Les Chaînes de l'Esclavage

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  • 8/10/2019 Les Chanes de l'Esclavage

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    Jean-Paul MARAT (1774)

    Les chanesde lesclavage(dition dite de lAn I : 1792)

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

    Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 2

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    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 3

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir

    de :

    Jean-Paul Marat (1774)

    Les chanes de lesclavage

    Une dition lectronique ralise partir du livre de Jean-Paul Marat,Les chanes de lesclavage(1774). Reproduction de ldition que lauteurfit paratre en 1792 Paris (dite dition de lAn I). Paris : Union gnraledditions, 1972. Collection 10-18, no 689, 312 pages.

    ORTHOGRAPHE MODERNIS.

    Ouvrage fortement recommand, en cette priode difficile de tyrannie,par Russel Bouchard, historien qui refuse de se soumettre la tyrannie deltat et indpendant desprit, membre de la Socit du 14 Juillet.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.Pour les citations : Times New Roman 10 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes MicrosoftWord 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 7 mars 2003 Chicoutimi, Qubec. dition

    revue et corrige le 1er

    avril 2009.

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 4

    Plus de vingt-cinq annes avant la Rvolution de 1789, Marat pouvaitcrire :

    Le Mal est dans la chose mme et le remde est violent. Il faut porter lacogne la racine. Il faut faire connatre au peuple ses droits et l'engager lesrevendiquer ; il faut lui mettre les armes la main, se saisir dans tout le royaumedes petits tyrans qui le tiennent opprim, renverser l'difice monstrueux de notregouvernement, en tablir un nouveau sur une base quitable. Les gens quicroient que le reste du genre humain est fait pour servir leur bien-tren'approuveront pas sans doute ce remde, mais ce n'est pas eux qu'il faut

    consulter ; il s'agit de ddommager tout un peuple de l'injustice de sesoppresseurs.

    Les chanes de l'esclavage, c'est le premier dveloppement, galement antrieur 1789, des positions rvolutionnaires de Marat.

    (Texte apparaissant sur la couverture au verso du livre)

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    Table des matires

    Avertissement

    Prsentation par Marat de l'dition franaise de son livreNotice

    Les chanes de l'esclavage

    Discours aux lecteurs de la Grande-BretagneIntroduction1. De l'amour de la domination2. De l'tendue de l'tat3. Des diffrents ges des nations4. Des nations amies de la pauvret5. Des vices de la Constitution politique6. Du pouvoir du temps7. Des ftes8. Des entreprises publiques9. Gagner l'affection du peuple10. De l'appareil de la puissance11. Avilir les peuples12. Suite du mme sujet13. Encourager les lettres, les beaux arts et les talents agrables14. Corrompre le peuple15. Du commerce16. Du luxe17. Flatter l'avarice du peuple18. De la dbauche

    19. Fausse ide de la libert20. Se faire des cratures21. teindre l'amour de la gloire22. Encourager la servitude23. carter des emplois les hommes de mrite et les hommes de bien24. Hypocrisie des princes25. Des sourdes menes26. Innover

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 6

    27. Multiplier les cratures du gouvernement28. Diviser la nation29. Opposer l'un l'autre les divers ordres de l'tat30. Fatiguer le peuple de sa libert

    31. Remplir les premires places de l'tat d'hommes corrompus32. Soustraire au glaive de la loi les coupables agents du pouvoir33. Remplir les tribunaux de juges corrompus34. Dsarmer les sujets35. Pourvoir la solde des troupes36. Attentat contre les lois, jugements contre la libert37. Aveugle scurit du public38. puiser le zle du peuple sur de faux objets39. Des crits peu fonds, ou des dnonciations hasardes40. Des crits satyriques41. Des crits indcents

    42. Des mauvais crits43. De la multiplicit des crits44. Modration inconsidre du peuple45. Dissimuler les griefs nationaux46. Des artifices mis en usage pour apaiser les clameurs publiques47. Continuation du mme sujet48. Continuation du mme sujet49. Empcher le redressement des griefs publics50. De l'ignorance51. Fausse ide de la tyrannie52. Suite du mme sujet

    53. Dnaturer les noms des choses54. De la superstition55. Double ligue entre les princes et les prtres56. Vains efforts du peuple57. De la fourbe58. Constante poursuite des mmes desseins59. Corrompre le corps lgislatif60. Du peu de fermet des reprsentants du souveraincontre les

    entreprises du gouvernement61. Prvenir les meutes62. Accoutumer le peuple aux expditions militaires

    63. S'assurer de l'arme64. Soustraire le militaire au pouvoir civil65. Inspirer au militaire du mpris pour le citoyen66. Miner le pouvoir suprme67. De la guerre trangre68. De la guerre civile69. Ruiner les peuples70. De la flatterie

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    71. Continuation du mme sujet72. Sottise des peuples73. Prjugs stupides74. Continuation du mme sujet

    75. Ridicule vanit des peuples76. Usurper le pouvoir suprme77. Continuation du mme sujet78. Des coups d'tat79. Des mesures violentes80. Du crmonial et du style de chancellerie81. Le peuple forge ses fers82. Du despotisme83. De la crainte des supplices

    Tableau des vices de la constitution anglaiseLettre au prsident des tats gnrauxDiscours sur les vices de la Constitution d'AngleterreDiscours aux Anglais

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 8

    Les chanes de lesclavage

    Avertissement

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    Pour tablir cette rdition des Chanes de l'Esclavage de Jean-Paul Marat, nousnous sommes en tout point conforms l'dition que l'auteur lui-mme fit paratre lafin de 1792 Paris (dite dition de l'an I dont la Bibliothque nationale possdeun exemplaire la cote : 80 Lb 41/294). L'ouvrage sortit des presses de l' Impri-merie de Marat , rue des Cordeliers, o tait galement tir, l'poque, le Journal dela Rpublique franaise que Marat, devenu conventionnel, avait fait succder depuisle 26 septembre 1792 l'Ami du Peuple ou le Publiciste parisien.

    La premire rdition posthume de cette oeuvre de Marat fut celle qu'AdolpheHavard fit paratre en dition populaire 2 sous la feuille Paris en 1833 (Impr.Auguste Auffray ; la Bibliothque nationale en possde un exemplaire incomplet lacote 80 Lb 41/294-A). C'est sur cette rdition que nous nous sommes appuys, etl, pour redresser les erreurs typographiques.

    En 1851, un numro du priodique La Bibliothque du peuple, publi Paris par l'Union des courtiers, dessinateurs, graveurs et typographes (Bibliothque natio-nale, Z. 7819) donnera une rimpression du texte de Marat, sans notes ni commen-taires : c'est sans doute pour cette raison que Jean Massin l'omet dans les indicationsbibliographiques de la trs srieuse biographie qu'il consacre Marat (Marat, Clubfranais du, Livre, Paris, 1960) ; oubli renouvel par Michel Vovelle dans son Marat,textes choisis (ditions sociales, Paris, 1963, Les Classiques du Peuple ).

    Des extraits des Chanes de l'Esclavage ont t galement rdits en 1945 parLouis Scheler (Marat, textes choisis, ditions de Minuit).

    Nous avons cru souhaitable de conserver au texte son orthographe originale ; elleoffre une illustration de la langue franaise telle qu'elle s'crivait encore la fin duXVIIIe sicle et permet cette rdition de servir de texte de rfrence.

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 9

    PrsentationPar J. P. MARAT

    de l'dition Franaise (1792)des Chanes de l'Esclavage

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 10

    Les chanes de lesclavage

    Notice

    L'ouvrage que je publie aujourd'hui tait dans mon porte-feuille, depuis bien desannes ; je l'en tirai en 1774, l'occasion de la nouvelle lection du parlementd'Angleterre. Me sera-t-il permis de dire ici quelques mots de son origine et de sessuccs : la sourde perscution qu'il m'attira de la part du cabinet de Saint-James,mettra mes lecteurs en tat de juger du prix qu'y attachait le ministre Anglais.

    Livr ds ma jeunesse l'tude de la nature, j'appris de bonne heure connatreles droits de l'homme, et jamais je ne laissai chapper l'occasion d'en tre le

    dfenseur.

    Citoyen du monde, dans un temps o les Franais n'avaient point encore de patrie,chrissant la libert dont je fus toujours l'aptre, quelquefois le martyr, tremblant dela voir bannie de la terre entire, et jaloux de concourir son triomphe, dans une islequi paraissait son dernier asile, je rsolus de lui consacrer mes veilles et mon repos.

    Un parlement dcri par sa vnalit touchait sa fin le moment d'lire le nouveauapprochait ; sur lui reposaient toutes mes esprances. Il s'agissait de pntrer leslecteurs de la Grande-Bretagne, de la ncessit de faire tomber leur choix sur deshommes clairs et vertueux ; le seul moyen praticable tait de rveiller les Anglais

    de leur lthargie, de leur peindre les avantages inestimables de la libert, les mauxeffroyables du despotisme, les scnes d'pouvante et d'effroi de la tyrannie ; en unmot, de faire passer dans leur me le feu sacr qui dvorait la mienne. C'tait le but demon ouvrage.

    Mais le moyen qu'il pt tre accueilli d'une nation fortement prvenue contre toutce qui sent l'tranger, s'il ne paraissait dans la langue du pays ? Pour intresser d'avan-tage sa lecture, je tirai de l'histoire d'Angleterre presque tous les exemples l'appui

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    de mes principes. Dvorer trente mortels volumes, en faire des extraits, les adapter l'ouvrage, le traduire et l'imprimer, tout cela ft l'affaire de trois mois. Le terme taitcourt, il fallait toute mon activit, et mon ardeur tait sans bornes : pendant cetintervalle, je travaillai rgulirement vingt et une heures par jour : peine en prenais-

    je deux de sommeil ; et pour me tenir veill, je fis un usage si excessif de caf l'eauqu'il faillit me couler la vie, plus encore que l'excs du travail.

    L'ouvrage sortit enfin de dessous la presse. Le dsir extrme que j'avais qu'il vit lejour temps, soutint mon courage jusqu' cette poque : aussi lorsque je l'eus remisaux publicateurs, croyant n'avoir plus rien faire que d'en attendre tranquillement lesuccs, tomb-je dans un espce d'anantissement qui tenait de la stupeur : toutes lesfacults de mon esprit taient tonnes, je perdis la mmoire, j'tais hbt, et je restaitreize jours entiers dans ce piteux tat, dont je ne sortis que par le secours de la musi-que et du repos.

