Les transformations urbaines du centre-ville marseillais: la gentrification en question

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Mémoire de master 1 de géographie, spécialité mondialisation et développement, dirigé par Prof. Brigitte Bertoncello et M.C Boris Grésillon, soutenu le 21 Septembre 2010.La gentrification, comprise comme un des processus majeurs de restructuration des centralités contemporaines, semble se distinguer d‘autres formes d‘appropriation de l‘espace urbain par un groupe social, en ce qu‘elle articule des dynamiques résidentielles locales à trois éléments caractéristiques de la mondialisation, à savoir : la libéralisation des marchés immobiliers, la diffusion de modèles socioculturels, architecturaux et esthétiques dominants ainsi que l‘accélération des flux humains, financiers et d‘information (Diaz, 2008). La diffusion de ce processus du haut vers la bas des hiérarchies urbaines, des pays du Nord vers les pays du Sud (Smith, 2001) semble affirmer l‘avènement de nouvelles formes de gouvernance urbaine ainsi que l‘émergence de nouveaux processus d‘exclusion sociale et culturelle.Ce mémoire explore des possibilités méthodologiques mais aussi des propositions théoriques afin d‘argumenter la viabilité du concept de gentrification, notamment dans son emploi pour l‘analyse des transformations urbaines du centre-ville de Marseille.

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Les transformations urbaines du centre-ville marseillais: la gentrification en questionDavid MATEOS ESCOBAR

Mmoire de master 1 de gographie, spcialit mondialisation et dveloppement soutenu le 21 Septembre 2010

Jury compos de : Prof. Brigitte Bertoncello (co-directrice) M.C Boris Grsillon (co-directeur)

Universit de Provence (Aix-Marseille I) UFR des Sciences Gographiques et

de lAmnagement1

RsumLa gentrification, comprise comme un des processus majeurs de restructuration des centralits contemporaines, semble se distinguer dautres formes dappropriation de lespace urbain par un groupe social, en ce quelle articule des dynamiques rsidentielles locales trois lments caractristiques de la mondialisation, savoir : la libralisation des marchs immobiliers, la diffusion de modles socioculturels, architecturaux et esthtiques dominants ainsi que lacclration des flux humains, financiers et dinformation (Diaz, 2008). La diffusion de ce processus du haut vers la bas des hirarchies urbaines, des pays du Nord vers les pays du Sud (Smith, 2001) semble affirmer lavnement de nouvelles formes de gouvernance urbaine ainsi que lmergence de nouveaux processus dexclusion sociale et culturelle. Ce mmoire explore des possibilits mthodologiques mais aussi des propositions thoriques afin dargumenter la viabilit du concept de gentrification, notamment dans son emploi pour lanalyse des transformations urbaines du centre-ville de Marseille. .

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RemerciementsNous tenons remercier de faon trs sincre et respectueuse nos directeurs Brigitte Bertoncello et Boris Grsillon pour avoir essay de toutes leurs forces de nous mettre dans les normes de cet exercice de style quest le mmoire. Nous remercions galement lquipe de lassociation CVPT qui nous introduit de nombreuses questions concernant le logement Marseille, mais aussi pour lintrt quils ont port mes travaux et louverture desprit (toujours critique) quils ont tmoign. Je leur remercie aussi pour mavoir fait comprendre que ce ntait pas le rinvestissement des quartiers qui tait mauvais en soit, mais plutt les procdures et les objectifs qui sont trs souvent poursuivis. Nous allons limiter les remercments Jerrosk Tlalabas pour son soutien inconditionnel dans les moments psychologiquement plus dstabilisants et pour ces observations toujours pertinentes et humaines, et bien sur, merci aux collgues de La PLAGE et de lassociation Gographiques pour le plaisir de faire la gographie avec les pieds !

Notre plus grande reconnaissance va dirige Maria, qui nous a accompagn pendant de longues nuits blanches, mais surtout qui depuis quelques annes a toujours su nous supporter.

Merci, Ma, Al, Roco et Dr. Escobar.

Ce travail est ddicac la mmoire de Briones

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IntroductionCe mmoire prtend explorer diffrentes possibilits pour aborder les

transformations urbaines contemporaines des centres-villes, en particulier partir de la question de la gentrification. Comprise comme un des processus majeurs de restructuration des centralits urbaines, la gentrification semble se distinguer dautres formes dappropriation de lespace urbain par un groupe social, en ce quelle articule des dynamiques rsidentielles locales trois lments caractristiques de la mondialisation, savoir : la libralisation des marchs immobiliers, la diffusion de modles socioculturels, architecturaux et esthtiques dominants ainsi que lacclration des flux humains, financiers et dinformation (Diaz, 2008). La diffusion de ce processus du haut vers le bas des hirarchies urbaines, des pays du Nord vers les pays du Sud (Smith, 2001), semble affirmer lavnement de nouvelles formes de gouvernance urbaine ainsi que lmergence de nouveaux processus dexclusion social et culturel. Dans le cadre des restructurations contemporaines de la Ville de Marseille, est-il pertinent danalyser les transformations de son centre-ville partir du processus de gentrification ? Quelles sont les chelles temporelles, spatiales, mais aussi sociales de ce processus et quen est-il de sa viabilit dans ce contexte gographique ?

Afin de porter un clairage sur ces interrogations, nous allons proposer une analyse transversale du processus qui se veut ouverte diffrentes formes de transformations urbaines, et des approches aussi bien pragmatiques que thoriques de la production de connaissance scientifique. Ainsi, nous allons essayer de montrer en quelle mesure laccumulation dexpriences individuelles et collectives, dobservations involontaires et volontaires et de leur confrontation un travail bibliographique important est susceptible de constituer une approche mthodologique part entire. Nous essayons de montrer que, bien que cette6

recherche ne parte pas dune posture mthodologique prdfinie, elle est tout de mme pertinente et susceptible de porter un clairage sur les transformations urbaines et plus spcialement sur la question de la gentrification Marseille. Dans une premire partie nous privilgions laspect pragmatique de notre approche. Dans une deuxime, nous abordons les dbats thoriques autour de la question de la gentrification, en particulier ceux qui sont mens dans les milieux universitaires anglo-saxons. partir de l, nous analysons les discussions sur la dfinition, lexplication et les mutations du processus. Dans le cadre des dbats contemporains, nous observons plus particulirement lclatement de la

gentrification en tant que concept, situation qui amne interroger sa viabilit. Nous interrogeons, pour notre part, la pertinence du concept dans le contexte franais. Nous passons en revue des (r)apports de la recherche urbaine franaise la question de la gentrification, mais aussi lanalyse de lemploi de la notion dembourgeoisement, qui apparait comme la traduction plus courante du processus. Suite cette discussion thorique, nous abordons le cas marseillais partir dune analyse centre sur trois axes : premirement, nous faisons lanalyse des prcurseurs modernes de la gentrification contemporaine. Par l nous tentons de trouver des continuits, de donner un sens aux transformations urbaines dantant par rapport au politiques urbaines contemporaines. Dans un contexte de marche force au repositionnement de la ville dans la hirarchie urbaine rgionale et internationale, nous nous intressons aux modalits dintervention de lurbain et de leurs implications, aussi bien niveau idologique quau niveau des impacts sur la ville, et notamment sur les habitants. Nous postulons quil est fondamental pour comprendre les impacts des transformations urbaines que la recherche urbaine prenne en compte comme centre des tudes les populations dfavorises qui subissent, les premiers, les effets pervers. Mais aussi, les tudes sur les rponses sociales et le dbat social hors acadmique sur la gentrification. Une analyse de lemploi de la notion de gentrification dans des discours hors-universitaires nous7

amne changer de point de vue afin dinterroger la pertinence du concept dans lanalyse des transformations urbaines du centre-ville de Marseille. Rsumons la structure de ce travail. Premirement il sagit de prsenter les lments de terrain de notre recherche en vue dargumenter leurs articulations en guise dapproche mthodologique du sujet. Ensuite, nous prsentons et discutons le thme de notre recherche en abordant les dbats universitaires anglo-saxons et franais sur la notion de gentrification. Enfin, dans un troisime temps, nous analysons les chelles temporelles, spatiales et sociales de lexistence de la gentrification Marseille par une analyse des prcurseurs du processus, des politiques urbaines contemporaines et de leurs impacts. En contre partie, nous analysons quelques formes de rponses sociales, leurs marges dactions et leur contradictions.

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Partie I Prsentation de lapproche du thme dtude I. Le dedans et le dehors : lments dune mthodologie involontaire

Fig. 1 La Porte dAix en attendant. (photo : David Mateos Escobar (gauche), janvier 2010, Remi Leroux (droite), fvrier 2010

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Introduction : La gographie se pense avec les pieds

La gographie se pense avec les pieds , disait le gographe franais Raoul Blanchard dans une sorte dinvitation produire de la connaissance par lexprience, penser lespace gographique par son observation et sa pratique. Cet outil (les pieds ) que Blanchard dcrit contient un sens mtaphorique : celui du mouvement et de la progression. Dune part, le gographe doit se dplacer physiquement dans lespace. Mais le dplacement de lobservateur est aussi et, cela nous semble encore plus essentiel, celui du passage dun point de vue un autre. Dautre part, Blanchard attire lattention sur lintrt porter la progression des phnomnes spatiaux, autrement dit, leur dimension temporelle. Si on rsume cela de faon simplifier le propos du gographe, la ralit des phnomnes et le regard quon porte sur ceux-l changent perptuellement. Lobservateur, autrement dit, le gographe, doit chercher ajuster le regard et la ralit notamment par le biais de lobservation de terrain. La question qui se pose dans cet aphorisme est donc celle de savoir dans quelle mesure lexprience, lobservation et la pratique du monde peuvent insuffler de la connaissance scientifique sur un phnomne. Ainsi, avant daborder pleinement lobjet de cette tude, il savre ncessaire dexpliciter en quoi nos expriences involontaires, nos observations volontaires et les diffrentes pratiques qui caractrisent notre approche de lobjet tudi la gentrification Marseille constituent les fondements mthodologiques des arguments de cette recherche. Comment peut-on faire du sens partir dun ensemble dexpriences individuelles et collectives ? Habitant de la ville, gentrifieur et gentrifi, tudiant dun processus urbain et acteur dans diffrentes initiatives collectives, confront des milieux sociaux distincts et parfois radicalement opposs: peut-on produire de la connaissance scientifique de cette accumulation dexpriences et observations ?10

