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les nouvelles aventures de l’art moderne denis jourdin

Les nouvelles aventures de l'art moderne par Denis Jourdin

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Marcel Duchamp & Le Sapeur Camember, premier extrait des « Nouvelles aventures de l'art moderne » par Denis Jourdin. Parution le 14/09 chez Lemieux Éditeur. http://www.lemieux-editeur.fr/Les-Nouvelles-Aventures-de-l-art-moderne.html

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“ Gomment, monsieur Gamempre !

fous ne foyez pas gue la golonelle qu’elle a fait tirer son bortrait

par un peintre te baysages qu’on tit qu’il fait drès bien les animaux ? …

– Oh ! mam’selle Victoire… Si on peut dire des choses

aussi nain vert sans barbe (invraisemblables)…

Mais, mam’selle Victoire, faut jamais dire aux dames

que leur poquetrait il n’est pas joli… ça les fâche. ”Camember complimente la colonelle

“ Depuis que les généraux ne meurent plus à cheval,

les peintres ne sont plus obligés de mourir à leur chevalet. ”Marcel Duchamp interrogé par Pierre Cabanne

Marcel Duchamp & Le Sapeur Camember

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– « Le missionnaire de l’insolence », joli surnom, Monsieur Duchamp. Pourtant, on vous voit peu et vous produisez peu, comment expliquez vous cela ? — J’ai voulu m’amuser et me faire rare, rare, rare. C’est peut-être mon côté « femme savante » qui a plu. — D’où vous vient cette attitude d’esprit ? — D’un homme qui m’a enseigné par une multitude d’expériences l’absurde et les jeux de mots, tout simplement que vivre est un art : le Sapeur Camember !

New York : À bruits secrets, la grande exposition Marcel Duchamp, va avoir lieu la semaine prochaine dans les locaux de son amie Katherine Dreyer. Marcel Duchamp ajuste l’ordonnance de chaque objet, en prenant un soin particulier aux ombres, les considérant comme un prolongement de ses œuvres. Dring. Dring. Ring. Ring ! – … Hello, Madame Dreyer !… Vous arrivez dans cinq minutes ? Parfait… Marcel Duchamp est là.

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Par le hasard d’une mutation, la famille Camember est venue habiter à côté de notre maison. L’aspirant habite Javel et moi j’avais l’habite en spirale. Camember et son épouse Victoire m’ont tout de suite adopté. Je dois même figurer sur une photo. Depuis, certains de ses enfants sont partis conquérir le monde…

Le troisième, le grand Mouley Allah Louche s’est installé sur les bords du Niger, suivant les pas du petit Caillé.

La quatrième fille partit pour l’Italieet fomenta quelques troubles avec le prince Mozarella di Buffalo

Le sixième fût de plâtre. Il adorait la blancheur et la méditation, il faillit se retirer à Saint-Nectaire.

Et enfin, le huitième, Charles-Auguste Camember, surnommé CAC 40, vend ses 40 fromages par jour !

Mais, celui qui ma appris à conjuguer, à syntaxer, à voir et à dire le monde au gré de ses facéties,c'est le sapeur Camember.

Camember me montrait les robinets qui s’arrêtent de couler quand on ne les écoute pas…

… les moustiques domestiques, les Esquimaux aux mots exquis. Chaque jour était une fête, la grande aventure du langage…

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Le soir, Victoire Camember chantait ses difficultés avec les G et les C, les P et les B, les F et les V, les S et les T en gargarismes lettrés. On l’entendait fredonner la Colonelle au lieu de Golonelle, Plume au lieu de Blume. De la pure poésie sonore.

De retour dans ma chambre, je composais avec les sonorités de mes jouets un carnaval des animaux, cinq sens parfois s’y trouvaient, souvent, le parfum de la gamme en vert flottait.

Une série d’exercices théoriques se pratiquaient sur le terrain : mesurer la ligne d’horizon et en goûter l’aspect changeant et aléatoire…

Certains soirs, Victoire présidait les métamorphoses de Camember en Cuirassier, Gendarme, Larbin, Livreur, Chasseur, Prêtre, Croquemort, Policeman, Chef de gare. Ces ex-prétendants, magnétisés par le frémissement de son désir, voulaient sentir l’apothéose de sa virginité, le souffle du voile de l’inaccessible mariée.

Parfois Camember, guitare et castagnettes, travesti en danseuse espagnole, chantait ses campagnes. La vie en rose, la vie en ose…

… Apprendre à faire l’idiome, sauter du coq à l’âne…

… Apprendre la subtilité des couleurs la nuit où tous les chats ne sont pas tout à fait gris.

