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Les villes Ecrit par Nafiss Mesnaoui Pendant la guerre, le poète réfléchit sur la ville qu’elle soit locale ou extérieure, hors du Liban pendant un voyage, un séjour temporaire ou un exil forcé. Indépendante, ayant une architecture propre à elle, une histoire inventée ou vraie, plus au moins intacte par le temps, la ville prend son ampleur, s’avère soudain plus importante que le pays, par excès d’amour ou par peur de la perdre. La ville appelle le poète à l’écrire au travers son mystère, son monde dissimulé et hallucinant, le poète marche sous ses lanternes, derrière ses bruits, ses odeurs, ses parfums, submergé par la psychologie de ses habitants ou par l’attrait de ses lieux fabuleux; et se dessine ainsi une relation apprivoisée entre elle et le poète. Le poème en prose, en fait, s’est montré apte au dévoilement des grands espaces comme la ville, qui apparait tel un poème, écrit Adonis à propos de Sanaa dans Le Temps les villes. La ville est un poème, elle est un mot, une lettre, un son, un phonème. Toute ville est un mot, déjà le poète l’écrit dans Tombeau pour New York : « New York ce n’est pas une absurdité. C’est un mot. » 1 C’est pour cela que l’on doit écrire la ville sur un bout de papier, la transformer en un texte qui reflète ses traits, qui donne à voir ses formes, ses couleurs et ses palpitations. Ecrire une ville c’est la célébrer, la glorifier : « Je te célèbre, ô ma ville, je célèbre tout ce qui est à toi, en toi, de toi, pour toi. Je te célèbre et je dis aux âges : toutes les nuits, soyez la nuit de l’Epiphanie. » 2 Il s’agit de révéler la géographie sentimentale des villes. Le poète écrit la ville, donc il la reconnaît comme puissance. Sa ville est une « ville écrite » et qui inspire invitant à la création. La ville est un être, elle s’habille de tous les apparences possibles , elle parle, murmure ou se tait, elle secoue, repousse ou abrite. Mais c’est en lui que le poète inscrit le lieu comme le dit Rilke, c’est sa ville à lui telle qu’il la perçoit, la ville de son propre imaginaire souvent, le poète est substitut de Dieu dans son travail de création de la ville. 1 Adonis, Tombeau pour New York et autres poèmes, tr. Anne Wade Minkowski, p. 37. 2 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de l’auteur, p. 78.

les villes

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"Les villes", un autre chapitre de ma thèse, L'évolution de la poésie libanaise après 1982, une étude thématique sur la poésie libanaise moderne francophone et arabophone.

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  • Les villes

    Ecrit par Nafiss Mesnaoui

    Pendant la guerre, le pote rflchit sur la ville quelle soit locale ou extrieure, hors

    du Liban pendant un voyage, un sjour temporaire ou un exil forc. Indpendante, ayant une

    architecture propre elle, une histoire invente ou vraie, plus au moins intacte par le temps, la

    ville prend son ampleur, savre soudain plus importante que le pays, par excs damour ou

    par peur de la perdre. La ville appelle le pote lcrire au travers son mystre, son monde

    dissimul et hallucinant, le pote marche sous ses lanternes, derrire ses bruits, ses odeurs, ses

    parfums, submerg par la psychologie de ses habitants ou par lattrait de ses lieux fabuleux;

    et se dessine ainsi une relation apprivoise entre elle et le pote.

    Le pome en prose, en fait, sest montr apte au dvoilement des grands espaces

    comme la ville, qui apparait tel un pome, crit Adonis propos de Sanaa dans Le Temps les

    villes. La ville est un pome, elle est un mot, une lettre, un son, un phonme. Toute ville est

    un mot, dj le pote lcrit dans Tombeau pour New York : New York ce nest pas une

    absurdit. Cest un mot. 1 Cest pour cela que lon doit crire la ville sur un bout de papier, la

    transformer en un texte qui reflte ses traits, qui donne voir ses formes, ses couleurs et ses

    palpitations. Ecrire une ville cest la clbrer, la glorifier :

    Je te clbre, ma ville, je clbre tout ce qui est toi, en toi, de toi, pour toi.

    Je te clbre et je dis aux ges : toutes les nuits, soyez la nuit de lEpiphanie. 2

    Il sagit de rvler la gographie sentimentale des villes. Le pote crit la ville, donc il

    la reconnat comme puissance. Sa ville est une ville crite et qui inspire invitant la

    cration. La ville est un tre, elle shabille de tous les apparences possibles, elle parle,

    murmure ou se tait, elle secoue, repousse ou abrite. Mais cest en lui que le pote inscrit le

    lieu comme le dit Rilke, cest sa ville lui telle quil la peroit, la ville de son propre

    imaginaire souvent, le pote est substitut de Dieu dans son travail de cration de la ville.

    1Adonis, Tombeau pour New York et autres pomes, tr. Anne Wade Minkowski, p. 37. 2 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 78.

  • 1. La ville libanaise

    1.1. Beyrouth

    Beyrouth est la ville o se rencontrent et sinfluencent non seulement les potes du

    Liban mais maints potes du monde arabe, du Golfe au Proche-Orient, jusquau Maghreb.

    Elle est pour les potes arabes ce qua t la ville de Tanger au Maroc pour la Beat Gnration

    un certain temps, le refuge, la dcouverte, laventure et linspiration. Beyrouth qui regorge de

    grandes maisons dditions, de cafs littraires, de salles de thtre, de cinma et de loisirs, est

    centre darabit, carrefour dchange sans cesse.

    Les activits culturelles Beyrouth nont jamais cess, mme pendant les moments

    pres de la guerre. Florissante, gnreuse, accueillante, ouverte sur les multiples courants

    politiques et culturels, la ville a donn les garantis davoir un projet de cette nature pour

    longtemps.

    Adonis crit son ami le pote Dimitri Analis, Palerme fin Aot 1998, pour lui

    affirmer ceci : ma premire naissance, naturelle, eut lieu Qassabine ; ma seconde,

    potique, Beyrouth. 3 Et il crivait par ailleurs, quand il voque Beyrouth dans ses pomes,

    cest dautres capitales du monde arabe quil pense en fait. Il voque particulirement dans

    son livre de conversations avec sa fille, que si on la compare Paris, Beyrouth est peine plus

    grande quun quartier de Paris ; Beyrouth est une petite ville si on la compare Paris.

    Tmoin de sa transfiguration lors de la guerre, Adonis consacre la capitale du Liban

    un pome intitul Le temps , Beyrouth se dverse , pntre dans la carte de la mort ,

    Adonis y cite particulirement Tyr et Sidon dans lesquelles sa ville natale Qassabine

    verse une certaine nergie.

    Dans le mme recueil de correspondance, Analis entreprend la dfense de la ville, il

    rpond Adonis en remarquant que la capitale du Liban est :

    Ville de folie, de plaisir et de sagesse, qui fait du dsastre un triomphe ; vile libre car

    profonde et superficielle ; les guerres sont impuissantes devant sa lgret (

  • Pour Nadia Tuni, Beyrouth cest lincomprhensible, linexpliqu, lieu o se

    rencontrent des gens issus de plusieurs origines ou de plusieurs nations, Beyrouth est le un

    multiple :

    Beyrouth

    Etrange Capitale,

    Echo

    dhommes

    multiples errances,

    unis sur le gibet

    de la parole. 5

    Nelly Amri, potesse et historienne native de Beyrouth, a lu domicile en Tunisie et

    revendique les deux hritages libanais et tunisien, elle a sign plusieurs recueils de posie

    ainsi que deux ouvrages sur le soufisme, elle est professeur dhistoire mdivale

    lUniversit de Tunis-la Manouba. Cest propos de Beyrouth quelle adresse ses vers tirs

    du Le sel de la terre pome crit en franais Beyrouth puis Damas en juillet 2001 et qui

    figure dans son recueil Cheminant Rivire :

    Qui nous dira, Ville

    Ta prsence de henn

    Sur le seuil

    De tant de froces instincts ?

    Ville Epouse

    Dans la fragilit de laube

    Et des arcs-boutants

    As-tu dautre attente

    Que notre faim ? 6

    Quand Mahmoud Darwich crit Beyrouth, cest en tant quhte palestinien arabe quil

    crit la ville. Son vrai rapport Beyrouth commence quand il a t assign sa rsidence

    Hafa o il travaille comme journaliste, il s'exile au Liban de 1971 1982. Et alors vient l't

    1982 quand Beyrouth est victime dagressions du 13 juin au 12 aot, larme isralienne a

    cherch faire fuir lOLP de la ville. Darwich ne manque dcrire la rsistance palestinienne

    face au sige ennemi dans Qasidat Bayrt (Le pome de Beyrouth) en 1982 et Madih al-dill

    5Nadia Tuni, Jardinier de ma mmoire, p. 260. 6 Nelly Amri, Cheminant Rivire, p. 76.

