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Les rituels politiques du japon moderne: Tournées impériales et stratégies du regard dans leJapon de MeijiAuthor(s): Yoshimi Shun'ya and Emmanuel LozerandSource: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 50e Année, No. 2 (Mar. - Apr., 1995), pp. 341-371Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27584895 .
Accessed: 23/09/2013 07:52
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LES RITUELS POLITIQUES DU JAPON MODERNE
Tourn?es imp?riales et strat?gies du regard
dans le Japon de Meiji
Yoshimi Shun'ya
Fruit des relations f?condes nou?es depuis quelques ann?es par l'histoire et l'anthropologie, l'?tude des rituels monarchiques s'est consid?rablement
d?velopp?e. Un int?r?t renouvel? a ?t? port? aux recherches classiques d'E. Kantorowicz et de Marc Bloch et, sous l'influence des enqu?tes de Clif ford Geertz en particulier, divers travaux novateurs ont ?t? engag?s sur les
aspects rituels des symboliques du pouvoir. Dans de courtes observations au
sujet du charisme royal, Geertz a compar? les apparitions publiques des sou verains dans l'Angleterre ?lisab?thaine, ? Java au 14e si?cle et au Maroc au 19e si?cle ; il a attir? l'attention sur quelques mod?les de ? formes symbo liques structur?es ? par lesquelles les ?lites dirigeantes ? expriment le fait
qu'elles sont bien les dirigeants authentiques ?. D'apr?s lui, dans toutes les soci?t?s ? organisation complexe, de telles formes symboliques ?un ensemble de r?cits par exemple, de c?r?monies, de m?dailles ou autres accessoires? caract?risent le centre comme centre, l?gitiment l'existence des dominants et ordonnent leur comportement. Cela ne concerne pas seule
ment les soci?t?s traditionnelles pr?modernes, mais ?galement l'ensemble des ?tats-nations modernes et contemporains1.
Comment une telle ritualit? du pouvoir s'accorde-t-elle dans ces condi tions ? l'organisation des soci?t?s modernes ? Depuis les ann?es 1970, les
anthropologues et les sociologues soulignent que les rituels et le symbolisme ne perdent aucunement de leur vigueur ? l'?poque moderne. Robert Bocok, par exemple, souligne avec insistance le fait que l'analyse des rituels propres aux soci?t?s industrielles est ?galement un objet d'enqu?te important pour la
sociologie. D'apr?s lui, si la sociologie n'a pas pr?t? jusqu'? pr?sent assez d'attention aux rituels des soci?t?s modernes et contemporaines, c'est parce
1. Clifford Geertz, Local Knowledge, Basic Books, 1983 (trad. jap. en 1991), pp. 211-255.
Annales HS S, mars-avril 1995, n? 2, pp. 341-371.
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DOMINATION IMPERIALE ET CONSTRUCTIONS CULTURELLES
que de nombreux sociologues pensent la modernisation comme un abou tissement de la rationalit? et pr?supposent que ? l'irrationnel ?, exprim? par la magie, la religion ou les rituels, voit son r?le diminuer au fur et ? mesure
de l'avanc?e de la modernisation. De ce fait, on consid?re les diff?rents rituels des soci?t?s contemporaines comme des reliquats du pass? ?chou?s dans le grand courant de l'histoire. Or il existe dans la soci?t? d'aujourd'hui de nombreux ?v?nements sociaux qui peuvent ?tre appel?s ? rituels ? au sens large du terme. Si l'on ?tend le concept ? l'ensemble des rituels pro fanes, il devrait constituer l'un des sujets centraux de la sociologie2. De la
m?me mani?re Sally F. Moore et Barbara G. Myerhoff ont, elles aussi, criti
qu? les recherches anthropologiques sur les rituels, jusqu'? pr?sent limit?es aux pratiques magiques ou religieuses ? l'exclusion des tr?s nombreux rituels
profanes. D'apr?s elles, la sacralit? n'est pas seulement religieuse. Sa princi pale condition est l'absence de questionnement (unquestionability). Cette
caract?ristique peut ?tre relev?e maintes fois dans les rituels politiques et
quotidiens du monde profane3. Ces critiques toutefois, si elles soulignent la continuit? entre soci?t?s tra
ditionnelles et modernes du point de vue des rituels et des symboles, ne
jettent aucune lumi?re sur la cr?ation d'une ritualit? et d'une symbolique sp?cifiquement modernes. Or, depuis les ann?es 1980, gr?ce en particulier aux d?bats sur ? l'invention de la tradition ?, l'int?r?t s'est tourn? non plus seulement vers la prolongation des rituels traditionnels dans les soci?t?s
modernes, mais aussi vers la cr?ation de ? traditions ? de rituels selon une
logique proprement moderne. David Cannadine, par exemple, a bien mon tr? comment ceux de la famille royale anglaise se sont transform?s tr?s rapi dement dans les ann?es 1870 et ? l'?poque de la premi?re guerre mondiale
pour devenir ? la fois fastueux et populaires, et comment fut ainsi mis en
place un v?ritable code du spectacle. Du d?but du 19e si?cle au milieu des ann?es 1870, ? les festivit?s de la famille royale n'?taient pas abusivement
qualifi?es d'?v?nements nationaux. En revanche, ? partir de 1877 ? quand
Disraeli fait de la reine Victoria l'imp?ratrice des Indes ? [...], les festivit?s
de la famille royale changent d'?chelle et deviennent celles de l'Empire ?4. De la m?me mani?re en Autriche, on organise en grande pompe les c?r?mo nies-anniversaires des six cents ans de la cour des Habsbourg, une exposition universelle comm?morant les 25 ans du r?gne de Fran?ois-Joseph ou le soixanti?me anniversaire du souverain, sans compter qu'en Allemagne et en Italie les souverains nouvellement ?tablis rivalisent dans leurs rituels de cour et leurs sorties publiques avec leurs homologues plus prestigieux des autres
pays d'Europe. A cette ?poque, un nouveau type de rituels d'?tat, invention de l'?poque moderne, commence ? se forger en s?rie dans les diff?rents pays d'Europe. Ils sont parfois propres ? une reine ou ? un empereur, parfois attach?s ? un Pr?sident de la R?publique ou ? un ?tat.
2. Robert Bocok, Ritual in Industrial Society, George Allen & Unwin, 1974, pp. 19-59. 3. Sally F. Moore, Barbara G. Myerhoff, Secular Ritual, Van Corcum & Comp., 1977,
pp. 3-24.
4. Eric Hobsbawm, Terence Ranger ?ds, The Invention of Tradition, University of Cam
bridge Press, 1983, pp. 101-164.
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YOSHIMI S. LES VOYAGES DE L'EMPEREUR MEIJI
La m?me observation s'applique au Japon de l'?re Meiji (1868-1912) qui, dans le contexte de la colonisation du monde occidental par les puissances europ?o-am?ricaines, a pris le chemin d'un ?tat-nation appuy? sur l'empe reur, puis celui d'un empire. C'est sur cet arri?re-plan d'histoire mondiale
qu'implique l'invention des rituels d'?tat dans la seconde moiti? du 19e si?cle que l'on tentera d'?tudier les grandes tourn?es imp?riales dans les
provinces (junk?) au d?but de l'?re Meiji et d'observer ainsi les relations entre rituels monarchiques et pratique moderne du pouvoir lors de la
p?riode de formation de l'?tat de Meiji. Quelles conceptions du corps de
l'empereur et quelles technologies du pouvoir ont permis l'organisation de tourn?es imp?riales dans les provinces entre 1868 et le d?but des ann?es 1880 ? Quelle ?tait la nature de la soci?t? locale ? encore marqu?e par l'ancien r?gime
? qui a accueilli ces tourn?es imp?riales ? Comment
celles-ci ont-elles appliqu? aux habitants de l'archipel un art moderne du
pouvoir, diff?rent de celui des spectacles monarchiques traditionnels ?
Enfin, comment la strat?gie rituelle de l'?tat de Meiji, n?e dans ces tourn?es
imp?riales, s'est-elle syst?matis?e et globalis?e apr?s les ann?es 18905 ? Dans la plupart des cas, l'?tat-nation moderne ne se contente pas de faire survivre les rituels monarchiques traditionnels, il invente les siens propres en relation avec les principes de la soci?t? moderne et les diffuse dans l'ensemble du
corps social. C'est dans le cadre du processus de d?veloppement des soci?t?s modernes qu'il nous appartient de penser les liens entre rituels et pouvoir.
Le corps de l'empereur en tourn?e dans les provinces
De la sortie imp?riale ? ?saka au transfert de la capitale ? Tokyo
La strat?gie qui appara?t dans le premier voyage de l'empereur Meiji ?
Tokyo comme dans le transfert de la capitale, puis dans les tourn?es imp? riales en province qui leur firent suite, prit pour la premi?re fois une forme concr?te ? cela a souvent ?t? indiqu?
? dans l'essai sur le transfert de la
capitale ??saka r?dig? par ?kubo Toshimichi6, au tout d?but de 1868. Dans ce texte, ?kubo critique le fait que ? quelqu'un que l'on dit ?tre le souverain
(shuj?) demeure derri?re de riches stores et, telle une pierre pr?cieuse, ne
puisse se montrer ? quiconque, sinon ? un nombre tr?s r?duit de nobles, situation contraire avec le devoir naturel de Sa Majest? qui a charge d'?tre
p?re et m?re de son peuple ? ; il explique la n?cessit? d'une m?tamorphose de l'empereur, lequel doit cesser d'?tre celui ? dont l'Auguste Visage est dif ficile ? contempler, dont l'Auguste Personne ne foule qu'un ?troit carr? de terre ?, pour devenir celui ? qui arpente son pays et apporte le r?confort ? l'ensemble de ses sujets ?7. Pour cela ?kubo croyait ? la n?cessit? de sortir
5. Sur les tourn?es imp?riales, on se r?f?rera aussi ? Taki K?ji, Tenn? no sh?z? (Les por traits de l'empereur), Iwanami shinsho, 1988, et ? Takashi Fujitani, Japan's Modem National
Ceremonies : A Historical Ethnography, 1868-1912, PhD dissertation, 1986, pp. 33-108. 6. 1830-1878. Un des principaux acteurs de la Restauration de Meiji et l'un des dirigeants du
nouveau gouvernement (Ndt). 7. ?kubo Toshimichi, ? Osaka sent? kenpaku-sho
? (M?moire ? l'empereur sur le choix
d'?saka comme capitale), dans Toyama Shigeki ?d., Tenn? to kazoku (L'empereur et la
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l'empereur du palais imp?rial de Kyoto et il estimait que le transfert de la
capitale serait le moyen le plus efficace d'y parvenir. Ce projet de transfert de la capitale ? ?saka n'eut en fait pas de suite, mais deux mois plus tard,
malgr? l'opposition du palais comme celle des partisans d'un r?gime d'assembl?es (k?gi seitai ha)8, un voyage ? ?saka fut bel et bien organis?. Pendant ce s?jour qui dura une quarantaine de jours, un certain nombre de r?formes dans la vie quotidienne de l'empereur furent mises ? l'essai : cr?a tion d'un b?timent o? l'empereur exerce ses fonctions publiques, pr?sence personnelle dans les conseils et participation aux affaires de l'?tat, suppres sion de l'influence des dames de cour, ?ducation de l'empereur9 par l'?tude,
l'?quitation et l'entra?nement militaire10. ? Profitant de l'occasion de cette sortie ? Osaka pour mettre r?solument en application ? ces diff?rentes
r?formes, ?kubo ouvrit la voie ? une strat?gie coh?rente : il s'agissait de transformer l'empereur, chef de la soci?t? des nobles de Kyoto, en un inter
m?diaire charg? d'incarner rituellement l'?tat moderne et de mobiliser
?nergiquement le peuple pour le conduire ? l'int?rieur de l'espace de pou voir ainsi dessine.
L'ouvrage d'?kubo sur le transfert de la capitale ? ?saka, joint ? la sor
tie de l'empereur dans cette ville, constituent le point de d?part d'une poli tique qui se poursuivra par le premier voyage ? Tokyo, le transfert de la
capitale et les tourn?es en province. Mais, ? vrai dire, ce n'?tait pas la pre mi?re fois que l'on projetait de faire sortir l'empereur du palais de Kyoto pour le faire voyager ? l'ext?rieur. D?j? en 1863, en pleine effervescence
pro-imp?riale et x?nophobe (sonn? j?i)u, l'empereur K?mei, suivi du sho
gun Iemochi, s'?tait d?plac? jusqu'aux sanctuaires Kamigamo et Shimo
gamo, puis s'?tait rendu au sanctuaire Hachiman-g? d'Iwashimizu ?
proximit? de Kyoto. On avait aussi envisag? des tourn?es dans le Yamato, et m?me un voyage ? Ise, dans le but de prier pour l'expulsion des barbares.
D'apr?s Asukai Masamichi, Aoki, gouverneur d'Izumi, aurait aussi planifi? ? un transfert ? Naniwa ?, autrement dit un transfert de la capitale ? ?saka12. Selon Aoki, comme on avait d?couvert les origines du Japon dans le
Yamato, il n'y avait plus aucune raison d'?tre attach? ? la capitale [= Kyoto] et les exigences ?conomiques et militaires devaient passer au premier plan13.
noblesse), vol. 2 de Nihon kindai shis? taikei (Biblioth?que compl?te de la pens?e japonaise
moderne), Iwanami shoten, 1988, pp. 6-8.
8. Groupe d'intellectuels (Yokoi Sh?nan, Sakamoto Ry?ma, etc.), qui s'opposaient ? la fin
du r?gime des Tokugawa autant ? la toute-puissance du shogun qu'aux partisans d'un r?gime
imp?rial. Ils pr?naient un r?gime d'assembl?e (Ndt). 9. L'empereur, n? en 1852, avait alors seize ans (Ndt). 10. Haraguchi Kiyoshi, ? Meiji shonen no kokka kenryoku
? (Le pouvoir de l'?tat dans les
premi?res ann?es de l'?re Meiji), dans Taikei Nihon kokka shi (Biblioth?que d'histoire de l'?tat
japonais), vol. 4, Kindai 1 (?poque moderne 1), Tokyo daigaku shuppan kai, 1975, pp. 65-135.