    Ds que je pus vaquer mes affaires, mon premier soin fut de m'informer du sortde l'ouvrage ; on m'apprit qu'il n'tait pas encore dans le public. J'allai chez lespublicateurs, chargs de le faire annoncer, par les papiers nouvelles : aucun n'y avaitsong, quelques-uns mme revinrent sur leur engagement, j'en trouvai d'autres : je medterminai faire moi-mme les dmarches ncessaires ; et dans mon impatience, jecourras chez les diffrents diteurs de ces papiers. Comme il n'annoncent aucun livresans payer, j'offris d'acquitter l'instant les frais ; tous refusrent, sans vouloir donneraucune raison de cet trange refus. Un seul1 me fit entendre que le discours auxlecteurs de la Grande-Bretagne, mis la tte de l'ouvrage, pouvait en tre la cause. Iln'tait que trop visible qu'ils taient vendus. Voulant en avoir la preuve, je lui offrisdix guines, pour une simple annonce, au lieu de cinq chelins, qui tait le prix ordi-

    naire : je ne pus rien gagner ; et je ne doutai plus qu'une bourse mieux remplie que lamienne n'eut pris les devants, et couvert l'enchre.

    L'empressement que le Sieur Becquet, libraire du prince de Galles, montra desque le livre parut, de faire rayer son nom de la liste des publicateurs, me mit sur lavoie : je compris trop tard que le ministre craignant que cet ouvrage ne brat ses me-nes, pour s'assurer de la majorit du parlement, avait achet imprimeur, publicateurset journalistes. Je n'eus pas de peine remonter la source, au moyen des rensei-gnements que je venais de me procurer : mon imprimeur tait cossais attach au lordNorth, au quel il faisait passer les feuilles de l'ouvrage, mesure qu'elles sortaient dela presse. Quelques mots qu'il laissa tomber un jour dans la conversation m'avaient

    appris ses relations avec ce Lord ; et en me prsageant que la trop grande nergie dulivre l'empcherait d'tre accueilli, il alla jusqu' dire qu'elle m'attirerait des dsagr-ments. Instruit par l'exemple de Wilkes, des attentats auxquels un ministreaudacieux pourrait se porter contre moi, et peu d'humeur de lui vendre paisiblement ledroit de m'outrager, j'eus pendant six semaines une paire de pistolets sous monchevet, bien dtermin recevoir convenablement le messager d'tat qui viendrait

    1 C'tait le sieur Woodfall, imprimeur du publie Advertiser.

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    enlever mes papiers. Il ne vint point ; le ministre inform de mon caractre, avait jug propos de n'employer que la ruse, d'autant plus assur de son fait, qu'en ma qualitd'tranger, je n'tais pas prsum connatre les moyens de le djouer.

    Indign des entraves mises la publication de mon ouvrage, je pris le partid'envoyer en prsents l'dition presqu'entire aux socits patriotiques du Nord del'Angleterre, rputes les plus pures du royaume : les exemplaires leurs adressesfurent exactement remis par les voitures publiques.

    Le ministre en et vent : pour rendre nulles toutes mes rclamations, il m'envi-ronna d'missaires qui s'attachrent mes pas, gagnrent mon hte, mon domestique,et interceptrent toutes mes lettres, jusqu' celles de famille.

    Surpris de voir la correspondance de mes connaissances, de mes amis, de mesparents, tout--coup interrompue, je ne doutai point que je ne fusse entour d'espions.

    Pour les dpayser, je pris le parti de passer en Hollande, de revenir Londres par lenord de l'Angleterre, et de visiter en passant les socits patriotiques, auxquellesj'avais fait passer mon ouvrage. Je sjournai trois sen

    Carlisle, Berwick et Newcastle. C'est l que toutes les menes du ministre mefurent dvoiles : j'appris que trois de ces socits m'avaient envoy des lettresd'affiliation dans une bote d'or, qui ft remise en mon absence l'un de mes publi-cateurs, des mains duquel les missaires ministriels l'avaient retire en mon nom.Celles de Newcastle en particulier, n'ayant pas voulu souffrir que je supportasse seulles frais de l'dition que j'avais distribue en cadeaux, me les remboursrent exacte-ment, aprs en avoir fait une nouvelle, qu'elles rpandirent dans les trois royaumes ;

    aprs m'avoir ft chacune son tour, et m'avoir dcern la couronne civique. Montriomphe tait complet ; mais il tait tardif : j'es la douleur de voir qu' force derpandre l'or pleines mains 2, le ministre tait parvenu touffer l'ouvrage jusqu'ce que les lections fussent finies ; et qu'il ne lui laissa un libre cours, que quand iln'eut plus redouter le rveil des lecteurs.

    On voit par cet historique que ce n'est pas d'aujourd'hui que je sacrifie sur lesautels de la libert. Il y a dix-huit ans que je remplissais en Angleterre les devoirsqu'impose le civisme le plus pur, avec le mme zle que je les ai remplis en Francedepuis la rvolution : et si pour servir plus efficacement ma patrie, j'ai brav tous lesdangers ; je ne craignis point pour provoquer la rforme de la constitution Anglaise et

    cimenter la libert, d'attaquer les prrogatives de la couronne, les vues ambitieuses dumonarque, les menes du ministre, et la prostitution du parlement.

    Au reste, la perscution que j'prouvai alors, n'a rien de commun avec celle quej'ai prouve depuis. Elle m'a cot, il est vrai, bien des dmarches, une grande perte

    2 J'ai appris quelques annes aprs, d'un membre du dpartement, dont je soignais la sant, que leministre avait dpens plus de huit mille guines pour empcher la publication de mon livre avantla fin des lections.

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 13

    de teins, le chagrin de manquer mon but, et l'honneur d'tre not en lettres rouges surles tablettes de Georges III. Mais compter pour rien celui d'tre not, en lettres desang, sur celle de Louis XVI et de tous les potentats de l'Europe, tous les prilsauxquels j'ai chapp, tous ceux qui me menacent encore ; les maux inous que j'ai

    souffert pour la cause publique sont sans nombre. Si du moins la France tait libre etheureuse. Hlas ! Elle gmit plus que jamais sous le 3 joug de la tyrannie. O mapatrie ! Comment la plus puissante des nations fut-elle toujours la plus opprime ?Quels outrages n'a tu pas essuy, depuis tant de sicles, de la part de tes rois, de tesprinces, de tes magnats, ces dieux de la terre par leur orgueil, et par leurs vicesl'cume du genre humain ? quelle misre ne t'a pas expos la cupidit de tesagents ? Quels maux ne t'ont pas fait tes conducteurs, tes mandataires, tes propresreprsentants, lches esclaves du plus vil des mortels ? Quel opprobre, quellesangoisses, quelles calamits n'a tu pas souffertes de la part de la horde nombreuse detes implacables ennemis ? Et ta patience n'est pas au bout ! Pour combler la mesure,faudra-t-il donc t'exposer encore aux perfidies des nouveaux sclrats ? Et quels

    dsastres te reste-t-il prouver de la part des puissances conjures contre toi, si cen'est la dvastation et des supplices ignominieux ?

    Tant de malheurs n'ont fondu si long-temps sur ta tte, que pour n'avoir pas connul'atrocit de tes chefs, et n'avoir pas su dmler le noir tissu des artifices qu'ils ontemploys pour te remettre la chane. Le tableau que je mets aujourd'hui sous tesyeux, tait destin l'instruction de tes enfants : puisse-t-il les pntrer d'horreur pourla tyrannie ? Fuisse-t-il les tenir en garde contre les machinations de leurs manda-taires ? Puisse-t-il les armer contre les entreprises du cabinet, et puisse le monarquene jamais les prendre au dpourvu.

    3 Ce morceau tait sorti de la plume de l'auteur, un peu avant l'poque du 10 aot. [1792]

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    Les chanesde

    l'esclavage

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    Les chanes de lesclavage

    Discours aux lecteursde la Grande-Bretagne 4

    Retour la table des matiresDans les temps de calme et d'abondance, au milieu des succs d'un gouvernement

    paisible, les nations entranes par le courant de la prosprit, s'endorment sansdfiance entre les bras de leurs chefs, et la voix d'un dieu ne les rveillerait pas de leurlthargie. Mais dans les temps de troubles et de calamits, lorsque les princes, mar-chant au pouvoir arbitraire, foulent les lois leurs pieds sans honte et sans remords,l'attention publique est rveille par les moindres objets, et la voix d'un simple

    citoyen peut faire impression sur les esprits.

    Messieurs, si en rassemblant sous vos yeux, dans un mme tableau, les odieuxartifices qu'emploient les princes pour se rendre absolus, et les scnes pouvantablesdu despotisme, je pouvais rvolter vos curs contre la tyrannie, et les enflammer del'amour de la libert, je m'estimerais le plus heureux des hommes.

    Le parlement actuel touche sa fin, et jamais dissolution ne fut plus dsire parun peuple opprim : vos droits les plus sacrs ont t viols avec audace par vosreprsentants ; vos remontrances ont t artificieusement repousses par le trne ; vosrclamations ont t touffes avec perfidie, en multipliant les griefs qui les

    excitrent ; vous mmes avez t traits comme des sujets remuants, suspects et malaffectionns. Telle est notre position ; et si bientt elle ne change, le peu de libert quivous est laiss, est prt disparatre. Mais l'heure des rparations s'avance, et ildpend de vous d'obtenir la justice que vous rclams en vain depuis si longtemps.

    4 Ce discours peut trs-bien s'appliquer aux lecteurs Franais.

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    Tant que la vertu rgne dans le grand conseil de la nation, les droits du peuple etles prrogatives de la couronne, se balancent de manire se servir mutuellement decontre-poids. Mais ds qu'on n'y trouve plus ni vertu ni honneur, l'quilibre estdtruit ; le parlement qui tait le glorieux boulevard de la libert Britannique, est

    mtamorphos en une faction audacieuse qui se joint au cabinet, cherche partageravec lui les d'pouilles de l'tat, entre dans tous les complots criminels des fripons autimon des affaires, et appuie leurs funestes mesures ; en une bande de tratresmasqus qui, sous le nom de gardiens fidles, trafiquent honteusement des droits etdes intrts de la nation : alors le prince devient absolu, et le peuple esclave ; tristevrit dont nous n'avons fait que trop souvent la triste exprience.

