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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_176&ID_ARTICLE=ARSS_176_0082 Les think tanks aux États-Unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirs par Thomas MEDVETZ | Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1-2 - n° 176-177 ISSN 0335-5322 | ISBN 9782020987318 | pages 82 à 93 Pour citer cet article : — Medvetz T., Les think tanks aux États-Unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirs, Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1-2, n° 176-177, p. 82-93. Distribution électronique Cairn pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.0.89.28 - 21/04/2013 06h24. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.0.89.28 - 21/04/2013 06h24. © Le Seuil

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Les think tanks aux États-Unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirspar Thomas MEDVETZ

| Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales2009/1-2 - n° 176-177ISSN 0335-5322 | ISBN 9782020987318 | pages 82 à 93

Pour citer cet article : — Medvetz T., Les think tanks aux États-Unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirs, Actes de la recherche en sciences sociales 2009/1-2, n° 176-177, p. 82-93.

Distribution électronique Cairn pour Le Seuil.© Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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1. dossiers traitant des questions de politique gouvernementale (NdT). 2. “Betrayed by his snore”, New York Times, 18 décembre 1898. 3. Le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences fut ouvert en 1954 avec le soutien de la Ford Foundation. dans le New York Times, la première référence à un « think tank » pour désigner une institution apparaît dans un article de 1958 à propos du Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences (New York Times, “49 scholars hold man up to mirror”, 21 septembre 1958, p. 66).

Les think tanks aux États-UnisL’émergence d’un sous-espace de production des savoirs

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Depuis ces quarante dernières années, la production intellectuelle d’un nombre croissant d’institutions, connues sous le nom de think tanks, est devenue incontournable dans le débat public américain. En passant d’une petite douzaine en 1970 à plus de 300 aujourd’hui, les think tanks ont réussi à attirer l’atten-tion de la classe politique et des médias grâce à de nombreux livres, journaux et « policy briefs1 ». De plus en plus sollicités par le gouvernement américain pour leur place prépondérante dans les médias et leur avis de spécialistes, les think tanks ont, de façon signifi-cative, détrôné l’université de sa position de premier fournisseur d’expertise.

Cet article donne un bref aperçu de l’histoire des think tanks aux États-Unis et propose une réflexion sur leur rôle politique. L’argument principal est qu’on ne peut comprendre les think tanks en considérant seule-ment leurs répercussions sur les décisions politiques : il s’agit plutôt de considérer aussi leur effet sur la structure du débat public en tant que tel. C’est surtout depuis une quarantaine d’années que les think tanks entretiennent de plus en plus des relations de « coopération antago-niste » et ils forment une niche institutionnelle avec une histoire et une structure propres. En retour, cette trans-formation a permis l’institutionnalisation d’un répertoire complet de production des savoirs – un ensemble de pratiques, de terminologies, de critères de jugement – au sein du débat public. Différentes sources ont été utilisées pour ce travail, parmi lesquelles des fonds d’archives, des entretiens avec des experts associés à des think

tanks, des observations directes de ces think tanks, ainsi qu’une base de données sur les trajectoires éducatives et professionnelles de 1 011 experts.

Un objet opaque

Un bref rappel historique du terme « think tank » donne quelques premiers indices sur la nature de l’objet lui-même. Apparu à la fin du XIXe siècle, le mot ne renvoyait pas, à l’origine, à une institution. Il s’agissait plutôt d’une expression comique et souvent légèrement condescendante désignant la tête ou le cerveau de quelqu’un. On trouve le terme dans des romans, des annonces publicitaires et des articles de journaux dès les années 1890 et jusqu’aux années 1960. Dans le New York Times, par exemple, il fut utilisé pour la première fois dans un article de 1898 à propos d’un délit commis par un vagabond manchot qui, interpellé dans la propriété d’un riche couple de Harlem, déclara au policier : « M’sieur l’Agent... Ma boîte à idées [think tank] est détraquée2 ». Une institution spécifique se chargea de donner à ce terme un tout autre sens, passant ainsi de celui de cerveau à celui d’un organisme de recherche : le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences basé à l’Université de Stanford, que l’on surnomma, à la fin des années 1950, le « Think Tank » (générale-ment avec des majuscules) en raison du très grand nombre de théoriciens et de techniciens de haut niveau présents en son sein3. Le terme fut très vite

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4. tirant son nom de l’expression “re-search and development” [« recherche et développement »], la RANd Corporation était à l’origine, en 1945, un projet de la douglas Aircraft Company et devint une institution indépendante en 1948.5. Les progressistes proposaient une approche positive de la notion de gou-vernement en tant que garant des droits sociaux. d’un point de vue théorique, ils se fixaient l’objectif ambitieux de convertir la politique en une série de fonctions ad-ministratives qui élimineraient toutes « va-

leurs » et lutte idéologique en son sein. Parmi les principaux théoriciens de cette philosophie, on trouve Herbert Croly, un journaliste qui participa à la fondation et à la rédaction du journal The New Repu-blic, l’économiste politique Richard t. ely, thorstein Veblen, et le sociologue Lester Ward. Les progressistes pensaient, par exemple, que des industries comme le chemin de fer, la banque, l’assurance et les services médicaux seraient dirigés de façon plus appropriée par des commis-sions fédérales réunissant des experts

apolitiques, plutôt que par les instances législatives ou par la main invisible du marché.6. dorothy Ross, The Origins of American Social Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Voir le chapitre 2 en particulier. Ross estime que les scien-ces sociales aux États-Unis se sont déve-loppées à partir d’une brusque « crise de l’exceptionnalisme » provoquée par une série de trois bouleversements : la Guerre civile, l’industrialisation rampante et la lutte des classes à la fin du siècle.

7. Les autres prédécesseurs du think tank moderne sont le Bureau of economic Re-search (créé en 1899), la National Civic Fede-ration (1900), l’American Bureau of Industrial Research (1904), l’American Association of Labor Legislation (1906) et l’Institute for Go-vernment Research (1916).8. Le Budget and Accounting Act créa un secrétariat au Budget au sein du mi-nistère des Finances. Ce secrétariat prit plus tard le nom d’office of Management and Budget.

appliqué à toute une série d’organismes de stratégie militaire apparus après la Seconde Guerre mondiale, dont la RAND Corporation était le prototype4. Cette évolution fut certainement facilitée par le double sens du mot « tank » qui désigne à la fois un réservoir – de savoirs, d’idées et de compétences techniques – et un véhicule militaire.

