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Les transformations du droit moderne BENOÎT FRYDMAN Rapport réalisé à la demande de la Fondation Roi Baudouin f d d d

Les transformations du droit moderne

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Page 1: Les transformations du droit moderne

L e s t r a n s f o r m a t i o n sd u d r o i t m o d e r n e

B E N O Î T F R Y D M A N

R a p p o r t r é a l i s é à l a d e m a n d ed e l a F o n d a t i o n R o i B a u d o u i n

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Page 2: Les transformations du droit moderne

Ce rapport a été réalisé par:

Benoît FRYDMAN,Maître de conférences à l'Université Libre de Bruxelles

à la demande de la Fondation Roi Baudouindans le cadre de la réflexion prospective

"Citoyen, Droit et Société"

Coordination pour la Fondation:

Magda LAMBERT, DirecteurJean-Pierre GOOR, Chargé de mission

Anne VIGNERON, Secrétariat

Fondation Roi Baudouin

Réflexion prospective "Citoyen, Droit et Société"21 rue Brederode1000 BRUXELLESTél.: 02/549.02.80Fax: 02/549.03.11

Cette étude est diffusée par:

Centre de Diffusion de la Fondation Roi BaudouinB.P. 10 Anderlecht Erasme

1070 BRUXELLESTél.: 070/233.728Fax: 070/233.727

E-mail: [email protected] site: http://www.kbs.frb.be

Editeur responsable: Luc TAYART de BORMS

I S B N 2 - 8 7 2 1 2 - 2 5 0 - 8D é p ô t L é g a l D - 1 9 9 8 - 2 8 4 8 - 0 5

Imprimé sur papier respectant l’environnement

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Les t rans format ionsdu d ro i t moder ne

B E N O Î T F R Y D M A N

M a î t r e d e c o n f é r e n c e s

S E P T E M B R E 1 9 9 8

Université Libre de Bruxelles

C e r a p p o r t à é t é r é a l i s é à l a d e m a n d e d e l a F o n d a t i o n R o i B a u d o i nd a n s l e c a d r e d e l a r é f l e x i o n p r o s p e c t i v e “ C i t o y e n , D r o i t & S o c i é t é ” .

Page 4: Les transformations du droit moderne
Page 5: Les transformations du droit moderne

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A v a n t - p r o p o s

Du coeur de notre société monte une demande pressante de plus d'humanité. C'est sans doutele signe d'un malaise profond qui n'épargne personne.

Ce malaise nous invite à interroger un modèle de développement qui, si l'on n'y prend garde,risque de faire plus de victimes et moins de citoyens.

Il appelle aussi à interroger le rapport que nos sociétés entretiennent aux normes et auxvaleurs pour permettre de reconstruire un projet politique et une culture de citoyenneté qui nouspermette de nous projeter de façon positive dans l'avenir.

Le droit et la justice, instruments privilégiés de régulation sociale dans nos démocratiesmodernes, sont un levier essentiel pour oeuvrer à la recomposition de l'individu et du social dans descadres nouveaux. Au-delà d'une fonction de pure régulation ou de gestion des échanges, le droit et lajustice ont en effet une fonction d'institution: instances de médiation par excellence entre les citoyenset la société, ils contribuent à construire un monde commun et à y inscrire un sujet humain. Le défi àrelever par le droit et ses appareils est aujourd'hui de renouer avec un processus d'institutioncitoyenne qui mette l'homme au coeur de la cité.

Comment aujourd'hui penser un droit qui fasse justice aux demandes de sens et d'humanité?Comment, dans le contexte qui est le nôtre, penser un droit qui "fasse société", encourageant partici-pation et solidarité, favorisant l'affilation des sujets humains, présents et futurs, dans une communehumanité? Et si nos sociétés de droit font de plus en plus appel à la justice pour pacifier le lien social,quel modèle de justice promouvoir pour assurer dialogue et échange, reconnaissance et dignité à ceuxqui y ont recours ou qui y sont confrontés?

Dans ce contexte, une réflexion de fond sur la place du droit et de la justice dans ses rapportsaux citoyens et à la société est nécessaire.

La Fondation s'est engagée dans un processus de réflexion qui verra tout d'abord la mise enplace d'une commission de réflexion prospective "Citoyen, Droit et Société". Cette commission béné-ficiera du temps et des moyens nécessaires pour remettre à la Fondation un rapport formulant desrecommandations sur les relations Droit et Société.

Un colloque en mars 97 a entamé ce processus de réflexion afin de mettre en lumière certainsaspects de la relation entre le citoyen, le droit et la société. Trois experts français, hollandais et améri-cain y ont abordé les thèmes suivants: les grands défis de l'évolution de la société pour le droit, l'évo-lution du rôle de l'Etat, les modes alternatifs de résolution des conflits.

Enfin, la Fondation a confié à différents centres de recherche des études thématiques prépara-toires qui analysent un certain nombre de tendances lourdes de l'évolution de la société et leurs inter-actions avec le droit.

Un cycle de séminaires poursuivra cette réflexion et permettra de présenter les enjeux soulevéspar ces études tout en les confrontant aux réactions de praticiens.

Cette étude fait partie de la série d'études de prospective qui serviront à alimenter ce proces-sus de réflexion.

Fondation Roi BaudouinSeptembre 1998

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Dans la même série:

ETUDES PREPARATOIRES "CITOYEN, DROIT & SOCIETE"

• "Crise du lien social et crise du temps juridique. Février 98Le droit est-il encore en mesure d'instituer la société?"François OST et Yves CARTUYVELSSIEJ- Séminaire Interdisciplinaire d'Études JuridiquesFacultés Universitaires Saint-Louis - BRUXELLES

• "Wetten in opspraak" Janvier 98Koen RAESVakgroep Grondslagen van het RechtUniversiteit GENT

• Droit, pauvreté et exclusion Septembre 98Ivan DECHAMPSCentre Interdisciplinaire Droits Fondamentaux et Lien SocialFacultés Universitaires Notre-Dame de la Paix - NAMUR

• Nouvelles Technologies de l'information et régulation à paraîtreMarc MINONLENTIC- Laboratoire d'Études sur les nouvelles Technologies de l'Information, la Communication et les Industries Culturelles. ULG - LIÈGEet Yves POULLETCRID- Centre de Recherche Informatique et Droit- Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix- NAMUR

• Les Transformations du Droit moderne Septembre 98Benoît FRYDMANCentre de Philosophie du Droit - ULB - BRUXELLES

• Misdaad in ToekomstperspectiefDe evolutie van Criminaliteit Septembre 98Lode VAN OUTRIVEFaculteit Rechtsgeleerdheid- Afdeling Strafrecht, strafvordering en criminologie - KULEUVEN

• Werking van Justitie en Juridische Beroepen Septembre 98Francis VAN LOONFaculteit Politieke en Sociale WetenschappenUFSIA - ANTWERPEN

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• De relatie tussen media en justitie Mai 98Dirk VOORHOOFVakgroep CommunicatiewetenschappenUniversiteit GENT

• Recht en politiek: een dubbele en dubbelzinnige relatie Mai 98Kris DESCHOUWERCentrum voor Politicologie - VUBBRUSSEL

• Alternative Dispute Resolution à paraître Stephan PARMENTIERInstituut Recht en Samenleving - KULEUVEN

Une traduction résumée dans l'autre langue sera disponible pour chacune de ces études.

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T A B L E D E S M A T I E R E S

Avant-propos p.3Dans la même série p.4Introduction p.9

1.- La postmodernité p.92.- Un tableau historique et prospectif : quatre thèmes p.93.- Un tableau historique et prospectif : trois époques p.11

C H A P I T R E 1

Les fondements de l’ordre juridique moderne p.14I. Le droit dans l’ordre de la simple raison p.14

1.- Au commencement de la Modernité était l’individu p.142.- Un droit propre à l’humanité p.153.- La querelle des Anciens et des Modernes p.154.- L’ordre juridique p.16

II. Le contrat social p.171.- La politique comme science exacte p.172.- De l’état de nature au Léviathan p.173.- La Souveraineté p.184.- La représentation de la Volonté générale p.195.- La séparation des pouvoirs et l’Etat de droit p.206.- La protection de la sphère privée p.207.- Le règne du Législateur p.21

III. La justice dans l’obéissance à la loi p.221.- La jurisprudence rationnelle p.222.- Le syllogisme judiciaire p.233.- Interpréter la volonté du Législateur p.24

IV. Egalité devant la loi et liberté des conventions p.261.- Citoyens actifs et citoyens passifs p.262.- L’égalité devant la loi p.273.- L’autonomie de la volonté p.28

C H A P I T R E 2

La réforme sociale de l’Etat et de son droit p.30I. L’équilibre des forces p.30

1.- L’irrésistible émergence du social p.302.- La critique radicale du droit p.303.- L’argument utilitariste p.324.- Le nouveau paradigme p.32

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II. Le nouveau compromis social p.341.- Les bases d’un compromis historique p.342.- Les principes de justice de Rawls p.343.- Le consensus par recoupement p.354.- Du consensus au compromis : le risque d'une dérive p.365.- Le développement du pouvoir administratif et technocratique p.37

III. La justice par la balance des intérêts p.391.- La critique de l’exégèse légaliste p.392.- Le juge arbitre du conflit social p.393.- Exemples d’application p.404.- Les droits de l’homme dans la balance p.41

IV. Des relations individuelles aux rapports de groupes p.431.- De l’égalité formelle à l’égalité matérielle p.432.- Le contrat dirigé p.443.- La négociation collective p.45

C H A P I T R E 3

Alternatives pour un droit postmoderne p.46A. L’HYPOTHESE ECONOMISTE p.47I. L’analyse économique du droit p.47

1.- La théorie de l’équilibre général p.472.- Du bon usage de la règle p.48

II. L’Etat minimal face au marché mondial p.491.- Le contrat social minimum et le démantèlement de l’Etat social p.492.- Les conséquences juridiques de la mondialisation p.503.- Le nouveau droit naturel économique p.514.- Les effets du marché unique européen.

L’exemple des télécommunications p.535.- Le marché, modèle de régulation.

L’exemple des droits de pollution négociables p.546.- Les effets sur l’ordre juridique belge p.55

III. La mission marginale du juge p.561.- Le juge comme alternative p.562.- Le marchandage pénal p.58

IV. Les termes de l’échange p.59B. L’HYPOTHESE COMMUNAUTAIRE p.60I. La communauté des valeurs p.60II. La Nation p.61

1.- De l’Etat-nation à la Nation-état p.612.- Les droits des minorités et le principe fédéral p.62

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III. La justice, agent de la tradition p.64IV. L’appartenance p.65C. L’HYPOTHESE PROCEDURALE p.66I. L’éthique de la discussion p.66

1.- La raison procédurale p.662.- La pragmatique universelle p.673.- Le droit entre effectivité et légitimité p.68

II. La réactivation du projet démocratique p.691.- Le caractère cooriginaire des droits civils et politiques p.692.- L’institutionnalisation de la délibération législative et

la hiérarchie des niveaux d’argumentation politique p.703.- La fonction négligée de l’espace public :

participation citoyenne et principe de publicité p.734.- Le contrôle de l’action administrative p.74

III. Le débat judiciaire p.751.- Le roman de la jurisprudence p.752.- L’affaire Connerotte p.763.- Le procès équitable et l’éthique judiciaire p.784.- La justice négociée p.79

IV. Le respect des attentes légitimes réciproques p.811.- L’égale liberté de communication p.812.- Le principe de bonne foi p.823.- La négociation précontractuelle p.834.- Le contrat révisable p.845.- L’effet horizontal des droits de l’homme p.85

Conclusion : Le temps des choix p.86Bibliographie p.89

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I n t r o d u c t i o n

1. La postmodernité

On entend souvent dire aujourd’hui que nous serions entrés dans “l’ère postmo-derne”. Cette expression, si on veut lui assigner un sens précis et simple, implique que nousaurions quitté l’ère moderne, c’est-à-dire que les idées, les structures et le projet qui contri-buaient à forger la vision du monde de l’homme moderne, encadraient et animaient sonaction seraient à présent périmés, ou à tout le moins sujets à révision. De même, lorsqu’onévoque la perspective d’un droit postmoderne, on pointe du doigt la crise de l’organisationjuridique moderne, ainsi que la mutation en cours, espérée ou redoutée, vers un nouveauparadigme, une nouvelle conception du droit, de la justice et de son fonctionnement. Il nes’agit pas cependant de tirer simplement un trait et de tourner une page. Le projet moderne,qui a guidé depuis plusieurs siècles le développement de la société occidentale, a égalementforgé la plupart des concepts, des institutions et des principes fondamentaux sur basedesquels fonctionne encore notre droit, plus ou moins bien il est vrai. Citons, dans le désordreet de manière incomplète, la démocratie représentative, les droits de l’homme, l’Etat de droit,la notion même d’ordre juridique, la Constitution, etc.. Autant de notions auxquelles laplupart d’entre nous demeurent très attachés et sans lesquelles nous ne pourrions mêmeconcevoir une Justice digne de ce nom. Aussi la crise actuelle suscite-t-elle, en même tempsqu’une réflexion sur les évolutions à venir, un retour aux sources, une compréhension renou-velée et rafraîchie des principes, qui n’ont souvent rien perdu de leur valeur intrinsèque maisdont le temps a obscurci la portée ou atténué l’impact, et qu’il s’agit désormais d’adapter à unenvironnement différent du cadre pour lequel ils ont été conçus.

2. Un tableau historique et prospectif : quatre thèmes

C’est dans cette perspective que les responsables du programme Citoyen, droit etsociété ont pris l’initiative de ce rapport sur les transformations du droit moderne, dont l’ob-jet consiste à synthétiser, d’un point de vue très large, les fondements de l’ordre juridiquedans une perspective dynamique qui mette en évidence les adaptations et les changements decaps intervenus, depuis les origines de la Modernité (16ème-17ème siècles) jusqu’à nos jours,mais aussi esquisse les lignes de force des évolutions à venir. Car cette étude ne poursuit pasun objectif d’érudition ou de culture générale. Elle s’inscrit résolument dans la démarcheprospective qui est celle de l’ensemble du programme. Le passé nous intéressera donc dans lamesure où il nous aide, non pas tant à deviner l’avenir, tentative risquée et régulièrementdémentie par l’expérience, qu’à éclairer nos choix et nos décisions en précisant les alternativesqui s’offrent à nous et les valeurs ou les projets qui les sous-tendent.

Une telle synthèse ne peut se concevoir dans les limites de ce rapport qu’au prix dechoix rigoureux. Notons d’emblée qu’il ne sera pas question ici de l’histoire du droit moderne,au sens du récit des événements qui pèsent sur le cours juridique des choses (révolutions,

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réformes constitutionnelles et légales, etc.) mais bien d’histoire des idées, c’est-à-dire del’évolution des concepts à travers lesquels le droit est conçu, institutionnalisé, mis en oeuvre,légitimé ou critiqué. Plus précisément, nous avons retenu quatre thèmes fondamentaux : lavision globale du droit, les clauses fondamentales du contrat social, la mise en oeuvre de lajustice au niveau judiciaire et l’appréhension par le droit des relations sociales entre les individus.

1. La vision globale.- Par vision globale, on désigne le paradigme, le modèle, l’image parlaquelle une époque donnée se représente le droit dans son ensemble. Cette vision globalen’appartient pas en tant que telle au droit positif. Elle ne revêt pas une portée obligatoireimmédiate. Elle ne fait que rarement l’objet d’une formulation explicite par les acteurs dela vie sociale. Pourtant ceux-ci la mobilisent sans cesse quand ils pratiquent ou subissentle droit. La vision globale joue donc un rôle essentiel en tant qu’elle détermine l’arrièreplan des rapports de droit, le cadre contraignant dans lequel se pensent et se vivent lesnormes juridiques, les présupposés non discutés qui influencent les règles et leur inter-prétation. Ainsi, par exemple, la Modernité se distingue, comme on le verra, par saconception du droit en un système univoque, cohérent et complet de règles générales etabstraites (à l’image des mathématiques). Ce paradigme influence considérablement tantle mode d’énonciation des normes (développement des codes) que celui de leur applica-tion par le juge (le fameux syllogisme judiciaire). La vision globale exerce en outre uneimportante fonction de légitimation du droit et des institutions qui le mettent en oeuvre.Elle dépasse d’ailleurs le plus souvent le terrain juridique et participe de la politique, del’idéologie, voire de la culture dans son ensemble. Mais cette vision globale évolue, tentede rendre compte des innovations, vieillit. Si le paradigme dominant suscite trop decritiques ou de controverses, comme aujourd’hui, c’est la crise, qui entraîne une remise encause en profondeur des idées reçues, souvent une perte de légitimation des institutions,jusqu’à ce qu’un nouveau paradigme surgisse, qui parvienne à s’imposer durablement1 .

2. Le contrat social.- Sur le plan du droit politique, la Modernité innove de façon décisive enformalisant dans un texte juridique fondamental, la Constitution, les clauses d’un pactecensé conclu entre les membres du corps social, qui organise l’exercice des pouvoirs etdétermine les droits fondamentaux des individus. La sphère de compétence du pouvoir etles moyens légitimes de son action sont définis. Sous la pression de la question sociale,posée à partir du 19ème siècle avec toujours plus d’insistance, le domaine d’interventionde l’Etat et les missions de son droit seront fondamentalement revus et étendus tandis quele contrat social s’étoffera d’importantes clauses nouvelles. La crise contemporaine du

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1. Kuhn qualifie de “révolution scientifique” le changement de paradigme dominant dansune science. Nous avons appliqué cette notion à l’histoire de la pensée juridique (« Y-a-t’ilen droit des révolutions scientifiques », J.T., 1996). Michel Foucault préférait parler de“socles épistémologiques”, soulignant à juste titre le caractère transdisciplinaire des para-digmes. - N.B. : les références des ouvrages cités en notes sont précisées dans la bibliogra-phie à la fin du présent rapport.

Page 13: Les transformations du droit moderne

compromis social-démocrate, dont l’Etat providence se portait le garant, suscite uneévaluation critique de ce modèle et de ses carences tandis que se dessinent des projets deréforme en termes d’organisation politique.

3. La justice.- La Modernité entretient à l’origine une relation de méfiance à l’égard des insti-tutions judiciaires de l’Ancien Régime, soupçonnées d’arbitraire, souvent à juste titred’ailleurs. En travaillant à l’élaboration d’une jurisprudence scientifique, elle tente deconjurer ce risque et d’assurer, en privant le juge de tout pouvoir d’appréciation, uneapplication exacte et égale des lois. L’évolution de ce projet scientifique conduira para-doxalement, à partir du 20ème siècle, à l’accroissement des pouvoirs des magistrats qui,de fidèles exécutants de la volonté législative, tendent à suppléer cette volonté lorsque,comme il arrive de plus en plus souvent, celle-ci est prise en défaut ou ne fournit pas desolution adéquate. Le juge s’implique de plus en plus dans la gestion de la vie sociale.Bien plus, le pouvoir judiciaire devient, au nom des droits fondamentaux, un organe desurveillance et de contrôle de l’administration d’abord, du Législateur lui-même ensuite.L’étendue de ces pouvoirs, nécessaires sans doute pour assurer le respect effectif de l’Etatde droit, repose cependant avec d’autant plus d’acuité le problème de la rationalité dufonctionnement de la justice et de la légitimité de ses organes.

4. Les relations interpersonnelles.- Enfin, nous envisagerons les modalités suivant lesquellesle droit moderne appréhende les relations entre les sujets de droit. Celles-ci sont saisiesd’une part par référence au principe fondamental d’égalité et d’autre part à travers leprisme du contrat, considéré par les Modernes comme le mode privilégié de la coopéra-tion sociale librement consentie. On verra cependant ici encore que la compréhension tantde l’égalité que du contrat connaîtra d’importantes évolutions des origines de laModernité jusqu’à nos jours.

3. Un tableau historique et prospectif : trois époques

Perpendiculairement à ce découpage thématique, nous diviserons l’examen des trans-formations du droit moderne en trois époques, qui constituent aussi les trois chapitres de cerapport.

Le 1er chapitre est consacré aux fondements de l’ordre juridique moderne. Lesconcepts fondamentaux font l’objet d’une puissante élaboration théorique au cours des 17èmeet 18ème siècles tant par les juristes de l’école du droit naturel que par les philosophes ducontrat social. A la faveur des révolutions libérales, les Constitutions et les Déclarations dedroit, la codification également, inscrivent ces principes dans les nouvelles institutions, ce quine va pas sans provoquer des révisions parfois brutales. Au cours du 19ème siècle, l’Etat-nation prend alors en charge la réalisation du projet moderne, mais pour son propre compte.

L’irruption sur la scène politique de la question sociale, longtemps délibérément ignorée

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par le droit, provoque une remise en cause du droit libéral et conduit finalement au compro-mis social-démocrate, qui jette les bases de l’Etat providence. Le chapitre 2 traite de cetteréforme sociale de l’Etat et de son droit, qui bouleverse la vision globale de la nature et de lafonction des règles juridiques, modifie en profondeur les termes du contrat social (même siles amendements ne sont pas forcément entérinés par des révisions constitutionnelles enbonne et due forme), conduit à une redéfinition de la mission des juges et des relations entreles membres du corps social, rassemblés en groupes d’intérêts concurrents.

Le 3ème et dernier chapitre débute avec le constat actuel de la crise de l’Etat socialpour déboucher sur les perspectives d’évolution à court et moyen terme de notre droit. Troishypothèses alternatives (mais non forcément exclusives l’une de l’autre) seront mises au bancd’essai et testées sur la valeur des réponses qu’elles apportent pour chacun des quatre thèmesenvisagés:

a) l’hypothèse économiste.- Cette première hypothèse dénie à l’ordre juridique toute autono-mie par rapport aux échanges économiques et toute velléité de maîtrise du social. Elle aactuellement le vent en poupe sur la scène internationale où elle prend appui sur lemouvement de mondialisation en cours, dans un contexte de ralliement généralisé auxmécanismes de l’économie de marché. Elle assigne au droit la mission d’encadrer et defavoriser le développement des échanges économiques. Les partisans de la régulationéconomiste revendiquent l’héritage moderne en mettant en exergue l’autonomie privée,c’est-à-dire l’absolue liberté pour les individus (et les entreprises) de poursuivre leurspropres fins et la nécessité corrélative de limiter rigoureusement la sphère d’interventiondes autorités publiques. Ce retour aux sources passe par la déconstruction de l’Etat social,la privatisation du droit et l’acceptation du libre marché mondial comme ordre naturel etuniversel de l’organisation humaine.

b) l’hypothèse procédurale.- Cette deuxième hypothèse, qui se trouve en concurrence etsouvent en contradiction avec la première, insiste davantage sur l’autre grand pan de l’hé-ritage moderne : l’autonomie publique, qui implique que les destinataires des normesdoivent aussi pouvoir se considérer comme leurs auteurs. Sur le plan constitutionnel, lemodèle procédural en appelle à un approfondissement du projet démocratique notam-ment par le moyen d’une participation élargie des citoyens aux procédures publiques dediscussion et de décision. De même, en matière de justice, la procéduralisation ménage lavoie à une réappropriation par les parties de leurs différends dans le cadre d’une discus-sion réglée, arbitrée par le juge, qui tend à la recherche d’une solution juste, acceptable partous.

c) l’hypothèse communautaire.- Ce troisième modèle, à l’inverse des deux premiers, s’ins-crit en faux contre les prémisses de l’ordre juridique moderne, en particulier contre sonprimat individualiste et le caractère universel, abstrait et “artificiel” de ses règles. Suivant

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l’hypothèse communautaire, un ordre normatif substantiel ne peut se développer qu’ausein d’une communauté de vie et de valeurs, inscrite dans une tradition, qui confère uneidentité à ses membres et tisse entre eux des liens de solidarité effectifs. Ce modèle trouvedes partisans non seulement au sein du mouvement national, voire nationaliste, qui s’estdéveloppé contre la Modernité, bien qu’au coeur même de celle-ci, dès le 19ème siècle,mais également parmi tous ceux qui, refusant le vide politique moderne, croient qu’unecommunauté politique authentique n’a de sens qu’en vue de la réalisation d’un projetcommun.

Par delà les positions théoriques développées par ces trois courants actifs, il serainstructif de scruter les réalisations que ces modèles reçoivent d’ores et déjà, fût-ce de manièreembryonnaire, dans notre organisation juridique ainsi que la compatibilité relative de leursprojets.

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Page 16: Les transformations du droit moderne

C H A P I T R E I

L e s f o n d e m e n t s d e l ’ o r d r e j u r i d i q u em o d e r n e

I. Le droit dans l ’ordre de la simple raison

1. Au commencement de la Modernité était l’individu

Lorsque Descartes, dans le cours de ses Méditations, fait table rase de tous les ensei-gnements passés et part à la recherche d’une certitude fondamentale, d’une vérité sur laquelleappuyer la science nouvelle, il est conduit à mettre en doute l’existence de toute chose, dumonde lui-même, jusqu’à rencontrer cette évidence qui résiste à toute mise en doute : l’évi-dence de sa propre existence individuelle. Adossé à cette évidence première, à ce nouveaupoint fixe, le philosophe entreprendra de conduire son esprit à la découverte du monde. Parl’exercice de la pensée, la conscience se révèle à elle-même dans la formule du “Je pense doncje suis”. L’individu se découvre comme être rationnel et parce que “le bon sens est la chose dumonde la mieux partagée2”, il reconnaît en l’autre, un semblable et un égal.

Le pas suivant conduit à définir la société comme un agrégat de consciences indivi-duelles, de monades écrira Leibniz en soulignant par là leur insurmontable isolement, qui ontcependant en commun de pouvoir accéder à la pensée. Cette ontologie politique, qui n’ac-corde d’existence réelle qu’aux individus et considère la société comme une abstractioncommode, marque un premier bouleversement, lourd de conséquences. Les Anciens envisa-geaient l’organisation de la Cité par référence non certes à l’individu mais au contraire à latotalité du monde3. Pour les Grecs, la Cité juste imite l’harmonie de l’univers et en reproduitla structure : c’est un microcosme qui reflète le macrocosme. Et si « l’homme est un animalpolitique » (Aristote), son existence ne se conçoit pas en dehors de sa qualité de citoyen.Dépouillé de celle-ci, il n’est plus qu’un exilé ou un esclave, c’est-à-dire presque une chose,sans aucun droit. Platon, dans sa République, montre que l’homme n’a de place que dans lacaste (philosophe, guerrier ou producteur) à laquelle la structure de son âme le destine. Bienplus tard, dans la France de l’Ancien Régime, jusqu’aux premiers jours de la Révolution, ce sontles corps qui composent l’Etat et assignent à chacun son état statutaire (clergé, noblesse, tiers).

Cependant, la science moderne commence à “désenchanter” l’univers (Weber), dont laterre n’occupe déjà plus le centre. On a cessé d’entendre les harmonies du mouvement parfaitdes sphères célestes et “le silence des espaces infinis” effraye Pascal. Dieu est “caché”. LaRéforme et les guerres de religion ont achevé d’obscurcir le sens de son message. La Bible, àdéfaut de pouvoir s’accorder désormais sur une interprétation ou sur un interprète autorisé(le pape), ne maintient plus l’unité de l’Occident mais au contraire le divise. On ne peut plus

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2. 1ère phrase du fameux Discours de la méthode.3. Sur l’opposition entre le droit naturel ancien holiste et le droit naturel moderne individua-

liste, la référence de base demeure l’ouvrage de Léo Strauss, Droit naturel et histoire.

Page 17: Les transformations du droit moderne

en référer à son autorité pour régler les différends internationaux. C’est dans ce contexte quemûrit un projet extraordinairement audacieux : découvrir un ordre juridique universel fondésur la seule nécessité de la Raison.

2. Un droit propre à l’humanité

Un tel droit sera accessible à tous les hommes, quelle que soit leur religion, puisque,ensemble, ils partagent la faculté de raisonner. Il demeurerait valable, ose écrire Grotius, « quand bien même on avancerait qu’il n’y a pas de Dieu » (etiamsi daremus Deum non esse),hypothèse immédiatement rejetée comme absurde (il faut attendre le Zaratoustra deNietzsche pour entendre joyeusement proclamée « la mort de Dieu4» ). Ainsi germe l’idéed’un droit laïc où le rapport à Dieu n’a pas sa place (Locke 5). Le droit naturel moderne sedistingue d’emblée moins du droit positif, qui en dérive et le complète, que du droit divin,“droit surnaturel”, issu de la Révélation et de son interprétation par les théologiens. La diffé-rence entre les deux ordres tient d’ailleurs moins au contenu qu’à la méthode : ici la Raison etl’observation de la nature humaine, là la Foi et l’interprétation des Ecritures (Spinoza6).

En outre, parce que la Nature est partout la même et son ordre accessible à tout indi-vidu doué de raison, ce droit s’impose d’emblée comme universel, à la fois propre et communà tous les hommes. Dès le début, individualisme et universalisme ont donc partie liée, mêmesi pour l’heure, il s’agit surtout d’assurer un fondement au Droit des gens qui régit les rela-tions internationales.

3. La querelle des Anciens et des Modernes

L’idée d’un droit purement rationnel débouche sur un projet scientifique révolution-naire : construire le droit comme une science exacte à l’image des mathématiques. LaModernité est l’Age de la science, avant de devenir celui de la technique. Il s’agit de maîtri-ser l’univers, de “se rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature” (Descartes), par lemoyen de la méthode de connaissance nouvelle, c’est-à-dire de l’ordre, de la mesure et ducalcul. Si la certitude est accessible par l’observation et le calcul dans le domaine des sciences dela nature, alors a fortiori elle doit l’être dans le domaine des sciences morales (auxquelles appar-tient le droit), puisque leur objet est plus élevé et donc plus nécessaire (Pufendorf). Or la méthodejuridique traditionnelle ne répond absolument pas aux réquisits de la Raison moderne.

La méthode des Anciens se fonde sur le modèle du procès. Le droit est toujours envi-sagé au départ d’un cas (réel ou fictif), qui suscite une question de droit, dont la solutionparaît difficile ou douteuse (casus perplexis). Le traitement de cette question s’effectue à l’oc-casion d’une discussion contradictoire, où s’opposent, par plaideurs interposés, les arguments

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4. Mais Pascal, dans les Pensées, annonce déjà que “le grand Pan est mort” pour exprimer ledésenchantement du Monde.

5. Traité des deux gouvernements.6. Traité théologico-politique.

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en faveur d’une thèse et ceux en faveur de la thèse opposée. Ces arguments consistent prin-cipalement à s’appuyer sur des autorités, autrement dit des textes de la tradition faisant auto-rité (la Bible, le Code Justinien, ...) et à construire des analogies, en fondant la solution du casdouteux sur celle plus assurée d’un cas similaire. A l’issue de la dispute, droit est fait à lathèse la plus forte, tandis que les autorités les plus importantes, considérées commeinfaillibles, sont réconciliées entre elles au moyen de subtiles interprétations et distinctions.Cette méthode scolastique (de scola, l’école) se pratique non seulement en droit mais égale-ment dans toutes les disciplines universitaires (théologie, grammaire, médecine, ...). Elleconstitue le mode obligé d’exposition et de transmission des connaissances savantes.