    De vous seuls, Messieurs, dpend le soin d'assurer l'indpendance du parlement ;et il est encore en votre pouvoir de faire revivre cette auguste assemble, qui, dans ledernier sicle, humilia l'orgueil d'un tyran, et rompit vos fers : mais pour cela, com-bien ne devez-vous pas vous montrer dlicats, dans le choix de vos mandataires ?

    Rejetez hardiment tous ceux qui tenteraient de vous corrompre : ce ne sont quedes intrigants qui cherchent augmenter leurs fortunes aux dpens de leur honneur, etdu bien tre de leur patrie.

    Rejetez tous ceux qui tiennent quelques places de la cour, quelque emploi desofficiers de la couronne ; quelque commission que le roi peut amliorer : commentdes hommes aussi dpendants, et semblables ceux qui remplissent aujourd'hui lesnat, vous reprsenteraient-ils avec intgrit ?

    Rejetez ceux qui mendient vos suffrages ; vous n'avez rien de bon attendre de ce

    ct l : s'ils n'taient jaloux que de l'honneur de servir leur patrie, descendraient-ils un rle aussi avilissant ? Ces basses menes sont les allures du vice, non de la vertu :sans doute, le mrite aime les distinctions honorables ; mais content de s'en montrerdigne, il ne s'abaisse point les solliciter, il attend qu'elles lui soient offertes.

    Rejetez tous ceux qui sont dcors de quelques titres pompeux : rarement ont-ilsdes lumires, plus rarement encore ont-ils des vertus : que dis-je ? ils n'ont de lanoblesse que le nom, le luxe, les travers et les vices.

    Rejetez la richesse insolente ; ce n'est pas dans cette classe que se trouve le mritequi doit illustrer le snat.

    Rejetez la jeunesse inconsidre, quel fond pourriez-vous faire sur elle ? Entire-ment livre au plaisir dans ce sicle de boue, la dissipation, le jeu, la dbaucheabsorbent tout son teins ; et pour fournir aux amusements dispendieux de la capitale,elle serait toujours prt pouser la cause du cabinet. Mais fut-elle exempte de vices ;peu instruite des droits du peuple, sans ide des intrts nationaux, incapable d'unelongue attention, souffrant avec impatience la moindre gne, et dtestant la scheresse

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    des discussions politiques, elle ddaignerait de s'instruire pour remplir les devoirsd'un bon serviteur.

    Choisissez pour vos reprsentants des hommes distingus par leur habilet, leur

    intgrit, leur civisme ; des hommes verss dans les affaires publiques, des hommesqu'une honnte mdiocrit met couvert des cueils de la misre, des hommes queleur mpris pour le faste garantit des appas de l'ambition, des hommes qui n'ont pointrespir l'air infect de la cour, des hommes dont une sage maturit embellit une viesans reproche, des hommes qui se distingurent toujours par leur amour pour lajustice, qui se montrrent toujours les protecteurs de l'innocence opprime, et quidans les diffrents emplois qu'ils ont remplis n'eurent jamais en vue que le bonheur dela socit, la gloire de leur pays.

    Ne bornez pas votre choix aux candidats qui se prsenteront, allez au-devant deshommes dignes de votre confiance, des hommes qui voudraient vous servir, mais qui

    ne peuvent disputer cet honneur l'opulent sans mrite, qui s'efforce de vousl'arracher ; et prenez-vous-y de manire que le dsir de vous consacrer leurs talents nesoit pas achet par la crainte de dranger leurs affaires ou de ruiner leur fortune :repoussez avec horreur toute voie de corruption, montrez-vous suprieurs aux larges-ses, ddaignez mme de vous asseoir des tables prostitues 5.

    Le cabinet suivant sa coutume, va dployer les plus grands efforts pour influencervotre choix. Les attraits de la sduction triompheront-ils de votre vertu ? La fiertanglaise est-elle donc si fort avilie qu'il ne se trouve plus personne qui rougisse de sevendre ? Lorsque de si grands intrts commandent imprieusement, les petitespassions oseront-elles lever leurs voix ? mritent-elles donc d'tre satisfaites si

    haut prix ? quels dsastres mne le mpris des devoirs ! Voyez vos snateurs passerles journes entires prparer, corriger et refondre des bills pour consacrer laproprit de leurs livres ou de leurs chiens : tandis que la moiti du peuple prissantde misre par la surcharge des impts ou les malversations des accapareurs, leurdemande du pain. Voyez votre patrie couverte des blessures que lui ont faites lesagents de la cour, puise d'inanition et baigne dans son sang !

    Messieurs ! la nation entire a les yeux sur vous, dont elle attend le terme de sessouffrances, le remde ses maux. Si votre cur, ferm tout sentiment gnreux,refusait vos compatriotes la justice que vous leur devez : du moins, sachez sentir ladignit de vos fonctions, sachez connatre vos propres intrts. C'est vous qu'est

    confi le soin d'assurer la libert du peuple, de, dfendre ses droits. Pendant le coursdes lections, vous tes les arbitres de l'tat, et vous pouvez forcer trembler devantvous, ces mmes hommes qui voudraient vous faire trembler devant eux. Serez-voussourds la voix de l'honneur ? Ah, comment une mission aussi sublime pourrait-elles'allier avec l'infamie de la vnalit ? Que dis-je ? Ces candidats qui prodiguent l'or etn'pargnent aucune bassesse pour vous mettre dans leurs intrts, n'ont pas plutt

    5 En Angleterre, les candidats tiennent table ouverte pour les lecteurs, tant que durent les lections.

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    extorqu vos suffrages, qu'ils laissent percer leur orgueil, et vous accablent deddains. Punissez-les de leur insolence, repoussez leurs caresses hypocrites, songezau mpris qui les suit, et faites tomber votre choix sur des hommes pntrs de cequ'ils doivent leurs commettants.

    Le parlement sous l'influence de la cour, ne s'occupera jamais du bonheur public.Ne concevez-vous pas que des intrigants qui ne doivent leur nomination qu' l'orqu'ils ont sem, non contents de ngliger vos intrts, se font un devoir de vous traiteren vils mercenaires ? Cherchant raccrocher ce qu'ils ont dpens pour vouscorrompre, ils ne feront usage des pouvoirs que vous leur avez remis, que pour s'enri-chir vos dpens, que pour trafiquer impunment de vos droits. Quelques prsentspeuvent-ils donc tre mis en parallle avec les maux que cause la vnalit ? avec lesavantages que vous procurerait un snat pur et fidle ?

    Songez aussi ce que vous devez la postrit. Combien vos anctres taient

    jaloux de transmettre intacts leurs enfants, les droits qu'ils avaient reus de leurspres ! Ce qu'ils ont fait avec tant de peine, vous pouvez le faire avec facilit ; cequ'ils ont fait au mpris de tant de dangers, vous pouvez le faire sans pril. Le feusacr qui brlait dans leur sein, n'enflammera-t-il jamais vos curs ? Ne laisserez-vous vos descendants, que des noms couverts d'opprobre ? Ne frmirez-vous point l'ide de faire le malheur des gnrations avenir ? Les sicles de la libert sont-ilsdonc passs sans retour ? Et faudra-t-il que vos fils, en pleurant sur leurs chanes,s'crient un jour avec dsespoir : Voil les fruits de la vnalit de nos pres !

    Messieurs ! avec du dsintressement et du courage, un peuple peut toujoursconserver sa libert : mais une fois que ce trsor inestimable est perdu, il est presque

    impossible de le recouvrer : or il est bien prs de l'tre, lorsque les lecteurs mettent prix leurs suffrages.

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    Les chanes de lesclavage

    IntroductionPar Jean-Paul Marat

    Retour la table des matiresIl semble que ce soit le sort invitable de l'homme, de ne pouvoir tre libre nulle

    part : partout les princes marchent au despotisme et les peuples la servitude.

    C'est un trange spectacle que celui d'un gouvernement politique. On y voit, d'unct, les hardis desseins de quelques indignes menes, et les ressorts secrets qu'ilsfont jouer pour tablir leur injuste empire ; de l'autre, on y voit les nations qui sereposaient l'ombre des lois, mises aux fers ; les vains efforts que fait une multituded'infortuns pour s'affranchir de l'oppression, et les maux sans nombre que l'esclavagetrane sa suite. Spectacle, la fois horrible et magnifique o paraissent, tour tour,le calme, l'abondance, les jeux, la pompe, les festins, l'adresse, la ruse, les artifices,les trahisons, les exactions, les vexations, la misre, l'exil, les combats, le carnage etla mort.

    Quelques fois le despotisme s'tablit tout coup par la force des armes et unenation entire est violemment asservie ; mais ce n'est pas de cette marche de l'autoritlgitime au pouvoir arbitraire que j'ai parler dans cet ouvrage ; c'est des efforts lentset continus qui, courbant peu peu sous le joug la tte des peuples, leur font perdre longue et la force et l'envie de le secouer.

    bien considrer l'tablissement du despotisme, il parait tre la suite ncessairedu temps, des penchants, du cur humain et de la dfectuosit des constitutionspolitiques. Faisons voir comment, leur faveur, le chef d'une nation libre usurpe letitre de matre et met enfin ses volonts la place des lois. Passons en revue cettemultiplicit de machines auxquelles le sacrilge audace des princes a recours, poursaper la constitution ; suivons leurs noirs projets, leur basses intrigues, leurs sourdesmenes ; entrons dans les dtails de leur funeste politique, dvoilons les principes de

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    cet art trompeur, saisissons-en l'esprit gnral et rassemblons dans un mme tableaules atteintes portes en tous lieux la libert. Mais en dveloppant ce vaste sujet,ayons moins gard l'ordre des temps qu' la connexion des matires.

    Ds qu'une fois un peuple a confi quelques-uns de ses membres le dangereuxdpt de l'autorit publique et qu'il leur a remis le soin de faire observer les lois,toujours enchan par elles, il voit tt ou tard sa libert, ses biens, sa vie la merci deschefs qu'il s'est choisi pour le dfendre.

    Le prince vient-il jeter les yeux sur le dpt qui lui est confi ? Il cherche oublier de quelles mains il les a reu. Plein de lui mme et de ses projets, chaque jouril supporte avec plus d'impatience l'ide de sa dpendance et il ne nglige rien pours'en affranchir.