I.1.1 Etre gentrifieur et gentrifi I.1.1.1 Payez ou cherchez ailleurs

Arriv Marseille en juillet 2007, je me suis install dans le quartier du Chapitre en sous-location informelle chez un marseillais de souche dorigine bretonne, dune quarantaine dannes, qui se voyait contraint de partager son appartement cause dun chmage qui durait depuis trop longtemps et quil narrivait pas remdier. En juillet 2007, il quittait lappartement pour se faire hberger gratuitement chez sa nouvelle amie au Roy dEspagne. Pour ma part, rcemment install en couple, je cherchais garder lappartement. Nous tions laise dans le quartier. Celui-ci nous plaisait mme sil tait souvent pris dassaut par des toxicomanes et sans-abri qui descendaient passer la journe vers les Alles Gambetta ou qui remontaient vers laccueil de nuit Rue des Hros. Paradoxalement, les travestis et les prostitues qui attendaient des clients sur les marches de limmeuble nous donnaient une sensation de scurit. Nous savions que le quartier tait surveill pour garantir un bon commerce damour. Mais avant tout, nous apprcions laccueil des voisins de la coproprit. Il sagissait de deux vieux mnages, lun corse et lautre pied-noir, qui donnaient une ambiance familiale lensemble. Lappartement tait situ dans un immeuble la faade noircie, langle de la Rue de la Rotonde et la Rue Delille. Ctait un ancien appartement trois fentres sans double vitrage, une chemin fonctionnelle, des tomettes un peu dgrades, une grande salle de bain, une petite cour intrieure aussi bien adapte pour faire scher le linge que pour faire la grillade et prendre le frais dans le cur dilot. Nous disposions dune surface de 90 mtres carrs pour un loyer denviron 550 euros par mois, charges comprises, partager entre deux, auquel il fallait dcompter les APL. Nous avions en effet beaucoup de bonnes raisons, aussi bien dordre esthtique quconomique, de vouloir rester. Cependant, lorsque le cabinet gestionnaire reu le pravis de dpart du colocataire, nous avons appris que le loyer allait tre11

augment de 200 euros. Le panorama ntait plus notre faveur. Dans les semaines qui ont suivi, environ une dizaine de familles ont visit lappartement. La plupart des mnages visiteurs taient composs de plus de quatre membres, avec des enfants, et en gnral ils taient dorigine arabe. Attirs par la surface et la localisation du logement, ils ltaient moins pour le nouveau loyer. Mais, cela ne les empcha pas de dposer leur demande, tenter leur chance , auprs du gestionnaire en assumant davance leffort conomique que cela pouvait supposer. Quelques semaines avant de quitter lappartement, en rendez-vous avec le responsable du cabinet gestionnaire, nous essaymes de ngocier un prix en lui proposant de faire des travaux de remise en tat (bien ncessaires) et en mettant en avant nos bonnes relations avec le reste de la coproprit. Quelques minutes aprs avoir quitt le bureau nous nous faisions insulter par le responsable qui argumentait en colre quil ntait pas un marchand de tapis , quil en avait assez de ces gens qui voulaient toujours ngocier et quon navait qu payer le prix ou chercher ailleurs. Lappartement resta vide pendant prs dun an, jusqu la fin du printemps, lorsque enfin sinstalla quelquun. Daprs nos anciens voisins, il sagissait dun jeune couple sans enfants qui ntait pas de Marseille, deux jeunes cadres quon voit jamais .

I.1.1.2 Gentrification ? qu za quo 1 ?

Fin 2006 je me suis rendu Toulouse pour rendre visite des collgues latinoamricains. Parmi eux, il y avait un doctorant en gographie qui me parlait de son travail sur la reconqute du centre historique de la ville de Mexico, dont nous sommes tous les deux originaires. Il parlait de gentrification. Gentriquoi ? on linterrogea surpris. Cest quand les quartiers populaires sont rinvestis par les classes moyennes en chassant les pauvres qui habitaient l avant. En premier cest des artistes qui arrivent, parfois tous seuls ou stimuls par les autorits locales, tu sais, cest des bohmes, des alternatifs, des homos, mais aussi des1

Expression provenale pour signifier le doute sur une question, quest-ce que cest ou cest quoi pourraient tre des traductions.

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tudiants attirs par la dynamique culturelle qui se cre. Certains achtent des logements ou des ateliers trs bas prix. Ils investissent mme sils nont pas beaucoup dargent et mme si le quartier est dangereux et stigmatis. Des commerces ouvrent et dautres doivent fermer. Avec le temps, les mdias et certains promoteurs aviss voient le potentiel et achtent eux aussi pour rhabiliter et revendre ou louer des gens un peu plus nantis attirs par les discours de renaissance du quartier, pour certains cest une espce de stratgie de distinction. Une pression croissante sur les prix fonciers fait que les pauvres qui constituaient une partie des pionniers se voient obliger partir, ce qui parfois provoque des conflits, voire des alliances. Ca peut durer des annes ou a peu aller trs vite. Quelquefois cest mme les petits cadres qui se font jeter par des super cadres , par des boutiques franchises ou carrment par linstallation de bureaux et grandes firmes mondiales , mexpliquait-il avec attention et passion. De retour Marseille, il fallait trouver un logement adapt notre condition dtudiants sans revenus fixes. La qute au logement commenait. Nous parcourrions Le Chapitre, Noailles, Thiers, Belsunce, Le Cours Julien, La Plaine, La Joliette, Les Carmes, St. Lazare, Arenc, La Villette, Les Cinq Avenus, Les Chartreux, Les Catalans, Endoume, autant de quartiers que dappartements, darguments de vente que de refus, et toujours avec cette histoire de gentrification lesprit. Nous avons visit des appartements quotidiennement pendant plus dun mois. Loffre conciliait difficilement le prix et ltat du logement, la proximit au centre-ville et lambiance (largement subjective) du quartier. Cependant, une sorte de curiosit et de qute dexpriences rendait intressants les quartiers dlabrs ou en travaux. Lensemble du primtre de lOpration dIntrt National Euromditerrane (OIN), Noailles et Belsunce ou encore le Panier et Saint Lazare nous attiraient comme des aimants. De fait, on se dcouvrait porteur dun profil qui intressait a priori certains propritaires : oh, les tudiants sont gentils, ils ne font pas de problmes, ils payent leurs loyers et dcorent leurs logements. Ces propritaires gardaient le souvenir de leurs locataires prcdents : ctaient des toxicomanes, ils mont fracass la porte, ils sont partis sans payer ctait un13

voyou ! Certaines fois, les discours traduisaient des stigmatismes qui semblaient paradoxaux : oui vous tes tranger mais, non, vous a va, cest les arabes le problme! Ce profil intressant (tudiant) signifiait en effet la fin des problmes avec les locataires. Certains propritaires affirmaient quil y avait de plus en plus dtudiants dans le centre-ville2 et que cela tait un bon signe, une alternative la location de leurs biens, jusque-l trop dtermin par une population ncessiteuse, faisant de leur patrimoine un parc social de fait. Le fait dtre tudiant intressait particulirement les propritaires qui nous considraient comme une source de plus-value de leur patrimoine, comme si on apportait plus de ce quon ne demandait. Comme si en acceptant plus facilement la prcarit des conditions de vie, ltudiant pouvait contribuer valoriser le logement symboliquement, voire en payant davantage. Dailleurs, il semble que depuis prs de dix ans le march du logement tudiant se dveloppe notamment par laction publique3. Ainsi, des anciens htels meubls deviennent des rsidences tudiantes Belsunce, Noailles, Bernard du Bois, Colbert et St. Lazare, trois fois plus chres que les quelques logements en LIP (Logement dInsertion Prive) du 21 rue Vincent Scotto (loyer de cent euros par moi, bail de 6 ans renouvelable.) Les rsidences tudiantes de luxe prolifrent aussi, telles que la rsidence Phoca dans le quartier St. Charles, entirement scurise, munie dune salle de musculation et dun sauna, qui offre des T1 de 23 27 mtres carrs pour un loyer compris entre 400 et 550 euros mais aussi des T2 de 50 mtres carrs pour 750 euros ! Ainsi, nous avons appris que les tudiants faisaient partie des nouveaux habitants que la ville cherche attirer et qui, comme les artistes pionniers des premires phases de la gentrification, font partie des stratgies de revalorisation des quartiers paupriss. Ils sont en effet considrs comme des vecteurs de cration de richesse et dune image renouvele de la ville.

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Le ressentit est partag, mais Marseille reste encore la 117 ville de France en termes de part de population tudiante, selon un classement rcent dont nous ne pouvons pas vrifier les sources. Consultable en-ligne : http://www.toutes-les-villes.com/villes-etudiantes/3.html 3 Les rsidences tudiantes sont considres comme faisant partie du logement social. Celles-ci se multiplient un pas, toutefois, modr Marseille dont les dates de cration des rsidences en tmoignent (cf. Programme Local de lHabitat MPM, 2010).

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Au coin des ruelles, au pied des immeubles, dbordant les containeurs de poubelle bruns et jaunes de MPM, nous croisions (et lon croise toujours) des restes de meubles fracturs, des tagres rouilles, des vieux tricots et des morceaux de jouets mlangs aux dbris des chantiers de rnovation urbaine. La ville en construction ou en destruction ? Pourquoi abandonner ses affaires de faon tellement drastique ? Ces traces de vie taient-elles les dernires traces des mnages dloges ? O sont-ils alls, on se le demande encore. Il sagit dune curiosit charge dun sentiment dinjustice et dimpuissance (la mme que nous avons prouv en quittant le bureau du gestionnaire, Rue de la Rotonde.) Si nous avons fini par trouver un logement la hauteur de nos dsirs, quen tait-t-il de ces familles dloges ? La question se posait comme une douche deau froide : suisje un gentrifieur moi-mme ? . Est-ce que lon serait dtermin de part notre position sociale devenir gentrifieur malgr-nous ? Y aurait-il un moyen de le contourner ou ce questionnement serait-il un refus dacceptation ? Un malaise social mergeait en nous comme le rsultat de la contradiction entre le sentiment davoir t nous-mmes vincs et celui de participer au processus de transformation du centre-ville. Ctait aussi la tension entre tre sensible la violence du processus tout en tant un gentrifieur potentiel.