Pour les Modernes, la technique scolastique de la dispute cumule les erreurs. Elle nerésiste pas à la comparaison avec la rigueur des raisonnements mathématiques. D’abord, unescience véritable ne peut se fonder sur l’autorité de la tradition, c’est-à-dire en réalité le « préjugé », mais seulement sur l’évidence de la raison. Ensuite, il ne peut y avoir de connais-sance au cas par cas mais seulement par un classement ordonné du tout. Les ressemblancesperçues par l’analogie sont trompeuses et procèdent du hasard des rencontres et de l’imagi-nation. La solution d’un cas ne se trouve pas dans un autre cas, présenté comme semblable,mais dans l’application d’un principe général. Enfin, on n’atteint pas la vérité par des discus-sions interminables mais bien par des démonstrations certaines et progressives, en partantdes principes les plus généraux et les plus évidents pour découvrir les règles plus particu-lières. Quant à la contradiction, elle représente dans l’ordre mathématique, non le moyen dedécouvrir la vérité, mais bien la marque de l’erreur, le signe du faux.

Il faut donc faire table rase des enseignements passés et se doter d’un nouveau modèleque l’école du droit naturel, tout comme les penseurs du contrat social, trouvent dans lesEléments d’Euclide, c’est-à-dire dans un traité de géométrie. Pour construire le droit naturel,on partira d’un petit nombre de propositions absolument simples et évidentes (les axiomes)et on les combinera dans des démonstrations formelles pour en déduire progressivementtoutes les règles. L’ensemble formera un système univoque (sans ambiguïté), cohérent (sanscontradiction) et complet (sans lacune) à l’image d’un système logique.

4. L’ordre juridique

Le projet rationaliste a exercé sur notre vision du droit une influence considérable.C’est à lui que nous devons de penser les règles juridiques comme formant un système cohé-rent de règles générales et abstraites, couvrant l’ensemble des situations, et fournissant pourchaque litige une et une seule solution exacte. Cette image servira de modèle à la constructionde l’ordre juridique moderne, par la remise en ordre des sources éparses et confuses du droitpositif, qui aboutira à la codification.

Ce modèle logique contribue également à expliquer la position centrale, voire exclu-sive, que les Modernes confèrent à la Loi comme source du droit. De par sa forme générale etabstraite, la loi est l’expression par excellence d’une règle rationnelle et univoque, identiqueà elle-même quelles que soient les circonstances de son application.

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II. Le contrat social

1. La politique comme science exacte

Si le droit naturel est déterminable par la Raison, le droit positif est déterminé par lePouvoir. Il ne peut y avoir adéquation de l’un à l’autre qu’à la condition que ce Pouvoir soitlui-même rationnellement organisé. La science du droit doit donc se compléter d’une sciencepolitique, qui définisse scientifiquement le principe du gouvernement. Le pouvoir modernene peut plus être légitimé, comme la monarchie « de droit divin », par référence à un ordre dumonde désormais introuvable. Il ne peut trouver sa source que dans la Raison, qui a son siègedans les consciences individuelles. C’est dès lors l’accord des individus sur des principesévidents qui désignera le mode légitime de gouvernement.

Le contrat social devient ainsi le fondement même de l’organisation sociale et del’exercice du pouvoir en son sein. Non pas que les philosophes qui en étudient la teneurpensent faire œuvre historique en remontant aux origines de la société humaine. Le contratsocial fait plutôt office de laboratoire. Il sert d’instrument à l’élaboration d’une science poli-tique en tant qu’il permet de reconstituer, dans les conditions d’une expérience, les clausesd’un pacte constitutionnel rationnel et donc légitime. Il n’y a donc nulle place ici pour lanégociation d’un modus vivendi propre à telle collectivité ou pour le compromis. « Lesclauses de ce contrat, écrit Rousseau, sont tellement déterminées par la nature de l’acte que lamoindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aientpeut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitementadmises et reconnues7». La tâche des Modernes consistera à formuler expressément ces clauseset à fonder ainsi les règles du droit politique (rebaptisé ultérieurement droit constitutionnel).

2. De l’état de nature au Léviathan

Thomas Hobbes, le fondateur de cette science politique moderne, envisage l’état de naturecomme un état de « guerre de tous contre tout le monde8». Si chacun a droit à ce dont il peut s’em-parer, il peut de même être privé de ce bien par quiconque le lui arrache de force. Les hommessont inquiets de la violence qui peut surgir à chaque instant et si aisément les priver de leur bienle plus précieux et pourtant si fragile : la vie. Parce que les hommes sont rationnels (c’est-à-direcapables d’anticiper les résultats de leurs actions) et prudents (car ils ont peur de la mort), ilsvont logiquement décider d’entrer en société. Ils y entrent par crainte et dans le souci d’assu-rer leur tranquillité personnelle, non pour y poursuivre quelque projet politique défini.

Le contrat fondateur, qui lie les membres de la société entre eux, prévoit l’abandon parchacun de toutes ses prérogatives, en ce compris l’usage de la force, au profit d’un tiers,

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7 Du contrat social (d’où sont extraites toutes les citations ultérieures de cet auteur).8. Léviathan.9. théorie de l’effet relatif des conventions. Le contrat hobbien s’analyse en une stipulation

pour autrui.10. Combattant victorieux d’un autre monstre, le cahos.

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personne morale artificielle (car conçue de toute pièce). Cette personne elle-même n’est paspartie au contrat. Ses termes ne sauraient donc l’obliger9. Mais elle jouit de la somme despouvoirs individuels et du monopole de l’usage de la force. Cette personne, qui incarne lepouvoir politique, a quelque chose de monstrueux tant ses prérogatives sont étendues et sanscontrepoids ni contrepartie. C’est pourquoi Hobbes la baptise Léviathan du nom d’unmonstre biblique10. Son souci exclusif : régner. Mais, ce faisant, il assure, presque malgré lui,la sécurité en combattant tous ceux qui, à l’extérieur (les autres Etats) comme à l’intérieur (lesfactions civiles ou religieuses), contestent son pouvoir en fomentant des troubles. Cette forcemême conditionne la « loyauté » des sujets qui, au cas où le Léviathan donnerait des signesde faiblesse et les entraînerait vers la mort, ont le droit de déserter, de reprendre leur liberténaturelle, dès lors que leur sécurité n’est plus assurée dans l’Etat.

3. La Souveraineté

La première tentative de fonder l’organisation politique sur l’individu et la raisondébouche ainsi paradoxalement sur la dictature ou du moins la légitimation du pouvoirabsolu. La tentative n’est pourtant pas dénuée d’enseignement non seulement parce qu’elleinspire directement tous les théoriciens ultérieurs du contrat social, libéraux (Locke) ou répu-blicains (Rousseau) mais encore parce qu’elle met en lumière un concept central de notre droitmoderne : la souveraineté.

Le Léviathan est la figure, inquiétante certes, du Souverain moderne. La Souveraineté,enseignait déjà Bodin, est pouvoir de commandement suprême, indivisible, permanent etabsolu. Mais si, chez Bodin, la Souveraineté ne procède de personne sinon de soi-même et deDieu, elle perd, à partir de Hobbes, son caractère sacré pour s’appuyer désormais sur lacommodité des individus, qui, en cas de péril imminent, pourront toujours la remettre encause. Si son assise se fragilise sérieusement, elle ne perd rien de ses prérogatives. Aucontraire, même Dieu désormais ne peut l’arrêter. Le Souverain prend dans l’ordre politiquelaïcisé la place qu’occupait Dieu lui-même. Hobbes lui-même l’appelle : « dieu mortel ».

Au fil du temps, la Souveraineté conserve l’essentiel de ses attributs mais se déplace.Chez Rousseau, elle demeure sans limite mais s’incarne dans un nouveau corps, la « Volontégénérale ». La Souveraineté réside dans le Peuple avant d’élire domicile au sein de la Nation,avec Sieyès. Ce dernier inspire la Constitution française de 1791 : « La Souveraineté est une,indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation : aucune section dupeuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice11» et bientôt la Constitution belge :« Tous les pouvoirs émanent de la Nation12».

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11. Titre III, art. 1er.12. Art. 33 (suivant l’actuelle numérotation).

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4. La représentation de la Volonté générale

Si la Souveraineté est en même temps unique et commune à tous, par quel moyen va-t-elle s’exprimer ? Rousseau refuse toute forme de représentation de la volonté générale, qu’ils’agisse d’un monarque ou de représentants élus. « Le souverain, qui n’est qu’un être collec-tif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais nonpas la volonté ». L’assemblée des citoyens fera donc les lois, tout en transmettant au gouver-nement le pouvoir de les appliquer. Le gouvernement est défini comme un « corps intermé-diaire établi entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle convenance ». Il doit faire l’ob-jet d’une surveillance étroite car, de lui-même, il tend toujours à dégénérer.

En refusant par principe la représentation du législatif, Rousseau condamne toutétablissement démocratique à l’échelle étatique et s’en tient au cadre de la cité antique13.Pourla majorité des auteurs cependant, la représentation des citoyens au sein des assemblées légis-latives est inévitable et nécessaire. « Le Peuple ne peut avoir d’autre voix que celle de sesreprésentants, il ne peut parler, il ne peut agir que par eux14» (Sieyès). D’une part, la taille del’Etat moderne ne permet pas d’assembler tous les citoyens en un même temps et en un mêmelieu pour délibérer des lois. D’autre part, les Modernes, contrairement aux Anciens, n’ont pasvocation à passer leurs journées en assemblée politique tandis qu’ils confient à d’autres(comme les esclaves de l’Antiquité) les tâches productives. Selon Benjamin Constant15, lesModernes ont une conception de la liberté différente de celle des Anciens. Leur souci premierest de mener leur commerce et ils préfèrent déléguer à des professionnels le soin de veilleraux affaires publiques. « L’homme politique », comme profession spécialisée, trouve ici sonorigine.

Les modalités de la délégation font également l’objet d’un débat. Au mandat impéra-tif, qui contraint le député à se prononcer suivant l’opinion de ses mandants, on préfèresouvent le mandat représentatif, par lequel l’ensemble des parlementaires énonce directementla volonté nationale. Locke recourt, quant à lui, à la notion de « trust », les citoyens confiantles affaires publiques à des représentants, qui doivent cependant rendre compte de leurgestion à intervalles réguliers à l’occasion des élections. Tous les êtres humains ne sont paspour autant admis à faire valoir leur voix, ni comme électeur ni comme député. Outre lesfemmes et les plus jeunes, ceux qui n’ont pas de propriété ou qui se trouvent sous les liensd’un contrat de travail sont exclus du vote en raison de leur « dépendance ». Ainsi se forge ladistinction entre citoyens actifs et passifs, que la Constitution belge perpétuera longtemps, demanière implicite, avec le suffrage censitaire puis plural.

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13. La démocratie de Rousseau est explicitement utopique : « S’il y avait un peuple de dieux,il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à deshommes ».

14. Discours du 7 septembre 1989 cité par Goyard-Fabre, Les principes philosophiques dudroit politique moderne.

15. De la liberté chez les Modernes.

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5. La séparation des pouvoirs et l’Etat de droit

Pour Rousseau, « la Volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilitépublique », non seulement parce qu’elle est souveraine mais parce qu’elle est l’expression dela Raison elle-même. Cependant, les errements des Révolutions appellent à plus de prudenceet suscitent la mise au point d’instruments de nature à garantir la fin même de la sociétéhumaine, à savoir l’épanouissement de l’individu.

Locke contestait déjà le modèle du pouvoir absolu, qui ne fait en définitive qu’ac-croître l’insécurité. Se livrer pieds et poings liés au Léviathan pour se protéger d’autrui n’estpas raisonnable. « Ce serait assurément s’imaginer que les hommes sont assez fous pourprendre grand soin de remédier aux maux que pourraient leur faire des fouines et desrenards, et, pour être bien aises, et croire même qu’il serait fort doux pour eux de se fairedévorer par des lions16». Le souverain est par essence prédateur. Il faut s’en protéger en inté-grant le souverain au pacte lui-même et en le soumettant à ses clauses.

Mais comment limiter le pouvoir ? « Il faut, prescrit Montesquieu, que le pouvoirarrête le pouvoir17». Si l’Etat est un « corps », ce corps peut avoir une « constitution » plus oumoins saine, plus ou moins robuste. La bonne constitution, celle qui préserve « la tranquillitéd’esprit » des citoyens distingue (plutôt qu’elle ne sépare) plusieurs pouvoirs au sein de lanation, qui se limitent mutuellement. Donc le contrat social ne concerne pas seulement lesindividus entre eux mais doit également fixer les conditions d’exercice des pouvoirs. Cesmodalités sont formalisées dans une Constitution qui lie ceux qui exercent les pouvoirs.Comme le précise la loi fondamentale belge : « [Les pouvoirs] sont exercés de la manièreétablie par la Constitution18».

L’idée d’une soumission des organes de l’Etat à la Constitution est complétée au 19èmesiècle par le concept « d’Etat de droit » que Carré de Malberg distingue de l’Etat de police « fondé sur l’idée que la fin justifie les moyens ». L’Etat de droit « est un Etat qui, dans sesrapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même à unrégime de droit, et cela en tant qu’il enchaîne son action sur eux par des règles19». On ne consi-dère plus ici seulement les relations des pouvoirs entre eux mais bien directement les actesdes gouvernants à l’égard des gouvernés, dans le souci de protéger les droits et libertés de cesderniers.

6. La protection de la sphère privée

Les pouvoirs dans l’Etat ne sont pas seulement limités les uns par les autres ni par lenécessaire respect des formes du droit. Ils sont encore contraints par une sphère de compétencedéfinie négativement. Rappelons-nous que la société politique n’est pas une entité naturelle

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16. Traité du gouvernement civil.17. L’esprit des lois.18. Art. 33 précité, alinéa 2.19. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat.

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mais un corps artificiel créé pour la tranquillité et la commodité des individus. Ce corps doitêtre bridé car le Pouvoir prédateur représente la principale menace contre la liberté indivi-duelle. Il faut donc que le pouvoir se borne à régler les intérêts publics, sans interférer sur leslibertés privées. Celles-ci, au nombre desquelles la propriété, la sécurité, la liberté deconscience et d’expression, la liberté d’entreprise, etc., sont inaliénables. Le droit doit nonseulement les protéger contre les atteintes mais s’interdire à lui-même d’y interférer. Cettesphère privée échappe, selon les libéraux comme Locke et Constant, à toute compétence légis-lative, fut-elle exercée dans les formes de la démocratie parlementaire. Aucune majorité nesaurait légitimer une violation de cet espace : « elle serait la nation entière, moins le citoyenqu’elle opprime, elle n’en serait pas plus légitime20» (B. Constant).

L’Etat moderne laïc doit donc se borner à régler les questions d’intérêt public, en parti-culier la répartition des bénéfices et des charges de la vie en société, sans se préoccuper de lamanière dont les individus dirigent leur existence individuelle en fonction des buts qu’ilss’assignent à eux-mêmes. Ainsi s’impose sur les plans juridique et politique, la distinctionmajeure entre le juste et le bien. L’Etat et son droit n’ont aucune compétence pour imposer, nimême promouvoir, une forme de vie particulière, une foi, une morale, en un mot des valeurs.Celles-ci relèvent de la sphère privée et donc de la liberté absolue de chacun. Certes leshommes qui partagent les mêmes valeurs peuvent se rassembler, mais ces associations conser-vent, en principe, un statut purement privé. Le droit se limite à définir le juste, c’est-à-dire lesrègles qui s’imposent également à tous en tant qu’elles sont reconnues nécessaires à la vie ensociété. Le droit moderne est donc en ce sens déconnecté de la morale.

7. Le règne du Législateur

L’organisation des modalités d’exercice des pouvoirs, les principes de l’Etat de droit,la “sanctuarisation” de la sphère privée représentent autant de garde-fous de nature à proté-ger les citoyens contre les empiétements illégitimes de l’Etat. Les principes en sont posés dansun texte juridique d’une nature particulière : la Constitution, outil essentiel dans l’entreprisemoderne de domestication du pouvoir par le droit. En pratique, cet outil constitutionnelentravera peu l’action législative tout au long du 19ème et même durant la plus grande partiedu 20ème siècle.

Plusieurs raisons expriment l’autorité toute particulière dont jouit la loi. D’abord etsurtout, elle est le mode nécessaire d’expression de la représentation nationale. Pour suppléerau caractère par trop abstrait des assemblées, le langage politico-juridique donne bien vite àla loi un auteur, le Législateur, personnage mythique, transcendant le temps et le flux desopinions démocratiques, qui incarne, en lieu et place du roi déchu ou “constitutionnalisé”, lamajesté et pleine puissance attachées à la souveraineté. Ensuite, rappelons-le, de par sa formegénérale et abstraite, la formule légale représente l’expression parfaite, achevée, rationnelle

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20. De la liberté chez les Modernes.

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de la norme. L’acte législatif unit donc volonté souveraine et raison.Ces qualités conduisent les auteurs à reconnaître au pouvoir législatif une éminence

particulière et une préséance sur les autres pouvoirs, qu’à dire vrai, la Constitution (belge) neprévoit aucunement21. Kant, entre autres, exprime cette prééminence sous la forme du syllo-gisme, figure reine de la logique déductive. La loi, exprimant la volonté générale, correspondà la majeure du syllogisme. Le commandement de l’exécutif de se conduire selon la loi corres-pond à la mineure. Et la décision judiciaire, qui dit le droit dans le cas concerné, correspondà la conclusion22. Il existe donc un lien logique entre les actes des trois pouvoirs, établis sousune règle générale unique, posée dans la loi.

Dans une telle arithmétique juridique, la souveraineté l’emporte sur les règles de l’Etatde droit, ou en tout cas sur le contrôle judiciaire du respect de celles-ci. Au 19ème siècle, lepouvoir judiciaire se garde bien de juger l’action des autres pouvoirs. En Belgique, il fautattendre l’arrêt Flandria, en 1920, pour qu’une Cour condamne l’administration, sur base desrègles de la responsabilité civile ordinaire, à indemniser un citoyen du préjudice qu’elle lui acausé par sa faute23. Mais il faudra attendre beaucoup plus longtemps encore pour envisagerun contrôle de la constitutionnalité des lois auquel les juridictions se sont de leur propreinitiative refusé. En 1974, après que l’arrêt Lecompte eut ouvert, de manière très ambiguë, unevoie étroite à un tel contrôle, le Sénat réagit immédiatement par l’adoption d’un projet de loipéremptoire. La crise sera dénouée par l’installation de la Cour d’arbitrage en 1980, dont lacréation est imposée par l’évolution fédérale de l’Etat et qui se voit accorder le contrôle detrois articles de la Constitution seulement. Mais, jusque là, le Législateur lui-même sera consi-déré comme le garant et le meilleur interprète de la Constitution. C’est dire qu’en l’espace dedeux siècles, la volonté d’exonérer le législatif du contrôle judiciaire n’a pas faibli non plusque la force d’évocation de la formule qui agite le spectre du “gouvernement des juges”.

III. La justice dans l ’obéissance à la loi

1. La jurisprudence rationnelle

Les Anciens, à la suite d’Aristote, ne considéraient pas la jurisprudence comme unescience exacte. Il n’y a de science que du général et du nécessaire. Or les cas jugés sont néces-sairement particuliers et indissociables des circonstances contingentes qui leur ont donnénaissance. L’art de juger requiert plutôt une vertu, la prudence (phronésis). Qui dit prudencene dit pas pusillanimité mais plutôt art de faire le meilleur choix dans des circonstancesdouteuses, lorsque la certitude n’est pas accessible et qu’il faut se résoudre à trancher en faveur

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21. voir J. Velu Droit public, I. Le statut des gouvernants, Bruxelles, Bruylant, p. 245 s. (àpropos du contrôle juridictionnel de la constitutionalité des lois).

22. Doctrine du droit, § 45.23. En France, l’administration se trouve immédiatement soustraite aux juridictions de droit

commun par la création parallèle d’un système de juridictions administratives, dominépar le Conseil d’Etat.

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de la plus convaincante des deux options contraires que défendent les parties au procès. Cette conception modeste anime encore Grotius au 17ème siècle lorsqu’il affirme que

la science du droit naturel doit s’arrêter au système des règles générales. Cependant, laconfiance des Modernes dans la possibilité de fonder le droit comme science exacte va rapi-dement les conduire à dépasser les bornes assignées à la certitude. On s’attache à l’établissementd’une jurisprudence rationnelle, définie par Pufendorf comme la méthode permettant de tran-cher de façon univoque et absolument certaine tous les cas dont peuvent être saisis les juges.

Le projet de jurisprudence rationnelle a donné lieu à plusieurs tentatives dont la plusimpressionnante demeure celle de Leibniz, encore que, pas plus que les autres, elle n’aitabouti en pratique24. Leibniz, bien connu comme philosophe, logicien et mathématicien, étaitaussi juriste et conseiller des princes pour la réforme de la législation. Ayant expérimentéquelque peu les fonctions de juge, il tenait les avocats dans le plus profond mépris et rêvaitde fournir aux magistrats les instruments logiques nécessaires à l’élaboration de jugementsvrais et par conséquent justes. Il entreprit, aidé par plusieurs collaborateurs, de rassembler enun tableau, vaste mais unique, l’ensemble des règles de droit, soit romaines, soit germa-niques. Ces tableaux, à les supposer achevés, permettraient aux juges de percevoir, a priori etavec une parfaite clarté, les règles applicables à n’importe quelle situation litigieuse, déféréedevant eux ou même simplement possible. Le droit serait en outre formulé en une langue arti-ficielle, parfaite, composée de symboles univoques. L’avocat, qui introduirait une action enjustice, serait contraint de formuler dans cette langue sa demande, de même que l’adversairedans ses exceptions. Le juge confronterait ensuite ces formules algébriques, ne laissant aucunespace à la rhétorique et à ses sophismes, à son tableau pour en déduire scientifiquement lasolution du litige et formuler son jugement.

Dans un tel système, la discussion et la contradiction, qui formaient l’âme et le coeurde la méthode des Anciens n’ont plus leur place. Le procès lui-même, de par le débat contra-dictoire qu’il organise, est perçu comme irrationnel. Il ne faut en retenir que l’acte qui le clôt,le jugement, qui seul procède d’une activité purement logique et objective, donc scientifique.

2. Le syllogisme judiciaire

Si la tentative de Leibniz échoue, l’idéal d’une justice purement logique marqueralongtemps le travail des juges, à tel point qu’elle participe encore aujourd’hui du discoursofficiel et de l’image que la justice se donne d’elle-même. Son principal effet est de couler leraisonnement judiciaire et le jugement dans le moule obligé du syllogisme. Le syllogisme, quenous venons déjà de rencontrer, représente la figure type de la logique formelle déductive,dans laquelle le droit moderne a placé toute sa confiance. Formalisée dès l’Antiquité, cettefigure déduit une conséquence certaine du rapprochement de deux prémisses tenues pouraccordées, l’une générale (la majeure), l’autre particulière (la mineure). Par exemple : Tous les

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24. Pour une étude très approfondie de la pensée et des travaux juridiques de Leibniz : GruaG., La justice humaine selon Leibniz.

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hommes sont mortels (majeure); or Socrate est un homme (mineure); donc, Socrate est mortel(conclusion). L’ensemble du droit moderne prétend se résumer en une longue chaîne de syllo-gismes. Des axiomes que constituent les droits naturels de l’homme, on tire le système dudroit naturel que complète le système des lois positives, lesquelles contraignent enfin, par lemoyen d’un ultime syllogisme judiciaire, les modalités de leurs applications individuelles.Dans le syllogisme judiciaire, la majeure est donnée par la loi et la mineure par les faits. Lejugement consiste purement et simplement à “subsumer” (appliquer) les faits de la cause sousla loi qui les régit. Cette entreprise est perçue comme purement logique et objective. Elle nelaisse aucune place à la “prudence”, à l’équité ou à une quelconque liberté d’appréciationpersonnelle du magistrat saisi. Une telle liberté d’appréciation, outre qu’elle violerait l’égalitédevant la loi, manifeste le signe abhorré de l’arbitraire.

C’est d’ailleurs pour combattre l’arbitraire de la justice des Parlements de l’Ancienrégime, spécialement en matière criminelle, que Beccaria avait, dans son Traité des délits etdes peines, remis le syllogisme au premier plan. Beccaria refuse toute interprétation de la loipénale, pressentie comme une menace contre la liberté et la sécurité des sujets de droit, etimpose le syllogisme comme forme canonique. Le juge pénal doit motiver sa décision en indi-quant la loi violée, les faits constatés et en prononçant la sanction prescrite. Montesquieuavait déjà indiqué dans L’esprit des lois que le juge devait se borner à être « la bouche de laloi » et que, par conséquent, dans l’ordre des pouvoirs, « [la puissance] de juger est, enquelque façon, nulle ». La Révolution renforce cette tendance et théorise la subordinationcomplète du juge au législateur au sein du nouvel ordre politique. Napoléon compare lesjuges à « des machines physiques au moyen desquelles les lois sont exécutées comme l’heureest marquée par l’aiguille d’une montre ». Toute intervention personnelle du juge entre larègle générale et son application compromet les valeurs fondatrices de la Révolution. En tantqu’elle ajoute à la formule générale un commandement particulier, elle menace la liberté etouvre la voie au gouvernement des juges. En suscitant le risque de jurisprudences divergentes,elle compromet le principe d’égalité.

A l’instar de Leibniz, la doctrine du syllogisme judiciaire situe la norme exclusivementau niveau de la règle générale à l’exclusion des circonstances particulières de son application.Elle exclut en principe toute prudence, au sens aristotélicien, et par suite toute jurisprudence,comme l’énonce Robespierre en termes radicaux : « Ce mot de jurisprudence doit être effacéde notre langue. Dans un Etat qui a une Constitution, une législation, la jurisprudence destribunaux n’est autre chose que la loi : alors il y a toujours identité de jurisprudence ».

3. Interpréter la volonté du Législateur

En pratique, si le syllogisme contraint la motivation formelle des jugements, il n’ap-porte que peu de secours lorsqu’il s’agit de trouver, dans la formule lapidaire du Code, leprincipe de la solution des cas infiniment variés et toujours nouveaux dont la vie quotidiennenourrit chaque jour les cours et tribunaux. Certes, ce problème n’est pas nouveau dans l’histoire

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de la justice mais l’évolution des conceptions empêche désormais le juge de se contenter detrouver dans le contexte même du litige le principe de la solution. Parce qu’il doit nécessaire-ment trouver la solution du cas dans le texte de la loi et dès lors que ce texte ne contient pasexpressément cette solution, le juge va devoir, bon gré, mal gré, recourir à l’interprétation,que les Modernes entendaient pourtant supprimer comme le signe même de l’arbitraire et del’irrationnel. Ils tentent dès lors de mettre au point une nouvelle forme d’exégèse conformeou du moins compatible avec l’idéal rationaliste.

L’Ecole de l’exégèse, qui domine la doctrine juridique en France et en Belgique duranttout le 19ème siècle, met au point cette méthode dont le principe est simple et identique àcelui qu’impose, à la même époque, la philolologie dans le domaine des études philoso-phiques et littéraires25. La loi est univoque et complète ; elle n’a qu’un sens valable et imposedonc une solution unique à n’importe quelle question de droit. Ce sens peut être découvertavec certitude par l’investigation scientifique. Lorsque le juge doit appliquer la loi, il se réfé-rera d’abord au texte lui-même, qui est en principe clair, c’est-à-dire fournit la réponse sansrequérir d’autre examen. Lorsque, par exception, le texte n’est pas clair, qu’il apparaît soitambigu soit obscur, soit encore “silencieux”, le juge devra rechercher l’intention réelle dulégislateur quant au problème posé et s’y conformer strictement. Cette recherche de l’inten-tion mobilisera plusieurs moyens et principalement l’examen des travaux préparatoires. Plusencore que le texte lui-même, l’intention législative est la loi, puisque celle-ci se définit préci-sément comme l’expression d’une volonté.

Cette technique d’interprétation a pour elle la (fausse) apparence de l’évidence. Ellepose cependant des difficultés tant dans son principe que dans sa mise en oeuvre. Si l’on peutcomprendre qu’un critique littéraire recherche à travers et au-delà d’un texte littéraire l’in-tention secrète de l’écrivain, son état d’esprit, une telle recherche de type psychologique estsujette à caution lorsqu’elle touche le législateur, qui n’est qu’une métaphore commode pourdésigner un processus législatif compliqué, qui associe de multiples acteurs. Comment unjuge, aussi fin psychologue soit-il, pourra-t-il découvrir les intentions secrètes que cet êtremythique a omis de transcrire dans le texte de la loi ? Une telle recherche peut-elle se parerde l’autorité de la science et supprimer le pouvoir d’appréciation subjectif du magistrat, quela Modernité dénonce comme arbitraire et liberticide ?

Mais supposons même que le juge parvienne à découvrir la volonté réelle du législa-teur, par l’examen des travaux préparatoires et l’éclairage du contexte historique, est-il biencertain que la solution fournie par cette investigation historique soit toujours légitime ? Si lasolution trouve sa source dans l’examen des travaux préparatoires du Code civil par exemple,doit-on ajouter foi à l’avis de Napoléon exprimé au Conseil d’Etat alors que celui-ci repré-sente un régime étranger (français), somme toute peu démocratique (le Consulat à vie26) et en

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25. Voyez pour plus de détail mon article : « exégèse et philologie : un cas d’herméneutiquecomparée » à la Revue interdisciplinaire d’études juridiques.

26. Le Code civil fut promulgué le 21 mars 1804. Le 2 décembre, Napoléon se couronnait « Empereur des français ».

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toute hypothèse renversé depuis longtemps ? Certes, le Code civil est demeuré en vigueur enBelgique, sous le régime hollandais et après l’indépendance, mais si le texte fait loi, les Belgeset leurs représentants ont-ils pour autant décidé de s’en remettre, dans les cas nouveaux oudouteux (qui sont souvent les plus intéressants sur le plan de la justice) à la volonté d’acteurspolitiques appartenant au passé ?

En un mot, la doctrine de l’exégèse est à la fois flottante quant à la méthode et politi-quement ambiguë dans la mesure où elle privilégie sans discernement une interprétationconservatrice de la règle de droit, qui bloque pour ainsi dire le sens de la loi au jour de sonélaboration. Cette doctrine n’en a pas moins été expressément consacrée par la Cour de cassa-tion, tant belge que française, qui y sont demeurées fidèles jusqu’à ce jour.

IV. Egalité devant la loi et liberté des conventions

La conception moderne des relations entre les personnes est construite sur la base dedeux principes fondamentaux : la liberté et l’égalité. Tous deux sont simultanément et solennel-lement consacrés par le célèbre article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyende 1789 : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La principaledifficulté consiste bien sûr à organiser la coexistence de ces deux principes aux exigencesparfois difficilement conciliables. Cette organisation s’opère de manière différente selon quel’on se situe au sein de la sphère publique (politique) ou de la sphère privée, au sens large.

1. Citoyens actifs et citoyens passifs

Dans la conception individualiste moderne, l’égalité a d’abord valeur de constat. Tousles hommes sont naturellement égaux en tant qu’ils sont également doués de raison et fragilesdevant la mort. Par le contrat social, l’égalité naturelle se mue en égalité politique. Chacun sesoumet à la volonté générale moyennant le droit de participer pour sa part à l’expression decette volonté.