  • al'ali (Eloge de lombre culminant) en 1983. Aprs cela, le pote palestinien redcouvre

    lexil, il repart au Caire, Tunis puis Paris. Dans Le pome de Beyrouth , la ville possde

    une sensualit fminine :

    Pomme ddie la mer, narcisse du marbre,

    Papillon de pierre, Beyrouth, forme de lme dans le miroir,

    Description de la premire femme et parfum des nuages,

    Beyrouth, de fatigue et dor, dAndalousies et de Shm.

    Argent, cume, commandements de la terre dans les robes des colombes,

    Dcs dun pi, exil dune toile entre mon aime et moi, Beyrouth.

    Je nai jamais entendu encore mon sang prononcer le nom dune amante qui dort sur

    mon sang< et dort. 7

    Ville dasile, le sentiment dexil nest pas fort chez le pote palestinien Beyrouth, au

    contraire, Darwich ne se sent pas dpays, il ny a pas de changement de langue ou de culture.

    La ville de lexil savre la vritable patrie mme puisquelle donne un nouveau souffle et un

    nouvel lan. La prise de conscience est grande chez Darwich. Beyrouth est compensation de

    la Jrusalem arabe al-Qods. Le pote se sent au centre de la ville. Il quitte sa terre dorigine, la

    Palestine choisissant Beyrouth rvant de retour au pays natal. Elle est la fois la ville proche

    et la ville lointaine :

    Beyrouth est notre tente.

    Beyrouth est notre toile. 8

    La ville est une criture, un graphisme, une signature anonyme que lon veuille ou pas,

    son histoire est une architecture lie la vritable cration de la matire, elle est compare

    un livre :

    Je referme la ville ainsi quun livre

    Et je porte la terre menue, telle un sac de nages.

    Je me rveille et, dans les habits de mon cadavre, je cherche trace de moi. 9

    Le pote prend conscience de la guerre et se demande pourquoi elle a devanc le

    pome. Beyrouth est "palestinis", cette vision peut tre projete sur toutes les cits du monde

    arabe dont lavenir proche ne savre pas tellement clatant :

    Non< Beyrouth est la boussole du combattant.

    Nous emmenons les enfants la mer pour quils nous fassent confiance<

    Souverain est le roi nouveau

    7 Mahmoud Darwich, La Terre nous est troite et autres pomes, tr. Elias Sanbar, p. 178. 8 Ibid., p. 179. 9 Ibid., p. 182.

  • Et la voix de Feyrouz, quitablement rpartie entre deux communauts,

    Nous guide vers ce qui fait des ennemis une seule famille et du Liban, une attente

    deux moments de notre histoire de sang. 10

    Puis Mahmoud Darwich affirme dans un entretien avec le pote libanais Abdo Wazen

    quil est passionn par cette ville, voire malade delle, alors que la guerre qui sest clate

    dune manire brusque et imprvue, est venue tout gcher :

    Beyrouth, jy ai pass prs de dix ans, de 1972 1982, et jprouve encore une grande

    nostalgie pour la ville. Je suis malade de Beyrouth, mais cest ainsi !

    Par malchance, peu aprs mon installation Beyrouth, qui tait un vritable

    laboratoire des diffrents courants littraire, intellectuels et politiques, luttant les uns

    contre les autres mais coexistant ensemble, la guerre sest dclare, et mon travail

    potique a t perturb en consquence. 11

    Le grand pote palestinien a crit dadmirables pomes pendant son sjour Beyrouth

    et cest l quil a fond la revue culturelle prestigieuse Al-Karmel dfendant la cause

    palestinienne, mais aprs le dclenchement de la guerre, son volution potique a t stopp

    par le sang, le bombardement, la haine, la mort... 12

    La prsence des militants palestiniens

    exils avait une dimension culturelle laquelle a particip doter la capitale dun grand

    rayonnement lchelle arabe, voire internationale. Nanmoins, Darwich prend position

    contre la guerre, le pote na crit sur la guerre que des textes trs critiques comme il

    laffirme, il estime en revanche que la victoire quauraient pu remporter les palestiniens au

    pays du cdre serait sans impact. Salah Stti rejoint Darwich, la guerre pour lui est une

    vannerie pour laquelle il ne faut pas sacrifier lhomme, elle est en relation patente avec la

    barbarie de la mditerrane qui est savre une atrocit. Voil ce quil crit propos de la

    guerre de Beyrouth dans un texte de prose intitul La substitution :

    La guerre, contrairement ce que lon croit, na pas beaucoup dimagination et,

    pourquoi en aurait-elle ? Ce dont la guerre a besoin, cest seulement dhommes

    dompteurs pour dompter des hommes domptables. Il arrive que ces derniers ne

    veuillent pas cder ni se laisser dompter et, alors, cest un combat entre dompteurs et

    indomptables jusqu ce que les uns ou les autres, ou les deux parties la fois,

    10 Ibid., p. 191. 11 Mahmoud Darwich, Entretiens sur la posie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, tr. Farouk Mardam-Bey,

    p. 83. 12 Ibid., p. 83.

  • sabment dans la destruction ; et la mort na plus ds lors, si elle en a le temps et la

    patience, qu passer avec balai et pelle. 13

    1.2. La destruction

    Abbas Beydoun parle dans ses pomes en prose des portes dune capitale ruine et

    avilie, en publiant Abwab Bayrt (Portes de Beyrouth), recueil ponyme qui rend hommage

    la capitale. Le pote donne voir le quotidien tragique de laprs-guerre.

    La destruction de la ville est une destruction de sa dimension temporelle entre autres.

    Le temps est stagnant, il est malade et morbide du coup ; sa futilit est livre

    hyperboliquement :

    Mme les catastrophes qui sapprochent, avec leurs gros calibres, baillent, et ne se

    reproduisent pas 14

    Les Beyrouthins sont les orphelins du paradis dtachs de leur lignage, ils assistent

    la traverse du temps en eux, lequel est pourvu dune valeur ngative. Au milieu de tous,

    cest le pote qui est en confrontation avec le temps :

    Je dois rparer les horloges. Le retard est dans le temps lui-mme, et il y a toujours

    des minutes en trop quil faut supprimer. 15

    A son tour, Issa Makhlouf dans Mirages insre deux textes en prose voquant la

    guerre du Liban qui sest droule pour une grande partie Beyrouth. Makhlouf ne cite pas

    Beyrouth, ni aucune ville dailleurs, mais il fait allusion en voquant latmosphre tragique

    dans laquelle se sont plongs tres et ombres, puis les images exacerbs de la guerre ;

    plusieurs potes libanais dailleurs font allusion la ville dans leurs pomes sans la citer.

    Le pote puise dans les techniques du mlodrame. Il ny a pas de repres

    spatiotemporels dans Carnaval ainsi que dans La plainte de la bte qui se prsente

    comme la suite du deuxime pome dun point de vue thmatique et o il est question de

    guerre civile cette fois. Le narrateur tisseurs des fils de lhistoire dans Carnaval est un

    soldat, pour qui la question dtre ou ne pas tre, est, bel et bien, une drision et non pas une

    quation existentielle. Le narrateur certes soppose cette guerre quil na pas choisie en

    conscience, mais il confesse toutefois sa barbarie dans ce quil y a de plus drisoire :

    13 Collectif, Usage de Salah Stti, Etudes, hommages, pomes, textes indits du pote, p. 61. 14Abbas Beydoun, Portes de Beyrouth et autres pomes, tr. Madona Ayoub et Antoine Jockey et Bernard Nol,

    traduction revue par Kadim Jihad Hassan et Jean-Charles Depautes, p. 72. 15 Ibid., p. 101.

  • Ne trouvant plus qui tuer, nous voil chercher parmi les corps meurtris un bout de

    viande crue 16

    Nanmoins la guerre mrite dtre poursuivie pour autant quelle saccompagne dune

    promesse de vie :

    La bataille termine, le combat se poursuit.

    Tant quune femme est mme denfanter, le combat se poursuivra. 17

    La plainte de la bte fournit une description faite dans un ralisme ardent afin de

    relater ltat dme dun personnage-narrateur qui ne supporte plus sa situation

    mlodramatique, savoir la peur, langoisse, le dgot des choses alentour puis la mort. Cest

    un style indirect, que prfre choisir le pote, multipliant les formules interrogatoires et

    exclamatives qui traduisent de prs le bruissement des bombardements, les tires des armes ou

    les cris des victimes qui sont compars un viol ou un inceste ; le pote linterne

    toutefois avec le style direct, quand il ouvre les guillemets pour voquer la torture comme

    arme de vengeance dassassinat entre les diffrentes confessions religieuses du pays. La

    guerre est chant et jeux de mots, tout est en fuite dans la toile dIssa Makhlouf mme les petits

    tres. La dgradation de lindividu atteint son paroxysme dans lanimalisation et la

    victimisation de lhomme :

    Passant du gmissement une sorte daboiement. Quand on souffre ce point, on ne

    doit plus pouvoir crier comme des hommes, mais comme des chiens. 18

    Issa Makhlouf sarrte, lors dune chronique consacr la ville, sur sa capacit

    renatre de ses cendres. Les Libanais se vantent de cette renaissance continuelle, voire

    persistante, et ne dissimulent pas un certain loge de la destruction et de la mort chaque fois

    ritres. Comme si la capitale ne pourrait aucunement vivre en dehors de cette destine.