I.1.2 Questionner nos propres dterminations sociales et culturelles : sinterroger soi-mme pour interroger lAutre

I.1.2.1 Le travail de socioanalyse

Quel

sens pouvons-nous

donner

toutes

ses

interrogations fortement

introspectives ? Pouvons-nous faire de ce type dexprience un outil susceptible de produire un clairage sur notre objet dtude? Nous pensons que oui. Si lon place cet exercice de socioanalyse dans la continuit de la sociologie bourdieusienne, cette srie dinterrogation traduiraient la tentative dune sorte de prise de conscience de sa position dans la hirarchie sociale ainsi que de ses15

dterminations. Le sociologue Alain Accardo (2009) exprime bien les difficults de cet exercice : Nous admettons volontiers de considrer que lorganisation de la socit, le milieu social, les conditions sociales dexistence et de travail expliquent bien des aspects du comportement des gens et des rapports quils entretiennent. La difficult commence en pratique lorsquun groupe ou un individu doit sappliquer lui-mme ce principe explicatif et examiner dans quelles mesures il est le jouet du jeu social quil croit jouer librement. Lagent socialement dtermin, cest toujours lAutre [] Sagissant de soi-mme cette lucidit sociologique tend devenir moins pntrante. la rigueur, on veut bien admettre que lon a en soi une part de subjectivit plus ou moins opaque, automatique, qui chappe la conscience quon a de soi-mme [] Ce qui compte nos yeux, cest ce que nous faisons consciemment, dlibrment.[] En consquence, si lon accepte la rigueur, par honntet intellectuelle, de considrer quon na pas conscience de toutes les dterminations sociales dont on est lobjet, en revanche on est beaucoup plus rticent admettre que son activit consciente, rflchie, intentionnelle continue tre conditionne socialement. (:58-59)

I.1.2.2 Lautolgitimation et la blessure narcissique

Sans prtendre restituer ici notre propre socioanalyse, nous argumentons simplement lexistence dune position contradictoire dtre la fois victime potentielle de laugmentation des prix des loyers, moteur de la redynamisation et de valorisation symbolique des quartiers, ainsi que bnficiaire du rinvestissement qui en dcoule. Avec plus de capital culturel quconomique, nos actions, valeurs et style de vie, participent involontairement la valorisation symbolique de la ville. Cette valorisation symbolique prcde la valorisation conomique qui ensemble finit par dclencher ou acclrer le processus de gentrification. De ce point de vue, notre autonomie et notre individualit se trouvent asphyxies par les dterminations de notre appartenance un ensemble social16

plus ou moins homogne. En effet, cela peut tre interprt comme un coup frontal notre orgueil. Dans une sorte de mcanisme de refus cette blessure narcissique , on pourrait tre amen croire que le fait de prendre conscience de sa propre position sociale serait librateur des dterminations qui encadrent les possibilits de notre agence. Mais lanalyse inclmente dAlain Accardo nous inflige une deuxime blessure intellectuelle: Plus on est outill pour la rflexion, lintrospection, plus on est habile se trouver de bonnes et solides raisons de faire ce quon fait, comme on le fait et plus on a de mal penser ses propres dterminations sociales. Il y a paradoxalement une sorte de point dhonneur intellectuel [] comme sil tait dshonorant de se dcouvrir socialement conditionn son insu. (:61)

I.1.2.3 LAutre, en question

Sans prtendre porter une rsolution aux contradictions de notre agence vis-vis du processus de gentrification, cette rflexion nous amne en revanche interroger lAutre. Cet Autre fait rfrence tous ces individus qui, comme moi, sont potentiellement gentrifieurs et gentrifis. Sont-ils conscients de leur position dans la hirarchie sociale ? Du poids des dterminations sociales sur leurs agences quotidiennes et des contradictions quelles engendrent ? Admettons quils soient conscients : ne cherchent-ils pas en eux aussi des raisons qui les excusent de participer au processus, qui les exemptent du statut de gentrifieur ? Voire de celui dtre potentiellement gentrifi ? Tous ces tudiants, artistes, journalistes, ingnieurs ou cadres qui sinstallent Marseille, merveills face au monument que constitue sa population, face son centre encore populaire (terme qui folklorise la pauvret) et par endroits mme exotiques Tous ces individus qui comme nous-mmes se pensent tolrants , ouverts la diversit culturelle et sociale , alternatifs , se rendent-ils compte quils correspondent aux profils dsirs et tant recherchs par certaines politiques urbaines pour transformer la ville , pour la faire revivre , renatre , pour revaloriser les quartiers en17

dclin ? Sont-ils conscients que nous sommes attendus pour produire de la richesse , pour payer des impts et pour faire la mixit sociale ? Est-ce quils se rendent compte quavec notre grande mobilit et crativit : (que nous entendons comme l nergie de production de symboles fort rendement conomique) nous devenons les meilleurs vendeurs de la ville lextrieur ? Avec notre constante clbration de ltrange beaut de Marseille, de son caractre unique et de son cosmopolitisme (pas toujours trs joyeux dailleurs) nous contribuons faire que Marseille, si longtemps dcrie, [soit] devenue la mode ? (Le Dantec, 2008 :13). Enfin, est-ce quils sont conscients des effets involontaires que nos actes quotidiens, mme de ceux que nous croyons autonomes et capables de provoquer une quelconque rsistance au processus de gentrification (lorsquon sy oppose), sont souvent dtourns pour contribuer au renforcement du processus lui-mme ? Lexemple de la sublimation artistique de la critique du processus de gentrification par le peintre afro-amricain Pink Elephant Brooklyn en 2010 illustre en quelque sorte les contradictions du gentrifieur-gentrifi (Fig.1). travers son travail graphique lartiste critique le caractre destructif de la gentrification, la construction de nouveaux logements de standing dans ce qui t considr comme un ghetto, l invasion des caucasiens image pour signifier les mnages blancs, en opposition aux minorits latino et afro-amricaines, ainsi que les transformations des pratiques et capacits conomiques de consommation dans le quartier. Bien que les critiques de lartiste soient pertinentes vis--vis des lments du processus de gentrification, on peut cependant signaler deux contradictions. La premire concerne le faite que cette exhibition se ralise avec le soutien dune grande structure culturelle installe dans le quartier qui tmoigne du processus de gentrification et contribue renforcer son dveloppement en attirant des habitants appartenant des classes sociales plus nanties et duques lart contemporain que celles dorigine. Comme on le verra plus tard, la gentrification devient lobjet et le contexte de nombre dartistes, crateurs et intellectuels (comme nous-mmes). La deuxime contradiction est fonde sur le fait quil y a18

une sorte daveuglement de la part de Pink Elephant . En effet, tre un artiste noir ne veut pas dire tre un noir pauvre victime de la gentrification. Si la gentrification est souvent associe aux classes moyennes et suprieures blanches, des auteurs comme Hammel and Wyly (1996), Bostic and Martin (2003) Lance Freeman (2006, 2009) (ce dernier lui-mme afro-amricain) ont attir lattention sur lexistence dune black gentrification .Fig. 2. Affiches dans les rues du quartier Brooklyn. On y lit : Exhibition The gentrification of Brooklyn. Pink Elephant speaks on view at MoCADA (Museum of Contemporary African Diasporan Arts) de New York

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I.1.2.4 Les apports de la socioanalyse ltude de la gentrification : questionner le point de vue adopt

Quel clairement porte la dmarche socioanalytique vis--vis de la question de la gentrification ? Dune part, elle permet de constater la complexit des acteurs qui sont impliqus dans le processus : gentrifieurs et gentrifis sont deux positions qui voluent dans le temps des transformations urbaines mais aussi selon le point de vue quon adopte. On la vu avant, si les tudiants et les artistes sont souvent considrs comme les pionniers du processus, au mme titre quils participent au dveloppement de la gentrification, ils sont confronts au risque dtre gentrifis. On retiendra aussi que le processus ne veut pas dire la mme chose pour tous les acteurs impliqus, gentrifieurs ou gentrifis, ni non plus pour un mme acteur des moments diffrents du processus. linstar de Kate Shaw et de Libby Porter, (2010) nous pensons que la gentrification affecte diffrentes personnes diffremment (:2) et que cela dtermine en grande mesure le point de vue quon va adopter pour dfinir, expliquer et se positionner vis--vis du processus. Il semble naturel que la gentrification ne veuille pas dire la mme chose pour un urbaniste, pour un promoteur ou pour un militant. La gentrification ne signifie pas la mme chose pour celui qui y gagne que pour celui qui y perd (Lees et. al. 2010 :3).

I.1.3 Exprimenter, observer, interprter et agir I.1.3.1 La ville effileOutre lexprience rsidentielle qui nous a amens examiner notre place dans la hirarchie sociale ainsi que notre rle, (du moins dans sa dimension rsidentielle), deux autres expriences nous ont permis dobserver dautres dimensions de la gentrification Marseille. La premire est celle du travail20

(physique et intellectuel) et, la deuxime, concerne plutt lengagement citoyen dans des actions collectives dans la ville. Sans rentrer tout de suite dans le dtail de ces expriences, il est possible davancer que celles-ci nous ont introduits des univers matriels et sociaux trs diffrents de la mme ville. Ces expriences nous ont ouvert sur une ville effile : celle de la mmoire et du dsir, celle des signes et des changes, la ville du regard, la ville continue et la ville cachebref, autant de villes dans Phoce que celles que raconte Marco Polo Kublai Khan4. Certaines de ces villes ne sont visibles que si on sy introduit volontairement ou quon nous y introduit. Dautres restent invisibles si, comme lempereur Khan, on croit ce quon nous raconte sans aller le vrifier.

I.1.3.2 Lenquteur

Entre octobre 2008 et mai 2009, embauchs par une socit lyonnaise de recueil et traitement de donnes et responsable de lEnqute Mnages-Dplacements des Bouches-du-Rhne5, nous enqutons rgulirement des mnages en face face, dans leurs domiciles, dans un secteur qui englobe les 1 e, 5e et 7e arrondissements du centre-ville. Nous pntrons dans lintimit des habitants de la ville et sommes en mesure dobserver, la fois, une diversit de formes et situations de logement, mais aussi des reprsentations et des pratiques de la ville radicalement diffrentes. travers lenqute nous observons des dizaines de trajectoires rsidentielles ainsi que les impratifs et aspirations qui les motivent ou les contraignent. Nous observons la multiplicit des reprsentations vis--vis des transformations urbaines ralises, en cours ou venir Marseille. Si la ville change radicalement (en bien ou en mal) pour certains, la lthargie et le fantme du dclin socio-conomique et urbain de la ville psent pour dautres. Bien que linformation qui merge de ces rencontres ne soit pas recueillie et analyse systmatiquement, il faut dire que cette exprience oriente largement la4 5

Cf. Italo Calvino, 1972, Les Villes Invisibles Cette enqute est un volet du recensement gnral de la population , depuis quelques annes divise en plusieurs volets dont chaque Rgion est responsable de la ralisation.

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perspective clate que nous pouvons avoir de la ville : o devons-nous nous situer par rapport lensemble des reprsentations et pratiques observes?

