336
Le cartable de Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire GDH n o 3 2003 C li o

LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Lecartablede

Revue romande et tessinoise

sur les didactiques de l’histoire

GDH

no 3 2003

Clio

Page 2: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Cette revue est publiée sous la responsabilité éditoriale et scientifique du Groupe d’étude des didac-tiques de l’histoire de la Suisse romande et du Tessin (GDH), constitué dans le cadre du Centresuisse de formation continue des professeurs de l’enseignement secondaire (CPS) de Lucerne.

Elle comprend sept rubriques :• L’éditorial• L’actualité de l’histoire• Les usages publics de l’histoire• Les didactiques de l’histoire• La citoyenneté à l’école• L’histoire de l’enseignement• Les annonces, comptes rendus et notes de lecture

Comité de rédaction :• FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

• CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE

• PATRICK DE LEONARDIS, GYMNASE DE LA CITÉ, LAUSANNE

Coordinateur :• CHARLES HEIMBERG

Réseau international de correspondants :• MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, CLERMONT-FERRAND

• ANTONIO BRUSA, BARI

• LUIGI CAJANI, ROME

• LANA MARA DE CASTRO SIMAN, BELO HORIZONTE

• ISSA CISSÉ, OUAGADOUGOU

• COLETTE CRÉMIEUX, PARIS

• MOSTAFA HASSANI IDRISS, RABAT

• CHRISTIAN LAVILLE, QUÉBEC

• CLAUDINE LELEUX, BRUXELLES

• ROBERT MARTINEAU, MONTRÉAL

• IVO MATTOZZI, BOLOGNE

• HENRI MONIOT, PARIS

• NICOLE TUTIAUX-GUILLON, LYON

• KAAT WILS, LOUVAIN

Maquette et mise en pages : MACGRAPH, YVES GABIOUD, PUIDOUX

Couverture : FRANÇOISE BRIDEL, GENÈVE

© Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 2003ISBN 2-606-00965-7LEP 920143A1I 1003 1 SRO

Page 3: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

TABLE DES MATIÈRES N° 3, 2003

L’éditorial |

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? |La Commune de Paris et l’exil communard en Suisse (entretien avec Marc Vuilleumier, historien,Genève) ..................................................................................................................................................... 13Jules Donet : un usage de la mémoire familiale

DANIELLE DONET-VINCENT, HISTORIENNE, PARIS ET NEW YORK .......................................................... 20

Une aventure intellectuelle en milieu rural. L’Association des Amis de Benoît Malon : une démarche d’éducation populaire

CLAUDE LATTA, PROFESSEUR HONORAIRE AU LYCÉE DE MONTBRISON ................................................... 23

Un colloque sur la Commune de Paris à Précieux et Montbrison (Loire) ................................................ 35

La Commune de 1871, une Érinye de l’enseignementDIDIER NOURRISSON, IUFM DE LYON ................................................................................................. 38

L’historiographie de la guerre d’Espagne : à la recherche de la « mémoire historique »MERCEDES YUSTA, UNIVERSITÉ DE CERGY-PONTOISE (FRANCE) ........................................................... 51

Absences et oublis dans les contenus de l’histoire scolaire en Espagne (1970-2003)JOAN PAGÈS, UNIVERSITÉ AUTONOME DE BARCELONE ........................................................................... 59

Une table ronde sur la guerre d’Espagne et sa mémoire retrouvée............................................................ 72

Regards suisses sur l’Afrique et les Africains au temps des colonies et des « zoos humains »PATRICK MINDER, COLLÈGE SAINT-MICHEL, FRIBOURG ....................................................................... 75

De la réécriture de l’histoire du RwandaJEAN-DAMASCÈNE GASANABO, UNIVERSITÉ DE GENÈVE ....................................................................... 89

Penser, enseigner les LumièresMICHEL PORRET, UNIVERSITÉ DE GENÈVE............................................................................................ 103

Les temps des migrations. Introduire temporalités et phénomènes migratoires dans la classePHILIPPE RYGIEL, UNIVERSITÉ PARIS I-PANTHÉON-SORBONNE ............................................................. 113

Les didactiques de l’histoire |L’histoire scolaire de ces treize dernières années en Italie dans le contexte européen

IVO MATTOZZI, UNIVERSITÉ DE BOLOGNE, avec en annexe une présentation de la collection ProgettoClio ...................................................................................................................................... 127

Les paradoxes d’un renouvellement ralenti. Réflexions sur l’enseignement de l’histoire en Flandre et aux Pays-Bas

KAAT WILS, UNIVERSITÉ DE LOUVAIN .................................................................................................. 144

Leçons d’histoire à l’école primaire : comparaisonsHILARY COOPER, ST MARTIN’S COLLEGE (LANCASTER) ET LAURA CAPITA, INSTITUT DES SCIENCES

DE L’ÉDUCATION (BUCAREST) .............................................................................................................. 155

Page 4: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Représentations sociales et didactique de l’histoireDIDIER CARIOU, IUFM DE CRÉTEIL..................................................................................................... 169

L’écriture des manuels d’histoire : l’exemple de la première RépubliqueMARIE-CHRISTINE BAQUÈS, IUFM DE CLERMONT-FERRAND............................................................... 179

Enseignement de l’histoire et informatique (entretien avec Daniel Letouzey) ......................................... 190

Les élèves du Cycle d’orientation, l’histoire et son enseignementPHILIPPE HAEBERLI ET RAPHAËL HAMMER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE .................................................... 202

Les finalités de l’enseignement de l’histoire : du Lycée français au Gymnasium hessoisBORIS KLEIN, LYCÉE PAUL LANGEVIN DE MARTIGUES ........................................................................... 216

De la « découverte » à la « conquête » de l’AmériqueGUILLAUME BONDI, CYCLE D’ORIENTATION, COLLÈGE DES VOIRETS, GENÈVE ....................................... 231

La citoyenneté à l’école |L’enseignement des questions sociales et historiques, socialement vives

ALAIN LEGARDEZ, UNIVERSITÉ DE PROVENCE, INRP, IUFM D’AIX-MARSEILLE ................................... 245

Discuter en classe pour construire un rapport critique à la citoyennetéCHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES-SES DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

(IFMES), GENÈVE............................................................................................................................... 254

L’histoire de l’enseignement |Regards de l’inspection : la leçon d’histoire à l’école élémentaire dans le département de l’Ain,de l’avant-guerre à l’éveil (1936-1970)

ANGÉLINA OGIER-CESARI, IUFM DE LYON .......................................................................................... 267

Il fascismo di Lidia, piccola italiana svizzeraMASSIMO CHIARUTTINI, DOCENTE DI STORIA, SCUOLA MEDIA DI VIGANELLO, suivi d’extraits en italien et en français de compositions rédigées dans une école fasciste .................................... 279

Périodiser l’histoire de l’éducation pour situer sa propre pratiquePIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG........................................................................ 303

Les annonces, comptes rendus et notes de lecture |Identités, Mémoires, Conscience historique, textes rassemblés par NICOLE TUTIAUX-GUILLON

ET DIDIER NOURRISSON ............................................................................................................................. 319Pistes didactiques et chemins d’historiens. Textes offerts à Henri Moniot, recueillis et édités par MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, ANNIE BRUTER ET NICOLE TUTIAUX-GUILLON ......................................... 321JEAN-LOUIS JADOULLE ET MATHIEU BOUHON, Développer des compétences en classe d’histoire ET MATHIEU BOUHON ET CATHERINE DAMBROISE, Évaluer des compétences en classe d’histoire .............. 323ANTONIO BRUSA, ANNA BRUSA ET MARCO CECALUPO, La terra abitata dagli uomini............................... 326Cinéma-École : aller-retour, textes rassemblés par DIDIER NOURRISSON ET PAUL JEUNET ....................... 326Éducation à la santé. XIXe-XXe siècle, sous la direction de DIDIER NOURRISSON .................................... 327Éducation et formation à la citoyenneté. Guide de références, sous la direction de l’Association pour l’Éducation Interculturelle du Québec .......................................................................................... 328L’histoire orale à l’école. Cours de perfectionnement organisé par le GDH (Groupes d’Étudedes Didactiques de l’Histoire de Suisse romande et du Tessin)............................................................. 329Archimob présente : L’Histoire c’est moi. 555 versions officielles de l’histoire suisse, 1939-1945........ 330Historia, concours suisse d’histoire......................................................................................................... 331

Page 5: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’éditorial

Le cartable de Clio

Page 6: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 7: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial – 7-9 7

ÉDITORIAL

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ceque je n’enseigne plus ? Cette double ques-tion sur la programmation réelle de l’histoirescolaire est loin d’être anodine. Elle reflète,en l’inversant, une autre interrogation àlaquelle les enseignants d’histoire n’échap-pent pas, celle du choix des thèmes factuelsqu’ils développent au cours de l’année. Elleest l’une des manières d’entrer dans le vif dusujet, c’est-à-dire le débat fondamentalautour de la conception de l’enseignement-apprentissage de l’histoire. Raison pourlaquelle elle constitue un dossier thématiquedans cette troisième livraison du cartable deClio, dossier qui prend la place de deuxrubriques habituelles de notre revue, « Lesfaits de l’histoire » et « Les usages publics del’histoire ».

L’histoire enseignée à l’école est uneconstruction qui résulte de nombreux fac-teurs. Elle dépend des programmes ou desplans d’études, mais aussi d’options prisespar les enseignants dans leur classe. Doit-ellese présenter comme un vaste récit linéaire,une vue d’ensemble ponctuée de tableauxqui se succéderaient par des relations decause à effet dûment établies ? Les élèves doi-vent-ils accéder à une culture générale nour-rie des grands faits de l’histoire ? Entrer dansles modes de pensée de l’histoire ? Apprendreà mobiliser les concepts historiens pourinterroger le passé à partir des questions du

présent ? Se forger progressivement uneconscience historique qui leur permettrad’exercer leur citoyenneté avec lucidité ? Lestravaux récents en matière de didactique del’histoire, dont certains sont évoqués dans cenuméro du cartable de Clio et dans les précé-dents, tendent à montrer que la programma-tion de l’histoire enseignée n’est pas qu’uneaffaire de choix thématiques, mais qu’elleimplique aussi de leur associer des conceptsou des modes de pensée particuliers.

Dans une société démocratique, l’écolepublique doit se préoccuper de la culturecommune qu’elle entend rendre accessible etfaire construire à tous les élèves, ou au moinsau plus grand nombre possible d’entre eux.Pour le domaine de l’histoire, la question dela nature de cette culture commune est doncégalement posée : est-elle constituée de don-nées factuelles, de récits ? de concepts ? demodes de pensée spécifiques à la discipline ?ou de tout cela à la fois ?

S’agissant des faits de l’histoire qui sontenseignés, leur présence ou leur absencedans les manuels scolaires, dans les classeursdes élèves ou au sein même des classes sonttoujours significatives. Tout enseignementd’histoire est une succession de choix, maisaussi de renoncements, qui peuvent êtreexplicites ou non, réfléchis ou non. Le plussouvent, dans les débats publics sur l’histoire

Page 8: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial

scolaire, c’est la nécessité de faire connaîtretel ou tel moment de l’histoire qui est miseen avant. Mais qu’en est-il des choix effec-tués par les enseignants, en particulier deleurs renoncements ? Ils dépendent bien sûrd’un facteur « temps » qui reste unanime-ment décrit comme tyrannique par tous lesmaîtres d’histoire. Certains héritages cultu-rels, certaines coutumes didactiques, restenttoutefois décisifs. On peut évoquer parexemple la nécessité que les faits abordés enclasse soient suffisamment mis à distance,par le temps écoulé ou par leur caractèrefroid. L’histoire enseignée s’efforce de décriredu réel, en principe reconnu par la sciencehistorique. Peu encline au débat, elle éprouveplus de peine à transmettre les doutes et lescontradictions des travaux des historiens. Ilest vrai qu’une autre coutume enjoint auxenseignants de ne pas entrer dans trop decomplexité, ni trop de réflexion avec dejeunes élèves qui devraient d’abord maîtriserles « bases » de la discipline.

Il faudrait donc éviter le chaud, ce qui crée lapolémique, ce qui est trop compliqué…Voilà qui explique sans doute une certaineréticence à l’égard de l’enseignement del’histoire du XXe siècle, et surtout des annéesles plus récentes, même pour des élèves defin de scolarité obligatoire qui n’aurontdésormais même plus vécu la chute du Murde Berlin.

Mais les choix thématiques de l’histoireenseignée dépendent encore d’autres fac-teurs. Par exemple, ils peuvent s’orienter versune histoire des vainqueurs et des élites, ouprendre en considération d’autres points devue. S’ils restent massivement européocen-tristes, ils peuvent rester plus ou moinsconfinés dans une approche nationale de

l’histoire. Ils peuvent s’ouvrir plus ou moinsà de l’histoire locale, à une variété d’ap-proches historiques.

Avec ce dossier spécial sur les silences et lesrenoncements de l’histoire scolaire, ce troi-sième numéro du cartable de Clio cherche àouvrir le débat. Il ne s’agit bien sûr ici quede se poser des questions et d’entamer uneréflexion qui se poursuivra nécessairement,le problème étant beaucoup plus vasteque ne l’illustrent les quelques cas qui sontabordés.

Trois exemples sont ainsi pris en considéra-tion, qui sont très différents :

L’histoire de la Commune de Paris et samémoire estompée : au fil du temps, avec ladisparition des témoins et de leurs descen-dants directs, la mémoire biographique de cegrand événement d’histoire sociale est entrain d’être remplacée par une mémoire plusrestreinte, dépendante du volontarisme dequelques-uns. Le thème de la Communeintéresse bien sûr les historiens, mais il tendà s’effacer de la mémoire du mouvementsocial et occupe de moins en moins de placedans les manuels scolaires (qui privilégientplutôt les événements parisiens de 1848dans leurs dernières livraisons) et les classesd’histoire.

La question de la Guerre d’Espagne dans lajeune démocratie espagnole : alors qu’un tra-vail de mémoire s’effectue et progresse sousl’impulsion de divers témoins, anciens pro-tagonistes et membres de la société civile, lecontexte contemporain n’a été que récem-ment favorable au développement d’une his-toire critique de cet événement traumatiquequi soit équilibrée, mais non complaisante à

Page 9: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’éditorial 9

l’égard du passé franquiste. ll reste cepen-dant beaucoup à faire, notamment pour queces visions renouvelées se diffusent mieuxdans l’espace public. Mais surtout, dans lecadre scolaire, c’est un silence prudent, bienque lourd de conséquences, qui l’emportegénéralement pour les élèves espagnols.

L’histoire de l’Afrique et de la manière donton a « regardé » les Africains au temps descolonies : pour n’avoir pas été un pays colo-nial, la Suisse peut se permettre de rester trèslaconique sur ce thème dans ses programmesscolaires, même si les engagements écono-miques de sa classe dirigeante étaient trèsimportants. Les silences et les non-dits peu-vent concerner tout autant une histoire afri-caine qui reste ignorée par les élèves suisseset européens, mais que les Africains doiventbien construire simultanément à un travailde mémoire, notamment après le génociderwandais.