Certaines institutions qui, pendant plusieurs décen-nies, au milieu du XXe siècle, n’étaient pas désignées par le terme de think tanks, sont aujourd’hui citées comme des cas exemplaires, parmi elles la Brookings Institution, le Twentieth Century Fund et la Carnegie Endowment for International Peace. Ces institutions furent créées quelques dizaines d’années plus tôt, pendant la période connue sous le nom de Progressive Era, et participaient à un mouvement de réformes contre la machine politique souvent corrompue du Gilded Age [l’Age doré] (dont son institution-clé, le parti politique). Au centre de cette philosophie progressiste était la foi dans la science sociale comme véhicule du progrès humain5. La production de savoirs technocratiques reposait tour à tour sur des fondations philanthropiques créées peu de temps auparavant, telles que la Carnegie Foundation (1903), la Carnegie Corporation (1911) et la Rockefeller Foundation (1913). Tandis que la philanthropie d’industriels comme Andrew Carnegie, le célèbre baron de l’acier, et John D. Rockefeller, était en majorité destinée à des institutions supérieures d’enseignement et de savoir, des bibliothèques et des musées notamment, une partie de ces dons servait néanmoins à soutenir la planification des politiques gouvernementales.

L’émergence de la recherche sur les politiques gouvernementales fut donc intimement liée à la naissance des sciences sociales aux États-Unis. Les milieux d’affaires progressistes s’intéressaient aux sciences sociales parce qu’ils espéraient que le savoir technocratique mettrait fin à la contestation sociale qui avait accompagné la révolution industrielle. Les sciences sociales américaines tendaient à reproduire l’idéologie nationale dans « leurs valeurs libérales, leur penchant pour la pratique, leur faible vision historique et leur confiance dans la technocratie6 ». Alors que la

science sociale européenne avait gardé une proximité intellectuelle plus grande avec les sciences humaines, en particulier l’histoire, la science sociale américaine était plus souvent animée par la volonté d’échapper à celle-ci en traitant comme des forces naturelles des processus tels que l’urbanisation, l’industrialisa-tion et le capitalisme. Parmi les nouvelles institutions créées pendant cette période, on trouve l’Institute for Government Research, fondé en 1916 dans le but de promouvoir la centralisation de la gestion du budget au niveau fédéral7. Les directeurs de cette institution firent activement pression en faveur d’une telle mesure et réussirent finalement à l’imposer en 19218. Son objectif premier ayant été atteint, l’IGR était menacé de disparition avant d’être repris en main par un négociant en bois et magnat de l’immo-bilier originaire de St. Louis, Robert S. Brookings. En 1927, Brookings contrôla la fusion de l’IGR avec deux autres institutions – l’Institute of Economics et l’éphémère Robert S. Brookings Graduate School de l’université de Washington à St. Louis – pour former la Brookings Institution.

Pendant l’entre-deux-guerres (1918-1939), la recherche indépendante sur les politiques gouver-nementales connut une expansion ininterrompue aux États-Unis. Bien qu’ayant émergé comme l’une des grandes puissances mondiales au sortir de la Première Guerre mondiale, les États-Unis persis-taient dans leur tendance à l’isolationnisme, de telle sorte que le pays n’acceptait des engagements inter-nationaux qu’avec beaucoup de réticence. Le prési-dent Warren G. Harding avait remporté les élections de 1920 en gagnant l’adhésion des électeurs qui s’étaient prononcés en faveur de la diminution de l’engagement du pays en Europe. Les États-Unis adoptèrent dès lors une stratégie de politique étran-gère ambivalente qui consistait à développer les échanges commerciaux avec les pays étrangers tout en s’abstenant d’intervenir militairement. Cependant, en l’absence d’instances étatiques adaptées, la politi-que étrangère devint la chasse gardée des membres d’une petite élite qui se retrouvait dans des groupes de discussion et de recherche.

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9. Sur l’histoire du Council on Foreign Relations : Peter Grose, Continuing the Inquiry: The Council on Foreign Relations from 1921 to 1996, New York, Council on Foreign Relations, 1996 ; Robert d. Schulzinger, The Wise Men of Foreign Af-fairs: The History of the Council on Foreign Relations, New York, Columbia University Press, 1984 ; Whitney H. Shepardson, Early History of the Council on Foreign Relations, Stanford, overbook Press, 1960 ; Michael Wala, The Council on Foreign Relations and American Foreign Policy in the Early Cold War, Providence, Berghahn Books, 1994. Parmi les autres grandes institutions de recherche sur les questions de politique étrangère créées pendant cette période, on peut citer la Foreign Policy Association (fondée en 1918) et l’Institute of Pacific Relations (1925). Pour une étude de ces deux institutions : Alan Raucher, “the first

foreign affairs think tanks”, American Qua-terly, 30(4), 1978, p. 493-513.10. Le conseiller de Wilson, edward M. House, avait eu l’idée de créer un groupe de discussion chargé de produire des connaissances sur la situation européen-ne après la guerre. Le journaliste Walter Lippmann aida à réunir ces jeunes univer-sitaires en 1917.11. Cependant, le Sénat américain ne ra-tifia pas cette adhésion (NdT).12. Selon Grose, les universitaires de l’In-quiry « apportaient leur expérience dans le domaine de la diplomatie, leur expertise ainsi que leurs contacts avec des gens bien pla-cés, mais ils n’avaient pas de financements. Les juristes et les banquiers, au contraire, disposaient de gigantesques ressources financières mais avaient cruellement besoin d’un apport intellectuel, d’un élan dynamique et de contacts », voir in P. Grose, Continuing

the Inquiry, op. cit., p. 8.13. P. Grose, Continuing the Inquiry, op. cit., p. 27. Voir aussi G. William domhoff, Who Rules America?, englewood Cliffs, Prentice-Hall Inc., 1967 ; G. William domhoff, The Higher Circles, New York, Vintage Books, 1970, en particulier le chapitre 5, “How the power elite make foreign policy” ; G. William domhoff, The Powers That Be: Processes of Ruling-Class Domination in America, New York, Random House, 1978.14. Le Ced mena d’abord son action sur deux fronts. Le premier consistait à créer, sous l’action du ministre du Commerce, Jesse Jones, une institution nationale d’hommes d’affaires afin de participer au projet de planification de l’après-guerre au sein du ministère. en 1941, le ministère mit en place un conseil non officiel chargé de développer un programme pour l’indus-trie après la guerre. Cependant, les admi-

nistrateurs du programme se rendirent rapidement compte que la mise en place de certains mécanismes serait indispen-sable pour travailler directement avec le secteur privé.15. Sur l’histoire du Committee for eco-nomic development: thomas Bayard McCabe, The Role of CED Today: An Ad-dress, at the Semi-Annual Meeting of the CED Board of Trustees, November 15, 1950, New York, Committee for economic development, 1950 ; Karl Schriftgiesser, Business Comes of Age: The Story of the Committee for Economic Development and Its Impact upon the Economic Policies of the United States, 1942-1960, New York, Harper & Brothers, 1960 ; Karl Schrift-giesser, Business and Public Policy: The Role of the Committee for Economic De-velopment: 1942-1967, englewood Cliffs, Prentice-Hall Inc., 1967.