I.1.3.3 Le Marchand

Par la suite, entre juin 2009 et mai 2010, nous travaillons en tant que marchand (poissonnier puis picier) dans le march de Noailles et dans le march aux puces du Cap Pinde. Ces deux emplois, bien que diamtralement opposs, nous confrontent des situations contrastes en termes de logement, de conditions conomiques, sociales et culturelles. Notamment le travail de marchand nous amne considrer la dimension commerciale de la gentrification outre la dimension rsidentielle. Par ailleurs, il faut dire que nos motivations taient diverses. Dun cot, il sagissait pour nous dune opportunit conomique 6. De lautre, conscient de loriginalit du quartier en tant qu imaginaire cosmopolite de Marseille, en tant que poche de pauvret en plein centre-ville mais aussi avertit de lexistence de politiques publiques faisant pression sur ces dynamiques immobilires, il sagissait dune opportunit unique pour observer de prs ce lieu dun point de vue plus intellectuel, plus universitaire. Ainsi, en parallle du travail matriel et alin7 que nous avons poursuivi pendant prs dun an, nous avons cherch approfondir notre connaissance des dynamiques commerciales et rsidentielles du quartier Noailles (en profitant des relations de confiance et des observations de terrain) dans le cadre de deux travaux universitaires.8 Dans le cadre dune enqute nomme Commerces,

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bien que cela nai pas t le meilleur choix en raison des faibles salaires. Pour donner une ide au lecteur, une journe moyennant entre dix et treize heures de travail est paye 50 euros.7

Par alination on comprend : la dpossession de l'individu et sa perte de matrise de ses forces propres au profit de puissances suprieures (conomiques et sociales). Pour lcrivain tchque Milan Kundera lalination passe par lalliance ses propres fossoyeurs (Limmortalit, 1990). 8 Bien que lexpansion du primtre de lOpration dIntrt National Euromditerrane plus grande opration de rgnration urbaine en France sur 170 ha vers le Nord de la ville rvle des enjeux fonciers considrables du cot du march aux puces, nous navons ralis aucun travail systmatis. Vronique Manry (2002) formule clairement les enjeux lorigine de la construction de

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commerants et rhabilitation du March des Capucins par le PRI Noailles 9 nous avons tent de dresser un profil commercial des deux axes centraux du march du quartier La Rue Longue des Capucins, dans laxe nord-sud et, la Place du March et la Rue des Feuillants dans laxe Est-Ouest. Outre la confirmation de la vocation alimentaire du Ventre de Marseille les rsultats ont permis dinterroger quelques structures sociales du march. Ainsi on a pu montrer comment cet espace cosmopolite renferme lhistoire des diffrentes vagues de migration de la ville. Les rsultats ont aussi montr quelques structures familiales de proprit des commerces et dgag la prcarit de nombreux commerants. Enfin, cette enqute a interrog les reprsentations des commerants vis--vis des politiques de restauration immobilire et des transformations sociales du quartier. Les rsultats ont montr que bien que la plupart des commerants soient au courant du projet de restauration, seul 15% des commerants enquts affirmaient tirer bnfice. Aprs trente ans de dlaissement du quartier par la municipalit, les transformations contemporaines du quartier lies la restauration immobilire et de la voirie apparaissaient comme contradictoires. Dune part, lide de laugmentation dune clientle solvable (dont de nombreux touristes depuis larrive du TGV en juin 2001) ne peut dplaire nul commerant. Cependant, une nouvelle clientle signifie aussi des nouvelles formes et styles de consommation, soit pris comme une opportunit pour les commerants, soit impliquent le repli des commerants les moins flexibles (conomiquement et culturellement). Il est important de signaler que parmi les transformations plus significatives de la clientle il y a la diminution de la taille des mnages et le dveloppement de la consommation de produits finis. Par ailleurs, en ce qui concerne lobservation participante, nous avons travaill avec un commerant qui semble avoir russi son adaptation une nouvelle demande de consommation en rpondant la demande de produits exotiques , orientaux caractristiques de la dernire vague de

cet espace commercial ainsi que les enjeux futurs. Nous rajouterons seulement que selon les rumeurs du march la date de fermeture de lespace commerciale a t fixe 2012. 9 cf. Annexe I

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migrants maghrbins et africains, en articulation avec leur qualit (produits bio, par exemple) et leur prsentation.

I.1.3.4 Le gographe militantPar la suite, entre novembre 2009 et fvrier 2010, dans le cadre dun travail universitaire de gomatique, nous organisons la mise en place dun SIG dans le souci dapprofondir notre connaissance du dispositif de restauration immobilire et de ses impacts commerciaux et rsidentiels Noailles. lorigine, cet outil est propos lassociation Centre Ville Pour Tous (CVPT) (cf. encadr 1) en tant que systmatisation des rsultats de lEnqute pour une Evaluation du PRI Noailles que cette organisation civil ralise un an auparavant (fvrier 2009). Cette enqute fait le bilan quantitatif de ltat davancement des travaux de rhabilitation prescrits par la Dclaration dUtilit Publique en 2001 (dbut du dispositif). Elle est conue comme un outil de veille face aux impacts du dispositif, mais surtout comme rponse au manque dune valuation publique quelques mois de la fin du dispositif en dcembre 2009. Ce travail collectif fera lobjet dun bilan rendu public sur le site de lassociation10 suite sa prsentation lors dune confrence de presse en mai 2010. Les rsultats seront galement rendus publics lors de laudition de lassociation (rcemment cre) par la Mission dvaluation des PRI en avril 2010.11

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Document final prsent en confrence de presse le 31 Mars 2009 Marseille, consultable en ligne sur le site de lassociation : http://www.centrevillepourtous.asso.fr/IMG/file/Documents%20SIG%20Noailles/ConfPresse%20SIG%20Noailles%20CVPT%20v_finale.pdf, document joint en Annexe II Compte Rendu de lAudition de lassociation "un centre-ville pour tous" devant la Mission dinformation et dvaluation du PRI du Conseil Municipal de Marseille, du 22 avril http://www.centrevillepourtous.asso.fr/spip.php?article303811

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En fait, le SIG nest pas exactement le premier travail que nous faisons avec CVPT. Quelques mois avant, dans le cadre de latelier Del Mapa Al Aire 12, atelier de production radiophonique sur la question de la reconqute du centre de la ville de Mexico une srie dentretiens seront raliss avec trois membres actifs de lassociation ainsi quavec le prsident du Collectif Noailles Ombres et Lumires13. Lmission Marsella en la mira del capital cherchait placer le phnomne de gentrification dans un contexte international et faire connatre lapproche des deux associations marseillaises en question. En octobre 2009, avec trois membres actifs de CVPT nous rpondons un appel communication lanc par un jeune projet appel Reclaiming Spaces14, bas en grande partie Istanbul, mais avec des correspondants en Allemagne, Italie, Espagne et Russie. Men en grande partie par des chercheurs en sciences sociales et des journalistes engags, le projet cherche construire un forum dchange et de rflexion pour les mouvements sociaux urbains autour du combat contre lexclusion des habitants les plus pauvres et illgitimes des villes. loccasion de la deuxime publication du rseau, linterrogation porte sur les transformations urbaines nolibrales et leurs rsistances. Les membres de CVPT publient un article sur le conflit quclate en 2004 rue de la Rpublique avec un travail dillustration remarquable issu du travail photographique de Martine Derrain, artiste, diteur et militante de lassociation. La version transcrite des entretiens raliss dans le cadre de Mapa al aire quelques semaines auparavant est galement publie.15

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Les missions radiophoniques produites au cours de latelier Mapa al aire, coordonnes par Jernimo Daz et Laura Reyes, sont disponibles sur http://www.mapa-al-aire.saltoscuanticos.org/ 13 Collectif dhabitants, de commerants et dassociations du quartier Noailles (dont CVPT) qui rflchissent et agissent sur de nombreux sujets qui concernent directement la vie du quartier : - Suivi des oprations du Primtre de Restauration Immobilire (PRI) et des problmes de logement. - Suivi des projets damnagement dans le quartier - Animation du quartier - Anime le dbat sur la propret et la gestion des espaces publics - Anime le dbat sur la prsence des usagers de drogues dans le quartier - Soppose la vidosurveillance dans le quartier 14 Site permanent du rseau Reclaiming Spaces, http://www.reclaiming-spaces.org/ 15 cf. Annexe III

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Comme il a t dit, bien que le SIG ne soit pas la premire collaboration avec CVPT, il sagit de notre premire contribution directe envers lassociation. Ce moment va marquer un tournant dans notre approche, jusque l relativement contemplative et analytique , des processus de gentrification Marseille. Dailleurs, on pourrait mme affirmer que cet intrt port pour les acteurs sociaux et leurs rponses au phnomne de gentrification proviens de la grande mobilisation citoyenne de novembre 2008 loccasion dune runion informelle des ministres europens du logement et de lurbanisme tenue Marseille. Bien que la notion de gentrification napparaisse pas trs souvent dans les discours de CVPT, leur positionnement est clairement en opposition, mme si la complexit de la question rclame des nuances. Il faut dabord faire le constat que le terme de gentrification, contrairement aux Etats-Unis ou au Canada, est Marseille un terme pratiquement rserv au milieu acadmique. En revanche les mmes ides sont mobilises sous dautres terminologies sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Toutefois, depuis octobre 2009, nous commenons assister aux runions dun groupe de rflexion qui, face la dimension que prend le projet de Capitale Europenne de la Culture dans lacclration des transformations de la ville et ses quartiers, il sintresse aux relations entre grands projets culturels et gentrification. Dans ce cadre de rflexion transversale, multidisciplinaire et collective, la notion de gentrification apparait comme un objet part entire dbattre mais prendre en mains.

I.1.4 De lobjectivation participante comme outil de connaissance

I.1.4.1 La confrontation du vcu lcrit/ de lcrit au vcu

Comme il a t voqu, notre approche de la gentrification Marseille est fonde sur laccumulation et la confrontation dexpriences involontaires mais aussi dobservations volontaires sur le terrain, souvent les deux confondues sans que26

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lune prime sur lautre. La confrontation constante des expriences et des observations des grilles danalyse propres et empruntes (notions, concepts, thories, explications, etc.) nous ramne voquer un dernier aspect important des lments de notre approche mthodologique involontaire de la gentrification. Le nologisme gentrification provenant de la langue anglaise, une partie importante de notre documentation et de nos rfrences sont issues de la littrature scientifique anglophone. Le travail prsent ici tmoigne donc aussi dun travail bibliographique qui oriente largement notre approche interprtative de la question dans une posture assez critique du processus de gentrification qui sintresse aux impacts que celui-ci produit sur les habitants les plus dmunis. Le dveloppement de la notion dans des contextes extra-saxons depuis un peu plus dune dizaine dannes fait quil y a un mouvement double dimportation et de refus du nologisme dans la littrature des tudes urbaines. Nous essayons de montrer les aspects positifs et ngatifs de ce mouvement dhomognisation/diffrentiation des discours sur lurbain. Enfin, la diffusion de la terminologie dans certains mdias francophones mais aussi au sein de certains milieux sociaux fait que nous nous portons un intrt particulier pour les formes dappropriation de la notion hors des discours universitaires.