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Quelquefois j’étais gratifié de me trouver sous le voile de la mariée mais sans le porter, juste comme un possible, un parfum de voilette en quelque sorte…

D’autres séances voyaient Camember coiffé d’un porte-bouteilles. Dans cette parure de mage mazdéen, il convoquait à certaines heures des objets. Question d’horloge disait-il.

Le lundi soir, cinéma : Camember racontait ses courses cyclistes. Plus doué que son ami Alfred Jarret, il se disait spécialiste des côtes. Pour évoquer ses épopées, il projetait les rayons de son cycle en mouvement. Alors défilaient dans nos têtes, les paysages, les montées, les lacets, le bruissement des cigales, le soleil, la chaleur…

Après l’entr’acte où il esquissait deux ou trois figures de ballet, le cinéma se faisait cosmique. Installé sur une chaise en guise de vaisseau spatial, je voyageais dans des dimensions infinies où se formaient des planètes fantômes, la mémoire d’objets sidérants.

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Le dimanche, nous allions flâner au Louvre. Camember avait mis au point une série de techniques de visite. Elles tenaientà la fois du sport et de l’esthétique.

Traverser la grande galerie en un temps record pour battre les performances d’Américains ou de Japonais ; envisager les œuvres selon leur disposition et l’originalité des cadres, ou réciter, en tous sens, pour le plaisir de l’ouïe, le nom des peintres et des toiles.

Mais à chaque fois, on stationnait devant la toile de Georges de la Tour, Le Joueur aux trois Nickelés. Camember précisait que cette deuxième version était, de son point de vue, la plus réussie.

Il nous faisait remarquer l’autre vie de la Joconde encadrée par les ronflements des gardiens. Nous écoutions, ravis, ce chant grave quisemblait sortir de la Mona Lisa et dessiner son sourire.

À la sortie, Camember s’écriait : « Nom de nom ! Tous ces portraits de musée manquent de barbe ! » Riches de notre éducation louvresque, il nous distribuait des crayons pour moustacher les affiches. Moment inoubliable, un de mes premiers gestes, un poil pictural. C’est là qu’un devenir anartiste me piquât.

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Dans l’éducation du Sapeur, plusieurs moments furent pour moi des déclics : les théâtre-valises. À l’aide de figurines, il réalisait un théâtre miniature de ses aventures militaires réelles ou fictives. Il plaçait ensuite ces micro-fictions dans des valises. Le souvenir de cette pratique fut décisif pour la réalisation de mes mini-musées transportables, mes boîtes-en-valises.

Pendant la guerre, pour circuler plus librement d’une zone à l’autre, j’ai pris un laisser-passer de représentant en fromages. Un odorant sous le nez du douanier et hop ! mes œuvres arrivaient sans problème à Marseille. Et je partais à la barbe du militaire en sifflotant : « Hom-Mages, I-Mages, Dom-Mages, Fro-Mages, Plu-Mages… »

Intrigué par les marques de son corps sur un fauteuil, Camember m’appelait à la fin d’une sieste pour regarder l’empreinte qui diffusait encore la chaude présence de son fantôme. J’ai souvenir qu’il prit quelques photos de ce phénomène qu’il appelait la fauto-sculpture ou les sculptures du sommeil.

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Un épisode inoubliable fut celui de la fumée. Le voici : – Camember, vous voyez au loin cette fumée qui fumoye ? – Oui, mon colonel. – Eh bien, Peignez la en rouge ! Exécution !

Cet ordre entraîne Camember dans un tourbillon de questions sur la peinture : Comment peindre, quoi peindre, faut-il peindre ou ne pas peindre ?

Être de même nature que le sujet ? La fumée de couleur était-elle peinture ou la couleur était-elle fumée ?

La couleur était-elle intrinsèquement sans substance dans sa substance ? La perplexité était grande. Il consulta une multitude de traités de peinture, convo-qua des artistes de toutes disciplines, des maîtres obscurs et reconnus, des sages aux pratiques opaques, des chamans aguerris, des sportifs toute caté-gorie, des scientifiques de pointe. Peindre la fumée restait sans réponse.

Un opéra fumeux serait peut-être à la hauteur de l’entreprise. Je serais le ténor, le Don Quichotte coloratur de cet inaccessible projet. Pour chaque acte, je chanterais la fumée et la couleur en canon. Mais était-ce la solution ? Le pot et le pinceau seuls posés sur la scène fut l’ultime réponse de Camember. « Maintenant vous savez avec quels mots je turbine. À charge de revanche, à verge de rechange, passons aux échecs. Une partie monsieur le journaliste ? »

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Et Duchamp de fredonner : « Le plus beau de tous les dessins du monde, c’est le mouvement des échecs au bout des doigts, j’ai connu d’autres dessins à la ronde mais je suis fou de la reine et du roi. Échec, échec et mat… » D’un balancement chaloupé, les ready made encouragent les deux joueurs.