Parmi les nouvelles institutions apparues à cette époque, la plus importante était le Council on Foreign Relations, qui fut fondé en 1921 après la fusion de deux groupes déjà existants9. Le premier regrou-pait des conseillers non-officiels du Président Woodrow Wilson réunis pour la première fois en 1917 et connus sous le nom de « The Inquiry » [L’Enquête]10. Wilson avait emmené plusieurs des membres de ce groupe à la Conférence de paix de Paris en 1919 et s’était servi de leurs idées pour élaborer son discours des Quatorze points ainsi que son adhésion à la Société des nations11. Le deuxième groupe traitant des questions de politique étran-gère était un club privé réunissant des avocats et des hommes d’affaires new-yorkais fondé en juin 1918 sous la direction de Elihu Root, lauréat du prix Nobel de la paix et ancien secrétaire d’État12. Le Council on Foreign Relations organisa sa première manifesta-tion publique en novembre 1922 en invitant l’ancien Président du conseil français, Georges Clemenceau, à donner une conférence.

S’il y avait un seul principe fédérateur sur lequel reposait la nouvelle institution, c’était bien que les États-Unis étaient désormais une puissance mondiale et ne pouvaient plus continuer à mener une politi-que étrangère isolationniste. Le Council on Foreign Relations, composé de façon très nette par une élite sociale, concentra ses activités dans la recherche indépendante et dans des cercles de discussion. Forts de leurs 55 membres du bureau et du direc-toire, les avocats de Wall Street étaient la catégorie professionnelle la mieux représentée ; au sein de ce même bureau, on comptait 74 dirigeants d’entre-prise. Douze avaient travaillé au sein d’un ministère ou d’un secrétariat d’État, et trente autres avaient travaillé au niveau fédéral, principalement au sein du département d’État. Trente-cinq étaient diplô-

més de l’Ivy League, un groupe d’universités privées très prestigieuses, et cinq des directeurs du Council étaient présidents d’université. La plupart d’entre eux fréquentaient un ou plusieurs clubs réservés à l’élite sociale de New York et de Washington13.

Les recherches sur les politiques gouvernementales connurent un nouvel élan au moment de la Grande Dépression, quand l’État commença à intervenir dans la gestion de la vie économique. Cependant, encore une fois, un petit groupe de technocrates favorisa l’intervention d’une expertise extérieure – sous la forme de nouvelles institutions de planification de la politique gouvernementale. La création, en 1943, du Committee for Economic Development (CED), qui établissait un partenariat entre des représentants officiels de l’État, des hommes d’affaires et des écono-mistes issus de l’université, est emblématique de cette tendance. Le CED fut conçu comme un organisme d’analyse indépendant afin que les sociétés privées puissent s’échanger leurs données, prévoir les deman-des des consommateurs et la production de marchan-dises, et connaître les opportunités d’investissement14. De manière plus générale, l’institution, en participant à un travail de pression et de relations publiques très soutenu, défendait la viabilité à long terme du système de la libre entreprise en temps de crise économi-que15. Le CED, qui était globalement d’orientation keynésienne, devint un acteur majeur du débat sur la politique économique de l’après-guerre.

Ce fut ensuite avec la Seconde Guerre mondiale que les recherches sur la politique gouvernementale connurent un nouvel essor aux États-Unis. Tandis que le conflit s’amplifiait, le gouvernement sollicita avec beaucoup d’insistance l’expertise d’ingénieurs, de mathématiciens et de scientifiques afin d’aider la création d’outils techniques indispensables à l’effort de guerre. Les dépenses allouées à la recherche

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16. Sur l’histoire de la RANd Corpora-tion : RANd Corporation, The First Fifteen Years, Santa Monica, RANd Corporation, 1963 ; Bruce L. R. Smith, The RAND Cor-poration: Case Study of a Nonprofit Ad-visory Corporation, Cambridge, Harvard University Press, 1966 ; James digby, Operations Research and Systems Analy-sis at RAND, 1948-1967, Santa Monica, RANd Corporation, 1967 ; Paul dickson, Think Tanks, New York, Atheneum, 1971, en particulier le chapitre 5 ; Joseph Kraft, “RANd: Arsenal for Ideas”, Harper’s, 1965 ; Louis Miller, Operations Research and Policy Analysis at RAND, 1968-1988, Santa Monica, RANd Corporation, 1989.17. dans sa charte, RANd est présenté comme un « programme d’étude et de re-cherche sur le sujet complexe de la guerre intercontinentale... avec la mission de re-commander aux Forces de l’air les tech-

niques et les ressorts les mieux adaptés à cet objectif. » P. dickson, Think Tanks, op. cit., p. 55.18. Voir aussi l’affirmation de dickson selon laquelle RANd était « certainement l’insti-tution de recherche la plus puissante liée à l’armée américaine » (P. dickson, Think Tanks, op. cit., p. 52). La grande partie de ce travail, qui est pour la plupart tenu secret ou bien classé, se focalisait sur les capacités économiques et militaires ainsi que les caractéristiques culturelles du principal adversaire du pays, l’Union soviétique. RANd rédigea des rapports re-couvrant tous les aspects relatifs à la pro-lifération nucléaire, par exemple les effets anticipés d’une explosion sur le territoire, les aspects stratégiques liés au lancement d’attaques à l’étranger, et l’élaboration de mesures de sécurité pour empêcher des accidents ou des sabotages sur les instal-

lations nucléaires. Les ingénieurs du RANd menèrent également des recherches tech-niques qui conduisirent au développement de systèmes de radar, de reconnaissance et de détection des missiles.19. La « Grande Société » désigne un en-semble de décisions de politique intérieure sous la présidence de Lyndon B. Johnson dans les années 1960 (NdT).20. Une grande partie de cette opération d’auto-analyse s’est déroulée dans les pa-ges de journaux et revues conservateurs tels que Commentary, The Public Interest, la National Review et Human Events. Les responsables de la publication et de la rédaction de ces revues étaient d’émi-nents conservateurs comme Frank Meyer, M. Stanton evans et William F. Buckley Jr., et c’est principalement à eux que l’on doit l’élaboration d’un projet connu sous le nom de « fusionism ». Les médiateurs

conservateurs faisaient face à une faille idéologique primordiale entre deux cou-rants conservateurs, l’un libéral et l’autre traditionaliste. tandis que le premier courant posait l’individualisme économi-que comme la valeur centrale, le second privilégiait un traitement traditionnel des questions sociales.21. Cette mise en garde est parue en août 1971 dans un mémorandum destiné à la Chambre de commerce américaine. Parmi les coupables, les universitaires représentaient, selon Powell, la menace la plus grande. à propos du sentiment anti-capitaliste, il écrivait : « Il y a de bonnes raisons de penser que les campus sont à eux seuls le creuset le plus dynamique de cette attitude. » Le texte entier du mé-morandum de Powell est disponible sur de nombreux sites internet.