I.1.4.2 Vers une formulation mthodologique : lobservation participanteComment articuler, face laspect clat de nos diffrentes approches du processus de gentrification, les diffrents lments de notre approche afin dclairer certains aspects du processus interrog ? quel positionnement mthodologique pouvons-nous rattacher nos expriences et observations sur la question de gentrification ? En accord avec Jean-Franois Staszak, (in Levy, Lussault, 2003) lobservation est un lment fondamental de lanalyse des phnomnes gographiques en ce quil sagit de l examen in situ dun phnomne ou dun processus afin den acqurir une connaissance[dans ce sens l] observation a un statut privilgi en28

gographie, du fait de la position volontiers empirique des gographes et de leur attachement traditionnel au monde matriel et donc ce qui est perceptible par les sens. (:676-677) Si lobservation est le fruit dune intentionnalit avre quon peut imaginer rationnelle, en revanche lexprience apparait comme le fruit de ce qui est irrflchi. Lobservation rclame une sorte dautonomie vis--vis de lobjet analys. Est-elle pour autant dpourvue de tout dterminisme culturel et social ? Est-elle entirement libre et rationnelle ? Dans une tentative de retourner cette difficult, lanthropologie et lethnologie on fait de lexprience mme lobjet de leurs tudes. Dans cette perspective, il sagit de faire du terrain le lieu dune exprience vcue et le lieu de matrialisation de lobjet scientifique . (Dortier, 2008 :518). Autrement dit, ces disciplines prnent lintgration de lobservateur dans la ralit sociale, matrielle et culturelle comme seul moyen de rvler la rationalit dune ralit ou dun phnomne social. Cette procdure est dsigne comme processus dobjectivation et la mthode comme observation participante. Cependant, lintgration de lobservateur dans la ralit quil cherche examiner nest pas automatique facile raliser. Pour Dortier, cela demande du chercheur une dconstruction interne, un certain ddoublement qui lamne se dbarrasser de ses structures et dterminations sociales et culturelles ainsi qu se fondre dans celles de la ralit laquelle il participe. Dans cette optique, un bon terrain devrait donc combiner les points de vue internes et externes, circuler entre le dedans et le dehors. Cest justement dans ce sens que lobservation participante peut se rvler trs dstabilisante ( :518) et susciter le questionnement du sens de la pratique quon ralise, de son but, ses motivations et ses contradictions. Sur certains terrains, cette tension serait capable damener des dilemmes entre devoir professionnel et devoir moral ( :519). Dans notre cas, la prsence de ce dilemme a provoqu un besoin de rejoindre lagir collectif, ce qui sest avr comme une source dapprentissage.29

Pour Clifford Geertz, cest travers la notion de rflexivit que se traduit la procdure dobjectivation sociologique, lart de lautoanalyse. Pierre Bourdieu met en pratique cette approche dans ses derniers crits en cherchant objectiver les conditions de son criture. Lanthropologie en tant que discipline interroge cette tension entre le dedans et le dehors en postulant que le chercheur (lanthropologue en particulier mais finalement tout chercheur en sciences sociales) doit prendre en compte sa propre histoire, ses propres conditionnements culturels, ses propres dterminismes sociaux ainsi que les forces pistmologiques et politiques qui les animent, afin dobjectiver le rapport subjectif du chercheur son objet dtude. Cette approche, Dortier la rsume en une maxime : Le chercheur doit tre la fois sujet et objet, celui qui agit et qui se regarde agir. ( :519) Conclusion

Si la posture involontaire de notre recherche se prsente comme une approche de la gentrification par lobservation participante, il serait plus vrai dargumenter une participation objective dans le sens o ont est devenu la fois sujet et objet de notre recherche, acteur et chercheur. Acteur-chercheur aussi du point de vue de notre implication dans la transformation de la ralit (en tout cas de notre volont de le faire) par lengagement dans des actions collectives. Serions-nous sur le point de dpart dune posture de recherche-action, celle-ci, comprise non pas comme une idologie globalisante, ni comme une mthodologie dintervention, mais comme une dmarche profondment humaine et inhrente la ralit sociale qui nous prend nous mmes comme matriaux de recherche dans un travail rflexif sur notre pratique pour rejoindre une dimension collective et dgager, par lacte mme de transformation, de nouvelles connaissances partages 16 ? Pourvu que ce mmoire ne parte pas dune mthodologie prconue mais quil16

Posture de lacteur-chercheur , description du programme de recherche-action Pratiques des espaces & innovation sociale anim par le Laboratoire dInnovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) en partenariat avec la Maison des Sciences de lHomme Paris-Nord, description du programme consultable en-ligne : http://espaces-innovation.recherche-action.fr/

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explore plusieurs possibilits pour des recherches futures, cette hypothse reste confirmer dans un futur proche.

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Partie II Prsentation du thme dtude II. La gentrification : dfinitions, dbats et viabilit du concept

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Fig. 3. Couverture du New York magazine, mai 28, 1984. Lexpression There goes the neighborhood , fait allusion au dbut des transformations dun quartier. Elle est plutt ambivalente dans le jugement de valeur. Loisaida (argot latino) est un quartier emblmatique de la gentrification newyorkaise des annes 1980-1990 et, o le phnomne se poursuit de nos jours. 33

IntroductionDepuis un peu plus dun demi-sicle les grandes villes des pays aux conomies de march dveloppes, plus particulirement les nord-amricaines et nordeuropennes, connaissent des transformations urbaines majeures. Dans une sorte danomalie, certains quartiers centraux des villes du haut de la hirarchie urbaine, exprimentent des processus progressifs de rinvestissement au cours des annes 1960-1970 (Shaw, 2008) suite leur dlaissement par les classes moyennes blanches aux classes populaires au profit de la vie suburbaine. Les modes dintervention varient selon les pays, selon les contextes socioconomiques, dmographiques, mais aussi selon les cultures urbanistiques. En ce qui concerne les grandes villes des pays anglo-saxons o le processus est davantage tudi, la gentrification des quartiers sorganise sous le mode de rhabilitations plus ou moins spontanes. Ainsi, danciennes maisons et appartements dgrads situs dans des quartiers centraux et pricentraux ouvriers ou anciennement bourgeois et paupriss sont rcuprs par des pionniers qui, individuellement, dclenchent des dynamiques de revalorisation. diffrence des expressions du processus dans les villes europennes, les pouvoirs publics restent en dehors du processus jusque dans les annes 1990. Cependant, au-del des diffrences, on peut identifier deux aspects communs centraux tout processus de gentrification : 1. la revalorisation immobilire et symbolique des centres signifie souvent lviction des mnages les plus pauvres vers les priphries et, 2. elle suggre lappropriation de lespace dun groupe social sur un autre, donc un conflit de classe. Dans les vingt dernires annes, un troisime lment commun des processus de gentrification semble saffirmer : Sa gnralisation comme stratgie urbaine globale (Smith, 2002). La gentrification cest dsormais diffuse le long des hirarchies urbaines et des pays du Nord vers ceux du Sud. Outre la gnralisation du processus, la participation des autorits publiques et des politiques urbaines locales dans le processus semble saccrotre. Dans un contexte34

de concurrence urbaine rgionale et internationale qui saccrot, les villes mettent en place de vraies stratgies de reconqute de leurs centralits afin de renforcer leur attractivit aussi bien en termes conomiques que pour les classes moyennes et suprieures. Face cette tendance lhomognisation de la production de la ville et des transformations urbaines, les discours sur lurbain suivent ce qui provoque souvent des rsistances notamment dans certains milieux universitaires. Afin de porter un clairage sur ces questions, nous allons faire une revue synthtique des principaux dbats sur la gentrification dans la littrature anglosaxonne. Nous interrogeons la gense de la notion, son dveloppement en tant quun des champs centraux des tudes urbaines, les problmes de sa dfinition et de son explication, les mutations contemporaines du processus et, finalement, les dbats sur lclatement et les perspectives de viabilit du concept, ceci notamment vis--vis de son importation dans la littrature universitaire francophone.

II.2.1 Gense et essor dune notion II.2.1.1 Naissance dun nologisme, non pas dun phnomneLorsquen 1964 la sociologue anglaise Ruth Glass emploie pour la premire fois le terme de gentrification, elle cherche avant tout dcrire de faon ironique et critique un processus de changement social et urbain quelle observe dans certains quartiers populaires et ouvriers Londres. Il nous semble important de raffirmer quelle ne cherche pas conceptualiser le phnomne, mais plutt critiquer les effets ngatifs de ce quelle considrait comme un processus de retour des classes dominantes en ville produisant le dplacement des habitants plus fragile et donc leur exclusion. Le passage suivant est couramment cit comme la premire description de la gentrification mme si, selon Loretta Lees, Tom Slater

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et Elvin Wyly (2008), il y a des rumeurs qui suggrent que Glass aurait employ le terme depuis 1958. Un par un, la plupart des quartiers ouvriers de Londres ont t envahis par des classes moyennes. De modestes maisonnettes et cottages ont t rachets lexpiration du bail et sont devenues des rsidences lgantes et couteuses. Ce qutait avant des grandes maisons Victoriennes dgrades, pensions qui accueillaient plusieurs occupants, ont t rnoves. A prsent, ces maisons sont en train dtre subdivises en appartements de luxe ou en maisonnettes (dans le jargon snob des nouveaux agents immobilier). Le prestige et la valeur actuelle de ces logements se sont accrus par rapport aux niveaux prcdents dans ces quartiers dans une sorte de relation inverse leur statut antrieur. Une fois que ce processus de gentrification a commenc dans un secteur, il avance rapidement jusqu ce que la presque totalit des mnages ouvriers sont dplacs et que le caractre social du quartier est transform. (1964:xviii-xix) 17

II.2.1.2 Prcurseurs de la gentrificationEn effet, ce passage marque la naissance dune notion qui occupera une place cruciale dans les tudes urbaines que Glass naurait jamais put imaginer. Or, il serait une erreur de considrer que la naissance du terme implique la naissance du phnomne. Neil Smith (1996) argumentent dans ce sens que : bien que Ruth Glass ait formul le terme en 1964 pour la premire fois, il serait imprudent dassumer quon a l lorigine du phnomne ( :34). Selon le gographe les transformations urbaines comme lHausmannisation de Paris (de Marseille galement) sous Napolon III devraient tre considres comme les prcurseurs du processus de gentrification. Ces vagues de destruction crative , pour reprendre les termes de Joseph A. Schumpeter (1942) (cit par Harvey, 1991 :17) laissent croire en une gentrification avant lheure . Dailleurs, dans son17

Glass, R. (1964), London: aspects of change. London: MacKibbon and Kee

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argumentation, Smith remonte loin au-del du XIXe sicle pour trouver des prcurseurs de la gentrification en citant lvidence amene par Cybriwsky (1980) qui dcrit une gravure montrant lexpulsion dune famille par un propritaire Nantes en 1685 (Smith, 1996 :35). Le clbre gographe marxiste David Harvey (cit par Clark, 2005) suggre quun bon historien social et urbain pourrait sans doute retrouver facilement les notions sous lesquels la gentrification a exist depuis longtemps ( :258).