    Dans un tat nouvellement fond 6ou reform, porter dcouvert des coups la

    libert et vouloir d'abord en ruiner l'difice, serait une entreprise tmraire. Quand legouvernement dispute force ouverte la suprme puissance et que les sujetss'aperoivent qu'on veut les asservir, ils ont toujours le dessus. Ds ses premirestentatives, runis contre lui, ils font perdre en un instant le fruit de tous ses efforts 7etc'en est fait de son autorit, s'il ne tmoigne la plus grande modration. Aussi n'est-cepoint par des entreprises marques que les princes commencent ordinairement enchaner les peuples ; ils prennent leurs mesures de loin, ils ont recours la limesourde de la politique ; c'est par des efforts soutenues, par des changements peinesensibles, par des innovations dont on peut difficilement prvoir les consquences ;qu'ils marchent en silence leur but.

    6 Les tats sont tous fort borns [limits] leur naissance ce n'est que par les conqutes qu'ilstendent leurs limites.

    7 C'est pour avoir voulu dominer trop imprieusement que le snat de Rome perdit son autorit : caralors le peuple sentit le besoin qu'il avait de protecteurs, et il eut des tribuns : puis les nouvellesviolences du snat mirent les tribuns porte d'obtenir de nouvelles prrogatives.

    Ce furent les audacieux attentats de Charles premier qui ruinrent son pouvoir. Dans sesternelles altercations avec le parlement, l'air despotique qu'il affectait alarma ses sujets, et ilsanantirent son autorit.

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    Les chanes de lesclavage

    1 - De l'amourde la domination.

    Retour la table des matiresUn bon prince est le plus noble des ouvrages du crateur, le plus propre honorer

    la nature humaine, et reprsenter la divine, mais pour un bon prince, combien demonstres sur la terre ! Presque tous sont ignorants, fastueux, superbes, adonns l'oisivet et aux plaisirs. La plus part sont fainants, lches, brutaux, arrogants,incapables d'aucune action louable, d'aucun sentiment d'honneur. Quelques-uns ontde l'activit, des connaissances, des talents, du gnie, de la bravoure, de la gnrosit :

    mais la justice, cette premire vertu des rois, leur manque absolument. Enfin, parmiceux qui sont ns avec les dispositions les plus heureuses, et chez qui ces dispositionsont t le mieux cultives, peine en est-il un seul qui ne soit jaloux d'tendre sonempire, et de commander en matre ; un seul qui pour tre despote ne soit prt devenir tyran.

    L'amour de la domination est naturel au cur humain, et dans quelque tat qu'onle prenne, toujours il aspire primer, tel est le principe des abus que les dpositairesde l'autorit font de leur puissance ; telle est la source de l'esclavage parmi leshommes.

    Commenons par jeter un coup dil sur l'aptitude plus ou moins grande despeuples conserver leur libert : nous examinerons ensuite les moyens mis en jeupour la dtruire.

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    Les chanes de lesclavage

    2 - De l'tendue de ltat.

    Retour la table des matiresC'est la violence que les tats doivent leur origine ; presque toujours quelque

    heureux brigand en est le fondateur, et presque partout les lois ne furent, dans leurprincipe, que des rglements de police, propres maintenir chacun la tranquillejouissance de ses rapines.

    Quelqu'impure que soit l'origine des tats, dans quelques-uns l'quit sortit du seindes injustices, et la libert naquit de l'oppression.

    Lorsque de sages lois forment le gouvernement, la petite tendue de l'tat necontribue pas peu y maintenir le rgne de la justice et de la libert ; et toujoursd'autant plus efficacement qu'elle est moins considrable.

    Le gouvernement populaire parait naturel aux petits tats, et la libert la pluscomplte s'y trouve tablie.

    Dans un petit tat, presque tout le monde se connat, chacun y a les mmes int-rts ; de l'habitude de vivre ensemble nat cette douce familiarit, cette franchise, cetteconfiance, cette sret de commerce, ces relations intimes qui forment les douceursde la socit, l'amour de la patrie. Avantages dont sont privs les grands tats, opresque personne ne se connat, et dont les membres se regardent toujours entrangers.

    Dans un petit tat ; les magistrats ont les yeux sur le peuple, et le peuple a les

    yeux sur les magistrats.

    Les sujets de plainte tant assez rares, sont beaucoup mieux approfondis, pluttrpars, plus facilement prvenus. L'ambition du gouvernement n'y saurait prendrel'essor sans jeter l'alarme, sans trouver des obstacles invincibles. Au premier signal dudanger, chacun se runit contre l'ennemi commun, et l'arrte. Avantages dont sontprivs les grands tats : la multiplicit des affaires y empche d'observer la marche del'autorit, d'en suivre les progrs ; et dans ce tourbillon d'objets qui se renouvellent

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    continuellement, distrait des uns par les autres, on nglige de remarquer les atteintesportes aux lois ou on oublie d'en poursuivre la rparation. Or, le prince mal observ,y marche plus srement et plus rapidement au pouvoir absolu.

    Les chanes de lesclavage

    3 - Des diffrents ges des nations.

    Retour la table des matires la naissance des socits civiles, un gros bon sens, des murs dures et agrestes,

    la force, le courage, l'audace, le mpris de la douleur, la fiert, l'amour de l'indpen-dance, forment le caractre distinctif des nations. Tout le temps qu'elles gardent cecaractre, est l'ge de leur enfance.

    ces vertus sauvages succdent les arts domestiques, les talents militaires et lesconnaissances politiques ncessaires au maniement des affaires, c'est--dire, propres

    rendre l'tat formidable au-dehors, et tranquille au-dedans. Voil l'poque de lajeunesse des nations.

    Enfin, arrivent le commerce, les arts de luxe, les beaux arts, les lettres, les scien-ces spculatives, les raffinements du savoir, de l'urbanit, de la mollesse, fruits de lapaix, de l'aisance et du loisir ; en un mot, toutes les connaissances propres rendre lesnations florissantes. C'est l'ge de leur virilit, pass lequel elles vont en dgnrant,et marchent vers leur chute.

    mesure que les tats s'loignent de leur origine, les peuples perdent insen-siblement l'amour de l'indpendance, le courage de repousser les ennemis du dehors,

    et l'ardeur de dfendre leur libert contre les ennemis du dedans. Alors aussi le gotde la mollesse les loigne du tumulte des affaires et du bruit des armes ; tandis qu'unefoule de nouveaux besoins les jette peu peu dans la dpendance d'un matre.

    Ainsi le dveloppement de la force des peuples, diffre en tout point, du dve-loppement de la force de l'homme. C'est dans leur enfance qu'ils dploient toute leurvigueur, toute leur nergie, qu'ils sont le plus indpendants, le plus matres d'eux-mmes : avantages qu'ils perdent plus ou moins en avanant en ge, et dont il ne leur

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    reste pas mme le souvenir dans la vieillesse. Telle est leur pente la servitude, par lesimple cours des vnements.

    Dans le nombre, il en est toutefois quelques-uns qui ont l'art de se mettre

    couvert de l'injure des annes, de braver le pouvoir du temps, et de conserver pendantune longue suite de sicles la vigueur de la jeunesse : nouveau phnomne qui distin-gue le corps politique du corps animal.

    Les chanes de lesclavage

    4 - Des nations amies

    de la pauvret.

    Retour la table des matiresQuand l'ducation n'a pas lev l'me, et que le mpris de l'or n'est pas inspir par

    le gouvernement, la pauvret abat le cur et le plie la dpendance, qui mnetoujours la servitude. Comment des hommes avilis par leur misre, connatraient-ils

    l'amour de la libert ? Comment auraient-ils l'audace de rsister l'oppression, et derenverser l'empire des hommes puissants devant lesquels ils se tiennent genoux ?

    Lorsque l'amour de la pauvret est inspir par les institutions sociales, c'est autrechose.

    Tant que les richesses de l'tat se trouvent bornes son territoire, et que les terressont partages peu prs galement entre ses habitants, chacun a les mmes besoinset les mmes moyens de les satisfaire ; or les citoyens, ayant entr'eux les mmesrapports, sont presque indpendant les uns des autres : position la plus heureuse pourjouir de toute la libert, dont un gouvernement soit susceptible.

    Mais lorsque par une suite de rapines et de brigandages, par l'avarice des uns et laprodigalit des autres, les fonds de terre sont passs en peu de mains, ces rapportschangent ncessairement : les richesses, cette voie sourde d'acqurir la puissance, endeviennent une infaillible de servitude ; bientt la classe des citoyens indpendants'vanouit, et l'tat ne contient plus que des matres et des sujets.

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    Les riches cherchant jouir, et les pauvres subsister, les arts s'introduisent pourleurs besoins mutuels, et les indigents ne sont plus que des instruments du luxe desfavoris de la fortune.

    Amollis par des professions sdentaires et le luxe des villes, les artisans, les artis-tes et les marchands, avides de gain, deviennent de vils intrigants, dont l'unique tudeest de flatter les passions des riches, de mentir, de tromper 8; et comme ils peuventjouir partout des fruits de leur industrie, ils n'ont plus de patrie.

    mesure que la population s'accrot, les moyens de subsistance deviennent moinsfaciles, et bientt l'tat n'est plus compos que d'une vile populace 9, que quelqueshommes puissant tiennent sous le joug.

    Aussi n'est-ce que chez les nations qui eurent la sagesse de prvenir les funesteseffets du luxe, en s'opposant l'introduction des richesses et en bornant la fortune des

    citoyens, que l'tat conserva si longtemps la vigueur de la jeunesse.

    Chez ces nations, les murs taient svres, les gots purs et les institutionssublimes.

    La gloire, source fconde de ce que les hommes firent jamais de grand et de beau,y tait l'objet de toutes les rcompenses, le prix du mrite en tout genre, le salaire detous les services rendus la patrie.

    C'tait aux jeux olympiques, devant 10la Grce assemble, que le mrite littrairetait couronn. Un seul parmi une foule immense de candidats recevait la couronne,

    et la gloire dont il tait couvert rejaillit toujours sur ses parents, ses amis, sa patrie,son berceau.

    Les grands hommes taient entretenus aux dpens de l'tat, on leur dressait desstatues, on leur levait des trophes, on leur dcernait des couronnes11 ou destriomphes, suivant qu'ils avaient bien mrit de la patrie.

    Le souvenir des grandes actions tait conserv par des monuments publics, et lehros 12y occupait la place la plus distingue.