et au développement furent multipliées par quinze entre 1940 et 1945. Plusieurs nouvelles institutions apparurent dans ce contexte, dont la Mitre Corporation, le Hudson Institute, le Center for Naval Analyses et la RAND Corporation. Parmi celles-ci, RAND devint plus tard l’instrument non gouvernemental le plus important dans la planification de la guerre froide aux États-Unis16. Le « projet RAND », connu sous ce nom à l’époque, était destiné à développer les capacités militaires du pays dans le contexte de la lutte en cours contre le communisme17. Dans les années 1950 et 1960, le programme de recherche de l’institution allait de la défense civile et de la diplomatie internationale aux tactiques militaires et au développement de systè-mes d’armement18. En 1968, la Maison Blanche créa un équivalent du RAND pour la politique intérieure, l’Urban Institute, qui devait évaluer de façon indépen-dante les programmes de la Great Society19.

L’espace des think tanks : quelques caractéristiques d’un champ

Dans les années 1960, une profusion de centres de recherche indépendants s’était constitué comme les fournisseurs de référence de savoirs techniques sur la politique américaine. Rapidement, des bouleversements économiques, politiques et intellectuels conduisirent à la prolifération de ces institutions. La combinaison exceptionnelle entre une forte inflation d’une part et, d’autre part, la baisse des salaires, de la productivité et de la croissance du PIB au début des années 1970, remit en question quelques-uns des fondements suprê-mes hérités du New Deal. L’ère des technocrates, si tant est qu’elle eût un jour existé, appartenait à un passé de plus en plus lointain. Chez les économistes, le consen-sus keynésien était en train de s’effriter et les portes du débat public s’ouvrirent aux théories en faveur de

la privatisation, de la baisse des restrictions sur les flux commerciaux et financiers, et de la diminution des impôts et des dépenses étatiques.

Dans le champ politique, la perte de confiance dans le New Deal renforça les conservateurs améri-cains, qui s’activaient depuis plus de dix ans à rebâtir leur philosophie politique en faisant la synthèse des différents courants qui la composaient. Leur objectif était d’unifier durablement le programme politique du camp conservateur à travers une série de principes de base20. De façon primordiale, les conservateurs devaient non seulement procéder à leur réunification, mais également identifier un ennemi philosophique ou un repoussoir idéologique commun, qu’ils trouvèrent chez ceux qu’ils considéraient comme une « nouvelle classe » de professionnels, de technocrates, d’« intel-los », « d’humanistes laïques » et de bureaucrates. Malgré leurs nombreux désaccords, les conservateurs de tous bords avaient un mépris commun pour ceux qui avaient participé à l’élaboration de la réforme libérale depuis la Grande Dépression et qui avaient permis au gouvernement fédéral de jouer un rôle sans précédent dans la gestion de la vie économique et sociale du pays.

Les conservateurs formaient ainsi un ensemble de plus en plus unifié ; c’est alors que certains personna-ges-clés sollicitèrent le soutien des milieux d’affaires américains. En 1971, par exemple, l’éminent avocat (et bientôt juge à la Cour suprême) Lewis F. Powell Jr. rédigea un texte célèbre où il alertait les hommes d’affai-res américains sur le fait que « le système économique des États-Unis était attaqué de toutes parts », depuis « les campus universitaires, les chaires, les médias, les revues intellectuelles et littéraires, les arts et les scien-ces21 ». Powell suggérait aux milieux d’affaires de lancer une campagne d’autodéfense agressive sur le terrain de la production intellectuelle et culturelle. En réponse à

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22. John P. diggins, Up from Communism, New York, Columbia University Press, [1975] 1994 ; Peter Steinfels, The Neo-conservatives: The Men who are Changing America’s Politics, New York, A touchstone Book, 1979 ; Sidney Blumenthal, The Rise of the Counter-Establishment: From Conser-vative Ideology to Political Power, New York, times Books, 1986 ; John ehrman, The Rise of Neoconservatism: Intellectuals and Foreign Affairs, 1945-1994, New Haven, Yale University Press, 1995 ; Jerome L. Himmelstein, To the Right. The Transforma-tion of American Conservatism, Berkeley, University of California Press, 1992.

23. en 1974, par exemple, Kristol écrivait que le monde de l’entreprise américain était « dans son ensemble sans défense, la cible idéale pour n’importe quel politi-cien ambitieux et le parfait bouc émissaire pour chaque type de mécontentement. [...] quand il s’agit de faire don de votre argent, vous pouvez agir de façon aussi idiote, ar-bitraire et fantasque que vous le souhaitez. Mais quand il s’agit de donner celui de vos actionnaires, votre philanthropie doit servir les intérêts à long terme de votre société. Le mécénat d’entreprise ne devrait pas, ne peut pas, être désintéressé. » Cité par Walter Goodman, “Irving Kristol: patron saint

of the new right”, New York Times, 6 dé-cembre 1981, p. 90. La première partie de la citation est extraite de “the shareholder constituency », Wall Street Journal, 14 août 1973, p. 10.24. david Vogel, Fluctuating Fortunes: The Political Power of Business in America, New York, Basic Books, 1989. Himmels-tein écrit : « L’un des éléments les plus importants dans la mobilisation des gran-des entreprises est la quantité d’argent mobilisée pour développer les institutions de recherche conservatrices existantes et créer tout un ensemble de nouveaux organismes. » (voir J. L. Himmelstein, To