Toutefois, sur le plan politique, le principe d’égalité n’est pas plus tôt énoncé qu’il estdéjà relativisé au nom de l’autonomie de la nation. Dès le lendemain ou presque de la promul-gation des droits de l’homme, les représentants de la nation sont conduits à s’interroger surle statut de certaines « catégories » de personnes, que l’Ancien régime réduisait à un statutmarginal, d’infériorité ou d’exclusion. On discute ainsi à l’Assemblée, de l’opportunité d’ac-corder des droits politiques aux protestants, aux juifs, aux comédiens, au bourreau et auxesclaves des colonies27. Si « l’émancipation » sera finalement accordée aux protestants et auxjuifs, les esclaves seront maintenus dans un état d’assujettissement parfaitement contraire à laDéclaration, au terme d’une décision hypocrite renvoyant le règlement de leur sort aux auto-rités coloniales. Quant au débat sur les juifs, il est intéressant en tant qu’il montre comment

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27. Lire au sujet de ces discussions et en particulier sur le sort mouvementé des juifs :R.Badinter, Libres et égaux, Paris, Fayard, 1989.

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l’admission au rang de citoyen passe par la renonciation à l’appartenance communautaire, oudu moins à toute manifestation publique de cette appartenance. Il n’y a pas de place pour lescorps intermédiaires entre l’individu et la nation ni pour une quelconque « double loyauté ».Dès lors, « il faut refuser tout aux juifs comme nation et leur accorder tout comme individus »(Clermont-Tonnerre).

Plus généralement, Sieyès écrit, dès le mois de juillet 1789, que, si tous les habitantsd’un pays ont droit à la protection de leur personne et de leurs biens, « tous n’ont pas droit àprendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ». Sont ainsi d’emblée exclus,les femmes, les enfants et les étrangers. Une distinction conceptuelle est née, appelée à unegrande fortune entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Kant ajoute à l’exclusion « natu-relle » des femmes et des enfants, jugés incapables, la condition « d’être son propre maître »,c’est-à-dire de disposer d’une propriété, ou en tout cas de ne pas être engagés « au serviced’autrui », ce qui conduit à rien moins qu’à rejeter l’ensemble des travailleurs hors de la viepolitique. La dépendance économique justifie le refus de la participation politique, au motifqu’il faut être libre pour voter ou pour représenter la nation afin d’éviter toute distorsion dansl’expression de la volonté générale. Kant renverse l’argument de Rousseau qui conseillait dene souffrir « ni les gens opulents ni les gueux » afin de protéger une délibération démocra-tique où « chacun n’opine que d’après lui ». Pour l’écrire autrement, cette position conserva-trice s’oppose à ceux qui, minoritaires encore, estiment que l’égalisation des fortunes consti-tue un objectif politique incontournable.

La distinction entre citoyens actifs et passifs conduit logiquement à refuser, comme enBelgique, l’institution du suffrage universel, au profit d’un régime censitaire qui conditionnetant le vote que l’éligibilité à des conditions de fortune. L’égalité politique est rapportée à l’in-égalité des fortunes au nom de la liberté d’opinion.

2. L’égalité devant la loi

Fortement relativisé au plan politique, le principe d’égalité est maintenu en principeau niveau des libertés civiles. Les libertés des personnes, le droit d’aller et venir, la liberté deconscience mais aussi la liberté de commercer, d’entreprendre et le droit de propriété sontgarantis à tous. Encore faut-il s’entendre sur la portée exacte de cette garantie. L’interdictionde principe faite à la loi de pénétrer dans la sphère privée empêche en effet toute interventionpublique dans la jouissance effective de ces droits au niveau de la société civile. Le principed’égalité fait seulement obstacle aux dispositions qui soumettraient des catégories depersonnes à des régimes juridiques différents, à l’image des « ordres » de l’Ancien régime28.

Le principe de l’égalité « en droits » ainsi compris affecte moins les relations entre lesparticuliers que le mode d’exercice de l’autorité. L’interdiction des distinctions entre lescitoyens rejoint l’exigence logique de la forme universelle de la loi. C’est pourquoi, les auteursqualifient généralement de formelle cette conception de l’égalité, dont l’effet se réduit à

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28. « Il n'y a dans l'État aucune distinction d'ordres » (Constitution belge, art. 10).

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soumettre la formule légale à un test de validité de nature syntaxique.

3. L’autonomie de la volonté

Les relations entre particuliers ne sont donc pas véritablement régies par le principed’égalité mais bien plutôt par le principe de liberté, ou pour employer l’expression ambiguëde l’époque, par le principe « d’égale liberté ». Le primat de l’individu sur l’organisationsociale ou communautaire a pour corollaire que personne ne peut en règle être engagé dansun rapport de droit que s’il y consent de manière expresse, ou du moins certaine. Les actionscommunes, concertées, et plus généralement toute forme de coopération, supposent donc unaccord entre tous les participants. Le contrat s’impose à la Modernité comme la forme juri-dique canonique de la coopération sociale. L’origine même de la société est rapportée à laconclusion d’une convention, le contrat social. Les cadres statutaires, corporatifs ou coutu-miers qui régissaient les rapports sociaux sous l’Ancien régime sont abolis. Les « coalitions»de travailleurs et d’employeurs sont interdites et sévèrement réprimées par la loi Le Chapelieret, dans les faits, par la police. Même la société privée, forme commune à nos yeux de l’en-treprise industrielle ou commerciale, est appréhendée de manière restrictive. La société civilese voit ainsi en Belgique déniée la personnalité juridique29 et ramenée, suivant la prescriptiondu Code civil et à l’instar des autres sociétés commerciales de personnes, à la figure ducontrat. Quant aux sociétés de capitaux (par actions), dont les formes de délibération se lais-sent malaisément ramener aux principes des contrats (vote majoritaire, organes de gestion,etc.), leur création demeure longtemps subordonnée à une autorisation officielle délivrée pararrêté royal.

Imposé comme la forme normale de l’action commune, le contrat se voit reconnaîtrepar le Code civil un très large empire et une solide protection. En vertu de l’autonomie de lavolonté, les parties peuvent en principe valablement convenir tout ce qu’elles veulent par lemoyen du contrat, pour autant que l’objet en soit déterminable et ne contrarie ni l’ordrepublic ni les bonnes moeurs. Ce principe est conforté par la liberté du commerce et de l’in-dustrie, ainsi que par le droit de propriété défini par le Code civil de manière extrêmementlarge comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvuqu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements30».

Une fois conclu en toute liberté, les termes du contrat s’imposent aux parties à l’égald’une loi (principe de la convention-loi). Le juge lui-même, saisi éventuellement d’un litigeentre les parties, se retrouve enchaîné par le contrat comme il l’est par la loi. Il ne peut endélier les parties et doit déterminer la portée exacte des obligations qu’il stipule en se fondantexclusivement sur l’intention commune des cocontractants au moment de la conclusion del’acte. Sauf cas de force majeure, qui rend impossible l’exécution des prestations, ou fautegrave qui autorise la résolution, le magistrat ne peut tenir compte des événements survenus

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29. La solution contraire prévaut cependant en France.30. Art. 544 du Code civil.

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depuis la formation pour en amender les termes. La Cour de cassation de France indique sansambiguïté que « dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisseleur paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pourmodifier la convention des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été libre-ment acceptées par les cocontractants31». La même attitude inflexible interdit aux juges derééquilibrer les termes d’une convention au motif qu’une « partie faible » s’y serait laisséeabuser. En réalité, il n’existe pas de parties faibles ou fortes mais seulement des personnesjuridiquement incapables (les mineurs mais aussi les femmes mariées) ou capables, cesdernières toutes jugées « également libres » de s’engager ou non.

Ces quelques principes serviront longtemps de justification (ou d’alibi) au refus detoute intervention de l’Etat dans la réglementation des conditions de travail et de vie desouvriers et à la répression violente des mouvements syndicaux. Mais la pression, de plus enplus insistante, de la question sociale imposera finalement une révision en profondeur del’analyse des rapports sociaux et, au-delà, des missions du droit et de l’Etat.

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31. Cass. Fr. 6 mars 1876, D.P. 1876.1.193. Cet arrêt de principe a été confirmé de manièreconstante tant en France qu’en Belgique.

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C H A P I T R E I I

L a r é f o r m e s o c i a l e d e l ’ E t a t e t d e s o n d r o i t

I. L’équilibre des forces

1. L’irrésistible émergence du social

Après la révolution politique (et juridique), le 19ème siècle connaît une révolutionindustrielle. Des populations toujours plus nombreuses quittent les campagnes pour l'atelierpuis l'usine et viennent grossir les rangs d'un prolétariat urbain aux conditions de vie misé-rables et précaires. Tandis que la bourgeoisie prospère, elle demeure sourde aux plaintes dela classe ouvrière dès lors que celles-ci ne sont pas formulées en termes de demande d'assis-tance (charité) mais de revendications de réformes politiques et juridiques.

Les principes du droit moderne, tels qu'ils sont appliqués du moins, ne conduisent pastant à un mauvais règlement de la question qu'à son ignorance et à son exclusion hors duchamp du droit. D'une part, la distinction entre citoyens actifs et passifs, sur laquelle reposele scrutin censitaire, prive les masses laborieuses de représentants parlementaires et exclut dece fait la question sociale du débat public institutionnel. D'autre part, l'interdiction de prin-cipe faite à l'Etat libéral de légiférer dans le domaine du commerce et de l'industrie et d'in-tervenir dans l'économie privée des contrats fait obstacle à toute réforme de l'organisation etdes conditions du travail. L'idéologie libérale légitime enfin, tant dans les relations indivi-duelles qu'au plan collectif, l'exploitation de la misère au nom de la maximisation du profit etl'accroissement des inégalités matérielles sous le couvert de l'égalité formelle.

Dans un tel contexte, la solution de la crise ne saurait être d'abord que politique. Lapolitique déborde inévitablement le droit chaque fois que le litige ne porte pas sur l'attribu-tion à chacun au sein de la société de ce qui lui revient (selon la définition classique de lajustice par Aristote) mais sur la définition de la société elle-même et de ses composantes,avant toute considération de parts et d'intérêts32. Une partie réclame un statut que l'autre luirefuse au nom du droit, se dérobant à la discussion et niant même l'identité des exclus. En l'es-pèce, le droit libéral se refuse à admettre l'existence d'une question sociale car celle-ciimplique la reconnaissance de classes distinctes dans la société, là où il ne veut voir qu'unagrégat d'individus libres et égaux.

2. La critique radicale du droit

Cette situation ne peut conduire ceux qui défendent avec le plus de vigueur les classeslaborieuses qu'à s'insurger contre les piliers de l'ordre juridique bourgeois. Les institutions de ladémocratie représentative, indépendamment même de leur application tronquée, sont critiquées

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32. J. Ranciere, La mésentente, Paris, Galilée, 1995.

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dans leur principe au nom de la misère sociale. « Le plaisant souverain qu'un souverain quimeurt de faim » raille Proudhon à propos de la « souveraineté populaire », tandis que Marxet Engels dénoncent les élections dont l'enjeu réel consiste à « décider une fois tous les troisou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds lepeuple au Parlement33». Les soi-disant libertés individuelles sont dénoncées comme alié-nantes. Cette « liberté de l'homme comme monade isolée et repliée sur elle-même34» ne s'ob-tient qu'au prix de la désagrégation de la société civile et des liens de solidarité que tisse l'ap-partenance à une communauté. Elle fabrique un individu fragmentaire, aliéné, malheureuxcar séparé de ses semblables, n'entretenant avec eux que des rapports dont le droit est la base35 .

Mais surtout, l'ordre juridique établi est dénoncé comme un discours hypocrite etmystificateur, qui déguise sous les apparences du droit l'horreur d'une oppression scanda-leuse. « Il est inutile de nous provoquer, écrivent Marx et Engels, avec vos idées bourgeoisesde liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées sont elles-mêmes les produits du système bour-geois de production et de propriété, tout comme votre droit n'est que la volonté de votreclasse, érigée en loi; et il n'y a rien d'autre dans cette volonté que les nécessités matérielles devotre classe36». Pour la théorie marxiste, on le sait, ce ne sont pas les règles juridiques mais lesstructures de la production économique qui déterminent en dernière instance l'organisationde la société. Ainsi, on ne saisit rien de la réalité sociale tant qu'on s'obstine à considérer larelation de travail sous l'angle du contrat de « louage d’ouvrage » librement conclu suivant leprincipe de l'autonomie de la volonté. Ce contrat ne constitue que le moyen d’occulter et detravestir, sous les aspects de la justice et du droit, l'opération par laquelle, dans le mode deproduction capitaliste, le propriétaire des moyens de production confisque, à la maind'oeuvre salariée qu'il emploie, une partie du produit de son travail (la plus-value).

Le droit, considéré dans son ensemble, n'est qu'un instrument dans les mains de l'Etat,lui-même tout acquis aux intérêts de la bourgeoisie. Sa fonction est d'abord idéologique etd'autant plus importante que le droit civil constitue proprement l'idéologie bourgeoise(Althusser37). Comme toute idéologie, le discours juridique déguise la réalité sociale, laprésente sous un jour légitime, et ainsi permet que se perpétue dans l'ordre le processus de laproduction. Outre cette mission, le droit participe aussi de « l'appareil répressif d'Etat », quipermet de faire taire les contestataires, de dissoudre les « coalitions », d'emprisonner lesmeneurs du mouvement ouvrier et de réduire, par la violence (légale) s'il le faut, les massesà l'obéissance et au strict respect des tâches que leur assigne l'ordre économique.

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33. Manifeste du Parti communiste.34. Marx, La question juive.35. Marx, Introduction générale à la critique de l'économie politique.36. Manifeste du Parti communiste.37. Sur la reproduction, Paris, P.U.F., 1995. Texte posthume dont fut extrait le célèbre article

“Idéologie et appareils idéologiques d’état” (La Pensée, 1971 repris dans Positions, Paris,Editions sociales, 1976, pp. 67-125).

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3. L’argument utilitariste

Le marxisme ne s'en laisse donc pas compter par le droit. Il refuse d'y voir le fonde-ment légitime et scientifique d'une organisation sociale juste. Il scrute, derrière les règles juri-diques prétendument objectives, le poids de la volonté d'une classe dominante et, plus fonda-mentalement encore, les « nécessités matérielles » d'un mode de production spécifique.

Cette approche instrumentale du droit, qui se refuse à réduire le jeu des règles à unsystème logique et abstrait, et partant, à isoler celles-ci du contexte social de leur application,n'est pas l'apanage du marxisme ni même des mouvements contestataires. On la rencontreégalement au 19ème siècle dans la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham, qui trouved'importants et durables prolongements dans le domaine juridique. Pour l'utilitarisme, le butde tout individu, comme de la société dans son ensemble, est la recherche du plus grandbonheur possible. Le bonheur représente le souverain bien, de sorte que l'on peut entendrepar « bien » tout ce qui procure du plaisir et par « mal » tout ce qui provoque de la peine. Lebut de l'action individuelle, comme de l'action politique, consiste à maximiser les plaisirs touten minimisant les peines. Ce qui relève pour chaque individu d'un calcul rationnel réglé surl'ordre de ses préférences nécessite, au plan collectif, le recours à une arithmétique permettantde mesurer la légitimité d'une règle au solde de ses effets positifs et négatifs. Cette mathéma-tique requiert le choix d'un étalon de mesure. Or « l'argent est l'instrument qui permet demesurer la souffrance et le plaisir »; « chaque part de richesse correspond à une part debonheur » (Bentham). Le but de toute législation consiste d'abord à éviter la spoliation desrichesses acquises et ensuite à favoriser l'accroissement de la richesse de tous et de chacun.Pour ce faire, le bon gouvernement n'obéit pas au modèle (négatif) de la « main invisible »mais bien à celui du spectateur impartial. Elevé à une position idéale, qui le place en dehorsde la compétition sociale tout en lui garantissant une vision d'ensemble, le spectateur impar-tial, promu au gouvernement, prend les mesures qui assurent le plus grand progrès desrichesses dans le respect des intérêts acquis.

4. Le nouveau paradigme

La pression croissante du mouvement ouvrier, le danger de la critique marxiste, l'es-sor de l'utilitarisme, l'éclosion de la sociologie comme science nouvelle vont progressivementamener un remaniement en profondeur de la vision du droit et de son rôle, de même que desconcepts juridiques fondamentaux.

A l'image du système cohérent, mais abstrait et statique, qui représentait l'idéal dudroit moderne, succède la représentation de la société comme un champ de forces, où s'af-frontent, de manière potentiellement violente, des intérêts contradictoires, ou à tout le moinsconcurrents, entre lesquels le droit arbitre afin de préserver ou de rétablir de façon dynamiquel'équilibre toujours précaire du système. La préoccupation essentielle demeure inchangée : ils'agit toujours d'identifier le droit à une science exacte afin de d’asseoir sa légitimité en tant

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qu’instrument objectif de régulation. Mais le modèle évolue, abandonne la logique pour lathermodynamique, tandis que le droit rejoint le mouvement naissant, mais en plein essor, dessciences sociales, sous la houlette du positivisme.

Ce mouvement de réforme se développe à peu près simultanément en Allemagne(Jhering et l'Interessen Jurisprudenz), en France (Gény et l'école de la libre recherche scienti-fique mais aussi Duguit) et aux Etats-Unis (Holmes et le réalisme; Pound et la SociologicalJurisprudence) où il commence à dominer le terrain des idées à partir des toutes dernièresannées du 19ème siècle. En Belgique, l'école sociologique occupe bientôt des positions trèsfortes à la tête de l'Université (Vander Eycken), de la meilleure doctrine (De Page) et même dela magistrature (Paul Leclercq, Procureur général près la Cour de cassation).

Dans leur diversité, ces nouveaux courants refusent de considérer le droit tant commeun système de règles que sous forme d'une somme de textes. Les règles des codes et les systé-matisations doctrinales ne sont, aux yeux des réalistes, que des « règles de papier » (paperrules). Mieux vaut s’attacher aux « règles réelles » (real rules), c'est-à-dire au droit tel qu'il esteffectivement appliqué. « Le droit n'est pas affaire de logique mais d’expérience38» (Holmes).S’il peut faire l'objet d'une étude scientifique, c’est en tant qu'il constitue un fait (ou plutôt unensemble de faits) observable. Le droit est un fait social qui ne peut être étudié adéquatementque dans son environnement naturel : la société en mouvement. Comme tout fait observable,on peut tenter d'en découvrir soit les causes, soit les effets.

Dans le cadre défini par le nouveau paradigme, deux programmes de recherche,souvent antagonistes mais finalement complémentaires, sont bientôt définis. Le premierscrute sous les motivations officielles des lois et des décisions de justice, le jeu des rapportsde force qui commandent en dernière instance l'énoncé et l'application de la règle. Il tente depercer à jour les facteurs déterminants du droit, qu'ils soient d'ordre économique, social oumême psychologique. Le second, qui s'attache davantage aux effets de l'application des règlessur les situations individuelles et collectives, tente de mettre au point des échelles de valeurset d'intérêts permettant aux gouvernants et aux juges d'effectuer objectivement les choix lesplus pertinents dans un contexte social donné. Le premier courant, auquel on peut rattacherla critique marxiste du droit, ne voit dans celui-ci qu’un produit du social. Le second, dontrelève l'utilitarisme, en fait plutôt un instrument de gestion du social. En pratique, les deuxvisions sont souvent combinées et se retrouvent dans la considération primordiale par delà larègle elle-même des intérêts en jeu.

Cette vision du droit, centrée sur l'arbitrage des intérêts, entraîne, par rapport à lavision classique du droit moderne, des évolutions considérables à la fois au niveau du rôle del'Etat et de son droit, de la mission des juges et de la régulation des relations interpersonnelles.

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38. « The path of the Law ».

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II. Le nouveau compromis social

1. Les bases d’un compromis historique

L'expression « compromis historique » désigne couramment le processus au termeduquel l'Etat libéral s'est progressivement transformé en Etat social ou Etat providence, parl’effet d'un accord entre la bourgeoisie et les forces du travail. Cette expression a le mérite demontrer que la nouvelle organisation sociale ne prétend nullement réaliser un ordre juridiqueparfait et purement rationnel ou radicalement nouveau. Il entérine plutôt une solution poli-tique, provisoire ou du moins évolutive, qui prend acte de l'existence d'un rapport de forcesdonné entre les groupes d'intérêts en présence, qu'il s'engage à traduire dans un programmenégocié de réformes.

Du côté du parti ouvrier, le compromis implique la renonciation à l'action révolution-naire et à la collectivisation autoritaire des moyens de production, en échange d'uneinstitutionnalisation de la représentation ouvrière dans l'Etat. Celle-ci implique à tout lemoins l'adoption du suffrage universel pur et simple (mais toujours à ce stade exclusivementmasculin), la légalisation des syndicats et la reconnaissance de leur représentativité, de mêmeque du mouvement politique ouvrier. La reconnaissance de la légitimité de l'Etat et l'élargis-sement de sa base sociale passent en outre par une transformation du rôle de l'Etat. Cettetransformation suppose, de la part du parti bourgeois, l'abandon ou l'aménagement desconceptions libérales du « laissez faire » et le ralliement à une politique d'intervention activedans la vie économique et sociale, dans la perspective d'une réduction des inégalités maté-rielles, à la faveur d'un partage plus équitable des fruits de la croissance.

2. Les principes de justice de Rawls

Dans sa célèbre Théorie de la justice, John Rawls a tenté de reconstruire théorique-ment, à l'instar des philosophes du contrat social, l'adoption des clauses du compromis socialdémocrate, dans une forme qui a le mérite d'autoriser la comparaison avec la version clas-sique du contrat et donc de permettre de mesurer le chemin parcouru, mais dans une optiqueaméricaine qui demeure différente de la social-démocratie européenne.

Pour Rawls, la négociation du contrat social a pour objet la détermination d'une procé-dure de répartition équitable des « biens », c'est-à-dire non seulement des richesses, maisaussi des bénéfices et des charges de la vie publique, ainsi que des droits qui sont attachés auxuns et aux autres. La découverte des principes de justice suppose, dans un premier stade, queles parties à la discussion se placent « sous le voile de l'ignorance », c'est-à-dire acceptent defaire « comme si » elles ne connaissaient rien de la position qu'elles occupent dans la viesociale réelle : ni leur position sociale, ni même leurs préférences en termes de choix de vie,de carrière, de valeurs. Placées dans ces conditions d'ignorance, elles vont tenter de s'accor-der sur les modalités de partage qui leur apparaissent les plus profitables. Elles vont dans un

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premier temps, estime Rawls, convenir d’adopter une règle d'argumentation, baptisée « maxi-min ». Cette règle se fonde sur des considérations de prudence. Ignorante de son statut social,chaque partie s'imagine, compte tenu de l'importance de l'enjeu de la négociation, que cestatut lui sera assigné par son pire ennemi. Elle éprouve dès lors un intérêt à maximiser laposition de la partie la plus mal lotie du jeu social.

Après l'adoption du maximin, il ne reste aux parties qu'à découvrir les deux principesde justice, sur lesquels elles s'accorderont nécessairement. Le premier principe, dit d'égaleliberté, reconnaît à tout un chacun la jouissance des libertés fondamentales (celles-là mêmesgaranties par les Déclarations de droits libérales). Mais ce principe est complété par unsecond, qui oriente le partage des richesses. Les parties se détachent cette fois du « laissezfaire » libéral, dont l'expérience montre qu'il crée des exclus, donc qu'il ne réalise pas le maxi-min. Mais elles n'optent pas pour autant pour un partage égalitaire des ressources car ellesconstatent qu'une telle formule est de nature à démotiver les acteurs économiques et donc àréduire le volume global du « gâteau » à partager. Elles s'accordent finalement sur le principede différence qui admet la distribution inégale des richesses produites pour autant que celle-ci améliore en tout cas le niveau de ressources des plus démunis.

On le voit bien, l'anthropologie (la conception de l'homme) qui conduit à l'adoptiondes principes de justice est identique à celle que Hobbes mettait déjà en avant au 17ème siècle :l'égoïsme rationnel, calculateur et prudent. Le résultat de la négociation pourtant n'est paséquivalent et motive au moins trois remarques :1. Le but du contrat social est l'établissement d'une procédure de répartition des

« biens », de partage du gâteau selon l'image explicite de Rawls, et non plus simplementl'élimination de la violence.

2. La protection des libertés individuelles est garantie dans l'Etat social, contrairement à laposition de Hobbes mais conformément à celle de Locke. Rawls précise même que lepremier principe est antérieur au second, non seulement chronologiquement mais logi-quement, ce qui signifie qu'il ne peut être remis en cause, même au nom du bien êtreéconomique ou social. Ces droits sont « retranchés » (entranched rights) du jeu de la négo-ciation sociale.

3. Enfin, si le second principe mène à la reconnaissance des droits économiques et sociaux(qualifiés de droits de l'homme de la 2ème génération), ces droits ne jouissent pas, semble-t-il, du même statut que les libertés fondamentales. Rattachés à la règle de prudence, ilstissent une sorte de filet de protection, qui réduit les conséquences de la « défaite » pourles acteurs économiques les moins adroits ou les plus malchanceux.

3. Le consensus par recoupement

Dans Libéralisme politique, son second grand ouvrage, publié près de vingt ans aprèsThéorie de la Justice, Rawls complète la procédure de négociation, sous le voile d’ignorance,du contrat social par deux stades complémentaires. Ceux-ci font intervenir les communautés

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diverses qui composent nos sociétés pluralistes. Il peut s'agir de communautés nationales,culturelles, linguistiques ou « ethniques », ou de communautés religieuses ou philosophiques,ou encore des communautés politiques et autres « minorités ». Ces communautés ont ceci encommun qu'elles rassemblent leurs membres sur la base d'un lien d'appartenance qui est lié,au moins partiellement, à l’adhésion à des valeurs spécifiques et à une certaine conception dumonde ou au choix d’un mode de vie particulier.

Rawls admet qu'il est impossible de faire complètement abstraction de ces valeurspour fonder les principes de justice. Mais, en bon moderne, il sait qu'il est impossible deréunir un accord unanime sur le bien et les valeurs. Le philosophe se retrouve donc confrontéà la distinction du juste et du bien. On se rappelle que la Modernité avait, dans le contexte dela Réforme, exclu les conceptions de la bonne vie de la définition du juste et rejetées celles-ci,au nom de la laïcité, dans le domaine de la sphère privée. Les principes de justice devaientêtre découverts et acceptés par tous, indépendamment des conceptions du bien. Cette posi-tion n'apparaît cependant plus tenable aux yeux de Rawls, qui tente de définir la position decompromis suivante.

Après s'être accordés sur les principes de justice, sous le voile de l'ignorance, c'est-à-dire indépendamment de toute conception du « bien », les différentes parties confrontent lesrésultats de leur découverte à leurs propres systèmes de valeurs, soit individuels, soitcommunautaires. Ils vérifient durant cette deuxième étape (dite de « justification pleine etentière ») la conformité ou la compatibilité des principes appelés à guider la vie publique àleur morale substantielle. Enfin, dans un troisième temps, les parties prennent acte, dans lemeilleur des cas, de la réalisation d’un « consensus par recoupement » (overlapping consen-sus). Cette étape a pour objet de constater que chacune des communautés a pu accepter lesprincipes de justice selon son propre ordre de valeurs. Cette reconnaissance réciproque nepermet toutefois aucun échange d'arguments sur les raisons pour lesquelles une communautéadhère (ou le cas échéant n'adhère pas) aux principes de droit.

4. Du consensus au compromis : le risque d'une dérive

Dans un débat récent qui l'oppose au philosophe américain39, Habermas critique lemodèle du « consensus par recoupement ». En subordonnant la ratification des principes dejustice à l'accord des différentes communautés de valeurs et d'intérêts, mais sans que cetaccord (ou un éventuel refus) soit le fruit d'une discussion publique orientée vers la recherchede règles de vie universalisables, c'est-à-dire également bonnes pour tous, Rawls ouvre large-ment la voie au compromis : soit un compromis entre les principes qui devraient s'imposer àtous et des « valeurs » ou des « intérêts » qui n'expriment que des préférences ou des orien-tations de vie particulières; soit même directement un compromis entre les groupes d'intérêtsaux dépens des principes.

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39. J. Habermas et J. Rawls, Débat sur la justice politique, Paris, éd. Cerf (Humanités), 1997.

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L'examen de la pratique belge apporte de l'eau au moulin de cette analyse. N'yobserve-t-on pas, à la faveur de certaines « crises » , des groupes d'intérêts s’accorder à huisclos sur des pactes plus ou moins secrets, indépendamment de toute procédure constitution-nelle ou légale et en dehors de toute enceinte publique ou démocratique ? Ces groupes, qui neprétendent parfois à d'autre légitimité que celle des intérêts qu'ils représentent, fonctionnent,sans s'en cacher, sur une logique de compromis. Il s'agit moins de fixer un cadre de viecommun que d'échanger ou d'arracher des avantages censés correspondre aux revendicationsde la frange de la population dont ils se font les porte-parole. De tels compromis, qui n'ontpas de valeur juridique et dont les auteurs préfèrent n'avoir pas de personnalité juridique,échappent à l'emprise de l'Etat de droit et, faut-il le dire, à tout contrôle. Mis délibérémenthors du droit, ils se situent en réalité au-dessus de lui, dès lors qu’ils inspirent les principalesréformes constitutionnelles et législatives et que les acteurs politiques s'y réfèrent de préfé-rence à la loi comme le guide et la justification de leurs actions.

Il ne s'agit pas ici de remettre en cause le rôle éminent des partis dans la vie politiqueau 20ème siècle. Les partis participent de la démocratie et leur représentativité procède dusuffrage universel. Mais il est intéressant, pour notre propos, de noter à quel point le systèmepolitique a intégré la vision du droit comme pure résultante d'un rapport de forces entregroupes d'intérêts ou de valeurs, abandonnant jusque dans sa portée idéale, la perspective dela volonté générale. De manière caractéristique, les responsables n'ont pas cru devoir intégrerà la Constitution cette réforme acquise de fait, pourtant si lourde de conséquences. Agirautrement aurait encore signifié soumettre le jeu des forces politiques et sociales aux règlesdu droit alors que, dans la réalité, c'est bien du contraire qu'il est question.

5. Le développement du pouvoir administratif et technocratique

Si le droit perd ainsi son rôle de fondement, en raison et en légitimité, de l’organisa-tion sociale que lui conférait le contrat social, il se recycle rapidement comme l’instrumentindispensable à la mise en œuvre des nouvelles missions assignées à l’Etat. Les compromisnégociés entre les groupes d’intérêts débouchent sur des programmes de réformes dont laréalisation suppose l’intervention active de l’Etat dans la vie sociale, soit pour opérer untransfert de ressources, soit pour réglementer les rapports entre catégories de la population,soit encore pour stimuler les activités économiques ou en réguler le cours. La conception libé-rale de l’Etat minimum est renversée au profit d’un Etat conçu désormais comme l’arbitre dela vie sociale, le garant du progrès économique et parfois même le gestionnaire de la sociétécivile. L’Etat garantit, et constitutionnalise tardivement40, des droits économiques, sociaux etculturels. De manière caractéristique, ces nouveaux droits ne protègent plus les particulierscontre une intervention intempestive de l’Etat (freedom from) mais au contraire les autorisentà réclamer l’intervention tutélaire de l’autorité publique (freedom to).

Le droit demeure le moyen privilégié de l’action des autorités de l’Etat et sert donc

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40. Art. 23 de la Constitution belge, introduit par la réforme constitutionnelle de 1994.