    Comme si sa destine tait de mourir et de renatre sans cesse 19, il lassimile alors au

    Phnix, jolie image mtaphorique que les libanais rptent inlassablement ! Mais, ce phnix,

    pour le pote, ne peut pas voler perptuellement et linfini car un morceau de ciel est, bel

    et bien, abm

    1.3. Tyr

    16 Issa Makhlouf, Mirages, tr. Nabil El Azan, p. 95. 17 Ibid., p. 96. 18 Ibid., p. 99. 19 Issa Makhlouf, Chroniques, Beyrouth, cultures et stigmates , source : le site dIssa Makhlouf.

  • Fascin par la magie des lieux de son pays, Abbas Beydoun psalmodie la gloire de sa

    ville natale en consacrant tout un recueil cette ville, quil assimile une amante ou une

    matresse ainsi que dautres potes lavaient fait propos de Beyrouth : un recueil intitul Le

    Pome de Tyr rparti en trois parties La mer , Tyr , Lexode . Cet amour pour sa

    propre ville natale nest rien quun amour pour soi-mme, le pote se rvle un narcisse

    fascin par le reflet de son image.

    Sour (Le pome de Tyr) dbute par une formule interrogatoire Qui suis-je ?,

    elle revient comme refrain lincipit des premiers fragments installant le doute philosophique.

    Le je du pote, cest le je de la ville qui fuse en lui ; autrement dit, le pote et la ville

    forment un seul tre, Tyr est une autocontemplation, le je cest le je de lallocutaire

    comme un je-tu , Beydoun crit le pome lui-mme ou la ville, le je cest la

    revendication de sa propre ville. Le pote laisse tre la ville par la description de lunivers de

    la mer dabord. Nous avons affaire un paysage pictural. Tout le fragment est construit sur

    une formule interrogative, le pote veut entamer son recueil par une question :

    Qui suis-je, pour me lever parmi les rapsodes, les cordonniers venus sur des

    chevaux extnus travers les gorges ; les bcherons touffant, avec du gypse, les

    petits foyers ; les garons boulangers allumant, dans les quartiers ronds, des torches

    de paille et des lzards ; les paysans transportant femmes et enfants sur le dos de

    vieux nes et traversant, sous la pleine lune des champs, des valles qui sont autant de

    cicatrices fermes ? 20

    La ville est maritime, elle est construite au sud du pays sur un rocher quelque

    distance de la cte. Le pote donne la mer un corps, les paules , veines , un il ,

    dos bossu . Elle est personnifie se meut , ne voit pas , se replie et compare

    toutefois une rose. La mer est une mre et une nourrisse, dailleurs le pote lappelle

    mre la fin de la deuxime partie. Le vocabulaire de la mer est prdominant. La mer est

    le centre du pome dont les fragments ont une forme circulaire. Le pote met le terme mer

    la fin du fragment pour le reprendre lincipit du fragment qui suit : Et nous pleurons sur

    les rivages avec le cur de la pierre vraie. 21

    Le pote nvoque, en fait, sa ville natale quau dbut de la seconde partie du pome et

    qui porte, dailleurs, un titre ponyme Tyr. Cette partie, qui savre un dialogue entre la

    nature et le social, est adresse la ville par lemploi du pronom personnel de la deuxime

    personne tu . Cest le pote qui comprend mieux la ville car cest lui qui la ressent plus par

    20 Abbas Beydoun, Le Pome de Tyr, tr. Kadim Jihad, p. 11. 21 Ibid., p. 25.

  • son instinct potique et son don de crateur qui le distingue du reste de la socit : Nul ne

    sadresse toi car qui pourrait deviner que tu parles 22 La deuxime partie du pome est

    loppos de la premire. Un conflit tacite oppose la ville et la mer comme le souligne ce

    fragment :

    Tu tloignes de ltreinte de la mer

    tu te purifies de lcume

    mais les flambeaux de tes marins

    continuent de sagiter sur les vagues 23

    Cette opposition entre la mer et la ville sachve par la victoire de la mer sur la ville

    dans la troisime partie intitule Lexode . La mer part, se construit comme une ville. Cest

    la vritable Tyr, la vraie et la scrupuleuse. Le pote met des verbes daction dans le mode

    indicatif du prsent pour dcrire ce dpart part , saigne , avance , tourbillonne .

    Un effondrement des choses et des notions accompagne le dpart de la mer, le temps est

    accabl. Les formules interrogatoires qui senchainent traduisent ltonnement du pote, le

    pote fait la description dune ville transfigure, sans mer. Les pcheurs puis les paysans

    quittent Tyr car il sagit de suivre la mer. Le pote retourne la mer la fin du pome pour

    fournir lensemble du recueil une forme circulaire. La mer devient un espace stirant de la

    chambre au port avant de se mtamorphoser en ville marine :

    La mer sabsente, se crispe, le temps sallonge et lternit, dans les chambres

    bantes, devient un corps de papiers. Les chevaux sarrtent et ses nids sendorment.

    Les bouquets de fleurs se figent. Ils ont laiss dans leau un talisman et du mtal

    fondu qui sest alors rpandu parmi les murs, grondant dans les chambres, remontant

    ensuite la surface. On a rassembl les fleurs qui tranglaient la mer, dgag lcume,

    dfait les guirlandes de la mer dmente et renvoy le flux. Cest ainsi que les puits de

    la mer se sont taris, que la mer asschs sest endormie lentre des bateaux et autour

    des machines. Cest ainsi quelle a senti autour delle tant de genoux, de coudes et de

    ctes qui lont lie de toutes parts, lont ficele comme un sac. Ses gouttes sont

    devenues plus vigoureuses que des vertbres ; elle sest rassemble autour des

    planches et des clous. Maintenant, elle sachemine vers le rivage. Se noue depuis le

    fond jusqu la surface et senroule lintrieur autour du mtal et du bois. Leau

    forme des tresses autour des roues des machines et se dcoupe comme des planches.

    22 Ibid., p. 33. 23 Ibid., p. 42.

  • Slve alors le bruit des bcherons brisant les fonds marins et la mer se construit

    comme une ville et une fort au cur des bateaux et des usines. 24

    Dtruite radicalement et reconstruite maintes fois dans lHistoire, notons que Tyr

    remonte aux temps bibliques o elle tait une puissante cite commerciale allie Jrusalem,

    voque dans lAncien Testament maintes fois puis dans le Nouveau Testament, mise en

    exergue lEvangile de Luc : elle sera traite moins svrement que les villes dIsral, au jour

    du jugement ; ses habitants auraient pu comprendre mieux quailleurs les miracles accomplies

    par le Christ.

    1.4. La conscience

    1.4.1. La mer-mre

    La conscience de la ville libanaise corsaire est, sans doute, une conscience de la

    mditerrane la mer-mre 25

    , qui est la fois mer ferme et ouverte, berceau des

    civilisations antiques, grecque, romaine, gyptienne, phnicienne, juive, amazighe dont le

    pote croit voir les deux rivages se rencontrer dans lacte de cration. Or lEurope, de nos

    jours, signifierait peu de chose sans la mditerrane qui est la passerelle unique entre la partie

    nord et la partie sud du bassin ou plutt entre la partie occidentale et la partie orientale. Cette

    relation entre les deux parties de la Mditerrane a cess presque, lchange est gel ;

    lEurope a bti sa modernit en rompant avec la partie orientale qui est subordonne celle-ci

    depuis des dcennies, le temps des colonisations, subissant une sorte desclavagisation, de

    marginalisation et dexploitation interminables. Les frontires tant fermes ; la distance entre

    les deux rivages de la mditerrane pour certains crivains trois rivages - devient de plus en

    plus tendue. La partie nord, avance en matire de la technologie, cherche se protger, se

    scuriser, se dfendre aveuglment aujourdhui, oubliant parfois quelle a t nourrie mme

    dun immense savoir riche, humain et spirituel, venant du sud.

    Adonis aperoit quil a mieux compris Beyrouth ville mditerranenne, a mieux

    compris ses origines et sest compris lui-mme, quand il a voyag dans dautres villes de la

    mditerrane notamment. Il cite Naples en exemple, ville italienne historique et ancienne,

    ville des grands palais antiques et de la mafia trs active sur son sol. Adonis dans sa

    correspondance avec son ami le pote Dimitri Analis ; nimagine pas, en consquence, une

    24 Ibid., p. 56. 25 Adonis, La Prire et Lpe, LAutre chemin vers le moi , choix et prsentation par Anne Wade Minkowski, tr. Lela Khatib et Anne Wade Minkowski, p. 336.