the Right, op. cit., p. 145).25. P. dickson, Think Tanks, op. cit.26. “Brookings, flattered by rivals”, The Economist, 3 mars 1979, p. 43.27. “No recession in ideas at capital think tanks”, New York Times, 10 novembre 1982, B6. Le même article reproduit les propos du président de la Brookings Ins-titution, Bruce Macaury : « La recherche sur les politiques publiques est une indus-trie florissante... Si nous croyons dans la concurrence pour les choses concrètes, nous ferions bien d’y croire aussi pour les idées. »

cet appel pour une « anti-intelligentsia » conservatrice, un petit groupe d’intellectuels, connus sous le nom de néo-conservateurs, se réunit à New York22. À l’origine situés à la droite du Parti démocrate, les néo-conser-vateurs le quittèrent progressivement en raison de leur opposition à l’égard de ce qu’ils percevaient comme les excès de la New Left (Nouvelle gauche) et de son influence au sein du parti. Irvin Kristol, un néo-conser-vateur influent, écrivit une série de tribunes libres dans le Wall Street Journal afin de convaincre les hommes d’affaires de soutenir de nouvelles formes de production intellectuelle23. Le principal argument des néo-conserva-teurs était que les mesures instituées à l’époque du New Deal pour protéger les employés, les consommateurs et l’environnement n’étaient plus adaptées à un contexte de concurrence internationale renforcée24.

Par conséquent, les chefs de file des milieux d’affai-res se rangèrent en ordre de bataille et coordonnèrent leurs efforts pour soutenir tout un arsenal de production intellectuelle. Le tableau 1 répertorie les plus importants destinataires de l’effort des conservateurs placés dans la construction de certaines institutions, les principaux bailleurs de fonds étant des entrepreneurs tels que Richard Mellon Scaife et Harry Bradley, John M. Olin, Joseph Coors et les familles Koch et Richardson [voir

tableau page suivante]. Les priorités de cette campagne furent notamment la création de nouveaux think tanks et la réhabilitation des anciens.

L’espace de la recherche sur les politiques gouver-nementales s’agrandissait de plus en plus, entraînant un usage répandu du mot « think tank ». La longue étude de Paul Dickson, parue en 1971, annonça l’arri-vée des think tanks sur la scène nationale, même si le livre, gardant la convention sémantique, se focali-sait sur les organismes de stratégie militaire apparus après la guerre, laissant quelque peu de côté leurs prédécesseurs de la « Progressive Era25 ». Dickson consacrait, par exemple, un chapitre entier à la RAND Corporation, tandis qu’il ne dédiait que huit pages sur un total de 363 à la Brookings Institution, ni ne mentionnait la Carnegie Endowment for International

Peace, le Council on Foreign Relations et l’American Enterprise Institute. Considérés individuellement, les think tanks couvraient désormais un vaste spectre allant des institutions appartenant au champ universitaire jusqu’à celles qui étaient visiblement liées à de grandes entreprises, à des partis politiques ou à des mouve-ments sociaux. Cependant, au-delà des propriétés de telle ou telle institution, il faut insister sur le fait que les think tanks occupaient désormais un espace social plus resserré, avec sa logique interne, son histoire et ses règles de fonctionnement propres.

Les experts commencèrent à prendre davantage conscience des autres experts et à se positionner par rapport à eux, dans un souci à la fois de concurrence et de collaboration. Ainsi, en 1979, le magazine The Economist nota « une atmosphère de rivalité grandis-sante (toujours de bon ton, évidemment) entre les deux principaux think tanks de Washington : la Brookings Institution et l’American Enterprise Institute26 ». Trois ans plus tard, en 1982, le New York Times souligna l’autre versant de cette tendance : « On observe une très grande influence réciproque, ou ce que [le président de l’IIE Fred] Bergsten appelle une « synergie », entre les membres occupant les positions les plus élevées des institutions qui se font concurrence. Ils vont aux réunions et aux déjeuners organisés par les autres, ils se tiennent au courant de leurs études respectives. Il y a aussi des transferts. William R. Cline, membre associé (senior fellow) de la Brookings Institution, fut l’un des premiers à être recruté [à l’IIE] par M. Bergsten, qui était lui-même passé par Carnegie et par Brookings27 ».

La concurrence accrue entre les think tanks avait pour corollaire une collaboration grandissante entre eux. Un tel changement se traduisit notamment par le fait que les think tanks commencèrent à définir des critères communs de production intellectuelle ainsi que des « produits » reconnaissables et distincts de ceux qui étaient issus de la recherche universitaire. Le premier de ces nouveaux produits fut le short policy paper – aussi connu sous le nom de « backgrounder

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tableau 1

Principales institutions financées par les conservateurs

Institution Exemples

Think tanks Heritage Foundation (1973)Cato Institute (1977)Manhattan Institute (1984)Competitive enterprise Institute (1984)American enterprise Institute (1943)Hoover Institution (1919)Center for Strategic and International Studies (1962)

Comités de soutien politique(Political Action Committees, PACs)

American Conservative UnionGoPAC

Magazines télévisés Milton Friedman, “Free to choose”Ben Wattenberg, “In search of the real America”

Revues et journaux The Public InterestThe American SpectatorThe New Criterion

Groupes de réflexion sur la politique étrangère

Committee on the Present dangerCommittee for the Free World

Fondations juridiques Pacific Legal FoundationNational Legal Center for the Public Interest

Lobbies et associations professionnelles

the Business Roundtable

Institutions universitaires Chaires financées dans les départements de management d’entrepriseCentres de recherche universitairesJournaux universitaires

Chercheurs indépendants Jude Wanniski, The Way the World WorksGeorge Gilder, Wealth and PovertyBruce Bartlett, Reaganomics

Source : Jerome L. Himmelstein, To the Right: The Transformation of American Conservatism, Berkeley, University of California Press, 1990.