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d’instrument à la mise en place des réformes. Mais l’élargissement considérable de cesmissions requiert des moyens juridiques spécifiques et appropriés. Les réformes socialesnécessitent l’adoption moins de règles nouvelles que de mesures, prises à intervalles régulierset rapprochés, afin de peser continûment sur le cours des activités et l’équilibre des rapportssociaux. Les trains de réformes successifs génèrent une inflation considérable de l’appareillégislatif, auquel s’ajoute, et souvent se substitue, un arsenal réglementaire, qui en précise lesmodalités techniques complexes des différentes mesures, voire fixe lui-même, de plus en plussouvent et ouvertement, les objectifs à atteindre et les programmes à appliquer.

Le droit gagne en volume et en complexité ce qu’il perd en stabilité et en cohérence. Il nes’identifie plus à la loi mais davantage à l’appareil administratif d’Etat chargé de son élaboration,de son exécution et de l’évaluation de ses résultats. L’Etat s’apparente désormais à une gigantesque« pyramide de normes », suivant la célèbre image de Kelsen, véritable machine destinée à produiresans cesse des normes nouvelles, qui comportent autant de délégations de pouvoirs aux auto-rités subordonnées en vue de l’établissement d’autres normes plus minutieuses encore.

Le parlement n’apparaît plus souvent que comme une chambre d’entérinement desprojets administratifs, ce qui éclipse son rôle de représentation de l’espace public (phénomènede renversement du cycle du pouvoir). Le principe des réformes est décidé au niveau dugouvernement, qui s’en réfère lui-même aux travaux des experts, organisés en autorités indé-pendantes, en commissions ad hoc ou en bureaux d’études, ou aux avis des technocrates quifont profession de diriger. On retrouve, sous une forme positiviste et paternaliste, l’idéalscientiste et techniciste du droit moderne. Une fois redéfini le droit comme l’instrument de lagestion du social, de son évolution et de son équilibre, il s’agit de confier à la science et à latechnique, et à ceux qui sont censés détenir la première ou maîtriser la seconde, le soin decalculer, à la manière du spectateur impartial de Bentham, les mesures de nature à procurerles meilleurs résultats, compte tenu des différents paramètres pertinents, des contraintesconstatées et des incidences prévisibles.

Si l’idéal démocratique fait l’objet de professions de foi répétées et unanimes, lesespaces aménagés pour la discussion publique des normes sont, dans les faits, réduits à laportion congrue. La participation du peuple à la vie démocratique est trop souvent limitée àl’opération ponctuelle du vote et à l’expression isolée et émotive d’opinions non soumises àla discussion, que les sondages clichent et additionnent. L’Etat providence tend ainsi à réduirele citoyen à un rôle largement passif. Comme l’écrivait déjà Toqueville, « [L’Etat] se chargeseul d’assurer la jouissance des citoyens et de veiller sur leur sort (...) il aime que les citoyensse réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur.Mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre. Il pourvoit à leur sécurité, prévoit etassure leurs besoins, facilite leur plaisir, conduit leurs principales affaires, dirige leur indus-trie (...). C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre,qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaquecitoyen à l’usage de lui-même41».

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41. De la démocratie en Amérique (cité par J.M. Ferry).

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III. La justice par la balance des intérêts

1. La critique de l’exégèse légaliste

L’institution judiciaire et les magistrats ne restent pas à l’écart du changement de para-digme. Si le juge est placé en dessous du législateur dans la pyramide des normes, il s’éman-cipe progressivement de la stricte sujétion à la volonté du législateur historique imposée parl’école de l’exégèse. En France et en Belgique, ce mouvement prend prétexte du vieillissementde la codification napoléonienne, dont on célèbre le centenaire. Mais l’Allemagne, qui vientd’adopter son propre Code civil (1900), et les Etats-Unis, qui n’en ont jamais eu, connaissentla même évolution. Partout on dénonce, chez le juriste, l’homme de cabinet qui borne son étudedu droit à l’interprétation des sources et à la contemplation des règles réduites à un système cohé-rent et parfait. Partout on invite les magistrats à inscrire davantage leur action dans la réalitésociale qui les environne et que le droit ne peut méconnaître sans graves inconvénients et dangers.

Le monopole de la formulation des règles de droit par la loi est contesté. On opposeaux « règles de papier » des codes, le droit issu de la pratique tel qu’il se dégage de l’obser-vation de la société et des décisions de la jurisprudence. On remet en cause « le dogme de laplénitude de la loi écrite » (Gény), c’est-à-dire sa vocation à fournir une réponse à l’ensembledes questions juridiques. La loi ne peut prévoir tous les cas et ne manifeste d’ailleurs guère lesouci de régir toutes les situations. Dans bon nombre d’espèces, la loi ne prévoit rien.Déterminer dans ces circonstances la volonté du législateur relève de la fiction. Le plussouvent, les parlementaires n’ont tout simplement pas envisagé le problème, qui ne se posaitsans doute pas au moment de légiférer. Quand bien même ils l’auraient envisagé dans lestravaux préparatoires, la solution ainsi découverte se révélera souvent inadéquate pour lestemps présents.

Que faire dans tous ces cas où la loi présente des lacunes ou porte les marques de ladésuétude ? Les diverses alternatives proposées relèvent d’une commune inspiration. Il fautse détacher des termes de la loi et de l’intention historique pour considérer le but poursuivi,en adaptant aux circonstances les moyens de l’atteindre (Jhering). Il faut interpréter les termesde la loi à la lumière, non de l’intention du législateur historique, mais en se figurant lavolonté qu’exprimerait le législateur s’il avait à se prononcer aujourd’hui (Saleilles). La solu-tion la plus nette est formulée par Gény, qui propose de cantonner l’empire de la loi aux casque ses auteurs ont expressément voulu régler et à laisser tous les autres à la compétencediscrétionnaire du juge, qui trouvera la meilleure solution par le moyen d’une « librerecherche scientifique ».

2. Le juge arbitre du conflit social

La recherche par le juge de la meilleure solution en droit sera « libre » car noncontrainte par le commandement des sources et au premier chef de la loi. Elle sera

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« scientifique » car elle ne se fondera ni sur l’intuition ni sur l’équité, mais sur une véritableméthode garantie par la science. La jurisprudence relève de la « sociologie appliquée ». Elledécouvre le droit dans l’étude des faits sociaux. Pour ce faire, le juge doit mesurer la valeurdes droits que les parties invoquent devant lui en considérant le but moral, économique ousocial que ces droits favorisent et en le mettant en balance avec les intérêts que leur exercicecontrarie. Le juge doit donc bien connaître l’état de la société et percer à jour les lois secrètesde son organisation et de son évolution. Il doit déceler, sous le litige juridique, le conflit d’in-térêts. Ce conflit manifeste souvent des tensions collectives, dues à l’évolution sociale. Le jugepeut les apaiser en anticipant de manière judicieuse la marche nécessaire du progrès et enimposant en douceur les réformes indispensables. Ainsi, le droit pourra-t-il rester maître dumouvement qu’il doit sans cesse diriger. Le juge doit considérer avant tout l’incidence socialede sa décision. Il doit se fixer pour but de maintenir ou de rétablir l’équilibre des intérêts enprésence. Cet équilibre correspond d’ailleurs, selon Gény, à la « nature des choses ». Les faitssociaux portent les conditions de leur équilibre et découvrent pour ainsi dire d’eux-mêmes lanorme qui les doit régir. La tâche du magistrat consiste à mettre en lumière et à entériner cetéquilibre naturel, mais dynamique, qui évolue sans cesse avec la société elle-même.

Cette méthode, qui intègre parfaitement le nouveau paradigme « social » du droit,implique un accroissement considérable des pouvoirs du juge, qui prend désormais un rôlede premier plan. De bouche obéissante de la loi, le voici promu expert du social et ingénieurde la paix civile. De même que l’expert ou le technocrate au niveau gouvernemental, il se meten mesure de créer la règle de droit, ou plutôt de la « découvrir », au nom de sa connaissancespéciale de la société et des intérêts qui s’y opposent, des nécessités du progrès, de l’évolu-tion et de l’harmonie. Son jugement « scientifique » se pose clairement comme un jugementde valeurs. Pour trancher entre les droits concurrents, le magistrat considère les valeurs quiles sous-tendent et donne la préférence à celle placée la plus haute sur l’échelle ou dont l’ac-tualisation apparaît la plus nécessaire à l’évolution positive et pacifique de la société.

3. Exemples d’application

La méthode de la pesée des intérêts concurrents comme principe de la solution des procèsprend une importance sans cesse croissante dans l’exercice de la justice. Elle inspire plusieurs« créations » jurisprudentielles importantes, qui relativisent la portée de la loi ou du contrat.

La jurisprudence institue par exemple la notion d’abus de droit qui permet de refuserà un justiciable l’exécution en justice de son droit notamment pour le motif que le bénéficequ’il retirerait de l’exercice de ce droit est sans commune mesure avec le préjudice que cetexercice causerait à autrui42.

De même, la Cour de cassation a adopté en matière de troubles de voisinage un régimede responsabilité objective fondée sur la notion d’équilibre. Selon cette jurisprudence,

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42. Cass. B. 10 mai 1971.

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adoptée en 196043, au fil du temps s’établit une situation d’équilibre entre les fonds voisins.Cette situation crée des droits, qui contrebalancent le caractère absolu du droit de propriété.Le propriétaire qui, sans commettre aucune faute, rompt l’équilibre ainsi établi, en imposantaux titulaires de droits sur les fonds voisins, des troubles qui excèdent la mesure des incon-vénients ordinaires du voisinage, doit réparation pour le trouble ainsi causé (indemnité ouremède).

Les procédures d’urgence, dite en référé, qui ont pris au cours des dernières décenniesune importance considérable, renforcée encore par l’arriéré judiciaire en matière d’actions aufond, accordent aussi une place centrale à la pesée des intérêts. Le juge des référés ne déter-mine pas les droits des différentes parties en litige (c’est la tâche du juge du fond). Il se fondesur une apparence de droit pour prononcer les « mesures provisoires » qu’impose l’urgence.Pour décider de ces mesures et aménager entre les parties en litige une situation d’attente, quipeut se prolonger durant plusieurs années et même assez souvent fournir le point de départd’un règlement définitif négocié (l’action au fond étant dans ce cas abandonnée), le juge sedétermine en ordre principal au regard des conséquences de sa décision. Il prononce lamesure demandée, encore une fois sans trancher le litige lui-même, lorsque celle-ci s’imposepour éviter un préjudice grave ou irrémédiable. Dans cette appréciation, le juge comparetoujours le préjudice évité par la mesure à celui que la mise en œuvre de la mesure risque decauser à la partie adverse. C’est la pesée des intérêts concrets en jeu, plus que les droits encause au fond, qui fait pencher la balance.

4. Les droits de l’homme dans la balance

De manière plus surprenante, mais non moins intéressante, la technique de la peséedes intérêts s’est également imposée très largement dans le cadre du contentieux des droits del’homme, tant au niveau des Cours suprêmes (et assimilées) que de la Cour européenne deStrasbourg. Il s’agit d’un contentieux central en raison de l’autorité des juridictions saisies, del’importance acquise par ce type de litiges (mouvement dit de « constitutionnalisation » desdroits) et de la portée des décisions qui touchent aux valeurs fondamentales des systèmesjuridiques en cause. Il est a priori difficile d’imaginer que les droits de l’homme, proclamésdroits naturels, inaliénables et imprescriptibles, puissent à leur tour être placés dans labalance. Deux exemples, tirés de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, permettront de sefaire une idée plus précise du mécanisme mis en œuvre et des interrogations qu’il suscite.

En 1994, la Cour s’est prononcée par deux fois, à quelques jours d’intervalle, sur desrecours individuels invoquant une violation par un Etat de la liberté d’expression, protégéepar l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et deslibertés fondamentales. Ces affaires, qui firent couler beaucoup d’encre44, portaient pour l’une

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43. Cass. B. 6 avril 1960.44. En Belgique notamment les articles très critiques de Guy Haarscher et de François Rigaux

dans la Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1995, où l’on trouvera également letexte des deux arrêts commentés.

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sur des propos blasphématoires, pour l’autre sur des propos racistes. La première affaire45 faisait suite à la saisie puis à la confiscation en Autriche, à la

demande de l’évêque d’Innsbruck, de la copie du film Le concile d’amour de WernerSchroeter, inspiré de la pièce du même nom d’Oscar Panizza. La diffusion de ce film, qui cari-cature grossièrement et tourne en ridicule les personnages et les scènes sacrées de la foi catho-lique, avait été interdite par les autorités autrichiennes sur base de la législation en vigueurréprimant le blasphème. La Cour rejeta le recours de l’Otto-Preminger-Institut, qui avait prisl’initiative de la projection, au terme d’une « mise en balance des intérêts contradictoirestenant à l’exercice de deux libertés fondamentales garanties par la Convention ». La Courestime en effet qu’il y a lieu d’apprécier la décision des autorités autrichiennes en mettant enbalance, d’une part, la liberté d’expression de l’association organisatrice et des cinéphilesintéressés par la projection, et, d’autre part, la liberté de culte (art. 9) des catholiques du Tyrol,atteints dans leur foi par l’annonce de cette diffusion. Constatant que la religion catholiqueest professée par l’immense majorité des Tyroliens, la Cour estime que l’Autriche n’a pascommis d’erreur manifeste d’appréciation en favorisant par sa décision la paix religieuse auxdépens de la liberté d’expression d’une poignée de cinéphiles.

La méthode de raisonnement suivie par la Cour, pour conforme qu’elle soit au para-digme du « droit social », n’en suscite pas moins des interrogations, pour ne pas dire desérieuses réserves. Avant que de mettre en balance les libertés protégées par les articles 9 et10 de la Convention de sauvegarde, n’aurait-il pas mieux valu préciser en termes de principele contenu des deux libertés en cause ? La liberté de culte est généralement définie comme undroit de l’homme de 1ère génération, dont le respect s’impose à l’autorité publique, qui nepeut prendre aucune mesure pour empêcher l’exercice du culte ou l’accès aux lieux de culte.Mais les adeptes d’une religion peuvent-ils se prévaloir de celle-ci à l’encontre des citoyensqui n’y adhèrent pas pour faire interdire tout propos hostile ou irrévérencieux tenu au sujetde leurs croyances ? Quant à la liberté d’expression, la Cour avait posé en principe, dans l’arrêtHandyside46 que son bénéfice s’étend aux « propos qui heurtent, choquent ou inquiètent »,dont la vie démocratique doit s’accommoder. N’aurait-il pas fallu examiner d’abord si le blas-phème entrait ou non dans cette catégorie ?

Ces questions, qui touchent au fond et au contenu de libertés fondamentales, n’ontguère été approfondies par la Cour qui leur préfère la pesée des intérêts concrets en présence.Très clairement, la Cour ne dit pas ici que les droits du culte l’emportent en principe sur laliberté de communiquer. Elle estime seulement que l’Etat autrichien a pu en l’espèce luidonner la préférence en comparant l’intérêt de l’écrasante majorité des catholiques tyrolienset de la sauvegarde de la paix religieuse à l’intérêt d’une manifestation culturelle relativementconfidentielle. On peut déduire de la motivation adoptée par la Cour que la solution aurait étédifférente s’il s’était agi d’un film à grand spectacle, attirant un large public, et avait heurtéles croyances d’une religion minoritaire. Or un tel calcul choque et paraît en contravention

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45. C.E.D.H., 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c. Autriche.46. C.E.D.H., 7 décembre 1976.

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avec la logique de la protection individuelle qui portait à l’origine les droits de l’homme. Parailleurs, la méthode de calcul adoptée par la Cour ne conduit-elle pas à légitimer a posterioriles revendications de certains mouvements musulmans lors de l’affaire Rushdie, à peine de «faire deux poids, deux mesures » ?

Ces craintes sont confortées par l’arrêt Jersild47, rendu trois jours plus tard par uneautre chambre de la Cour de Strasbourg. Un journaliste danois avait été condamné par lesjuridictions pénales de son pays, pour avoir suscité, monté et diffusé dans une émission deradio, sans aucune forme de critique, des propos racistes d’une terrible violence, tenus par unpetit groupe de jeunes extrémistes éméchés, également condamnés d’ailleurs. Jersild se défen-dait devant la Cour au nom de la liberté d’information. La Cour lui donne raison et condamnele Danemark pour avoir manifestement mal évalué les intérêts en présence. Il aurait fallumieux « mettre en balance l’intérêt d’une protection des personnes grossièrement insultéespar les déclarations et l’intérêt d’informer le public de celles-ci » et « rechercher un juste équi-libre entre la protection de la réputation ou des droits d’autrui et le droit de l’intéressé decommuniquer des informations ». Ce qui choque ici, c’est le fait de ramener la question dupropos raciste au poids du préjudice causé aux personnes insultées. Faut-il en déduire unenouvelle fois que la protection de la Convention sera à la mesure de l’importance numériquedu groupe insulté ? Bien plus, faut-il admettre, comme le fait implicitement la Cour, qu’unpropos raciste, pourtant interdit par la loi et au-delà par la Communauté internationale, neheurte que les personnes visées et non la collectivité toute entière ? La véritable questionn’était-elle pas de décider, tant en droit qu’en fait, la mesure de la responsabilité d’un jour-naliste pour les propos illicites qu’il choisit de rapporter au public ?

On peut le constater à travers ce double exemple, qui est loin d’être isolé, la méthodede la pesée concrète des intérêts en présence tend, au nom du principe de proportionnalité, àprendre le pas en jurisprudence sur l’interprétation du contenu des droits, ce qui ne manquepas de susciter d’importantes critiques non dénuées de fondement.

IV. Des relations individuelles aux rapports de groupes

1. De l’égalité formelle à l’égalité matérielle

Tandis que l’égalité politique est conquise de haute lutte avec l’instauration dusuffrage universel, plus tard étendu aux femmes, l’interprétation formelle du principe « d’égalité devant la loi » est critiquée et adaptée aux nouvelles missions de l’Etat social. Lavéritable égalité ne consiste pas à imposer le même régime à tous, ce qui renforce de fait l’in-égalité des conditions. Le principe d’égalité doit permettre l’intervention de l’autoritépublique lorsque celle-ci constate, dans la réalité des faits, des disparités trop grandes ouinjustes entre différentes catégories de la population. Puisque le droit a désormais pour

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47. C.E.D.H., 23 septembre 1994, Jersild c. Danemark

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mission d’assurer ou de rétablir l’équilibre entre les divers groupes sociaux, la loi doit néces-sairement pouvoir appliquer des régimes distincts à ceux qui se trouvent dans des situationsdifférentes. Cette nouvelle conception justifie notamment la mise en place de programmesdits de discrimination positive au profit des catégories défavorisées.

Cette nouvelle compréhension de l’égalité s’accompagne d’une révision des critèressanctionnant les discriminations illicites. Les juridictions estiment qu’un traitement différen-tiel n’implique pas en soi une violation du principe d’égalité mais vérifient que les différentescatégories établies par la loi et les régimes particuliers qui leur correspondent sont objectifs,c’est-à-dire qu’ils sont fondés sur des critères pertinents et que les mesures prises sont denature à rencontrer l’objectif poursuivi. A la notion d’égalité se substitue ainsi progressive-ment celle de proportionnalité, appelée à un destin considérable dans la jurisprudence consti-tutionnelle et administrative48. La vérification de la proportionnalité ne se fonde plus, commecelle de l’égalité formelle, sur un test de type grammatical, mais bien sur l’appareil de mesure,à présent familier, des intérêts et de leur équilibre.

2. Le contrat dirigé

La transformation sociale du droit moderne impose également une remise en cause dustatut privilégié de l’autonomie de la volonté dans l’établissement des relations juridiquesentre particuliers. La législation intervient de manière délibérée dans l’économie des conventionsdans le but de protéger la « partie faible ». Outre les règles d’ordre public qui se multiplient,on introduit la notion de dispositions impératives, protégeant les intérêts de la partie fragileet au bénéfice desquelles celle-ci ne peut renoncer valablement dans le courant de la négociation.On peut citer par exemple les dispositions en faveur du consommateur, notamment dans certainesformes de vente ou d’opérations de crédit ou d’assurance, ou les protections dont bénéficientcertaines catégories de locataires et bien sûr les dispositions protectrices des travailleurs.

La réglementation de ces conventions est parfois à ce point détaillée qu’elle n’offreplus guère de matière à la négociation individuelle. Les parties ont seulement le choix de s’en-gager ou non dans l’opération, en remplissant le cas échéant les formalités spéciales prévuespar la réglementation. Mais, une fois entrées dans le mécanisme, les conditions de leur coopérationleur échappent pour l’essentiel et sont prises en charge par la loi, jusque et y compris parfoisla tarification des prestations (réglementation des prix, des taux d’intérêt, imposition d’unsalaire minimum, blocage des loyers, etc.).

Lorsqu’une difficulté survient en cours d’exécution, les parties doivent en référer à laloi pour connaître l’étendue de leurs obligations réciproques. De même, le juge, éventuelle-ment saisi d’un litige, interprétera le contrat par référence, non à l’intention des parties, pardéfinition de peu de conséquence pour ce type de contrat, mais bien à la législation et à sesobjectifs. Dans l’hypothèse où la loi ne fournit pas de solution au problème, le juge pourra

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48. Les arrêts Otto-Preminger-Institut et Jersild se réfèrent expressément au principe deproportionnalité.

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agir en véritable législateur délégué et à titre d’expert social et imposer une solution fondéesur l’équilibre des intérêts en présence, conformément au principe connu. Le législateurconfiera d’ailleurs régulièrement au juge un large pouvoir d’appréciation.

Quant à la révision de la convention, l’initiative en revient ici encore à la puissancepublique, qui intervient et modifie d’autorité les termes des contrats en cours, pour les adap-ter à une situation nouvelle ou pour répondre à des objectifs de politique générale ou écono-mique. Par exemple, la loi limitera ou découragera les augmentations de salaires en fonctiondes impératifs macro-économiques de compétitivité.

3. La négociation collective

Parmi les contrats réglementés, le contrat de travail occupe une place particulière. Ens’engageant dans les liens d’un contrat à durée indéterminée, le travailleur ne conclut pas unsimple contrat de droit privé. Il accède véritablement à un statut qui comme tel détermine saposition dans la société et lui donne accès aux droits sociaux, via les organismes de sécuritésociale. La perte d’un tel statut est si lourde de conséquences que la loi limite le droit de l’em-ployeur de mettre fin au contrat ou du moins assortit l’exercice d’un tel droit à des contraintesparticulières (protection contre le licenciement abusif, procédure de licenciement collectif,préavis de longue durée ou indemnité compensatoire, ...).

Si la législation s’impose d’autorité aux parties qui s’engagent dans les liens d’uncontrat réglementé, cela ne signifie pas cependant que le régime contractuel échappe à touteforme de négociation. A l’image des conventions collectives de travail, éventuellement rati-fiées par arrêté royal, la loi entérine un certain arbitrage entre les intérêts des catégories repré-sentées, qui a fait l’objet d’une négociation préalable entre les représentants des groupes visésou à tout le moins d’une concertation entre les organes de l’Etat et les organisations repré-sentatives ou autres lobbies. La négociation n’est donc pas éliminée mais bien renvoyée duniveau individuel vers le collectif.

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C H A P I T R E I I I

A l t e r n a t i v e s p o u r u n d r o i t p o s t m o d e r n e

La crise de l ’Etat providence et du droit social

Le modèle de l’Etat providence traverse une crise profonde et durable, qui ne peutplus être analysée, comme on l’avait fait dans les années 70, seulement comme une « criseéconomique ». La tendance à la crise s’approfondit et s’élargit avec le temps, indépendam-ment des fluctuations des indices économiques, lesquels sont désormais plutôt bien orientés.Les difficultés que traverse l’Etat social se traduisent à la fois par une crise d’efficacité, derationalité, de légitimité et enfin d’identité.

L’incapacité de l’Etat à faire face, malgré d’importants trains de mesures, aux consé-quences des chocs pétroliers a créé un doute sur l’efficacité de ses interventions, qui s’estapprofondi tandis que les autorités publiques se montraient incapables de juguler la montéed’un chômage devenu endémique. Le gonflement de la dette publique, la nécessité corrélatived’affecter d’importantes ressources au service de cette dette, l’obligation enfin d’en réduire levolume sous la pression de contraintes extérieures (les célèbres critères de Maastricht), ontégalement « mis en panne » la machine redistributive. Conçue à l’origine pour réduire lesdéséquilibres entre les revenus, notamment entre les revenus du capital et les revenus dutravail, par le moyen de la fiscalité et des cotisations de sécurité sociale, le mécanisme sembledésormais fonctionner à rebours. Les revenus du travail, y compris les plus bas, sont ponc-tionnés par l’impôt et les cotisations pour assurer le service de la dette, c’est-à-dire le paie-ment de revenus de capitaux, tandis que le capital, de plus en plus mobile et volatile, échappeà tout prélèvement substantiel. En outre, les ressources disponibles, affectées à l’assainisse-ment budgétaire, manquent pour financer des prestations sociales, dont la rareté de l’emploiaugmente pourtant la nécessité. Dans un contexte de montée de la précarité, l’octroi des allo-cations, en quoi consiste l’exercice effectif des droits sociaux, est soumis à des conditions deplus en plus draconiennes. Cette inefficacité, voire contreproductivité, de l’action publiquesuscite à terme une mise en cause de la rationalité de l’organisation administrative chargée desa mise en œuvre, des moyens auxquels elle recourt, des règles auxquelles elle prétend obéirou des procédures, jugées lourdes et incompréhensibles, qu’elle impose aux administrés.

Sur le plan politique, la légitimité de l’Etat est fragilisée dès lors que celui-ci n’appa-raît plus en mesure de tenir les objectifs que lui assignait le compromis social-démocrate, àsavoir soutenir le développement économique en vue de procéder à un partage plus équitabledes fruits de la croissance. Si les gouvernants réaffirment sans cesse ces objectifs et leurvolonté de les tenir, le décalage entre les proclamations et la réalité économique et sociale,telle qu’elle est perçue au quotidien par les citoyens, discrédite un discours politique souventperçu comme purement rhétorique sinon fallacieux49. L’Etat social est menacé par la désaffection

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49. Interrogés par sondage en mars 98 sur les professions qui recourent le plus au mensonge,les Français classent les hommes politiques bon premiers, suivis des journalistes.

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de sa base sociale, notamment les « travailleurs » de la « classe moyenne » et de leur famille,qui se retrouvent en situation de déshérence et en quête d’identité. De plus en plus souventprivés du statut social auquel le contrat de travail salarié à durée indéterminée leur donnaitaccès, ils se sentent en même temps dépouillés de leurs droits sociaux (ou plutôt ces droits serévèlent sans portée effective), tandis qu’ils ne peuvent plus adhérer que de mauvais gré auxinstitutions chargées de la mise en œuvre du projet social-démocrate.

Cette crise de l’Etat social atteint forcément le système juridique auquel s’identifie sonaction. Les règles de droit sont perçues comme complexes voire incompréhensibles, proliféranteset éphémères, mais surtout inefficaces sinon absurdes dans la mesure où elles n’atteignent pasles objectifs assignés ou déclarés par les pouvoirs publics. Les droits sociaux, dont la mise enœuvre suppose, contrairement aux droits de 1ère génération, la disposition de ressources,sont ébranlés ou remis en cause, dans le moment même où la Constitution les proclame sans frais.

En réaction à cette crise profonde, plusieurs paradigmes concurrents, mais pas forcé-ment exclusifs les uns des autres, tentent d’imposer une nouvelle vision du droit qui soittourne le dos au modèle du droit social, soit appelle à en ressourcer les procédures aux fonde-ments de la démocratie moderne, soit remet carrément en cause certains principes juridiquesmodernes au profit d’autres conceptions plus « chaudes » de la solidarité. Nous examineronsdans ce chapitre trois modèles alternatifs qui aspirent à orienter l’évolution du droit et pèsentd’ores et déjà sur sa perception immédiate. Nous envisagerons successivement les hypothèseséconomiste, communautaire et procédurale, ainsi que les réformes qu’elles suggèrent dans lesdomaines du contrat social, de la justice et des relations interpersonnelles.

A. L’hypothèse économiste

I. L’analyse économique du droit

1. La théorie de l’équilibre généralDéveloppée aux Etats-Unis, dans le sillage des économistes de l’école de Chicago,

l’analyse économique du droit forme un courant d’idées puissant, connu sous le nom de Law& Economics, qui influence non seulement la pratique américaine du droit (certains de sespromoteurs sont des juges influents) mais surtout domine la philosophie de la régulationdéveloppée dans le cadre des grandes organisations internationales économiques et finan-cières (F.M.I., O.M.C., O.C.D.E., etc.). Sur le plan théorique, l’analyse économique partageavec l’école sociologique certaines prémisses fondamentales, caractéristiques du paradigmedu droit social. Elle étudie la règle non en elle-même mais dans le cadre du contexte socio-économique où elle opère. Elle s’en distingue cependant radicalement quant au résultat de sesanalyses et au rôle qu’elle assigne en conséquence à la règle juridique. Pour la grande majoritéde ses sympathisants, la crise actuelle de l’Etat Providence démontre l’échec de toute velléité demaîtrise de la société par l’autorité publique et les mauvais résultats d’une gestion étatique del’évolution sociale. Cette analyse, qui rejoint sans s’en cacher les positions néolibérales, parfois

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les plus radicales, s’appuie pour sa démonstration sur les instruments de la théorie économiquenéoclassique, également qualifiée de « théorie économique standard » en raison du quasimonopole qui est le sien dans les milieux économiques dirigeants et même les universités.

La théorie de l’équilibre général montre de manière axiomatique que, dans un régimede concurrence parfaite, dans lequel les mécanismes de marché fonctionnent « sans frotte-ment », la régulation des opérations par le seul mécanisme des prix, permet d’atteindre à unéquilibre. Bien plus, il est également démontré que l’équilibre ainsi atteint réalise un optimumde Pareto, autrement dit une répartition de ressources telle qu’aucune autre répartition nepermet d’enrichir un acteur sans en appauvrir au moins un autre. Formulée de manière nontechnique, la théorie de l’équilibre général affirme donc que la régulation des activités écono-miques par le marché conduit en principe à une situation économique optimale, tant auniveau du volume de richesses produites (croissance) que de leur répartition.

2. Du bon usage de la règle

Dans un tel environnement, la règle de droit, conçue comme un instrument de gestiondu social et de stimulation de l’économie, est inutile. Un monde de concurrence parfaite n’apas besoin de règles juridiques. Dans un tel monde, il y a toujours identité entre ce qui est etce qui doit être. Ce monde, où le droit et le fait coïncident, correspond à l’état de nature. Lemarché est l’état naturel d’organisation de la société et les mécanismes qui le régissent sontles règles naturelles de la vie sociale. Chacun s’y efforce de « persévérer dans son être50» etd’accroître autant qu’il peut sa puissance d’être, c’est-à-dire son « avoir » selon la logiqueéconomique.

Cependant, et les économistes ne l’ignorent pas, nous ne vivons pas dans un mondeparfait. C’est pourquoi nous avons besoin de règles. Ces règles ont pour unique fonction denous rapprocher de la situation qui prévaudrait dans un environnement de concurrenceparfaite. Dans cette mesure, et dans cette mesure seulement, elles contribuent à optimiserl’évolution économique d’une société donnée.