Sur ces trois thèmes, les articles de notre dos-sier fournissent des informations et propo-sent un tableau synthétique de l’état actuelde l’historiographie. Ils témoignent aussi, àl’image de la contribution de Claude Latta,de l’action publique et des travaux des histo-riens qui sont les plus engagés dans cesdomaines. Rappelons toutefois qu’il s’agitbien là de thèmes qui sont peu présents dansles classes, et que les jeunes élèves ont debonnes chances d’ignorer.

Deux autres contributions ont également étéintégrées dans ce dossier. L’une porte sur laquestion de l’enseignement des Lumièresdans les écoles secondaires, sa raison d’être,ses insuffisances, son « refroidissement »récent et le renouvellement dont elle devraitfaire l’objet. L’autre évoque la question de

l’histoire des migrations et de leurs tempora-lités. L’une s’attache à une dimension de laculture commune qui se trouve aux fonde-ments mêmes de la démocratie modernetout en posant la délicate question de l’uni-versel. Elle nous rappelle à juste titre ladimension cosmopolite du projet émancipa-teur des Lumières et nous interpelle sur sonactualité. L’autre présente une dimensionoccultée de l’histoire scolaire, celles desmigrations, inscrite dans une histoire cri-tique du lien social qui reste sans doute mar-ginale dans l’enseignement, alors qu’ellepourrait permettre à de nombreux élèves deretrouver une place dans le grand récit del’histoire humaine et dans les contenus deleurs apprentissages.

Comme le montrent quelques-unes descontributions de ce volume, les silences, lesoccultations et les renoncements ne concer-nent pas seulement les choix thématiques del’histoire enseignée et leurs échelles, locale,nationale, européenne ou mondiale. Ils peu-vent être engendrés par les impasses d’unehistoire scolaire linéaire et non problémati-sée. Ils s’observent également par la manièred’aborder un thème d’histoire, selon quel’on parlera par exemple de « conquête » oude « découverte » de l’Amérique.

Parce qu’elle traite un champ beaucoup tropvaste, l’histoire enseignée doit nécessaire-ment procéder par des choix. La réflexiondidactique permet donc de lui fournir descritères pour affronter ce vaste problème etmieux savoir pourquoi elle traite tel sujetalors qu’elle reste silencieuse sur beaucoupd’autres.

La rédaction

Page 10: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 11: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseignepas ? Qu’est-ce que je

n’enseigne plus ?

Le cartable de Clio

Page 12: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 13: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – La Commune de Paris et l’exil communard en Suisse – 13-19 13

LA COMMUNE DE PARIS ET L’EXIL COMMUNARD EN SUISSE

ENTRETIEN AVEC MARC VUILLEUMIER, HISTORIEN, GENÈVE

Comment peut-on caractériser aujourd’hui laCommune de Paris dans l’histoire ?

C’est un événement complexe, à la fois uneréaction nationale suite à la défaite de 1870-1871 devant les armées prussiennes et alle-mandes coalisées et un mouvement socialqui marque la première tentative de la classeouvrière, ou de ses éléments avancés, pourprendre le pouvoir et tenter d’instaurer unesociété fondée sur d’autres principes que lasociété capitaliste. C’est de ce double aspectque tient justement la complexité de l’événe-ment puisqu’on y trouve à la fois des élé-ments patriotiques, comme le colonel Ros-sel, et des éléments socialistes, ouvriers,comme Eugène Varlin.

Cet événement, en quoi est-il révélateur de sonépoque ?

D’abord, bien entendu, parce qu’il se produitdans le contexte de la guerre franco-alle-mande. Mais surtout, c’est aussi la fin duSecond Empire, une société qui avait connutout son essor grâce au développement éco-nomique des années 1852 et suivantes, ycompris les années 1860. C’est une périodede profonde transformation sociale qui a vus’accélérer un certain nombre d’évolutions.De ce fait, cette Commune, qui arrive à lasuite du Second Empire, constitue enquelque sorte un tournant. En même temps,

bien qu’elle ait été écrasée, elle contribue àl’affirmation et à l’établissement définitif dela IIIe République en France.

Justement, à propos de ce tournant, la Com-mune est souvent considérée comme unmélange de modernité et de réminiscences dupassé. Cette formule exprime-t-elle égalementcette complexité de la Commune ?

Parfaitement, en ce sens que l’on y trouve à lafois des éléments qui appartiennent aumonde nouveau, né de l’industrialisation,une classe ouvrière de type moderne, et éga-lement des éléments qui jouent un trèsgrand rôle et qui se rattachent encore à l’in-dustrie traditionnelle parisienne, fondée surle petit atelier ; ce qui a donné d’ailleurs tousses traits à la Première Internationale tellequ’elle s’est développée dans les années 1864à 1871, à Paris, mais aussi dans d’autresgrandes villes françaises.

De ce point de vue, la Commune de Paris joue-t-elle un rôle dans la périodisation de l’histoiredu mouvement ouvrier international ?

Incontestablement, parce qu’elle a été recon-nue très tôt, au moment même de son exis-tence, par l’ensemble du mouvement ouvrierorganisé. Les camarades français étaient àl’avant-garde, ils montraient la voie. Et unpeu partout en Europe, les éléments déjà

Page 14: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

14 Le cartable de Clio, n° 3

organisés de la classe ouvrière se sont recon-nus dans la Commune.

La Commune a été suivie par une période derépression, par l’expérience du bagne et del’exil, jusqu’au retour d’un certain nombre deCommunards. Elle est aussi devenue un enjeude mémoire et de commémoration, notam-ment lors de la journée du 18 Mars qui mar-quait son déclenchement. Cela a-t-il durélongtemps ?

Je voudrais d’abord préciser qu’il faut se gar-der d’exagérer la coupure que représente larépression après la Commune dans l’histoiredu mouvement ouvrier. En fait, on s’aperçoitque le mouvement ouvrier a continué à sedévelopper dans les années 1872, 1873 et sui-vantes. À partir de 1876 sont apparus enFrance les premiers congrès ouvriers, dontprincipalement celui de Marseille en 1879,qui donnera naissance à un premier partiouvrier. Il y avait donc une convergence entreun mouvement ouvrier qui ne se réclamaitpas de la Commune, qui s’était développéaprès, et d’anciens Communeux, qui étaienten exil, qui se sont intéressés à la renaissancede ce mouvement ouvrier et qui s’y sont inté-grés pour une part, d’autres n’ayant pasréussi. De ce fait, les historiens de ces vingtdernières années ont tendu à relativiser cehiatus des années 1871 à 1880. Cela dit, laCommune a bien sûr représenté très tôtquelque chose d’important pour l’histoire dumouvement ouvrier, du point de vue de lamémoire. C’est manifeste dès les premiersanniversaires du 18 Mars qui se passent enexil et voient des ressortissants de différentesnations participer à des meetings commémo-ratifs de la Commune de Paris. Avec le retourdes proscrits en France, entre 1879 et 1880,on prendra l’habitude de célébrer ouverte-

ment, chaque année, ce 18 Mars, mais parfoisaussi la Semaine sanglante de la fin mai. LaCommune a donc tout de suite représenté unenjeu historique et il y a eu une espèce delutte entre les différentes fractions socialistespour tâcher de s’emparer de cet héritage.

Et cette commémoration, combien de temps a-t-elle duré ?

La commémoration a duré pratiquementjusque dans l’entre-deux-guerres. Il y a mêmeencore eu des meetings commémoratifs quise sont tenus en France, à Paris essentielle-ment, jusque dans les années 1950, voire 1960,pour ne pas parler du centenaire de 1971 quifut bien sûr une occasion un peu exception-nelle. Cela dit, l’apogée de cette commémora-tion me semble devoir être placé entre ledébut du XXe siècle et la Première Guerremondiale. Mais encore dans l’entre-deux-guerres, le 18 mars restait une journée géné-ralement célébrée par le mouvement ouvrier.On y joignait d’ailleurs, depuis l’époque de lafin des années 1870, une autre commémora-tion, celle du 18 mars 1848, le soulèvement dela population berlinoise : apprenant le succèsde la révolution à Vienne, elle renversa le pou-voir despotique du roi de Prusse, l’obligeantmême à se découvrir devant le cortège desinsurgés portant les cadavres de ceux quiavaient été tués sur les barricades.

Cette période de l’apogée de la commémorationdu 18 Mars est aussi celle de l’apparition d’uneautre commémoration, la fête des travailleursdu 1er Mai. Comment expliquer que l’une se soiteffacée alors que l’autre ait perduré?

Le 1er Mai, à ses débuts, c’était quelque chosede relativement restreint. On n’avait mêmepas prévu de renouveler la manifestation. On

Page 15: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 15

avait seulement adopté le 1er mai 1890, maispersonne ne se doutait à l’époque que l’onétait en train d’inventer une véritable tradi-tion. Ce qui explique peut-être cette perma-nence du 1er Mai, c’est qu’on peut y mettre unpeu tout ce qu’on veut, à côté de la revendica-tion de la journée de huit heures. Le 18 Mars,c’est la commémoration d’un événement, quel’on peut bien sûr mettre en relation avec desrevendications actuelles. Par contre, le 1er Maia une valeur véritablement universelle. LaCommune de Paris, c’est un événement fran-çais, puis européen, même si au-delà de l’Eu-rope, en Amérique du Nord ou ailleurs, on apu parfois célébrer le 18 Mars.

Aujourd’hui, on peut observer un certaindécalage entre ces ouvriers d’il y a une centained’années qui commémoraient chaque 18 Marset le mouvement social actuel. Le souvenir dela Commune ne s’est-il pas considérablementestompé ?

Oui, aujourd’hui le souvenir de la Communes’est estompé, comme beaucoup d’autresd’ailleurs, aussi bien en ce qui concerne lemouvement ouvrier que l’histoire généraledu pays. Il y a évidemment une espèce dedéficit général de la mémoire historique, cequi explique certainement la disparition decette commémoration du 18 Mars.

Il semble que dans les pratiques scolaires, dansles programmes, dans les manuels, cette Com-mune de Paris ait également tendance à s’effa-cer. Que pourrait-on donc faire valoir, aujour-d’hui, pour aller dans le sens d’une meilleureprise en compte de cet événement dans la trans-mission de l’histoire aux nouvelles générations?

Il est assez difficile de répondre à cette ques-tion. Il est évident que la Commune de Paris

représente un événement marquant pourqui étudie l’histoire de la France duXIXe siècle. On ne peut donc pas la passersous silence. Mais, d’autre part, si on se placedans le cadre d’une histoire générale quiferait peut-être une moindre place à l’his-toire européenne, on peut se poser la ques-tion de savoir s’il est justifié de consacrer dutemps à l’étude de la Commune de Paris. Il ya en effet beaucoup d’autres événementsimportants à l’échelle mondiale. Je crois parcontre que ce qu’il faudrait mettre en valeur,c’est le souvenir qui a marqué de très nom-breuses générations. Il faudrait peut-êtretrouver le moyen, par l’enseignement, defaire comprendre l’importance qu’a repré-senté cette mémoire de la Commune pourdes générations entières du mouvementouvrier socialiste et communiste, sans parlernaturellement du courant anarchiste qui seréclame lui aussi de la Commune.

C’est donc un événement qui est à considérerdans une périodisation beaucoup plus largeque son seul déroulement pour le donner à voiravec les traces qu’il a laissées ultérieurement ?

Oui, c’est ce qui me semble. Je n’ai pas desolutions à proposer, mais c’est sans doutedans cette voie-là qu’il faudrait se diriger,dans le cadre d’une étude générale des mou-vements ouvriers et socialistes, en montrantcomment cet événement local, qui se limite àParis et à quelques villes de la province, a puavoir de l’importance, mais sans avoir parexemple la portée de la Révolution françaisede 1789-1794.

Dans le même esprit, il est aussi important desouligner qu’après la Commune, des proscritsse sont réfugiés en Suisse où ils ont eu un certain nombre d’activités.

Page 16: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

16 Le cartable de Clio, n° 3

C’est là un élément d’histoire nationale, etaussi locale puisque la plus grande partie deceux qui se sont réfugiés en Suisse après larépression se sont essentiellement concen-trés à Genève. C’est quelque chose qui étaitencore présent il y a une vingtaine d’annéesdans l’esprit des gens plus ou moins cultivés.On savait alors, d’une manière générale, quedes Communards avaient vécu à Genève.Quelques publications l’avaient d’ailleursrappelé, notamment une étude romancée dufrançais Fernand Fournier-Marcigny parueen 1949, Ce printemps-là… Mais, à proposd’ouvrages romancés, le meilleur demeurecelui de Lucien Descaves, Philémon vieux dela vieille, dont la première édition remonte à1913. Fondé sur les nombreuses conversa-tions que l’auteur avait eues avec les survi-vants de 1871 et sur les documents qu’il col-lectionnait, le livre se présente sous la formed’une enquête où Descaves interroge les unset les autres, rectifiant à l’occasion les proposde l’un par ceux d’autres témoins ou par sapropre intervention. Le récit de cette quêtefait ainsi la part des déformations et de l’ou-bli. Ce n’est pas seulement le roman de l’exilà Genève et en Suisse, c’est aussi celui dusouvenir de la Commune tel qu’il se trans-mettait chez ses survivants. Ainsi la mémoiredes réfugiés de la Commune a-t-elle duréassez longtemps. Un autre élément qui estintéressant, c’est l’attitude des autorités àl’égard de ces réfugiés. Il y avait depuisl’époque de la Monarchie de Juillet un prin-cipe qui s’était établi d’une manière générale,celui de la non extradition pour crime poli-tique. Le ministre des Affaires étrangères dugouvernement français, Jules Favre, a toute-fois tenté de contourner ce principe endépeignant les Communards comme descriminels, parce qu’ils s’en seraient pris nonpas au régime politique, mais aux fonde-

ments mêmes de la société, essentiellementau principe de la propriété privée. Son argu-mentation, développée dans une célèbre cir-culaire à tous les gouvernements européens,consistait donc à demander que l’on neconsidérât pas les Communards comme desréfugiés politiques, mais comme des crimi-nels de droit commun. C’était là une tenta-tive de criminaliser leur action politique.Mais, après quelques jours d’hésitation, leConseil fédéral, comme l’Angleterre ou laBelgique, s’est finalement rallié à la concep-tion traditionnelle, accueillant la circulairede Jules Favre par une fin de non recevoir.Quand il acceptera d’extrader un obscurréfugié accusé d’escroquerie, ce sera à lacondition expresse qu’il ne serait jugé quepour ce seul délit et non pour sa participa-tion à l’insurrection.

Ces Communards réfugiés en Suisse, quiétaient-ils et que faisaient-ils ?