  • vraie vie loin des rivages de la mditerrane :

    Les villes de la mditerrane peuvent bien se permettre tous les tats et tous

    les ges, mme tous les rgimes, car elles les phagocytent trs vite. Lenfance et

    la vieillesse hantent leurs rues, qui portent toute lhostilit mais aussi toute la

    fraternit du monde. Elles sont indfinissables et leur identit est floue. Mais je

    narrive pas imaginer une enfance loin de ses rivages, une jeunesse sans

    lrotisme du regard et de lodeur qui lui sont particuliers, une mort sans la

    dignit quoffre lpe du soleil contre le temps. 26

    Abbas Beydoun embrasse un ton critique lgard du bassin, il met en exergue

    latrocit de la mer, lui qui a pass son enfance sur les rochers marins , faisant face

    quotidiennement la mer. Par sa crainte, les pionniers de sa ville Tyr difirent face elle une

    muraille colossale, btirent leurs maisons telles des citadelles , les faades lui tournent le

    dos. Cette mer est une identit o se battent les identits, o se confrontent les langues. La

    parole divine a rpondu en versant le sang. La mditerrane est une mer qui porte bien son

    nom comme se plait de la dfinir Beydoun travers cette anaphore :

    Elle ntait pas dsigne du nom de Mditerrane mais ctait bien la

    Mditerrane. 27

    1.4.2. Le pacte

    De son point de vue Salah Stti, peroit dans Ur en posie quil y a entre la posie

    et la mditerrane un pacte perptuel scell qui ne sera jamais rompu. Le pote fait un

    paralllisme entre cette mer et la posie. Cette mer-l suffisamment allchante et intime pour

    que lhomme de laube des temps 28 ose sy aventurer, elle est la premire ouvrir devant

    laberration de lhomme lespace du voyage :

    Cela ne veut nullement dire que son chemin nexiste pas, mais que tout chemin

    quelle trace est travers par un chemin contraire. 29

    La posie marche et sa soulerie nest point joue. La posie sassimile la mer,

    embrasse ses pas, elle est cette mditerrane, berce par cette action simultane du flux et du

    reflux. La posie mditerranenne qui plus quune autre, aime la surface du monde et se

    vante de jongler avec la lueur des dissemblances.

    26 Adonis et Dimitri Analis, Amiti, Temps et Lumire, Lettres de la mditerrane, p. 26. 27 Promesse en lair, pome dAbbas Beydoun, tr. Franck Mermier, publi sur le site de la posie arabe contemporaine Jehat, disponible sur http://www.Jehat.com. 28 Salah Stti, En un lieu de brlure, uvres, Ur en posie , p. 328. 29 Ibid., p. 328.

  • 2. La ville arabe

    2.1. La mtropole

    2.1.1. Le Caire

    Le Temps les villes est un recueil dAdonis qui dmontre une connaissance profonde

    des grandes mtropoles du monde arabe moderne. Le corps du soleil , parle du Caire, cest

    un long pome constitu de dix chapitres faisant 50 pages. Il est crit Paris, lautomne

    1988. En voici un extrait :

    Do vient cette pyramide

    que porte la lune

    sur ses paules ?

    Pourquoi le khan al-khalili

    sassied-il sur le mme banc

    que le rve ?

    Pourquoi les toitures de bois

    dans les rues de Gamaliyyah

    et du Darb al-Ahmar

    sont-elles sur le point

    de succomber au sommeil ? 30

    Le Caire, Al-qahira, signifie la victorieuse en arabe. Avec ses 15 millions dhabitants,

    cest la ville la plus peupl du continent africain et du monde arabe. Ce qui est intressant

    pour le pote, cest la partie cache du Caire quil tente de livrer par le biais de limagination

    au sein de visions et sensation surralistes. Adonis dit : jenlaais lapparent afin de voisiner

    avec le cach 31 . Le pote investit la mythologie, Il voque des dtails de lhistoire

    pharaonique, les dieux et les desses de lancien Egypte.

    Si le pote, vnre les Dieux de lEgypte, dans son pome, comme sil tait nimporte

    quel roi pharaon, prtre, scribe ou ancien gyptien, cest quil ne cesse de sopposer en tant

    quathe au monothisme qui lui apparait mauvais, voire ngatif par rapport aux religions

    30 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 51. 31 Ibid., p. 52.

  • antcdentes. Pour lui, la multiplicit de Dieu parat dmocratique, elle est un partage du

    pouvoir autant cleste quhumain. Il dit, en fait, dans le regard dOrphe :

    Dans les socits polythistes il y avait quand mme un partage des pouvoirs entre

    les diffrentes catgories de la socit. 32

    Le pote ne peut sempcher dvoquer le Nil, le fleuve le plus long de la plante, qui

    traverse toute lEgypte et divise le Caire en plusieurs morceaux, le Nil est cit tout au long du

    pome. Le pote sunit au fleuve, projette sur lui son image tel Narcisse, il dit que le Nil est sa

    corde vocale , il cherche abri dans le Nil, coutant son silence . Ce fleuve est une langue

    vivante, le limon qui lescorte est une encre qui sapprte dessiner les prairies. Il

    lappelle le Nil vieillard , le Nil enfant . Ce fleuve va, dans le pome, avec le dieu de la

    mythologie pharaonique R, le Dieu du soleil qui ntait vnr que dans la ville de Thbes

    puis associ par les pharaons et les prtres un autre dieu Amon. Avec R, le Nil est le fleuve

    de la vie et de la fcondit, il fait vivre lEgypte, le papyrus pousse sur ses rives. Le pote

    projette son image sur le fleuve.

    Fascin et enchant par la grandeur de ce fleuve, Adonis fait lloge du Nil en lui

    consacrant, dans un autre recueil, Toucher la lumire, tout un pome : Le Nil posie de la

    posie car la langue que commode son silence est dune grande inspiration potique pour le

    pote qui sarrte sur la caractristique magique et sacre du fleuve dont leau est source de

    prophtie et la parole source de ses lacs. Les Egyptiens aiment le fleuve lequel ne se

    renouvelle toutefois que par la rptition, il est une lumire sans cesse puisque sa nuit na pas

    de noirceur, elle est jour. Le corps y voltige, sy libre et lme sy repose. Le Nil nas pas de

    contours, il est lillimit, labsolu, il est seigneur , le bon matre de la posie.

    Le pote mtisse le prsent et le quotidien du Caire avec son histoire ancienne. Une

    ville de la mort est le Caire prise dans tous ses aspects :

    Lestomac est dans la tte, lpaule est sous la hanche.

    Le jour et la nuit sont absents et prsents,

    Non sur ordre de la nature, mais sur ordre de la nature humaine.

    Jobserve un pote qui meurt dans mon corps,

    Et vous savez qui il est. 33

    Les rues, les facettes, les places, les quartiers, les souks sortent de leurs silences,

    cessent dtres muets et parlent. Le pote fait une description pique de la ville. Par sa

    32 Adonis, Le Regard dOrphe, conversations avec Houria Abdelouahed, p. 89. 33 Ibid., p. 66.

  • grandeur, une ville de la diversit. Adonis ouvre des parenthses et se met citer toutes les

    ethnies en prsence :

    (des cavaliers-guerriers, pourpres et carmins, sortent aprs consultation de limam

    Cahfiy. Ils entrent, vont et viennent entre Qarafah et Mouqattam Arabes, grecs,

    turcs, juifs, toulounides, Ikchihides, ayyoubides, Tcherkesses, kurdes, berbres. Ils

    apparaissent tels des traits dans le visage du Caire, en un temps-sige mercurial, et

    chacun mastique le pays avec les dents de lautre. ) 34

    Cest la ville qui scrit elle-mme par la plume du pote. Le pote ne peut laisser que

    scrire la ville :

    Ainsi jcris le Caire, moi-mme crit par lui, donnant mes paules ses tristesses.

    Et de cette feuille que je tiens maintenant est issue Nfertiti, une offrande la main,

    une fleur de lotus entre les seins, et jentends ma posie me murmurer : dornavant je

    ne dsire plus triompher, mes triomphes mont fait vieillir. 35

    Mahmoud Darwich souligne limportance du Caire o il a entam une nouvelle tape

    potique, capitale du monde intellectuel arabe dhier comme daujourdhui, le Caire est ville

    influente :

    Au Caire, cest certain, ma posie a commenc voluer, comme si jtais un

    tournant. 36

    La ville fait parler les gens qui lhabitent, les fait tre. La ville donne ce que lhomme

    a mis en elle. Adonis a jou sur un texte double en misant sur la technique du texte et du para

    texte en petit caractre ou en marges, celles-ci contiennent des maximes. Il multiplie les

    techniques calligraphiques, renverse les mises en page, de petits pomes sont dtachs du

    corps du pome principal, et des notes en caractres minuscule sont en haut de pages. Cest

    une architecture ventuelle du Caire, quil fournit au lecteur, architecture impulse par un

    dsir dunit, de cohrence et de plnitude.

    2.1.2. Aden

    Adonis noublie pas Aden la capitale du Ymen. Dans son recueil sur les grandes

    mtropoles, il lui consacre Berceau , un long pome crit toutefois Beyrouth en 1983.

    Adonis refait le parcourt dArthur Rimbaud dans sa visite, marche sur ces traces, il lui a

    34 Ibid., p. 80. 35 Ibid., p. 93. 36 Mahmoud Darwich, Entretiens sur la posie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, tr. Farouk Mardam-Bey,

    p. 82.