Les économistes distinguent trois types de normes : les systèmes axiologiques (dont ilss’occupent peu), les conventions entre acteurs économiques et les règles étatiques. Lesconventions sont utiles car elles contribuent, dans un univers incertain, à stabiliser lesattentes des acteurs économiques et donc encouragent la réalisation d’opérations efficaces.Les règles étatiques (lois et règlements administratifs) sont jugées plus sévèrement. Dans lamesure où l’Etat intervient directement dans la vie économique, son intervention est nuisiblecar il perturbe le jeu normal de la concurrence et empêche ainsi d’atteindre à l’allocation

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50. Spinoza, Ethique, III, 6 : « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérerdans son être ». Les règles de la nature de chaque individu constituent le droit naturel.Ainsi, il est dans la nature du poisson de nager et dans la nature des gros poissons demanger les petits. Chaque individu a un droit souverain à persévérer dans son être etdonc à agir comme il est naturellement déterminé à le faire, sans autre considération(Traité théologico-politque, ch. XVI, début).

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optimale des ressources. Par contre, l’action de l’Etat est utile, et même souhaitable, lors-qu’elle a pour but d’améliorer le fonctionnement des marchés, notamment en canalisant lesopérations vers les marchés, en assurant leur police ou en favorisant la concurrence.

Le souci de « maximiser la richesse globale », dans le cadre d’une répartition « équi-table », conduit donc les analystes économiques à des conclusions radicalement contraires auxprincipes de l’Etat providence. L’Etat et son droit doivent s’abstenir d’intervenir dans le coursspontané des échanges économiques et sociaux, si ce n’est pour assurer le respect par chacundes règles du jeu de l’échange marchand. Chaque fois que le droit prétend modifier le coursnaturel des échanges, il entrave en réalité les performances du système économique et appau-vrit donc la société dans son ensemble. L’Etat et son droit n’ont pas à proposer ou imposer unprojet social mais seulement à veiller au bon fonctionnement des marchés. Dans une versionmoins radicale, l’Etat est également fondé à intervenir pour remédier à l’inexistence ou auxinsuffisances des marchés. Mais, comme on le verra, même dans ces missions de « servicepublic », réduites à la portion congrue, il fera bien de s’inspirer des mécanismes marchandss’il souhaite véritablement aboutir à des résultats efficaces.

II. L’Etat minimal face au marché mondial

1. Le contrat social minimum et le démantèlement de l’Etat social

La vision de la règle de droit comme un instrument résiduaire de correction des méca-nismes de marché défectueux s’inscrit dans une conception politique plus large. Celle-ci inter-prète l’héritage moderne du contrat social dans un sens libéral ou « libertarien51». Rappelonsque la Modernité affirme la préséance logique de l’individu sur l’Etat et l’autonomie desprojets ou formes de vie individuels. Pour les libéraux les plus radicaux, l’Etat doit seulementgarantir les libertés individuelles et, s’interdisant toute intervention dans la société civile, seborner à protéger les mécanismes de marché qui permettent aux agents économiques de pour-suivre stratégiquement la satisfaction de leurs intérêts égoïstes. Comme l’exprime Hayek,l’Etat doit surveiller le respect par chacun des « règles du jeu », non intervenir dans sondéroulement pour tenter d’en influencer le résultat.

La mise en place d’une politique publique ne se justifie que pour pallier l’échec dumarché (market failure). Encore une telle politique doit-elle s’avérer rentable, en procurant aumoindre coût des biens collectifs valables. l’Etat est perçu comme une caisse collective deprévoyance qui prélève, de manière obligatoire, auprès de ses « membres », les cotisationsindispensables pour assurer le financement d’un certain nombre de biens communs, qui nepourraient être acquis par le moyen de l’action concertée. L’Etat n’est donc le porteur d’aucunprojet politique spécifique. Il ne peut imposer à la société une structure préconçue. Il favoriseseulement l’activité de ses membres, tout en observant à leur égard une scrupuleuse neutralité.

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51. « Libertarians », nom donné aux Etats-Unis à la tendance libérale et ultralibérale dans ledébat politique et philosophique qui oppose celle-ci aux « communautarians ».

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« La tâche du pouvoir est de créer un cadre dans lequel les individus et les groupes puissentfructueusement travailler à leurs objectifs propres52» (Hayek).

Une fois définis les critères de l’action publique, les experts procèdent à l’évaluationcoûts-bénéfices de l’arsenal législatif et réglementaire déployé par les institutions étatiques.Suivant la théorie du choix public (Public choice theory), la validité de la législation sera fonctiondu « retour » obtenu par les citoyens sur leur investissement public, c’est-à-dire des avantagesretirés (en termes de facilités ou d’allocations par exemple) par rapport aux prélèvementsfiscaux et sociaux. Toutes les catégories de citoyens et de contribuables sont fondées à récla-mer des avantages publics en rapport avec les charges qu’ils supportent. Les études empi-riques menées selon ces critères aboutissent le plus souvent à des résultats négatifs, soitqu’elles constatent une déperdition des deniers publics, soit qu’elles soulignent le caractère « rent seeking » de nombreuses réglementations, qui attribuent de véritables rentes de situa-tion à certaines catégories socioprofessionnelles, dont les intérêts sont « surreprésentés » auParlement ou soutenus par des lobbies très actifs, en attribuant à ces catégories des avantagesimmérités au détriment d’autres catégories ou de la société dans son ensemble. Leurs conclu-sions remettent en cause l’action législative et réglementaire de l’Etat dans de nombreuxdomaines et encouragent des mesures de dérégulation, qui en restituent la gestion aux forcesdu marché, lorsque cela s’avère possible. Le démantèlement de « l’Etat de services » offre ainsiune seconde jeunesse aux théories de l’Etat minimal.

2. Les conséquences juridiques de la mondialisation

Le mouvement en cours de mondialisation de l’économie et surtout le discours et lapolitique qui l’accompagnent ou même le précèdent, au niveau des Etats et des organisationsinternationales économiques et financières, relayent et amplifient les aspirations à la déré-gulation.

La mondialisation de l’économie désigne une nouvelle étape des échanges écono-miques internationaux au cours de laquelle les entreprises les plus internationalisées (cellesqu’on appelait naguère les « sociétés multinationales » et que l’on qualifie souvent aujour-d’hui de « groupes transnationaux ») définissent leurs stratégies de production et de distri-bution d’emblée à l’échelle du marché mondial. Ces entreprises tentent, dans ce nouvel envi-ronnement où elles évoluent, de redéfinir à leur profit les « règles du jeu » des échangesauparavant dictées par les Etats.

Cette tentative d’établir un nouveau rapport de forces est confortée par un puissantmouvement international de dérégulation, qui a pour but de supprimer toutes les entraves àla circulation des marchandises, des services et des capitaux. La politique de dérégulation aconnu un premier succès spectaculaire avec la libéralisation accélérée des mouvements decapitaux flottants à l’échelle mondiale, créant de fait un marché financier mondial. Cette

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52. Droit, législation et liberté (1979), P.U.F., 1983.

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libéralisation, initiée dans l’effondrement du système de Bretton Woods, a été favorisée parune politique volontariste, qui s’est notamment traduite dans l’Union européenne, par la librecirculation effective des capitaux à partir de 1990. La mondialisation financière est un faitacquis, qui entraîne de brusques et gigantesques mouvements de capitaux spéculatifs, guidésexclusivement par la perspective d’une rentabilité maximale à court terme. On sait que cesmouvements sont générateurs d’insécurité mais aussi qu’ils pèsent sur les choix des Etats enmatière de politique économique, dans la mesure où les gouvernements souhaitent attirer etretenir les capitaux afin de stimuler l’activité et l’emploi.

Sur le plan du commerce international des biens et des services, les négociationsmenées depuis plusieurs décennies au sein du G.A.T.T., afin de réduire les barrières tarifaireset non tarifaires aux échanges, ont acquis récemment une dimension nouvelle, avec la créationde l’Organisation mondiale du commerce (O.M.C.), institution permanente chargée de mettrefin dans la plupart des secteurs d’activités aux restrictions, y compris juridiques, auxéchanges et d’arbitrer, dans cette optique, les différends entre Etats.

Quant aux investissements directs (l’installation d’une usine par exemple), l’accordmultilatéral sur l’investissement (A.M.I.), actuellement en négociation au sein de l’O.C.D.E.,est censé compléter la panoplie en assurant aux investisseurs étrangers une protection égaleà celle des nationaux, tout en les soustrayant, par le moyen de garanties juridiques adéquates,à l’emprise de l’Etat sur le territoire duquel les investissements sont consentis53.

Enfin, les mouvements de dérégulation sont amplifiés par les organisations financièresinternationales, telles le F.M.I. ou la B.E.R.D., qui conditionnent l’octroi de crédits à des paysen développement ou en « transition » (anciennement communistes) à l’adoption deprogrammes de libéralisation de grande ampleur.

L’action des organisations internationales économiques et financières s’appuie, d’unpoint de vue doctrinal ou idéologique, sur le discours économique dominant, c’est-à-dire lathéorie de l’équilibre général. La suppression des entraves aux opérations économiques inter-nationales est considérée comme le meilleur stimulateur de croissance économique mondialeet censée bénéficier à tout le monde.

3. Le nouveau droit naturel économique

Les organisations internationales, en charge de la libéralisation des opérations écono-miques et financières transnationales, n’ont pas vocation à se substituer aux Etats nations. End’autres termes, il ne s’agit pas de créer un « super-Etat » planétaire, porteur d’un nouvelordre juridique. Sur le plan du droit, l’action de ces organisations se définit plutôt de manièrenégative. Elles veillent au respect des mécanismes de marché et de la liberté des échanges, encombattant toutes les dispositions qui la limitent d’une manière ou d’une autre. Pour ce faire,

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53. Le texte du projet, longtemps tenu secret, est désormais disponible sur Internet, notam-ment sur le site du Monde diplomatique.

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ces organisations surveillent les mesures normatives de tous ordres prises par les Etats ou lesorganisations régionales. Elles contestent la légitimité et exigent la suppression des normesqui restreignent ou faussent le jeu de la libre concurrence. Les Etats sont invités, voirecontraints à revoir leur législation, lorsque celle-ci contrarie les impératifs du commercemondial. Tout le monde connaît, pour ne citer que cet exemple, le litige qui oppose actuelle-ment l’Union européenne aux Etats-Unis sur la commercialisation de viande nourrie auxhormones. Cette viande est interdite sur le territoire de l’Union pour des motifs de santépublique. Les Etats-Unis, qui utilisent couramment de telles substances, contestent l’interdic-tion et son motif devant les instances de l’O.M.C. en invoquant qu’il s’agit d’une mesureprotectionniste illicite et qu’aucun effet nocif n’a été scientifiquement démontré. La procédureactuellement en cours paraît donner raison aux Etats-Unis54.

Les droits positifs nationaux sont donc jugés à l’aune d’un standard, d’une norme, quereprésente le droit naturel économique. Cette expression désigne les mécanismes de librefonctionnement des marchés, élevés au statut de règles de droit fondamentales dérivant de la« nature des choses », plus précisément des nécessités de l’économie de marché conçuecomme l’état naturel et optimal d’organisation sociale55.

En outre, la plupart des nouvelles réglementations internationales, soustraient lerèglement des litiges commerciaux aux juridictions nationales pour les soumettre à l’arbitrageinternational. Cette solution, classique et somme toute normale pour les litiges entre Etats, estnouvelle et assez remarquable, lorsque le litige commercial oppose un Etat à une entrepriseprivée (par exemple à propos d’un investissement). Autrefois, les Etats parvenaient à impo-ser la compétence de leurs juridictions, ou, à tout le moins, l’application de leur droit natio-nal. De plus en plus souvent, ils reconnaissent, dans le cadre de traités généraux, la compé-tence des arbitres internationaux, qui auront naturellement tendance à dire le droit, moins enréférence à un ordre juridique positif déterminé qu’aux principes de la lex mercatoria (droitdes marchands) et aux traités qui les confirment.

Outre l’action volontariste des organisations internationales, la mondialisation écono-mique en cours place objectivement les Etats en situation de concurrence et les incite à la déré-gulation compétitive. Les groupes transnationaux ont en effet tendance à abriter leurs inves-tissements dans les pays « les plus sûrs » ou qui leur imposent les contraintes les plus légèressur tous les plans. Dans leur stratégie d’implantation, les groupes donnent une préférence auxEtats qui notamment se contentent des impôts les plus bas, ont une législation sociale peucontraignante, soumettent les entreprises à peu de contraintes environnementales. Les Etatssont ainsi incités, pour réaliser leurs objectifs en termes de développement économique et de

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54. Les procédures de résolution des conflits au niveau de l’O.M.C. font actuellement l’objetde contestations et de propositions de révisions. Outre la viande bovine, les principauxcas traités concernent la gazoline et les crevettes. Mieux connue du grand public, l’affairede l’importation des produits transgéniques obéit à une logique identique à celle de laviande aux hormones.

55. Pour plus de détail sur le concept de « droit naturel économique », voir B. Frydman et G.Haarscher, Philosophie du droit, Paris, Dalloz, (à paraître prochainement).

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réduction du chômage, à revoir leur appareil réglementaire à la baisse, dans le souci deséduire les opérateurs industriels et commerciaux et les investisseurs.

4. Les effets du marché unique européen.L’exemple des télécommunications

Les conditions dans lesquelles s’opère l’intégration européenne anticipent et accélè-rent les effets de la mondialisation économique. La construction européenne a été conçue surle projet original de fonder un nouvel ordre juridique, non dans un cadre étatique, mais direc-tement sur le support du marché. Du traité de Rome au traité de Maastricht, du marchécommun établi par étapes successives au marché intérieur et à la monnaie unique, les règlesfondamentales du droit européen fixent l’objectif d’un marché supranational fonctionnantsans entraves ni barrières. Ces règles, qui sont d’application directe et immédiate, sont inter-prétées de manière extensive et progressive par les instances administratives et judiciaires del’Union. Elles invalident les normes nationales qui ne se conforment pas à cet objectif. Lesnormes disqualifiées peuvent certes être remplacées par des règles communautaires, règlementsou directives. Mais l’adoption d’un tel régime substitutif n’est nullement automatique etnécessite au contraire un large accord entre les Etats membres (majorité qualifiée ou unanimité).Un tel accord ne peut être durablement réuni qu’autour d’un projet politique commun. Ortous les observateurs soulignent la faiblesse du projet politique communautaire, qui n’a guèreévolué depuis ses débuts. Il s’agit pour l’essentiel de sauvegarder la paix et d’assurer la pros-périté économique par la libéralisation des marchés. Dans ce régime à deux vitesses (rapidepour l’économique, lent pour le politique), les exigences des marchés l’emportent générale-ment sur d’autres considérations d’intérêt général susceptibles de motiver l’intervention de lapuissance publique, telles des préoccupations morales, sociales ou de santé publique. La crisede la vache folle ou les difficultés liées à l’esquisse d’un gouvernement économique ontrécemment contribué à mettre cette difficulté particulièrement en lumière.

La politique européenne en matière de télécommunications, qui a débouché le 1erjanvier 1998 sur la libéralisation de ce secteur stratégique dans l’ensemble de l’Union, illustreparfaitement ce mouvement56. Le programme RACE, développé par la Commission, dans laperspective du « grand marché de 1992 » s’intéressait déjà aux autoroutes de l’information.Après le traité de Maastricht, le livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l’emploianalyse la société de l’information comme un des aspects de la délocalisation et de la mondia-lisation économiques et préconise d’en favoriser l’essor. En 1993, le fameux RapportBangeman57 propose au Conseil Européen de confier l’instauration de la société de l’information

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56. Pour plus de détails sur cette question, on se reportera au Rapport de M. Minon et Y.Poullet, Nouvelles technologies de l’information et régulation, établi dans le cadre duprésent programme. - On peut également se reporter à mon article « Quel droit pourl’Internet ? ».

57. “L’Europe et la société de l’information planétaire. Recommandation au Conseil européen”.

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au secteur privé et aux forces du marché. Il inspire le Plan d’action58 adopté par laCommission en 1994 qui annonce la fusion de la société de l’information et du marché et leretour d’une croissance soutenue. Comme le remarque M. Brouir59, la Commission n’associe àla société de l’information aucun projet politique consistant, sinon la limitation du rôle despouvoirs publics à une fonction de stimulation et de régulation du marché60. Le livre vert surla libéralisation des infrastructures de communication et des réseaux de télévision par câblefixe logiquement l’étape suivante, en imposant la libéralisation des infrastructures des cablo-opérateurs au sein des Etats membres, sans se soucier d’établir au préalable un cadre réglemen-taire61. Vu la convergence des politiques menées de part et d’autre de l’Atlantique, les Etats-Unis et l’Europe se sont accordés sans surprise avec le Japon, à la réunion du G7 en 1995 àBruxelles, sur une société de l’information plus globale, plus marchande et moins réglementée.

5.Le marché, modèle de régulation.L’exemple des droits de pollution négociables

Le libre marché constitue un modèle de régulation à ce point prégnant qu’il inspiremême la mise en œuvre de normes juridiques qui obéissent explicitement à des impératifsautres que la croissance économique. Le sommet de Kyoto, à la fin de l’année 1997, en a fourniun bon exemple dans le domaine de l’environnement.

La question de la protection de l’environnement se pose de manière globale dans lamesure où les émissions polluantes ne connaissent pas de frontières. Or les problèmes depollution constituent une situation typique d’échec du marché (market failure), dont la solu-tion appelle donc une politique volontariste. Le sommet de Kyoto a abouti, pour la premièrefois, à un accord sur la réduction de certaines émissions polluantes. Mais comment atteindrel’objectif assigné ? Comment fixer la part de chacun dans l’effort à fournir ? Des quotas spéci-fiques ont été assignés aux différentes régions du monde, eu égard notamment à leur passé de« pollueurs » et à leur degré actuel de développement économique. Les Etats-Unis, très réti-cents à l’égard de ces mesures, ont finalement conditionné leur accord à l’entérinement d’unsystème de « permis d’émission » négociables, confiant au marché la mise en œuvre souple dusystème des quotas.

En résumé, le procédé consiste à émettre et à distribuer chaque année aux Etats des « permis d’émission », sous forme de titres négociables, à concurrence du quota qui leur a été

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58. “Vers la société de l’information en Europe : un plan d’action”.59. J. N. Brouir, « La société de l’information : nouveau marché ou projet de société » in

Libertés, droits et réseaux dans la société de l’information, p. 295.60. Un récent avis du Comité économique et social européen du 9 juillet 1997 intitulé

"L'Europe à l'avant-plan de la société de l'information planétaire : plan d'action évolutif"souhaite néanmoins l’instauration rapide d’un cadre réglementaire pour une société del'information européenne, pluraliste, démocratique et économiquement rentable.

61. G. Denef, « L’évolution de la réglementation belge en matière de télécommunications :d’un cadre juridique réel à un cadre juridique virtuel ? », in Libertés, droits et réseaux...,p. 152.

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assigné. Pour faire face à la réduction annuelle du volume de leurs titres, les Etats peuventdécider d’investir pour réduire les nuisances. Dans ce cas, s’ils n’utilisent pas l’intégralité deleurs droits de polluer, ils peuvent revendre leur surplus à d’autres Etats qui, ayant choisi den’imposer aucune mesure, se voient contraints d’acquérir des droits supplémentaires sur lemarché. De cette façon, tout en laissant l’initiative à chacun de déterminer la meilleure voie àsuivre, selon ses préférences et en fonction de ses propres intérêts, l’objectif global de dépol-lution est assuré et le coût des mesures réparti. Concrètement, un tel mécanisme devraitpermettre aux Etats-Unis de participer à la politique engagée au niveau planétaire, sans s’en-gager dans une politique de réduction des émissions, dont elle ne veut pas entendre parler.En achetant des « permis d’émettre » aux pays en développement, l’Amérique payerait le prixl’autorisant à polluer sans complexe.

6. Les effets sur l’ordre juridique belge

Il serait imprudent de minimiser l’impact de la mondialisation, du vaste mouvementde dérégulation qui l’accompagne et la renforce et de l’emprise du modèle économique sur « notre droit ». La vision moderne qui envisage l’ordre juridique comme une réalité essen-tiellement nationale est sans doute périmée. A ne considérer que les règles de droit belge, àl’exclusion de l’évolution de l’environnement normatif supranational et international, onrisquerait de manquer complètement les transformations en cours. On se rassurerait demanière illusoire en constatant que nos institutions continuent à fonctionner selon les mêmesprincipes et dans des conditions semblables à ce que nous avons connu dans le passé, sansavoir compris que l’essentiel du pouvoir normatif a changé de mains.

Le droit positif belge (comme la plupart des droits positifs nationaux) est aujourd’huiouvertement contesté, en certaines de ses dispositions, au nom d’une certaine morale oulogique de l’efficacité économique, qui réclame la plus grande liberté d’action pour les forcesdu marché et donc la levée d’un nombre importants de prescriptions juridiques, censées peserde manière négative sur le cours des échanges. La législation interne subit des attaques surdeux plans différents. D’une part, la Belgique se voit contrainte d’abandonner certaines régle-mentations en raison des engagements internationaux et supranationaux qu’elle a souscrits etqui prévoient notamment la suppression de tout ou partie des obstacles juridiques au libre jeudes marchés. Si elle ne les abandonne pas formellement, du moins court-elle le risque de lesvoir invalider ou plus simplement tomber en désuétude, faute d’application effective. D’autrepart, même dans les domaines sur lesquels le législateur a conservé une compétence audemeurant intacte, l’ordre juridique belge est soumis à des pressions pour s’aligner « à labaisse » sur ses « concurrents », afin de ne pas mettre en péril les activités économiquesmenées et développées sur le territoire. La lutte pour la compétitivité implique désormaisl’appareil normatif, soumis à une cure d’amaigrissement. Le plus souvent, le pouvoir norma-tif perdu n’est pas transféré vers une autorité équivalente, à autre une échelle. La réglemen-tation est abandonnée au profit de la régulation systémique par le marché.

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III. La mission marginale du juge

1. Le juge comme alternative

Pour l’analyse économique du droit, le recours à la justice ne constitue pas un moderationnel de règlement des conflits dans la mesure où les charges liées à l’engagement d’uneprocédure judiciaire (frais de justice, honoraires d’avocats, délais d’attente de la décision)viennent grever le coût de l’opération litigieuse. Les parties ont dès lors normalement intérêtà résoudre leur différend par une transaction. Les termes en seront définis au terme d’unmarchandage (bargaining), prenant essentiellement en compte les conséquences pécuniairesde l’accord pour les parties, plutôt que les règles de droit abstraites. Les modalités d’une tran-saction optimale peuvent d’ailleurs être calculées, en recourant à certaines formes de jeux,développés par les économistes dans le cadre de la théorie des jeux.

Prenons, pour illustrer le propos, un exemple concret. Imaginons une bande de terrainen friche séparant une importante usine d’un quartier d’habitation. Un différend opposel’usine et les riverains qui revendiquent, chacun pour leur compte, le terrain délaissé, soit afind’y développer des activités industrielles, soit pour étendre jardins et habitations. On imaginetrès bien qu’un tel problème soit pris en charge par l’autorité publique et réglé par un pland’aménagement ou d’affectation des parcelles, ou encore qu’un juge saisi du litige attribue leterrain à celui qui aura pu exciper des titres de propriété ou de possession les plus probants.Que se passera-t-il toutefois si on laisse les parties régler seules leur désaccord ? Si elles semontrent raisonnables, c’est-à-dire capables de se déterminer en fonction de ce que leur dicteleur intérêt bien compris, elles seront normalement conduites à éviter le litige par une tran-saction qui apporte à chacune d’elles un gain maximum, compte tenu de ses préférencespropres et des concessions inévitables à celles d’autrui.

Pour déterminer l’utilité que représente le terrain pour chacune des parties, il suffit deconsidérer le prix que chacune d’elles serait prête à payer pour acquérir la parcelle qu’ellerevendique. Ce prix peut lui-même être déterminé par référence à certains critères objectifs.Ainsi, pour les riverains, il est rationnellement égal au prix du mètre carré à bâtir dans la zoned’habitation considérée, multiplié par la surface. Quant au propriétaire de l’usine, le prix qu’ilest prêt à payer dépend logiquement du profit marginal que générera l’extension de l’appa-reil de production sur le site. Admettons que ces calculs conduisent à des valeurs respective-ment d’un million pour les riverains et de deux millions pour l’usine et que le terrain soit troppetit pour être utilement divisé. Dans cette situation, l’allocation optimale des ressources, quiprescrit le placement des biens dans le patrimoine de ceux qui sont le mieux à même de lesvaloriser, commande d’attribuer le terrain au propriétaire de l’usine. C’est à cette solutionqu’aboutiront d’ailleurs normalement les parties elles-mêmes dans la mesure où elles recher-chent la maximisation de leurs profits. En effet, supposons que le contrat attribue le terrainlitigieux aux riverains. Ceux-ci devront en contrepartie verser une compensation à l’industriel,par exemple sous la forme d’une somme d’argent, afin d’obtenir son accord à la transaction.

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Cette somme viendra grever le bénéfice d’un million que représente l’acquisition du terrainpour les riverains. Par contre, si les parties attribuent le terrain à l’usine et une compensationfinancière aux riverains, la plus-value de l’opération, à partager entre les parties selon lestermes de leur convention, ne sera plus d’un, mais de deux millions. Tout le monde y gagneraet les propriétaires de résidences pourront, avec la somme reçue, acheter d’autres terrains.

L’analyse économique montre que les parties ont avantage à conclure une telle conven-tion plutôt que de supporter les risques et les délais d’un procès aléatoire et coûteux. Ellesobéissent ce faisant à un principe de saine gestion économique qui prescrit de faire tendre lecoût social des transactions vers zéro. Plus précisément, elles ont intérêt à conclure l’accorddès que le bénéfice retiré est supérieur à la valeur actuelle de leur droit litigieux. Cette valeurse calcule en divisant le gain escompté du procès par la probabilité de la victoire (50% si l’is-sue est totalement aléatoire), le tout diminué des frais irrécupérables et actualisé pour tenircompte du délai d’attente de la décision. Le gain espéré doit également se mesurer au risquede perte encouru en cas de défaite judiciaire.

Enfin, si même une des parties perdait de vue son intérêt bien compris et s’adressait àun juge, celui-ci fera bien, plutôt que de se perdre dans l’investigation historique des titres depropriété, d’entériner la solution à laquelle aurait normalement dû conduire une négociationrationnelle, puisqu’aussi bien celle-ci réalise l’allocation optimale des ressources et la maximi-sation des richesses de chacun. En toute hypothèse, s’il privilégie une autre voie, une nouvellenégociation s’engagera après le procès qui rétablira normalement une situation efficace.

Cet exemple illustre les caractéristiques principales du modèle économiste : 1° la solu-tion négociée prévaut en règle sur le recours judiciaire conçu comme un cas limite, marginal,coûteux et aléatoire ; 2° les droits subjectifs sont strictement identifiés à des biens écono-miques, réduits à leur utilité et valorisés au prix que les agents économiques seraient prêts àpayer pour les acquérir ; 3° le modèle suppose l’anthropologie connue de l’homo oeconomicus :chaque sujet de droit, mû par le souci exclusif de maximiser sa richesse, agit de manièrepurement rationnelle en adoptant un comportement dit prudent, c’est-à-dire d'aversion au risque ;4° la négociation des droits et des obligations conduit de manière aussi naturelle que logi-quement nécessaire à l’allocation optimale des ressources économiques.

Cette analyse cynique de la justice a pourtant le mérite de mettre en évidence lescritères d’analyse et de décision qui influencent effectivement la conduite des acteurs dans leslitiges patrimoniaux, surtout dans un contexte d’engorgement de l’appareil judiciaire. Larègle de droit et la décision judiciaire y sont traitées comme un pur fait, qui influence le coûtd’une opération et peut servir de monnaie d’échange dans le cadre d’un marchandage. Cemodèle a été transposé dans des matières non (exclusivement) patrimoniales, comme la négo-ciation des conventions de divorce. Plus étonnamment encore, ces considérations de rentabi-lité pèsent également sur la gestion des procès criminels.

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2. Le marchandage pénal

En matière pénale, l’analyse économique reprend à son compte la conception utilita-riste de l’effet dissuasif de la peine. Les crimes et délits constituent autant d’atteintes au fonc-tionnement normal du marché. Il s’agit donc de décourager leurs auteurs potentiels par lamenace d’une peine en rapport avec le bénéfice illicite escompté et le risque d’être pris. Ontraite ici encore l’agent comme un individu rationnel et soucieux de son intérêt, qui détermi-nera son comportement, moins en vertu de considérations morales ou d’un respect mystiquepour l’autorité62, que sur la base d’une analyse coût-bénéfice. Les criminologues pourrontmesurer l’efficacité, et par suite la légitimité, de ce tarif criminel, en calculant les coûts et lesbénéfices qu’il engendre. Richard Posner, un des chefs de file actuels de Law & Economics,pense ainsi qu’il est possible de se prononcer scientifiquement sur l’opportunité de supprimerou au contraire de maintenir, voire de restaurer la peine de mort par l’appréciation écono-mique de son utilité63.

Toutefois, le calcul économique des peines ne s’applique pas au seul niveau de l’éla-boration et de l’évaluation des lois pénales en général. Il se pratique au quotidien pour lecalcul des condamnations individuelles, à l’occasion du « plea bargaining » (marchandage deplaidoirie), par lequel se règlent désormais une large majorité des affaires pénales aux Etats-Unis (80% environ). Sous le régime de la Common Law, le prévenu choisit de plaider soit noncoupable, soit coupable de l’infraction dont on l’accuse. Dans le premier cas, un jury estconvoqué, devant qui l’accusation produit ses preuves et l’accusé ses défenses et qui décidepar un verdict de l’innocence ou de la culpabilité (trial by jury). Dans le second cas, la convo-cation du jury et la production des preuves sont inutiles. On plaide uniquement sur la peineque le juge va prononcer. Le plea bargaining désigne un accord entre l’accusation et ladéfense, conclu avant le procès, généralement dans le bureau du procureur (district attorney),au terme duquel l’accusé renonce à plaider non coupable et dispense donc l’accusation deproduire ses preuves, en contrepartie de quoi l’accusation l’incrimine pour une infractionmoins grave, sanctionnée par conséquent par une peine plus légère. La conclusion d’un telmarché est conditionnée par des calculs coût-bénéfice dans le chef de chacune des parties. Leprévenu choisit la certitude d’une peine plus légère plutôt que de courir le risque d’une peinelourde en cas de verdict de culpabilité. Quant à l’accusation, elle diminue ses exigencesrépressives moyennant la certitude d’obtenir une sanction. Des considérations administra-tives et financières jouent un rôle non négligeable dans ces calculs. Le bureau du procureurn’a en effet pas les moyens matériels et humains ni le temps de soumettre à un jury toutes lesaffaires qu’il doit traiter. A peine d’être rapidement submergée, l’accusation se voit donccontrainte à recourir souvent au plea bargaining. Quant au prévenu, il évite par ce moyen des

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62. “Or les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes mais parce qu’ellessont lois : c’est le fondement mystique de leur autorité, elles n’en ont point d’autres”(Montaigne, Essais, III, 13)

63. “Utilitarism, Economics and Legal Theory”, 8 The Journal of Legal Studies (1979), pp. 103-140.

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frais de défense, souvent très importants, qu’il devrait exposer pour avoir une chance sérieusede gagner le combat judiciaire. En d’autres termes, le plea bargaining constitue la réponseaméricaine à la pénurie de moyens de la justice.

Le principe constitutionnel du procès équitable (due process of law) est ainsi, dans lesfaits, largement sacrifié aux contraintes économiques du système. Le prévenu, ou plus géné-ralement le justiciable, n’a accès à la justice que dans la mesure où il a les moyens d’ensupporter les coûts. Le cas de l’actuel Président des Etats-Unis offre une illustration remar-quable de ce problème. Asphyxié par les frais de défense liés aux multiples procédures enga-gées contre lui, Bill Clinton a constitué un fonds pour financer ceux-ci et faire appel à desdons. Ce fonds est aujourd’hui très largement en déficit, ce qui entrave à terme les possibili-tés de défense d’un citoyen, qui ne peut pourtant être considéré comme un exclu du système.