C’était une population assez représentative.Beaucoup venaient de villes de province, deLyon et de Saint-Étienne en particulier, maisaussi des villes du Midi comme Narbonneou Marseille. C’était essentiellement des tra-vailleurs, des ouvriers, il y avait aussi desgens qui avaient une formation académique.En Suisse, ils ont généralement vécu de leurmétier. Certains d’entre eux qui ont laissédes souvenirs disent que les plus mal lotisétaient encore ceux qui avaient une forma-tion intellectuelle, parce qu’ils trouvaient dif-ficilement du travail, tandis qu’un bonouvrier, un bon mécanicien, malgré la crisesévère qui a commencé à partir de 1873-1874, trouvait quand même du travail et par-venait à vivre. Certains d’entre eux se sontd’ailleurs très bien adaptés. Parmi les intel-lectuels, on peut penser à un Georges

Page 17: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 17

Renard, qui commencera par enseigner dansune institution privée, passera au Collège deVevey, puis à l’Académie et au Gymnase deLausanne, rentrera quelque temps à Parisaprès l’amnistie, puis, ne trouvant pas de tra-vail, reviendra à Lausanne où il sera nomméprofesseur à l’Académie jusqu’en 1900. Il ajoué un rôle important dans la vie intellec-tuelle lausannoise et s’est très bien adapté àla vie locale. C’est un exemple d’une trèsbonne intégration.

Quelles autres figures importantes peut-onciter ?

Il y a bien sûr d’anciens membres de la Com-mune, c’est-à-dire d’anciens élus de l’Assem-blée de la Commune comme Gustave

Lefrançais, Arthur Arnould, Benoît Malon,qui ont séjourné plus ou moins longuementen Suisse. Lefrançais, par exemple, nous alaissé des mémoires inachevés sur son exil enSuisse.

Ces Communards avaient-ils une sociabilitépropre ? Y avait-il des lieux particuliers où ilsse réunissaient ?

Oui, ils avaient une sociabilité propre, parcequ’une partie d’entre eux, dès leur arrivée, sesont regroupés et ont pris parti dans lesluttes de tendances qui déchiraient alors laPremière Internationale. Ils avaient doncétabli une section, la section de Longemalle –c’est un terme qui n’est pas officiel maisqu’on trouve souvent dans les souvenirs de

Les communards dans la salle du café du Levant, vus par le dessinateur du Monde illustré, 27 avril 1872,N° 785 (BPU, photo F. Martin). De gauche à droite : discutant à une table, Jules Montels, Gaillard fils etGaillard père ; groupe de trois au premier plan : Jules Guesde, Louis Marchand, Gustave Lefrançais ; attabléau centre, la tête tournée à gauche : Buyat. Tiré de Souvenirs de deux Communards réfugiés à Genève, 1871-1873, de Gustave Lefrançais et Arthur Arnould, présentation par Marc Vuilleumier, Editions Collège duTravail, Genève, 1987, pp. 74-75.

Page 18: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

18 Le cartable de Clio, n° 3

l’époque parce qu’elle se réunissait dans uncafé de la Place du même nom. Ils avaientmême organisé, pendant quelque temps, enville de Genève, la « marmite sociale », uneespèce de restaurant coopératif, à l’imitationde ce qui avait existé à Paris. L’expérience aduré pendant un peu plus d’une année, uneannée et demie, puis elle s’est dissoute. Ils’était formé aussi une Société des proscritsde la Commune qui a vécu, avec des hauts etdes bas, jusqu’à l’amnistie de 1880. On dis-pose par ailleurs d’une jolie gravure, qui avaitété réalisée pour le Monde illustré en 1872[voir p. 17], montrant au café du Levant, àGenève, tous les proscrits de la Communeréunis ensemble. Ils ont été dessinés par l’en-voyé spécial du journal, mais, bien entendu,s’ils sont représentés tous ensemble, ils n’ontsans doute jamais été tous réunis au mêmemoment dans le même café. Il y a aussi un

Réfugié à Genève, Napoléon Gaillard, dit Gaillardpère, ouvrit une «Buvette de la Commune», àCarouge, à l’angle de la rue du Marché et del’actuelle rue Vautier. Ce dessin est l’œuvre de sonfils, Gustave Cortès, dit Gaillard fils, peintre surporcelaine et graveur, auteur de poésies. Pour mettrefin aux remous hostiles suscités par le granddrapeau rouge de la Commune arboré au-dessus del’entrée, Gaillard y avait fait coudre une toute petitecroix fédérale! L’estaminet, qui exposait diverstableaux et dessins relatifs à la Commune etprovoquait des articles horrifiés dans la pressefrançaise, ne fit pas de bonnes affaires et dut bientôtfermer. Napoléon Gaillard reprit son métier decordonnier et ouvrit une échoppe à la rue duConseil-Général. Ce dessin a appartenu à LucienDescaves qui avait envisagé d’en illustrer son roman«Philémon vieux de la vieille», consacré auxproscrits de la Commune en Suisse. Tiré deSouvenirs de deux Communards réfugiés à Genève,1871-1873, op. cit., pp. 66-67.

autre exemple, plus restreint, c’est l’Estami-net français, à Carouge. Il avait été monté parun personnage pittoresque, le CommunardNapoléon Gaillard, cordonnier de son état,qui affichait dans son café des proclamationset des peintures de la Commune. Il arboraitaussi un immense drapeau rouge, celui de laCommune, qui avait fait jaser les gens etirrité, semble-t-il, les autorités communales.Aussi avait-il dû rajouter une toute petitecroix blanche au centre.

Cette mémoire de la présence des Commu-nards en Suisse romande s’est donc elle aussiestompée depuis une vingtaine d’années. Maisfinalement, quel bilan peut-on tirer de cetteprésence qui pourrait avoir du sens pouraujourd’hui ?

Le bilan n’est pas très abondant, il faut bienle dire. Mis à part le rôle culturel joué par un

Page 19: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 19

Georges Renard à Lausanne et dans le can-ton de Vaud, cela demeure un peu anecdo-tique. Il faut souligner quand même qu’uncertain nombre de ces Communards ont prisune part active au mouvement ouvrier local.Certains se sont intégrés dans les mouve-ments, par exemple celui des ouvriers bijou-tiers, ou celui des typographes où un certainPiéron a joué un rôle fort important,combattant même au sein de l’associationdes typographes pour faire reconnaître ledroit égal des femmes, ce qui n’allait pas dutout de soi chez les typographes, puisqu’ilsexcluaient en principe les femmes de leurassociation, et cela pendant de nombreusesannées jusqu’au milieu du XXe siècle.D’autres, qui se sont engagés dans les luttesde tendances au sein de la Première Interna-

tionale, ont renforcé le groupe de Bakounineet de la Fédération jurassienne. Un certainnombre d’entre eux, par exemple le Commu-nard Pindy, à La Chaux-de-Fonds, ont jouéun grand rôle dans le développement de laFédération jurassienne et dans l’affirmationde ses principes libertaires qui donnerontplus tard naissance au courant anarchiste.

Propos recueillis par CHARLES HEIMBERG

Parmi de nombreux travaux sur les réfugiés dela Commune et l’histoire du mouvementouvrier, Marc Vuilleumier a notamment pré-paré et présenté la publication des Souvenirs dedeux Communards réfugiés à Genève. 1871-1873, op. cit.

Page 20: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

20 Le cartable de Clio, n° 3 – Jules Donet : un usage de la mémoire familiale – 20-22

JULES DONET : UN USAGE DE LA MÉMOIRE FAMILIALE

DANIELLE DONET-VINCENT, HISTORIENNE, PARIS ET NEW YORK

Objet improbable, lieu immatériel, lamémoire, au confluant de l’affectif et del’objectif, du champ historique et dudomaine émotif, que ce dernier soit collectifou individuel, peut-elle être objet derecherche ? Pierre Nora nous a montré unevoie magistrale avec sa série Les lieux demémoire. Mais comment considérer, éparses,les mémoires familiales chargées de souve-nirs transmis au long des générations, filténu que la parole, le plus souvent seule, tendjusqu’à la rupture ou la dissolution dans letemps ? Ces voix qui disent, dans le privé desfamilles, la mémoire de faits historiques ont-elles valeur de documents authentiques ?Parce que le souvenir persistait dans mapropre famille, au-delà des silences imposés,il m’a paru intéressant de considérer à la foisl’objet souvenir et son mode de transmis-sion, et de comparer ce tout, familial et privé,à la mémoire publique, c’est-à-dire auxdocuments d’archives se rapportant auxfaits. Le travail de mémoire, ici, est devenuaussi important que le souvenir lui-même et,au risque de bouleverser les règles et codesde l’étude historique en prenant en comptema propre expérience, ma propre perceptionde la mémoire transmise, il a abouti à unecommunication lors d’un colloque sur laCommune de Paris1.

Petite fille, j’ai découvert dans un livre d’his-toire l’existence d’une révolution appeléeCommune. Je ne comprenais pas ce nom.J’ai interrogé mon père. À ma grande sur-prise, il m’a alors dit que son grand-père, quiavait fini sa vie dans un village du Gard, avaitparticipé à ce mouvement et que, pour cetteraison, il avait été condamné à la déporta-tion simple en Nouvelle-Calédonie, d’où ilétait revenu en 1879.

J’interrogeai encore, ne sachant pas ce queces mots, si nouveaux pour moi, recou-vraient. Mais ma mère intervint : il ne fallaitparler de ce personnage « envoyé au bagne »,ni en famille, ni avec mes petites camarades.À l’époque où je découvrais tout cela – ausortir de la Guerre – la gauche communisteétait pratiquement à son apogée : il n’y avaitrien de honteux à s’en réclamer, d’autant quele militantisme communiste familial pater-nel était de notoriété publique. De plus, riendans l’éducation de ma mère ne pouvait jus-tifier le silence sur ce combattant disparu.Seule la référence au bagne faisait tache.C’est cela qu’il ne fallait pas dévoiler afin dene pas nuire à notre réputation.

Mon père a cédé. Moi de même. Jusqu’aujour où, devenue adulte, j’ai bravé l’interdit.Et mon père alors m’a rapporté les propos deson grand-père. Mais il m’a rapporté égale-ment les conditions dans lesquelles les récits

1 En amont de cette communication un ouvrage a étérédigé, non encore publié.

Page 21: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 21

étaient faits: toujours en l’absence de sa grand-mère qui, comme ma mère, avait imposé lesilence sur ce passé à ses yeux peu glorieux.

L’ancien Communeux non seulement disaitaux deux aînés de ses petits-fils ce qu’il avaitvu, mais encore et surtout ce qu’il avait res-senti et pensé ; cette dernière part tenait uneplace aussi, voire plus importante que la nar-ration des faits nus. Tout cela était appuyé surune volonté affirmée de témoigner d’unevérité autre, ou complémentaire, à celle alorsconnue. Une passion certaine se manifestaitdans les propos et l’attitude de l’ancien com-battant. Mon père avait gravé dans samémoire non seulement les faits et penséestransmis mais encore la volonté de fairesavoir. Et il se montra heureux de ce que deuxde ses propres enfants, dont moi-même,montrent un intérêt pour ce passé rapporté.

Mon père nous transmettait les propos del’ancêtre, mais, en même temps, il nous fai-sait part de ses doutes : le vieil homme auto-ritaire, retiré dans le village où sa femmeavait une maison héritée de ses parents, pra-tiquant la pêche avec délectation, avait-il puêtre le combattant enflammé et courageuxqu’il décrivait ? Avait-il réellement connu lescombats de Neuilly, d’Issy, de Gentilly, del’Hôtel de Ville, quitté au petit matin du25 mai, comme il le prétendait ? Mon père nedemandait rien mais je crus comprendrequ’il attendait de moi que je fasse desrecherches dans les archives publiques. J’aihésité longtemps, sans doute par crainte devoir la mémoire familiale, teintée des cou-leurs d’une image d’Épinal, fortement trou-blée par la mémoire publique officielle.

Le dossier du grand-père fut trouvé auxArchives de l’Armée de terre. L’existence de

ces papiers stupéfia littéralement mon père ;leur présence dans un fonds public donnaitsoudain une autre dimension à la figure del’ancien Communeux : par le poids desdocuments officiels, il devenait personnagehistorique à part entière. De plus, le contenudes pièces du procès confirmait en particu-lier la réalité des circonstances atténuantesaccordées à l’unanimité. Mais pourquoi unetelle clémence ? L’ancêtre avait expliqué qu’ilavait tu la plus grande part de ses actions lorsdes interrogatoires. Mais qui fallait-il croire :le récit maintenant si lointain, devenu plustroublant encore depuis que les archives enconfirmaient l’authenticité au moins par-tielle, ou les documents officiels ? Il fallaitaller plus loin, toujours au risque debrouiller, voire de détruire l’écheveau dessouvenirs transmis.

La mort de mon père a interrompu cettequête d’informations pendant plusieursannées. Puis, poussée par mon frère, je suisrevenue sur le chantier ouvert. Dans lesarchives publiques dispersées entre Paris,Cherbourg et Aix-en-Provence, nous avonsalors retrouvé notre ancêtre sur les lieux decombat qu’il avait indiqués, les compagnonsvenus de sa rue, le numéro de son Chassepot– dont il n’avait pas gardé la mémoire. Nousl’avons retrouvé sur son ponton, au creux del’hiver 1871/1872, puis à la prison de Saint-Germain, puis au Fort des Saumonards, puispartant vers la Nouvelle-Calédonie.

Le récit transmis oralement apparaissaitauthentique. Alors, à mon tour dépositairede ce souvenir légué, mêlant mémoire fami-liale et mémoires publiques, j’ai entrepris depasser le relais aux générations qui mesuivent, et j’ai rédigé un long récit de lavie de mon arrière-grand-père pendant la

Page 22: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

22 Le cartable de Clio, n° 3

Commune. Peut-on pour autant prétendreque le produit de ce travail est une étude his-torique ? J’ai la faiblesse de le croire, dans lamesure où la mémoire familiale s’est avéréeconforme à la réalité au sujet des faits, où leszones d’ombre persistantes ont été déclaréestelles ; à cela est venue se joindre la voixéteinte disant sa propre perception des évé-nements. D’autres, après moi, historiens oudescendants de l’ancêtre, viendront peut-être apporter des rectifications et les éclair-cissements qui me manquent encore sur leplan historique ; ils ne pourront cependantjamais dire si le foisonnement des idées, laturbulence des sentiments exprimés parl’ancien combattant étaient ceux du tempsde la Commune ou de son âge mûr.

J’en étais là lorsque, par hasard, j’ai décou-vert l’existence de deux témoins du vieuxCommuneux de jadis. Dans le village du Gardoù il a fini sa vie, devant sa maison, ils m’ontdit avoir toujours su ce que l’arrière-grand-

mère voulait cacher, à savoir le passé d’anciencondamné de son mari. Personne, cependant,n’a jamais fait référence à cela devant lespetits-enfants de l’engagé de 1870. Et lorsquemes questions se sont faites plus pressantes,une gêne manifeste est apparue : le villagegarde encore, tant d’années après, le souvenirconfus et honteux de la présence d’un ancien« bagnard » dans ses murs. Et l’absence deréponse à mes questions me renvoie le refletde cette honte manifestée autrefois par monarrière-grand-mère, puis par ma mère, àl’évocation du déporté de la Commune.