11. Le slogan ? sonn? j?i ? ? mot ? mot : ?
Respectons l'empereur et chassons les bar
bares ! ? ? servit de banni?re de ralliement ? ceux qui souhaitaient renverser le pouvoir du
shogun en profitant de la menace occidentale (Ndt). 12. Izumi est le nom de l'ancienne province sur laquelle se trouve le site urbain d'?saka.
Naniwa est le nom d'une ancienne capitale imp?riale situ?e elle aussi sur le site actuel d'?saka
(Ndt). 13. Asukai Masamichi, Meiji taitei (Le Grand Empereur Meiji), Chikuma sh?bo, 1989,
pp. 90-92.
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YOSHIMI S. LES VOYAGES DE L'EMPEREUR MEIJI
Pendant l'?re Bunky? (1861-1864), on peut ainsi d?celer une pouss?e de nationalisme li?e aux relations tendues avec l'?tranger ainsi qu'en arri?re
plan, une ?volution subtile certes, mais d?cisive, des champs de force autour de l'empereur. Ces changements aboutirent bient?t ? ?loigner de Kyoto la
personne physique de l'empereur pour l'amener ? Tokyo, et au-del?, dans les villes de tout le pays. Cependant il est n?cessaire de garder ? l'esprit que ce qui ?tait en place ? l'?poque ?tait, avant tout, ? l'ordre des sanctuaires du
Kinai14, centr? sur la cour de l'?poque pr?moderne ?. L'?tat de Meiji fut bient?t contraint d'arracher l'empereur ? ce syst?me religieux enracin? localement15.
C'est ainsi que fut organis?, ? l'automne 1868, le premier voyage ?
Tokyo. Deux mois plus t?t, ? Edo ? ?tait d?j? devenu ? Tokyo (T?kei) ?16.
L'empereur s'y rendit avec une suite de deux mille trois cents personnes environ. En chemin il alla prier au sanctuaire d'Ise, puis au sanctuaire d'Atsuta et, tout au long de sa route, il distribua des r?compenses aux habi tants de chaque contr?e travers?e, apportant des secours aux mis?reux.
Enfin, ? Tokyo, l'empereur offrit ? boire ? la population de la ville et les
citadins, ainsi combl?s, furent transport?s par une atmosph?re de liesse :
Ce matin, ? la sixi?me heure, tous les habitants de la ville de T?ky? furent convoqu?s au gouvernement g?n?ral et de l'alcool leur fut offert pour c?l?brer le Voyage Imp?rial vers l'Est. A chaque p?t? de maisons, on attri
bua aussi des jarres de terre pleines de seiches s?ch?es dispos?es sur des tr? teaux de bois, et ? chaque propri?taire important, deux barriques d'alcool.
Puis, propri?taires, ouvriers et contrema?tres se ceignirent tous la t?te de tis
sus rouges et jaunes, fabriqu?rent des banni?res neuves, ou plac?rent des
figurines sur des perches qu'ils brandissaient en avant ; et sur le chemin du retour on h?lait des conducteurs de voitures dans lesquelles on entassait des
tonneaux, et il y avait partout des petits orchestres avec tambours et cloches
que l'on essayait d'entra?ner dans son quartier. Hommes et femmes d?bou
chaient des ruelles et essayaient de se frayer un chemin vers les grandes rues.
Et le lendemain, pour boire tout l'alcool offert par Sa Majest?, beaucoup de familles ch?m?rent, l'on organisa danses et divertissements sur des chars
mont?s sur roues et quelle que soit l'heure, ce n'?taient partout que danses
et beuveries de sorte que beaucoup furent surpris quand le jour commen?a ? blanchir ? l'est. Comme lors des f?tes religieuses, l'on voyait passer des t?tes de lions17 et toute cette animation dura bien trois ou quatre jours18.
Au long de ce voyage ? T?ky? pour lequel on d?pensa tant, l'empereur accorda de nombreuses largesses au peuple et joua personnellement le r?le de descendant de la d?esse Amaterasu, ? la Grande D?esse qui illumine le
14. D?signe la r?gion situ?e autour du palais imp?rial, c'est-?-dire autour de Kyoto (Ndt). 15. Takaki Hiroshi, ?
Meiji ishin to Kamo-sai Iwashimizu h?j?e ?
(La restauration de Meiji et les f?tes de la Kamo, les l?chers d'animaux ? Iwashimizu), Iwai Tadakuma ?d., Kindai Nihon
shakai to tenn?-sei (La soci?t? japonaise moderne et le r?gime imp?rial), Kashiwa shob?, 1988,
pp. 29-52.
16. La prononciation ne fut pas imm?diatement fix?e (Ndt). 17. Masques de danses populaires (Ndt). 18. Sait? Gesshin, Buk? nenpy? (Chronologie d'Edo et du pays de Musashi), vol. 2, annot?
par Kaneki Mitsuharu, Heibon-sha, 1968, p. 224.
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DOMINATION IMP?RIALE ET CONSTRUCTIONS CULTURELLES
Ciel ?, que tout le monde v?n?rait. Le peuple, pour sa part, cessa de consid? rer l'empereur comme un ?tre lointain et fabuleux pour le voir comme une
personne vivante19. Cependant il s'agissait encore d'un empereur dissimul? dans sa voiture d'apparat, il n'?tait pas encore expos? directement au regard du commun.
L'empereur retourna peu apr?s ? Kyoto, puis, au printemps 1869, refit un
voyage ? Tokyo ; et c'est ainsi, peu ? peu, que se fit le transfert de la capi tale. La s?paration entre l'empereur et la soci?t? des nobles de Kyoto, qui s'op?ra par ce transfert de la capitale, impliquait ?galement une s?paration entre les rituels de la Maison imp?riale jusqu'alors profond?ment li?s ? la soci?t? du Kinai et leur socle local, puis leur recomposition sous forme d'?v?nements nationaux. Takaki Hiroshi souligne ? ce sujet que la c?r?mo nie d'intronisation (sokui-shiki) de 1868, la f?te de la gustation des pr?mices (daij?-sai) de 1871 ainsi que les c?r?monies du m?me type, qui furent repro duites par la suite ? chaque changement de souverain, sont fortement li?es ? ce transfert de la capitale ? Tokyo. Autrement dit, ? les c?r?monies de la
gustation des pr?mices ? l'?poque finale du r?gime des Tokugawa ?taient conduites dans le cadre d'un ordre religieux et comportaient un ensemble d'offrandes et de services de nature locale, l'un comme l'autre ?troitement li?s au Kinai. En revanche, ? la suite du transfert intentionnel de la cour ?
Tokyo, loin du Kinai, la c?r?monie de la gustation des pr?mices organis?e ? Tokyo en 1871 rompit tout lien avec une r?gion particuli?re et fut organi s?e dans le nouveau cadre national qui trouvait son id?al dans "l'unification du pays tout entier sous une seule autorit?" ?20.
L'empereur expos? aux regards
Dans l'?volution qui m?ne de la sortie ? ?saka au transfert de la capitale ? Tokyo apparaissent des transformations de l'espace de pouvoir o? se tient
l'empereur. Elles atteindront une plus grande ?chelle au cours de la s?rie de tourn?es en province qui commence en 1872 et se r?p?te tout au long des ann?es suivantes. On rel?ve parmi elles : la tourn?e dans le Kinki, le Ch?
goku, Shikoku et Ky?sh? de mai ? juillet 1872 ; la tourn?e dans le T?hoku de juin et juillet 1876 ; la tourn?e dans le Hokuriku et le T?kaid? d'ao?t ? novembre 1878 ; la tourn?e dans les provinces de Kai, Shinano et San.etsu de juin et juillet 1880 ; la tourn?e ? Hokkaid? et dans le T?hoku de juillet ? octobre 1881 ; la tourn?e dans le San.y?d? de juillet et ao?t 1885. Elles sont connues comme ? les six grandes tourn?es ? et leur signification politique a
d?j? ?t? mise en valeur par de nombreux commentateurs. Parmi les analyses pionni?res, celles d'Irokawa Daikichi sont bien connues. Il y pr?cise que ces
tourn?es refl?tent clairement les intentions d'?kubo et de ses amis, d?sireux de contenir le ? mouvement pour la libert? et les droits du peuple
? (jiy?
19. Taki K?ji, op. cit., p. 27. 20. Takaki Hiroshi, ?
Meiji ishin to daij?-sai ?
(La restauration de Meiji et la c?r?monie de la gustation des pr?mices), dans Nihon-shi kenky? (Recherches sur l'histoire du Japon), n? 300, 1987, p. 72.
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YOSHIMI S. LES VOYAGES DE L'EMPEREUR MEIJI
minken undo)21, alors en pleine effervescence dans les provinces, en faisant
converger les sentiments du peuple sur la personne de l'empereur22. Autre ment dit, l'hypoth?se consiste ? envisager ces tourn?es imp?riales du point de vue de leur effet r?pressif sur le mouvement pour la libert? et les droits du peuple. Assur?ment la p?riode 1876-1885, o? se concentrent ces tourn?es dans les provinces, est ? une ?poque o? l'?tat de Meiji ressent intens?ment la "n?cessit? de s'assurer les sympathies populaires" ? et les tourn?es imp?
riales ? prennent l'aspect d'une comp?tition d'ordre politique avec le mou vement pour les droits du peuple ?. Cependant la nature des tourn?es
imp?riales semble r?sider ailleurs que dans de simples r?sultats politiques imm?diats.
?binata Sumio prend ainsi pour exemple la tourn?e de 1878 dans le Hokuriku et le T?kai. Il montre que des journaux qui soutiennent fortement
la libert? et les droits du peuple n'h?sitent pas ? louer l'empereur et ? lui souhaiter bienvenue ; il montre en fait qu'? cette ?poque les droits du peuple et le respect de l'empereur coexistent sans antinomie au niveau local, et que ? cela est fond? sur une structure logique qui diff?rencie ? l'essence natio nale ? (kokutai), c'est-?-dire l'empereur, et "le corps politique (seitai)", c'est-?-dire le gouvernement en place ?. Par cons?quent, si s?v?res que soient les critiques adress?es aux autorit?s gouvernementales, elles ne sont
pas en contradiction avec l'expression d'un vif soutien ? l'empereur. Si les tourn?es dans les provinces n'ont pas toujours eu pour effet direct de r?pri
mer le mouvement pour la libert? et les droits du peuple, elles ont d?clench? en revanche une conscience pro-imp?riale dans le groupe des paysans riches,
partisans des droits du peuple, et elles ont jou? un r?le bien d?fini en limi tant leurs revendications et leurs objections dans les limites de la notion d'essence nationale (kokutai) propre au r?gime imp?rial23. Cette analyse co?ncide avec les remarques de Tanaka Akira pour qui les tourn?es en pro vince forment l'assise qui a permis de renforcer la domination locale de l'Etat de Meiji. Autrement dit, les tourn?es en provinces ont eu pour effet une fixation de l'image de l'empereur ? l'usage du peuple, consid?r?e comme un nouveau symbole de domination. Elles ont aussi eu pour cons?
quence de renforcer l'autorit? et l'ascendant de la cat?gorie des fonction naires et des riches propri?taires locaux qui lui servaient d'interm?diaires ?
l'?chelle des villages. Elles constituent ainsi un pr?alable ? une diffusion en
profondeur, jusqu'au fin fond des bourgs et des villages, de la domination de
l'?tat de Meiji24. Il s'agissait cependant au cours de ces tourn?es de d?velopper la strat?gie
inaugur?e avec le voyage ? ?saka: avant tout, mettre l'empereur en pr?
21. Mouvement actif de 1874 ? 1883 environ, par lequel des ?lites locales r?clam?rent le droit
de participer aux affaires du pays (Ndt). 22. Irokawa Daikichi, Kindai kokka no shuppatsu (Les d?buts de l'?tat moderne), vol. 21
de Nihon no rekishi (Histoire du Japon), Ch?? k?ron sha, pp. 27-30. 23. Obinata Sumio, ? Tenn? junk? wo meguru minsh? no d?k? ?
(Mouvements populaires autour des tourn?es imp?riales en province), Chih?-shi kenky? (Recherches d'histoire r?gio
nale), n? 175 (XXXII-1), 1982, pp. 1-16.
24. Tanaka Akira, Kindai tenn?-sei e no d?tei (Le chemin qui m?ne au r?gime imp?rial), Yoshikawa K?bunkan, 1979, pp. 219-243.
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DOMINATION IMPERIALE ET CONSTRUCTIONS CULTURELLES
sence de la nation, le rendre visible, puis concentrer sur lui les regards du
peuple. Nous devons examiner le contenu m?me de cette strat?gie de mise en pr?sence de la personne physique de l'empereur. Lors de la tourn?e dans le T?hoku en 1876, par exemple, Clara Whitney a vu passer le cort?ge imp? rial et elle en a laiss? une description :
Mais on passa aussit?t ? l'arriv?e de l'empereur, annonc?e par l'appari tion d'une escouade. D'abord quelques cavaliers accompagn?s de palefre
niers en uniforme, puis des voitures ? chevaux ? quatre roues avec des
officiers de tr?s haut rang. Les cochers portaient des uniformes vert et gris ainsi que des tricornes comme on en voit d'ordinaire dans les cours royales. Puis dans une voiture ? cheval ?tait assis l'empereur lui-m?me, v?tu d'un uniforme militaire ? la fran?aise. Son chapeau ?tait orn? de magnifiques plumes d'autruche qui n'auraient pas d?par? sur ma t?te. Son Altesse ?tait assise sur le ? si?ge haut ? et en face d'elle se trouvaient deux officiers de
rang ?lev? (ou deux membres de la famille imp?riale, je ne sais). [...] Il n'est
pas si beau gar?on que ce jeune samoura? nomm? ?hara, mais il ne m'a pas du tout paru antipathique. Il semblait tr?s las, comme s'il pensait : ? Peuple, ne me regarde pas trop fixement ! ? J'ai compati avec lui, le pauvre ! mais
pour une fois que je n'?tais pas la cible de tous les regards, je me suis sentie
soulag?e. [...] Il y a peu encore, quand ce Fils du Ciel sortait hors du Palais, tout ce monde se prosternait face contre terre devant le palanquin o? ?tait assis un personnage divin en habits fastueux. Mais ? pr?sent, Son Altesse est en v?tements occidentaux, dans un v?hicule de style occidental et elle va ? travers la ville comme en Occident. Elle est fix?e par une infinit? d'yeux impurs et par des gens qui restent debout devant elle sans se courber : Son
Altesse s'est engag?e sur une voie bien diff?rente de celle qu'avaient suivie ses anc?tres25.