Ces observations, qui concernent la pratique judiciaire américaine contemporaine,doivent nous faire réfléchir sur l’avenir de notre système pénal gravement menacé de satura-tion. La loi offre d’ores et déjà au ministère public la faculté de proposer des transactions (oud’ouvrir des procédures dites de médiation pénale), y compris pour des infractions punies depeine très importantes. Le parquet n’a, jusqu'à présent, fait usage de ces possibilités qu’avecbeaucoup de circonspection. Mais il est probable que la pression qui s’exerce pour unemeilleure « rentabilité » dans le traitement des dossiers et la résorption de l’arriéré ainsi quepour le traitement de la justice « en temps réel » le conduise à utiliser plus massivement lesmoyens légaux existants. Il faudra se montrer très attentif aux contraintes économiques ouadministratives qui pèsent sur ces procédures, dans lesquelles les droits de la défense ne sontpas garantis.

IV. Les termes de l ’échange

L’hypothèse économique fait du contrat la figure reine de l’ordre juridique postmo-derne. C’est d’ailleurs, on l’a vu, par référence au contrat, qu’elle étudie tant la législation(marchandage à l’échelle de la société dans son ensemble) que la jurisprudence (alternative àl’échec de la négociation). Le contrat représente le type même de la règle efficace. Il entérinedes engagements librement souscrits et leur confère la protection du droit, ce qui permet destabiliser les attentes réciproques et par conséquent d’établir la sécurité nécessaire à l’exécutiondans le temps des transactions.

La convention n’est toutefois véritablement efficace qu’à la condition de refléter fidè-lement l’opération économique qui en constitue le socle. Déconnectée de la réalité écono-mique, la convention perd son sens et sa portée juridique : elle est caduque. Les termes ducontrat doivent donc toujours être rapportés aux conditions de l’opération. Ainsi, la théoriedes jeux permet, sur base des données pertinentes, d’anticiper le résultat de la négociationprécontractuelle et les termes du contrat optimal. C’est d’ailleurs par rapport à cet optimumque le juge interprétera et complétera, si nécessaire, les dispositions obscures ou lacunaires.En cas de modification des conditions économiques de l’opération entre la négociation et

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l’exécution (par exemple, une hausse inopinée des matières premières), les parties tiendrontcompte de la situation nouvelle pour décider si elles exécutent ou non leurs engagements.Une partie choisira d’exécuter si le coût de l’exécution est inférieur aux dommages-intérêtsstipulés et de ne pas exécuter dans l’hypothèse inverse. Du point de vue du spectateur impartial,il est rationnel et efficace que la partie exécute son engagement dès lors que le coût qu’ellesupporte est inférieur au bénéfice que l’exécution procure à l’autre partie et qu’elle n’exécutepas dans l’hypothèse inverse. L’analyse économique déduit du rapprochement de ces deuxalternatives que les clauses d’indemnisation sont efficaces lorsqu’elles fixent les dommages-intérêts au montant des bénéfices escomptés par le créancier de l’obligation (augmenté desfrais exposés). Une telle disposition, que prévoit d’ailleurs le droit des contrats, est efficace.L’analyse économique peut ainsi apprécier l’efficacité et partant la légitimité des différentesrègles qui composent le droit des contrats. De manière générale, l’analyse économique conclutà l’efficacité de ce droit, surtout lorsqu’il émane de la jurisprudence64. Cette conclusion reposesur une analogie avec la théorie de la sélection des espèces de Darwin. Les règles inefficacesne satisfont pas les acteurs économiques (notamment les plaideurs institutionnels, comme lescompagnies d’assurance) qui les contestent à l’occasion de nouvelles actions en justice. Leproblème est ainsi soumis à plusieurs reprises aux juges jusqu'à ce que ceux-ci découvrent lasolution efficace, qui, établissant la « paix judiciaire », sera appelée à faire jurisprudence.

B. L’hypothèse communautaire

I. La communauté des valeurs

L’hypothèse communautaire, contrairement à l’hypothèse économiste mais aussi auxprémisses modernes, refuse de reconnaître à l’individu un caractère premier ou prééminentpar rapport à la collectivité. L’individu, dès sa naissance, appartient à une communauté, quile précède, lui confère une part essentielle de son identité, et à l’intérêt de laquelle sa libertésubjective est au moins partiellement subordonnée.

La communauté politique, à laquelle appartient l’individu, n’est pas le produit d’uncontrat social abstrait, aux clauses universelles, dictées par une raison abstraite. Chaquecommunauté jouit d’une personnalité propre, d’une identité spécifique, qui s’incarne dansune forme de vie particulière (un ethos) et développe un projet politique qui reflète le but dela communauté, sa raison d’être ou son destin. L’éthique et le destin de la communauté s’an-crent dans une tradition historique, qui lui donne sa consistance, sa légitimité et à laquelle lesinstitutions et les membres de la communauté se réfèrent constamment pour déterminer, dansun souci de continuité et d’accomplissement, le sens de leurs actions.

Le droit, tout comme la langue ou, dans certaines communautés, la religion, est à lafois le produit et le vecteur du génie propre de la communauté. L’idée du droit naturel, et la

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64. Dans le système anglo-américain, le droit des contrats appartient à la Common Law et estdonc d’origine jurisprudentielle.

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portée universelle qui lui est logiquement attachée, est donc absurde. Le droit d’un peupleexprime l’esprit de ce peuple (Volksgeist). Il est le produit de son histoire et le moyen deperpétuer l’existence de la communauté, de resserrer les liens entre ses membres, en proté-geant les valeurs propres qu’elle s’est donnée.

Le droit communautaire est donc d’emblée un droit « plein », saturé par les valeurs.Pas plus qu’à l’individualisme et à l’universalisme, l’hypothèse communautaire n’adhère à laséparation moderne du juste et du bien. Selon les « communautariens », le droit moderne, quiprétend se construire sur l’accord (le contrat) d’êtres de pure raison, désincarnés, qui ont misentre parenthèse (sous le voile d’ignorance) leurs valeurs, leurs conceptions de la vie bonne,conduit à des formules creuses, derrière lesquelles se cache en réalité un vide dangereux. Unordre juridique substantiel ne peut se construire que sur le fondement de valeurs communes,par références auxquelles les institutions élaborent et appliquent les règles de droit. Il estnécessaire que tous ceux qui appartiennent à la communauté ou prétendent y adhérer parta-gent ces valeurs constitutives et acceptent les devoirs qu’entraîne pour eux cette adhésion,notamment la loyauté envers l’Etat, la solidarité envers leurs concitoyens, le respect desvaleurs communes et des règles de vie qui en découlent.

II. La Nation

1. De l’Etat-nation à la Nation-état65

La Nation est un concept moderne. Les Anciens ignoraient le sentiment national. L’idée deNation n’acquiert pleinement sa force politique, qu’au moment de la Révolution française,lorsque le peuple (le Tiers-état de l’Ancien régime) se constitue en corps politique et seproclame lui-même comme la Nation et prétend à la Souveraineté.Suivant la définition de Sieyès, la Nation est « un corps d’associés vivant sous une loicommune et représenté par une même législature ». L’Etat-nation rassemble les citoyens liéspar le contrat social. La citoyenneté est en ce sens liée à la nationalité. Seuls les nationauxdisposent des droits politiques, même si tous ne peuvent les exercer valablement (les citoyenspassifs). L’idée de nationalité n’est donc pas à l’origine fondée sur un critère ethnique maisbien sur l’adhésion politique à une Constitution. L’Etat-nation appelle certes de la part desassociés une loyauté mais celle-ci se définit comme un « patriotisme constitutionnel »(Habermas) et certainement pas comme un nationalisme.Au cours du 19ème siècle, l’idée nationale se charge d’un tout autre sens, sous l’influence dela philosophie hégélienne, de l’école historique du droit et plus généralement du romantismepolitique allemand. Dans une optique critique par rapport à la Révolution française et auxidéaux du droit moderne, et dans un contexte de résistance à l’envahisseur (napoléonien) etde construction de l’unité allemande, se développe le concept de Nation comme communauté

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65. Les développements de ce paragraphe se fondent principalement sur S. Goyard-Fabre,Les principes philosophiques du droit politique moderne, spécialement p. 325 etsuivantes.

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naturelle, expression spontanée de la vie d’un peuple. La Nation précède l’Etat mais celle-cine se réalise pleinement que dans le cadre de celui-là. Aussi, chaque Nation a pour finalité des’organiser en Etat et « ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus, dont le plushaut devoir est d’être membre de l’Etat66» (Hegel). Les intérêts particuliers des individusdoivent céder devant l’intérêt supérieur de l’Etat, qui a pour mission de permettre à la Nation des’accomplir, de s’étendre, de jouir de l’espace et des moyens nécessaires au développement de sapuissance, ce qui peut justifier la domination des autres peuples.Dans une telle conception, l’adhésion de nouveaux membres ne va pas de soi. L’appartenancenationale n’est en effet plus liée à un engagement politique (par exemple le serment de respec-ter la Constitution) mais bien à un fondement naturel qui lie entre eux les membres de lacommunauté. Les nationaux partagent une appartenance ethnique ou à tout le moins uneculture dans laquelle ils ont été élevés et qui ne s’acquiert pas facilement. L’homogénéité dela communauté nationale s’accommodera dès lors difficilement de la présence « d’élémentsétrangers », sauf à « assimiler » ceux-ci, pour autant que, par leur attitude ou leur origine, ilsne soient pas considérés comme « inassimilables ». En outre, comme la Nation poursuit le butde se constituer en Etat, et que l’Etat lui-même se définit par une souveraineté territoriale, lapolitique nationaliste peut conduire à la désormais fameuse « purification ethnique », quiprétend réserver un territoire donné exclusivement aux membres d’une communauté homo-gène. L’histoire en a montré à plusieurs reprises l’exemple, que ce soit avec le mouvementpangermaniste ou plus récemment avec la guerre dans l’ex-Yougoslavie.

2. Les droits des minorités et le principe fédéral

Il serait toutefois injuste et inexact de discréditer l’hypothèse communautaire en la réduisantau nationalisme, qui n’en représente qu’une application extrême, même s’il faut toujoursconserver la mémoire de ses dangers. Nombre de sociétés anciennes ont vécu dans un cadrecommunautaire. Le modèle républicain se fonde lui aussi sur l’adhésion à une communautéde valeurs et à un projet politique défini, il est vrai, par référence à des principes juridiqueset moraux à vocation universelle. De plus, une communauté nationale ou linguistique peuttrès bien se définir de manière ouverte et démocratique. On peut en outre recourir à l’argu-ment communautarien sans prétendre en faire le fondement exclusif de l’ordre juridique post-moderne. Par exemple, Anna Arendt, se penchant sur « la condition de l’homme moderne »,a bien montré que le modèle libéral, en tant qu’il s’obstine à ne considérer que des êtresrationnels, égoïstes et désincarnés, crée un déficit de sens et d’identité qui rend l’individumoderne mûr pour toutes les expériences totalitaires, auxquelles l’Etat fragilisé s’abandonnesans défense. La raison des Lumières se révèle ainsi dialectique (elle se renverse en soncontraire, c’est-à-dire la barbarie) en tant qu’elle ouvre potentiellement la voie aux totalita-rismes, dont les crimes ont marqué de sang l’histoire de notre siècle finissant. Commentmieux souligner la nécessité d’un ordre ancré dans le respect des valeurs ?

66. Principes de philosophie du droit, § 258.

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Par ailleurs, la légitimité du principe communautaire a été juridiquement consacrée, auniveau international, par la reconnaissance des droits des minorités. Les Déclarationsmodernes de droits faisaient des individus, les uniques destinataires des droits del’homme et du citoyen, les communautés étant par ailleurs reléguées au rang de simplesassociations privées. Or, cette logique individualiste ne permet pas d’assurer la protectionefficace de certains droits, comme les droits culturels, qui ne peuvent être exercés qu’àl’intérieur d’un cadre communautaire protégé. Ainsi, la liberté de s’exprimer dans lalangue de son choix implique, à peine de se révéler purement théorique, le droit pour lacommunauté linguistique de disposer d’écoles, de médias ou d’administrations qui fonc-tionnent dans cette langue.Les communautés peuvent ainsi se voir reconnaître, au sein même de l’Etat moderne, unstatut politique. Dans les systèmes fédéraux, qui rassemblent plusieurs communautés, cestatut s’accompagne de compétences juridiques plus ou moins étendues dans lesdomaines d’intérêt communautaire. Dans cette situation, se pose nécessairement la ques-tion délicate des rapports juridiques entre les différentes communautés pour le règlementdes questions d’intérêt fédéral. Comment s’accorder et appliquer des principes de justicecommuns à tous, dans le cadre d’une société pluraliste, au sein de laquelle coexistent dessystèmes de valeurs propres à chaque communauté ? Ce problème, que Rawls tente, ons’en souvient, de rencontrer par le moyen du « consensus par recoupement », le modèlecommunautaire est incapable de le résoudre lui-même puisqu’il n’envisage l’ordre juri-dique que dans le cadre d’une société homogène, partageant un même ethos. L’ordre juri-dique fédéral, qui rassemble les communautés, appelle donc le secours d’un modèle dejustice supplémentaire, pouvant s’agencer avec le modèle communautaire.

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III. La justice, agent de la tradition

Sur le plan du raisonnement judiciaire, l’hypothèse communautaire se rattache aucourant dit de l’herméneutique juridique, qui s’inspire des travaux de H.G. Gadamer67.L’herméneutique part du constat, déjà fait par Aristote, qu’une règle ne peut rendre compteelle-même de ses applications. En d’autres termes, lorsque le Parlement vote une loi, il nepeut anticiper les cas auxquels cette loi s’appliquera. Les cas litigieux, qu’engendre la vie dudroit, sont toujours surprenants. Le modèle moderne du syllogisme judiciaire ne décrit doncpas adéquatement la mission des juges. Le juge ne se borne pas à subsumer les faits sous laloi. Appliquer le droit requiert un travail d’interprétation où les faits et les normes secomprennent les uns à la lumière des autres. On ne saisit les faits d’une cause que par réfé-rence à une grille de lecture, à une sélection des données pertinentes que nous fournit lanorme. Mais, par ailleurs, la norme elle-même ne prend consistance qu’à l’occasion des faitsqui la « remplissent » et lui donnent un sens concret. L’interprète doit donc rapprocherprogressivement la norme et la situation en comprenant l’une d’après l’autre et vice versa.C’est la version judiciaire du cercle herméneutique.

Or, le problème de l’interprétation n’est pas tant de sortir du cercle herméneutique qued’y entrer (Heidegger). Autrement dit, l’interprète doit disposer d’un point de départ surlequel appuyer la démarche de compréhension. Heidegger et Gadamer ramènent ce point dedépart à la précompréhension par l’interprète de la situation. Cette précompréhension (celamême que les Modernes qualifiaient péjorativement de « préjugé »), dont l’interprète, levoudrait-il, ne pourrait d’ailleurs se défaire, à peine de perdre le sens, lui est donné par laculture et la tradition dans laquelle il ancre sa pratique. Transposé au contexte judiciaire, lejuge ne peut résoudre, dans les cas difficiles, le problème de l’interprétation réciproque desfaits et des normes, qu’en inscrivant sa démarche dans le contexte de la tradition historiquedans laquelle il baigne. De par la formation qu’il a reçue, le juge est capable de traduire l’en-seignement moral et politique de l’ethos dominant dans le code juridique. Ce faisant, il ne seborne pas (comme dans le modèle de l’exégèse), à reconstituer passivement l’intention dulégislateur historique. Le juge est l’agent de l’effectuation de la tradition dans le présent. Atravers le jugement s’opère la fusion des horizons du législateur et du contexte présent. Lejuge, enraciné dans le contexte historique fondateur de la communauté, contribue à rendreeffectives les valeurs traditionnelles en formulant les règles qu’impose, au jour du jugementet aux membres actuels de la communauté, la réalisation du projet éthique et politiquecommun. Le rôle du juge, parallèle et complémentaire à celui du législateur, consiste doncpour l’essentiel à traduire dans le langage du droit les exigences du principe communautaire.

La description herméneutique de l’activité judiciaire se heurte aux mêmes objections

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67. L’ouvrage fondateur est Vérité et méthode. Les grandes lignes de l'herméneutique philo-sophique. - P. Ricoeur est le principal représentant de l’herméneutique philosophique enFrance. Son œuvre récente manifeste également un intérêt fort pour le droit, aprèsl’éthique (Le Juste, 1995).

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que la conception communautarienne du droit politique. Elle est problématique pour dessociétés postmodernes, qui adoptent vis-à-vis de leurs traditions une attitude critique et ausein desquelles coexistent plusieurs communautés et donc plusieurs projets éthico-politiquesdifférents. Or, pour l’herméneutique juridique, la tradition historique qui nourrit le juge n’estpas elle-même susceptible d’une investigation critique. En outre, comme le juge ne peut s’ex-traire de l’ethos dans lequel il fonde sa compréhension de la norme, le verdict qu’il rend serasouvent compris, dans une société pluraliste, comme procédant d’un parti pris idéologiqueillégitime. On critiquera, par exemple, la décision d’un « juge de droite » ou d’un « juge degauche » ou d’un « juge chrétien » ou encore, la jurisprudence d’une « chambre flamande »ou d’une « chambre francophone ». Ici encore se pose le problème, central pour la Modernitéet insoluble dans un cadre exclusivement communautarien, du fondement de la justice dansune société où ne règne pas a priori un consensus sur la forme de la vie bonne et le projet àconduire par la collectivité.

IV. L’appartenance

Le projet communautarien récuse la philosophie individualiste qui fait des individus des« électrons libres » que ne lie aucune autre obligation que celles qui découlent du contrat socialou des conventions particulières qu’ils souscrivent de leur plein gré. Dans l’hypothèse commu-nautaire, la liberté subjective individuelle est d’emblée subordonnée aux devoirs qui décou-lent de l’appartenance à une ou plusieurs communautés. Ces devoirs dérivent de la nécessaireloyauté envers les institutions communautaires mais aussi de la solidarité envers les autresmembres de la communauté. L’idéal communautaire entend substituer au « monstre froid »(Nietzsche) de l’Etat libéral, mais également à son successeur, l’Etat social et sa machine redis-tributive impersonnelle, une solidarité chaude qui puise sa force dans le lien communautaire.

Dans cette optique, l’hypothèse communautaire, lorsqu’elle n’est pas exclusive(comme le nationalisme exacerbé), peut envisager l’Etat comme un enchâssement et/ou unejuxtaposition de communautés, de tailles ou de natures différentes, en fonction du lien derattachement qui réunit leurs membres. Hegel prône ainsi, entre la famille et l’Etat, le déve-loppement d’entités intermédiaires comme les « communes, confréries et corporations », quiempêchent l’atomisation de la société et contribuent à l’expression de la volonté politique auniveau de l’Etat (notamment par une représentation directe au niveau de la Chambre haute).De même, le système fédéral belge, comme la plupart des régimes de ce type, a réorganisé leSénat, en tant qu’organe du pouvoir législatif, de telle sorte que les représentants des commu-nautés et des régions concourent, en tant que tels, à l’élaboration des lois fédérales.

Un individu peut donc appartenir simultanément à plusieurs communautés (ce quisuscite parfois des conflits de loyauté). Il se trouve ainsi pris dans des liens de solidaritémultiples, médiatisés par les institutions communautaires, qui déterminent les bases de sesrelations juridiques avec autrui. Ainsi, dans l’hypothèse communautaire, la figure du contrat,comme forme canonique de régulation des rapports interpersonnels, s’efface au profit de

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l’idée (ancienne) de statut, ou du moins compose avec elle. En d’autres termes, les personnesne disposent pas librement des règles qui orientent leurs rapports à autrui.

C. L’hypothèse procédurale

Le modèle procédural du droit est issu de la philosophie de la communication. Cecourant compte nombre de partisans qui s’émancipent cependant, parfois de manière impor-tante, des positions de son inspirateur principal, Jürgen Habermas. Le puissant travailconceptuel du grand philosophe allemand rend cependant l’examen de son œuvre incontour-nable pour comprendre le paradigme procédural, et ce d’autant plus que l’auteur a consacréson dernier grand ouvrage en date, Droit et démocratie, exclusivement à la philosophie et àla théorie du droit. Les développements qui suivent présentent, entre autres, quelques unesdes thèses fortes, mais souvent encore peu connues, de cet ouvrage fondamental.

I. L’éthique de la discussion

1. La raison procédurale

Le concept de rationalité procédurale est issu d’une réflexion critique sur les capacitésde la raison dans le domaine pratique (normatif) à l’âge postmétaphysique. Synthétiquement,la raison postmoderne doit restreindre ses ambitions et constater que, contrairement auxvisées de l’école du droit naturel et des philosophes du contrat social, il est impossible dedécouvrir et de prouver de manière purement rationnelle les principes fondamentaux dudroit et de l’organisation politique. On se souvient que, pour Rousseau notamment, lesclauses du contrat social étaient directement dictées par la raison. De même, Grotius dédui-sait directement de la raison les principes de base de l’ordre juridique et les droits fonda-mentaux. La philosophie des droits de l’homme repose encore largement aujourd’hui sur cefondement jusnaturaliste qui mêle la raison et la nature des choses.

Habermas montre cependant que la fin de la métaphysique nous contraint à renoncerà découvrir l’essence de la moralité et du droit par l’exercice solitaire (monologique) de laraison en vase clos (comme le Descartes du Discours de la Méthode dans son « poêle68» ). Ilnous faut aujourd’hui dissocier évidence et certitude d’un côté et vérité de l’autre. Une propo-sition normative sera tenue pour vraie non lorsqu’un philosophe aura pu la démontrer d’unemanière logiquement impeccable mais quand elle aura subi avec succès l’épreuve de ladiscussion. Une proposition normative sera tenue pour vraie lorsqu’elle pourra réunir idéa-lement l’accord de tous les participants à une discussion pratique au terme d’un débat libreet transparent conduit selon la loi du meilleur argument. Puisque nous ne pouvons plus nousréférer à un critère transcendant de la vérité (que proposait la religion ou son successeur

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68. « (...) je demeurais tout le jour enfermé dans un poêle, où j’avais tout loisir de m’entrete-nir de mes pensées » (Discours, 2ème partie, début).

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moderne, la métaphysique), il faut se contenter d’approcher la vérité comme le produit d’unaccord, d’une entente. Cet accord n’est pas réalisé d’emblée. C’est l’enjeu de la communica-tion que de tenter de le produire. Le dialogue doit permettre à chacun d’exposer son point devue et de développer des arguments en vue de convaincre les autres participants de son bienfondé. Chacun est ainsi amené, dans le cours de la discussion, à se mettre à la place d’autruiafin de comprendre ce qui motive sa position et éventuellement peut la faire évoluer. Nousfaisons tous cette expérience dans nos conversations quotidiennes, lorsque celles-ci ne se limi-tent pas à un échange utilitaire mais qu’elles visent à rapprocher nos points de vue, à ajusternos visions du monde afin de pouvoir partager une expérience ou un projet.

La raison excède ses possibilités lorsqu’elle prétend prédire le résultat d’une discus-sion pratique (comme Rawls le fait pourtant encore dans sa négociation sous le voile del’ignorance). On ne peut faire l’économie de la discussion effective, dont le philosophe nepeut préjuger l’issue. Le rôle de la raison est plus modeste, quoique non négligeable. Il neconsiste pas à découvrir directement les normes substantielles, morales ou juridiques, quirégleront la vie de telle société en particulier ou de toute société en général. Par contre, ilappartient à la raison de fixer le cadre et les principes de la discussion, en d’autres mots laprocédure, au terme de laquelle des normes pourront être établies par les sociétaires eux-mêmes de manière valide.

2. La pragmatique universelle

La raison pratique a pour champ l’étude de l’éthique de la discussion, c’est-à-dire desprincipes qui conditionnent la légitimité des délibérations pratiques, et donc notamment juri-diques. Dans Morale et communication, Habermas a donné une formulation de ces principesdans le cadre d’une discussion morale.

Au regard du principe de discussion (principe D), “seules peuvent prétendre à la vali-dité les normes qui pourraient rencontrer l’accord de toutes les parties prenantes d’unediscussion pratique69”. Cette discussion présuppose une situation idéale de parole qui réaliseles conditions suivantes70:1. Chaque membre de la communauté a le droit de participer à la discussion et jouit d’un droit

égal à la prise de parole. Dans le jeu de questions-réponses qu’implique le dialogue,chaque partie dispose des mêmes facultés de faire des propositions, de les expliquer et deles soutenir ainsi que d’appuyer ou de réfuter les propositions des autres parties.

2. La discussion n’est influencée par aucune contrainte extérieure à la communication elle-même. Elle fait prévaloir la solution qui repose sur la meilleure argumentation. Toutrecours à la pression ou à la force pour peser sur la décision est donc exclu.

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69.J. Habermas, De l’éthique de la discussion, p. 17. - On reprend ici la traduction corrigée deJ.M. Ferry, Philosophie de la communication., t. 2, p. 30.

70. R. Alexy, A Theory of Legal Argumentation, trad. anglaise, Clarendon Press, Oxford, 1989,p. 116 et s..

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3. Chaque partie peut en conséquence être invitée à justifier sa position en donnant sesraisons ou en motivant son refus de les donner. Cette transparence de la discussion inclutune obligation de sincérité, quant à l’exposé par chacun de sa position et de ses intérêts.

En vertu du principe d’universalisation (principe U), une proposition est convain-cante, et donc acceptable, si chacun peut en accepter les effets prévisibles, directs et indirects,comme conformes à la satisfaction des besoins de tous et de chacun. Selon Alexy, ce secondprincipe découle logiquement du premier : dès lors que la proposition requiert l’accord detous, chacun doit être convaincu que les besoins légitimes qu’il exprime sont rencontrés. Laqualité de l’argumentation sera donc fonction de la capacité des uns et des autres à se mettreà la place des autres (ideal role taking) afin de tenter de généraliser les intérêts divers, de leurdécouvrir un dénominateur commun.

Mais le point fort de la thèse concerne moins le contenu des principes de discussionque leur statut. Habermas est très conscient du caractère contrefactuel (non empirique) del’éthique de la discussion. Celle-ci ne prétend pas décrire les discussions telles qu’elles sedéroulent en pratique. Chacun sait que les débats moraux et juridiques sont souvent influen-cés par le jeu des intérêts, par la pression des rapports de force et que les parties à la discus-sion nourrissent effectivement des arrière-pensées moins avouables que la recherche de lapure justice. Les principes de discussion sont des requêtes idéales pour une discussion juste.Cependant, et c’est là l’apport spécifique de la pragmatique universelle, ces requêtes idéalesn’en exercent pas moins une influence effective sur le cours de la discussion, dans la mesureoù elles contraignent l’argumentation des participants. Pour imposer sa proposition, un parti-cipant doit obtenir l’accord des autres. Il lui faut donc convaincre ses partenaires. Pour parve-nir à ce résultat, il doit aligner son discours sur les réquisits de l’éthique de la discussion carce n’est que dans cette mesure que son argumentation paraîtra légitime aux yeux de ses parte-naires. Par exemple, les représentants d’un Etat à l’O.N.U., au Conseil européen ou ausommet de la terre à Kyoto ne proclameront pas que leur position doit prévaloir car ils sontles plus forts (même s’ils le pensent effectivement). Ils développeront des arguments denature à prouver (même rhétoriquement) que leur proposition est juste ou la plus juste. Or,indépendamment des motifs cachés relatifs aux intérêts de cet Etat, l’argumentation publiquepourra être discutée et sa proposition critiquée ou amendée par les représentants des autresEtats. Abstraction faite des intentions des uns et des autres, le cadre même de la communica-tion visant à l’entente et les procédures de discussion instituées autoriseront la recherche dela meilleure norme fondée sur le meilleur argument.

3. Le droit entre effectivité et légitimité

Le droit, en tant qu’il a pour fonction, dans les sociétés modernes, d’élaborer lesnormes pratiques et de les appliquer dans les cas litigieux, est soumis aux contraintes del’éthique de la discussion qui conditionne l’acceptabilité rationnelle des normes et par consé-quent leur légitimité. Dans une démocratie, les lois et les jugements doivent idéalement

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pouvoir être considérés par les citoyens et les justiciables comme le produit d’une discussionlibre et transparente, menée selon la loi du meilleur argument, et donc susceptibles de réali-ser l’entente.

Toutefois, il est bien entendu impossible de soumettre l’ensemble des litiges ou desrègles à la discussion publique de tous les citoyens. D’autant que, dans nos sociétéscomplexes et pluralistes, au sein desquelles coexistent des individus aux modes de vie et auxsystèmes de valeurs très hétérogènes, beaucoup de normes pourraient faire l’objet d’unecontroverse interminable. Un système juridique reposant sur une communication totalementlibérée serait immédiatement engorgé et par là même inefficace. C’est là un inconvénientinsurmontable car le système juridique moderne ne représente pas seulement un ordreabstrait à découvrir mais encore un instrument de régulation des rapports sociaux, lequel n’ade sens qu’à la condition de peser effectivement sur les conduites des uns et des autres.L’efficacité commande dès lors l’institutionnalisation des discussions relatives, tant à l’élabo-ration des normes (l’institution parlementaire et, dans une certaine mesure, administrative),qu’à leur application à des cas litigieux (l’institution judiciaire). Il n’en demeure pas moinsque la validité des lois et des jugements effectifs, et même d’une certaine façon des conven-tions privées, demeure, comme nous allons le voir, liée au respect des requêtes idéales del’éthique de la discussion.

II. La réactivation du projet démocratique

1. Le caractère cooriginaire des droits civils et politiques

En se ressourçant aux fondements du contrat social moderne, Habermas en propose uneinterprétation qui prétend dépasser les apories des modèles marchand et communautarien, touten les intégrant à un modèle global. Le modèle marchand est critiquable en tant qu’il privilégieune interprétation purement privatiste du contrat social moderne qui, à la limite, nie totale-ment le concept de « chose publique » et par voie de conséquence mine les fondements mêmesde la démocratie et de l’Etat de droit. Le modèle communautarien est difficilement acceptableen tant qu’il subordonne les droits individuels des citoyens à l’intérêt de la communauté dansson ensemble et semble peu réaliste dans le contexte pluraliste des sociétés contemporaines.

Le principe fondateur du droit moderne, c’est la liberté, et la question essentielle quise pose à lui, comme l’indique Kant, c’est celui de la compatibilité des libertés71. En d’autrestermes, « ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui ». Mais comment faire en sorte quela liberté puisse arrêter la liberté sans détruire le concept de liberté lui-même ?

La réponse forte du contrat social moderne consiste à poser ensemble et de manièreindissociable les droits civils (les libertés privées) et les droits politiques (de participation

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71. « Le droit est donc l’ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’unpeut être concilié avec l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de liberté » (Principesmétaphysiques de la doctrine du droit, introduction, § B, in fine.