Cependant, à l’inverse, les jeunes générations,curieuses, me posent des questions sur leurancêtre, voyant en lui le fondateur d’une lignéede militants politiques et retrouvant dans sesfaçons d’être l’origine de certains comporte-ments familiaux. Je leur laisse, mémoire patch-work, une étude aux contours historiques,étude dans laquelle le fil du souvenir familial atissé la trame de la recherche.

Page 23: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Une aventure intellectuelle en milieur rural – 23-34 23

UNE AVENTURE INTELLECTUELLE EN MILIEU RURALL’ASSOCIATION DES AMIS DE BENOÎT MALON: UNE DÉMARCHE D’ÉDUCATION POPULAIRE

CLAUDE LATTA, PROFESSEUR HONORAIRE AU LYCÉE DE MONTBRISON

Accueillis ici par Le cartable de Clio – un jolinom qui est tout un programme – nous vou-lons retracer ce qui a été, depuis presque dixans, une véritable aventure intellectuelle,menée avec la volonté de faire progresser larecherche historique mais aussi avec un soucipédagogique d’éducation populaire et d’en-seignement. Cette aventure s’est organiséeautour d’un personnage, Benoît Malon(1841-1893), figure du mouvement ouvrierfrançais qui est né à Précieux, un petit villagede la plaine du Forez1, situé à 7 km de la villede Montbrison2. Nous avons donc voulud’abord que les Foréziens se réapproprient lamémoire d’un personnage qui était en partieoublié, mais qui appartient pourtant à leurpatrimoine, au sens large de ce mot. Puis notreentreprise a pris un tour universitaire, tout engardant sa convivialité villageoise et amicale.

I. LA CRÉATION ET LEDÉVELOPPEMENT DE L’ASSOCIATIONDES AMIS DE BENOÎT MALON

La mémoire localeL’Association des Amis de Benoît Malon aété créée en 1994 à l’initiative de Jean Flachat

maire de Précieux, d’Alex Devaux Pelier,prêtre, professeur honoraire, petit-neveu deBenoît Malon, et de Claude Latta, professeurd’histoire au lycée de Montbrison. Cettecréation a suivi les cérémonies, très simples,qui avaient marqué à Précieux, en 1993, lecentenaire de la mort de Benoît Malon : posed’une plaque et d’un médaillon de bronzesur l’une des façades de la mairie, inaugura-tion d’une salle Benoît-Malon qui abrite leslocaux de la bibliothèque et sert aussi de sallede réunion. Il s’agissait de réintégrer lamémoire de Benoît Malon dans l’histoire deson village et de sa famille : de nombreuxpetits-neveux et arrière-petits-neveux deBenoît Malon vivent dans la région, en parti-culier à Saint-Romain-le-Puy (Loire), prèsde Montbrison. Le demi-frère de BenoîtMalon, Jean, dit Benoît Bonnel, a vécu àSaint-Romain-le-Puy jusqu’à sa mort en1934. Son frère Jean Malon, instituteur, estmort à Sail-sous-Couzan (Loire) en 1905.L’Association des Amis de Benoît Malon « apour but d’étudier et de faire connaître la vie,l’œuvre et le rôle historique de Benoît Malon(1841-1893), de replacer l’étude biographiquede ce personnage dans l’histoire du mouve-ment républicain et socialiste au XIXe siècleainsi que dans l’histoire de sa famille et de laprovince de Forez »3.

3 Article 2 des statuts de l’Association des Amis deBenoît Malon.

1 L’ancienne province du Forez correspond aujourd’hui,à peu près au département de la Loire.2 Montbrison (14 000 h.), ancienne capitale historiquede l’ancienne province du Forez, siège actuel d’unesous-préfecture, est située à 35 km au nord-est de Saint-Étienne, le chef-lieu du département.

Page 24: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

24 Le cartable de Clio, n° 3

Benoît Malon, éléments biographiquesBenoît Malon (1841-1893)4, fils de paysanspauvres, d’abord petit berger puis journalieret ouvrier teinturier, a été un homme d’ac-tion, l’un des dirigeants de la 1re Internatio-nale, député républicain de la Seine en 1871,membre de la Commune de Paris, journa-liste, maire de l’arrondissement des Bati-gnolles à Paris pendant la Commune. Il futensuite exilé en Suisse et en Italie après la« Semaine sanglante », fondateur et directeurde la Revue socialiste après son retour enFrance, jusqu’à sa mort en 1893.

Ayant fréquenté l’école primaire de son vil-lage, Benoît Malon n’était pas sans instruc-tion : il reçut, en outre, les leçons de son frèreinstituteur qui l’avait recueilli entre dix-huitet vingt ans après une grave maladie et avaitmême suivi les cours, à Lyon, d’une « écolecléricale » destinée à ceux qui voulaiententrer au petit séminaire. Ces bases lui

avaient permis plus tard d’acquérir une largeculture que sa fièvre de lecture alimentait.L’influence et les encouragements de sa com-pagne Léodile Champseix (la romancièreAndré Léo) contribuèrent à le pousser versl’écriture. Il fut donc aussi un homme deréflexion, écrivain, journaliste, auteur denombreux ouvrages qui en font l’un desthéoriciens du socialisme, à l’époque où lessocialistes de la IIIe République tentaient lasynthèse entre le socialisme et la traditiondémocratique de la République. Le Socia-lisme intégral, publié peu avant sa mort, fixasa doctrine. Il fut aussi l’auteur d’un romanhistorique, Spartacus, de poèmes et d’admi-rables Souvenirs d’enfance qui évoquent, avecsensibilité, le Forez rural des années 1840 etla condition des enfants obligés de travaillercomme « petits bergers ».

L’analyse de Marc VuilleumierIl est toujours intéressant de bénéficier d’unregard extérieur. Lors du colloque sur BenoîtMalon de 1999 et en conclusion de ses travaux, son président, notre ami MarcVuilleumier, chargé de cours honoraire àl’Université de Genève, spécialiste de l’his-toire du mouvement ouvrier, avait analyséavec finesse comment l’Association des Amisde Benoît Malon s’est développée, et dansquel esprit :

« [L’Association] des Amis de Benoît Malon ason originalité, parmi les nombreuses sociétésqui se sont formées sous l’égide d’un écrivain,d’un homme politique, ou d’une autre person-nalité dont elles entendent entretenir lamémoire et étudier l’œuvre et l’action. Fondéeà l’initiative d’un petit-neveu de Benoît Malon,M. Alexandre Devaux Pelier, notre associationréunit à la fois : une grande partie des descen-dants de la famille Malon (on sait que Benoît

4 Benoît Malon a une notice biographique dans leLarousse encyclopédique, le Robert des noms propres et leDictionnaire historique de Michel Mourre.

Portrait de Benoît Malon

Page 25: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 25

lui-même n’eut pas de descendance) ; des his-toriens et universitaires, souvent spécialistes dumouvement ouvrier et socialiste […] ; des his-toriens et des gens attachés au passé de larégion natale de Malon, parmi lesquels desélus municipaux. Cette triple composition, quel’on retrouvait d’ailleurs chez les participantsau colloque, constitue certainement ce qui faitla force et l’originalité de l’Association desAmis de Benoît Malon. Celle-ci présente doncà la fois le caractère d’une société d’histoiregénérale, par son objet d’étude, et celui d’unesociété locale, par son fort enracinement dansle Forez. C’est là un grand avantage car lessociétés locales d’histoire jouent souvent unrôle par trop méconnu, malgré l’article nova-teur et perspicace que leur avait consacré PaulLeuillot, il y a bien des années déjà »5.

Un premier bilan d’activitésL’Association des Amis de Benoît Malonexiste depuis presque dix ans. Elle a d’abordété présidée par Alex Devaux Pelier, petit-neveu de Benoît Malon, qui a su tisser desliens étroits avec tous les spécialistes de l’his-toire de cette période, avec les différents ins-tituts de recherche, mais aussi avec lesacteurs locaux de la recherche historique, lescommunes, les membres dispersés de lafamille Malon qui ont redécouvert la vie etl’œuvre de Benoît Malon. Alex Devaux Pelierest aujourd’hui le président d’honneur del’association. Depuis 1998, celle-ci est prési-dée par Claude Latta, professeur d’histoire

qui, dès 1984-1985, avait réveillé le souvenirlocal de Benoît Malon par deux conférences,l’une à l’Université populaire du Centresocial de Montbrison, l’autre à la salle desfêtes de Précieux et, surtout, en rééditant lesSouvenirs d’enfance de Benoît Malon6.

L’Association a environ 170 adhérents, dontcertains en Italie, aux Pays-Bas, aux États-Unis, au Brésil. Une grande partie desarchives de Benoît Malon et d’André Léo,conservée à l’Institut d’histoire socialed’Amsterdam a été photocopiée et placéedans le Fonds Alex Devaux Pelier qui contientaussi la collection de la Revue socialiste. Cefonds sera déposé dans les archives de laDiana, société archéologique et historiquedu Forez, dont le siège est à Montbrison.

Un bulletin a été créé: semestriel, il comporteenviron 50 à 60 pages consacrées à des étudesd’histoire ou la publication de textes de BenoîtMalon. Au total, en 18 numéros, ce sont plusde 900 pages de textes qui ont été publiées.Parmi les historiens qui nous ont donné desarticles, citons Maurice Moissonnier, MichelCordillot, Alex Devaux Pelier, Gérard Gâcon,Pierre Ponsot, mais aussi Robert Tombs(Cambridge), Marc Vuilleumier (Genève),Steven Vincent (États-Unis, auteur d’une thèsesur les idées de Benoît Malon), Eiko Fukuda(New-York), Claudio Bathala (Campinas),spécialiste de Benoît Malon… au Brésil !

Des liens solides ont été tissés avec l’Uni-versité de Saint-Étienne et ses centres de5 Paul Leuillot, « Défense et illustration de l’histoire

locale », Annales, 1967, 22, n° 1, pp. 154-177 ; « Histoirelocale et politique de l’histoire », ibid., 1974, 29, n° 1,pp. 139-150. Ces articles ont paru comme préfaces àGuy Thuillier, Aspects de l’Économie nivernaise auXIXe siècle, Paris 1966 ; Économie et société nivernaise audébut du XIXe siècle, Paris 1974. Cité par Marc Vuilleu-mier in Du Forez à « La Revue socialiste », Saint-Étienne,2000, pp. 19-20.

6 Benoît Malon, «Fragment de Mémoires», Revue Socia-liste, t. XLV, janvier-juin 1907, pp. 1-10, 97-106, 307-321,496-507 et t. XLVI, juillet-décembre 1907, pp. 16-25.Rééd. sous le titre : Souvenirs d’enfance, introduction etnotes de Claude Latta, Montbrison, Village de Forez,Cahier Benoît Malon, 1985.

Page 26: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

26 Le cartable de Clio, n° 3

recherche désormais regroupés dans l’IERP(Institut d’Études Régionales et du Patri-moine). Jacqueline Bayon, ancien doyen dela Faculté des Lettres, François Tomas,ancien président de l’Université, GérardGâcon, directeur des Publications de l’Uni-versité de Saint-Étienne, Didier Nourrisson,professeur des Universités, directeur del’IUFM ont apporté leur appui.

De nombreuses conférences ont été faites :Alex Devaux Pelier a parlé de Benoît Malonà Saint-Romain-le-Puy, lors de l’inaugura-tion de la rue Benoît-Malon. Claude Latta aévoqué Benoît Malon devant les Amis duVieux Saint-Étienne, l’Association généalo-gique de la Loire, les Amis du musée deFeurs, les enseignants et parents d’élèves ducollège de Saint-Romain-le-Puy, les membresde l’Université pour tous (à Montbrison,Boën et Roanne). Les assemblées généralesde l’Association ont été l’occasion d’étudeset d’excursions. Elles ont eu lieu à Précieux,commune natale de Benoît Malon (visite dePrécieux et des lieux où Benoît Malon avécu) ; Saint-Romain-le-Puy ; Boisset-Saint-Priest (visite de Lucenol, berceau de lafamille Malon). En 1999, l’assemblée géné-rale a eu lieu à Margerie-Chantagret oùBenoît Malon a été élève dans la classe deson frère Jean Malon, l’instituteur. L’assem-blée générale de septembre 2000 a eu lieu àBonson où est morte Benoîte Baleydier, lamère de Benoît Malon ; celle de 2001 à Sail-sous-Couzan où son frère a été instituteur ;celle de septembre 2002 a eu lieu à Maringes– où Benoît Malon a vécu trois ans avec sonfrère – et a été l’occasion de découvrirquinze lettres adressées par Benoît Malon àl’un de ses amis et découvertes, presque parhasard, par le descendant de ce dernier dansle grenier de sa maison. Signalons aussi la

publication d’articles sur Benoît Malondans les bulletins municipaux de Précieux,de Saint-Romain-le-Puy et de Bonson ainsique dans la revue du conseil général dela Loire.

D’autre part, Charles-Henri Girin, profes-seur d’Histoire et secrétaire de notre asso-ciation, a sensibilisé ses collègues à notretravail, expliqué en classe des textes deBenoît Malon et, à l’invitation de l’un de sescollègues et amis de Lyon, Michel VanProeyen, est allé dans une classe expliquercomment fonctionnait notre association,prise comme exemple d’association organi-sée selon la loi de 1901 dont le centenaire aété fêté en 2001.

Léodile Champseix, dite André LéoL’association a participé en 2000 à la célébra-tion en Poitou (Lusignan et Champagné-Saint-Hilaire) du centenaire de la mort de laromancière André Léo (pseudonyme litté-raire de Léodile Champseix) qui fut la com-pagne de Benoît Malon. Une AssociationAndré-Léo est très active à Champagné. Lesétudes sur Benoît Malon ont contribué, eneffet, à la redécouverte de la romancièreAndré Léo. La romancière fut remarquée parJules Vallès qui la fit découvrir grâce à sesarticles de critique7. Elle fut aussi une jour-naliste de talent, féministe et révolution-naire, disciple du théoricien socialiste PierreLeroux8 dont George Sand était l’amie. Un

7 André Léo, Un mariage scandaleux, Paris, Hachette,1862, 2e édition. Paris, Achille Faure, 1863, 3e édition.Paris, C. Marpon et É. Flammarion, 1866, 4e édition.Réédition du Centenaire, avec une préface de RogerPicard, Chauvigny, Cahiers du pays chauvinois, 2000.8 Léodile Champseix, née Léodile Béra, était veuve deGrégoire Champseix, typographe et journaliste, quiavait été membre de la communauté de Boussac(Creuse), fondée par Pierre Leroux.

Page 27: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 27

article paru dans la revue Histoire et Sociétéset une communication au Colloque Lerouxde Paris (décembre 1997) de Claude Lattal’ont évoquée. Une historienne italienne,Fernanda Gastadello, a repris un mémoireuniversitaire pour en faire une premièreapproche biographique. Alain Dalotel,membre de notre association, prépare unebiographie d’André Léo qui fera autorité.