En accord avec le besoin de considrer les prcurseurs du processus, Lees et. al. (2008) argumentent que la premire expression moderne de la gentrification pourrait tre trouve dans la rnovation urbaine des annes 1950-1970, dont lurbanisme corbusen de post-guerre fond sur le principe de la tabula rasa, reste lemblme. Ces processus de gentrification, largement conduits par des politiques volontaristes, diffrent de celle mene par des acteurs individuels, emblmatique des premiers modles de la gentrification (Lees et. al. 2008 :6) signalent que mme dans des processus identifis sous la catgorie gentrification classique comme celui du Brownstoning New York bas sur la rhabilitation danciennes maisons par des groupes pro-gentrification ont leurs particularits : chaque terme sa petite histoire nous disent-ils, et donc ses spcificits, sans que pour autant on perde laxe central qui fait quil sagisse de gentrification. En ralit, ce que les interrogations sur les prcurseurs et les origines de la gentrification signalent cest la pertinence de dfendre une dfinition troite de la gentrification base sur un modle dit classique du processus.

II.2.2 Dfinir la gentrification II.2.2.1 De la description la conceptualisation : enjeux de la dfinition

Si la description de Ruth Glass du processus de gentrification a fourni une sorte dunit la notion et aux travaux raliss depuis environ quarante ans (Hamnett,37

1991 ; Less et. al. 2008), en revanche, la dfinition et lexplication du phnomne ont souvent marqu des points de conflit et doppositions interprtatives qui pour certains mritaient de laisser clater le concept sous le poids de sa complexit (Bondi, 1999) et de sa conception chaotique (Rose, 1984 : 57). Depuis les annes 1980 les chercheurs dbtent sil vaut mieux avoir une dfinition complexe qui risque de devenir chaotique mais qui permette darticuler plusieurs phnomnes autrement dconnects ou bien une dfinition simplifie et ordonne qui permette didentifier les principaux lments de la gentrification au-del des particularits locales. linstar de Lees (et. al. 2009), il nous parat important dinterroger les enjeux propres lacte de dfinition pour comprendre les dbats contemporains sur la dfinition de la gentrification. En accord avec les auteurs, il est convenable de considrer lacte de dfinition comme un processus, comme une dmarche jamais aboutie et toujours en cours. Cette approche soppose lide dune explication dfinitive, fige ou trop rigide. Aussi, il semble pertinent de prendre en compte que toute dfinition est partielle car charge dun certain sens. Le sens donn un terme ou un phnomne tant lui-mme dtermin par le point de vue quon adopte. La gentrification ne veut pas dire la mme chose pour les urbanistes, les promoteurs ou les militants, ni pour ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent. Lacte de dfinition peut tre ainsi conu comme un acte de pouvoir, ds lors que toute dfinition cherche faire prvaloir une vision sur une autre. Afin dillustrer ce propos Lees (et. al. 2009 : 3) analysent lvolution de la dfinition de gentrification dans le Dictionary of Human Geography editions 1994, 2000 et 2009. Les auteurs montrent comment la dfinition du processus volue dans le temps en signifiant premirement, en 1994, un processus urbain relativement marginal et qui affecte seuls quelques quartiers rsidentiels avec linvasion/succession comme effet principal et une explication trs marxiste exprime en termes de dveloppement ingal . Dj en 2000 la gentrification est considre comme un phnomne dune certaine importance dans les restructurations de lespace urbain. Il y a une redfinition du processus qui vise 38

considrer aussi bien sa dimension rsidentielle classique que sa dimension commerciale, en faisant des consommateurs et des classes moyennes le moteur du processus. Enfin, la dfinition la plus rcente de 2009 fait de la gentrification un processus urbain global qui naffecte pas exclusivement les centres mais aussi dautres quartiers des grandes, moyennes et petites villes autour du globe avec les mutations postindustrielles de la socit comme axe explicatif principal et lallusion une participation accrue de lEtat et des autorits publiques dans la mise en place de ces stratgies urbaines de rinvestissement. Cet exercice illustre bien comment la dfinition est un processus inabouti et en mutation comme le processus de gentrification lui-mme. Les trois dfinitions montrent aussi comment le sens donn et lexplication peuvent varier en imposant des ides pas tout fait pareilles sur un mme objet, selon lair du temps et la situation dans les dbats. Sur ce, Lees (et. al) rajoutent que la dfinition cest moins ce qui apparait que ce qui napparait pas, ce qui est cache, ignore ou omise (:4).

Cependant, il nous semble ncessaire de revenir sur les lments centraux du modle dit classique du processus avant mme danalyser les mutations du processus et de ses dfinitions pour ensuite comprendre les implications des mutations du processus.

II.2.2.2 La gentrification classique : penser le processus en tapesDans les annes 1970-1980 apparaissent les premiers modles de la gentrification qui cherchaient dcrire les causes et effets du processus mais aussi prdire son volution. Pendant trs longtemps les tudes sur la gentrification se sont centres sur lexplication du phnomne. En 1979, partir dune enqute comparative sur les transformations des quartiers dans des villes comme Boston,

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Philadelphia, San Francisco et Washington D.C, Phillip L Clay suggre que la gentrification peut tre comprise selon quatre tapes successives :

Premire tape : Des acteurs individuels, dits pionniers, souvent appartenant des secteurs contre-culturels de la socit et dfiant les attentes et valeurs suburbaines, assument le risque de sinstaller dans des quartiers dvaloriss et stigmatiss. Ces pionniers deviennent les dclencheurs dun phnomne de rinvestissement immobilier jug spontan. Deuxime tape : Des tentatives dexpansion du phnomne se crent lentement par laction ponctuelle dinvestisseurs fonciers et de promoteurs qui voient le potentiel des quartiers jusque l dvaloris et stigmatis. Des dplacements marginaux ont lieu, mais ne se gnralisent que dans une troisime tape. Troisime tape : Le processus se consolide avec laide des medias qui portent un nouvel intrt pour les quartiers en transformation ou en renaissance . Lintrt des mdias valide le risque entrepris par les pionniers et fournit la confiance ncessaire pour attirer des mnages de professionnels de classe moyenne et suprieure plus prudents et stables dans leurs investissements et modes de vie. Quatrime tape : Les pionniers et les petites classes moyennes subissent les effets de la pression immobilire issue de la forte demande des lites et des cadres suprieurs sur ces quartiers. Ceux qui furent lorigine les gentrifieurs deviennent les gentrifis. Le quartier avant dvaloris et stigmatis accde au top de la hirarchie des quartiers de la ville. Ce modle a donn lieu toute une srie de critiques et rajustements. Si on rsume, on reproche au modle dtre simpliste dans lexplication du processus, ainsi que dtre trop rigide spcialement vis--vis des temporalits mais aussi de laboutissement de la gentrification. Bien que nous soyons daccord avec les critiques nonces, il faut tout de mme les situer dans leur contexte historique. On se situe dans une priode de reconfiguration et daffrontement des postures scientifiques en sciences sociales. De faon gnrale ce tournant est caractris40

par un appel labandon de lapproche nomothtique, dont un des fondements et objectifs est la gnralisation et la modlisation. En revanche, on assiste au dveloppement dapproches favorisant les explications plus idographiques, celles-ci plutt centres sur les particularits et les narratives partielles et situes. Toute fois, comme le font noter Lees (et. al. 2010) au-del de la prcipitation de nombreux acteurs pour fournir des visions plus complexes, sophistiques et contradictoires des trajectoires des quartiers, il semble que lide d tapes dans le processus de gentrification soit largement intgr : Mme si la simplicit des premiers modles cde le pas une pluralit des configurations contemporaines, lessence fondamentale lide selon laquelle il y a des tapes discernables, des phases, voire lalignement de certaines causes et effets des trajectoires particulires- est largement partage. Certes, le dtail des propos sur les spcificits de chaque quartier varient. Mais pratiquement tout le monde est daccord avec les suppositions et la mtaphore des tapes: direction, vitesse, sens du processus et lexistence dun momentum. (:34)

II.2.2.3 La dfinition et lclatement du concept

En 1982 Neil Smith donnait une dfinition trs prcise du processus de gentrification. diffrence du modle en tapes, ce qui est significatif de cette dfinition est quelle traduit une explication du processus et non pas seulement sa description. Par gentrification je veux dire le processus par lequel les quartiers rsidentiels des classes ouvrires sont rhabilits par des mnages de classe moyenne accdant la proprit, par des rentiers et des promoteurs professionnels. (:139) On remarque comment les premires dfinitions de la gentrification taient trs prcises tandis que les dfinitions contemporaines sont largement plus ouvertes et inclusives de plusieurs phnomnes comme le montre la dfinition de Kate Shaw en 2008 :41

Cest la restructuration gnralise de lespace en faveur des classes moyennes, qui accompagne la transformation des quartiers au statut bas jusqu' ce quils deviennent les terrains de jeu des classes moyennes et suprieurs. Les rsidences des gentrifieurs ne sont pas seulement rhabilites mais aussi des maisons de ville et des appartements de standing nouvellement construits. Les zones de travail de ces populations sont aussi bien des nouveaux bureaux en centre-ville que des espaces industriels reconvertis comme les docks ou studios situs dans des friches dsaffectes. La gentrification stend lactivit commerciale de chalandise et se prsente aussi dans lespace rural que ctier, que dans les grandes villes. (:1698) Comme nous lavons voqu auparavant, louverture progressive du concept de gentrification comme rponse aux mutations du phnomne (chelles, formes, acteurs, effets) dpassant largement le modle classique, a pos la question de la cohrence du concept et de sa pertinence pour lanalyse des transformations urbaines contemporaines. Nous y reviendrons, mais pour linstant analysons les implications interprtatives des dfinitions, explications de la gentrification. autrement dit, les principales

II.2.3. Lexplication de la gentrificationBien que le modle de Philipe Clay ait fortement influenc les recherches sur la gentrification, les explications du phnomne on connu un dveloppement tout fait particulier aussi bien li au dveloppement des thories sur le changement urbain (Shaw, 2010 :1714) que sur lexplication en gographie et en sciences sociales. Rcemment Kate Shaw fait la liste des principales sources dexplication selon le degr dinvitabilit dans lequel il place la gentrification. Dans cette optique, les approches vont de lcologie sociale, selon laquelle la gentrification est invitable, lconomie politique, les analyses postmodernes de la culture et les thories noclassiques de la souverainet du consommateur, qui place la42

gentrification comme un ajustement des marchs la demande de logement et de consommation culturelle, et donc comme un processus non pas invitable car dpendant de la demande. Faisons une brve revue de ces interprtations.