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28. Le terme de « briefcase test » ren-voie à l’idée selon laquelle un bon rapport doit pouvoir tenir facilement dans le por-te-document (« briefcase ») d’un homme politique.29. Certaines institutions formalisèrent leur production de synthèse. Voir par exemple Fred Smith Jr., Field Guide for Effective Communication, Washington, Competitive enterprise Institute, 2004.30. “Washington awash in think tanks”, Washington Post, 7 décembre 1984, A25. Voir aussi New York Times, “think tanks; Bush and aides getting advice from all over”, 21 novembre 1988, B10, où l’on

trouve la phrase suivante : « en réalité, on doit à la Heritage Foundation d’avoir transformé la transition présidentielle en véritable industrie pour les think tanks. » Voir également : “Self-appointed transition advisers push their policy guides”, Washing-ton Post, 14 novembre 1988, F25, où il est écrit que « la course aux plans de transition commença sous l’impulsion de la Heritage Foundation, un think tank conservateur dont le livre Mandate for Leadership publié en 1980 inspira en grande partie le pro-gramme conservateur durant le premier mandat de Reagan. »31. Le Cato Institute, par exemple, publia

un ouvrage intitulé Beyond the Status Quo: Policy Proposals for America. à propos du Mandate for Leadership, le président du Cato Institute, edward H. Crane, déclara au Washington Post : « Je suppose que ce livre nous a soufflé l’idée ». “Washington awash in think tanks”, Washington Post, 7 décembre 1984, A25.32. “Self-appointed transition advisers push their policy guides”, Washington Post, 14 novembre 1988, F25. dans cet article, on lit : « des conseillers automati-quement désignés pour travailler avec les équipes chargées de la transition viennent des “ateliers industriels” de Washington,

publiant des manuels politiques, organisant des groupes de travail et des conférences de presse couronnés par des dîners, et ils éblouissent par leur effort à faire pénétrer leurs décisions personnelles et politiques au sein de la future administration. »33. entretien avec William Galston à l’Uni-versité du Maryland, le 1er juin 2004.34. entretien avec Grover Norquist, Ameri-cans for Tax Reform, le 2 août 2004.35. Notamment le National Bureau of eco-nomic Research à Cambridge, dans le Mas-sachusetts, la Hoover Institution à Palo Alto en Californie et le Hudson Institute au nord de l’État de New York.

report », « issue brief » ou « policy brief ». La Heritage Foundation fut un pionnier et un acteur majeur dans la création du policy brief et des critères d’évaluation correspondants, ainsi appelés le « briefcase test28 ». Burton Yale Pines, ancien co-rédacteur en chef du magazine Time, mit en place un système de sélection d’extraits des « backgrounder reports » produits par la Heritage Foundation afin d’optimiser leur utilisa-tion par les journalistes. Étant donné que la Heritage Foundation apparaissait désormais comme le think tank le plus réactif de Washington, d’autres institutions imitèrent ses produits. Ainsi, les « policy briefs » devin-rent les pierres de touche des think tanks29.

Le deuxième type de produits intellectuels apparus alors était le « plan de transition » (transition manual) prési-dentiel. Dans ce domaine encore, la Heritage Foundation ouvrit le chemin avec la publication, en 1980, du livre Mandate for Leadership. Il s’agissait de plusieurs volumes de recommandations à l’égard de l’administration Reagan couvrant presque tous les sujets politiques ainsi que l’orga-nisation de tous les ministères. Les plans de transition présidentiels furent très vite produits à un rythme industriel par les think tanks. « Il y a quatre ans, nous avons lancé une mode », déclara un représentant de la Heritage Foundation au Washington Post en 198430. Cette année-là, l’American Enterprise Institute, le Cato Institute et le Hudson Institute firent également paraître des documents de recherche lors de la réélection de Reagan et de l’inauguration du 99e Congrès31. Au moment des élections de 1988, pas moins de 36 rapports avaient été transmis au futur président George Bush, dont la plupart avaient été rédigés par des think tanks32. La victoire de Bill Clinton en 1992 permit aux think tanks liés au Parti démocrate de participer à la campagne de rédaction du plan de transition. En 1993, par exemple, le think tank lié au Democratic Leadership Committee, le Progressive Policy Institute, fit paraître son document fondateur, Mandate for Change. William Galston, un personnage important du PPI, qui devint plus tard le conseiller de Clinton à la Maison-Blanche sur les questions de politique intérieure, a reconnu ce que le PPI devait à la Heritage Foundation :

I : Peut-on comparer la place du PPI à celle de la Heritage Foundation dans les années 1980 ?WG : Tout à fait. Et d’ailleurs, notre contribu-tion officielle la plus significative à la campagne de Clinton fut en grande partie conçue sur les mêmes lignes que le Mandate for Leadership de la Heritage Foundation douze ans plus tôt. Y compris jusque dans le choix du titre. Donc, oui, absolument33.

Ces deux innovations – le « policy brief » et le plan de transition – sont toutes deux révélatrices de la tempora-lité spécifique de la recherche sur les politiques gouver-nementales. Tandis que la recherche scientifique en sciences sociales exige un certain recul par rapport aux événements, la recherche sur les questions politiques se démarque par sa réactivité face aux cycles rapides et inexorables des décisions politiques34. La différence entre les temporalités universitaires et politiques est bien exprimée dans le dialogue qui suit avec le militant conservateur Grover Norquist :

I : À quoi reconnaît-on un bon rapport ?GN : À l’opportunité de sa publication. La légis-lation évolue à certains moments. Une étude sur les conséquences de la Révolution française menée dans un cadre universitaire est digne d’intérêt cette année. Elle le sera encore dans cinq ans. Par contre, une étude sur les raisons qui font que telle décision législative serait bonne ou mauvaise pour l’économie n’a d’intérêt que dans la mesure où la législation en question va être débattue et soumise au vote.

À la temporalité spécifique de la recherche sur les politiques gouvernementales correspond l’évolution de l’organisation spatiale des think tanks. Avant 1970, ces institutions étaient réparties sur l’ensemble du territoire. Si la plupart étaient basées à Washington ou à New York, certains think tanks éminents se trouvaient dans d’autres villes35. Après 1970, leur concentration augmenta dans la capitale du pays – Washington fut témoin de la multi-plication de nouvelles institutions d’une part, et, d’autre part, de l’implantation d’anciens think tanks.

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36. La Frederick S. Pardee RANd Gradua-te School délivre des diplômes d’analyse politique, une discipline décrite par l’insti-tution comme étant « un domaine d’études appliquées, pluridisciplinaire et qui essaie d’utiliser la recherche pour résoudre des questions politiques difficiles. » Voir le site http://www.prgs.edu/curriculum, consulté le 31 juillet 2006.37. Raymond J. Struyk, Managing Think Tanks: Practical Guidance for Maturing Or-

ganizations, Washington, Urban Institute.38. L’annuaire en ligne du NIRA est acces-sible sur le site : http://www.nira.go.jp/ice/nwdtt/. Consulté le 3 mai 2006. Voir également Lynn Hellebust (éd.), Think Tank Directory: A Guide to Nonprofit Public Po-licy Research Organizations, topeka, Go-vernment Research Service, 1996 ; Matt Innis et Justin Johnson, Directory of Think Tank Publications, Londres, Methuen Pu-blishing, 2002.