Le 130e anniversaire de la Communede Paris (2001)En 2001, le bureau de l’association a été reçuà l’Assemblée nationale par les représentantsde la présidence et par le bureau des Amis dela Commune à l’occasion de l’exposition surla Commune (130e anniversaire) organiséepar l’Assemblée nationale. Il était étonnant,intéressant et émouvant à la fois, de voir etd’entendre, dans un échange public sur la

Commune de Paris, dialoguer Alex DevauxPelier, qui parlait de son grand-oncle BenoîtMalon, Marcel Dereure, membre de notreassociation, qui évoquait la personnalité deson ancêtre le cordonnier Simon Dereure,membre de la Commune et maire de Mont-martre et Marcel Cerf, vice-président desAmis de la Commune, descendant deMaxime Vuillaume, autre communard, etbiographe de Maxime Lisbonne. Ces troisdescendants de communards sont devenushistoriens de leurs ancêtres.

Nous fûmes reçus au Palais-Bourbon avecbeaucoup d’amitié, de gentillesse et de dis-ponibilité par Claude Willard, l’historien desguesdistes, président des Amis de la Com-mune, par Marcel Cerf, ancien président etpar Claudine Boni-Teucquam, commissairede l’exposition.

L’exposition était organisée en deux parties :Les documents de l’exposition sur la Com-mune de Paris avaient été prêtés par laBibliothèque de l’Assemblée nationale, par lemusée d’art et d’histoire de Saint-Denis, lemusée de l’histoire vivante de Montreuilainsi que par des particuliers, dont MarcelCerf. Il y avait là de nombreuses proclama-tions de la Commune, des affiches annon-çant ses grandes décisions, les appels auxarmes, les appels à l’aide dont ce fameuxAppel au peuple des campagnes rédigé parAndré Léo et, peut-être en partie, par BenoîtMalon. L’œuvre de la Commune était parti-culièrement bien montrée, dans son effortd’anticipation et dans sa dimension nova-trice : l’émancipation des femmes, la sépara-tion de l’Église et de l’État, la création d’écoleslaïques, la suppression du travail de nuit. Desdessins, des lithographies d’Édouard Manet,des journaux avec quelques illustrations

Portrait d’André Léo (Léodile Champseix) à lamairie de Lusignan, son pays natal.

Page 28: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

28 Le cartable de Clio, n° 3

célèbres (la proclamation de la Commune)et d’autres moins connues, des objets, desbustes, des éditions originales de livres sur laCommune (L’Histoire de la Commune de Lis-sagaray annotée par l’auteur pour une édi-tion ultérieure) donnaient à cette exposition« son épaisseur humaine ».

Claudine Boni-Teucquam avait fait appel àvingt peintres du XXe siècle pour illustrer laCommune ou plutôt pour dire ce que laCommune leur inspirait aujourd’hui, com-ment, à travers les peintres de notre époque,elle nous parle encore. Vingt toiles étaientexposées, dues souvent à de grands maîtresde l’art contemporain comme Ernest Pignon-Ernest, Cueco ou Shoendorff.

Nous avons complété notre séjour en allantau cimetière du Père-Lachaise où le tombeaude Benoît Malon est en face du Mur des Fédé-rés et au musée de Saint-Denis dont une sec-tion importante est consacrée à l’histoire de laCommune. Tout cela nous a permis de parleret de faire parler de Benoît Malon, de tissertout un réseau de relations et d’ancrer l’asso-ciation dans le terroir forézien. Nous avonsaussi organisé deux colloques universitaires.

II. DEUX COLLOQUES UNIVERSITAIRES(1999 ET 2003)

1. Le colloque Benoît Malon de 1999Un premier colloque Benoît Malon a eu lieuà Montbrison et à Précieux en avril 1999,organisé par l’Association des Amis deBenoît Malon. Ses actes en ont été édités en2000 par les Publications de l’Université deSaint-Étienne. Ce premier colloque interna-tional Benoît Malon permit d’aborder denombreux sujets et de recouper de nom-breux thèmes.

• L’homme et le militant ouvrier : l’évoca-tion des souvenirs d’enfance de BenoîtMalon, fils d’un journalier de Précieux,permit d’abord de discerner quellesavaient été les sources d’une révolte qui setransforma plus tard en adhésion auxidées révolutionnaires. La période de sonexil en Suisse, où se réfugièrent de nom-breux communards, fut évoquée par MarcVuilleumier, président du colloque. AlainDalotel, avec érudition et une joyeuseimpertinence, parla des rapports de BenoîtMalon et de sa compagne Léodile Champ-seix qui fut aussi sa collaboratrice pendantcet exil. Brigitte Carrier-Reynaud renditcompte du congrès de Saint-Étienne en1882, présidé par Benoît Malon : le congrèsvit les guesdistes faire sécession et allertenir à Roanne une réunion dissidente.André Combes étudia Benoît Malon ausein de la franc-maçonnerie. Didier Nour-risson évoqua la mort de Benoît Malon etla façon dont cette nouvelle fut reçue dansla Loire.

• L’œuvre de Benoît Malon : nous avonsdécouvert un Benoît Malon aux intérêts età l’œuvre multiples.

– L’historien : Michel Cordillot montracomment La Troisième défaite du prolé-tariat français, publiée dès 1871 et mal-heureusement peu diffusée, fit de BenoîtMalon, dans un ouvrage pertinent etprécurseur, l’un des premiers historiensde la Commune et de sa répression (« laterreur tricolore »). Letterio Briguglio, legrand spécialiste de Benoît Malon enItalie, avait envoyé sa communicationsur Benoît Malon, historien du socia-lisme. Enfin, avec Gérard Gâcon, nousavons découvert un Benoît Malon

Page 29: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 29

auteur d’un roman historique passion-nant et documenté, Spartacus.

– Le théoricien du socialisme : JacquesViard nous conduisit de Pierre Leroux àBenoît Malon en passant par André Léoet le docteur Guépin, de Nantes. BrunoAntonini, avec flamme et une belle pas-sion, à la fois philosophique et histo-rique, expliqua comment la pensée deMalon le situe entre Lassalle et Jaurès.Jean Lorcin montra ensuite comment lacommune fut considérée par deshommes comme Malon comme un lieupossible et souhaitable d’expérimenta-tion sociale pour construire un socia-lisme municipal attaché à l’existence devéritables services publics. Enfin, MichelBellet sut replacer la pensée économiquede Malon dans celle du XIXe siècle etmontrer comment, au-delà de ses fai-blesses, elle a encore une actualité et unepertinence que ne gardent pas toujourscelles des professeurs d’économie del’époque…

• Benoît Malon et son époque, BenoîtMalon et les acteurs du mouvementouvrier, Benoît Malon et les écrivains deson temps : avec François Marotin, nousavons rencontré Jules Vallès qui préfaça leNouveau Parti de Malon ; avec Charles-Henri Girin, nous étions avec BenoîtMalon et Alexandre Millerand, jeunedéputé socialiste – avant de devenir unprésident de la République marqué, aucontraire, à droite ; l’œuvre d’André Léo,romancière et, nous l’avons dit, compagnede Benoît Malon, fut l’objet d’une stimu-lante comparaison, menée par BernadetteSegoin, avec celle de George Sand. Quant àPierre Lévêque, il montra que l’influence

de Malon n’avait pas seulement été théo-rique mais que des militants se récla-maient directement de lui, tel EugèneMarpaux (1862-1934), un militant dijon-nais, membre du P.O.S.R.

2. Le colloque sur la Commune de 1871La Commune de Paris – dont Benoît Malona été l’un des membres – a été relativementpeu étudiée depuis le Centenaire de 1971.C’était donc le moment de faire le point desétudes réalisées, en privilégiant le problèmedes représentations et de la mémoire de laCommune, dans une démarche interdiscipli-naire associant historiens et littéraires.

Les samedi 15 et dimanche 16 mars 2003, sesont tenues, à Précieux et à Montbrison, lesséances du colloque consacré à La Communede 1871. Il en est question ailleurs dans cevolume du cartable de Clio.

Le public du colloque a été nombreux : 171participants « recensés », 100 à 120 auditeursen permanence. Sa présence montrait quel’on peut, dans un colloque universitaire,parler aux gens, qui ne sont pas forcémentdes spécialistes, de leur histoire en tenant lesdeux bouts de la chaîne : la recherche histo-rique, avec ce qu’elle peut avoir d’un peuardu, et la nécessité de se faire comprendredu plus grand nombre. Cela permettait ausside montrer que l’Histoire continue à se faireà travers les recherches des historiens et lesinterprétations parfois divergentes d’un évé-nement dont beaucoup d’aspects restentencore mal connus.

Lors de l’inauguration du Bâtiment Benoît-Malon, les discours d’usage évoquèrent lelycée, son développement, l’enseignementagricole et… Benoît Malon. Après, c’est

Page 30: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

30 Le cartable de Clio, n° 3

Michelle Perrot qui parla au nom desmembres du colloque lui-même : avec quellesensibilité et avec quel don de la parole !Benoît Malon revécut quelques instants, avecses espoirs et ses défauts, son « amour de laJustice », son goût de l’écriture et de laréflexion, son sens de l’organisation et del’action, mais aussi son « amour des femmes »et son ambition. Il avait accepté la prison etl’exil : il fut avant tout un «homme de courageet de risque ». Un portrait profondémenthumain.

Il revint aussi à Michelle Perrot de donnerune conclusion à ce colloque, foisonnant,«au risque de l’éclatement», certes, mais richede ses approches nouvelles et de ses discus-sions, riche de recherches et d’émotionscomme l’Histoire de la Commune elle-même. L’Histoire, « c’est l’oubli » et aussi« tout ce que nous sortons de l’oubli ».

III. PHILOSOPHIE D’UNE ACTIONET RÉFLEXIONS POUR UN BILAN

Au début d’une aventure intellectuelle telleque celle que nous vivons, nous n’en avionspas vu forcément toutes les implications etsurtout nous n’avions pas établi une « philo-sophie » de notre projet. C’est progressive-ment que se sont mis en place les grandeslignes de notre action : une volonté de tra-vailler « sur le terrain », avec l’Universitéproche mais aussi avec les acteurs locaux, enmettant en marche les forces vives des autresassociations ; une volonté de tenir les deuxbouts de la chaîne : d’un côté, la nécessairerigueur et la complexité de la recherche, del’autre la volonté d’éducation populaireparce que nous croyons qu’il faut respecterson public et que tous peuvent accéder à unehistoire de qualité.

Un travail en réseauL’Association des Amis de Benoît Malonessaye de travailler en réseau avec d’autresassociations :

– Le Centre social de Montbrison : il est gérépar une association loi 1901 qui rassembledes militants qui en ont fait, dans la ville,non seulement un lieu où, par de mul-tiples activités, se tisse le lien social maisaussi un centre culturel et un véritablecentre d’éducation populaire. Notre pré-sence avait, là aussi, valeur de symbole. Lesmilitants du centre social sont venus nom-breux au colloque. Afin de sensibiliser sesmembres à l’événement du dernier col-loque, le Centre social avait organisé, pen-dant l’année 2002-2003 une série de courssur la France au XIXe siècle – qui fut suiviepar 30 personnes – et une conférence surla Commune fut donnée par Didier Nour-risson. La revue d’histoire locale Village deForez, publiée au Centre social avait large-ment annoncé le colloque.

– L’Association Découverte et Patrimoine dePrécieux avait aussi apporté son concours :Benoît Malon n’est-il pas né à Précieux ?

– L’Association 1851 pour la mémoire desrésistances républicaines qui a célébré – enparticulier dans le Sud-Est de la France – le150e anniversaire des résistances au coupd’état du 2 décembre 1851, et qui travailledans un esprit comparable au nôtre, nousa aussi apporté son concours, de mêmeque la Société d’Histoire de la Révolution de1848 et des Révolutions du XIXe siècle et LesAmis de la Commune.

– Enfin, nous avons bénéficié du soutienirremplaçable de l’Université de Saint-

Page 31: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 31

Étienne qui publie nos travaux dans seséditions universitaires et qui nous donnereconnaissance et visibilité.

Nous allons assister, en octobre 2003, àAuxerre, au colloque consacré à ZéphirinCamélinat (1840-1932) qui fut, lui aussi, unegrande figure du mouvement ouvrier fran-çais : en 1865, Camélinat apporta à BenoîtMalon, qui travaillait comme ouvrier teintu-rier dans un atelier de Puteaux, sa carte del’Internationale. Plus de soixante ans plustard, devenu l’un des derniers survivants dela Commune, il participait encore au défiléau Mur des fédérés. Nous y gagnerons sansdoute une compréhension encore plusintime du mouvement ouvrier de cesannées-là.

Éducation populaire et rechercheNous avons eu, surtout, la volonté de nousengager dans une démarche d’éducationpopulaire. Marguerite Gonon9 disait que « laculture, c’est le partage des connaissances ».Nous avons voulu partager les connais-sances, ce qui fonctionne d’ailleurs dans lesdeux sens ; et les questions ou les remarquesdes auditeurs sont aussi un enrichissementpour les communicants. Nous avons vouluaussi faire se rencontrer les historiens et leursauditeurs, souvent passionnés et étonnés ; lesjeunes historiens sortant de leur thèse et leshistoriens plus chevronnés, les Parisiens etles provinciaux, les Foréziens et leurs invitésvenus d’ailleurs (Genève, Rennes et Dragui-gnan par exemple).

Bilan scientifique : la connaissance de lavie et de l’œuvre de Benoît MalonNotre bilan scientifique s’est, en fait, mis enplace progressivement à travers le récit denotre action et le compte rendu des colloques.Rappelons quelques acquis des études faitessur Benoît Malon depuis dix ans et aussi lesdomaines qui restent encore à défricher :

• Les études de Letterio Briguglio10, StevenVincent11, Michel Cordillot12 ont été pion-nières dans notre connaissance de BenoîtMalon.

• Nous connaissons bien désormais la jeu-nesse de Benoît Malon : son milieu familialet son enfance13 de fils de paysan pauvre etde petit berger, sa scolarité atypique et saformation moins autodidacte qu’on nel’avait dit et que Benoît Malon lui-mêmeavait voulu le faire croire. Les lettres deMaringes14 nous ont révélé aussi l’épisodede son amour pour Jeannette Girin, de sascolarité dans une « école cléricale » prépa-ratoire au petit séminaire et une rupturequi le conduit à Paris et change son destin.Nous connaissons bien aussi le rôle de

9 Marguerite Gonon (1914-1996), historienne foré-zienne, médiéviste, a fait partie de l’équipe des Chartesdu Forez qui a publié les 26 volumes de chartes foré-ziennes antérieures au XIVe siècle.

10 Letterio Briguglio, Benoît Malon e il socialismo in Ita-lia, Padoue, 1979.11 K. Steven Vincent, Between Marxism and Anarchism :Benoît Malon and french reformist Socialism, Berkeley,University of California Press, 1992.12 Michel Cordillot, « Benoît Malon, de la première à ladeuxième Internationale », Bull. de l’AABM, n° 3 [Rééd.d’un article publié par l’Université de Bourgogne].13 Claude Latta, « À travers les souvenirs d’enfance deBenoît Malon, les sources de la révolte », Du Forez à larevue socialiste, Benoît Malon (1841-1893). Réévalua-tions d’un itinéraire militant et d’une œuvre fondatrice,Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000 [cité désormais : Actes colloque BenoîtMalon, 2000].14 Claude Latta, « Du nouveau sur Benoît Malon :le séjour à Maringes et les études à Lyon. Quinze lettresinédites (1862-1880) », Bull. AABM, n° 17.