II.2.3.1 Interprtations cologiques et de lconomie noclassiqueLes tenants des approches de lcologie urbaine expliquaient lorganisation des villes comme le produit dvolutions biologiques, sociales et technologiques. Cependant, la gentrification se posait comme un dfi majeur aux thories classiques de la localisation rsidentielle et des structures sociales urbaines (Hamnett, 1984). Comme le signale Catherine Bidou (2008) lide dun retour en ville semble contredire les modles cologiques dvelopps par E. Burgess ( anneaux concentriques ,1925), par H. Hoyt (thorie des secteurs , 1939) et par Harris & Ullman, ( Noyaux multiples, 1945). De ce point de vue, la gentrification tait perue comme un ajustement naturel des structures rsidentielles, sociales et foncires de la ville dans une priode de rcession. Il faut rappeler que la crise ptrolire du dbut des annes 1970 a rpercut fortement sur les prix des combustibles et les budgets transport des mnages. Dans ce sens, la gentrification est vue comme une sorte de rponse momentane un ralentissement de la priurbanisation. Du point de vue de lcologie urbaine, la gentrification tait non seulement naturelle, mais surtout elle tait voue disparatre aprs la rcession. Comme le signale K. Shaw (2008), lapproche cologique, essentiellement dterministe, est compltement neutre dun point de vue politique et nie toute possibilit lagence des individus.

Brian Berry (1985) a montr que la gentrification allait dans le sens du cycle du march immobilier des villes tasuniennes. Il a montr que le processus tait plus accentu dans les aires mtropolitaines avec les rythmes les plus soutenus dexpansion urbaine vers les priphries, ce qui contribuait renforcer les cycles de dsinvestissement/rinvestissement des centres-villes. Le constat de la43

formation de chaines de vacance

et dabandon lont conduit dcrire

mtaphoriquement les centres comme des mers de dclin dans lesquels la gentrification pourrait produire des archipels de renouvellement . Cependant, il concevait la gentrification comme un phnomne fondamentalement marginal, fortement dpendant de la croissance rapide demploi tertiaire et tertiaire suprieur, ainsi que du renforcement des centres directionnels et de pouvoir caractristiques des villes globales . Dans lautre extrme des approches interprtatives et explicatives de la gentrification, celle de lconomie noclassique et de la consommation culturelle ont plac le processus sous le signe de la totale souverainet du consommateur. Les thories conomiques noclassiques expliquent le changement urbain comme tant le rsultat de lharmonisation massive des dcisions individuelles des consommateurs. Ainsi le changement urbain est soumis avant tout la souverainet du consommateur, dont la demande dcoule essentiellement de ses choix dits culturels . Cette perspective trs librale a men des auteurs comme Jon Caulfield (1994) se demander pourquoi les centres-anciens devenaient attractifs pour les classes moyennes et suprieures si une gnration avant cet espace concentrait les reprsentations de tous les maux de la ville. Ainsi, Caulfield explique la gentrification comme une volution de valeurs morales et donc des choix de consommation et de style de vie des classes moyennes. Il voit dans les gentrifieurs les agents de la subversion de la domination culturelle suburbaine . Dans cette lecture, les gentrifieurs seraient les pionniers dune mancipation de la vie et des valeurs suburbaines. Laction de ces individus serait la base de nouvelles conditions dexistence et dactivits sociales qui montreraient la voie suivre aux promoteurs immobiliers qui les succdent. En fait, lauteur subordonne la gentrification lapparition dune nouvelle classe moyenne marginale en qute dun univers propre la construction dune identit propre. Les stratgies de distinction et de reproduction sociale seraient la base dune demande culturelle nouvelle, contre-culturelle .44

Vers la fin des annes 1970s et le dbut des 1980s largumentation de J. Caulfield en faveur dune explication de la gentrification comme le rsultat des changements des prfrences des consommateurs est devenu largement admise. Cest en rponse cette situation jusqu' ce que Neil Smith (1979) publie un article intitul Toward a theory of gentrification : a back to the city movement by capital, not people 18 dans lequel un des arguments centraux est que les choix de consommation sont dtermins davantage par les options disponibles et non pas par le libre choix des consommateurs. K. Shaw (2010) propose dillustrer largument de Smith partir de lessor du phnomne de suburbanisation :

Tout comme les nouvelles maisons des suburbs il y a 50 ans, les lofts en centreville ou les appartements de standing en front deau, sont dsormais non seulement disponibles mais fortement promotionns dans les magazines people et par les promoteurs immobiliers. [] Il semble y avoir des arguments forts pour affirmer que le phnomne de suburbanisation des annes 1950 tait le rsultat de restructurations conomiques globales tout comme la gentrification de nos jours (cf. Boyer 1983). (:1715)

II.2.3.2 Economie politique V.S analyse postmoderne culturaliste : un faux conflit ?

Loretta Less (1994) identifie deux grandes tendances interprtatives majeures dans la gentrification. Le premier camp plutt li lconomie politique et le deuxime aux analyses postmodernes et culturalistes. Ces deux tendances interprtatives sont les plus importantes dune dichotomie dans laquelle le camp de la production souligne le rle de loffre tandis que le camp de la consommation soutient les explications du cot de la demande. Dans le contexte francophone, on a tendance dcrire les approches de ces deux camps par lide dune interprtation de la gentrification par le haut en opposition celle par18

Neil Smith, 1979, Toward a theory of gentrification : a back to the city movement by capital, not people, Journal of the American Planning Association 54(4) : 538-548, 1979,

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le bas . Le camp de la production analyse la restructuration conomique des villes dun angle no-marxiste et tend expliquer la production de quartiers potentiellement gentrifiables. Le deuxime, postule une thorie sur la restructuration postindustrielle de la socit urbaine qui tente dexpliquer lexistence et les choix des gentrifieurs (Lees 1994; Smith and Williams 1986; Warde 1991). Si on sintresse aux arguments cls des deux camps explicatifs, on observe la chose suivante. Du cot de la production, Smith voulait montrer comment la gentrification devenait profitable et comment elle produisait des nouveaux espaces pour laccumulation du capital. La thse de N. Smith est structure autour des notions de dveloppement ingal des socits capitales et de diffrentiel de loyer. Ce dernier est dfini comme lcart entre la valeur dun lieu occup par une activit donne et la valeur de ce mme lieu sous une occupation optimale. Il met donc l'accent sur les rapports entre valeurs du sol et de la proprit, particulirement sur la manire dont le dsinvestissement rend possible un rinvestissement en capital. De ce point de vue, la gentrification devient profitable lorsque ce diffrentiel est suffisamment large pour permettre un retour conomique considrable au-del des couts de la conversion de nouvelles occupations du sol.

La thse du diffrentiel de loyer de Smith est une des plus controverses de toute la littrature sur la gentrification. Parmi les nombreuses critiques, on lui reproche de n'accorder aux gentrifieurs individuels, que le rle de serviteurs passifs des besoins du capital (Hamnett, 1996-1997 :8). Hamnett souligne galement quil ne peut y avoir de gentrification que sil existe un stock potentiel de gentrifieurs. Enfin, le manque dvidence mesure est vu comme un lment de refus de la validit de la thse. En revanche, lintrt de cette lecture est quelle articule les transformations urbaines locales et les tensions des quartiers gentrifis aux dynamiques mondiales du dveloppement ingal du systme capitaliste.46

Du cot de la consommation, lexplication de la gentrification se fait partir de la thorie postindustrielle selon laquelle la transformation des villes occidentales de centres manufacturiers en centres de services et des industries culturelles et cratives serait lorigine des transformations des structures du travail mais aussi de laccroissement des revenus et donc de la constitution dune classe moyenne voue remplacer les restes des classes ouvrires industrielles dans certains espaces de la ville redevenus dsirables. Proche des thories no-classiques de la souverainet des consommateurs, les tenants de cette approche se sont concentrs autour de la constitution des classes moyennes et des transformations de leurs choix rsidentiels et culturels. On pourrait rsumer les interrogations de cette approche ainsi: qui sont les gentrifieurs, do viennent-ils et, pourquoi ont-ils dcid de sinstaller dans ces quartiers? En partie, les critiques adresses cette approche tenaient au fait de ngliger la structure politique et conomique qui encadre la production de logements et de quartiers potentiellement gentrifiables. Aussi, on lui reproche davoir prt trop dattention aux acteurs du bas , gentrifieurs, mais pas suffisamment aux impacts quils produisaient sur les classes les plus dmunies en termes dexclusion et de dplacement. On reproche galement certains des tenants de cette approche davoir promu une vision trop mancipatrice du processus. Ainsi, il a t argument que la gentrification traduisait le refus du conformisme de la vie suburbaine (Caulfield, 1994), quelle tait le support de la libration des homosexuels, de lindpendance conomique fminine (Rose, 1984) et du fleurissement de groupes contre-culturels libraux et de gauche (Ley, 1994). Nous pensons que sil ne faut pas tomber dans les prjugs sur les gentrifieurs, voire dattribuer trop dimportance explicative aux pseudo-catgories sociologiques comme yuppies ou bobos 19

au risque doublier le cadre structurel de la

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Il sagit de deux pseudo-catgories sociologiques qui connaissent beaucoup de succs parmi les mdias mais aussi en quelque mesure parmi les acadmiciens. Lacronyme yuppie provient de langlais : young urban professional" ou "young upwardly-mobile professional" et dsigne un nouvelle lite urbaine de jeunes professionnels mobiles. Lacronyme bobo provient du franais bourgeois bohme , rendu clbre par le best-seller Bobos in Paradise de David Brooks (2000), dsigne les descendants des yuppies qui se

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gentrification, il ne faut pas non plus tomber dans lautre extrme qui consiste croire que tous les gentrifieurs sont tolrants et plutt de gauche. (Lees et. al. 2010 :131)Fig. 3 (gauche) Tag sur la barrire dun chantier de rnovation Londres, on lit Trop chre ? Commence la massacre des yuppies , (photo : The Young Foundation, 2008). (droite) Hippie/Yuppie, le passage lge adulte aurait chang les modes vestimentaires mais pas tant la sensibilit politique plutt de gauche et les modes de vie urbains des anciens hippies devenus yuppies (Ley, 1994) (photo : http://www.kuodesign.com)

Hamnett (1996-1997) suggre que [d]'une certaine faon, le conflit a port sur deux interprtations de la production : [] la production de gentrifieurs et la production de l'environnement bti . (:16) Caroline Mills (1988) montre comment la culture et lconomie, la consommation et la production sarticulaient autour du marketing du style de vie du gentrifieur et notamment autour de lapparition dune esthtique postmoderne de la gentrification. Dans ce sens, le processus de marchandisation de pratiques culturelles et esthtiques a jet un clairage sur le fait quau-del des diffrences interprtatives, il y a complmentarit des deux

rclament dune vision gauchiste, tolrante et dsintresse mais qui mnent des styles de vie profondment individualistes et bass sur la distinction des classes moyennes traditionnelles.