Le regard d'une foule innombrable tourn? vers l'empereur et la sil houette de l'empereur Meiji encore h?sitant devant ces regards sont d?crits ici de mani?re saisissante. Certes le regard de Clara, l'?trang?re, n'est pas le
m?me que celui du peuple de l'?poque, mais, pour ce qui rel?ve de la mise en sc?ne du moins, il est certain que l'empereur exposait directement son
corps aux yeux du peuple et qu'il ne pouvait plus ?tre cette entit? que le
peuple percevait de mani?re abstraite. A dire vrai, lors de cette tourn?e de 1876 dans le T?hoku, ?kubo Toshimichi avait rejet? une proposition de d?cret du d?partement de Miyagi qui voulait contraindre les gens ? ? s'age nouiller ? le long des routes parce que ? certains salueraient n?cessairement debout et que d'autres salueraient spontan?ment assis ou couch?s face contre terre ?, et il avait ordonn? que l'on salu?t l'empereur debout26 : le
peuple ?tait ainsi contraint ? regarder l'empereur. Les relations qui s'?ta
25. Clara Whitney, Kurara no Meiji nikki (Le journal de Clara pendant l'?re Meiji), vol. 1,
K?dan-sha, 1976, pp. 99-101.
26. Morita Toshihiko, ? Meiji tenn? no T?hoku junk? to Miyagi-ken
? (La tourn?e imp?
riale de l'empereur Meiji dans le T?hoku et le d?partement de Miyagi), Watanabe Nobuo ?d.,
Miyagi no kenky? (Recherches sur Miyagi), vol. 6, Kindai-hen, ?poque moderne, Seibun-d?,
1984, p. 196.
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blirent alors avec l'autorit? ?taient sans pr?c?dent pour des gens qui nagu?re se prosternaient devant le shogun et les seigneurs.
Le d?veloppement gradu? d'une strat?gie de mise en pr?sence
Pourtant dans le d?veloppement de cette strat?gie de mise en pr?sence du corps de l'empereur, mises en sc?ne et modalit?s de la r?ception n'ont
pas toujours ?t? identiques. Lors de la tourn?e de 1872 dans le Ch?goku et ?
Ky?sh? par exemple, la strat?gie de ce jeune ?tat n'?tait pas encore par faitement r?gl?e et l'on a pu assister aux sc?nes suivantes :
Tout au long du chemin, les gens ?taient assis des deux c?t?s de la route et ils accueillaient, applaudissaient et saluaient ceux qui passaient. Mais comme le costume imp?rial avait chang? et que l'empereur n'avait que peu de gardes autour de lui, ils furent nombreux ? rater son passage et ? ne pas le saluer27.
L'ann?e pr?c?dente, l'empereur avait d?clar? : ? L'apparence actuelle de
l'empereur n'est pas du tout ce qu'elle ?tait au temps de la cr?ation de la
dynastie par Jinmu ou de l'invasion de la Cor?e sous Jing?. [...] Je souhaite fermement changer ce costume, renouveler ces usages et construire une essence nationale (kokutai) conforme ? l'esprit guerrier qui ?tait celui de
mes anc?tres ?, et il avait rev?tu l'habit occidental. Lors de cette tourn?e
cependant, il se montra publiquement pour la premi?re fois en uniforme
militaire, mais comme il n'avait que peu de gardes autour de lui et que
l'image de l'empereur en v?tements occidentaux n'?tait pas assez connue, les
gens ne surent pas toujours le reconna?tre. Avec un ?tonnant d?calage, comme cela appara?t clairement dans cet ?pisode, la personne de l'empereur en v?tements occidentaux et le regard du peuple assembl? se crois?rent sans se rencontrer.
Il convient de souligner que pour le peuple, ? cette ?poque, regarder l'empereur n'?tait pas n?cessairement un comportement grave et solennel comme il le devint par la suite. On rapporte ainsi, bien qu'il ne s'agisse pas ?
proprement parler d'une tourn?e en province, qu'en 1874, l'empereur sortit
dans Tokyo pour assister ? une c?r?monie de remise d'?tendards militaires et qu'? cette occasion, la foule agglutin?e sur le terrain de man uvre de
Hibiya fit preuve d'un comportement tr?s rel?ch? :
Les uns avaient les mains dans les manches ; d'autres couraient en rele
vant les pans de leur v?tement ; d'autres se r?jouissaient d'avoir pu trouver une place au premier rang ; certains se mettaient en col?re d'?tre pouss?s aux ?paules et de se faire marcher sur les pieds ; si l'on montrait quelqu'un,
mille personnes se mettaient ? courir d'un c?t?, et si un policier les en emp? chait, tous refluaient. Les v?tements de ces badauds offraient le spectacle le
plus divers, il y avait des chapeaux et des fichus, des uniformes et des che
27. Kodama Aijir?, ? Zuik? shiki ?
(Notes personnelles d'escorte), Meiji bunka zensh?
(Collection compl?te sur la culture de P?re Meiji), vol. 17, K?shitsu-hen (La famille imp?riale), Nihon hy?ron-sha, 1928, p. 278.
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mises de nuit, les uns portaient des souliers de cuir et les autres des socques en bois. Certains se massaient les ?paules ? petits coups, d'autres emme naient des chevaux ou faisaient rouler des voitures : devant toute cette popu lace immense, on se serait cru sur un champ de bataille28.
Le journaliste qui d?crit la sc?ne se lamente : ? Une grande c?r?monie comme celle d'aujourd'hui permet de deviner l'?clat du prestige de l'?tat. Pourtant quand on regarde la foule, il est vraiment insupportable de consta ter ses ?garements, sa grossi?ret?, son vacarme et son obsc?nit? ?. N'a-t-on
pas assist? ? des situations comparables lors des premi?res tourn?es en pro vince ? Les campagnards qui les accueillaient ?taient sans doute moins dis
pos?s ? saisir une occasion de manifester leur pi?t? qu'avides d'observer un
spectacle unique. En r?alit?, lors des tourn?es imp?riales en province, le peuple a souvent
accueilli l'empereur avec l'attitude d'un badaud qui s'attarde ? regarder une
simple curiosit?. C'est ce qu'Irokawa Daikichi a d?sign? comme le type ? indiff?rent ?. D'apr?s Kishida Gink?29, qui suivit cette tourn?e dans le
T?hoku, on pouvait assister dans le d?partement de Miyagi, sur la route o?
avan?ait le cort?ge imp?rial, au spectacle suivant :
Il y avait des spectateurs ?? et l?, mais c'?tait des jeunes filles qui por taient toutes leur pantalon de travail, ou des paysans avec leur faucille, et ils ?taient align?s avec leurs pieds boueux sur le bord des rizi?res, allong?s dans l'herbe ou assis sur des pierres. Il y avait aussi des femmes qui portaient des
b?b?s tout nus sur leur dos et elles leur faisaient glisser la t?te sur le c?t?
pour leur donner le sein. Le visage et les jambes noirs de boue, ils ?taient en train de faire la sieste quand on entendait soudain un cri : ? Eh regarde !
Vl? l'empereur ? et ils regardaient passer la voiture imp?riale en se frottant les yeux30.
De la m?me mani?re pr?s de Koyama ? les spectateurs avaient ?tendu de l'herbe sur le sol ou bien ?taient assis sur des pierres de chaque c?t? de la route bord?e d'arbres ; il y avait parfois de belles jeunes filles qui masti
quaient de grosses boules de riz, et leurs p?res qui tiraient du sak? de leur
gourde et se d?salt?raient d'un air grave ? ; ou encore au village de Shibu
tami, ? hommes et femmes venus regarder ne nettoyaient m?me pas leurs mains ni leurs pieds sales sur leurs v?tements toujours noirs de crasse, et nombreux ?taient aussi les vieillards ? l'air insolent debout sur le bord de la
route, leurs cheveux noirs et blancs mal coiff?s ?. Tout cela laisse imaginer une atmosph?re de f?te quelque peu d?braill?e.
Les tourn?es imp?riales n'ont certes pas fonctionn? tout de suite comme une strat?gie parfaitement ?labor?e et elles n'ont pas toutes eu les effets
28. ? Gunki juyo shiki no j?kei ?
(Le spectacle de la c?r?monie de remise des drapeaux mili
taires), Toyama Shigeki, op. cit., pp. 22-23.
29. 1833-1905. C?l?bre journaliste (Ndt). 30. Kishida Gink?, ? T?hoku junk? ki ?
(Notes sur la tourn?e imp?riale dans le T?hoku),
Meiji bunka kenky? kai (Soci?t? de recherche sur la culture de l'?re Meiji) ?d., Meiji bunka zensh? (Collection compl?te sur la culture de l'?re Meiji), vol. 17, K?shitsu-hen (La famille
imp?riale), Nihon hy?ron-sha, 1928, p. 374.
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imagin?s par les dirigeants du gouvernement de Meiji, ?kubo Toshimichi et Iwakura Tomomi31 en t?te. Pourtant d?s 1878, dans le Hokuriku et le
T?kaid?, les mises en sc?ne du gouvernement se sont peu ? peu affin?es et l'on a recouru ? certains artifices, comme installer des accessoires sacr?s,
signes de la nature divine de l'empereur, ? l'int?rieur de sa voiture, faire venir de T?ky? et placer en t?te du cort?ge les seigneurs qui poss?dent le
plus de prestige et les faire saluer avant l'empereur. Par ailleurs, on organisa de mani?re syst?matique la distribution par l'empereur de pr?sents, en
esp?ce ou en nature, aux chefs des arrondissements et des familles plac?s sur le bord de la route, aux fonctionnaires locaux, aux enseignants des ?coles
normales et des ?coles de m?decine, aux bons ?l?ves ou aux policiers, indi
quant ainsi clairement la place que chacun occupait dans la hi?rarchie locale32. Finalement, apr?s 1887, la strat?gie du regard n?e ? travers ces tour n?es en province, s'?labore ? travers la mise en place d'un espace social rituel centr? sur le portrait imp?rial officiel et la capitale de l'empire, ou encore par les c?r?monies scolaires des jours f?ri?s, comme les expositions d'?l?ves ou les journ?es sportives. Elle exercera ainsi un effet plus intense et
plus durable sur la conscience quotidienne des habitants de l'archipel.
La soci?t? qui accueillait les tourn?es imp?riales
L'empereur comme dieu-vivant
Comment les contemporains accueillirent-ils ces strat?gies autour du
corps de l'empereur ? En d'autres termes, quel regard tourn?rent-ils sur cet
empereur qui apparaissait maintenant directement ? leurs yeux ? Ce regard ne fut pas identique en toutes circonstances. Si la notion m?me d'empereur ?tait encore vague, le regard port? sur sa personne pr?senta lui aussi des
aspects tr?s variables selon les classes sociales, les g?n?rations et les r?gions. Une ? description profonde ?, selon l'expression de Geertz, est ici indispen sable. Pour ce faire, une classification, m?me grossi?re, des diff?rents types de r?ception des tourn?es imp?riales est requise et je voudrais m'attarder une nouvelle fois sur les indications d'Irokawa Daikichi qui classe les r?ac tions du peuple aux tourn?es imp?riales en quatre types : ? croyant ?, ? cal culateur ?, ? festif ? et ? indiff?rent ?33. J'ai d?j? eu l'occasion de parler rapidement du type ? indiff?rent ?. Si l'on estime que les regards actifs por t?s sur l'empereur se restreignent aux trois autres types, ceux-ci m?ritent de
plus amples d?veloppements. Commen?ons par le type ? croyant ?. Il a fait jusqu'? aujourd'hui l'objet
de nombreuses ?tudes centr?es sur ses liens avec la croyance au ? dieu vivant (ikigami) ?. Miyata Noboru a pr?sent? de nombreux exemples qui
montrent qu'au cours de ces tourn?es imp?riales, l'empereur a ?t? f?t? comme un ? dieu-vivant ? et il a interpr?t? cette croyance tr?s ancienne
31. 1825-1883. Noble de cour, artisan de la restauration et dirigeant du nouveau gouverne ment (Ndt).
32. Irokawa Daikichi, op. cit., pp. 29-30.
33. Ibid., pp. 27-30.
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comme l'un des fondements qui a permis au peuple de l'?re Meiji d'accepter l'empereur. Soit l'exemple de la famille Kikuchi, du village de Taka dans le
d?partement de Miyagi, chez qui l'empereur fit une halte de repos lors de la tourn?e dans le T?hoku en 1876 : ? Apr?s le d?part de l'empereur, nous avons tendu une corde sacr?e dans la pi?ce o? il avait fait halte et nous avons interdit ? quiconque d'y entrer. Dans le recoin d?coratif devant lequel il avait bien voulu s'asseoir, nous avons install? un portrait de Leurs Altesses
Imp?riales et le jour de l'An nous leur faisons des offrandes de g?teaux de riz ronds (kagami-mochi) et nous nous agenouillons devant elles ?. Soit encore la famille Konishi du port d'Ishimaki. Elle avait offert le bateau uti lis? par l'empereur pour visiter le site de Matsushima : ? Elle d?truisit le
bateau qui avait servi ? Leurs Altesses, en conserva les mat?riaux, et, dans l'un des morceaux de bois, construisit une maquette du bateau qu'elle c?l?
bra comme porteuse d'une parcelle de l'?nergie spirituelle (mitama) imp? riale34. Cette croyance, qui assimile l'empereur ? un dieu-vivant, aurait ?t?
amplement diffus?e, au-del? des diff?rences r?gionales, et d'apr?s Miyata, elle constituerait un ?l?ment permettant de comprendre le lien qui s'?tablit entre la mobilit? de l'empereur et la croyance populaire qui assimile les ? h?tes extraordinaires (marebito) ? ? des dieux venus du dehors (gairai gami). Ce type de croyances populaires largement r?pandues dans la soci?t? traditionnelle forme un support ? l'attitude populaire encline ? accueillir les tourn?es de l'empereur comme la visite d'un dieu-vivant.