Page 32: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

32 Le cartable de Clio, n° 3

l’instituteur Jean Malon15, son frère, qui lepoussa vers le haut. Le rôle d’André Léo(Léodile Champseix) dans son évolutionapparaît mieux avec les travaux de Fer-nanda Gastaldello16, Roger Picard17, RogerBellet18, Claude Latta19 et surtout d’AlainDalotel20 : on repère aussi, dans le domaineidéologique, un fil conducteur qui va dePierre Leroux à Benoît Malon en passantpar Grégoire Champseix et André Léo…Nous avons cependant quelques points àéclaircir : en particulier, nous ne savonspresque rien sur le séjour de Benoît Malondans l’Ain : il est alors âgé de 13 à 18 ans ettravaille dans une ferme.

• L’histoire de l’action de Benoît Malon ausein de l’Internationale reste à compléter.Nous la connaissons, certes, déjà assez bienpar les comptes rendus des procès pari-siens de l’Internationale, par les souvenirsde James Guillaume21, par les Lettres du

Creusot22, les textes et les archives d’AndréLéo, la correspondance avec le militantlyonnais Albert Richard23. Mais la participa-tion de Benoît Malon au congrès de Genèvenous reste mal connue ainsi que son passageéphémère dans les rangs bakouninistes.

• Nous voyons mieux aussi comment lesambitions littéraires et poétiques du jeuneBenoît Malon ont joué un rôle détermi-nant dans l’élaboration de son œuvrethéorique. Benoît Malon voulait écrire,être poète, écrire des romans. Son actionmilitante l’a conduit, en fait, à écrire sur lesocialisme et son histoire : une œuvreimmense, inégale mais souvent intéres-sante et qui a des intuitions capitales : lestravaux de Bruno Antonini24, Michel Bel-let25 et Jean Lorcin26 apportent des éclai-rages décisifs. Mais il y a aussi des souve-nirs d’enfance, le roman Spartacus27, les

15 Claude Latta, « Le frère aîné de Benoît Malon : Jean,dit Joseph Malon, instituteur public », Bull. de l’AABM,n° 6.16 Fernanda Gastaldello, André Léo, quel socialisme ?,thèse de l’Université de Padoue, 1979, inédit ; « AndréLéo, scrittrice d’avanguardia », Francia, n° 39-40 etAndré Léo, femme écrivain au XIXe siècle, Chauvigny,Cahiers du pays chauvinois n° 26, 2001.17 Roger Picard, « Léodile Béra, dite André Léo », Lesfemmes célèbres du Poitou et des Charentes, Paris, Mar-telle, 1997.18 Roger Bellet, « André Léo, femme écrivain-idéo-logue », Romantisme, 2e trimestre 1992, et Dans le creu-set littéraire du XIXe siècle [recueil d’articles de RogerBellet], Tusson, Du Lérot éditeur, 1995.19 Claude Latta, « Léodile Champseix (1824-1990)(André Léo), écrivain, journaliste féministe et révolu-tionnaire, compagne de Benoît Malon », Bull. AABM,n° 2, juin 1995 ; « Une socialiste au XIXe siècle, LéodileChampseix, dite André Léo », Histoire et Sociétés, n° 68,juillet-août 1997, pp. 7-40.20 Alain Dalotel, « Benoît Malon, troisième fils d’AndréLéo ? », [Actes colloque Benoît Malon, 2000]. Cf. surtout,à paraître, la biographie d’André Léo par Alain Dalotel.

21 James Guillaume, L’Internationale, documents et sou-venirs, 4 volumes, 1905-1910 et réédition en reprint,2 vol., présentation et bibliographie de Marc Vuilleu-mier, Paris, Gérard Leibovici, 1985.22 Ces articles de Benoît Malon dans La Marseillaise – lejournal d’Henri Rochefort – rendent compte avec beau-coup de talent des grèves du Creusot et de Fourcham-bault en 1870. Ces Lettres ont été publiées à nouveaudans le Bulletin AABM, n° 8, 9, 10, 11, 12 et 13.23 Benoît Malon, « Dieci Lettere di Benoît Malon adAlbert Richard » (Dix lettres de Benoît Malon à AlbertRichard), lettres publiées (dans leur texte français), pré-sentées et annotées (en italien) par Julian Archer, Movi-mento Operaio e socialisto, 20 (2-3), Gênes, avril-sep-tembre 1974, p. 173-198. Cf. aussi Maurice Moissonnier,« Benoît Malon et Lyon », Bull. de l’AABM, nos 6 et 7.24 Bruno Antonini, « Benoît Malon entre Lassalle et Jau-rès », [Actes colloque Benoît Malon, 2000].25 Michel Bellet, « Un économiste autodidacte du mou-vement ouvrier », [Actes colloque Benoît Malon, 2000].26 Jean Lorcin, «Benoît Malon : du socialisme intégral ausocialisme municipal», [Actes colloque Benoît Malon, 2000].27 Gérard Gâcon, «Benoît Malon et le roman historique :Spartacus ou la guerre des esclaves », [Actes colloqueBenoît Malon, 2000].

Page 33: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 33

Lettres du Creusot, l’histoire de la Com-mune28 et du socialisme29, et aussi le Chantsocialiste qui montrent que l’on a aussiaffaire à un mémorialiste, un romancier,un historien et, à ses heures, à un poète.L’étude de la ligne éditoriale de la Revuesocialiste, de ses collaborateurs et de sesarticles reste cependant en partie à faire.

• Le rôle de Benoît Malon pendant la Com-mune est également mieux connu30, grâceà l’analyse de ses interventions au Conseilde la Commune et grâce aux archives del’Institut d’Histoire sociale d’Amsterdamqui sont une extraordinaire mine docu-mentaire. Il nous reste à approfondirl’étude de son action à la mairie des Bati-gnolles. Robert Tombs a analysé son rôlependant la « Semaine sanglante »31.

• L’exil de Benoît Malon en Suisse et en Ita-lie a été étudié de façon approfondie parMarc Vuilleumier32, Letterio Briguglio,Anna-Maria Longhin33, Alex DevauxPelier34. On sait aujourd’hui quelle a été laparticipation de Benoît Malon à la presse

ouvrière italienne et son influence sur lesocialisme italien.

• Les lettres de Benoît Malon qui sontconservées à la Bibliothèque historique dela Ville de Paris et qui viennent d’être étu-diées par Alain Dalotel dans sa communi-cation au colloque 2003 nous donnentaussi de précieux renseignements sur sonaction et son évolution politique après sonretour d’exil35. Quant aux études de Bri-gitte Carrier-Reynaud36 et de MarcelDereure37 sur le Congrès socialiste deSaint-Étienne (1882) – présidé par BenoîtMalon – elles éclairent les causes et les cir-constances de la scission qui eut lieu entre« possibilistes » et guesdistes.

Enfin, nous n’avons pas voulu nous limiter àl’étude de la vie de Benoît Malon : le colloquesur la Commune a été pour nous une étapeimportante et une ouverture vers une his-toire globale du mouvement ouvrier. Notrefierté fut d’avoir rassemblé dans un petit vil-lage du Forez une pléiade d’historiens autourde Jacques Rougerie, Michelle Perrot, RobertTombs, Pierre Lévêque et d’avoir eu 170 per-sonnes pour suivre leurs exposés.28 Michel Cordillot, «Benoît Malon historien de la Com-

mune : La troisième défaite du prolétariat français revisi-tée », [Actes colloque Benoît Malon, 2000].29 Letterio Briguglio, « Benoît Malon historien du socia-lisme », [Actes colloque Benoît Malon, 2000].30 Claude Latta, « Benoît Malon pendant la Commune »,Actes du colloque sur la Commune de 1871, à paraître en2004.31 Robert Tombs, « Benoît Malon pendant la Semainesanglante », Bull. AABM, n° 4.32 Marc Vuilleumier, « Les exilés communards enSuisse », Cahiers d’Histoire, Lyon, tome XXII, 1977-2 ;« André Léo, Malon et le peintre genevois AugusteBaud », Bull. AABM, n° 4 ; « Benoît Malon et l’exil enSuisse », [Actes colloque Benoît Malon, 2000], « L’exil desCommuneux », [Actes colloque Commune 1871, à paraître en 2004].33 Anna-Maria Longhin, « Benoît Malon et l’internatio-nalisme italien », [Actes colloque Benoît Malon, 2000].

34 Alex Devaux Pelier, « Un projet de Enrico Bignani ;traduire et publier en Italie les œuvres de BenoîtMalon », Bull. AABM, n° 17, « Une intervention deBenoît Malon dans une polémique sur l’Internationaleen Italie», «Une polémique de Benoît Malon avec PietroEllero » et « Une polémique de Benoît Malon avec TullioMartello », Bull. AABM, n° 18.35 Alain Dalotel, « Benoît Malon, le retour (1880-1893 »,[Actes colloque Commune 1871, à paraître en 2004].36 Brigitte Carrier-Reynaud, « Benoît Malon et leCongrès socialiste de Saint-Étienne en 1882 » [Actes col-loque Benoît Malon, 2000].37 Marcel Dereure, Benoît Malon, Simon Dereure, JulesGuesde et les autres. Les congrès socialistes de Saint-Étienne et de Roanne (1882), Précieux, Bull. AABM,2000.

Page 34: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

34 Le cartable de Clio, n° 3

Pour conclureNous avons voulu dire, à travers un exemplebien particulier, comment se fait l’histoire :ici, dans une petite société d’histoire enraci-née dans son terroir mais aussi ouverte àl’histoire du mouvement ouvrier. De la posed’une plaque commémorative sur la mairiede Précieux à un colloque sur la Communede 1871, il y avait du chemin, un chemin qui

trouve encore aujourd’hui de multiples pro-longements. L’Histoire appartient à tous, leshistoriens doivent écrire et parler pour êtrecompris de tous : le colloque 2003 dePrécieux montre que les résultats de larecherche peuvent être, presque immédiate-ment, transmis à tous et que cette histoire,qui contribue à tisser le lien social, est notrebien commun.

Page 35: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Un colloque sur la Commune de Paris à Précieux et Montbrison – 35-37 35

UN COLLOQUE SUR LA COMMUNE DE PARIS À PRÉCIEUX ET MONTBRISON (LOIRE)

Les 15 et 16 mars 2003 s’est déroulé à Pré-cieux, village natal du Communard BenoîtMalon, et Montbrison, ville voisine, un col-loque sur La Commune de 1871. Présidé parMichelle Perrot et Jacques Rougerie, il avaitété organisé par l’Association des Amis deBenoît Malon et l’Université de Saint-Étienne.

C’était l’occasion de faire le point sur un évé-nement important pour l’histoire du mou-vement ouvrier européen dont l’étude méri-terait d’être approfondie et renouvelée alorsmême qu’il tend à se faire plus discret dansles mémoires et la conscience collectives.Jacques Rougerie a ainsi plaidé pour que l’onexamine la pluralité des caractères et descombats de la Commune, mais aussi celle deses modèles de contestation. Il souhaiteraitégalement que la recherche se focalise davan-tage sur les humbles par une micro-histoirede toutes les solidarités de quartier à traversles sociétés ouvrières qui étaient apparues aucours des années précédentes. Ce qui impli-querait de multiplier les biographies secon-daires en s’intéressant davantage aux person-nages mineurs de l’expérience communarde.C’est un peu dans cet esprit qu’Odile Krako-vitch a rendu compte d’un fonds de 600lettres du peuple de Montmartre réclamant àson maire, Georges Clémenceau, une alloca-tion complémentaire pour les familles deshommes enrôlés. Ces documents attestent

un bon niveau d’alphabétisation de cettepopulation et montrent que les autoritéscommunales ont soigneusement évité deverser quoi que ce soit aux concubins. Ilstémoignent aussi du fait que ces gens avaientdavantage froid que faim.

Certes, la dimension de l’autonomie com-munale était plus forte en 1871 qu’en 1848,mais ce serait une erreur de réduire la Com-mune à cette aspiration, la revendicationd’une République démocratique et socialesubsistant. Pierre Lévêque a ainsi rappelé lesaffiches rouges qui ont marqué cette histoire.Le 15 septembre 1870 : « L’État n’est que laréunion des communes de France ». Mais le28 janvier 1871 : « Le gouvernement doit seretirer ». Le ton avait changé, l’objectif s’étaitprécisé. Il y avait bien là, aussi, un projet derépublique socialiste et démocratique.

La violence de la répression de la Commune,la sinistre «Semaine sanglante», a égalementété évoquée. L’historien britannique RobertTombs s’est ainsi posé la question de la naturede cette violence en reprenant les questionsposées par l’historiographie de la violencenazie : préparation culturelle (thèse de DanielGoldhagen) ou violence de gens ordinaires(thèse de Christopher Browning)? À ses yeux,les deux dimensions étaient bien présentesdans la Commune, le contexte de la guerrefranco-allemande ne devant pas être négligé

Page 36: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

36 Le cartable de Clio, n° 3

non plus. Pour lui, le patriotisme de la Com-mune était inévitable, il fallait préserver l’hé-ritage de 1789 et 1848. En revanche, la«Semaine sanglante» n’aurait pas été inéluc-table si elle n’avait pas été dûment préparéepar quelques généraux. C’est ce même pro-blème de la violence, y compris celle desCommunards, qui rendit George Sand trèsnégative à l’égard de l’expérience parisienne.Michelle Perrot a donc dressé le portrait decette «républicaine contre la Commune» enmettant en évidence sa haine de la guerre, dusang, des charniers et de la dictature, son refusen somme de la violence comme facteur detransformation politique.

Marc Vuilleumier a parlé des Communardsexilés. Il y en aurait eu entre 3 et 4000, dontenviron 800 en Suisse. Mais tous n’ont pasfait l’objet d’une enquête. Et les causes deleur exil furent variables. Ainsi, Simon Mai-tron, grand-père de Jean Maitron, était-ilparti pour ne pas être appelé à réprimer laCommune. D’autres Communards, tués ouarrrêtés, ont eu moins de chance. Dans uneintervention particulièrement appréciée,Danielle Donet-Vincent a par exemple évo-qué son arrière grand-père, Jules Donet.Engagé dans un bataillon fédéré de la Com-mune, il fut pris les armes à la main par lesVersaillais et déporté. Pour ce jeune peintreen voitures, l’horreur du bagne ne se termi-nerait que le 17 juin 1879. Son histoire, aprèsun long silence, a été ramenée dans lesmémoires (voir l’article de Danielle Donet-Vincent dans ce volume).

Danielle Tartakowsky est intervenue de soncôté sur le thème de la mémoire de la Com-mune. Elle a insisté sur l’exceptionnelle lon-gévité de la commémoration qui est restéetrès forte tant qu’il y avait des survivants.