  • consacr tout un article dans La Prire et lEpe intitul Rimbaud mystique et la voqu

    maintes fois dans sa posie comme figure universelle du pome moderne. Aden a inspir ce

    pote franais qui a vcu dans la seconde moiti du XIX sicle ses clbres lettres, il y a pass

    plus dune dcennie au sein dun milieu arabo-musulman.

    Une remonte dans le temps dAden afin de rvler les couleurs du Ymen, sa

    mythologie, son historicit est effectue. Adonis fuse totalement dans la ville. Il se veut du

    Ymen et se donne une identit ymnite quand il cite son nom de naissance : Ali Ahmad

    Sad, nom de Ymen. 37

    Le pote sidentifie au Ymen, ses racines sont au Ymen et non

    ailleurs, il est la lgende de ce pays : dans la terre du Ymen je trouve une racine. 38

    Cette

    phrase dailleurs revient maintes fois dans le pome et cre une insistance.

    Aden cest linsaisissable, un pome trahit par le pote :

    < et voici quAden se mit mapparatre

    Comme un pome jamais crit.

    Rimbaud avait essay de lcrire,

    Ayant puis une autre encre dans son alchimie,

    Mais celle du temps le trahit. 39

    Le pote se plait particulirement voquer les souks (marchs) de Sanaa, chaque

    souk savre pigraphe , tableau ou prospectus , moins quil en soit linspiration.

    Tout se joue sur la contradiction : Tout proche est lointain. 40

    Ecrire cest pour toi faire

    vader la parole. 41

    Et comme il la fait pour le Caire, il investit dans son pome la

    mythologie dAden et du Ymen en gnral ainsi que les espaces gographiques les plus

    populaires. Il cite comme personnages : Ghumdan, Balkis , Loqman , Dhu

    Yazan , et Asthar . Le potes les ressuscite et les anime.

    Au milieu de ce dcor urbain, le pote prfre tre tent par Satan, celui-ci se propose

    dexciter son imagination. Imitant le rythme du coran, le ruminant, il est vraiment tent par le

    prince de ce monde. Certains versets nont pas de sens, ils sont considrs comme prodiges de

    la parole de Dieu. Adonis les reproduit : Sn celle de Hammi, Asthar 42

    il reprend :

    Sayoun, Tarm, Chibam 43 Ainsi Adonis veut sa posie incomprhensible telle des versets

    37 Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 147. 38 Ibid., p. 157. 39 Ibid., p. 151. 40 Ibid., p. 166. 41 Ibid., p. 180. 42 Ibid., p. 172. 43 Ibid., p. 174.

  • coraniques, prodigieuse, a besoin de dcodage. Outre le style, le pote mime le rythme

    coranique, en emprunte les rimes :

    La nuit se prolonge sur nous, Dammoun.

    Dammoun, oui nous sommes race du Ymen (Yamanoun)

    et pour sr des ntres aimants. 44

    Au troisime chapitre, la ville sur dAden, Sanaa, est voque, elle est ville qui

    inspire potiquement : Sanaa mest inspiration. 45 Ce quentend le pote par les deux villes,

    ce binme-berceau Il noublie pas de saluer Hadramaout, elle est une femme qui baigne

    dans le miel de Daouan ; sa ceinture est la Mer arabe. A la page 190, il donne la parole, par le

    procd de la prosopope Sanaa et Aden en alternance. Chacune communique sa maxime.

    Le pote gare dlibrment la ville en mme temps quil sgare. Son criture mme se

    propose comme garement, nous comprenons, alors, pourquoi il emploi une citation de Marx

    au milieu dun fragment sur la ville orientale.

    Adonis insre dans son recueil, un pome crit en septembre 1979 intitul

    Marrakech / Fez relatant sa visite du Maroc, pays o les conditions de libert dexpression

    taient lamentables, le pome montre linfluence de diffrentes villes marocaines sur

    lcriture potique des potes marocains ou arabes et ce par la pourriture et le dgot quelles

    suscitent notamment. Au contraire, lavenir dune mtropole arabe dexister comme Damas

    est forcment li au mysticisme de ses gens et non au matrialisme. Le pote explique par

    laphorisme la ville :

    Damas ne vivra que si elle reconstruit le ciel. 46

    Stti son tour ne manque pas dcrire Aden dans Rimbaud dAden , qui devient

    ville symbole de la posie, entre dans lhistoire grce au sjour quil fit le pote-voyant

    franais. Aden est dabord une ville du Ymen, haut pays du rve 47. La Reine de Saba,

    pouse de Salomon le sage dont parlent les textes sacrs, cest lexact Ymen. Stti le dcrit

    comme pays cajol par la mousson et franchi par les puissants vents-esprit de la plante, il

    flambe en solitude de posie au croisement des continents et des mers. 48

    La terre du Ymen, cest lextrme presqule arabique, terre prestigieuse ; son

    appellation dans la mmoire, cest lArabie heureuse. Le Ymen, crit Stti, cest

    44 Ibid., p. 170. 45 Ibid., p. 152. 46Adonis, Toucher la lumire, tr. Anne Wade Minkowski, p. 45. 47 Salah Stti, En un lieu de brlure, uvres, Arthur Rimbaud , p. 443. 48 Ibid. p. 443.

  • lternit solidifie depuis toujours dans la pierre, puis reprise son compte par le sable. 49

    En abordant Aden, Stti alterne le vcu de Rimbaud et celui de Nizan. Stti ne manque

    galement dvoquer Sanaa comme Adonis et dautres villes du Ymen quil nomme sans sy

    arrter. Il entreprend une description ambulante de la vile au travers. La vie marchande est

    moins agressive ici quailleurs :

    Sanaa, sur son haut plateau, couvre de ses nids daigle verticalement suspendus le

    labyrinthe ombreux, mille ombreux, de ses souks. Ici labri des choppes o de vieux

    marchands ferment les yeux, somnolents mais attentifs tout ce qui se passe autour

    deux. 50

    Ce port dAden est si accueillant avec chaleur et hospitalit pure dOrient car quand

    Rimbaud dbarque un jour ensoleill de lt 1980, ce quil veut cest fuir ce sicle main, ce

    sicle machine, lui chapper presque dfinitivement. Exactement comme la fait Paul Nizan

    un demi-sicle plus tard dcouvrant pour la premire fois sa voie et sa voix. Aden est la ville

    aussi de Nizan que de Rimbaud. Leur rflexion plaisante senracinera davantage dans la ville.

    Le rocher dAden, crit Stti, est la cte efflanqu de lAfrique den face. Voil ce

    quest parvenu faire et dfaire Rimbaud. Le pote-voyant franais ses dissimul jusqu

    se perdre. Cest Aden encore quil ctoie lennui, tue ses chiens et embrasse ses femmes.

    Quittant son identit occidentale, Arthur Rimbaud devient aussitt Rimbaud dAden. ,

    quteur dessence. Aden, ne signifie-elle pas en arabe coranique lEden, le paradis ?

    2.1.3. Damas

    Damas sendort lombre de ses jasmins et de sa gloire dantan.

    Il est bien temps quelle se rveille ! 51

    Issa Makhlouf consacre une petite chronique Damas la capitale de la Syrie aprs

    avoir consacr une chronique antrieure la Syrie. Damas est la mtropole qui sen dort

    lombre de son histoire. comme lindique lintitul de la chronique. Ce qui semble intresser

    le pote, cest particulirement le pass de la ville quil ressuscite et interroge louvrant sur

    son futur.

    Il la peroit comme ville de Saint Paul laptre-personnage fondateur dune nouvelle

    religion : christianisme aprs avoir t son perscuteur, ville des contes des Mille et Une Nuits

    49 Ibid., p. 446. 50 Ibid., p. 445. 51Issa Makhlouf, Chroniques, La ville qui sendort lombre de son histoire , source : le site dIssa Makhlouf.

  • et leurs magie, de la grande mosque des Omeyyades dans laquelle le temple romain est

    toujours prsent sous la forme de certains murs, ville des souks improviss et parfums, des

    maisons antiques et de leurs fontaines deau, Damas est alors conue dans le regard des potes

    et des voyageurs qui la visitent. Ville de lHistoire, elle appartient aux villes dont la gloire fait

    partie du pass. Elle regorge de trsors ensevelis et de livres rares et prcieux dans ses

    bibliothques, dire une ville-muse qui vit nanmoins au rythme de la modernit. 52

    Encore elle est limage exacte des autres mtropoles arabes, leur instar, elle

    appartient toujours au pass, mais sans la lueur de ce pass toutefois. Quelle soit ville du

    pass et de lHistoire, elle est toutefois mtropole du futur allant vers un avenir inconnu,

    elle fait partie des villes qui ne doivent pas, ne devraient pas, en aucun cas, faire

    abstraction lhomme qui les fait bouger, car lhistoire individuelle fonde dans lhistoire

    universelle.