Des exemples semblables ? ceux fournis par Miyata pourraient ?tre cit?s en grand nombre. Le plus c?l?bre est celui laiss? par Kinoshita Naoe35 qui assista ? la tourn?e de 1876 alors qu'il ?tait encore ?colier. Selon lui, quand le cort?ge imp?rial s'?loigna, tous ceux qui ?taient align?s des deux c?t?s de la route se pr?cipit?rent, jeunes et vieux, hommes et femmes, et se dispu t?rent les graviers boueux sur lesquels avait roul? la voiture de l'empereur
pour en rapporter ? la maison. ? La croyance selon laquelle "la possession de graviers foul?s par l'empereur assurait s?curit? du foyer et r?coltes abon dantes" ?tait largement r?pandue36 parmi eux ?. De m?me Watanabe Saku
zaemon, propri?taire terrien du d?partement de Yamagata, dont la propre maison servit de r?sidence temporaire (anzai-sho) ? l'empereur lors de sa
tourn?e dans le nord du Japon en 1881, raconte que par la suite, des gens accoururent en grand nombre d'Echigo, d'Akita ou de Mogami ? pour voir co?te que co?te le salon qui avait servi de r?sidence temporaire ? l'empe reur ? ; il leur refusa l'entr?e, puis ? trop jalous?, il finit pendant une dizaine de jours par les laisser entrer dans sa maison ? :
Alors hommes et femmes, jeunes et vieux, se pr?cipit?rent pleins d'enthousiasme de sorte qu'un battant de la porte fut pi?tin? et bris?. Par la suite je pla?ai des barri?res, distribuai des billets et contr?lai ainsi les entr?es
34. MiYATA Noboru, Ikigami shink? (La croyance au dieu-vivant), Hanawa shinsho, 1970,
pp. 53-54. 35. 1869-1883. Journaliste, romancier chr?tien, introducteur des id?es socialistes au Japon
(Ndt). 36. Kinoshita Naoe, Zange (Confessions), Chosaku-sh? ( uvres), vol. 5, Meiji bunken,
1968, pp. 76-77.
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si bien qu'en dix jours il vint plus de cent mille personnes. Ceux qui venaient d'endroits recul?s ?taient tr?s directs et ils frottaient de leur main les cous sins sur lesquels s'?tait assise Sa Majest?, ou ils me touchaient moi-m?me et
se r?jouissaient de pouvoir ainsi ?chapper toute leur vie aux maladies. Il y avait aussi des femmes qui caressaient les d?corations des piliers, puis se frottaient le corps, pleines de reconnaissance de savoir ainsi facilit?s leurs
futurs accouchements37.
Le mod?le ? croyant ? ?claire assur?ment une des faces de la r?ception des tourn?es imp?riales. Toutefois ce ph?nom?ne qui fait que les masses v?n?rent les autorit?s comme des dieux n'est certes pas apparu pour la pre
mi?re fois avec les tourn?es de l'empereur Meiji. Historiquement, d'apr?s Miyata, les dirigeants politiques auraient commenc? ? se faire c?l?brer comme des divinit?s ? sans avoir de rapport avec une quelconque parcelle d'?nergie spirituelle (mitama) et sans que cela prenne la forme d'un culte des anc?tres (by?-shink?)
? quand Toyotomi Hideyoshi fut v?n?r? sous
l'effigie de la Grande Divinit? Toyokuni (Toyokuni-daimy?jin). Ensuite c'est Tokugawa Ieyasu au 17e si?cle qui fut c?l?br? comme la Grande appari tion circonstancielle de la Lumi?re de l'Est (T?sh? Daigongen)38. Par la
suite, et pendant toute l'?poque pr?moderne, dans diff?rentes r?gions, de nombreux dirigeants se sont fait c?l?brer comme des divinit?s. Dans la
r?gion d'Echizen par exemple, ? la fin de l'?poque d'Edo, l'on c?l?brait Hosokawa Shigekata, sire de Bingo39, qui passait pour un seigneur mod?le et
l'on accrochait sur chaque maison des talismans porte-bonheur o? il ?tait ?crit ? Hosokawa gouverneur d'Etch? ?. Ses sujets organis?rent, de son
vivant, des ? f?tes en l'honneur de Notre Seigneur (tonosama-matsuri) ?. De la m?me mani?re, ? l'?poque d'Edo, dans de nombreuses r?gions, les sei
gneurs, les intendants ou les pr?v?ts estim?s justes et bons ?taient c?l?br?s comme des divinit?s et des sanctuaires furent ?lev?s en leur honneur40. Par
cons?quent, on peut estimer que la psychologie des masses accueillant
l'empereur en tourn?e comme une divinit? rel?ve de sentiments identiques ? ceux que la population de l'?poque pr?moderne portait aux couches domi nantes et qu'elle n'est pas n?cessairement une caract?ristique propre aux
tourn?es imp?riales. Des propos de Shiba K?kan41 auxquels se r?f?re Miyata pourraient ?tre ceux d'intellectuels r?agissant ? l'accueil offert par le peuple ? l'empereur Meiji : ? Les paysans sont vraiment des imb?ciles. Ils croient
que les seigneurs de leur province ne sont pas des hommes mais des dieux, et ils pensent que s'ils les voient une fois, ils seront tranquilles et saufs pour la
vie ; c'est pourquoi les vieux sortent tous ? leur passage et les prient avec leur chapelet (juzu) ?42.
37. ? Tenn? shink? ni tsuki Watanabe Sakuzaemon danwa ? (Entretiens avec Watanabe
Sakuzaemon sur les tourn?es imp?riales en province), Toyama Shigeki, op. cit., pp. 111-112.
38. ? Gongen ?, ?
L'apparition circonstancielle ?, d?signe une divinit? qui peut servir de
forme ext?rieure ? un bouddha. Notion li?e au syncr?tisme shinto-bouddhique (Ndt). 39. 1720-1785. C?l?bre pour son attitude secourable lors de grandes famines, pour ses m urs
frugales et sa politique indulgente aux faibles (Ndt). 40. Miyata Noboru, op. cit., pp. 14-23.
41. 1741-1818. Peintre influenc? par le style occidental (Ndt). 42. Ibid., p. 19.
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Les tourn?es imp?riales et la domination des provinces
Par ailleurs, ceux qui accueillaient les tourn?es de l'empereur Meiji furent nombreux ? adopter une attitude fondamentalement diff?rente de ceux qui v?n?raient l'empereur comme ? dieu-vivant ? et ressentaient son
caract?re sacr?. Parmi eux, on ne peut n?gliger les fonctionnaires des vil
lages, les propri?taires terriens, les moines bouddhistes et les pr?tres shin
to?stes, autrement dit les couches moyennes de province. Dans une situation o? les valeurs qui pr?valaient ? la fin du sh?gunat et au temps de la Restau ration changeaient ? une vitesse acc?l?r?e, ces gens-l? firent diverses tenta tives pour stabiliser les syst?mes de domination locaux et, pour ce faire, ils utilis?rent habilement les tourn?es imp?riales. Ils rel?vent de ce qu'Irokawa appelle le type ? calculateur ?. Ce type calculateur de r?ception des tourn?es s'observe chez ? les industriels provinciaux qui visaient subsides et subven tions du gouvernement ?, ou chez les notables ? qui souhaitaient r?affirmer leur position de dominants locaux, ?branl?e par la Restauration, en se fai sant approcher par l'empereur ?. Le contact avec l'empereur ?tait pour eux une occasion r?v?e.
En mettant l'accent sur le processus de r?ception d'une tourn?e imp? riale dans la r?gion de K?riyama (d?partement de Fukushima), Park Jin-Ye
d?veloppe ? ce propos des analyses suggestives. D'apr?s lui, des d?pr?da tions massives (uchikowashi) li?es ? des ?meutes se produisirent ? K?riyama dans la confusion de la Restauration et elles caus?rent un grand choc aux
fonctionnaires locaux et aux riches commer?ants. Apr?s les combats de
186843, quand l'ordre fut ? peu pr?s r?tabli, ces gens-l? jou?rent un r?le essentiel dans l'aide aux indigents et la reconstruction des villages d?vast?s de la r?gion. En particulier, les riches commer?ants de la contr?e fond?rent l'association Kaisei-sha (Soci?t? pour le d?veloppement) et autour de cette
organisation, des travaux de mise en valeur de la plaine d'Asaka furent acti vement engag?s, en relation avec les exigences des autorit?s du d?parte
ment. A cette occasion, pour l?gitimer id?ologiquement l'entreprise de mise en valeur des terres et rallier les sentiments des travailleurs migrants, on construisit un ?difice pour c?l?brer ? distance (y?hai-jo) l'empereur Jinmu. Lors de la c?r?monie de c?l?bration du jour anniversaire de la naissance de
l'empereur r?gnant, les pionniers se rassembl?rent dans le sanctuaire sous la conduite des fonctionnaires du village et des chefs de famille et une grande f?te y fut organis?e pendant trois jours. Par la suite, ce lieu de culte servit ? c?l?brer des parcelles d'?nergie spirituelle (bunrei) du Sanctuaire imp?rial d'Ise et prit le nom de Grand Sanctuaire du mont Kaisei ; cependant, ? la diff?rence d'autres sanctuaires o? des migrants c?l?br?rent de leur propre initiative les parcelles d'?nergie spirituelle de leurs sanctuaires d'origine
pour en faire des lieux d'union et de secours mutuels, celui-ci mobilisa les couches interm?diaires locales sous la direction du d?partement et assura un r?le important dans l'int?gration des croyances populaires traditionnelles ? un syst?me de domination ?tatique centr? sur l'empereur.
43. Combats d?cisifs entre les partisans de l'empereur et ceux du shogun, qui se traduisirent
par la victoire sans appel des premiers (Ndt).
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YOSHIMI S. LES VOYAGES DE L'EMPEREUR MEIJI
Dans ces conditions, la venue de l'empereur ? K?riyama lors de la tour n?e dans le T?hoku de 1876 eut une tr?s grande signification pour la mise en valeur des terres. A l'origine, selon les projets du minist?re des Affaires
supr?mes, K?riyama ne devait ?tre qu'une halte de repos et un s?jour n'y ?tait pas pr?vu. Mais par une action conjugu?e du d?partement et de l'asso ciation Kaisei-sha, l'empereur s'arr?ta deux jours ? K?riyama. Pendant ce
s?jour, il se rendit au si?ge de l'association, adressa ses f?licitations aux
vingt-cinq membres ainsi qu'? onze pionniers m?ritants ; il re?ut un rapport des fonctionnaires d?partementaux sur l'?tat des travaux de mise en valeur des terres et visita les zones en cours d'assainissement ; il se rendit aussi dans les ?coles primaires o? il honora de sa pr?sence des s?ances de gymnastique collective. La position et les activit?s des couches dominantes interm?diaires rassembl?es dans cette association furent ainsi l?gitim?es par le prestige de
l'empereur et la mise en valeur des terres fut int?gr?e dans un cadre ?ta
tique. En r?alit?, ce s?jour imp?rial ? K?riyama constitua un moment impor tant pour les travaux de valorisation de la plaine d'Asaka qui devinrent un
grand chantier national. Selon Park Jin-Ye, imm?diatement apr?s le retour de l'empereur ? T?ky? ? la fin de la tourn?e, ?kubo Toshimichi envoya un fonctionnaire au minist?re de l'Int?rieur dans le T?hoku avec mission d'ins
pecter les terres susceptibles de d?frichements ? grande ?chelle. Il concr?tisa les projets d'adduction d'eau d'Asaka ? partir du lac Inawashiro et de d?pla cement de cinq cents familles de guerriers. Cependant, plus ces travaux se transformaient en grands chantiers nationaux, plus les oppositions d'int?r?t entre l'?tat (le d?partement) et les ?lites interm?diaires locales se manifes taient tandis qu'augmentait la mis?re quotidienne des pionniers44.
Park insiste sur le fait que, si les croyances populaires repr?sent?es par la
croyance au dieu-vivant servirent d'interm?diaire dans le c?r?monial des tourn?es imp?riales, il importe avant tout ? de d?terminer quel processus fut n?cessaire pour que ces ?l?ments populaires soient assembl?s dans un culte de l'empereur ? dimension id?ologique ? et il ajoute qu'on ne saurait n?gli ger le r?le jou? par les couches interm?diaires locales dans cette ?volution45.
Dans les conditions d'instabilit? qui r?gnaient au d?but de l'?re Meiji, les tourn?es imp?riales exerc?rent une importante action de l?gitimation id?o
logique au b?n?fice de couches dominantes m?dianes soucieuses de pr?ser ver les syst?mes locaux de domination. De fait, d'autres remarques sont ici
possibles. ?binata Sumio a lui aussi indiqu? qu'? l'occasion des tourn?es
imp?riales les ? riches paysans et notables prirent l'initiative des pr?paratifs d'accueil sous la direction des autorit?s d?partementales ?46 et Yasumaru
Yoshio, r?sumant cette id?e, souligne que les ?lites interm?diaires locales ? fonctionnaires des villages, propri?taires terriens, ma?tres d'?cole, pr?tres
shinto?stes et moines bouddhistes, chefs d'entreprises ?, qui constituent le
point de jonction entre le pouvoir et le peuple ordinaire, montr?rent une
tendance ?vidente ? rechercher les fondements de leur propre l?gitimit?