    8

    Aussi les romains regardaient-ils les arts de luxe et le commerce, comme des professionsd'esclaves.9 C'est ce qu'on vit arriver Sparte, par l'introduction du luxe. Sous Licurgue, on y comptait trente

    raille citoyens. Sous Agis et Clomenes, peine y en avait-il sept cent. Plut. vie de Clomenes.10 Tout ce que la Grce renfermait d'hommes illustres, les lettrs, les nobles, les magistrats, les

    ambassadeurs, les princes, les grands capitaines taient juges du mrite, et dcernaient le prix.11 Pour prix de la libert qu'il venait de rendre Athnes, Trazibule reoit une couronne de deux

    branches de laurier.12 Pour prix de la victoire de Marathon, Miltiades obtient d'tre reprsent dans l'endroit le plus

    apparent du tableau qui serait fait de la bataille.

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    ce sublime ressort qu'employrent avec tant de succs quelques peuples del'antiquit, que substituent les nations modernes ? L'or ? mais l'or est le salaire d'unflatteur, d'un baladin, d'un histrion, d'un mercenaire, d'un valet, d'un esclave. Ajoutez-

    le ces rcompenses divines, au lieu d'en relever le prix, vous ne ferez que les avilir,et la vertu cessera d'en tre avide.

    Tant que les nations amies de la pauvret conservrent leurs institutions politi-ques, la libert rgna 13 dans l'tat ; et elle y aurait rgn aussi long temps que lesoleil clairera le monde, si elle n'avait pas eu redouter le bouleversement desempires par l'ambition de leurs chefs.

    Les chanes de lesclavage

    5 - Des vicesde la Constitution politique.

    Retour la table des matires

    C'est en profitant de ces vices, que les princes sont parvenus se mettre au-dessusdes lois.

    Dans quelques gouvernements, les vices de la constitution se dveloppent par leseul agrandissement de l'tat, et mnent ncessairement le peuple la servitude par leseul cours des vnements : tel tait celui de toutes les nations barbares qui seprcipitrent sur l'Europe vers la fin du troisime sicle, et qui s'y tablirent aprsl'avoir ravage.

    Dans quelques autres gouvernements, la servitude est directement tablie par le

    droit de la guerre, au mpris du droit des gens : tel tait celui des Romains, et depresque toutes les monarchies fondes sur la fodalit.

    13 Les Spartiates se maintinrent libres, tant qu'ils chrirent la pauvret ; ils furent asservis ds qu'ilsconnurent les richesses et les vices qu'elles engendrent. De mme Rome vit entrer dans ses murs laservitude avec l'or des peuples qu'elle avait dpouills.

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    Entre tant d'exemples que fournit l'histoire, le plus remarquable est celui desFrancs ; traons ici un lger crayon de leur tablissement dans les Gaules, et jetons uncoup dil sur les vices capitaux de leur constitution politique ; nous aurons la preuvecomplte de cette vrit.

    Les barbares qui s'tablirent dans les Gaules, taient sortis des forets de laGermanie, comme tous ceux qui dvastrent l'empire romain. Pauvres, grossiers, sanscommerce, sans arts, sans industrie, mais libres, ils ne tenaient leurs terres que pardes cases de jong ; ils vivaient du produit de leurs champs, de leurs troupeaux, de leurchasse, ou bien ils suivaient volontairement des chefs pour faire du butin 14.

    Les chefs, nomms ducs ou princes, c'est dire conducteurs ou commandeurs,taient de simples citoyens qui se distinguaient par leur habilit, leur courage, etsurtout leur loquence : car c'est principalement de l'art de persuader que venaitl'ascendant qu'ils avaient sur leurs compatriotes.

    Quelque nom qu'ils portassent, ils n'taient jamais considrs que comme lespremiers entre gaux, et leur autorit n'tait attache qu' leur mrite personnel :subordonns la volont gnrale, comme le plus mince citoyen, elle les dposait etles remplaait son gr 15.

    Chaque chef avait une troupe choisie qui s'attachait particulirement lui, s'enga-geait le dfendre, et l'accompagnait partout ; c'taient ses fidles compagnons 16: deson ct, il leur donnait des armes et des chevaux, sur la part qui lui revenait desrapines communes.

    Quoique les Germains qui allaient au pillage, sous un chef, ne s'attachassent luique pour leur propre intrt, et qu'ils lui obissent volontairement, sans jamais y treforcs ; la considration qu'ils avaient pour sa personne, les disposait nanmoins sesoumettre encore plus volontiers ses ordres. Et comme ils ne prvoyaient pas opourrait les conduire un jour l'ascendant d'un capitaine, accoutums les commander,et la longue habitude de suivre ses ordres, ils ne prirent son gard aucune pr-caution, n'imaginant pas que des hommes exercs aux armes et pleins de cur,puissent jamais tre matriss, moins encore opprims, par un individu qui ne primaitque sous leur bon plaisir. Ainsi leur courage naturel faisait que chacun se reposait sur

    14 Quand l'un des chefs ou des princes annonait l'assemble le projet de quelque expdition, endemandant qu'on le suivit, ceux qui l'approuvaient se levaient, et offraient leur secours. Csar :

    Debell : Gall : lib. 7 Tacit : de morib. Germ.15 Lors mme que la couronne fut hrditaire, l'arme, c'est--dire la nation, dposait les rois son

    gr : elle les jugeait et les punissait, elle ne choisissait pas mme toujours le successeur au trnedans la famille rgnante.

    16 Tacite les dsigne par le mot comes, compagnon, d'o est venu celui de comte : Marcuffe par celuid'Anstrustion ; nos premiers historiens, par celui deLeude : les auteurs qui suivirent, par celui devasseau, de baron, de seigneur.

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    lui-mme, ses parents et ses amis, du soin de sa fiert, de sa libert, de sesvengeances.

    Cette profonde scurit ne tarda pas favoriser les menes de l'ambition et de la

    politique.

    L'influence qu'avait naturellement sur eux tout homme, depuis longtemps enpossession de conduire leurs expditions et d'arranger leurs diffrents, devait treconsidrable. Elle ne pouvait qu'augmenter encore, par le soin qu'il prenait de capterleur bienveillance, par les gards qu'il leur tmoignait, par les cadeaux qu'il leurfaisait, par les insinuations qu'il leur suggrait, par les promesses de dvouement etles serments de fidlit qu'il leur extorquait, quand ils taient chauds de vin :promesses fatales, serments tmraires, qu'il ne manquait pas de leur rappeler lapremire occasion. Voil le principe de l'empire des princes et des rois : car dansl'origine les rois et les princes furent tous de simples chefs de brigands.

    Le respect pour le pre rflchissait ncessairement sur les enfants, il paraissaitnaturel d'en attendre les mmes services. Le dsir qu'avait un chef de transmettre saprminence ses fils, et le soin qu'il prenait de les charger de bonne heure dequelques coups de main, accoutumait leurs camarades les voir leur tte. Quand ilsmontraient de l'habilet et du courage, il tait donc simple qu'ils succdassent aucommandement, et que la place de capitaine se perptua dans la famille. Voil l'ori-gine de la noblesse hrditaire : car la noblesse hrditaire ne fut d'abord que lasuccession aux dignits dans les mmes familles.

    Les Francs portrent dans les Gaules leurs murs et leurs usages.

    Des hommes asservis conquirent pour un matre, des hommes libres conquirentpour eux : ainsi tous ceux qui survcurent la victoire, eurent part la conqute, etpartagrent suivant leurs grades les terres enleves aux vaincus. Celles que chacunreut en propre se nommrent allodiates *.

    Aprs la conqute, ayant maintenir leurs nouvelles possessions, non seulementcontre les anciens habitants du pays qu'ils avaient dpouilles, mais contre les ennemisdu dehors, ils s'occuprent du soin de les dfendre : ce fut le principal objet de leurpolice : ils apportrent donc leur gouvernement les modifications qu'exigeait leursituation nouvelle. Tout homme libre en recevant une terre, s'engagea marcher en

    armes contre l'ennemi commun, sous un chef de son choix, et le gnral del'expdition resta chef de la colonie, sous le nom de roi.

    La grandeur de l'tat amena la multiplicit des affaires ; et la multiplicit desaffaires, empchant d'assembler la nation pour dlibrer sur chacune, ncessita lastabilit de l'administration. Le prince se prvalut de la stabilit de l'administration,

    * Allodial. Endroit fodal, bien hrditaire, libre de droits seigneuriaux. (N. d. E.)

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    pour augmenter sa puissance, se fortifier contre la nation elle-mme ; et rendre lacouronne hrditaire. Ce fut la, sans doute, l'objet de ses premiers soins, et peut trecelui des premires dlibrations de l'arme

    Dans son principe, le gouvernement des Francs tait purement dmocratique,comme celui des Germains 17. L'autorit souveraine rsidait dans la nationassemble 18 et s'tendait sur chaque branche d'administration. Aprs la conqute lepouvoir d'lire le roi, de faire les lois, d'accorder des subsides, de frapper monnaie, dedcider de la paix et de la guerre, de redresser les griefs publics, de prononcerdfinitivement sur les objets en litige, de rviser les procs : tout cela fut encore deson ressort.

    Chef illustre de la nation, car elle se trouvait toute entire dans l'arme, le roi futcharg de la puissance excutive, du soin de veiller l'observation des lois, l'admi-nistration de la justice, au salut de l'tat ; et pour subvenir aux frais du gouvernement,

    autant que pour dfrayer sa maison, au lieu d'un revenu fixe, on lui assigna un vastedomaine. Ayant ainsi une multitude de terres donner, il put rcompenser lesservices, s'attacher ses anciens compagnons, s'en faire de nouveaux.

    Le gouvernement fodal bien calcul pour de petites peuplades, ne pouvaitconvenir une grande nation. Je ne dirai rien ici de l'atrocit de son droit des gens,qui tait destructif de toute libert ; mais j'observerai qu'il manquait par le point leplus important... La sage distribution des pouvoirs ; et qu'il renfermait plusieurscauses d'anarchie, qui ne tardrent pas se dvelopper et mener au despotisme.Ainsi tous les inconvnients qui en rsultrent, provinrent de ce que les Francs quis'tablirent dans les Gaules se runirent en un seul corps politique.

    Relevons ici ses vices capitaux. La puissance lgislative, toujours sage lorsqu'elles'exerce librement dans le calme, est semblable un fleuve majestueux, qui roulepaisiblement ses eaux dans les valons qu'il fconde. Mais la puissance excutrice,confie un seul, est semblable un torrent terrible, qui se cache sous terre en partantde sa source, et se remontre bientt aprs pour sortir de son lit, rouler ses flots avecfracas, et renverser tout ce qui s'oppose son cours imptueux. C'est d'elle seule quevinrent les maux effroyables que ce gouvernement a fait si longtemps l'humanit.