    La capitale de la Syrie na cess de s'accrotre. Toutefois, une ville ne se caractrise

    pas uniquement par son urbanisme, mais aussi, et surtout, par sa capacit faire face

    aux dfis de la modernit, trouver une place dans le monde daujourdhui, sans

    perdre de vue son avenir. Une ville se dmarque plutt grce sa politique culturelle

    et ducative, grce au niveau de ses tablissements scolaires et universitaires, ses

    institutions et ses centres de recherches. Sa capacit doit promouvoir lesprit critique et

    la tolrance. 53

    Dans ce contexte, Makhlouf invite les damascnes crer et sexprimer librement au

    sein dune socit civique et dmocratique. Sans cette libert, la vie serait une vie vaine. Sans

    cette libert, tout devient maussade, y compris la lumire qui mane des plus jolis

    monuments. 54

    Le pote sollicite le rveil immdiat de cette ville afin quelle interroge son

    pass.

    2.2. Le labyrinthe

    Issa Makhlouf dans Autour de la pyramide , consacre dix pages au Caire pour y

    relater sa dernire visite, travers un texte o se mlent rcit en prose, littrature de voyage et

    posie. Dans une description ambulante et panoramique, le pote rassemble des puzzles pars

    afin de constituer un tableau de la ville, en passant travers plusieurs monuments et difices

    autant historiques que clbres. Le pote laisse la visite des pyramides, qui sont la rencontre

    52 Ibid. 53 Ibid. 54 Ibid.

  • premire avec le ciel 55, quau dernier jour et leur consacre, toutefois, une longue description

    la pyramide est le temple premier de lhomme sa sortie des tnbres des cavernes. 56 La

    visite du pote est particulirement dordre spirituel fournissant une tonalit mystique au texte

    comme parmi plusieurs du recueil.

    Pour la passion des villes, il sagit dune vrit, celle de la faim ou plutt de la

    boulimie du labyrinthe comme le souligne ce fragment en prambule du pome intitul

    Quitude qui sert dpigraphe :

    Pour les a affams des villes, les lointains champs de bl, l-bas, paraissent stendre

    jusqu linfini, comme sil ny avait pas de faim sous le soleil.

    La connais-tu, la faim des villes ? La faim du labyrinthe qui ne mne ni une terre ni

    un arbre. La faim la plus pressante qui soit. La faim de lautre qui est absent mme de

    lui-mme. 57

    La dimension labyrinthique du lieu dbouche sur une vision alarmiste et pessimiste,

    celui qui est dans le labyrinthe est perdu, ne sait do il vient, o il se trouve, o il marche et

    cherche sortir de cet tat dans une conscience de confusion. La ville labyrinthique ou la ville

    ddale qui est une figure mythologique.

    La sensation du labyrinthe spatial se double dune sensation dun labyrinthe

    sentimental et sensationnel dans quitude : il ny a pas de corps pour me contenir ni de

    lieu. Pas de plaine ni de montagne 58

    La perte des sens et de la sensation accompagne la perte

    du lieu. Le pote se cherche aprs avoir perdu le fil de sa mmoire. Il ferme les yeux pour

    voir :

    Ce que loreille out est-ce rellement ce quon out ? et ce que lil voit, est ce

    rellement ce quon voit ? Tout ce que reflte le miroir nest que la face apparente dun

    mal cach. 59

    Il sagit nanmoins dune exprience au sein dun mysticisme car lespace mental o

    vit le pote est ltre aim nulle autre part ailleurs 60 que Lui, ltre aim. Le pome - mais

    tout le recueil - est un cheminement dans la qute de soi ; la sortie du labyrinthe, quant elle,

    est lie la retrouvaille de ltre dissip qui forme un seul tre et un seul corps avec ltre

    aim. Tout labyrinthe reste quitter pour celui qui est adorateur de la libert.

    55 Issa Makhlouf, Mirages, tr. Nabil El Azan, p. 124. 56 Ibid., p. 124. 57 Ibid., p. 145. 58 Ibid., p. 146. 59 Ibid., p. 124. 60 Ibid., p. 146.

  • Aprs avoir analys les villes dOrient nous passerons aux villes dOccident en

    montrant les points de leur diffrence

    3. Orientaliser la ville

    3.1. La transfiguration

    3.1.1. Paris

    Lintrt des potes libanais sest port principalement sur les villes les plus

    universelles, les plus colossales, les capitales, puis sur celles, les plus petites, les plus

    locales ou rgionales. Agit par le spectacle grandiose de ces villes, le pote veut les libaniser,

    les orientaliser, les arabiser. Ces potes crivent les villes et non le pays, dans ce sens la ville

    na pas de nationalit comme le pote, elle appartient lhistoire. La ville est empreinte

    datmosphre arabe, limage mme du pote, elle nest pas une ville trangre sous son

    regard, la ville est mme dorigine arabe, quon le veuille ou pas.

    Darwich sarrte sur limportance de la ville lumire. Sans tre loin des instances de

    lOLP Tunis, cherchant se librer de Beyrouth, Darwich a rsid Paris prs de dix ans. Il

    y a crit plusieurs de ses recueils, Plus rares sont les roses, Cest une chanson, Onze Astres,

    Je vois ce que je veux, Pourquoi as-tu laiss le cheval sa solitude ? ainsi que la moiti des

    pomes du Lit de ltrangre et un livre de prose, Une Mmoire pour loubli. Toutefois Paris

    ntait quun pied--terre car le pote palestinien ny demeure pas assez souvent et

    voyageait beaucoup cependant :

    Ce que je sais, cest que Paris a t mon vritable lieu de naissance en tant que pote.

    Quand je fais un tri dans ma posie, jaccorde une place particulire ce que jcris

    Paris dans les annes 1980 et au-del. Cest l que loccasion ma t offerte de mditer

    sur la patrie, le monde et les choses de la vie, et cela en maintenant une certaine

    distance, qui tait lumineuse. On voit mieux de loin car on dcouvre le paysage dans

    son ensemble.

    Paris incite la posie et la cration. Tout en elle est beau, mme son climat (

  • Adonis consacre un pome Paris Cheminant du dsir dans la gographie de la

    matire . Ce pome est une tentative consciencieuse de changer la ville au got surraliste du

    pote. Le pote met en relief un Paris absolu, Paris cest le noyau du pome, son cur, il est

    son refrain, sa sonorit et son sens. Paris est livr, en dtail, dans son quotidien. Le pote a

    voulu crer un monde parisien dans la langue et la matire :

    Dans paris, je distingue peine

    Deux personnes : lune rve, perdue

    Dans les chemins de mai 68, lautre

    sallonge parmi les velours du XVIe

    sicle

    comment alors rconcilier la cendre

    de paris avec notre soleil qui saigne

    goutte goutte, comment accorder les rives de notre mditerrane

    commune, alors que nous trbuchons contre les empereurs de labsurde

    et que nous rvoquons lautorit du sens,

    Paris,

    ta lumire est prs de me trahir

    (elle saccroupit, elle avance

    appuye sur deux cannes), dirai-je

    au tapis de limagination : " emporte-moi ",

    je descends montmartre, sur

    le seuil du sacr-cur, dans une

    soucoupe ovale porte par un mouton

    de jrusalem,

    je fais la connaissance de jacques

    simon qui, levait des chvres dans

    sa chambre, je vois des personnages

    tels monsieur besson et son pouse

    paris,

    jai rassembl dans mes membres

    tels lointains disperss et pour toi

  • jai invent un corps nouveau 62

    Le pote y joue sur la typographie car il crit la ville dans son architecture aussi. Le

    pote crit tout le pome en caractre minuscules y compris la premire lettre des noms

    propres, noms des lieux et des personnes. Les notes de pages sont en haut ou au centre du

    texte numrotes par de petites lettres en minuscule et sont en gauche comme dans lexemple

    ci-dessous. Le pote renverse la mise en page. Nous sommes en prsence de la marge, la ville

    est aux couleurs tiers-mondistes :

    ( orly tiers monde lair dun lphant boiteux

    tomb dune ombrelle qui diffuse quelque chose

    comme : paris forge des alliances nouvelles avec

    les astres et apprend la rvolution du soleil , sous

    leffet dune puissance quelconque llphant

    se mtamorphose ensuite en ruisseau de sang qui

    se rpand dans les maisons et les boutiques) 63

    Le dsir dAdonis dorientaliser la ville reste fort, le pote veut la transformer, la

    voir reflter ses origines mme :

    il se peut que jessaye darracher la tour eiffel

    Et de planter sa place

    Un arbre de jasmin damascne,64

    Cette mise en inversion npargne pas lespace. Le pote provoque la transformation

    de la ville par la mtamorphose des lieux, leur fuite, cela stend sur plusieurs moments

    potiques de son Chahwa tataqadamo fi kharayti al-mada (Cheminement du dsir dans la

    gographie de la matire) qui ouvre son recueil consacr aux villes :

    la tour eiffel notre-dame le louvre

    (est-ce un rve, la tour deiffel nest plus sa place et voici que le louvre se dirige vers

    la rive orientale de la mditerrane comme sil voulait lui aussi suivre les pas

    dalexandre le grand, et voil notre-dame qui sendort en rcitant ses prires et en

    tapotant les paules du ciel afin de les prendre comme oreillers pour ses rves.) 65

    62 Adonis, Le Temps les villes, tr. Anne Wade Minkowski et Jacques Berne avec la collaboration de lauteur, p. 27. 63 Ibid., p. 18. 64 Ibid., p. 13. 65 Ibid., p. 30.