44. Park Jin-Ye, ? Tenn? junk? kara mita tenn? s?hai to minsh? ? (La v?n?ration de
l'empereur et le peuple consid?r?s du point de vue des tourn?es imp?riales en province), Nihon-shi kenky? (Recherches d'histoire du Japon), n? 309, 1988, pp. 1-21.
45. Ibid., pp. 24-25. 46. ?binata Sumio, op. cit., p. 12.
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dans le r?gime imp?rial. D'apr?s Yasumaru, ? menac?s par une ?nergie populaire hostile et ?trang?re ? l'ordre r?gnant, les cat?gories sociales domi nantes des campagnes s'efforc?rent d'?tablir un ordre stable dans la soci?t?
provinciale, recherch?rent une autorit? et un principe plus universels,
capables de l?gitimer l'ordre qu'ils mettaient en place, et cherch?rent par l? ? renforcer leur propre position ?. D'une mani?re inesp?r?e, les tourn?es
imp?riales leur permirent ainsi de b?n?ficier d'un centre de prestige47.
Les tourn?es imp?riales, occasions de ? f?tes religieuses ?
Les tourn?es imp?riales furent ?galement accueillies ? travers tout le
pays sous la forme de ? f?tes religieuses ? (matsuri). Ce mode c?r?moniel ?tait d?j? reparable dans la bonne humeur du petit peuple d'Edo ? buvant le sak? offert par l'empereur ? lors du voyage ? Tokyo de 1868. Lors de la tour n?e de 1876 dans le T?hoku, par exemple, la foule afflua dans les villes pla c?es sur l'itin?raire imp?rial, le soir toutes les maisons furent orn?es de
lanternes, on entama des danses d'o-bon48 et une atmosph?re de liesse se
r?pandit. Les ? Notes de voyage ? de Kishida Gink? nous en offrent
quelques descriptions : ? Sugagawa, ? le soir, toutes les maisons allumaient des lanternes sous leur auvent et, ? travers toute la ville, on se serait cru en
plein jour, on entendait sans cesse les cris des marchands de glaces [...] ; toutes les auberges, tous les bistrots, d?bordaient de monde ; les enfants des ?coles couraient ? travers la ville encore habill?s de leur costume de bienve nue ? ; ? Sendai, ? le soir, tout le monde alluma des lanternes rouges, on
accrocha en particulier en plusieurs endroits des lanternes en verre, et l'ave nue ?machi, par exemple, ?tait aussi claire qu'en plein jour ? ; ? Morioka, ? de nombreux spectateurs emplissaient la ville ? tel point que l'on ne pou vait plus circuler, et le soir, dans les maisons, on sortit des lanternes et l'on entama danses ?'o-bon ou danses du lion ?49. De la m?me mani?re, lors de la tourn?e de 1881 dans le T?hoku et ? Hokkaid?, dans chaque maison sur le bord de la route, ? on pr?sentait en offrande devant la porte du sak? (miki) ou des g?teaux de riz pour accueillir la voiture imp?riale et ? chaque fois, on avait l'impression d'assister ? la f?te patronale (saiten) d'un sanctuaire de
village, ce qui me parut un comble de bizarrerie ?. Les tourn?es imp?riales ont ainsi provoqu? dans chaque r?gion une vive agitation semblable ? celle
qui r?gne lors des ? f?tes religieuses locales ? (matsuri)50. On peut penser que ces marques d'accueil de ? type festif ?, selon les
termes d'Irokawa, rejoignent celle de ? type croyant ? dont nous avons d?j? parl?, et s'appuient sur des pratiques populaires h?rit?es de l'?poque pr? c?dente. A l'?poque d'Edo, par exemple, les cort?ges du shogun et des sei
gneurs ?taient d?j? souvent accueillis par le peuple de la m?me mani?re que des ? f?tes religieuses ?. Comme le remarque Kurushima Hiroshi, de nombreuses f?tes de l'?poque pr?moderne ?taient rattach?es ? des rituels
47. Yasumaru Yoshio, Kindai tenn?-z? no keisei (La formation de l'image moderne de
l'empereur), Iwanami shoten, 1992, pp. 236-273. 48. Danses populaires de la f?te des morts (Ndt). 49. Kishida Gink?, op. cit., pp. 354, 367 et 385. 50. Toy ama Shigeki, op. cit., p. 108.
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propres aux dirigeants de la province : la prise de fonction (ou le ? retour au
pays ?) (ny?koku)51, d'un seigneur pouvait ?tre li?e ? la mise en place d'une f?te locale (f?te de Hikiyama ou danse d'Awa au Sanctuaire imp?rial d'?mi
hachiman, etc.) ; les cort?ges d'arriv?e des divinit?s (shink?) et les cort?ges des seigneurs pouvaient s'associer (f?te de la G?nuflexion [Dogeza-matsuri] ? Niimi dans le d?partement d'Okayama, c?r?monie ? du Cinqui?me Jour ?
[Itsuka-moy?shi] ? T?j? dans le d?partement de Hiroshima, etc.) ; le peuple pouvait aussi se joindre ? des f?tes destin?es ? souhaiter un avenir propice au
seigneur du palais (repr?sentation de n? ? auxquelles le peuple a droit d'assister ? [Machiiri-n?] ? Edo) ; les f?tes des bourgeois pouvaient ?tre annonc?es par le seigneur (f?te de la ? Descente du ciel ? [Amakudari-mat suri] ? Edo), etc52. En outre, sans que cela d?bouche formellement sur une f?te religieuse, il n'?tait pas rare que ? l'entr?e au pays ? d'un seigneur ou de son cort?ge fussent ressentis comme des sortes de f?tes. Dans le syst?me sho
gunal des Tokugawa, les f?tes ne pouvaient pas ?tre mises en place en dehors du cadre de l'ordre dominant ; elles participaient plut?t de son id?ologie.
Apr?s la Restauration, le cort?ge de l'empereur en tourn?e dans les diff? rentes r?gions relevait certes d'une strat?gie moderne, mais en m?me temps il empruntait ?galement la voie trac?e par les f?tes de l'?poque pr?moderne.
Quoi qu'il en soit, on est loin d'un simple m?canisme unificateur appli qu? aux syst?mes de domination issus de l'?poque pr?c?dente. De nombreux commentateurs ont indiqu? que les f?tes urbaines dans les villes seigneu riales de l'?poque d'Edo sont brusquement devenues plus somptueuses au tout d?but du 19e si?cle et qu'elles ont entra?n? de nombreux citadins ? parti ciper aux festivit?s. A Hirosaki, par exemple, les lanternes en papier de la ville devinrent rapidement plus d?coratives pendant l'?re Bunsei (1818-1830) et prirent la forme d'?normes poup?es-lanternes (nebuta) soigneusement ?labor?es53. Dans l'?largissement de l'?conomie marchande ? l'ensemble du
pays, un transfert du centre de gravit? de la festivit? populaire des f?tes villa
geoises vers les f?tes urbaines appara?t ? la fin de l'?poque pr?moderne, et
jusqu'aux derni?res ann?es de l'Ancien R?gime, une grande ?nergie fut
d?ploy?e par des groupes de jeunes gens qui se mesuraient dans des rivalit?s festives magnifiques ? l'int?rieur des villes du pays54. Et tout en se combinant de mani?re complexe ? la strat?gie de l'?tat relative aux coutumes popu laires et aux rituels, le caract?re toujours plus spectaculaire des f?tes
urbaines ? la fin de l'?poque pr?moderne ?volue rapidement, ? partir de la Restauration de Meiji, et en particulier dans les grandes villes, vers un cer tain mode de r?ception des tourn?es imp?riales.
Matsudaira Makoto prend l'exemple des f?tes des sanctuaires de Fuch? ?
51. D?signe la premi?re entr?e d'un seigneur dans un fief o? il vient d'?tre nomm?, ou plus
simplement son retour dans sa province apr?s chaque p?riode de s?jour obligatoire ? Edo
(Ndt). 52. Kurushima Hiroshi, ? Kinsei ni okeru matsuri no "sh?hen" ?
(La ?
p?riph?rie ? des
f?tes religieuses populaires pendant l'?poque pr?-moderne), Rekishi hy?ron (Critique histo
rique), n? 439, 1986, pp. 12-24.
53. Fujita Mototar?, Nebuta no rekishi (Histoire des poup?es-lanternes), Hirosaki tosho
kan k?en-kai (Soci?t? des amis de la biblioth?que de Hirosaki), 1976, pp. 42-49.
54. Yasumaru Yoshio, op. cit., p. 79.
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Tokyo, et d?crit la double ?volution des f?tes religieuses au d?but de l'?re
Meiji. Tout au long des ann?es 1870, le gouvernement interdit la totalit? des f?tes dans les sanctuaires urbains. Ce faisant, c'est l'organisation tradition nelle des c?l?brations religieuses (saishi), reposant sur les pr?tres shinto?stes
depuis la fin de l'?poque d'Edo, qui vacille sur ses bases. En revanche, ? par tir des ann?es 1880, les f?tes des sanctuaires, illustr?es par les autels portatifs (mikoshi) et les tambours, retrouvent leur vitalit? et acqui?rent un faste nou
veau gr?ce au soutien enthousiaste des habitants du quartier55. On peut per cevoir ici les relations m?l?es de deux tendances antagonistes de l'?volution des f?tes dans la premi?re partie de l'?re Meiji : un mouvement venu de la fin de l'?poque pr?moderne qui se porte vers des f?tes urbaines sans cesse plus spectaculaires, et un mouvement ?manant de l'?tat de Meiji qui s'oppose aux f?tes populaires traditionnelles. Le c?r?monial de type festif des tourn?es
imp?riales n'est-il pas un ph?nom?ne apparu au carrefour de ces deux ?volu tions ? Il est bon en particulier de garder ? l'esprit que ce type de r?ception appara?t de mani?re ?vidente dans des villes, comme Morioka ou Sandai,
plus que dans des villages. La dynamique sans cesse croissante des f?tes urbaines ? partir du 19e si?cle fut officiellement r?prim?e par le gouverne
ment de Meiji, dans le m?me temps qu'elle trouvait un exutoire dans la stra
t?gie rituelle de l'?tat. Les trois types de c?r?monial dont nous venons de donner une vue
d'ensemble reposent chacun sur des cat?gories sociales diff?rentes et sont
apparus dans des contextes sociologiques et locaux diff?rents. Les types ? croyant ? et ? festif ? par exemple pr?sentent des traits en apparence communs, mais le premier s'enracine dans la croyance en un dieu-vivant qui s'appuie sur un fond ancien de traditions populaires, alors que le second se
d?veloppe au c ur d'une ?volution des f?tes urbaines vers plus de faste, qu'il convient de replacer dans le processus de d?veloppement d'une ?conomie
marchande. L'un et l'autre sont situ?s ? des niveaux forts diff?rents de l'his toire des traditions populaires. Il existe en outre des ?carts importants entre ces principes ?volutifs et les modes c?r?moniels des tourn?es imp?riales parmi les couches dominantes interm?diaires locales, qui proviennent des diff?rences sociales d'abord, mais aussi des diverses strat?gies qui sont en jeu. Les pratiques c?r?monielles populaires des tourn?es imp?riales s'effectuent
pr?cis?ment dans ce contexte complexe o? les consciences sociales inter viennent diff?remment selon le milieu socioculturel. Comme le dit Yasumaru
Yoshio, dans cette p?riode de formation d'un ?tat-nation, l'empereur ?tait comme un levier, et les tourn?es provinciales ont permis, entre autres ?l?
ments, ? diff?rentes consciences sociales d'afficher une apparente unit?. Ceci ?tant, quel que soit le type de c?r?monial, les tourn?es imp?riales
ont mis en branle des m?canismes de croyances, de prestige et de f?te, d?j? ?labor?s au sein de la soci?t? d'ancien r?gime et qui ne sont donc pas simple
ment le fruit des pratiques modernes. Inversement, c'est en utilisant ces ins truments traditionnels locaux qu'au cours de ses tourn?es l'empereur a pu pour la premi?re fois faire agir jusqu'au niveau populaire une influence
55. Matsudaira Makoto, Matsuri no bunka (La culture des f?tes religieuses populaires), Y?zan-kaku, 1983, pp. 61-87.
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politique de sa personne. Cette situation appelle d'autres questions. A sup poser que la r?ception populaire des tourn?es imp?riales ne soit que le d?ve
loppement de m?canismes sociaux d?j? pr?sents dans la soci?t? pr?moderne, faut-il consid?rer que ces tourn?es ?
pour ce qui concerne leur c?r?monial
populaire du moins? n'ont rien apport? de franchement nouveau ? la soci?t? japonaise ? Ou inversement, si l'on suppose que ces tourn?es imp? riales correspondent
? y compris au niveau du c?r?monial populaire
? ? un tournant et non ? un simple prolongement de la soci?t? pr?moderne, quelle est alors la modernit? sp?cifique de ces modes de r?ception ? La modernit? utilise certains m?canismes de la soci?t? traditionnelle, mais ce qu'elle intro duit est irr?versible. Les tourn?es imp?riales, ? la fois traditionnelles et
modernes, poss?dent, elles aussi, ce caract?re multiple. Il nous appartient de mieux cerner la forme prise par ces tourn?es qui reposent sur des m?ca nismes traditionnels pour d?terminer les effets de pouvoir que l'on peut qua lifier de modernes.
La nation sous le regard de l'empereur
L'empereur comme ?pouvoir de regarder ?
La mise en sc?ne des tourn?es imp?riales en province a ceci de remar
quable que l'empereur y op?re non seulement comme ? pouvoir d'?tre vu ?, mais aussi comme ? pouvoir de regarder ?. Taki K?ji r?sume ainsi la situation :
L'empereur en c?r?monie ?tait regard?, mais en m?me temps, insensible
ment, il commen?a ? regarder autour de lui. L'empereur voulait voir
quelque chose de concret, et le peuple voulait montrer et ?tre vu. Qu'il
s'agisse d'institutions ?
h?pitaux, ?coles, etc. ? ou d'attractions comme la
p?che aux carpes dans les rivi?res, le peuple souhaitait les offrir au ? regard
imp?rial ?56.