    Chef illustre de la nation, le prince (ai-je dit) fut constitu en dignit et enpuissance, pour veiller l'observation des lois, au maintien de la justice, au salut de

    17 Qu'on ouvre les annales de ces peuples, on y verra que la puissance suprme rsidait dans le corpsde la nation, que toutes les lois de l'tat taient faites par le peuple assembl, et qu'il en remettaitl'excution des agents de son choix.

    Tacite assure mme que le consentement de tous les membres de l'tat tait ncessaire, pourrendre valides les dlibrations, sur les objets importants.

    18 Ces assembles se nommrent d'abord champs de Mars, puis champs de Mai, dnominations tiresdu temps et du lieu o elles se tenaient. En Espagne on les nommait Cortes ; en Angleterre,Willena gamot ; en Allemagne, Diette.

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    l'tat. Tant que la couronne fut lective, elle tait presque toujours dcerne celuiqui mritait le mieux de la porter : mais ds qu'elle devint hrditaire, le prince ne fitplus rien pour s'en rendre digne ; et bientt corrompu par les plaisirs et la mollesse, ilse reposa des soins du gouvernement sur ses favoris. Ds lors la raison ne fut plus

    coute dans le conseil, l'amour du bien public n'eut plus de part aux dlibrations ;ds lors aussi le peuple ne vit plus dans son chef un serviteur fidle, et trop souvent ily trouva un ennemi dangereux.

    Dans un tat bien constitue, la puissance publique doit tre divise en un grandnombre de magistratures, qui soient toutes dpendantes du peuple et toutes indpen-dantes l'une de l'autre ; qui se contrebalancent, se temprent et se rprimentmutuellement. Mais cette distribution des pouvoirs : chef-duvre de la sagesse, taitau-dessus des conceptions d'une peuplade, peine sortie de la barbarie. Or pour avoirmal fix les limites du pouvoir qui fut confi au monarque, la constitution s'altrainsensiblement ; et pour avoir nglig les mesures propres le contenir dans ses

    bornes, les ministres en abusrent continuellement afin de rendre le princeindpendant du souverain, et de le mettre au dessus des lois.

    Le droit de nommer tous les emplois, et de disposer de toutes les charges del'tat, dfr au prince comme prrogative du trne, tait une suite de celui qu'avaittout chef d'expditions militaires de choisir ses compagnons d'armes - ainsi que ledroit de distribuer les terres de la couronne tait une suite de celui de distribuer encadeaux la part du butin qui lui tait chue.

    Tant que les Francs coururent le monde et ne furent que guerriers, ces droitstaient sans inconvnients, il tait impossible qu'un chef s'en servit, pour mettre sous

    le joug des hommes qui chrissaient l'indpendance et qui avaient les armes la main.Mais une fois que les Francs eurent des tablissements fixes, que l'arme fut dispersesur un vaste terrain, que la nation ne sut plus ce qui se passait, et ne put plus se runircontre ses oppresseurs ; les terres destines payer les services rendus l'tat nefurent plus employes qu' payer les services rendus au prince, qui se prvalut duprivilge de les accorder, pour se faire un nombre prodigieux de cratures, augmentersa puissance, et se mettre en mesure de dtruire la libert publique.

    L'hommage que les vassaux et les officiers du prince lui faisaient de leurs terres,venait de l'engagement que les compagnons d'un chef prenaient de le suivre dans sesexpditions. Ainsi des engagements contracts table, le verre a la main, devinrent

    des institutions politiques qui donnrent une foule de suppts aux monarques,dcidrent du sort des empires, et fixrent les destins de l'Europe pendant une longuesuite de sicles.

    La maxime fondamentale du gouvernement fodal, que tous ceux qui taient sousla puissance militaire d'un chef, taient aussi sous sa puissance judiciaire, venait del'usage o taient les Francs, de prendre pour arbitre de leurs altercations le chef auxordres duquel ils taient habitues d'obir. Ainsi, d'une simple condescendance rsultat

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    une maxime politique, qui confondit tous les pouvoirs runis entre les mains desofficiers du prince, le redoutable pouvoir de juger et le pouvoir militaire plus redou-table encore, ce qui couvrit la France de vexations, d'extorsions, de prvarications,d'attentats et d'assassinats juridiques.

    Le droit dfr au prince, comme prrogative du trne, de convoquer lesassembles nationales n'tait que celui qu'avaient les chefs de convoquer l'arme. Cedroit ne pouvait jamais devenir dangereux une petite peuplade, qui ne subsistait quedu produit de ses champs, de ses bestiaux, de sa chasse ou de ses rapines ; parce queleurs propres besoins obligeaient frquemment les chefs de la convoquer. Mais chezun grand peuple qui des moyens assurs de subsistance et dont le monarque a unvaste domaine ; les motifs de convoquer la nation sont beaucoup plus rares ; etl'embarras de l'assembler sur quelques points du royaume fait qu'elle n'est plusconvoque que pour des 19objets de la dernire importance. Encore le prince met-iltout en usage pour se dispenser de la convoquer, mme dans les circonstances les plus

    urgentes. Ainsi, peu aprs la conqute, toutes les affaires se trouvrent portes dusnat de la nation dans le cabinet du prince, ce qui le rendit d'emble l'arbitre de l'tat,en attendant qu'il en devint le matre. Pour russir, il n'eut besoin que d'un peud'adresse et de quelques talents. Pendant le cours d'un rgne prospre, le peuple senglige et s'endort dans la scurit : tandis que le prince, ayant sans cesse les yeuxouverts sur ses intrts, envahit tout et parvient se rendre absolu. Il est vrai que lesassembles avaient le droit d'ordonner le redressement des griefs publics : mais ellesne se tenaient qu'une fois l'anne, pendant quarante jours. Or, pour remdier aux abus,l'action rprimante du lgislateur n'tait que momentane ; au lieu que celle dugouvernement, pour multiplier les attentats, tait continuelle.

    Comme l'autorit suprme rsidait dans la nation assemble, cette autorit nereut aucune atteinte, tant que l'tat eut peu d'tendue ; parce que la nation, peunombreuse, s'assemblait toujours pour l'exercer par elle-mme. Mais aussitt que lanation fut disperse sur une vaste tendue de pays, ne pouvant plus s'assembler encorps, elle fut rduite le faire par ses reprsentants, et confier la souverainepuissance ses charges de pouvoir : ds lors la libert n'eut plus de garants, plus deboulevards : car un petit nombre prs d'mes leves qui la chrissent pour elle-mme, les hommes n'y tiennent que par les avantages qu'elle procure : or, toutes lesfois qu'ils en trouvent de plus grands la dtruire qu' la dfendre, le dsir d'aug-menter leur bien-tre particulier l'emporte ncessairement sur la crainte de participerau malheur commun : ds lors chacun renonant la patrie, ne cherche plus qu' s'en

    rendre l'arbitre ou la vendre un matre. Ainsi, peu aprs la conqute, legouvernement des Francs devint reprsentatif, et bientt la nation perdit tous sesdroits de souverainet ; force, comme elle le fut par l'tendue de l'tat, d'en remettrel'exercice des hommes uniquement occupes de leurs intrts personnels, et toujours

    19 Sous les rois de la premire race, et sous ceux de la seconde, ces assembles, assez rarementtenues, se bornaient dsigner dans la famille royale celui qui devait monter sur le trne, fairedes lois nouvelles, et statuer sur a leve des subsides.

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    tents d'employer les pouvoirs dont ils taient revtus, pour satisfaire leur cupidit,leur avarice, leur ambition.

    Dans un petit tat, presque toujours born au territoire d'une ville ou de quelques

    hameaux ; la nation, toute entire dans une peuplade pauvre et agreste, ayant lesmmes intrts, les mmes magistrats, les mmes murailles, tant anime du mmeesprit, et faisant de la libert son bien suprme, toujours ses chefs sous les yeux ;elle claire de prs leur conduite, et elle leur te jusqu' l'ide de rien entreprendrecontre le devoir. Mais dans un vaste tat, la nation, divise en plusieurs provinces,dont chaque canton, chaque ville, chaque bourg a des magistrats, des rapports et desintrts particuliers, ne forme pas un tout bien uni : loin de s'intresser galement auxaffaires publiques, les membres du souverain n'y prennent le plus souvent aucunepart ; trangers les uns aux autres, ils ne sont lis ni par la bienveillance, ni parl'estime, ni par l'amiti, ni par des avantages rciproques, ni par des droits communs,ni par la haine de la tyrannie, ni par l'amour de la libert ; comment donc

    connatraient-ils les devoirs du civisme, l'amour de la patrie ? Ds-lors il n'y plusd'union dans le corps politique, l'homme se montre partout, et partout le citoyendisparat. Ainsi, l'tat ayant trop d'tendue, les dlgus de la nation ne sont plus sousses yeux : peu peu ils s'accoutument agir sans la consulter, dj ils la comptentpour rien, bientt ils trahissent sans scrupules ses intrts, et ils finissent par trafiquerimpunment de ses droits.

    Dans un tat o les hommes n'taient devenus l'objet de la considration publique,qu' raison de leurs lumires, de leur bravoure, de leurs vertus ; l'honneur d'trechoisis pour reprsentants du peuple tomba ncessairement sur les chefs 20: ds cetinstant, la nation fut dpouille de l'autorit suprme, qui devint bientt l'apanage des

    grands et des nobles.

    Ainsi, par la simple extension de l'tat, la forme primitive du gouvernement passade la dmocratie l'aristocratie, sans que rien eut t chang la constitution. J'auraisd dire passa au despotisme, car les grands et les nobles tant tous des cratures de lacour, le prince se trouva seul matre de la souverainet.

    Quoique chaque dlgu eut la libert de proposer dans l'assemble nationale cequ'il jugeait propos ; c'tait au prince qui la prsidait de fixer les objets sur lesquelselle devait statuer : car le droit de prsidence, devenu prrogative de la couronne 21,tait une suite naturelle de celui qu'avait le chef de l'arme de proposer les exp-

    20 Sous le rgne ddouard le confesseur, les francs tenanciers au vassaux, choisirent pour reprsen-

    tants de la nation les aldermans, les ducs, les shrifs, et les autres officiers civils et militaires del'tat. Alfred dposa les aldermans sous prtexte de les remplacer par gens plus capables. Si lesannales saxonnes attribuent ce droit au prince, ce n'tait que parce qu'il l'avait usurp.