  • Le pote y joue sur les paralllismes dans sa stratgie dorientaliser Paris. Il oppose un

    lieu de culte musulman un lieu de culte chrtien, un lieu oriental son partenaire occidental

    en vue doprer son choix spirituel :

    notre-dame la mosque du cinquime

    pleure, ange de lenfer,

    dsormais tu ne trouveras plus de visiteurs savourer rtis,

    lgion par lgion, toutes les btes vont au paradis,

    celles qui parlent, comme celles qui restent muettes 66

    Cette mise en paralllisme continue dans le pome autant sur le plan smantique que

    sur le plan de la mise en page, Adonis oppose de grands potes arabes du Moyen ge aux

    grands potes franais du dix-neuvime sicle, Abu Nuwas Baudelaire puis Al-Mutanabi

    Hugo. Le pote tablit deux colonnes, il y joue sur la police des lettres dans lcriture des

    fragments. Les fragments consacrs aux potes arabes sont crits en caractres plus grands,

    les fragments consacrs aux potes franais sont plus petits sans doute par ce quAdonis

    estimait que les potes arabes son les prcurseurs.

    Le pote explique lide de ce paradoxe un peut plus loin dans le pome :

    les paradoxes, qui seuls sont logiques,

    les contradictions, en lesquelles seulement

    nous pouvons voir lunit 67

    Le pote tablit une corporit de la ville qui se dessche la fin, il lui fournit un

    corps, une bouche pour quelle sexprime, la ville articule ses discours par la bouche des

    parisiens ou de ses migrs. Paris cest la ville du dsir , celui dcrire et ville de la

    lumire que le pote palpe par ses mains. Adonis continue de dcortiquer Paris comme sil

    tait son propre architecte ou ses architectes. Le pome est crit Paris en 1987.

    Paris est la capitale du monde comme disait Walter Benjamin. Ville muse, cest Paris

    o il est rest un an en 1960, quAdonis a crit une partie dAghany Mihyar addimachki,

    (Chants de Mihyar le Damascne), il sest li damiti avec plusieurs potes franais et du

    monde, et a dcouvert non seulement une grande partie de la libert adule, mais aussi une

    partie prcieuse de lui-mme qui tait ignore ou perdue :

    66 Ibid., p. 31. 67 Ibid., p. 38.

  • Paris ma permis de sortir de moi-mme de ce que jtais Beyrouth -, me

    prparant ainsi revenir moi-mme et Beyrouth de faon les voir sous un autre

    jour, dans une nouvelle perspective. 68

    Le pote sexplique quant la grande qualit de son recueil Mihyar juge par les

    critiques :

    La rencontre avec la ville des Lumires a provoqu un vritable choc : larchitecture,

    les tres et les rencontres que jy ai faites. Il me fallait, alors, crer un univers la

    hauteur de ce choc. 69

    La naissance dun pote est permanente et continue, elle va avec les villes quil visite.

    Sa naissance savre cration paralllement celle de la ville, qui est aussi cration

    permanente et inacheve. En changeant de lieu, le pote change, change, apprend de

    nouvelles choses. Si lhomme simmobilise dans un lieu, crit Adonis, cela signifie quil est

    ferm dans un spulcre, son existence est termine, le pote au contraire est un devenir

    permanent :

    Le lieu bouge avec le corps, avec les voyages, et puisquil bouge, alors nous ne

    sommes pas n. Car nous naissons de faon permanente. Et la naissance est une

    naissance dans la langue et dans le lieu galement. Si le pote sent quil nat

    dfinitivement et pour la dernire fois, il steint comme pote. La naissance dun

    pote est continue comme lest le lieu et, de la mme faon que la naissance est une

    cration, le lieu, aussi, est une cration. . 70

    Darwich cite Ren Marie Rilke, selon lequel pour crire un seul vers, il faut avoir

    visit plusieurs villes, observ tant de choses, cueilli tant de fleurs. 71

    Aujourdhui, dpourvue de chaleur humaine, repoussante et moins accueillante, voire

    xnophobe, la ville de Paris, presque macdonalise, est selon Darwich, sous linfluence

    superficielle du modle amricain qui nest pas en rapport avec la rnovation de ltre et de

    lesprit. Paris est, bel et bien, empoisonne :

    Je considre ma vie Paris comme une troisime naissance. Mais, javoue, avec

    regret, que la vie sociale ou intellectuelle nest plus ce quelle tait. Paris, aujourdhui

    regorge de fausses amitis, de la propagande et du vacarme. Les magazines littraires

    68 Adonis et Dimitri Analis, Amiti, Temps et Lumire, Lettres de la mditerrane, p. 59. 69 Adonis, Le Regard dOrphe, conversations avec Houria Abdelouahed, p. 55. 70 Ibid., p. 91. 71 Mahoud Darwich, Entretiens sur la posie, avec Abdo Wazen et Abbas Beydoun, tr. Farouk Mardam-Bey, p.

    33.

  • y sont devenus superficiels, indignes dune capitale qui a une telle importance aux

    yeux du monde et devant le monde. 72

    3.1.2. New York

    Le pote fait un retour sur les lieux des villes quil a visites auparavant pour livrer

    leurs transformations. Que peut faire le pote face aux temps

    apocalyptiques daujourdhui qui surgissent ?

    La transfiguration ngative de New York, aux yeux dAdonis, est comme celle de

    Paris laquelle elle a propos un modle fig. New York est ville descendant les chelles de

    lenfer, dont la vie semble avoir pour ombre porte la mort universelle, le saccage brutal ou

    insidieux de tout ce qui ne se plie pas sa norme dacier, de fric et de bton. La descente aux

    enfers, dans la posie, nest quune descente en soi, le pote se dcouvre lui-mme dans cette

    sensation infernale. Aussitt sexprime le sentiment doppression de celui que la rpression

    crase, de celui qui a coutume de se tenir hauteur dhorizon :

    New York, un quart de sicle aprs ma premire visite : les paradis promis ne sont

    toujours pas trouvs, et les enfants toujours aussi insatiables.

    New York

    La paille est la racine autre, et dans lair leffroi. Je lai entendu ordonner aux glises de

    pleurer, aux rues de gmir. Comme si le temps me prenait par la main, et sen servait

    pour trangler les oiseaux blancs. 73

    Adonis a fait un voyage New York en 1970, il y est revenu en 1998 se dplaant un

    mois entre Princeton et New York.

    Dans Qabr li Nyo York (Tombeau pour New York), le pote peroit la ville telle une

    spulture du monde moderne o lhumanit est arrive son point dpuisement. Lcriture

    de ce recueil a t effectue lors dun impact de choc ressenti par le pote vis--vis de la ville

    et son atmosphre, remarquant sa dcadence politique, matrielle et sociale. La ville sest

    prsente ses yeux telle un tombeau de ruines.

    Adonis affirme que New York est une femme dans Tombeau pour New York traduit de

    larabe par Anne Wade Minkowski, il dcrit ainsi la ville : New York, femme de paille dont

    le lit se balance de vide en vide. 74

    Cest aprs un court sjour New York en quAdonis a

    compos son pome Tombeau pour New York . Le pote y dcrit la fminit de la ville

    72 Ibid., p. 71. 73 Adonis et Dimitri Analis, Amiti, Temps et Lumire, Lettres de la mditerrane, p. 31. 74Adonis, Tombeau pour New York et autres pomes, tr. Anne Wade Minkowski, p. 27.

  • dans des vers libres. New York est une ville de rve et dhallucination, une ville surraliste

    qui ne peut pas devenir une ville de ralit :

    New York, femme assise dans larc du vent,

    forme plus lointaine que latome,

    point qui court dans lespace des chiffres,

    une jambe dans le ciel, lautre dans leau 75

    Le pote rprouve la fminit de la ville, statue muette qui ne peut sexprimer que par

    le langage des autres, elle rflchit du coup le visage mme de la libert et de la spontanit :

    New York

    Une femme statue de femme.

    Dune main elle tient un chiffon qu'elle appelle Libert

    Les feuilles de papier que nous appelons Histoire. 76

    New York ne peut tre que femme, mais une femme apparaissant vieille cependant,

    travers le regard du pote arabe, une femme qui agonise sous ses yeux et pour laquelle il a

    donc conu un tombeau. Elle est puise par ses btiments et ses difices artificiels :

    Telle est New York : appuye sur un bton de vieillesse, elle se promne dans

    les jardins de la mmoire ou toute chose incline vers la fleur artificielle. 77

    Adonis, qui perptre le viol avec beaucoup dapptit, semparant de sa ville. Ce viol se

    fait par le biais de lcriture que le pote qualifie, de voyance, de voyage dans le non-dit et le

    non vu :

    Je te coince entre les mots. Je tempoigne et te roule, je tcris et tefface, chaude

    et froide, rveille et endormie. Je massieds sur toi et je soupire. Je te prcde et

    tenseigne marcher derrire moi. Avec mes yeux, je te broie, toi, broye

    deffroi. 78

    Pour le jeune pote marocain Taha Adnan, natif de la ville ctire de Safi en 1970 et

    install Bruxelles en Belgique depuis 1996 afin de suivre des tudes suprieures en

    Management et en Gestion des Ressources Humaines, cest plutt New York qui viole les

    secrets de lhumanit. La ville est femme. New York dans lgie Amado Dialo est une ville

    horrible, impure, souille de crime et de violence, loin daccueillir les grandes valeurs

    humaines :

    Bienvenue New York.