Quand l'empereur regarde le peuple, celui-ci, regard?, doit choisir ? l'avance ce qui va ?tre vu. Tout est mis en ordre avant que d'?tre vu, tout est install? selon certains crit?res axiologiques. Le monde devient alors quelque chose de pr?sentable. Les tourn?es imp?riales n'ont pas seulement rendu
l'empereur visible, ni inform? le peuple entier de sa grandeur, mais par l'interm?diaire de la personne de l'empereur devenue visible, elles ont ?ga lement rendu visible la population et ont ainsi favoris? une op?ration strat?
gique destin?e ? replacer les corps des citoyens ? l'int?rieur d'un espace
homog?ne ?tendu ? l'ensemble de la soci?t? et de la nation.
Fujitani Takashi de son c?t?, reprend les analyses de Taki mais insiste sur le fait que les manifestations publiques d'un empereur majestueux pen dant l'?re Meiji vont de pair avec un processus par lequel l'ensemble des hommes de l'empire est rendu visible au regard de l'empereur. Parmi ce que
Fujitani appelle les ? manifestations publiques de l'empereur ?, on rel?ve
56. Taki K?ji, op. cit., pp. 84-88.
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aussi bien les tourn?es imp?riales du d?but de l'?re Meiji que les diverses c?r?monies de la famille imp?riale ?mariages, fun?railles, passages de
troupes en revue? qui vont en augmentant ? partir des ann?es 1890, et toutes ces manifestations publiques ? aident ? forger entre l'empereur et la nation des relations entre regards actifs, ou des relations de visibilit?, sans
pr?c?dent historique ?. Dans ces relations, on voit bien le processus par lequel le peuple comme sujet du regard en arrive ? regarder l'empereur,
mais aussi, d'un autre c?t?, celui par lequel le peuple entier devient objet regard? et s'expose au regard d'un empereur qui le domine enti?rement.
Autrement dit, ? travers une s?rie de manifestations publiques, l'empereur vient ? ?tre per?u comme le sujet de l'acte de regarder, et sa terre et son
peuple comme les objets du regard qu'il jette sur eux. Ce processus ?tait d?j? en place lors des tourn?es imp?riales, celle par exemple dans le Hokuriku et le T?kaid? en 1878 : une notification officielle adress?e aux fonctionnaires
des bourgs et des villages situ?s sur l'itin?raire imp?rial leur ordonnait d'?ta blir des rapports pr?cis sur les populations, l'?tat du d?veloppement ?cono
mique et la qualit? des sols au sein de leur circonscription administrative, afin de les soumettre au regard imp?rial dans les pr?fectures. Il convenait de rassembler sous le regard de l'empereur non seulement ? les antiquit?s, les
calligraphies et les peintures, les produits r?gionaux et les curiosit?s locales ?, mais ?galement toutes informations sur les habitants et le pays
? telles que ? cartes et tableaux synoptiques ? ? n?cessaires au d?veloppe ment industriel57.
Les effets politiques du regard imp?rial apparaissent clairement dans les
Expositions nationales d'encouragement ? la production (Naikoku kangy? hakurankai) lanc?es ? peu pr?s ? la m?me ?poque que les tourn?es imp? riales. A partir de la fin des ann?es 1870, le gouvernement tenait ces exposi tions pour des instruments importants du d?veloppement de la production.
Elles furent organis?es ? Ueno, ? Tokyo, et ce furent des ?v?nements
d'importance nationale, ce que corroborent des chiffres d'entr?es consid? rables pour l'?poque : 450 000 personnes pour la premi?re, 820 000 pour la deuxi?me en 1881, et plus d'un million pour la troisi?me en 1890. L'?tat de
Meiji voulait faire conna?tre ? et donner ? voir ? ? ces foules ?normes ce
qu'?tait la ? civilisation ? (bunmei). Cependant, tout autant que le grand nombre de spectateurs, c'est le regard que l'?tat porta sur les exposants des r?alisations pr?sent?es qui importe ?galement. A la premi?re exposition, ils furent plus de 16 000, ? la deuxi?me plus de 31 000, ? la troisi?me plus de 74 000. Les expositions nationales exerc?rent sur tous ces exposants, essen tiellement des commer?ants et des producteurs de tout le pays, un effet sp? cifique, diff?rent de ce qu'il fut pour les spectateurs58.
Le syst?me d'experts et de prix pour les uvres expos?es qui fut alors mis en place est particuli?rement significatif. Ainsi lors de la premi?re expo sition les articles pr?sent?s venus de tout le pays furent d'abord r?partis en
57. Fujitani Takashi, ? Kindai Nihon ni okeru gunsh? to tenn? no p?jento ?
(La foule et les manifestations publiques de l'empereur dans le Japon moderne), Shis? (Pens?e), n? 797, 1990, pp. 148-164.
58. Pour plus de d?tails sur ce point, voir Yoshimi Shun.ya, Hakuran-kai no seiji-gaku (Poli tique des expositions), Ch?? k?ron sha, 1992.
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six grandes sections (industries mini?res et m?tallurgie, produits manufactu
r?s, beaux-arts, machines, agriculture et jardins), puis class?s de mani?re
beaucoup plus pr?cise en un grand nombre de sous-sections. Pour chacune de ces sous-cat?gories une expertise fut effectu?e par les membres d'une commission nomm?e par l'?tat, en fonction de crit?res tels que la qualit?, le
soin, la fonction, la valeur, le prix, et aux meilleurs produits furent attribu?s
troph?es et r?compenses en pr?sence de l'empereur. Ce syst?me sans doute retenu lors de la participation du Japon aux Expositions universelles de 1867 ? Paris, ou de 1873 ? Vienne, permit d'accorder une signification profonde ? l'acte de pr?senter des objets ? l'exposition. Autrement dit, les expertises et les attributions de prix, fond?es sur des crit?res d?finis, r?v?laient les capaci t?s personnelles des exposants ? l'int?rieur d'une hi?rarchie transparente, ?tablie sous le regard de l'?tat. Pour le peuple du d?but de l'?re Meiji, c'?tait l? l'exp?rience d'une conscience de soi d'un type tout ? fait nouveau.
Takamura K?un59, par exemple, se souvient du moment o? son ma?tre T?un
re?ut le prix du Dragon, le plus ?lev?, dans la section sculpture de la pre mi?re exposition :
Des fonctionnaires du gouvernement se pr?sent?rent et visit?rent un ? un les diff?rents commer?ants et artisans, expliqu?rent l'objet de l'exposition et nous demand?rent de veiller soigneusement aux modalit?s de pr?senta tion des uvres, mais ils avaient beau nous fournir encouragements et expli
cations, je trouvai cela globalement ennuyeux. [...] Un matin, nous f?mes
convoqu?s et l'on nous dit qu'une des uvres expos?es avait re?u un prix et
que c'?tait maintenant la c?r?monie de remise des r?compenses. A tous ces
prix, nous ne comprenions rien, ni le ma?tre, ni moi. Quoi qu'il en soit, nous
nous rend?mes dans la salle de r?union pour recevoir ce prix du Dragon. Est-ce que c'?tait bien ? Est-ce que c'?tait mal ? Nous n'en savions rien. Et
c'est le lendemain, quand le vendeur du journal Yomiuri lut ? haute voix devant notre atelier que ? la Kannon en blanc de Ma?tre T?un avait re?u le
prix du Dragon ? l'exposition ?
que nous compr?mes qu'il s'agissait sans
doute d'une r?compense insigne60.
L'exp?rience ici d?crite ?la reconnaissance publique de son propre talent ? ne fut certes pas celle du seul T?un ou de quelques artistes c?l?bres comme lui. Lors de la premi?re exposition, 336 personnes re?urent le prix du
Dragon comme T?un, 611 le prix du Ph?nix, et 918 le prix de la Fleur, qui lui succ?daient. Si l'on fait le total de ces trois prix sup?rieurs, il appara?t que plus de 15 % des participants furent prim?s. Comme Michel Foucault l'a
soulign?, le pouvoir traditionnellement se montre et trouve paradoxalement son propre principe dans le mouvement par lequel il s'exhibe ? cette occa sion. Par cons?quent, ceux qui subissent l'exercice du pouvoir ? ne re?oivent de lumi?re que de cette part de pouvoir qui leur est conc?d?e ?61. En
59. 1852-1934. Important sculpteur de l'?poque moderne (Ndt). 60. Nakazawa Michio, ? Hakuran-kai monogatari
? (Histoires d'expositions), Meiji Taish?
shi-dan (Conversations sur l'histoire des ?res Meiji et Taish?), vol. 3, 1937, p. 12. 61. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 (trad. jap. en 1977),
pp. 190-191.
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revanche le pouvoir moderne exige des corps de ses sujets, devenus objets de ses manipulations, un devoir de visibilit?. Les souvenirs de K?un offrent un exemple d'un int?r?t profond pour comprendre comment ce ph?nom?ne de ? renversement de visibilit? ? a ?t? v?cu par le peuple de l'?re Meiji lors de ces expositions.
Toutefois ce renversement de visibilit? a pris au Japon des formes
quelque peu diff?rentes de ce qu'il fut dans les soci?t?s occidentales. A
l'?poque d'Edo, quand les dominants accomplissaient ? travers des sc?nes rituelles diverses des repr?sentations destin?es ? conf?rer une sacralit? ? leur
propre personne physique, il ?tait interdit au peuple d'approcher ou de voir cette sacralit?. Les gens se prosternaient sur le sol face contre terre devant les cort?ges, et ? l'inverse cette interdiction du regard permettait de faire fonctionner efficacement une strat?gie qui ordonnait syst?matiquement la distance corporelle par rapport au seigneur en fonction des diff?rents statuts sociaux. Par opposition, ce qui caract?rise l'utilisation strat?gique de l'empe reur par l'?tat de Meiji, ce n'est pas l'interdiction du regard, mais bien la contrainte de regarder. Autrement dit, ? cette ?poque, le centre du pouvoir au Japon commence peu ? peu ? s'exposer d?lib?r?ment ? la nation. Ainsi cette strat?gie de mise en pr?sence contient-elle ?galement une strat?gie de
mise en visibilit? par laquelle l'empereur regarde le peuple. Les gens sont contraints de regarder l'empereur et par cela m?me ils sont conscients d'?tre offerts ? son regard. A supposer que le pouvoir de surveiller, tel que le d?fi nit Foucault, explique la constitution des corps individuels en sujets ? travers
la disparition progressive du centre du pouvoir hors de leur vue, ce qui s'est
pass? dans le Japon de l'?re Meiji est une avanc?e simultan?e du centre du
pouvoir vers plus de visibilit?, et des corps individuels vers plus d'autonomie
subjective. En d'autres termes, les diff?rentes strat?gies adopt?es par l'?tat de Meiji pour l'?dification de la nation, parce qu'elle ont pris la forme d'une visibilit? spectaculaire toujours croissante, ont ?galement servi, dans ce pro cessus transitoire de la modernisation, d'instruments ing?nieux pour dis tordre la m?moire des f?tes populaires ant?rieures ? l'?poque moderne et
faire entrer les corps des individus dans le champ d'un pouvoir moderne national.
Communier dans le progr?s et l'ouverture du pays
Les regards crois?s entre l'empereur et la nation lors des Expositions nationales d'encouragement ? la production furent ?tendus par l'?tat de
Meiji ? l'ensemble de l'archipel. Des jeux de regards ? peu pr?s du m?me
type ont ?t? invent?s lors des tourn?es imp?riales en province, comme on
peut l'observer en remarquant que les visites de l'empereur se concentraient alors en priorit? sur des institutions comme les ?coles et les Centres
d'Encouragement ? la production (kangy?-ba). En r?alit?, quand on classe les lieux visit?s par l'empereur, les ?difices religieux tels que sanctuaires ou tombes imp?riales ne d?passent pas 14 % de l'ensemble, alors que les insti tutions politiques et administratives, telles que pr?fectures ou tribunaux, les institutions industrielles comme les expositions locales ou les Centres
d'Encouragement ? la production, et les institutions ?ducatives comme les
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?coles, repr?sentent chacune 20 % environ (soit 60 % au total)62. ?kubo Toshimichi avait donn? pour consigne de privil?gier dans chaque d?parte ment les visites qui ? concernaient l'encouragement ? la production par prio rit?, mais aussi l'?ducation ?, et de limiter autant que possible ? lieux
c?l?bres, ruines ou lieux de promenade ?63. Aussi, lors de la tourn?e dans le T?hoku de 1876, une exposition est organis?e ? Sendai et soumise au regard imp?rial. A Morioka, l'empereur visite un Centre d'Encouragement ? la pro
duction et des ateliers de filature, d'?levage de vers ? soie et de tissage m?ca
nique ? main-d' uvre f?minine. D'autres expositions recevront ?galement la visite imp?riale.
Pendant ces tourn?es, l'empereur se rend dans les ?coles primaires. Tout au long de la route, des enfants des ?coles acclament le cort?ge imp?rial. Les ? Notes de voyage ? dans le T?hoku de Kishida Gink? font ainsi appara?tre presque chaque jour des silhouettes d'enfants souhaitant la bienvenue. A
?tawaraguchi par exemple, ? les enfants des ?coles, filles et gar?ons, avec leur jupe de c?r?monie (hakama) sur leurs uniformes neufs, regardent pas ser l'empereur, correctement align?s ? ; et ? la limite des d?partements de
Tochigi et de Fukushima
les ?coliers align?s d'apr?s leur taille, les petits de sept-huit ? dix ans, devant, ceux de douze-treize ans juste derri?re, puis ceux de quatorze-quinze ans
tout au fond, regardent passer l'empereur en rangs parfaits ; combien sont
ils ? Plus de deux mille sans doute [...]. Les gar?ons v?tus d'un uniforme occi
dental noir sont tous r?partis en deux ou trois groupes, les autres sont en
jupe et veste (haori) de c?r?monie en soie, et les filles de sept-huit ? qua torze-quinze ans portent une jupe de c?r?monie sur leurs plus beaux
v?tements.