Mais cela ne permettait guère de nuances : laCommune était considérée comme un blocet ses contradictions n’étaient pas discutées.Les mythes des barricades et des martyrspersisteront donc jusqu’aux années trente.Elle a aussi rappelé qu’en mai 1968, on par-lait encore de « commune étudiante ». Aprèsle centenaire de 1971, par contre, cettemémoire allait prendre une dimension plusculturelle, tout en restant encore vive danscertains appareils politiques.

D’autres exposés portaient sur la dimensionlocale de 1871 et les liens difficiles de laCommune avec le monde paysan. MichelCordillot a rappelé l’Appel aux travailleursdes campagnes du 18 avril 1871, rédigé par laromancière André Léo, avec la collaborationde Benoît Malon. Claude Latta a aussi évo-qué le rôle de Malon dans la Commune et sasensibilité particulière à l’égard des tra-vailleurs des campagnes. Malon pensait eneffet que les négligences communardes à leurégard avaient contribué à la défaite. Mais leForézien était également à l’honneur lors dela pose de la première pierre d’un bâtimentqui lui sera dédié au Lycée agricole de Pré-cieux. Jeu d’échelles révélateur : la notoriétédu Communard fut certes parisienne, elle futmême internationale au temps de son exil,mais l’hommage ainsi rendu tendait un nou-veau fil, plus d’un siècle après, entre la ville etla campagne, entre Paris l’insurgée et sa pro-vince. À cette occasion, Michelle Perrot adressé en quelques mots très efficaces unportrait lumineux du héros du jour devantun public très composite où l’historien et lelycéen se mêlaient aux notables du cru.

Ce colloque sur la Commune a encore étémarqué par de nombreuses contributions.Marc Vuilleumier, Claude Latta, Didier

Page 37: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 37

Nourrisson et Danielle Donet-Vincent enprésentent quelques éléments dans cevolume du cartable de Clio. L’image noire etdiabolique de l’insurrection parisienne, cetteflétrissure de l’Histoire de France que l’ontrouvait dans les manuels scolaires, a notam-ment été évoquée par Didier Nourrisson.Mais aujourd’hui, c’est plutôt l’indifférencequi semble l’emporter, la Commune de Parisn’étant plus guère présente dans les manuelset les programmes.

En 1999, la figure de Benoît Malon avait déjàfait l’objet d’un colloque précédent, dont lesactes ont été publiés : Du Forez à la Revuesocialiste. Benoît Malon (1841-1893). Rééva-luations d’un itinéraire militant et d’uneœuvre fondatrice, sous la direction de ClaudeLatta, Marc Vuilleumier et Gérard Gâcon,Saint-Étienne, Publication de l’Université deSaint-Étienne, 2000.

Une autre publication a rendu compte d’unerencontre tenue à Perpignan en 1996 aucours de laquelle intervinrent quelques-unsdes orateurs du colloque de 2003 : La Com-mune de 1871 : utopie ou modernité ?, sous ladirection de Gilbert Larguier et Jérôme Qua-retti, Perpignan, Presses universitaires dePerpignan, 2000.

Signalons enfin la très riche bibliographie deRobert Le Quillec, La Commune de Paris.Bibliographie critique. 1871-1997, Paris, LaBoutique de l’Histoire, 1997.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Page 38: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

38 Le cartable de Clio, n° 3 – La Commune de 1871, une Érinye de l’enseignement – 38-50

LA COMMUNE DE 1871, UNE ÉRINYE DE L’ENSEIGNEMENT

DIDIER NOURRISSON, IUFM DE LYON

La Commune de Paris pèse lourd dans l’his-toire nationale de la France. L’événementrappelle la division, la guerre civile, les mas-sacres. La fonction de l’enseignement del’histoire est, paraît-il, de commémorer, afinque les souvenirs du passé étayent la sociétédu jour. Mais quand la mémoire est furieuse,les cendres chaudes en somme, peut-on fairede l’histoire ? La Commune n’a cessé, depuis1871, d’être « transfigurée idéologique-ment »1, réinterprétée par l’action militante.La question de fond didactique à propos dela Commune de Paris pourrait être ainsirédigée : peut-on enseigner un événementquand il s’est fait mythe ?

Nous avons montré ailleurs que le savoirapporté par les manuels demeure limité,confus, quand ce n’est pas franchementfaux2. Trois traditions ont été ainsi dégagées :la tradition du silence, pendant lequel, aunom d’un intérêt national, les auteurs demanuel se sont interdits une quelconqueréférence à cet événement peu glorieux etdiviseur ; la tradition de la falsification, avec

laquelle le mot d’ordre semble être celui del’union nationale, même si la vérité historiquedoit se teinter de l’idéologie des vainqueurs; la« nouvelle histoire » enseignée à coups dedocuments, écrits ou iconographiques, avec,souvent, un texte d’accompagnement des pluspauvres et des plus réducteurs.

Tel qu’il apparaît dans les manuels, l’ensei-gnement de la Commune a donc été long-temps « contraint au silence ou à la falsifica-tion au nom de l’intérêt général et de l’unitéde la République »3. Mais qu’en est-il aujour-d’hui ? Les progrès de la recherche sont-ilsentrés dans les classes ? Le manuel n’estqu’un versant/support de la didactique ; ilnous est apparu intéressant d’aller voir ducôté de l’élève et de jauger sa connaissance del’événement parisien. Un petit questionnaireréalisé 132 ans après, au lendemain du der-nier colloque sur la Commune de 1871, nousa servi de petit test indicatif4.

Bref de Commune

Le questionnaire a été réalisé le 18 mars 2003dans deux établissements de la capitale,l’École Hust (privée confessionnelle, elle

1 William Serman termine son gros ouvrage sur LaCommune de 1871 (Paris, Fayard, 1986) par un chapitrejoliment intitulé « Les transfigurations idéologiques dela Commune de Paris ».2 Didier Nourrisson, « La Commune, une présence dansl’histoire ; une oubliée dans l’enseignement », in NicoleTutiaux, Didier Nourrisson (dir.), Identités, mémoires,conscience historique, Saint-Étienne, PUSE, 2003,pp. 53-66.

3 Ibid., p. 63.4 Merci aux collègues Françoise Rabier et Michel Des-champs qui ont réalisé ce questionnaire et communiquéses résultats.

Page 39: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 39

recrute des élèves de milieux plutôt modestes)et l’École Alsacienne (privée laïque, ellerecrute dans des milieux plutôt aisés).

1er échantillon : 3 classes de 80 élèves (deuxclasses de 3e, 25 et 26 élèves ; une classe de1re ES, 29 élèves). École privée Hust.

Question : connaissez-vous ?

Quant à la classe de 1re L, les réponses ont éténombreuses ; elle a dû bénéficier, un jour,d’un cours sur la Commune.

Mais la mémoire est bien infidèle. Qu’on enjuge par ce bêtisier. Certaines réponses « pré-cises » ne manquent pas d’interroger !

– La Commune (date, contexte, causes,conséquences) :

« en 1870, le roi a fui, suite au traité de Ver-sailles passé avec les Prussiens ; ils veulentmettre en place un gouvernement radical » ;

« vers 1820, la Commune de Paris était armé[sic] et était contre le pouvoir de l’époque(Louis XVIII) ».

– Qui sont ces personnages ? (quel rôle ont-ils joué ? Quelles opinions avaient-ils parrapport à la Commune ?) :

Louise Michel est traitée logiquement de« féministe », « femme du peuple ». On saitpourtant qu’elle est quasiment absente desmanuels. Jules Vallès, plutôt plus connu, estjustement traité de « communard » oud’« écrivain ». Adolphe Thiers, qui a connules faveurs de tous les manuels jusqu’audébut des années 60, voit son rôle historiquerenversé et même nié. Il reçoit parfois decurieuses épithètes et on lui prête desactions contradictoires aux faits. Cet élèveparle du « général Thiers » ; celui-ci cite « legouverneur de la place de Paris » ; et pourcelui-là, « il ordonna une descente des fédéréssur Montmartre ». Ici, Thiers est fait « mairede la commune », ou encore « membre de lacommune » ; et là, « il est devenu président dela République ; il était pour la commune ».Encore plus curieux, le voici « chancelier

2e échantillon : une classe de 29 élèves de 3e.École Alsacienne.

Question : avez-vous des connaissances pré-cises sur :

La Commune 0/80

Adolphe Thiers 0/80

Jules Vallès 7/80

Louise Michel 3/80

Mur des Fédérés 0/80

3e échantillon : deux classes de 32 élèves de1re S (16) et 1re L (16). École Alsacienne.

Même question que précédemment :

La Commune 2/29

Mur des Fédérés 4/29

Adolphe Thiers 6/29

Louise Michel 0/29

Jules Vallès 2/29

La Commune 4/32

Mur des Fédérés 3/32

Adolphe Thiers 10/32

Louise Michel 4/32

Jules Vallès 3/32

En fait, dans la classe de 1re S, un seul élèveavait des connaissances approximatives surla Commune ; les autres ignoraient tout.

Page 40: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

40 Le cartable de Clio, n° 3

allemand », est-ce une métamorphose du« libérateur du territoire » ?

Ce petit questionnaire ne peut certes pré-tendre à aucune représentativité. Il indiquecependant la probabilité d’une profondeignorance des élèves de collège et de lycée del’événement de 1871. Les causes en sont sansdoute nombreuses. Les enseignants interro-gés ne manqueraient pas d’incriminer lalourdeur des programmes et le manque detemps ; leurs inspecteurs évoqueraient sansdoute l’inégale formation des maîtres ; leministère laisserait peut-être entendre qu’ily a plus important dans l’histoire contempo-raine. Pourtant la Commune de Paris n’estpas le refuge d’historiens nostalgiques duXIXe siècle, de marxistes désappointés, ou demilitants lettrés. Elle constitue un socle de laRépublique et pose les enjeux de pouvoirs,de valeurs et de mémoire tout à fait actuels5.

Nous nous proposons d’apporter ici notrecontribution par quelques réflexions sur lesrapports entre Commune et cinéma.

La Commune à l’écran

La Commune a donné lieu à une grosse pro-duction d’écrits. William Serman, dans lesannées 80, en signale 549 (romans, ouvragesd’histoire, pièces de théâtre, biographies,actes de colloques, mémoires, documents,travaux universitaires)6. Robert Lequillec en

propose une étude critique une décennieplus tard7. Elle comprend plus de 2600entrées.

En revanche, si le texte prolifère, l’image estfort peu utilisée. Dans les manuels, nousavons montré qu’il faut attendre les années20, et surtout les années 50, pour voir appa-raître les premiers portraits, caricatures, ouphotographies de la Commune, avec unelégende qui souvent appauvrit, voire déna-ture complètement la vérité historique8.Nous nous intéressons ici à l’image cinéma-tographique.

La remémoration fournit à l’idéologie révolu-tionnaire des images de référence itératives.On sait l’utilisation de la Commune qu’ontfait successivement Karl Marx (La guerre civileen France) et Lénine (L’État et la Révolution) :ils exaltent le moment, mais condamnent l’ac-tion, au nom du réalisme révolutionnaire. Ilne faut donc pas être surpris de voir que c’estle cinéma soviétique qui produit les premiersfilms « historiques » : Héros et martyrs de laCommune, de F. Loundine, en 1921; La pipedu communard, de C. Mardjanov, en 1929, etle plus célèbre, La nouvelle Babylone, de Gri-gori Kozintsev et Leonid Trauberg, la mêmeannée. Au moment de la guerre d’Espagne,l’URSS produit aussi Les Aubes de Paris deG. Rochal, en 1937. L’année du centenaire, lecinéma soviétique offre encore deux films :Vive la Commune, de V. Lopatine et Un voilerouge pour la Commune, de M. Khoutsiev,pour la télévision. Sur le ton de l’épopée,

5 Cf. les communications de Danielle Tartakowsky,Jacques Rougerie, Michelle Perrot et autres, lors du der-nier colloque sur la Commune de 1871 qui eu lieu àMontbrison (Loire) les 15 et 16 mars 2003, sous l’égidede l’association des Amis de Benoît Malon. Actes àparaître en 2004.6 W. Serman, La Commune de Paris, Paris, Fayard, 1986,pp. 581-600.

7 R. Lequillec, La Commune de Paris, Paris, La Boutiquede l’histoire, 1997, 426 p.8 D. Nourrisson, « La Commune, une affaire d’images »,colloque sur la Commune de Paris, mars 2003, Actes àparaître aux Presses Universitaires de Saint-Étienne.

Page 41: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 41

ajoutant de l’intensité émotionnelle à chaqueplan, ce cinéma propose une vision très mani-chéenne de l’événement: une bourgeoisie ver-saillaise qui s’empiffre, et une classe ouvrièrequi souffre.

La France tarde à relater la Commune. Ilfaut attendre l’initiative de l’association LesAmis de la Commune en 1951 pour voir desimages sur l’écran : la Commune de Paris deRobert Ménégoz, conseillé par l’historienmarxiste Albert Soboul9. On comprend, enécoutant le commentaire des images, l’ob-jectif idéologique du film : il manque à laCommune, trop souvent divisée, un grandparti capable d’appliquer le socialismescientifique, la théorie révolutionnaire deKarl Marx qui remue le monde en faveur deParis et ne ménage ni sa peine, ni sesconseils ! Les années 70 confirment cettevision/version de la division : le film deMichèle Gard, en 1972, La Commune, LouiseMichel et nous, propose un permanent com-paratif des groupes communalistes et desmouvements révolutionnaires contempo-rains (y compris le Mouvement de Libéra-tion des Femmes). En France, pays du« monde libre » comme on disait alors, pasplus qu’en Union Soviétique, finalement lecinéma ne semble échapper au militan-tisme10. Ce cinéma militant offre une visionlyrique et même eschatologique : la Com-mune, prophétie en marche, subit la souf-france de la passion et est promise à la résur-rection glorieuse par l’opération duSaint-Esprit révolutionnaire des masses.

L’histoire perd-elle pied dès lors que l’onévoque ce moment difficile ? Le cinéma plusrécent semble trouver plus de sérénité etfaire preuve d’une meilleure « objectivité ».Les travaux des historiens les plus éminentssur le sujet sont alors utilisés. Par exemple, lefilm La semaine sanglante de Jean-PierreGallo et Henri de Turenne (1977), destiné àl’émission télévisée « Les grandes batailles dupassé », donne tour à tour la parole à troishistoriens qui n’appartiennent pas à lamême école : le communiste Jean Bruhat, lenationaliste Raoul Girardet, et Jacques Rou-gerie, le grand défenseur de tous les commu-nards. « Le film reste très favorable aux com-munards, mais dépourvu des excroissancespropagandistes et des simplifications abusivesdes œuvres habituelles »11. L’œuvre de fictionde Jean Prat, Le destin de Rossel, empruntefidèlement aux travaux menés par Roger Sté-phane12, et présente une biographie nuancéedu colonel délégué à la Guerre. Mais il n’enreste pas moins que ces films sont peu acces-sibles au grand public et qu’ils ne sauraient« corriger » l’image traditionnelle, et tradi-tionnellement négative et moralisatrice, de laCommune.