    75Ibid, p. 23. 76Ibid, p. 15. 77Ibid, p. 28. 78Ibid., p. 29.

  • Ici la terre a gratt le ciel,

    Elle a viol ses secrets.

    Elle cherchait un refuge dans les toiles

    Et elle a accroch son cadavre

    A la branche dune ancienne voie lacte. 79

    Le jeune pote marocain Taha Adnan souligne cette dimension violente de New York

    et dpeint le racisme dans lgie Amado Dialo , pome en vers libre. La contestation y

    est manifeste :

    Bienvenue New York.

    Ici les cow-boys ont tir

    Quarante et une balles sur Amado Diallo

    Simplement, parce quils ont souponn sa peau.

    Ici, le jeune guinen a dit adieu son rve

    Dtudier linformatique

    Et de faire patre les lectrons dans la Silicon Valley .

    Ici, le sang a demand secours au sang :

    - Frre de couleur,

    descendant de lAfrique martyre,

    Les voil tes concitoyens blancs limpides

    Qui mapprennent, au lieu de la programmation,

    A patauger dans le sang pais. 80

    Salah Stti, pote-voyageur, ne manque pas dattaquer New York, lui aussi. Le titre

    du pome est une antithse qui comporte dj en germe lironie : Remmoration de

    Mansour Hallaj Saint-Patrick car un pote soufi qui exalte Dieu comme Hallaj ne peut

    voir spanouir son exprience mystique dans une esplanade de la ville de New York, si

    matrialiste et dont latmosphre est trs sche. La description du paysage newyorkais se fait

    dans la longueur des vers exprimant la complexit de la ville qui tantt fascine tantt

    dsenchante.

    La personnification de la statue de la libert rend compte de sa gloire, de son caractre

    presque sacr et divin, mais la fin elle est une statue de mensonge. Lenjambement

    rythmique de la deuxime strophe sur la premire brise non seulement le vers

    syntaxiquement mais aussi la strophe : elle a souri Statue du vieux mensonge. tout en

    79Taha Adnan, Transparences, p. 45. 80Ibid., p. 27.

  • animant le pome, lenjambement annonce un changement incontestable de sens. La

    rptition de mots et de phrases amplifie linsistance, lindignation de Stti est immense : les

    symboles et les devises de la ville sont en contradiction avec les valeurs qui y circulent, voire

    avec les valeurs et la politique de lAmrique. Lavnement dune civilisation industrielle et

    rationnelle barbare dsenchante la ville et rend vaine une certaine potique :

    New York est une ville avec des araignes terribles

    Au grand soleil dacier de lavenir elle offre le profil de ses idoles

    Je me souviens dune matine divresse Manhattan o mon cur dArabe a chavir

    Jtais dans le temple de Salomon, dans la cit des nations Sans hommes

    Et je mendiais des portes de rve un peu de beaut pour les aveugles

    Un peu de justice pour les sourds, un peu de libert pour ceux que la libert effraie

    Et dans la lueur des tours comme autant de fracheur guillotinent

    Ne brlait que le vin de la puissance dans les bars o lon buvait nimporte quoi

    Pour le bonheur des mouches

    Jaime pourtant les rives de lHudson, les tribus disparues

    Leurs arcs et plumes dans le reflet des vitres vides

    Et leurs chevaux mls aux pauvres taxis jaunes

    Au-dessus, au-del du diamant magnifique

    Les bordes de leurs flches vers le ciel Bourdonnant

    Coloptres ! hlicoptres ! La Statue

    Sest retourne vers nous, elle a souri

    Statue du Vieux Mensonge

    Mensonge la Libert menteur lAmour

    Statue du Vieux Mensonge

    Mensonge de la Libert menteur lAmour

    Et tous les mots avec des majuscules

    Libert Egalit Fraternit Humanit 81

    3.2. Lanecdotique

    Voil quAbbas Beydoun, pote des villes par excellence, aborde la ville occidentale,

    lui aussi, dun autre angle dans Madafin Zujjiya (Tombes de verre), celui de lanecdotique.

    81 Salah Stti, Fluidit de la mort, p. 50.

  • Lintrt de Beydoun sest port sur Paris et sur Berlin, deux capitales et grandes mtropoles

    de lEurope.

    Kuffr Brs Les paens de Paris est form de quinze longs fragments en prose

    numrots qui en commun de montrer un nouveau visage de la capitale de France. Errance,

    indcision demble. Le pote entreprend une visite ambulante de la capitale, visites des

    diffrentes esplanades des plus historiques aux plus banales. Le pote perd un Paris ftichiste,

    dans son vagabondage, et retrouve un autre Paris, ville noire des personnes de couleur de peau

    noire, ville de fantmes que remplissent les tocsins et nullement ville dhommes, mme le

    mtro quil prend est un fantme volant. 82 Le pote na pas dorigine quand on lui en

    demande, il est sorti de nulle part, ses origines sont son errance ainsi que ses pomes.

    Larabisation de Paris se fait par lintrusion de personnages arabes immigrs tels Houda ,

    Han , Nahla , Hassan et Khaddaj , au travers le rapport quils entretiennent dans

    la scne quotidienne et au travers leurs dialogues en arabe.

    La pluie remplit paris de fantmes

    Larbre rong na pas de sur jumelle

    Ltranger la regrette

    Il cherche un pieu dans sa langur

    Mais il narrive pas le fixer

    Ici nous ne plantons que des ponts

    Tu peux construire un navire avec tes bras

    Mais tu ne peux pas retenir un saule

    Qui sest cass les ailes 83

    Fasl fi Berln Une saison Berlin regroupe vingt quatre fragments en prose titrs

    et numrots qui sont des toiles de la scne quotidienne de Berlin dpeints du pinceau de

    Beydoun, elliptiques et concises. Le tu mis lincipit du premier pome, employ comme

    rcepteur du discours ou comme allocutaire dans les trois premiers pomes, sort du je et

    revient dans la suite soulignant lincertitude, Abbas Beydoun ne sengage pas totalement,

    encore prudent il nassume pas ce quil conte. Sa nouvelle capitale est un lieu de malentendus

    par le choc de deux langues diffrentes, par la serveuse lair bizarre qui ne comprend pas ce

    quun client peut dire et arrive comprendre puis par les mots superflus , de leur caractre

    dtestables , sortis de la bouche de la femme de mnage, et qui infiltrent du coup le pome

    de Beydoun. Berlin est ville des anecdotes livres minutieusement par le pote. Le pote ne

    82Abbas Beydoun, Tombes de verre et autres pomes, tr. Madona Ayoub et Antoine Jockey et Bernard Nol,

    traduction revue par Kadim Jihad Hassan et Jean-Charles Depautes, p. 51. 83 Ibid., p. 51.

  • peut manquer dexprimer son inquitante tranget vis--vis des tres et des choses quand, en

    exemple, il reoit dans son ordinateur lexpression mensongre : viens dans mon lit. 84

    Larabisation de Berlin est faite priori par la prsence de mots en arabe qui sortent de la

    bouche de gens dorigine arabes baignes dans une pluie qui sentend dans toute les

    langues. 85

    Abbas Beydoun sintresse Lodve86 particulirement, dans son recueil Portes de

    Beyrouth, en lui consacrant un pome, ville franaise au sud si minuscule et si limite que le

    pote est parvenu y retrouver ses vritables dimensions bien quil y ait tourn en rond, un

    peu longtemps, avant de prendre conscience de larchitecture de la ville par le biais du regard,

    lment cl de la potique personnaliste ; son regard transperce et balise, quand il quitte

    Lodve, il tourne le dos ses difices comme la cathdrale qui se rapetisse pour devenir une

    bote et il voit les jardins regagner leurs place dans une carte postale ; le pote use des

    techniques des arts visuels dans sa description de Lodve o tout est trompeur, les noms

    comme les sourires qualifis de vides , les femmes sont belles comme des

    mannequins, et elles ont toujours le mme ge. 87

    Il y a une opposition entre Lodve et son

    paysage que tente le pome darborer.

    Le pote libanais crit la ville dans tous ces tats, il sempare delle en nous restituant

    les secrets dissimuls, il la dmystifie pour la remythifier, il la dmantle pour la rparer,

    voire la rebtir. En rvlent sa vrit la plus intime, il assiste sa transformation pour exposer

    sa nouvelle organisation. Chaque ville parle un double titre archologique et potique.

    84 Ibid., p. 74. 85 Ibid., p. 73. 86 Ville qui ne fait penser qu la posie puisquun renomm festival international de cet art sy droule annuellement entre ses diffrents espaces. 87 Abbas Beydoun, Portes de Beyrouth et autres pomes, tr. Nathalie Bontemps, p. 30.