exalte Dieu comme Hallaj ne peut
voir spanouir son exprience mystique dans une esplanade de la ville de New York, si
matrialiste et dont latmosphre est trs sche. La description du paysage newyorkais se fait
dans la longueur des vers exprimant la complexit de la ville qui tantt fascine tantt
dsenchante.
La personnification de la statue de la libert rend compte de sa gloire, de son caractre
presque sacr et divin, mais la fin elle est une statue de mensonge. Lenjambement
rythmique de la deuxime strophe sur la premire brise non seulement le vers
syntaxiquement mais aussi la strophe : elle a souri Statue du vieux mensonge. tout en
79Taha Adnan, Transparences, p. 45. 80Ibid., p. 27.
animant le pome, lenjambement annonce un changement incontestable de sens. La
rptition de mots et de phrases amplifie linsistance, lindignation de Stti est immense : les
symboles et les devises de la ville sont en contradiction avec les valeurs qui y circulent, voire
avec les valeurs et la politique de lAmrique. Lavnement dune civilisation industrielle et
rationnelle barbare dsenchante la ville et rend vaine une certaine potique :
New York est une ville avec des araignes terribles
Au grand soleil dacier de lavenir elle offre le profil de ses idoles
Je me souviens dune matine divresse Manhattan o mon cur dArabe a chavir
Jtais dans le temple de Salomon, dans la cit des nations Sans hommes
Et je mendiais des portes de rve un peu de beaut pour les aveugles
Un peu de justice pour les sourds, un peu de libert pour ceux que la libert effraie
Et dans la lueur des tours comme autant de fracheur guillotinent
Ne brlait que le vin de la puissance dans les bars o lon buvait nimporte quoi
Pour le bonheur des mouches
Jaime pourtant les rives de lHudson, les tribus disparues
Leurs arcs et plumes dans le reflet des vitres vides
Et leurs chevaux mls aux pauvres taxis jaunes
Au-dessus, au-del du diamant magnifique
Les bordes de leurs flches vers le ciel Bourdonnant
Coloptres ! hlicoptres ! La Statue
Sest retourne vers nous, elle a souri
Statue du Vieux Mensonge
Mensonge la Libert menteur lAmour
Statue du Vieux Mensonge
Mensonge de la Libert menteur lAmour
Et tous les mots avec des majuscules
Libert Egalit Fraternit Humanit 81
3.2. Lanecdotique
Voil quAbbas Beydoun, pote des villes par excellence, aborde la ville occidentale,
lui aussi, dun autre angle dans Madafin Zujjiya (Tombes de verre), celui de lanecdotique.
81 Salah Stti, Fluidit de la mort, p. 50.
Lintrt de Beydoun sest port sur Paris et sur Berlin, deux capitales et grandes mtropoles
de lEurope.
Kuffr Brs Les paens de Paris est form de quinze longs fragments en prose
numrots qui en commun de montrer un nouveau visage de la capitale de France. Errance,
indcision demble. Le pote entreprend une visite ambulante de la capitale, visites des
diffrentes esplanades des plus historiques aux plus banales. Le pote perd un Paris ftichiste,
dans son vagabondage, et retrouve un autre Paris, ville noire des personnes de couleur de peau
noire, ville de fantmes que remplissent les tocsins et nullement ville dhommes, mme le
mtro quil prend est un fantme volant. 82 Le pote na pas dorigine quand on lui en
demande, il est sorti de nulle part, ses origines sont son errance ainsi que ses pomes.
Larabisation de Paris se fait par lintrusion de personnages arabes immigrs tels Houda ,
Han , Nahla , Hassan et Khaddaj , au travers le rapport quils entretiennent dans
la scne quotidienne et au travers leurs dialogues en arabe.
La pluie remplit paris de fantmes
Larbre rong na pas de sur jumelle
Ltranger la regrette
Il cherche un pieu dans sa langur
Mais il narrive pas le fixer
Ici nous ne plantons que des ponts
Tu peux construire un navire avec tes bras
Mais tu ne peux pas retenir un saule
Qui sest cass les ailes 83
Fasl fi Berln Une saison Berlin regroupe vingt quatre fragments en prose titrs
et numrots qui sont des toiles de la scne quotidienne de Berlin dpeints du pinceau de
Beydoun, elliptiques et concises. Le tu mis lincipit du premier pome, employ comme
rcepteur du discours ou comme allocutaire dans les trois premiers pomes, sort du je et
revient dans la suite soulignant lincertitude, Abbas Beydoun ne sengage pas totalement,
encore prudent il nassume pas ce quil conte. Sa nouvelle capitale est un lieu de malentendus
par le choc de deux langues diffrentes, par la serveuse lair bizarre qui ne comprend pas ce
quun client peut dire et arrive comprendre puis par les mots superflus , de leur caractre
dtestables , sortis de la bouche de la femme de mnage, et qui infiltrent du coup le pome
de Beydoun. Berlin est ville des anecdotes livres minutieusement par le pote. Le pote ne
82Abbas Beydoun, Tombes de verre et autres pomes, tr. Madona Ayoub et Antoine Jockey et Bernard Nol,
traduction revue par Kadim Jihad Hassan et Jean-Charles Depautes, p. 51. 83 Ibid., p. 51.
peut manquer dexprimer son inquitante tranget vis--vis des tres et des choses quand, en
exemple, il reoit dans son ordinateur lexpression mensongre : viens dans mon lit. 84
Larabisation de Berlin est faite priori par la prsence de mots en arabe qui sortent de la
bouche de gens dorigine arabes baignes dans une pluie qui sentend dans toute les
langues. 85
Abbas Beydoun sintresse Lodve86 particulirement, dans son recueil Portes de
Beyrouth, en lui consacrant un pome, ville franaise au sud si minuscule et si limite que le
pote est parvenu y retrouver ses vritables dimensions bien quil y ait tourn en rond, un
peu longtemps, avant de prendre conscience de larchitecture de la ville par le biais du regard,
lment cl de la potique personnaliste ; son regard transperce et balise, quand il quitte
Lodve, il tourne le dos ses difices comme la cathdrale qui se rapetisse pour devenir une
bote et il voit les jardins regagner leurs place dans une carte postale ; le pote use des
techniques des arts visuels dans sa description de Lodve o tout est trompeur, les noms
comme les sourires qualifis de vides , les femmes sont belles comme des
mannequins, et elles ont toujours le mme ge. 87
Il y a une opposition entre Lodve et son
paysage que tente le pome darborer.
Le pote libanais crit la ville dans tous ces tats, il sempare delle en nous restituant
les secrets dissimuls, il la dmystifie pour la remythifier, il la dmantle pour la rparer,
voire la rebtir. En rvlent sa vrit la plus intime, il assiste sa transformation pour exposer
sa nouvelle organisation. Chaque ville parle un double titre archologique et potique.
84 Ibid., p. 74. 85 Ibid., p. 73. 86 Ville qui ne fait penser qu la posie puisquun renomm festival international de cet art sy droule annuellement entre ses diffrents espaces. 87 Abbas Beydoun, Portes de Beyrouth et autres pomes, tr. Nathalie Bontemps, p. 30.