    21 Nos monarques ddaignent maintenant de prsider les assembles de la nation ; ils ne croientreprsenter dignement qu' la tte de leur conseil ; que serait-ce, si le souverain ne leur avait pasmme laiss le droit d'assister ces assembles, en qualit de simple membres de l'tat, commecela devrait tre dans un gouvernement bien ordonn.

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    ditions faire. D'ailleurs ce droit ne pouvait tre dvolu qu' lui seul : car ds que lanation vint former un grand peuple, le gouvernement eut une foule de nouvellesrelations et au dedans et au dehors, que lui seul connaissait. Le prince, devenu de lasorte l'me de toutes les dlibrations, parvint bientt enchaner le souverain, qui ne

    put plus voir que lorsque son premier serviteur lui ouvrait les yeux, ni parler quelorsqu'il l'interrogeait.

    Une fois matre d'enchaner l'activit du souverain, le prince l'empcha de conna-tre des desseins cachs du cabinet, de l'abus que le gouvernement faisait de sonautorit, des atteintes qu'il portait aux lois ; et il ne lui laissa plus que la libertd'couter ses demandes, de satisfaire ses besoins, et de concourir ses projetsambitieux. Ds cet instant, l'tat se trouva dans la dpendance de son chef. Ainsi cetteprrogative, peu ou point dangereuse chez un petit peuple qui avait toujours les yeuxouverts sur ses intrts, et toujours les armes la main, devint bientt fatale lalibert publique. C'est d'elle dont se servirent si souvent les rois des deux premires

    races, pour dtourner l'attention publique de dessus les attentats du gouvernement, enla portant au dehors ; car alors ils ne manquaient jamais de pousser quelque province la rvolte, ou d'engager la nation dans quelque guerre trangre. Or, chaque exp-dition qu'ils faisaient, ayant de nouvelles armes former, pour conqurir beaucoup,il fallait qu'ils rpandissent beaucoup ; et comme toutes leurs richesses consistaientdans le domaine de la couronne, il fallait qu'ils ravissent sans cesse les terres et lesdpouilles des vaincus, et qu'ils donnassent sans cesse ces terres et ces dpouilles : del les troubles, les dissensions, les profusions *, les vexations, les rapines et lesbrigandages qui remplissent les annales de ces rgnes malheureux, faibles, durs etbarbares.

    La rvolution que le seul agrandissement de l'tat avait opre dans la forme dugouvernement, ne se borna pas l.

    Avant la conqute, la dignit de chef de l'arme, toujours revtue du pouvoirjudiciaire, tait une vritable magistrature populaire. Mais, aprs la conqute, elledevint une simple commission royale : l'autorit des magistrats du peuple fut doncanantie, en passant toute entire dans les mains du prince. Lorsque le prince ou sesofficiers rendaient la justice, c'tait toujours d'aprs le jugement d'un tribunal com-pos de notables. Dans le gouvernement primitif, ces notables taient de simplescitoyens, immdiatement tirs du corps du peuple, et tous intresss s'opposer auxjugements arbitraires d'un seul. Mais aprs la conqute, ces adjoints furent des

    tenanciers, consquemment des cratures du chef, toujours prtes lui sacrifier lesaccuss. Aussi la justice, mal administre par les barons, ne servit-elle qu' en fairedes oppresseurs.

    Cette rvolution en opra bientt une prodigieuse dans les murs de la nation.Avant la conqute, la fortune et la naissance ne dterminaient pas le choix du peuple -

    * Libralits rpandues sans modration. (N. d. E.)

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    mais elles devenaient une rcompense attache aux dignits qu'il confrait : les talentset les vertus taient donc des fruits naturels la dmocratie. Mais aprs la conqute,tous les grands emplois se trouvrent confrs par le roi, et ils ne le furent qu' sesfavoris. Pour les obtenir, il ne fut plus question de se distinguer par un mrite

    suprieur, mais de plaire ; et bientt les courtisans ne songrent qu' tudier les gotsdu prince, profiter de ses faiblesses, se prter ses caprices, flatter ses passions, ramper ses pieds. Ds lors l'amour de la gloire, le courage, la franchise, lagnrosit, l'lvation des sentiments, firent place la souplesse, l'adulation, l'hypocrisie.

    Il y a plus : pour obtenir ces emplois, presque toujours il fallut carter desconcurrents ; les favoris se les disputrent donc entr'eux, et bientt ils ne furent plusoccups qu' se supplanter l'un l'autre. Ds lors la franchise, la vrit la droiture firentplace la dissimulation, la fourberie, la perfidie, aux trahisons.

    Leur cur, toujours ouvert l'ambition, se ferma tout sentiment gnreux, pours'ouvrir mille passions honteuses, la voix de l'honneur ne se fit plus entendre, lesliens du sang et de l'amiti furent dtruits.

    La nation n'exerant plus le droit de faire les lois et de nommer aux emplois,perdit bientt toute considration ; les valets de la cour, la fois insolents et ram-pants, ddaignrent le peuple, et s'enorgueillirent de ramper sous un matre.

    Ainsi se placrent dans leur me, cot des vices qui dshonorent l'humanit, tousceux qui l'humilient, le ddain, la hauteur et l'orgueil.

    Le caractre national n'en fut pas moins dgrad. Ds que le peuple eut perdu lepouvoir suprme, il n'entra plus pour rien dans l'administration de l'tat, il ne prit pluspart aux affaires ; ds lors indiffrent au bien public, il ne s'occupa que de ses intrtsparticuliers, et bientt, faute d'aliments, l'amour de la patrie steignit dans tous lescurs.

    Aprs avoir perdu l'exercice de ses droits, le peuple en perdit peu peu la con-naissance : alors il cessa de les dfendre contre les atteintes du gouvernement, dont ildevint enfin la proie.

    Couverts la fois d'honneurs et d'infamie, les courtisans voulurent tre respects ;

    ils se rendirent redoutables : comme le prince, couvert la fois de dignits et decrimes, se rendit terrible pour se rendre sacr. Ds ce moment, tous les rapports furentrenverss : condamn au mpris par ses propres agents, le peuple les environna derespects ; et le souverain dpouill de sa puissance par ses mandataires, tomba auxpieds de ses propres serviteurs, et adora en tremblant l'ouvrage de ses mains.

    Aprs avoir tout envahi, le despote travailla tenir ses pieds la nation abattue.Non content de s'tre rendu sacr au peuples opprims, il leur fit un crime du simple

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    dsir de secouer le joug : ds lors, machinant avec scurit contre la patrie, il putimpunment consommer sa perte : le souverain lui-mme se vit traiter en criminel,toutes les fois qu'il entreprit de ramener au devoir son coupable dlgu.

    C'est ainsi que, dans le gouvernement fodal, on voyait sans cesse, par le simplecours des choses, les inconvnients natre des inconvnients, les abus des abus, lesdsordres des dsordres, la libert conduire la licence, la licence l'anarchie, l'anar-chie au despotisme, le despotisme la tyrannie, la tyrannie l'insurrection, l'insur-rection l'affranchissement, l'affranchissement un gouvernement libre et rgulier.

    Ne terminons point cet article, sans dire un mot de l'atrocit du droit de la guerrechez les Francs.

    Chez les peuples modernes, souvent le conqurant sacrifie tout son ambition, ses fureurs, ses vengeances - et rarement les peuples prennent-ils part la querelle

    entre le prince lgitime et l'usurpateur : peu inquiets lequel des deux triomphera ;aussitt que l'un est dfait, ils se donnent l'autre, et si la fortune les ramne sous lejoug de leur ancien matre, ils ne songent pas seulement se justifier devant lui. Maischez les Francs, les vaincus 22 taient rduits en servitude, et tous leurs biensdevenaient la proie du vainqueur.

    L'esclavage, produit main arme, est un tat violent durant lequel le gou-vernement reoit de fortes secousses des peuples qui cherchent recouvrer leurlibert - alors l'tat est semblable un corps robuste qui secoue souvent ses chanes,et qui les brise quelquefois. Aussi, pour retenir les peuples dans les fers, les princesont-ils jug plus sr de les conduire peu peu l'esclavage, en les endormant, en les

    corrompant, et en leur faisant perdre jusqu' l'amour, jusqu'au souvenir, jusqu' l'idede la libert. Alors l'tat est un corps malade qu'un poison lent pntre et consume, uncorps languissant qui est courb sous le poids de sa chane, et qui n'a plus la force dese relever.

    Ce sont les moyens artificieux employs par la politique pour amener les peuples cet affreux tat, que je me propose particulirement de dvelopper dans cet ouvrage.

    22 En lisant la dplorable histoire des peuples soumis au gouvernement fodal, on voit avec plaisirque les despotes jouissaient rarement eux-mmes de la libert qu'ils enlevaient aux autres.Esclaves leur tour des ministres et des valets qu'ils chargeaient de leurs ordres, plusieurs ont trenferms dans leurs palais, plusieurs aussi ont t dposs et reclus dans des couvents, quelques-uns ont t massacrs, et presque tous ont pass leurs jours dans les transes. Or, le spectacle desalarmes dans lesquelles ils ont vcu et des tourments qu'ils ont souffert, console un peu des mauxeffroyables qu'ils ont fait l'humanit.

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    Les chanes de lesclavage

    6 - Du pouvoir du temps.

    Retour la table des matiresLe premier coup que les princes portent la libert, n'est pas de violer avec

    audace les lois, mais de les faire oublier. Pour enchaner les peuples, on commencepar les endormir.

    Tandis que les hommes ont la tte chauffe des ides de libert, que l'imagesanglante de la tyrannie est encore prsente tous les esprits, ils dtestent ledespotisme, ils veillent d'un oeil inquiet sur toutes les dmarches du gouvernement.Alors le prince craintif se garde bien de faire aucune entreprise : il parait au contrairele pre de ses sujets, et son rgne celui de la justice. Dans les premiers temps,l'administration est mme si douce, qu'il semble qu'elle ait en vue d'augmenter lalibert, loin de chercher la dtruire.

    N'ayant rien dbattre, ni sur leurs droits qu'on ne conteste point, ni sur leurlibert qu'on n'attaque point, les citoyens deviennent moins soigneux clairer laconduite de leur chef : peu peu ils cessent de se tenir sur leurs gardes, et ils sedchargent enfin de tout soucis pour vivre tranquilles l'ombre des lois.