39. Ce taux de docteurs est bien inférieur à celui qu’on trouve dans la sphère de production universitaire. Par exemple, emily Forrest Cataldi et al. ont calculé, chez les individus uniquement chargés d’enseignement, le taux de détenteurs de « doctorats ou de diplômes profes-sionnels » dans les départements de sciences sociales (93,5 %), de sciences naturelles (89,8 %) et de sciences hu-maines (83,4 %). emily Forrest Cataldi,

ellen M. Bradburn et Mansour Fahimi, 2004 National Study of Postsecondary Faculty (NSOPF: 04): Background Cha-racteristics, Work Activities, and Compen-sation of Instructional Faculty and Staff: Fall 2003, US department of education, Washington, National Center for educa-tion Statistics, 24, 2005. Consulté le 31 juillet 2006 à l’adresse suivante : http://nces.ed.gov/pubsearch.

L’interconnexion grandissante au sein de l’espace de la recherche sur les politiques gouvernementales pouvait également s’observer dans la multiplication des liens formels établis entre les think tanks. En 1992 par exemple, la Heritage Foundation mit en place le State Policy Network, un regroupement de think tanks conservateurs liés au gouvernement. En 1998, l’AEI et la Brookings Institution unirent leurs forces pour créer l’AEI-Brookings Joint Center for Regulatory Studies. Et en 2002, l’Urban Institute et la Brookings Institution fondèrent ensemble le Tax Policy Center, un groupe d’experts sur les questions d’impôts, de budget et de politiques sociales. Plus nombreux encore furent les partenariats à court terme que les think tanks réalisèrent à l’occasion de conférences, de colloques et de publications communs.

Les think tanks commencèrent également à mettre en place leur propre système d’auto-évaluation à travers leurs programmes de stages et, dans un cas au moins, un programme de troisième cycle36. Tandis qu’ils se multipliaient, les études les concernant augmentèrent sensiblement. Un nombre toujours croissant de livres et de séminaires donnaient des conseils sur la façon de résoudre les problèmes auxquels faisaient face les think tanks : comment motiver les équipes d’experts, comment diversifier les financements de l’institution, comment trouver une niche dans un « marché » saturé, et comment mieux diffuser le contenu des program-mes d’idées37 auprès des acteurs politiques et d’un public plus large. La catégorie « think tank » devint plus codifiée dans les années 1980 et 1990 grâce à la publication d’un grand nombre d’annuaires réperto-riant les think tanks, tel que le World Directory of Think Tanks du National Institute for Research Advancement (NIRA), ce qui contribua à renforcer l’existence de ces institutions au sein d’un sous-espace spécifique du champ de production intellectuelle38.

des intellectuels hybrides : les trajectoires professionnelles jusqu’aux think tanks

Le meilleur indice du fait que l’espace des think tanks a de plus en plus les caractéristiques d’un champ est l’apparition de l’« expert », une sorte de personnage

intellectuel hybride qui répond à des manières d’être, à des compétences et à des critères uniques au sein de l’espace de la production intellectuelle. À l’image de leur position intermédiaire dans l’espace social, les experts combinent des compétences et des modes de perception contradictoires issus des différents univers sociaux que les think tanks traversent, relient et chevau-chent : ceux de l’université, du pouvoir politique, de l’entreprise et des médias. Les données sur les carac-téristiques sociales des experts appartenant à 21 des think tanks les plus importants (soit 1 011 experts) font ressortir ce constat. Le schéma 1 fait apparaître, chez les experts de ces 21 think tanks, la proportion de détenteurs d’un doctorat, d’un master ou d’un diplôme professionnel, et d’un diplôme de premier cycle universitaire (Bachelor of Art, BA). Le schéma montre que dans certaines institutions (par exemple, l’IIE, la Hoover Institution, la Brookings Institution), les équipes d’experts sont composées en majorité de docteurs, tandis que d’autres institutions (par exemple, l’Institute for Policy Studies, le Center on Budget and Policy Priorities et le Competitive Enterprise Institute) emploient un nombre relativement réduit de détenteurs d’un doctorat mais une part significative de détenteurs de BA [voir schéma 1, p. 92].

De manière générale, l’espace des think tanks regroupe des individus possédant un très fort « capital universitaire » ; en revanche, les diplômes sont répartis de façon très inégale au sein des institutions et d’une institution à l’autre. Une fois ces données rassem-blées, on obtient une image plus globale du rôle joué par les diplômes. Tous les experts comptabilisés ici ont suivi des études au moins jusqu’au BA, et une grande majorité d’entre eux (90,1 %) ont obtenu un diplôme universitaire. Cependant, la population des experts dans ces institutions se divise en deux parties sensiblement égales : ceux qui possèdent un doctorat (51,2 %) et ceux qui n’en ont pas (48,8 %)39. En effet, non seulement il n’est pas indispensable de posséder un doctorat, mais rien n’indique qu’il existe un lien entre une équipe d’experts très diplômée et une position dominante ou dominée dans l’espace concurrentiel des think tanks. Certains think tanks tels que le Cato Institute, le Center for Strategic and

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40. La catégorie « autre » (6,0 %), qui n’apparaît pas dans le schéma, regroupe les individus qui ont eu une trajectoire professionnelle dans d’autres secteurs uniquement, c’est-à-dire dans le milieu de

la recherche non gouvernementale et dans le conseil. Un expert qui n’aurait aucune expérience préalable appartient également à cette catégorie. Les chiffres proposés ici sont des pourcentages de la population

totale des experts comptabilisés dans la base de données. 41. Parmi ce groupe des hybrides (qui re-présente un total de 22,9 %), 16,7 % ont eu des expériences professionnelles dans trois

ou dans les quatre secteurs, 2,9 % dans les secteurs universitaires et privés, 3,3 % dans les secteurs des médias et de l’État.

International Studies et la Heritage Foundation, qui existent depuis longtemps, sont très en vue et obtien-nent des financements conséquents, sont situés dans la deuxième moitié de cette population. Les diplô-mes ont un poids décisif dans l’accès aux positions les plus prestigieuses au sein de ces institutions, mais cette réalité est atténuée par le rôle que jouent d’autres formes de pouvoirs – en particulier politique, économique et médiatique.