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démocratique) des individus. Ces droits sont cooriginaires dans la mesure où ils se présup-posent réciproquement. Le fonctionnement de la démocratie présuppose la jouissance delibertés privées, telles les libertés d’expression, d’association et de réunion. Mais, à leur tour,ces libertés ne peuvent se concevoir dans un vide juridique, c’est-à-dire qu’elles n’existenteffectivement qu’au sein du système du droit objectif, qui est lui-même issu des institutionsdémocratiques. La controverse (entre libéraux et républicains) relative à la primauté desdroits privés ou du droit politique est donc vaine. Par définition, le système moderne desdroits doit garantir aux destinataires des normes la jouissance égale des libertés privées defaçon que chacun puisse poursuivre son propre projet de vie individuel et faire en sorte queles destinataires des normes puissent aussi se concevoir comme leurs auteurs (selon le mot deRousseau). Le système des droits repose donc simultanément sur deux fondements : les droitsde l’homme et le principe démocratique (ou souveraineté populaire), lesquels se présuppo-sent et se soutiennent réciproquement. Ainsi l’autonomie privée n’est-elle limitée que par uneloi élaborée de manière autonome par les citoyens eux-mêmes. Chaque sociétaire de l’ordrejuridique porte une « double casquette », à la fois de destinataire et d’auteur de la norme.Chacun de ces rôles manifeste un point de vue spécifique.

En tant que destinataire de la norme, la personne est sujet de droit c’est-à-dire titulairede droits et d’obligations, déterminés par le droit objectif. Les règles s’imposent à lui enquelque sorte de l’extérieur, éventuellement sous la contrainte publique, et sans qu’il lui soitloisible de les remettre en cause. Dans cette position de destinataires, les sujets de droit sont« soulagés » du poids des requêtes idéales qui fondent la légitimité des normes. Dans les acti-vités économiques, par exemple, si importantes pour nos sociétés, les acteurs agissent enfonction de leur intérêt personnel, en concluant les opérations les plus rentables, sans devoirvérifier que les modalités ainsi définies sont justes ou morales. Cependant, ils tiennentcompte, mais de manière purement externe, des règles de droit comme d’obstacles (ou d’ad-juvants) qui pèsent sur leurs décisions. On évitera telle clause avantageuse car on la saitcontraire au droit en vigueur et donc, en cas de litige, sanctionnable par le juge.

Mais, en tant que coauteur de la norme, chaque sociétaire est également citoyen etparticipe à ce titre à l’élaboration de la loi. Dans les démocraties modernes, qui sont ditesreprésentatives, la loi n’est qu’exceptionnellement votée directement par les citoyens eux-mêmes (referendum). La procédure de son élaboration fait intervenir des assemblées de repré-sentants élus par le peuple. Le « pouvoir législatif » ne reçoit pas pour autant un chèque enblanc. Les discussions et les décisions parlementaires demeurent à la fois soumises auxcontraintes de la pragmatique universelle et sous le contrôle de la société civile, qui y parti-cipe d’ailleurs activement.

2. L’institutionnalisation de la délibération législative et la hiérarchie des niveaux d’argumentation politique :

L’institutionnalisation de la délibération législative répond, on l’a dit, à la nécessité de

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maintenir l’équilibre entre l’effectivité et la validité de l’ordre juridique. La procédure d’éla-boration de la loi a pour fonction d’orienter la discussion vers la concrétisation de la justice,au sein d’une société donnée, ce qui implique des décisions effectives. En outre, le cadreprocédural de la délibération soumet pragmatiquement les parlementaires aux règles del’éthique de la discussion et donc oriente en principe celle-ci vers des décisions valides en tantque rationnellement acceptables. L’argument suivant lequel « vous avez juridiquement tortparce que vous êtes politiquement minoritaires » (Paul Quilès72) n’est donc pas recevable.Malgré le poids incontestable des rapports de force entre majorité et opposition, les requêtesde la situation idéale de parole imposent effectivement que chacun avance ses meilleurs argu-ments de nature à convaincre l’assemblée et, au-delà, les citoyens, du caractère juste et/ouutile, ou bien injuste et/ou inutile du projet en discussion. La loi ne vaut donc pas seulement,comme le prétendent les normativistes, en raison de son pedigree (Hart), c’est-à-dire du seulfait qu’elle a été élaborée et mise en vigueur conformément aux règles de forme fixées par laConstitution. La loi met en œuvre une procédure de découverte et d’accord sur la justice parle moyen d’une discussion argumentée. Les règles constitutionnelles et les règlements desassemblées ménagent les espaces nécessaires à l’échange le plus large de tous les argumentspertinents. Mais, comme la discussion ne peut se poursuivre indéfiniment, ces règles impo-sent également des mécanismes de décision, qui clôturent provisoirement la discussion parun vote majoritaire.

Dans Droit et démocratie73, Habermas expose, de manière intéressante, les niveauxd’arguments qui sont effectivement mobilisés dans le cadre du débat parlementaire contemporain.

Le projet de loi peut d’abord susciter des questions pragmatiques74, qui visent à déter-miner les moyens les plus appropriés pour réaliser une fin donnée. Par exemple, si l’objectifconsiste à protéger les consommateurs contre les conséquences juridiques des contrats d’ad-hésion abusifs, quelles clauses seront considérées comme abusives et par quel moyen lesinterdire ou les sanctionner ? L’objectif à poursuivre peut lui-même se révéler problématique,ce qui nécessitera une élucidation au moyen des valeurs, c’est-à-dire des préférences ou desintérêts à protéger.

Dans ce cas, la discussion parlementaire mettra souvent en lumière l’existence d’unconflit entre les valeurs, préférences ou intérêts (politiques, économiques, sociaux, religieux,communautaires ...). Deux voies sont alors possibles. Soit, le conflit ne peut être désamorcépar la discussion. On débouche alors soit sur une aporie (enterrement du projet), soit sur lanégociation d’un compromis qui concilie les intérêts divergents d’une manière plus avanta-geuse pour ceux qui le souscrivent que l’absence de tout accord (optique stratégique de l’intérêt bien compris). On a souligné, au chapitre précédent, les dangers de tels compromis

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72. Député français socialiste, à l’époque où ce parti détenait la majorité absolue à l’assembléenationale mais voyait son pouvoir contesté par l’opposition (1982-3).

73. Ch. IV, II, (2), p. 176 et s..74. Le terme « pragmatique » est ici entendu dans son sens courant de et ne doit pas être

confondu avec la pragmatique universelle qui fait référence aux requêtes idéales de ladiscussion.

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lorsqu’ils prétendent fonder la justice, l’ordre juridique ou le programme politique dans sonensemble. Leur conclusion est cependant légitime dans les domaines où les intérêts nepeuvent être généralisés, encore moins universalisés, à condition, précise Habermas, que lanégociation qui y conduit satisfasse aux règles de l’éthique de la discussion.

En revanche, les intérêts et les orientations en conflit sont parfois tellement vitaux queles décisions sur les valeurs appellent un éclaircissement sur la vision que la collectivité ad’elle-même et de ce qui est bon ou préférable pour tous ses membres. La délibération légis-lative aborde ici le terrain des questions éthico-politiques, qui ont pour objet de déterminer, àla manière d’une introspection collective, l’identité du groupe, les valeurs sur lesquelles sesmembres se rassemblent et par suite les normes sous lesquelles nous décidons de vivreensemble en accord avec cette identité et ces valeurs. On rejoint ici l’argument communauta-rien mais repensé sur le mode « républicain75 ». C’est la délibération démocratique elle-mêmequi construit la communauté à travers la recherche coopérative du bien public. La discussionpolitique permet idéalement de définir un « nous », là où ne coexistaient d’abord que descommunautés et des groupes d’intérêts séparés ou antagonistes. L’ordre juridique reposeainsi sur une communauté de droit qui émerge autour de la proclamation de valeurs fonda-mentales ou d’un projet commun. Dans notre société fédérale, il semble que le « nous » nepuisse émerger que de manière relativement exceptionnelle, en réaction à des situationscritiques. Les « affaires » récentes nous en ont fourni l’illustration, notamment avec les « Assises de la démocratie », à l’occasion desquelles la logique habituelle de négociation descompromis a laissé place à une tentative de parler « d’une seule voix » pour déboucher sur unprogramme relativement ambitieux de réformes politiques dictées par l’intérêt public.

Enfin, que la délibération législative se limite aux questions pragmatiques, qu’elle sereplie sur le compromis ou qu’elle parvienne à la manifestation d’une volonté commune, ilfaut encore que le projet soutienne l’épreuve de la discussion morale, qui a pour tâche de vérifierque ce qui est « bon pour nous » n’est pas contraire à ce qui « également bon pour tous », c’est-à-dire aux principes de justice et aux droits fondamentaux (droits de l’homme). En pratique,il s’agira de vérifier que le projet de loi est compatible avec la Constitution. Cette tâche peutêtre assumée directement par le législateur lui-même, comme le prévoit la doctrine classique.Elle peut être efficacement déléguée à un organe juridictionnel spécialisé. Une telle délégationse comprend, selon Habermas, dans la mesure où, au volontarisme politique, qui prévautdans les négociations de compromis et les questions éthico-politiques, succède une démarchedavantage cognitive centrée sur la découverte des implications des principes fondamentaux.

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75. Le modèle républicain, inspiré d’Aristote et de la République romaine, fondé sur le primatdu bien public est repris par Rousseau, l’idéal républicain français et surtout par lesadversaires des libéraux dans le débat qui agite les Etats-Unis depuis leur indépendance.

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3. La fonction négligée de l’espace public :participation citoyenne et principe de publicité

On aurait tort de déduire de l’institution parlementaire que les simples citoyensseraient dessaisis de la délibération législative, qu’ils auraient en quelque sorte troqué sansreste leurs droits de participation contre un bulletin de vote. En pratique, cette interprétationrestrictive de la participation citoyenne a prévalu dans l’Etat libéral et s’est même renforcéedans le cadre de l’Etat providence. Les sociétaires juridiques sont davantage traités en sujetsde droit et en allocataires de ressources qu’en citoyens, si ce n’est très épisodiquement enqualité d’électeurs. Les spécialistes du droit public ont thématisé cet état de fait, en mettantpar trop en exergue la distinction entre les « gouvernants » et les « gouvernés », entérinantpar la même l’existence de statuts différents et asymétriques ou, à tout le moins, d’unebarrière. Jusqu’il y a peu, l’Etat de droit s’est ainsi aisément accommodé d’un déficit démo-cratique certain, imputable à un « oubli » partiel des principes du contrat social moderne, plusprécisément de la souveraineté populaire. Rappelant le caractère cooriginaire des droits civils(libertés privées) et des droits politiques (de participation), l’hypothèse procédurale confèreun fondement philosophique solide au mouvement puissant (mais parfois confus) en faveurd’une réactivation de la participation citoyenne, qui anime la vie politique et sociale de cepays depuis plus d’un an maintenant76.

L’élaboration de la loi est confiée au Parlement. Mais les lois démocratiques tirent leurvalidité de ce que les citoyens s’en considèrent comme les auteurs. Cela n’implique pas quechaque citoyen acquiesce à toutes les dispositions légales mais bien que les citoyens partagentglobalement la conviction qu’au cours des délibérations, tous les arguments pertinents aurontpu être développés à suffisance et peser sur le vote final. Cette confiance repose sur uncontrôle. Si les délibérations parlementaires sont conçues pour aboutir à un résultat ration-nellement acceptable, les citoyens sont fondés à vérifier et à discuter le bien fondé des déci-sions et des arguments invoqués à leur appui. Le principe de publicité des délibérations apour fonction essentielle de rendre un tel contrôle possible. A cet égard, la pratique desaccords secrets ou des « pactes » soustraits au droit est dangereuse car, en s’émancipant desprocédures constitutionnelles, ils échappent au contrôle des citoyens.

Le respect du principe de publicité, s’il est nécessaire, n’est cependant pas suffisant. Iltrouve son aboutissement dans la participation effective des citoyens à la délibération poli-tique. Encore une fois, si la délibération parlementaire a pour objet de faire prévaloir les « bonnes raisons », tous les sociétaires juridiques ont compétence pour critiquer ces raisons,en proposer de meilleures, faire valoir leurs points de vue ou leurs intérêts. Ils le font effecti-vement dans les discussions qu’ils entretiennent entre eux au sein de la société civile, qui tendainsi à se structurer en espace public de discussion. L’espace public, en tant que lieu où se

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76. On peut lire à ce sujet l’essai de F. Delpérée, La démarche citoyenne (Bruxelles, Labor,1998), qui tente également de donner un contenu à la participation mais en prenantcomme point de départ davantage les règles et les pratiques que les principes fonda-mentaux du contrat social.

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forme une opinion publique argumentée (différente de l’amalgame de prises de positionsindividuelles et non soumises à la critique que clichent les sondages), fait ainsi écho à ladiscussion parlementaire. Les courants d’opinion qui s’y organisent influencent l’agendaparlementaire, c’est-à-dire l’ordre des priorités législatives, mais aussi pèsent sur le cours dela discussion, notamment par le moyen de pétitions, manifestations et interventions dans lesmédias, qui font émerger ou renforcent certains arguments ou prises de position. Ils peuventmême remettre judiciairement en cause la validité des lois au regard des normes constitu-tionnelles, en Belgique, au moyen d’un recours devant la Cour d’arbitrage. Les parlemen-taires et les gouvernants eux-mêmes sont d’autant plus sensibles à ces mouvements d’opinionqui traversent la société civile qu’ils souhaitent obtenir le renouvellement des mandats qu’ilstiennent des urnes. Ils sont dès lors amenés à s’expliquer en permanence, devant l’opinion,sur le sens et le bien fondé de leurs actions et décisions. C’est bien ainsi que les choses sepassent en pratique. L’intérêt de l’hypothèse procédurale consiste à légitimer et à officialiseren quelque sorte cette participation citoyenne active en la rapportant aux clauses fondamen-tales du contrat social démocratique.

4. Le contrôle de l’action administrative

La théorie moderne de la séparation des pouvoirs est claire et lapidaire. Le pouvoirexécutif, comme son nom l’indique, exécute les lois, c’est-à-dire qu’il se borne à prendre lesmesures que requiert leur application, sans pouvoir ni les suspendre, ni dispenser de leurexécution (art. 108 de la Constitution belge). Mais, on s’en souvient, la transformation del’Etat libéral en Etat social a provoqué une extension considérable des tâches et des pouvoirsde l’administration. Celle-ci dispose souvent dans les faits d’un pouvoir discrétionnaire, quine se limite pas à mettre en œuvre les mesures appropriées pour atteindre les objectifs assi-gnés par la loi mais s’étend au contraire à la définition des objectifs mêmes ou des « politiques »à suivre. Dans ce cas, l’administration exerce, en réalité, une activité quasi législative, sansprésenter les garanties de la procédure parlementaire.

L’accroissement de la puissance administrative paraît difficilement réversible. Plutôtque de se contenter de déplorer cette situation pour finalement s’y résigner, les procédura-listes préfèrent en conditionner la légitimité au respect de procédures de délibération offrantdes garanties suffisantes. La délibération parlementaire n’est pas l’unique mode de décisionlégitime mais seulement une application spécifique des règles de l’éthique de la discussion.Partant du constat que le parlement ne peut lui-même décider de toutes les politiques, ilconvient de mettre au point des procédures alternatives qui, au niveau administratif, répon-dent au même objectif, à savoir confronter les points de vue de toutes les parties intéresséesafin de tendre vers une solution juste, rationnellement acceptable par tous. La validité de ladécision administrative peut être subordonnée à la mise en place et au respect de telles procé-dures. Jacques Lenoble a étudié et donné plusieurs exemples de tels « lieux d’échange

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communicationnels » au sein même de la sphère administrative77, comme la regulatory nego-ciation78, organisée par la loi américaine, mais aussi le contrôle de légalité des actes adminis-tratifs discrétionnaires, opéré par le Conseil d’Etat, qui vérifie le caractère sérieux de leurmotivation, démontrant la prise en considération des points de vue des différents intéressés(ce qui présuppose que l’administration s’en soit informée). On peut y ajouter la créationd’instances délibératives, comme le Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui exercent descompétences d’avis ou de décisions et dont la composition vise à assurer la représentation desdifférentes catégories concernées (usagers, professionnels, politiques, etc.).

III.Le débat judiciaire

1. Le roman de la jurisprudence

Pour l’activité judiciaire, l’hypothèse procédurale telle que développée par Habermass’appuie en ordre principal sur les travaux de Ronald Dworkin. Dworkin montre comment lesjuges, confrontés à des cas difficiles, tentent de découvrir la « bonne réponse » (right answer),c’est-à-dire la solution à la fois juste et sûre, à la fois rationnellement acceptable et cohérenteavec l’ordre juridique en vigueur.

Contre le modèle utilitariste de la mise en balance des intérêts en présence, qui connaîtactuellement beaucoup de succès auprès des cours suprêmes et de la Cour européenne desdroits de l’homme79, Dworkin défend une conception déontologique, qui se refuse à assimilerle droit à l’intérêt social qu’il protège et entend, au contraire, selon le titre d’un de ses maîtresouvrages, « prendre les droits au sérieux ». Il faut se garder de confondre, enseigne-t-il, lesquestions politiques (matter of policy) et les questions de principe (matter of principle). Lespremières sont du ressort exclusif du législateur, qui dans sa mission d’élaboration des lois,fait prévaloir l’intérêt général ou entérine un certain compromis entre des intérêts particu-liers. Seul le législateur peut créer des normes fondées sur des « desseins », lesquels sontessentiellement politiques. Mais le législateur peut aussi placer son action sous le signe desprincipes. Le juge ne dispose pas de la même liberté d’action. Sa mission consiste à appliquerle droit en vigueur et non à orienter l’évolution de la société. Le juge n’ignorera pas les « desseins » mais il n’en connaîtra que dans la mesure où le législateur a intégré ceux-ci dansle code juridique. La tâche du juge consiste à faire prévaloir les droits des individus lorsqueceux-ci sont méconnus ou contestés. Ces droits sont, dans les mains de leurs titulaires, des « atouts » (trumps) qu’ils peuvent faire valoir y compris contre les arguments tirés de l’utilitépublique et de l’intérêt général. Le pouvoir judiciaire démocratique garantit à tous lescitoyens un recours effectif pour faire valoir leurs droits, jusque et y compris contre le senti-ment dominant de l’opinion.

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77. J. Lenoble, Droit et communication, Paris, Ed. du Cerf, 1994.78. Pour une analyse approfondie de cette procédure : J.De Munck et J. Lenoble, « Droit négo-

cié et procéduralisation », in Droit négocié, droit imposé ?, o. c., pp. 171-196.79. voir supra chapitre II, C.

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Pour faire respecter les droits des individus, le juge devra interpréter le système deslois. Or, les cas difficiles ne peuvent être résolus par le moyen d’une déduction logique (syllo-gisme judiciaire) ni par simple référence à la volonté du législateur. Le projet d’une scienceexacte de la justice a échoué et aboutit dialectiquement au décisionnisme positiviste, quiréfère la validité des décisions au pouvoir de trancher les différends que la Constitutiondonne aux magistrats. Quand les règles autorisent plusieurs interprétations, le juge choisit l’uned’elles de façon discrétionnaire. Sa décision s’impose aux parties par la seule vertu de lacompétence que lui reconnaît la loi de trancher le litige. Dworkin montre que cette conclusionsceptique, aux conséquences désastreuses pour la légitimité de la justice, est imputable à uneconception trop étroite de l’ordre juridique. Celui-ci ne se compose pas seulement de règles, édic-tées par la législation, l’administration, voire la jurisprudence, mais aussi de principes. Lorsqueles règles sont muettes ou contradictoires, le juge découvre, tapis au creux de l’ordre juridique,les principes à la lumière desquels il interprète les règles et les oriente vers la solution juste.

Dworkin compare ainsi l’activité de la jurisprudence à l’écriture d’un roman collectif(chain novel), tel qu’il se pratique encore parfois dans la presse. On demande à une séried’écrivains d’écrire, chacun à leur tour, un chapitre d’un livre qui s’élabore progressivement,avec le souci que l’ouvrage terminé soit le meilleur possible et puisse être considéré commel’œuvre d’un auteur unique. Chaque auteur, explique Dworkin, est soumis à des contraintesantagonistes. D’une part, il écrit son chapitre de façon à ce qu’il corresponde au mieux à sespropres exigences esthétiques, quant à la qualité de l’intrigue et au style notamment. Mais,d’autre part, il doit faire en sorte que son chapitre s’intègre harmonieusement et de manièrecohérente avec l’ensemble déjà écrit, ce qui ne l’empêche pas de conférer à l’intrigue unenouvelle impulsion, ou même de la donner à lire sous un jour nouveau.

La tâche du juge est pareille à celle d’un romancier de la chaîne. Confronté à un casnouveau ou difficile, le magistrat est soumis à des contraintes analogues. D’une part, il doitrendre une décision juste, légitime au regard de l’idée qu’il se fait de la justice. Mais, d’autrepart, il doit faire en sorte, par son interprétation, que cette décision s’intègre de manièreharmonieuse à « l’histoire » légale et jurisprudentielle, même s’il donne à voir celle-ci sous unjour inédit. Ce faisant, le juge est souvent amené, dans les affaires délicates, à proposer, dansla motivation de sa décision, une reconstruction de l’ordre juridique qui le donne à voir « sousson meilleur jour », comme reposant sur un ensemble cohérent de principes.

2. L’affaire Connerotte

La récente décision de la Cour de cassation de dessaisir le juge Connerotte de l’instruc-tion des dossiers Dutroux et consorts80 illustre parfaitement le modèle de Dworkin. Le cas est

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80. Cass. B., 2ème chambre, 14 octobre 1996, Journal des Procès, n° 313 (1er novembre 1996),p. 25. - La Cour a confirmé sa décision dans deux arrêts du 11 décembre 1996 (J.L.M.B.,1997, pp. 175-197, joignant les moyens des oppositions), rendus en termes identiques, suroppositions de Russo-Collet et Benaïssa, qui apportent cependant, sur le plan de la moti-vation, quelques précisions intéressantes.

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d’autant plus remarquable que cette décision, sans doute désormais la plus célèbre de l’his-toire de ce pays, en tout cas celle qui a suscité le plus de réactions, a été rejetée par une grandepartie de l’opinion81.

Tout le monde a conservé en mémoire les faits de la cause. Le 21 septembre 1996, lejuge Connerotte avait assisté, en compagnie du Procureur de Neufchâteau, à une soirée orga-nisée par l’A.S.B.L. « Marc et Corinne », en sympathie avec les victimes et leurs familles. Enprésence d’environ quatre cents personnes, de Sabine et Laetitia et de leurs parents, le jugeavait mangé un spaghetti et reçu en présent un stylo. Après cette soirée, les conseils deDutroux demandèrent le dessaisissement du juge d’instruction pour cause de suspicion légi-time. La décision de la Cour de cassation était attendue dans le pays dans un climat de grandetension. La Cour allait-elle « sanctionner » le juge dont l’action déterminée avait permis enfinl’arrestation du coupable et le sauvetage de deux jeunes filles ? Un juge sur qui s’était repor-tée la confiance ébranlée de la population toute entière ? De manière tout-à-fait inhabituelle,le premier Ministre Dehaene demandait à la Cour de « faire preuve d’imagination ». LeProcureur général, Mme Liekendael, lui répondait, par la voie des médias, que l’applicationdu droit n’autorisait qu’une seule solution, aussi douloureuse soit-elle.

Pourtant, à y regarder de plus près, les règles n’étaient pas aussi claires et univoquesqu’on l’a prétendu. Le Code d’instruction criminelle ne précise pas les causes de suspicionlégitime et il donne à la Cour la faculté et non l’obligation de dessaisir. Certes, l’article 828,10° du Code judiciaire permet de récuser un juge notamment « si, depuis le commencementdu procès, il a été reçu par une partie à ses frais ou a agréé d’elle des présents » mais cetterègle vise la procédure différente de la récusation, qui d’ailleurs n’est pas du ressort de laCour de cassation. En outre, pouvait-on considérer en l’espèce que le procès avait « commencé » et que le juge d’instruction avait bien été reçu par une « partie » ?

Les règles légales n’étaient donc ni claires ni univoques, dans un contexte politiquepassionnel rendant la décision d’autant plus difficile. Ne fallait-il pas dans ces circonstances,constater l’absence de bonne réponse (no right answer) et procéder à la mise en balance desintérêts en présence : d’une part, l’intérêt de Dutroux (dont le châtiment et la culpabilitéfaisaient à dire vrai peu de doute) à être entendu par un juge impartial ; d’autre part, l’inté-rêt de l’enquête, la nécessité de sauvegarder la confiance publique dans la justice et la volontéd’un peuple unanime ? Le résultat d’une telle pesée ne faisait guère de doute. La Cour decassation s’y refuse pourtant : « l’impartialité d’un juge ne se détermine pas en mettant enbalance, d’une part, le comportement du juge d’instruction et, d’autre part, la nature ou lecaractère de gravité exceptionnelle des faits qu’il instruit82 ». Elle choisit au contraire d’éclairer

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81. L’auteur de ces lignes a consacré deux études à cet arrêt, auquel le lecteur intéressé parune analyse plus approfondie voudra bien se reporter : « La philosophie de l’arrêtConnerotte », Journal des Procès, 1997, n° 324, pp. 10-14 et « La démocratie en quête deprincipes », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1997.39, pp. 150-166.

82. Extrait du second arrêt rendu sur tierce opposition. Le sixième moyen de l’opposition deRusso-Collet invitait précisément la Cour à mettre en balance le spaghetti et le stylo,d’une part, et le dessaisissement avec ses conséquences sur la méfiance de l’opinionpublique, d’autre part, pour constater que la mesure était disproportionnée par rapportau but poursuivi.

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la question difficile des causes de suspicion légitime par référence aux principes fondamen-taux de l’ordre constitutionnel belge et même de tout ordre démocratique :

« Attendu que l’impartialité des juges est une règle fondamentale de l’organisation judi-ciaire ; qu’elle constitue, avec le principe de l’indépendance des juges à l’égard desautres pouvoirs, le fondement même non seulement des dispositions constitutionnellesqui règlent l’existence du pouvoir judiciaire mais de tout Etat démocratique ; que lesjusticiables y trouvent la garantie que les juges appliqueront la loi de manière égale ;Attendu que la condition essentielle de l’impartialité des juges est son indépendancetotale à l’égard des parties (...) ».

Cette décision marque une nouvelle étape dans l’histoire jurisprudentielle du principed’impartialité. En 1989, la Cour, se ralliant aux positions défendues depuis 1970 par sonMinistère public et, de manière plus fondamentale, à la jurisprudence de la Cour des droitsde l’homme de Strasbourg, reconnaissait que « la règle suivant laquelle le juge doit être indé-pendant et impartial constitue un principe général du droit applicable à toutes les juridictions83».Dans l’arrêt Connerotte, elle va plus loin encore en rattachant la règle « fondamentale » del’impartialité à l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant et séparé, qui constitue lagarantie, dans un Etat démocratique, de l’application égale des lois. Ce sont ces principes (etquels principes !) qui contraignent l’interprétation des règles et obligent la Cour à dessaisir lejuge d’instruction, quel que soit par ailleurs le souhait du pouvoir politique et de l’opinion.

3. Le procès équitable et l’éthique judiciaire

Si elle illustre parfaitement le modèle de Dworkin, la décision de la Cour de cassationest encore plus remarquable en tant qu’elle accorde une portée capitale et catégorique au prin-cipe de l’impartialité du juge. Elle rejoint en cela le modèle procédural fondé, on s’ensouvient, sur le constat que le juste n’est pas immédiatement accessible (ni par raisonnementni par intuition) mais que sa découverte mobilise nécessairement une discussion argumentée.En dessaisissant le juge Connerotte, la Cour ne protège pas seulement les droits de la défensede Dutroux (qu’elle ignore d’ailleurs complètement dans sa motivation) mais surtout la validité de la sentence qui sera prononcée au terme de la procédure. Une décision justesuppose une procédure correcte84. Les règles de la procédure ne sont pas des formalités videsde sens. Elles sont essentielles en tant qu’elles organisent le débat indispensable à l’applica-tion juste des règles de droit. Les règles de procédure modalisent, au niveau judiciaire, lesprincipes de l’éthique de la discussion.

Habermas se distingue ici des thèses de Dworkin et les complète. La quête de la « bonne réponse » ne peut être laissée à l’initiative d’un juge solitaire. Elle requerrait descapacités surhumaines, comme Dworkin lui-même le reconnaît implicitement, en affublant

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83. Cass. 15 juin 1989, Pas. 1989, I, 1117 et s..84. Le principe en a encore été rappelé par R. Badinter à l’issue du procès Papon (Libération,

3 avril 1998).

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son juge idéal du surnom Hercule. La découverte de la bonne réponse est le fruit des débatsjudiciaires, qui est aussi un combat réglé entre les parties au procès. Les règles de la procé-dure ont pour objet de concilier la nécessité d’une décision effective dans un délai raisonnableet le triomphe du meilleur argument fondant une solution légitime. Le cadre procédural, lors-qu’il obéit aux règles du procès équitable, offre la meilleure garantie d’une décision juste.

On comprend dès lors l’importance du principe d’impartialité. Lorsque le juge peutêtre soupçonné de partialité, c’est-à-dire de favoriser une partie au détriment d’une autre, ledébat est faussé. Mais si la règle d’impartialité est nécessaire, elle n’est pas suffisante pourgarantir la justesse de la décision. Le juge ne doit pas seulement être impartial ; il doit êtreinformé par la discussion. Encore faut-il que la discussion ait effectivement lieu, ce qui relèved’un autre principe, tout aussi essentiel : le principe du contradictoire, aux termes duqueltous les éléments du litige doivent avoir été soumis en temps utile à toutes les parties, en tellesorte que celles-ci puissent en débattre.

Or force est de constater que, dans l’arrêt Connerotte, la Cour de cassation ne s’est pasappliquée à elle-même les principes qu’elle rappelait si opportunément au juge d’instruction.La Cour a rendu sa décision sur requête de Dutroux et après avoir entendu l’avis de sonProcureur général. Mais elle n’a pas entendu les parties civiles, les parents des familles et lesavocats, qui le demandaient pourtant85. Appliquant l’éthique de la discussion, qui est aufondement de la procédure judiciaire, les hauts magistrats auraient dû « entendre l’autrepartie » (audi alteram partem), comme la loi leur en donnait expressément le moyen86. En serefusant à ouvrir le débat, par peur sans doute d’avoir à donner tort aux parents et d’aggra-ver ainsi la polémique, la Cour de cassation a commis une erreur, qui pèse sur la légitimitéd’un arrêt par ailleurs courageux et convaincant à plus d’un titre87. Cette carence soulignedavantage encore, si besoin en était, les déficits de notre procédure quant au respect del’éthique de la discussion, en particulier la marginalisation de la victime dans le procès pénal.A cet égard, il importe que le projet de réforme en cours de discussion fasse désormais toutesa place à la discussion contradictoire à tous les stades de la procédure pénale.

4. La justice négociée

L’hypothèse procédurale amorce un tournant historique dans la pensée juridiquecontemporaine en déplaçant le centre du procès du comptoir du juge vers le prétoire. On se

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85. Les avocats des parties civiles commentaient l’arrêt Connerotte sous une banderoleportant ces mots si simples et si vrais : « la vérité naît de la contradiction ».

86. L’article 546 du Code d’instruction criminelle prévoit, en matière de suspicion légitime,que « l’arrêt ordonnera, de plus, s’il y a lieu, que la communication sera faite à l’autrepartie ».