    Ainsi, mesure qu'on s'loigne de l'poque orageuse o la constitution pritnaissance, on perd insensiblement de vue la libert. Pour endormir les esprits, il n'y donc qu' laisser aller les choses d'elles-mmes. On ne s'en fie pourtant pas toujoursl-dessus au seul pouvoir du temps.

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    Ds que les esprits commencent n'tre plus tendus, les vices du gouvernementcommencent se dvelopper ; et le prince toujours veill sur ses intrts, ne songequ' tendre sa puissance : mais il soin d'abord de ne rien faire qui puisse dtruirecette profonde scurit.

    Les chanes de lesclavage

    9 Gagner laffection du peuple.

    Retour la table des matiresCe n'est pas assez de commencer par endormir les esprits, les princes travaillent

    encore se les concilier ; et ce que font les uns pour distraire l'attention du peuple, lesautres le font pour gagner son affection.

    Le peuple romain qui distribuait les faisceaux et donnait le commandement desarmes, ce matre absolu de la terre tait passionn des spectacles : la magnificencedes ftes fut le moyen dont se servirent, pour se l'attacher, ceux qui lui ravirent sapuissance et sa libert.

    Pour captiver le peuple, les princes ont quelquefois recours aux largesses.

    Csar, parvenu l'empire, combla de dons ses officiers, ses soldats, et le peuple.Alors on entendit de tous cts la stupide multitude s'crier vive l'empereur ; telramassant un sesterce s'puisait en loges sur la libralit de son nouveau matre.

    Lorsque Charles II monta sur le trne d'Espagne, le 24 premier soin de sesministres fut de ramener l'abondance dans l'tat : cet appas, ils joignirent celui desspectacles ; jamais on ne vit tant de combats de taureaux, tant de comdies, tant dejeux, tant de ftes au got de la nation.

    Louis XIV allant plus loin, s'tudia gagner les curs par ses manires, sesprodigalits 25, sa magnificence. Il avait soin que personne ne sortit mcontent de saprsence ; il s'assurait par des emplois de ceux qui lui taient suspects, et s'attachait

    24 Dsormaux. Abrg. chron. de l'hist. d'Espagne.25 Tout don fait au peuple par le prince doit tre suspect, si ce n'est dans quelque calamit soudaine.

    Le seul moyen honnte de soulager les peuples qu'ait un prince, qui ne vise pas au despotisme,c'est de diminuer les impts.

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    par des bienfaits la foule avide des courtisans. la cour, il donnait des festins, desfeux d'artifice, des bals masques, des tournois, des spectacles. Dans les campagnes, ilrptait ces ftes, il visitait dans sa pompe les villes conquises, invitait sa table lesfemmes de qualit, faisait des gratifications aux militaires, jetait de l'or la populace

    et il tait lev jusqu'aux nues.

    Louis I, roi d'Espagne, signala les commencements de son rgne en comblant degrces et de bienfaits tous ceux qui l'approchaient.

    Mais ce n'est pas aux dons seuls qu'ont recours les princes pour gagner l'affectiondes peuples.

    En montant sur le trne, Ferdinand dbuta par des actes apparents de bont ; ildonna ordre qu'on ouvrit les prisons tous ceux qui y taient dtenus pour crimes noncapitaux, il publia une amnistie en faveur des dserteurs 26 et des contrebandiers, il

    assigna deux jours de la semaine pour recevoir les suppliques de ses sujets, et leurdonner audience.

    Avant de paratre en public, quelquefois lisabeth commandait ses gardes defrapper sur la populace : puis, comme si elle eut t rellement fche qu'ils eussentsuivi ses ordres, elle relevait aigrement leur brutalit, et s'criait que ses sujets taientses enfants, qu'on se garda bien de leur faire outrage. Sduits par ces faux airs debienveillance, les malheureux se prcipitaient ses pieds, en bnissant leur reine.

    C'est souvent par une condescendance affecte que les princes s'attachent gagnerles curs.

    Le peuple de Venise admire la bont de ses matres, lorsqu'il voit chaque anne ledoge la tte du snat, rendu Sainte-Marie Formose pour y acquitter un vu, ne pasddaigner un chapeau de paille et deux bouteilles de vin, que les artisans de laparoisse ont coutume de lui offrir : lorsqu'il voit le doge accepter quelques melonsque les jardiniers viennent lui prsenter le premier aot, et leur permettre de l'em-brasser ; lorsqu'il voit tous les snateurs assister le jour du mardi gras au massacred'un taureau ou quelqu'autre fte populaire ; lorsqu'il voit le grand-conseil le jour dela fte-dieu, passer en procession dans la place Saint-Marc, chaque noble ayant sadroite un mendiant. Qui le croirait ? Les princes marchent quelquefois au despotismepar une route qui semblerait devoir les en loigner.

    Afin d'augmenter leur autorit, quelques-uns, par un raffinement de politique,veulent paratre justes, bons, modrs : pour tromper les autres, ils se revtent eux-mmes du manteau de la bonne foi.

    26 Dsormaux. Hist., d'Espagne.

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 40

    Ximne 27 s'tant rendu l'idole des Castillans par la puret apparente de sesmurs, ses aumnes, sa munificence, son hypocrisie, parvint bannir de leurs curstoute dfiance ; et ils le laissrent tramer son aise contre la libert publique, solderde ses pargnes des troupes mercenaires, et augmenter l'autorit royale.

    Le peuple de Terre-ferme enchant des manires populaires des podestats, vantela douceur du gouvernement de la seigneurie. En voyant les inquisiteurs d'tat couterfavorablement ses plaintes, et tenir les grands jours pour la recherche des nobles dupays qu'il n'aime point, il s'imagine qu'elle n'a pour but que le soin de sa dfense, et ilbnit l'quit de ses matres.

    D'autre fois ceux qui commandent flattent l'ambition du peuple pour mieuxmasquer la leur ; ils ne lui parlent que de ses droits, ils affectent un zle extrme pourses intrts et s'rigent en tyrans, en feignant de le dfendre. Voil comment lesprinces de l'Europe en usrent avec le peuple pour craser les nobles, et fonder un

    gouvernement absolu sur les ruines du gouvernement fodal.

    Mais, que ne mettent-ils point en oeuvre pour captiver leurs sujets ? Quelques-unss'attachent rendre le peuple heureux : puis saisissant avec adresse le moment o ilvient vanter son bonheur, ils affectent du dgot pour l'empire, ils feignent d'tre lasdu fardeau de la couronne, de vouloir abdiquer : puis ils se font presser de continuer tenir les rnes de l'tat : ruse funeste, ces fourbes ayant alors la confiance aveugle dela nation, et les moyens d'en abuser.

    Les chanes de lesclavage

    10 De lappareilde la puissance.

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    Dans un sage gouvernement, les fonctionnaires publics doivent porter les attributsde leurs dignits : les honneurs qu'on leur rend sont censs rendus au peuple, dont ilssont les mandataires ; la pompe dans laquelle ils paraissent lorsqu'ils sont en fonctionsn'est point pour eux, ils ne sont que des piliers auxquels sont suspendues les enseignesnationales.

    27 Rgent de Castille, sous Charles-Quint.Banars : Hist. de Ximnes.

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    Jean-Paul Marat, Les chanes de lesclavage (1774), dition de lAn I : 1792. 41

    Mais bientt le vulgaire perd de vue ces utiles vrits ; peu d'hommes saventmme distinguer de ces enseignes la personne qui les porte : ignorance dont les prin-ces profitent habilement pour se mettre la place de la nation, ne jamais se montrerque dans l'clat de la majest royale ; et prtendre nanmoins que, revtus ou dpouil-

    ls des ornements de la royaut, ils n'en sont pas moins des objets sacrs devnration, lors mme que le destin les prcipits du trne.

    Quoiqu'il en soit : aux yeux du peuple, la pompe des princes fait partie de leur 28puissance ; aussi la plupart se sont-ils tudi 29 en imposer par un appareilmenaant.

    Quand ils se montrent en public, c'est toujours avec les attributs de l'autoritsuprme. Quelquefois ils font porter devant eux le glaive de justice, le sceptre et lesfaisceaux. Souvent ils se font accompagner en pompe par les grands officiers de lacouronne ; par le nombreux cortge de leurs courtisans, et presque toujours par la

    bande formidable de leurs satellites * 30.

    Ils ont soin aussi d'entretenir le faste de leurs maisons, dans la crainte qu'encessant de faire les matres, les grands qui les approchent ne cessent de faire lessujets ; ils en imposent toujours par un ton imprieux ; et afin de mieux apprendre auxpeuples les respecter, ils introduisent dans leur cour un crmonial imposant :quelques-uns vont mme jusqu' ordonner qu'on ne les serve et qu'on ne leur parlequ' genoux 31.

    Dans les pays de l'Orient, les princes emploient plus d'art encore pour se fairervrer et obir aveuglement.

    Renferms dans leurs palais au milieu de leurs esclaves, ils se font rarement voiren public ; mais toujours dans la pompe la plus imposante, toujours accompagnsd'une garde nombreuse richement vtue, toujours environns de leurs ministres cou-verts d'or et de perles, qui baissent les yeux et attendent les ordres de leur matre dansun profond silence.

    28 Richelieu tait bien persuad de cette vrit, lorsqu'il reprochait Louis XIII d'avoir si fort ngligce point-l. Voyez son testament politique.

    29 C'est la magnificence du premier Cosme de Mdicis qui lui donna tant d'ascendant sur ses

    compatriotes ; ce ft-elle qui, malgr la forme dmocratique du gouvernement de Florence, malgrl'attachement des citoyens leurs privilges, malgr la popularit de ceux qui remplissaient lespremires magistratures, le rendit l'me de la rpublique, et aveugla le peuple au point de luilaisser usurper l'autorit suprme.

    * Hommes arms entretenus par un despote, etc. Pjoratif. (N. d. E.)30 Autrefois les princes taient accoutums se promener presque sans gardes au milieu de leurs

    sujets, comme un pre de famille au milieu de ses enfants : mais ds qu'ils l'ont pu, ils se sontempresss de se donner une garde imposante : et aujourd'hui, il y a peu de monarques qui n'ait plu-sieurs rgiments de satellites.

    31 Philippe II, roi d'Espagne, en fit une ordonnance expresse.

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