Pr?s de Shirakawa encore, on trouve la description suivante :
Environ deux mille cinq cents enfants des ?coles, des enfants de sept-huit ? quinze ans, filles et gar?ons s?par?s
? les gar?ons en uniforme occidental
blanc ou noir ?, sont align?s, marchent au pas et avancent ?cole apr?s ?cole, ils tendent devant eux des drapeaux o? il est ?crit ? bienvenue ?, puis repartent en suivant les instructions de leurs ma?tres sans jamais quitter
l'alignement.
A Fukushima de m?me, on a le spectacle suivant :
Six ? sept cents enfants de l'?cole de Sugagawa se tiennent align?s debout des deux c?t?s de la route et regardent passer la voiture imp?riale. Les gar?ons portent tous le m?me costume noir ? l'occidentale, avec un cha
peau de velours ; les filles sont toutes habill?es de cr?pe japonais richement
62. Sasaki Suguru, ? Tenn?-z? no keisei katei ?
(Le processus de formation de l'image imp?riale), dans Asukai Masamichi ?d., Kokumin bunka no keisei (La formation de la culture
nationale), Chikuma shob?, 1985, pp. 207-221. 63. ?kubo Toshimichi, ? Junk? end? kakuken naishi no taii ?
(R?sum? des instructions offi
cieuses donn?es ? chaque d?partement ? propos des routes emprunt?es par les tourn?es imp?
riales), Toyama Shigeki ?d., op. cit., pp. 64-65.
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teint, et quand elles ont plus de douze-treize ans, elles portent des jupes de c?r?monie en tissu de qualit? sup?rieure, sont poudr?es de rouge et utilisent des ?pingles ? cheveux ? fleur.
A Hanamaki ?galement, ? les gar?ons des ?coles en costume occidental ou en jupe et veste de c?r?monie, les filles en v?tements d'apparat appro pri?s, soit pr?s de mille quatre cents enfants au total, attendent debout sous leurs parapluies et saluent la voiture imp?riale ?. Tout au long du trajet, on le voit, on a organis? syst?matiquement un accueil par les enfants des ?coles64.
Ceci sugg?re qu'au cours de sa tourn?e l'empereur a regard? indistincte ment l'ensemble de son peuple, mais qu'il n'y a pas vu seulement ses sujets de mani?re abstraite. ?coles, expositions ou Centres d'Encouragement ? la
production : l'empereur en tourn?e a regard? des ?coliers, des ouvriers ou des soldats, n?cessaires au d?veloppement de la production, ? l'enri chissement et au renforcement militaire du pays (fukoku ky?hei), bref, les
corps des agents d'un ?tat moderne qu'il s'agissait de cr?er sans tarder. Pour l'?tat de Meiji, ces hommes ?taient ? l'avant-garde du ? progr?s et de l'ouverture ? la civilisation ? qui constituaient l'essentiel de son id?ologie, ils en ?taient les mod?les. En portant un regard s?lectif sur ces agents de la transformation future du Japon en un pays ? civilis? ?, les tourn?es imp? riales ont, elles aussi, jou? leur r?le dans la pi?ce intitul?e ? progr?s et ouver ture ? la civilisation ?. En r?alit?, ces uniformes occidentaux sont n?cessaires
pour prouver que chaque membre de la nation est bien un personnage actif de la pi?ce qui se joue. Ils ne sont que ce qu'Erwin Goffman appelle des ? fa?ades ? (front). M?me s'ils n'en avaient pas la possibilit? financi?re, les enfants des ?coles se sont tous oblig?s ? porter des v?tements de c?r?monie
neufs, et qui plus est, ? l'occidentale. Les enfants des ?coles du d?partement d'Iwate qui ont accueilli la tourn?e imp?riale dans le T?hoku et ? Hokkaid? en 1881, ? quand on leur demandait s'ils n'?taient pas tous issus de riches familles avec leurs si beaux v?tements ?, ont r?pondu ? qu'il y avait aussi des
pauvres parmi eux, mais que l'on avait insist? sans rel?che pour qu'ils fassent un effort, et qu'ils s'?taient donc fait tailler des v?tements neufs, quoi qu'il d?t leur en co?ter ?65.
On pourrait en dire autant des couches dirigeantes interm?diaires : pour
beaucoup de ces ?lites locales, accueillir l'empereur fut la premi?re occasion de rev?tir des v?tements ? l'occidentale. Les membres de l'association Kai sei-sha de K?riyama, par exemple, dont j'ai d?j? parl?, re?urent l'ordre de se
pr?senter ? l'audience d'accueil de l'empereur en costume occidental et ils
d?p?ch?rent en toute h?te quelqu'un ? Tokyo pour leur rapporter de quoi se
pr?senter ? l'empereur en queue-de-pie. Cependant, comme ils avaient salu? en v?tements occidentaux et en chaussures de cuir, qui ne leur ?taient ni les uns ni les autres familiers, ils ? se sentirent navr?s de s'?tre inclin?s devant Sa Majest?, alors qu'ils ?taient en proie au plus grand trouble ? cause de leur affolement... et des talons de leurs chaussures qui leur meurtrissaient les
64. Kishida Gink?, op. cit., pp. 341-399. 65. ?
Junk?-ji no ki ?, Toyama Shigeki ?d., op. cit., pp. 110-111.
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pieds ?. Park Jin-Ye indique tr?s justement que cette ambivalence laisse
appara?tre la double nature du gouvernement de Meiji qui, ? tout en insis tant sur le prestige traditionnel de l'empereur, introduisait par ailleurs activement la civilisation occidentale, sans craindre de l'imposer aux
populations ?66. Cela ne vaut pas que pour les v?tements ? l'occidentale. Des v?hicules et
des b?timents jusqu'aux boissons et ? la nourriture, toutes sortes de d?cors et d'accessoires ont servi d'interm?diaires symboliques tout au long des tour n?es imp?riales. Shibasaki Rikiei met ainsi l'accent sur les exercices mili taires quand l'empereur se rendait sur les terrains de man uvres, et il
indique que l'empereur et l'arm?e y formaient un ensemble uni et se pr?sen taient aux yeux de tous comme les porteurs de la civilisation nouvelle venue d'Occident. Dans les banquets organis?s ponctuellement lors de ces exer cices militaires, on buvait volontiers des alcools occidentaux : bi?re, cham
pagne, vin, etc. Les brasseurs utilis?rent habilement ? des fins publicitaires les liens ?tablis entre ces tourn?es ou ces exercices et l'image de la civilisa tion occidentale67. Dans les villages les plus recul?s, o? la vie quotidienne demeurait inchang?e depuis l'?poque d'Edo, les jeunes gens rev?taient des uniformes militaires occidentaux et menaient de pseudo-combats en utilisant des armes ? l'occidentale. L'empereur lui-m?me passait en revue les troupes ? la mani?re des souverains europ?ens. Ceci est une partie de la pi?ce que joua, sur l'ensemble de son territoire, un petit pays d'Extr?me-Orient, en
prenant pour th?me l'ouverture d'un ?tat ? la civilisation (bunmei-ka). Et la
pi?ce identique du progr?s (kaika) fut jou?e et rejou?e partout o? pass?rent les tourn?es imp?riales sous la forme d'?changes de regards entre l'empe reur d'une part, les ?coliers, les ouvriers ou les groupes dominants locaux d'autre part. Appara?t ici une relation triangulaire entre l'empereur qui regarde, soldats, ?l?ves et dirigeants interm?diaires qui sont regard?s, mais aussi peuple innombrable qui les entoure et les regarde. La strat?gie de l'?tat de Meiji, qui consistait ? rendre le peuple visible en s'appuyant sur la
personne physique de l'empereur, passa par la repr?sentation d'une pi?ce sans cesse rejou?e, fond?e sur cette structure triangulaire. Peu ? peu, elle se
diffusa ainsi largement dans la conscience du peuple japonais.
Une nouvelle capitale, une nouvelle conscience du temps
Les tourn?es en province de l'empereur Meiji se poursuivirent jusque vers 1885, puis disparurent compl?tement. Une des raisons de leur dispari tion tient, comme de nombreux commentateurs l'ont indiqu?, ? leur rem
placement par le portrait imp?rial, autrement dit au remplacement de la
strat?gie des tourn?es ? o? la personne physique de l'empereur ?tait pr? sente ?
par une mise en pr?sence d'un ?quivalent de l'empereur : son por
66. Park Jin-Ye, op. cit., pp. 14-15.
67. Shibasaki Rikiei, ? Kant? chih? ni okeru Meiji tenn? shinritsu ensh? ? (Man uvres
militaires de l'escorte de l'empereur Meiji dans la r?gion du Kant?), dans Kindai Nihon kenky? kai (Soci?t? de recherche sur le Japon moderne) ?d., Nemp? Kindai Nihon kenky? (Annales de
la recherche sur le Japon moderne), Yamakawa shuppan-sha, n? 12, pp. 126-131.
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trait officiel. Ainsi, ? partir de la fin des ann?es 1880, comme pour prendre la suite des tourn?es imp?riales en province, des portraits officiels de l'empe reur furent successivement offerts ? l'ensemble des ?coles primaires du pays.
Le premier don a ?t? fait ? l'?cole normale du d?partement d'Okinawa, mais d'apr?s Sat? Hideo, des portraits officiels de l'empereur furent distri bu?s en quelques ann?es, avec un point d'orgue en 1888, ? presque toutes les
?coles normales d?partementales, puis, ? partir de 1890, ? l'ensemble des ?coles primaires68. Ces concessions69 du portrait imp?rial sont ? mettre en
parall?le avec le processus qui conduisit ? la syst?matisation des c?r?monies c?l?br?es dans les ?coles lors des Trois Grands Jours f?ri?s (san-daisetsu), sous forme de c?r?monies ? la gloire de l'empereur. En 1890, en particulier, fut proclam? le Rescrit sur l'?ducation, et l'ann?e suivante fut institu? un
R?glement sur les c?r?monies ? organiser dans les ?coles primaires lors des
jours f?ri?s et des grandes f?tes : le portrait imp?rial, le Rescrit et les c?r? monies des jours f?ri?s form?rent d?sormais un tout et permirent de multi
plier les manifestations de l'empereur sur la sc?ne scolaire. L'?change qu'avaient suscit? les tourn?es imp?riales avec le peuple qui regarde l'empe reur, lui-m?me ? pouvoir de regarder ?, passa par les repr?sentations de son
double sur la sc?ne scolaire, se diffusant largement et profond?ment dans l'ensemble de l'archipel.
Parmi les autres changements des ann?es 1890, je voudrais m'arr?ter sur la transformation de T?ky? en ? capitale imp?riale ? (teito). T. Fujitani indique que jusque vers 1885, T?ky? ne poss?dait pas encore la centralita
symbolique d'une ? capitale imp?riale ? bien qu'elle f?t devenue la capitale du Japon sur le plan politique et administratif70. L'empereur, venu pour la
premi?re fois ? T?ky? ? l'automne 1868, entra dans le palais Nishinomaru de l'ancien ch?teau d'Edo, rest? tant bien que mal debout pendant les derni?res ann?es du sh?gunat. Il en fit alors son lieu de r?sidence ? T?ky? et on
l'appela ? Ch?teau de l'empereur ?. Une nouvelle r?sidence ne fut pourtant pas reb?tie pour lui et l'on utilisa presque tels quels les b?timents de l'ancien ch?teau d'Edo. Puis le palais Nishinomaru br?la en mai 1873 des suites de la
n?gligence d'une dame de cour. Par la suite, et pendant seize ans environ,
jusqu'? ce que ce soit achev? le palais imp?rial Meiji en 1890, l'empereur fut contraint de loger provisoirement dans la Villa d?tach?e d'Akasaka.
L'on peut s'interroger sur la longueur de la p?riode qui pr?c?da la reconstruction. Si difficile qu'ait ?t? la situation financi?re du gouvernement, comment expliquer qu'il ait fallu seize ans pour reconstruire le palais imp? rial ? La raison de ce retard tient, selon Fujitani, ? ce que T?ky? ne poss? dait pas encore, ? l'?poque, le caract?re central d'une ? capitale imp?riale ?.
Un palais imp?rial ne pouvait donc y avoir d'autre signification que d'offrir une r?sidence provisoire ? l'empereur. Pour les premiers dirigeants de l'?tat de Meiji, le symbole de la nouvelle unit? nationale, ?tait ? l'empereur ? lui
68. Sat? Hideo, ? Waga kuni sh?gakk? ni okeru shujusai daisai-nichi gishiki no keisei
katei ? (Le processus de formation des c?r?monies des jours f?ri?s et des jours de f?tes dans les
?coles primaires), Ky?iku-gaku kenky? (Recherches sur l'?ducation), XXX-3, 1963, pp. 43-52. 69. Le portrait imp?rial n'?tait pas donn?, mais bel et bien ? conc?d? ? ? chaque ?tablisse
ment (Ndt). 70. Takaski Fujitani, op. cit.
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m?me que l'on pouvait d?placer continuellement ? travers le pays. Le trans fert de la capitale ? Tokyo n'a s?rement pas signifi? tout de suite que cette ville devenait la ? capitale imp?riale ?, il s'agissait plut?t d'une ?tape dans les strat?gies d'arrachement de l'empereur ? Kyoto et de mise en pr?sence
de sa personne physique71. Kyoto, d'autre part, conservait encore sa qualit? centralisatrice de capitale ancienne et la sacralit? de l'empereur n'en ?tait
pas totalement d?tach?e. Tokyo n'?tait pas encore le centre symbolique du
Japon et le palais imp?rial n'?tait pas ce ? centre vide ? dont parle Roland Barthes. Aussi l'empereur pouvait-il s'absenter de Tokyo pendant plusieurs mois, lors des tourn?es imp?riales.