87. Les parties civiles disposaient certes d’un recours sur tierce opposition, qu’elles ont effec-tivement exercé, sans succès. Néanmoins, un tel recours a posteriori n’était pas en l’es-pèce satisfaisant, la Cour pouvant difficilement revenir sur une décision (le dessaisisse-ment et la désignation d’un nouveau magistrat instructeur), exécutée dès le lendemaindu premier arrêt.

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souvient comment le projet de construire une jurisprudence scientifique avait conduit lesModernes à jeter le discrédit sur le modèle du débat contradictoire (en fait celui du procès),que privilégiaient les Anciens. L’hypothèse procédurale réhabilite enfin, après quatre sièclesde refoulement, la discussion comme méthode de découverte du juste dans l’application deslois. Ce sont les discussions réglées des parties qui permettent de dégager les arguments quifonderont, en définitive, la meilleure solution en droit. Le juge retrouve un rôle plus en retraitd’arbitre de la discussion. Mais c’est un arbitre actif, qui intervient dans le débat pour s’in-former, demander des éléments d’explication ou de preuve, soulever les questions de droitqui lui paraissent pertinentes et inviter les parties à en débattre. Certains auteurs, commePaul Martens par exemple, vont plus loin encore, en estimant que le juge fait partie de lacontradiction, qu’il participe donc activement aux débats, notamment en donnant aux partiesune indication de son opinion provisoire sur l’affaire, que les parties pourraient alors tenterde renverser ou de conforter par leurs argumentations.

A l’inverse, que penser, dans le cadre de l’hypothèse procédurale, des modes alterna-tifs de règlement de conflits, qui font carrément l’économie du juge ? Habermas, sans les envi-sager explicitement, semble réservé à leur égard, dans la mesure où il insiste sur le lien néces-saire que le juge assure entre le règlement du litige, qui intéresse principalement les parties àla cause, et l’application effective et égale du système des droits, qui intéresse tous les socié-taires juridiques, dont le juge est en quelque sorte le représentant88. L’éthique de la discussionoffre pourtant un cadre et un test de légitimité permettant d’apprécier concrètement la valeurde ces différents modes de règlement89. Ce test consiste à subordonner le caractère équitabledes solutions acquises, non seulement au consentement formel des parties, mais au respectd’un cadre procédural qui ouvre un espace véritable à une discussion libre, égale et argu-mentée, entre toutes les parties en litige, dans la perspective d’une entente sur une solutionjuste. On échappe ainsi au caractère réducteur de l’analyse économique qui envisage systé-matiquement tous les règlements transactionnels en termes de marchandage et de pursrapports de force. Le critère de l’éthique de discussion permet de distinguer les systèmes derèglement opérant effectivement et ouvertement sur le mode du marchandage, comme le « plea bargaining» par exemple90, qui repose uniquement sur un calcul de menaces et de coûts,en excluant totalement la victime, et ceux qui, comme la « médiation pénale », ont pour butaffiché de favoriser l’appropriation par les parties (délinquant et victime) de leur différend etde son règlement. On évitera cependant de se payer de mots et les principes de l’éthique dela discussion serviront encore d’étalon pour l’examen critique scrupuleux des modalitéslégales et de l’organisation pratique des procédures. Ainsi, en ce qui concerne la loi du 10février 1994 organisant une procédure de médiation pénale, on jugera plutôt sévèrement lerôle ambigu réservé au ministère public de même que les moyens de pression excessifs qui

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88. Droit et démocratie, p. 252.89. Pour la définition et l’étude approfondie de ces modes alternatifs, on se reportera au

rapport Alternative Dispute Resolution de M. Stephan Parmentier, établi dans le cadredu présent programme de recherche.

90. Voir plus haut dans ce chapitre I.C.2.

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peuvent être exercés sur l’inculpé à qui la médiation est proposée91. Les dysfonctionnements de la justice, récemment mis en lumière de manière drama-

tique, résultent, on l’a dit, tant d’un manque de moyens que de l’augmentation sensible de lademande de justice (les deux sont d’ailleurs liés). Il est sans aucun doute nécessaire d’aug-menter les moyens et d’adapter les procédures aux exigences de notre temps, mais il estprobable que de telles mesures ne suffiront pas, sinon à résorber l’arriéré actuel, du moins àrencontrer toutes les demandes de justice. Dans cette situation, le développement rapide desmodes alternatifs de règlement de conflits paraît aussi utile qu’inévitable. L’hypothèse procé-durale a le mérite de proposer un modèle normatif à l’aune duquel on pourra classer ces typesde règlement, très divers dans leur nature et leurs modalités, et juger de la légitimité (etpartant de la valeur juridique) des solutions auxquelles ils conduisent.

IV. Le respect des attentes légitimes réciproques

1. L’égale liberté de communicationDans le modèle procédural, la liberté de communiquer acquiert la portée d’un droit de

l’homme fondamental, à la fois comme liberté privée et comme modalité de la participationpublique à l’élaboration des normes. A l’heure de la « société de l’information », il s’agit doncde garantir à chacun un accès égal aux différentes techniques de communication92 et un droitégal à participer (directement ou par l’intermédiaire de représentants) aux délibérations qui,à différents niveaux, conditionnent l’élaboration, la mise en œuvre et l’interprétation desrègles de droit.

Le primat ainsi donné à la version postmoderne de la liberté d’expression pourrait, sion n’y prend garde signifier un recul sur la notion d’égalité et un retour à la conception pure-ment formelle de l’égalité devant la loi. Tel serait le cas si, en légitimant les normes par ladiscussion, on se contentait d’affirmer le droit théorique de chaque sociétaire à prendre partà cette discussion. Les leçons de l’Etat social sur la mise en place de structures et de règles de

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91. Pour un commentaire de la loi du 10 février 1994, voyez l’article très clair de P. Mandoux,« Première approche des lois belges du 10 février 1994 » in Travail d’intérêt général etmédiation pénale, sous la direction de Ph. Mary, Bruxelles, Bruylant, 1997, pp. 53-65. - Surla pratique effective de la médiation dans l’arrondissement de Bruxelles, voyez l’intéres-sant rapport de M. De Vroede, Premier substitut du Procureur du Roi à Bruxelles, dansle rapport Le choix et l’exécution des peines, publié par le Ministère de la Justice, Servicede formation des magistrats (actes de la journée d’étude du 6 novembre 1997). - Pour uneétude plus large sur l’évolution des formes de justice pénale : Fr. Tulkens et M. van deKerchove, « Justice imposée, justice participative, justice consensuelle ou justice négociée »,in Droit négocié, droit imposé ?, pp. 529-579.

92. On soulignera à cet égard le principe du «service universel », élaboré au niveau européen(directive du 13/12/95 JOCE 30/12/1995 N°L321 p.6) et immédiatement intégré dans lalégislation belge (loi du 20/12/95 modifiant la loi du 21 mars 1991 relative aux entre-prises publiques économiques), qui vise à assurer, dans un contexte d’ouverture desréseaux de communication à la concurrence et donc de suppression des monopolespublics, un accès égal aux réseaux pour tous les habitants du territoire, à un prix abor-dable et avec une qualité standard. Des pressions s’exercent actuellement au niveau euro-péen pour une révision « à la baisse » des standards du service universel, jugé tropcoûteux au regard de la logique marchande.

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nature à permettre la jouissance égale des libertés, ou du moins à réaliser « l’égalité deschances », ne doivent pas être perdues de vue. Il s’agit donc non seulement de libérer desespaces de communication mais encore de les aménager en telle sorte qu’ils soient véritable-ment accessibles à chacun, quels que soit sa classe, sa catégorie socioprofessionnelle, ses reve-nus ou sa langue.

Egaliser les chances de tous les citoyens à prendre part aux délibérations politiques etjuridiques, c’est là cependant un objectif bien difficile. Cette difficulté est sans doute à l’ori-gine d’une des principales critiques soulevées à l’encontre du modèle procédural : son carac-tère élitiste. L’hypothèse procédurale est ambiguë dans la mesure où les discussions relativesà la justice sont, en vertu du principe démocratique et des exigences de la raison procédurale,de la compétence de tout un chacun, tandis que les modalités de la discussion, conçues expli-citement sur le modèle de la discussion scientifique93, exigent un haut degré de compétence,que seule une élite intellectuelle paraît en mesure d’atteindre. Qui niera que certainespersonnes ont, plus que d’autre, le talent d’emporter la conviction d’une assemblée ou d’untribunal ? Et que ces personnes, lorsqu’elles servent leur intérêt personnel, celui de leurgroupe, ou de qui les rémunère, peuvent influencer l’issue de la discussion, moins dans lesens du meilleur argument que de l’intérêt qu’ils défendent efficacement ?

Les procéduralistes répondent à cela que le projet démocratique n’est pas seulementun mode de découverte du juste ou de prise de décision mais également un processus d’ap-prentissage94. Plus les citoyens seront éduqués et aguerris à la pratique délibérative, plusgrandes seront les chances d’aboutir à des solutions justes. L’hypothèse procédurale aboutitdonc, comme toute conception ambitieuse et donc exigeante de la démocratie95, à lier le bonfonctionnement de la démocratie à l’élévation du niveau d’éducation des citoyens.

2. Le principe de bonne foi

L’hypothèse procédurale permet enfin de rendre compte des évolutions importantesqui ont marqué le droit des contrats au cours de ces dernières décennies. Constatons d’abordque le contrat est aujourd’hui bien vivant et demeure la forme normale d’organisation desrapports juridiques interpersonnels. Par ailleurs, le modèle du contrat dirigé, privilégié par ledroit social, s’essouffle et marque ses limites. Cet épuisement ne se traduit pourtant pas, auniveau de la jurisprudence en particulier, par un retour pur et simple au modèle libéral del’autonomie de la volonté, prôné par l’hypothèse économiste.

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93. Telle que formalisée par C.S. Peirce sur le modèle idéal d’une « république de savants ».« Mais ce qui vaut pour l’entente à l’intérieur de la communauté de communication deschercheurs, vaut également, à peu de chose près, pour la communication de tous les jours »(Droit et démocratie, p. 30).

94. Preuss définit la Constitution comme un processus d’apprentissage faillible , par lequelune société surmonte petit-à-petit son incapacité à se thématiser elle-même sous l’anglenormatif (cité par Habermas, Droit et démocratie, p. 474).

95. Voyez les nombreux débats sur cette question à la Convention et notamment les mémoiresde Condorcet. Le thème de l’éducation revient sous la plume de tous les théoriciens de ladémocratie.

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Le droit contemporain des contrats est marqué par l’irrésistible ascension de la bonnefoi. Certes, l’article 1134 alinéa 2 du Code civil de 1804 édictait déjà que « [les conventions]s’exécutent de bonne foi ». Mais, les jurisconsultes du siècle dernier ne lisaient dans cettedisposition qu’une redondance de l’article 1156, qui demande au juge de faire prévaloir, dansl’interprétation des conventions, la volonté commune des parties sur la lettre de l’accord. En1939, un auteur pouvait encore écrire que la bonne foi « ne présente aucun intérêt. Elle estdépourvue d’effets juridiques propres (...) c’est une notion vide de tout contenu réel dansnotre droit positif ». On aura une idée du chemin parcouru depuis la dernière guerre lors-qu’on saura qu’il n’y a guère aujourd’hui de litige en matière contractuelle où le principe debonne foi n’est pas soulevé par au moins l’une des parties.

La jurisprudence et la doctrine contemporaines assignent une triple fonction à labonne foi, qui tempère très fortement l’application rigide de la volonté exprimée par lesparties lors de la conclusion du contrat : 1. une fonction supplétive, qui complète les clausesde la convention de dispositions non prévues dans le contrat mais imposées par les circons-tances qui entourent l’exécution de l’accord ; 2. une fonction modératrice, qui permet au juge,sur base de la notion « d’abus de droit », d’empêcher qu’une partie exige l’exécution pleine etentière des dispositions prévues dans la convention, notamment quand l’avantage qu’elleretirerait de cette exécution est sans commune mesure avec le préjudice causé au cocontrac-tant ; 3. une fonction correctrice enfin, qui va jusqu'à imposer à une partie d’accepter une révi-sion de la convention pour tenir compte des nécessaires évolutions de la collaboration et duprojet contractuels.

L’omniprésence du principe de bonne foi traduit en réalité une modification profondede la conception du contrat. Celui-ci n’est plus considéré, comme au 19ème siècle, comme unacte qui fige à un moment précis l’accord des parties et s’impose dès lors à eux comme uneloi, mais plutôt comme l’établissement d’un rapport de collaboration qui impose aux parte-naires des obligations étendues de tolérance, de loyauté, de solidarité et de respect desattentes légitimes de leur partenaire96.

3. La négociation précontractuelle

Des obligations spécifiques s’imposent aux futures parties avant même la conclusionformelle d’un accord, dès le moment où elles s’engagent dans la négociation. On peut, ensimplifiant à l’extrême, regrouper ces devoirs autour de deux pôles97. D’une part, les négociateurssont tenus d’informer leurs interlocuteurs de tous les éléments essentiels du contrat à

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96. Sur ce dernier point, on lira l’excellente thèse de Xavier Dieux, Le respect dû aux antici-pations légitimes d’autrui. Essai sur la genèse d’un principe général de droit, Paris-Bruxelles, LGDJ-Bruylant, 1995.

97. Pour une analyse plus détaillée de cette jurisprudence, voir : B. Frydman, « Négociationou marchandage ? De l’éthique de la discussion au droit de la négociation », in Droitnégocié, droit imposé ?, Bruxelles, Publications des Fac. Univ. St-Louis, 1996, pp. 231-252,spéc. pp. 247-250 et les références citées.

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conclure et de tous les autres éléments dont la discussion a montré qu’ils déterminent le consen-tement de l’une ou l’autre des parties. D’autre part, les négociateurs doivent faire diligence etcollaborer en vue d’aboutir à la conclusion d’un contrat valable dans un délai raisonnable.

L’obligation d’information varie en fonction de la qualité des négociateurs. Parexemple, le particulier, qui revend son véhicule usagé, n’est pas tenu aux mêmes investigationsque le vendeur professionnel de voitures d’occasion. De même, on attendra de ce profession-nel une attitude différente suivant qu’il revende le véhicule à un particulier ou à un collègue.

Quant à l’obligation de faire diligence en vue de la conclusion d’un contrat valable,elle permet de sanctionner notamment le fait de s’engager dans une négociation sans réellevolonté d’aboutir, de laisser se prolonger indéfiniment les pourparlers sans aviser l’interlo-cuteur qu’on a changé d’avis, de faire une proposition manifestement inacceptable qui nepeut que faire capoter l’affaire ou de rompre de manière brutale et intempestive une négocia-tion déjà très avancée et dont les parties étaient en droit de croire qu’elle allait aboutir.

Le fondement juridique de ces obligations a fait l’objet de longues controverses, avantqu’on ne se décide à les rattacher, faute de mieux, à la responsabilité de droit commun, cellequi s’impose à tous et à chacun dans la vie courante. Le modèle procédural nous fournit uneexplication plus satisfaisante car il permet de comprendre la nature du contrôle qu’opère lejuge pour apprécier l’existence d’une convention valable. Le juge n’intervient pas directementdans le contenu de la convention pour en fixer les termes (modèle du contrat dirigé) ou pouren apprécier l’efficacité (modèle économique). Il vérifie si les conditions dans lesquelles lesparties ont elles-mêmes négocié les modalités de leur collaboration sont ou non conformes auxrègles de l’éthique de la discussion et il sanctionne de ce point de vue la partie qui a manquéà ses devoirs, que le contrat ait été finalement conclu ou non. Autrement dit, les mêmes principesqui déterminent la validité des lois et des jugements conditionnent la licéité des conventions.

4. Le contrat révisable

L’obligation pour les parties de discuter afin d’ajuster leurs perspectives communes nese limite pas à la période qui précède la conclusion du contrat mais s’étend sur toute la duréede son exécution. La jurisprudence contemporaine privilégie incontestablement une concep-tion ouverte et dynamique de la collaboration contractuelle. Elle n’exige pas tant d’une partiele respect scrupuleux des obligations stipulées dans l’acte de base qu’une attitude souple quipermette d’adapter les règles de la collaboration à l’évolution du temps et des circonstances,à la modification des attentes légitimes réciproques, voire à la redéfinition informelle duprojet commun. Cette prise de position manifeste un certain réalisme. Dans toute entreprisehumaine, longue est la distance qui sépare le projet de sa réalisation. Les obstacles rencontrés,les attitudes respectives des parties, les changements de perspectives et d’objectifs impliqueronttoujours et en permanence des révisions du projet initial que devra intégrer l’action commune98.

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98. Pour une étude complète de l’action commune fondée sur la révision, on lira l’ouvrage deP. Livet, La communauté virtuelle. Action et coopération, Combas, éd. de l’Eclat, 1994.

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Les juges n’hésitent pas à tenir compte de telles évolutions pour déterminer les obligationsde chacun. Ainsi, ils examineront, dans l’interprétation du contrat, non seulement les clauses del’acte mais également l’exécution effectivement donnée par les parties à leur convention avantle litige99. Ils empêcheront une partie de se prévaloir d’un droit que lui confère le contrat,lorsque cette partie a, dans les faits, adopté une attitude incompatible avec l’exercice de sondroit100. Sur la base du principe de bonne foi, ils pourront condamner la partie qui, en cas dechangement de circonstances, se refuse à renégocier les termes de la convention initiale101.

Le droit positif, sous l’impulsion des juges plutôt que du législateur, a donc bien saisiles aménagements permanents qu’appelle la prolongation de toute action concertée dans ladurée. Il met à la charge des parties une obligation étendue de collaboration et de tolérancemutuelle afin de régler les difficultés qui surgissent au fur et à mesure de la réalisation du projet.

5. L’effet horizontal des droits de l’homme

La jurisprudence examine également de plus en plus souvent, à la demande des plai-deurs, si certaines dispositions contractuelles ne violent pas les droits de l’homme de l’unedes parties. Il s’agit cette fois d’un contrôle substantiel et non plus seulement procédural.Beaucoup d’auteurs soulignent l’originalité de ce développement jurisprudentiel, qui parti-cipe de la « constitutionnalisation » des litiges, c’est-à-dire de l’invocation généralisée desdroits fondamentaux dans tous les types de litige. La nouveauté tiendrait au fait que tradi-tionnellement, l’invocation d’une violation des droits de l’homme aurait toujours été dirigéecontre l’Etat, seul « débiteur » en quelque sorte de ces droits (effet vertical).

En réalité, l’effet horizontal des droits de l’homme est une expression nouvelle pourdésigner un principe au cœur de la Modernité et des philosophies du contrat social. Celles-cienvisagent toujours les droits de l’homme comme procédant d’une reconnaissance réciproquepar les sociétaires de leurs droits. Cette reconnaissance précède logiquement la constitutionde l’Etat102. Le principe fondamental, repris dans la Déclaration des droits de l’homme,suivant lequel « ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui » montre bien que le respectdes libertés individuelles de chacun s’impose à tous, et non pas seulement à l’Etat. Il estparfaitement normal d’invalider et de sanctionner les dispositions contractuelles, de mêmeque les actions non concertées, lorsque celles-ci violent les droits de l’homme des autres socié-taires. La jurisprudence relative à l’effet horizontal marque donc moins une nouveauté qu’unretour aux sources. Elle n’en produit pas moins des conséquences pratiques très importantes,notamment en raison de l’interprétation extensive de certains droits fondamentaux et de lareconnaissance de nouveaux droits, comme les droits sociaux.

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99. Techniquement, cette exécution est considérée comme un aveu extrajudiciaire, soit unepreuve très forte.

100. Suivant la théorie de la rechtsverwerking dont l’application demeure controversée dansla jurisprudence belge.

101. La jurisprudence de la Cour de cassation de France en offre une intéressante applicationà propos d’un contrat de distribution (Cas. 3 novembre 1992, J.C.P. 93.II.22164 et obs.Virassamy).

102. Habermas reprend la même logique dans l’exposé du modèle juridique procédural(Droit et démocratie, ch. III et IV).

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Conclusion : Le temps des choix

La Modernité n’est pas un état mais un projet. Comme tout projet, il ne peut s’accom-plir dans la durée que moyennant des révisions périodiques. Pareillement, le droit modernene peut atteindre ses objectifs ambitieux de liberté individuelle, d’égalité, de démocratie et d’Etat de droit, qu’en se transformant. De même que la question sociale avait contraint une transformation de l’Etat libéral et de son droit, de même la crise profonde que traverse aujourd’hui l’Etat providence impose une évolution de notre vision du droit et de nos institutions juridiques. Cette réforme n’implique pas forcément un rejet des principes du droit moderne mais plutôt un ressourcement qui permette de mieux en saisir le sens profond et de les adapter aux besoins de nos sociétés.

Les trois hypothèses concurrentes que nous avons envisagées proposent à cet égarddes interprétations très différentes. Elles se rejoignent cependant sur un point : aucune n’ac-corde plus à l’Etat une place centrale. C’est là une innovation considérable. Malgré sesprémisses à la fois individualistes et universalistes, le droit moderne a très tôt été conçucomme le droit de l’Etat. La transformation de l’Etat libéral en Etat social n’a fait qu’accentuerle rôle et le pouvoir de celui-ci dans la mise en œuvre du droit. Les modèles que nous avonsprésentés trahissent l’ébranlement de ce pouvoir et la contestation de la légitimité de l’Etat entant que source principale du droit. Dans l’hypothèse économiste, on voit le droit étatiquecéder sous le poids des exigences d’un marché globalisé. L’hypothèse communautaire préfèrequant à elle fonder l’ordre juridique sur des communautés homogènes partageant des valeurset un projet de vie, plutôt que sur le « monstre froid » de l’Etat moderne. Quant à l’hypothèseprocédurale, elle met l’accent sur la nécessaire participation de la société civile en soulignantle déficit démocratique de l’Etat moderne, quand elle n’étudie pas déjà les modalités d’unedémocratie postnationale, au niveau du continent ou du monde entier. Cette convergence desthéories ne fait d’ailleurs que refléter un constat bien réel : l’Etat est affaibli et doit désormaiscomposer avec d’autres forces, y compris sur le plan juridique.

Pour le surplus, l’avenir vérifiera ou falsifiera les hypothèses forgées par les philo-sophes. Il est probable d’ailleurs que la réalité se révèle plus composite que les modèles etintègre finalement des éléments propres à chacune des hypothèses envisagées. L’évolutionrécente du droit belge ne nous offre-t-elle pas déjà l’image d’un double mouvement vers lasupranationalisation et la mondialisation économique d’une part, la communautarisation del’autre ? Mais la construction de l’ordre juridique de demain est aussi affaire d’engagement etde choix. L’avenir sera, en partie du moins, ce que nous en ferons. Aussi, je plaiderai pour mapart en faveur du modèle procédural.

La thèse centrale du caractère cooriginaire des libertés individuelles et des droits departicipation politique présente à mon sens l’immense mérite de placer au fondement et aucentre du droit moderne les citoyens regroupés dans le cadre de la société civile. Le titre du

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programme de recherche mené à l’initiative de la Fondation Roi Baudouin est à cet égardsignificatif et excellent : Droit, citoyen et société. Tout tient dans ces trois mots et dans le lienprivilégié qui les unit. En mettant l’accent sur l’autonomie politique, le modèle procéduralrappelle que le droit moderne émane de la société civile (les destinataires des normes sontaussi leurs auteurs). En plaçant la logique de la communication au fondement des procéduresd’élaboration et d’application des règles, le modèle procédural montre que seuls des échangeset des discussions libres nous permettent d’énoncer les règles sous lesquelles ensemble nousdécidons de vivre.

Le droit est le fruit de l’autonomie de la société civile et doit permettre de la préservereffectivement contre les empiétements d’autres pouvoirs et d’autres logiques qui menacent dela coloniser. La société civile a en effet besoin du code juridique pour imposer de manière effi-cace ses exigences aux autres sphères d’activités que sont le marché d’une part et l’adminis-tration de l’autre. Le marché n’obéit spontanément qu’à la logique de l’argent et trouve, parce moyen, son équilibre. L’administration obéit à la logique du pouvoir, qui se régule par l’or-ganisation hiérarchique. Ni le marché ni l’administration ne se soucient a priori des requêtesde la société civile. D’où la vanité des appels répétés à « l’entreprise citoyenne » ou en faveurd’une « administration davantage à l’écoute des administrés ». Seul le droit permet auxcitoyens d’imposer leurs priorités aux sphères marchande et administrative. Encore faut-ilque ce droit puisse s’imposer de manière effective. Tel n’est pas le cas lorsque le marchééchappe au contrôle du droit, moins encore lorsqu’il prétend régler celui-ci sur sa proprelogique, comme dans l’hypothèse économique, afin de mieux étendre son pouvoir à l’en-semble de la société. Tel n’est pas non plus le cas lorsque l’action administrative, oublieusedes règles juridiques, ne répond plus qu’à des logiques de pouvoir, lourdes de danger pourles citoyens. « L’estompement de la norme » traduit en réalité la perte d’effectivité du systèmejuridique.

Cette inefficacité est sinon causée du moins aggravée par la perte de légitimité quiaffecte notre droit. L’analyse procédurale impute cette dernière au déficit démocratique denos institutions, qui ont historiquement développé une conception trop étriquée de la parti-cipation des citoyens à l’élaboration et à l’application des règles de droit. Le citoyen ne peutsans danger être cantonné au rôle d’électeur docile, de contribuable honnête et de « client »des prestations sociales. Tout le monde reconnaît aujourd’hui l’urgence du renouveau de laparticipation citoyenne. Le mérite de l’hypothèse procédurale consiste à la fois à donner unfondement philosophique clair à cette participation, au cœur même du contrat socialmoderne, et à décrire les conditions et les modalités de cette participation.

Il ne s’agit pas pourtant de céder à l’illusion, certes tentante, d’une communauté natio-nale réconciliée, partageant le même ordre de valeurs et les mêmes choix de vie. Certes, lescitoyens et les institutions politiques peuvent et même doivent s’accorder, spécialement dansune situation de crise comme nous la traversons, sur des valeurs fondamentales et un projet

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politique commun. Un tel accord ne peut cependant se fonder exclusivement ni sur la tradi-tion ni sur la nature des choses mais requiert un débat, qui ne peut manquer de révéler lacoexistence, au sein de notre ordre juridique, de projets de vie, d’ordres de valeurs et d’inté-rêts très différents. Au nom des libertés individuelles, ces différences doivent être respectéeset ne peuvent sans dommage être sacrifiées à l’unanimisme. La communauté politique n’estpas donnée d’avance; elle se construit dans le dialogue critique.

Dans un Etat fédéral comme la Belgique, il est peu réaliste de vouloir fonder le droitcommun sur un substrat axiologique. Certes, les réformes constitutionnelles ont permis decréer des ordres juridiques communautaires. Mais, entre les communautés, et même au seinde celles-ci, le pluralisme demeure et doit être respecté. Il serait absurde de vouloir régler leproblème des relations entre les communautés par référence à l’hypothèse communautaire. Laconception procédurale des institutions juridiques et des règlements des différends offre dessolutions, à la fois plausibles et ambitieuses, qui dépassent la seule négociation de compro-mis, comme degré zéro de la vie politique.

Il ne suffit pas cependant d’élaborer un droit juste, il faut encore avoir les moyens del’appliquer. C’est la tâche essentielle des institutions judiciaires. La crise actuelle du fonc-tionnement de ces institutions, dont les affaires et les enquêtes récentes ont sondé la profon-deur, s’explique partiellement par le manque de moyens et l’augmentation de la demande dejustice. Il est peu probable que les réformes attendues mettent, à l’avenir, les cours et tribu-naux en mesure de rencontrer pleinement cette demande très forte dans des conditions satis-faisantes, quant aux délais, aux coûts, à la qualité des espaces de discussion aménagés et desdécisions. Il semble dès lors raisonnable non seulement d’accepter mais même d’encouragerle développement des modes alternatifs de règlement de conflit. Le système juridique nedevrait cependant pas se désintéresser de ces modes de règlements en les abandonnant auprivé. Il importe de faire le tri entre ceux qui fonctionnent, explicitement ou implicitement,suivant une logique de pur rapport de forces et de marchandage (suivant la description qu’endonne cyniquement l’hypothèse économiste), et les procédures qui créent de véritablesespaces de discussion pour la détermination en commun de règles acceptables. Le systèmedes droits doit en outre favoriser l’accès égal à ces procédures, en veillant notamment à ce queleur coût et les conditions de leur fonctionnement ne créent pas des barrières sélectives à leurmise en oeuvre (comme c’est souvent le cas aujourd’hui pour le procès judiciaire classique).

Enfin, quant aux relations juridiques entre les personnes, elles continueront probable-ment à être définies dans un cadre contractuel. Mais la notion même de contrat et la naturedes liens qu’il crée entre les parties ont beaucoup évolué depuis le 19ème siècle. La conven-tion n’est plus aujourd’hui l’acte qui fige la volonté commune des parties en assignant àchacun des obligations précises, définies une fois pour toutes. C’est davantage une structureouverte et dynamique, qui implique de la part de ceux qui s’y engagent (ou envisagent de s’yengager) des obligations étendues et révisables de collaboration, de tolérance, de loyauté, de

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respect des attentes de l’autre, de sa dignité et de ses droits fondamentaux.L’hypothèse procédurale n’offre pas une description fidèle de l’ordre juridique actuel

ni une prédiction de son évolution probable. Il propose un modèle, exigeant mais attrayant,de nature à redonner vigueur aux principes modernes de justice, auxquels nous sommes plusque jamais attachés, tout en les adaptant aux besoins et aux structures complexes de nos sociétés, qui se pensent déjà comme postmodernes.

Bruxelles, avril 1998

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F O N D A T I O N R O I B A U D O U I N

La Fondation Roi Baudouin est un établissement indépendant d’utilité publique.Lorsqu’en 1976 la Nation célébra le 25e anniversaire de Son accession au Trône, le RoiBaudouin souhaita la création d’une fondation au service de la population. L’article 3 desstatuts décrit en ces termes la mission de la Fondation: prendre "toutes initiatives tendant àl'amélioration des conditions de vie de la population, en tenant compte des facteurs écono-miques, sociaux, scientifiques et culturels." La Fondation entend donc s’attaquer à des enjeuxet à des défis de société en stimulant la solidarité et la générosité et en agissant comme cata-lyseur de changements durables.

Afin de promouvoir la générosité, la Fondation donne la possibilité à des particuliers,des associations et des entreprises d’instituer des fonds qui appuient des réalisations et desprojets novateurs. La formule de ‘Transnational Giving Europe’ et la création de la KingBaudouin Foundation U.S., Inc. visent à favoriser une solidarité transfrontalière. Outre lesdons d’innombrables sympathisants (au CCP 000-0000004-04), qui constituent un encourage-ment de tous les instants, la dotation de la Loterie Nationale est également indispensablepour garantir l’impact de la Fondation.

Les projets et les campagnes de la Fondation s’articulent autour de trois thèmes:promouvoir la prospérité et le bien-être de la population, favoriser une cohabitation harmo-nieuse au sein de la société, contribuer au développement et à l’épanouissement personnels.Concrètement, cela signifie que la Fondation développe des initiatives centrées sur lapauvreté et l’exclusion sociale, le travail et l’emploi, le développement durable dans lessecteurs socio-économiques, la justice et les pouvoirs locaux, le développement de la sociétécivile, les médias, la formation, la culture et le sport.

La Fondation Roi Baudouin exerce une fonction de forum en réunissant autour d’unemême table des experts et des citoyens. Elle stimule également une réflexion à long terme etsensibilise la population à des thèmes qui lui sont chers.

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