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explications sur leur enracinement dans des processus globaux. (Hamnett, 19961997 ; Clark, 2005 ; Shaw, 2010).

II.2.4 La gentrification en mutation : une notion chaotique ou cohrente ?Initialement, dans les contextes anglais et tasunien, la gentrification a t comprise comme la rhabilitation de logements dgrads et, jusque l, habits par des mnages prcaires, par laction de mnages plus nantis venant des priphries de la ville. Depuis la fin des annes 1970 une conceptualisation plus large du processus se dveloppe, non sans susciter des interrogations sur la pertinence analytique de la dispersion du concept. Cet largissement des dfinitions du processus traduit la volont des chercheurs darticuler la gentrification classique des processus plus gnraux de restructuration sociale et conomique des villes. Ainsi, on assiste la multiplication des travaux qui, sous le mme concept, tudient des processus a priori diffrents et dont les formes, acteurs et impacts varient sensiblement. Du rinvestissement spontan men par des acteurs pionniers dans des quartiers centraux ouvriers, on passe dcrire la gentrification dans le cadre de grands projets urbains de dveloppement de fronts deaux, de reconversion tertiaire des villes et, de production de lespace urbain pour des utilisateurs et des activits de prestige. En trente ans, les dfinitions simples et prcises dans lidentification et lexplication du processus ont cd la place des dfinitions complexes et ouvertes comme en tmoigne les deux dfinitions de Neil Smith (1982) et Kate Shaw (2010) : Par

gentrification jentends le processus par lequel les quartiers rsidentiels des

classes ouvrires sont rhabilits par des classes moyennes accdant la proprit, des propritaires privs et des promoteurs. Je fais la distinction thorique entre gentrification et redveloppement. Le redveloppement nimplique pas forcement la rhabilitation de vieilles structures par la construction de nouveaux immeubles dans des espaces construits auparavant. (: 139)49

[La gentrification] cest la refonte de lorganisation spatiale des classes sociales de la ville (Smith, 1996) qui implique la revalorisation et la production de lespace pour des usagers progressivement plus nantis (Hackworth, 2002 :815). [Elle] require du dplacement et/ou de lexclusion des rsidents, des commerces et de tout autre type de pratique spatiale de moindre statut. [Comme les politiques de rgnration] ce processus peut tre aussi bien men par les autorits publiques que par le march. (Shaw, 2010 :3)

II.2.4.1 La gentrification et les politiques urbaines

De 1988 1992 une rcession affecte les marchs immobiliers ainsi que la croissance du secteur des services aux Etats-Unis. Cette situation amne certains chercheurs, mais aussi des mdias (Lueck, 1991 ; Wright, 1992 cits par Lees 2004), spculer sur la fin de la gentrification (Bourne, 1993). Lide que la gentrification ne soit quune tape en soit, que ce ne soit quun processus marginal (Berry, 1985) dans la vie des villes, sduit face au ralentissement de son dveloppement et donc de ses effets et notamment des conflits sociaux qui ont profondment marqu les annes 1980. Si bien que certains auteurs restent sceptiques face laffirmation dune priode dite de post-gentrification (Badcock, 1993 ; 1995 ; Lees et Bondi, 1995, Smith, 1996). La situation se complique lorsquaux voix qui prnaient la fin de la gentrification sadditionnent les voix qui dnoncent le caractre chaotique de la notion. Parmi ces voix, Liz Bondi (1996) argumente que le manque dun momentum de la gentrification est le reflet de lincapacit de la notion souvrir des nouvelles approches et, peut tre, quil serait temps de la laisser se dsintgrer sous le poids de son fardeau ( :255). Cependant, la priode de post-rcession donne raison aux partisans de la dfense du concept. En effet, la deuxime moiti de la dcennie 1990 est marque par le dveloppement massif de la gentrification avec une participation accrue des50

grands capitaux et est fortement soutenue par des autorits publiques dsireuses de voire renatre leurs villes (Shaw, 2010 :39). Selon Neil Smith (2001) le renforcement de la gentrification dans cette priode rsulte de larticulation de deux facteurs : dune part, les opportunits dinvestissement attirent les capitaux fortement stimuls par des initiatives de rinvestissement publiques. De lautre, la rcession fait dborder la haine des classes moyennes et suprieures qui, fortement influences par les discours sur le dclin et la dgnrescence des centres-villes soutiennent les mesures revanchistes mises en place contre les pauvres et les marginaux urbains, lgitimes sous le discours de la renaissance urbaine. Dans Voices of Decline (1993) Robert Beauregard creuse les fonds idologiques des narratives, des discours, sur le dclin des centres des villes tasuniennes. [L]e discours du dclin urbain prcde la dgradation de la ville [] [il] semploie pour situer le dclin quelque part dans la ville. Il fournit une imbrication spatiale o verser nos inscurits les plus rcurrentes ainsi que nos plaintes, de faon prvenir leur transformation en une critique plus radicale de ce quest la socit tasunienne. (:6) croire Smith qui cette poque fait des observations sur lexpression de ce revanchisme New York dans les annes 1990, les discours sur le malaise urbain ont justifi la mise en place de politiques scuritaires et rpressives comme la clbre politique de la tolrance zro du maire de droite Rudolph Giuliani. Smith argumente que cet ensemble de mesures a consolid la revanche nolibral notamment par leffacement des politiques sociales dassistance et de rduction de la pauvret mais surtout, par la reconqute (privatisation, scurisation et marchandisation des pratiques) despaces symboliques comme Times Square pour la consommation des classes moyennes et pour garantir la confiance des investisseurs. Cette reconqute et remodelage de lespace

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peut tre interprt, du point de vue de la constitution de gographies morales

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(Cresswell, 1996, 2004), comme la fondation de vrais paysages de pouvoir (Zukin, 1991). partir de la deuxime moiti de la dcennie 1990 des rapports dorganismes publics prnent le besoin de faire renatre les centres des villes. Lappel dsespr des autorits publiques la renaissance urbaine se structure autour de deux concepts centraux : la mixit sociale et linclusion sociale. Concrtement ces idaux se dclinent par 1) lattraction de classes moyennes au centre-ville et 2) la rduction de la sgrgation socio-spatiale par la dconcentration de la pauvret. (Lees et. al. 2008). Lmergence des politiques publiques urbaines (sur lhabitat et la scurit) entranent une mutation de la gentrification. Les politiques de renaissance urbaine se diffusent de New York Londres et de Rotterdam Bilbao comme des stratgies reproductibles linfini. Il nen est pas moins de la politique de tolrance zro qui se parsme aux Etats Unis (Wyly et Hammel, 2005) et puis de Glasgow (Gordon MacLeod, 2002) Mexico (Diane Davis, 2007). Mais Marseille aussi ! Le prfet de la rgion PACA a dcrt la tolrance zro le 29 octobre 2006 dans huit zones sensibles de Marseille (5 dans les quartiers nord, 2 dans l'est et 1 dans le sud de Marseille) aprs l'incendie volontaire d'un bus par six jeunes21. Face la multiplication des termes employs par les promoteurs des politiques urbaines contemporaines, nous croyons comme Mathieu Van Criekingen (2008) que le vocabulaire employ aujourdhui ad nauseam pour dsigner les transformations des quartiers populaires [] [q]uil soit question de renaissance urbaine , de revitalisation , de renouveau ; les termes employs partagent la caractristique dtre socialement lisses et porteurs de leur propre lgitimation qui pourrait tre a priori, en faveur de la dvitalisation de la ville ? De plus,20

De faon gnrale on entend par l les valeurs, les pratiques et les significations qui sont imposes par les groupes qui sapproprient lespace de manire symbolique et matrielle. Lidentification des lieux se fait donc par un processus de dfinition de ce qui est dans sa place et de ce qui est dplac . Tout lment ou pratique trangre ce qui est dfini est considr comme une transgression lordre tabli. 21 Bus incendi: tolrance zro Marseille dans Le Nouvel Observateur du 30/10/2006

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lusage quasi systmatique du prfixe re- est porteur de limage dun retour la normale ou du dbut dun nouveau cycle dans lvolution naturelle du tissu urbain. La dimension de classe du changement urbain est de la sorte compltement vacue et toute critique des transformations urbaines en cours anesthsie. Il sagit de susciter ladhsion du plus grand nombre, classes populaires y compris, un projet de remodelage de facto litiste de lespace urbain. (:72) Cest dans ce contexte que Neil Smith (2002) argumente que la gentrification est passe dtre une anomalie locale une vraie stratgie urbaine globale de dveloppement et daccumulation de capital. Ce qui tait autrefois un symptme du changement gographique des dimensions sociales et conomiques de la ville, la gentrification est devenue clairement une stratgie cohrente de lEtat pour faonner lespace urbain au profit des habitants les plus nantis, des investisseurs et des touristes. (Lees et. al, 2010:35) Mais lintrt de N. Smith dpasse la croissance de la participation des acteurs publics dans le dveloppement du processus. Il sintresse plus particulirement au processus et caractristiques de lmergence dun nouvel urbanisme nolibral (Smith, 2002). Quelques annes plus tard, avec Jason Hackworth (2005) ils proposent danalyser cette nouvelle configuration du processus de gentrification sous le prisme dun modle qui rsume les tapes de lconomie politique du processus. (Fig.2) La formulation de cette vision renouvele des acteurs et des formes produites par la gentrification tmoigne de la durabilit de la pense en tapes introduite par