Il est significatif qu'on ait inaugur? en 1890 un nouveau palais imp?rial magnifique, le ? Meiji-g?den ?, qui devait servir de sc?ne ? des festivit?s nationales importantes
? ? commencer par les c?r?monies-anniversaires de la proclamation de la Constitution. Peut-?tre faut-il voir derri?re ce change
ment un autre courant, parall?le ? la mutation des tourn?es imp?riales en
portraits de l'empereur, bref, le passage de tourn?es multiples et diverses en
province ? une capitale centrale de l'empire. Dans une zone proche du palais Nishinomaru, l? o? s'alignaient autrefois les r?sidences des Anciens (r?j?), fut am?nag?e l'esplanade du palais, et sur les douves fut b?ti le Pont ? arche double (Nij?-bashi). Ainsi furent am?nag?es, face au palais imp?rial, les conditions n?cessaires pour rassembler des foules importantes et organiser des ?v?nements nationaux. Par la suite, ? travers l'ach?vement de la Gare de
Tokyo et de l'All?e imp?riale (K?kyo d?ro) dans les ann?es 1910, l'espla nade du palais devint pour le nationalisme japonais un lieu d'une force
s?miotique particuli?re. Ainsi la strat?gie du regard engendr?e au cours des tourn?es imp?riales
se syst?matisa-t-elle sous des formes diverses au-del? de 1885 pour se diffu ser dans tout le pays. Les portraits imp?riaux et la transformation de Tokyo en ? capitale imp?riale ? ne sont que des exemples de cette ?volution. La soci?t? de Meiji a ? invent? ? les ? traditions ? d'un nouvel ?tat-nation sous des formes diverses et les tourn?es imp?riales en province ont servi de
mod?les ? ces strat?gies vari?es. En r?alit?, elles ont fourni une occasion de faire circuler divers signes repr?sentant les habitants de l'archipel sous la forme d'une nation. On raconte que lors de la tourn?e de 1878 dans le
Hokuriku et le T?kaid?, les gens de Niigata pendirent ? leurs auvents des lanternes ? motif de cerisiers, et non pas orn?es du Soleil Levant, croyant c?l?brer le ? blason de Sa Majest? l'Empereur
? ; en revanche pendant la tourn?e de 1880 dans les provinces de Kai, Shinano et San.etsu, lors de l'accueil de l'empereur ? Komoro, ? la ville offrait une atmosph?re de veille
de f?te. Les plus occup?s ?taient les artisans teinturiers qui fabriquaient sans
interruption l'insigne du Soleil Levant. Les clients venus chercher leurs commandes s'agglutinaient devant les magasins ?72. Les tourn?es en pro vince ont permis de lier le symbole du ? Soleil Levant ? ? l'image imp?riale
71. Fukuoka Takachika, ? Shinsei naru Tokyo sento ? (Le v?ritable choix de T?ky? comme
capitale), Taiy? (Le soleil), IV-9, num?ro sp?cial, 1898, pp. 105-106.
72. Haga Noboru, Meiji kokka to minsh? (L'Etat de Meiji et le peuple), Y?zan-kaku, 1974,
p. 106.
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et l'ont diffus?. Bien s?r, pour que ces signes se diffusent encore plus large ment ? l'ensemble de la soci?t?, la formation d'un r?seau de transport et de communication ? l'?chelle du pays ?tait indispensable, de m?me qu'un sys t?me ?ducatif. Gr?ce au d?veloppement rapide des techniques de circulation et d'information (chemin de fer, poste, t?l?graphe, t?l?phone), les gens qui avaient autrefois accueilli les tourn?es imp?riales dans leur r?gion devinrent en certaines circonstances les spectateurs des repr?sentations donn?es par l'?tat imp?rial en sa ? capitale imp?riale ?, et en d'autres occasions, gr?ce aux media (journaux ou cartes postales), ils purent d?couvrir nombre de ses
symboles. Ainsi, ? un moment donn?, ces signes ?taient-ils devenus des ?l? ments constitutifs importants du paysage quotidien.
Tout en prenant comme prototype les tourn?es imp?riales en province, les diverses strat?gies de rituels invent?es par l'?tat de Meiji ne pouvaient
manquer d'avoir une influence importante sur la perception traditionnelle du temps, et singuli?rement sur le cycle des jours fastes (hare) et des jours ordinaires (ke). Vers 1890, lors des jours de f?te nationale, on organisa acti vement dans toutes les ?coles du pays des manifestations publiques (s?ances de gymnastique collective ou expositions d'enfants), mais les gens ordinaires ne montraient aucun int?r?t particulier pour ces c?r?monies des jours f?ri?s.
D'apr?s Ariizumi Sadao, ? les "Cinq Grandes F?tes (osekku)", li?es ? la vie
quotidienne et aux travaux des champs, rythmaient le temps et, ? cette
?poque, elles ?taient encore bien vivantes et organis?es syst?matiquement, sans modifications ?. Les c?r?monies des jours f?ri?s dans les ?coles furent
longtemps ? consid?r?es comme des "sortes d'?v?nements strictement sco
laires", et elles ne p?n?tr?rent que lentement la vie quotidienne des gens du commun ?. Cependant, ? partir de la fin des ann?es 1890, les relations entre ces f?tes scolaires et le temps populaire traditionnel des campagnes ?vo lu?rent. Ariizumi, analysant le journal d'un riche paysan de Sagamihara dans le d?partement de Kanagawa, a clairement montr? que celui-ci ne s'int?res sait absolument pas ? la F?te de la fondation du pays (Kigen-setsu) vers
1890, que vers 1900 il ne s'en souciait gu?re, au point de la confondre avec la F?te de l'anniversaire de la naissance de l'empereur et que, devenu adjoint au maire du village, il ne se pr?sentait m?me pas aux f?tes des ?coles. Tout cela change compl?tement apr?s la guerre russo-japonaise (1904-1905), et il ne rate plus aucune c?r?monie. ? Il en arrive lors de c?l?bration du sanc tuaire d'Inari73 ? consid?rer qu'il s'agit l? d'un jour faste ?74. Le temps des f?tes scolaires et le temps populaire traditionnel des campagnes, qui coexis taient comme ?l?ments ?trangers, commencent ? ?tre jumel?s ? partir du d?but du 20e si?cle. Le temps de l'?cole se diffuse d?sormais ? l'int?rieur du
temps habituel scand? par le cycle des c?r?monies et des f?tes annuelles mais commence aussi parfois ? le remplacer. En brouillant la fronti?re qui
les s?parait l'un de l'autre, le temps de l'?cole et le temps populaire tradi tionnel enveloppaient peu ? peu la conscience quotidienne dans le temps unifi? d'une pseudo-communaut?.
73. Divinit? de la prosp?rit? et de la fertilit? (Ndt). 74. Ariizumi Sadao, ?
Meiji kokka to shukusaijitsu ?
(L'?tat de Meiji et les jours f?ri?s), Rekishi gaku kenky?, n? 341, 1968.
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*
A travers les analyses pr?c?dentes, on aura peut-?tre per?u le sens de l'action exerc?e par la personne de l'empereur en tourn?e dans le processus
de formation du syst?me de pouvoir de l'?tat de Meiji. Jusque vers 1885, la
position de l'empereur voyageant dans les diff?rentes r?gions de l'archipel ne ressemblait en rien ? celle du roi ?tranger (caract?ristique selon Marshall Sahlins de la structure du pouvoir royal ? Hawaii et dans les Fidji), roi qui vient d'un territoire invisible situ? de l'autre c?t? de l'horizon et qui joue un r?le d'interm?diaire entre la mer et la terre, le dehors et le dedans, la nature et la culture, en s'unissant aux femmes du pays75. Dans la soci?t? japonaise provinciale, des individus ont pu percevoir l'empereur en visite comme un ?h?te extraordinaire? (marebito), autrement dit comme un dieu-vivant venu du dehors. Mais la personne de l'empereur n'a jamais ?t? introduite
? ne serait-ce qu'une fois ? dans la m?moire collective de la soci?t? cam
pagnarde, elle n'a jamais int?gr? le processus de r?g?n?ration du temps communautaire. C'est elle au contraire qui, en s'appuyant exclusivement sur une instance ext?rieure aux communaut?s locales, autrement dit sur l'?tat, a
provoqu? la transformation de la structure m?me du temps et de l'espace communautaire.
L'empereur en tourn?e peut-il ?tre compar? sans plus de pr?cautions au roi de la soci?t? anglaise de la fin du Moyen Age analys? par Ernst H. Kan
torowicz, roi qui poss?de un corps naturel mortel et un corps politique immortel ? Kantorowicz ?tablit un pr?suppos? historique selon lequel le roi existe ?galement sous forme de corps politique immortel et il montre la for
mation d'une nouvelle conception du temps dans l'Occident du 13e si?cle : la formation d'un temps assimil? ? une substance continue et infinie76. Cette
conception deviendra bient?t un des ?l?ments les plus importants de l'enra cinement des nationalismes modernes. Comme l'a expos? Benedict Ander
son, la nation en tant que ? communaut? politique vue par le c ur ?
s'imagine comme un corps collectif ?voluant dans un temps continu et sans
limites, et peut-?tre est-ce la permanence du corps politique du roi qui est le
support dynamique gr?ce auquel se constitue la permanence du corps poli tique de la nation. Au Japon, tout au long de l'?re Meiji, l'empereur n'a pas seulement constitu? son propre corps politique ? l'int?rieur d'une continuit?
temporelle infinie en tant qu'h?ritier d'une ? dynastie mill?naire ?, il est
aussi devenu le support d'une structure qui installe le corps de la nation ? l'int?rieur du temps de l'?tat.
En outre Kantorowicz aborde le processus par lequel le corps du roi, qui ?volue dans une continuit? illimit?e, se lie bient?t, avant le 16e si?cle, avec le
portrait du roi et il explique que lors des fun?railles royales, ce portrait finit
par ?craser le corps d?funt. Les fun?railles o? le portrait trouve sa place introduisent un ?l?ment interm?diaire dans cet ?v?nement qu'est la mort du roi. Coexistent ainsi autour du corps d'un m?me roi ? la c?r?monie d'?glise,
75. Marshall Sahlins, Islands of History, University of Chicago Press, 1985, pp. 73-103.
76. Ernst H. Kantorowicz, The King's Two Bodies, Princeton University Press, 1957 (trad,
jap., 1992), pp. 276-309.
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ordonn?e par le personnel sacr?, qui pleure l'homme nu, ou demi-nu, dans son cercueil ?, et ? la c?r?monie d'?tat, qui loue la majest? du roi immortel,
expos? au regard des hommes sous la forme du portrait plac? sur le cer
cueil ?77. Or si l'on admet que, dans le Japon de l'?re Meiji, les tourn?es
imp?riales ont bient?t ?t? remplac?es par les portraits de l'empereur et la
capitale imp?riale, alors on peut aussi penser que cela constitue un d?place ment du regard sur l'empereur, d'un corps imp?rial par nature mortel ? une
repr?sentation immortelle, plus permanente. Tout au long des ann?es 1910
1920, avant que ne reprennent activement les tourn?es d'un autre empereur en province dans la deuxi?me moiti? des ann?es 1940, on peut penser que ce
qui a constamment agi sur le corps de la nation japonaise moderne n'est pas le corps mortel de chacun des empereurs, Meiji, Taish? ou Sh?wa, mais une
certaine corpor?it? ?tatique qui, tout en ?tant limit?e aux repr?sentations de
l'empereur, pouvait trouver un compl?ment dans les portraits officiels, la
capitale imp?riale, la famille imp?riale, les officiers ou les fonctionnaires.
Quoi qu'il en soit, m?me si l'on admet cette hypoth?se, il existe dans le
ph?nom?ne des tourn?es imp?riales de l'?re Meiji, puis dans l'extension des
portraits officiels de l'empereur ? tout le pays ou dans la formation d'une
capitale imp?riale, de subtiles interf?rences ?que ce type d'analyse ne
prend pas en compte ?, entre la logique de la modernisation et la logique propre de la soci?t? japonaise. Nous avons pu observer ces interf?rences en
pr?tant attention aux diff?rences entre couches sociales lors de la r?ception des tourn?es imp?riales, ou aux jeux de regards crois?s entre l'empereur et le peuple.
La soci?t? moderne se r?organise dans son ensemble selon un temps et un espace extensibles ? l'infini et elle dispose hi?rarchiquement ? l'int?rieur de ce temps et de cet espace nouveaux tous les corps de cette soci?t?. A cette occasion cependant, l'expansion de cette soci?t? passe n?cessairement
par le d?veloppement de cette communaut? politique propre ? l'?poque moderne que l'on appelle ? nation ?. La ? nation ? a ?t? invent?e dans le cadre d'une conscience sociale collective, sous la forme d'une communaut?
qui poss?de un territoire limit? dans un espace extensible ? l'infini et qui ?volue dans un temps continu ouvert sur un avenir illimit?, autrement dit comme une communaut? politique nouvelle adapt?e au temps et ? l'espace
modernes. Comme l'a soulign? Anderson, cette ?mergence de la ? nation ? a
peut-?tre ?t? rendue possible pour la premi?re fois gr?ce ? l'extension ? une
large ?chelle de media repr?sent?s par le capitalisme editorial78. Mais en m?me temps, dans la mesure o? elle ne peut encore exister que comme ? communaut? ? imaginaire, ? la mani?re des communaut?s religieuses ou des cours royales, la nation a besoin d'un syst?me de communication rituel
propre. Ce dernier imite les diverses strat?gies rituelles communautaires ant?rieures ? l'?poque moderne, en m?me temps qu'il doit s'?tendre ? toutes les portions du territoire national, agir sur les corps de tous, pour en faire
des sujets au double sens du terme. L'?volution qui conduit du transfert de
77. Ibid., pp. 411-413. 78. Benedict Anderson, Imagined Communities, Verso Editions, 1983, pp. 37-46.
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YOSHIMI S. LES VOYAGES DE L'EMPEREUR MEIJI
la capitale ? Tokyo aux grandes tourn?es imp?riales en province, puis aux rituels autour du portrait officiel de l'empereur et ? la transformation de
Tokyo en capitale imp?riale, illustre concr?tement la mani?re dont s'est ?tendu ? l'archipel, et y a ?t? re?u, le d?veloppement d'un syst?me rituel qui imaginait une nation moderne.
Yoshimi Shun'ya Universit? de Tokyo
Traduit par Emmanuel Lozerand
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