On observe les mêmes différences en ce qui concerne la trajectoire professionnelle des experts. Le schéma 2 répertorie les anciennes activités professionnelles des experts appartenant aux 21 think tanks en question [voir

schéma 2, p.93]. Pour construire ce schéma, les trajectoi-res professionnelles telles qu’elles sont présentées par les experts eux-mêmes (n = 876) ont été codées selon neuf catégories structurelles de départ, et une catégo-rie supplémentaire appelée « autre40 ». Les catégo-ries sont « université », « université/État », « État », « État/entreprise », « entreprise », « entreprise/média », « média », « média/université » et « hybride ». La catégorie « hybride », située au centre du schéma, renvoie à des trajectoires professionnelles combinant une expérience dans trois secteurs en question, voire dans les quatre, ou bien à une trajectoire associant deux univers professionnels structurellement opposés – université/entreprise ou média/État41.

Le diagramme analytique construit à partir de ces données montre la répartition inégale des experts à travers l’espace des think tanks. C’est dans les zones ombrées du schéma – les secteurs « État/université », « État » et « hybride » – que l’on trouve la plus grande densité d’individus. Il ressort que 58,7 % des experts des think tanks appartiennent à l’un de ces trois secteurs. Au contraire, les trois zones plus claires, qui représen-tent les secteurs « université », « État/entreprise » et « média », constituent les grandes « périphéries » de l’espace social des think tanks. Ces zones sont relati-vement denses mais dans une moindre mesure que le centre. Les parties en clair correspondent aux régions les moins peuplées de l’espace des think tanks. Les trajectoires professionnelles multiples sont courantes. De façon plus surprenante, 56,8 % des experts disent avoir eu une expérience professionnelle dans deux ou plus des quatre secteurs de carrière en question, et 22,9 % disent avoir connu un parcours professionnel extrêmement « hybride », selon la classification que j’ai retenue. Les experts faisant part d’une expérience dans le secteur de l’État et de l’Université à la fois (20,0 %)

ainsi que dans le secteur étatique uniquement (15,8 %) sont les plus nombreux, viennent ensuite les experts issus du secteur universitaire seulement (12,6 %) et du secteur « État/entreprise » (9,1 %). Seuls 5,3 % des experts ont travaillé uniquement dans le secteur médiatique. Si l’on élargit la notion d’hybridité profes-sionnelle pour inclure les individus ayant auparavant travaillé dans l’un de ces quatre secteurs et en plus dans le secteur à but non lucratif, le taux d’hybridité professionnelle atteint 69,4 %.

Le schéma 3 prend cette fois comme unité d’ana-lyse l’institution, et non plus l’expert en tant qu’indi-vidu, et permet de faire à peu près la même observation que précédemment. Ce schéma reprend les différen-tes modalités des trajectoires professionnelles des experts au sein de plusieurs think tanks et situe ces institutions dans l’espace analytique que nous avons construit. On voit apparaître des différences parmi les think tanks. Par exemple, dans de très respecta-bles organisations telles que la Brookings Institution, l’American Enterprise Institute, la Hoover Institution et l’Institute for International Economics, un certain nombre d’experts disent avoir suivi une trajectoire professionnelle dans le secteur « État/université ». Au contraire, dans des think tanks plus « idéologiques »/politiques, tels que la Heritage Foundation, le Center for Strategic and International Studies et le Center on Budget and Policy Priorities, la plus grande partie des experts ont fait toute leur carrière dans le secteur « État » [voir schéma 3, p. 93].

Deux institutions, le Cato Institute et le Competitive Enterprise Institute, sont proches du pôle « entre-prise » de l’espace des think tanks. De la même façon, du côté du pôle médiatique : l’Institute for Policy Studies et la New America Foundation emploient un grand nombre d’experts ayant travaillé pour des journaux, des revues et des magazines télévisés. Enfin, dans plusieurs think tanks – le Council on Foreign Relations, la Carnegie Endowment for International Peace, le Center for American Progress et le Hudson Institute –, les trajectoires professionnelles « hybri-des » sont les plus courantes. De façon significative, les données recueillies montrent qu’aucun think tank ne possède une majorité d’experts ayant eu un parcours exclusivement universitaire. Même les institutions ayant la réputation d’être très universitaires, telles que la Brookings Institution et la Hoover Institution, ont tendance à recruter d’anciens universitaires ayant également fait de la politique.

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Selon l’analyse précédente, on peut distinguer trois grands phénomènes expliquant l’émergence des think tanks aux États-Unis. Le premier est la présence persis-tante d’un milieu des affaires puissant et possédant les moyens et la volonté de mettre en place sa propre machine de production intellectuelle. Par rapport à d’autres pays, les hommes d’affaires américains ont été, de façon surprenante, très actifs dans la recherche de moyens de contrôle des conditions du débat public et dans la mainmise sur les programmes d’économie et de politique étrangère. Le deuxième est l’absence ou la faiblesse relative d’institutions politiques alternatives qui auraient pu rendre caduque l’existence des think tanks et absorber le « surplus d’intellectuels » du pays. La part relativement réduite que l’État consacre à la production de savoir technocratique est, à ce titre, exemplaire, même s’il faut également souligner la faiblesse tout aussi grande des partis politiques et des syndicats américains. Le troisième phénomène expliquant l’apparition des think tanks est le caractère technocratique des sciences sociales naissantes. L’institutionnalisation d’une représentation collective des chercheurs en sciences sociales américains sur un modèle professionnel et non pas intellectuel, en

particulier, les a prédisposés à devenir des « experts ».Ces conditions ne furent pas seulement responsables de la création de nouvelles institutions, mais également de la formation d’un sous-espace de production intellectuelle distinct. En effet, l’un des premiers points soulevé par cette étude est qu’il est plus judicieux de considérer les think tanks non pas comme un type d’institution distinct en tant que tel, mais plutôt comme les chevilles ouvrières d’une nouvelle niche institutionnelle aux États-Unis, au sein de laquelle des agents hybrides rassemblent et associent des formes de pouvoir issues des institutions universitaires, politiques, économiques et médiatiques. La puissance des think tanks repose surtout sur leur capacité à mettre en relation ces formes de pouvoir et, éventuellement, à modifier leur poids relatif. Il serait particulièrement intéressant, dans une étude future, de savoir si, grâce à cette capacité, les think tanks ont réussi à diminuer l’impact des connaissances produites par les sciences sociales de façon indépendante sur les termes, les contenus et les orientations du débat public.

traduit de l’anglais par Camille Joseph

Schéma 1 : Diplômes détenus par les experts dans les principaux think tanks

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Page 13: LES THINK TANKS AUX ÉTATS-UNIS - Thomas Medvetz

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Schéma 3 : Classement des think tanks dans l’espace social en fonction de la trajectoire professionnelle des experts

Schéma 2 : Répartition des experts dans l’espace des think tanks en fonction de leur trajectoire professionnelle

Les think tanks aux États-Unis

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