Plus récemment encore, le 26 mai 2000, lachaîne publique Arte a diffusé l’œuvre magis-trale de Peter Watkins : avec le conseil scien-tifique d’Alain Dalotel, membre du bureaudes Amis de la Commune, le réalisateur atourné une fiction comme un documentcontemporain couvert par une télévision endirect. L’événement est suivi minutieuse-ment – en 5 heures 45 ! – selon le déroule-

9 Ce film peut être vu en boucle au Musée d’Art et d’His-toire de Saint-Denis.10 Cf. le débat organisé par l’Histoire, l’Événement dujeudi et la vidéothèque de Paris, sur le thème « la repré-sentation de la Commune de Paris à l’écran : histoire oumilitantisme ? », 4 mai 1991.

11 « Les Communards à la vidéothèque », L’Histoire,n° 144, mai 1991, p. 82.12 Rossel, Mémoires, procès et correspondance, présentéspar Roger Stéphane, Paris, J.J. Pauvert, 1960.

Page 42: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

42 Le cartable de Clio, n° 3

ment chronologique des premières émeutesde mars à la semaine sanglante. De nom-breux acteurs figurent tous les versants del’opinion publique et une particulière atten-tion est portée aux divers points de vue desfemmes. Plus le film avance vers son épi-logue, plus les relations avec notre époquesont entretenues (SDF, condition féminine,immigration, extrême-droite, mondialisa-tion). Ainsi l’image reprend sa double voca-tion : « imago », de reproduction du réel(« imitari » : imiter), ici un fait historique, et« ikôn», de création («eiko», je recule devantquelqu’un ou quelque chose). Le film donnealors à voir et à interpréter. Selon l’avis auto-risé de Jacques Rougerie, le film de PeterWatkins est « l’œuvre cinématographique laplus accomplie sur la Commune dont elle res-titue extraordinairement le climat, avec unefidélité historique impeccable »13.

La Commune en films fixes

Nous avons découvert, pour notre part,quatre films fixes qui permettent de réfléchirà la manière dont était enseignée la Com-mune de Paris sur la période, sensible pourla nation, qui court de la fin de la troisièmeRépublique à la IVe (1930-1960). Rappelonsque ces vues montées en pellicules étaientprojetées, image par image, d’où l’appella-tion film fixe, à destination d’un public sco-laire, de niveau élémentaire ou secondaire14.Avant l’adoption de la diapositive dans lesannées 60, l’instituteur ou le professeur

déroulait l’une après l’autre les vues du filmfixe au moyen d’un projecteur adapté15 et lesnourrissait de son commentaire. Ces filmsfixes nous parlent de pédagogie à troispériodes : la fin de la troisième République ;le régime de Vichy ; la quatrième Répu-blique. Il s’agit de :

– La troisième République de 1871 à 1875,Office scolaire d’études par le film, coll.Nouvelle histoire de la France, coll.IREHG/IUFM de Lyon/Saint-Étienne,n° 10.070.

Ce film est composé de quatorze vues noiret blanc. Six d’entre elles concernent direc-tement notre sujet et sont ainsi légendées :

– « Révolte des gardes nationaux pendantle siège »

– « L’Assemblée à Versailles »– « Les canons de Montmartre »– « Sortie des Fédérés à Neuilly »– « Entrée des Versaillais à Paris »– « La semaine sanglante ».

Le film, comme la plupart des films fixes,n’est pas daté. Nous n’avons pas de noticed’accompagnement. Cependant, par data-tion interne16, nous pouvons considérerque ce film, le plus ancien des quatre, a étéréalisé à la fin des années 20.

13 Propos tenus lors du colloque de mars 2003 sur laCommune de 1871.14 Didier Nourrisson, « Le 7e art… d’enseigner : le filmfixe », in Didier Nourrisson et Paul Jeunet, Cinéma –École : aller-retour, Saint-Étienne, Presses Universitaires,2002, pp. 151-164.

15 L’Institut de Recherche sur l’Enseignement de l’His-toire et de la Géographie de l’IUFM de Lyon possèdeprès de 10 000 de ces films fixes produits entre 1930et 1965.16 Une des vues présente un tableau des différentes loismilitaires de la troisième République de 1872 à 1926,ignorant celles de 1929 et 1936.

Page 43: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 43

– L’œuvre politique de la troisième Répu-blique, Office scolaire d’études par le film,coll. IREHG/IUFM de Lyon/Saint-Etienne,n° 1276.

Ce film est composé de trente-deux vuesdont sept concernent la Commune. Lanotice n’est pas plus datée que la pellicule.Cependant la dernière vue explique que«l’armée française s’effondrait en juin 1940et avec elle la IIIe République ». Et elleajoute : « tous atteints par l’immensité dudésastre, les Français se retrouvèrent unisdans l’épreuve. Dans cette union, et là seu-lement, la France retrouvait son âme». Ceparfum de « révolution nationale » nouspermet de situer ce film dans les années deguerre.

1. « Pendant que se poursuivaient entreThiers et Bismarck les discussions sur letraité de paix, de graves événements trou-blaient Paris et y déchaînaient l’émeute.Selon les stipulations de la capitulationde Paris, les Allemands occupèrent lesquartiers des Champs Élysées, le 1er mars1871. Alors, des gardes nationaux s’em-parèrent des canons laissés dans la capi-tale et sous le prétexte de les dérober àl’ennemi, les transportèrent à Mont-martre et aux Buttes-Chaumont ».

2. « Le gouvernement installé maintenant àVersailles, envoya le 18 mars des troupespour reprendre les pièces d’artillerie. LaGarde Nationale s’y opposa. Des soldatsde l’armée régulière prirent parti pour lesGardes Nationaux. La foule s’insurgeacontre les Versaillais et se saisit des géné-raux Lecomte et Thomas. Ils furentfusillés par les émeutiers qui restèrentmaître de la capitale ».

3. « Le 26 mars, les électeurs parisiens don-naient la direction de la capitale à une« commune » de 90 membres. Il faut sou-ligner cependant, que, sur 481 000 élec-teurs, 257 000 s’étaient abstenus. Lecomité directeur de la Commune trouvaun appui très large parmi les ouvriersréduits à la misère par les conséquencesdu siège et de l’arrêt de travail. Le comitéles persuada vite que le gouvernement deVersailles était responsable de leurs mal-heurs. Il réussit à les fédérer et à s’armerpour marcher sur Versailles. La guerrecivile commençait (3 avril 1871) ».

4. « Les premières « sorties » des fédérésfurent des échecs qui eurent pour résultatde les exciter à une résistance farouche.Cependant Thiers, à Versailles, avaitreconstitué une armée de 140 000hommes qui entreprit de reprendre Parisde haute lutte. Pendant avril et mai, denombreux engagements amenèrent lesVersaillais près des fortifications. Le21 mai, ils pénétraient dans la ville par laporte de Saint-Cloud ».

5. « Les chefs de la Commune se sentirentperdus. Par une guerre de rues effroyable,ils tentèrent de retarder leur défaite. Du22 au 28 mai, la bataille fit rage. Le 23,pour protéger leur retraite, les insurgésincendient les Tuileries, le Palais-Royal,l’Hôtel-de-Ville, le Palais de Justice : 234maisons et monuments importants ».

6. « Les jours suivants, la Communeordonna le massacre des otages : l’arche-vêque de Paris, le président Bonjean, desprêtres, des gendarmes, des officiers, desbanquiers. Le nombre des victimesdépasse la centaine. Il eût été plus grand

Page 44: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

44 Le cartable de Clio, n° 3

si les forces versaillaises n’avaient, sur leshauteurs de Ménilmontant, capturé lesderniers insurgés (28 mai 1871) ».

7. « Le gouvernement victorieux fut impi-toyable. On arrêta 45 000 personnes,31 000 furent relâchées faute de preuves.Mais il y eut plus de 10 000 condamnés,dont 3500 furent envoyés au bagne. Deplus, beaucoup d’insurgés, pris les armesà la main, furent fusillés sans jugement ».

– Les débuts de la troisième République,Larousse, enseignement élémentaire 1er et2e cycle, 7 dessins, coll. IREHG/IUFM deLyon/Saint-Etienne, n° 1260.

Ce film présente vingt-deux vues, dontsept concernent la Commune de Paris. Cefilm date probablement des années 50 caril utilise, pour la première fois, de manièresystématique, des photographiesd’époque. Il s’agit sans doute de répondreaux instructions officielles de 1956 qui pri-vilégient, pour la première fois, l’étude dedocuments. Nous possédons la noticed’accompagnement. Elle décrit en ita-liques les photographies et note en gras lesformules qu’il faut retenir.

5. «Voici, quelques jours après [le transfertde l’assemblée à Versailles], l’exécution,par les gardes nationaux et par des soldatsrévoltés, des deux généraux Lecomte etClément Thomas (18 mars 1871). C’est lepremier épisode d’une insurrection de lapopulation parisienne, la Commune ».

« La Commune eut des causes com-plexes. Les Parisiens, républicaines etpartisans de la guerre à outrance, envoulaient au gouvernement d’avoir

signé la paix, d’être plutôt monarchisteet de s’être installé à Versailles au lieude Paris. Des révolutionnaires attisaientces rancunes ».

« Craignant des troubles, le gouverne-ment voulut faire enlever des canonsstationnés à Montmartre depuis la findu siège. La population et les gardesnationaux s’y opposèrent, des soldats sejoignirent à eux. C’est alors que furentfusillés les deux généraux que voici ».

6. « Thiers fit évacuer Paris et en préparale siège avec les troupes de Mac-Mahonrevenues d’Allemagne ».

« De leur côté, les Parisiens élirent unComité central de la Commune. Voicicomment fut accueillie sa premièremesure : la proclamation de la Communeautonome de Paris. La France devaitconstituer une Fédération de com-munes, de là le nom de « Fédérés »donné aux insurgés. Mais, sauf enquelques villes, le reste de la Francereste fidèle au gouvernement de Ver-sailles ».

7. « Pendant deux mois, il n’y eut que desescarmouches. Les fédérés, ayant étébattus en tentant de marcher sur Ver-sailles, se vengèrent par des arrestationsd’otages, des destructions de monu-ments. Ils abattirent notamment lacolonne Vendôme. Voyez, à gauche, lesdébris de la colonne écroulées, tandis queles Fédérés plantent le drapeau rouge surson socle. Elle fut restaurée en 1876 ».

8. « L’armée de Versailles pénétra dansParis le 21 mai. Elle mit une semaine à

Page 45: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 45

le conquérir ; ce fut la Semaine san-glante (21-26 mai). Les Fédérés défen-dirent avec acharnement leurs barri-cades. Des atrocités furent commisesdes deux côtés. Voyez, par exemple, lemassacre des Dominicains d’Arcueil parles Fédérés ».

9. « Voici, d’autre part, une exécution som-maire de Communards par les Ver-saillais. Ceux-ci, énervés par la résis-tance rencontrée, ne faisaient guère deprisonniers : ils les fusillaient. De leurcôté, les fédérés avaient déclaré qu’ilsfusilleraient trois otages pour un desleurs qui le serait. Le dernier épisode dela résistance se passa au cimetière duPère-Lachaise, où cent cinquante Fédé-rés furent fusillés contre un mur qui aété appelé depuis le Mur des fédérés ».

10. « Voici maintenant une vue panora-mique de Paris en flammes. Quand laCommune se sentit perdue, desgroupes d’incendiaires mirent le feuaux principaux monuments, que desfemmes arrosaient de pétrole (d’où lenom de pétroleuses). C’est ainsi queles Tuileries, la Cour des Comptes,l’Hôtel-de-Ville furent en partiedétruits. Cette vue est prise de la rivegauche, en face des Tuileries qui brûlentau fond et à gauche. Les Tuileriesfurent irrémédiablement perdues ;l’Hôtel-de-Ville, par contre, fut restauréultérieurement ».

11. « Vous voyez ici l’interrogatoire de Rossel,un des chefs des Fédérés. Il futcondamné à mort. D’une façon géné-rale, la répression fut cruelle. Plus de15 000 insurgés avaient été fusillés

Page 46: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

46 Le cartable de Clio, n° 3

sans jugement pendant la semainesanglante. Plusieurs milliers furentcondamnés à la déportation en Nou-velle-Calédonie. L’échec de la Com-mune anéantit pour de longues annéestout mouvement révolutionnaire ousocialiste ».

– La guerre de 1870 et la Commune, les filmsAlfred Carlier, sous-série EB histoire etbiographies, Savda 49 (diocèse d’Angers),n° 16 177.

Sur les quarante-deux vues, la moitié (de22 à 42) concernent spécifiquement laCommune. Chacune des photographies(ce sont, pour les deux tiers, des photosd’époque) porte une légende. Ce film peutêtre daté du début des années 60, aumoment où sont révélées de nombreusesphotographies, le plus souvent originairesdu Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis(Communards, ruines).

22. « Dortoir des députés dans la grandegalerie des glaces du château de Ver-sailles ».

23. « Le parc d’artillerie de Montmartre.Photo 17 mars 71 ».

24. « 18 mars 1871. Rue des Rosiers. Exé-cution des généraux Lecomte et Tho-mas. Reconstitution fantaisiste dansson cadre réel » ;

25. « Les hommes de la Commune »26. « Louise Michel »27. « La colonne Vendôme renversée ».28. « Place Vendôme. Photo prise le

16 mai 1871 ».29. « La Porte Maillot après l’entrée des

Versaillais ».30. « Une barricade, rue de Castiglione ».31. « Le mur des otages. Rue Haxo, 85 ».

Page 47: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 47

32. « La rue Royale. 23 mai 1871. 5 heuresdu soir ».

33. « La rue de Rivoli. Le matin du 24 mai1871. Tableau du peintre Léon Esco-sura, témoin oculaire ».

34. « Les exécutions sommaires ».35. « Le mur des fédérés. Dessin fait

d’après nature le 28 mai au Père-Lachaise par Denis Desroches ».

36. « Rue de Rivoli après la lutte. 30 mai ».37. « Les Tuileries en ruines ».38. « Les ruines des Tuileries ».39. « Ruines de l’Hôtel-de-Ville ».40. « Les prisonniers à Versailles. Louise

Michel ».41. «Conseil de guerre de Versailles. Photo

du 2 septembre 1871 ».42. « Une exécution à Satory ; photo du

28 novembre 1871 ».

Nous disposons ainsi de quarante et undocuments iconographiques en quatre filmsfixes, soit beaucoup plus que les dix-sept étu-diés dans les cinquante-huit manuels du pri-maire et du secondaire de 1876 à 1997. Lepremier document d’origine « sort » dans lefilm de 1941. Il s’agit du tableau de Leon yEscosura (1834-1901). Ce peintre, d’originemadrilène, s’est installé à Paris. Le 24 mai, ilse représente lui-même sous les arcades de larue de Rivoli en train de croquer une scènede combats : un détachement de Versaillaisse faufile tandis que la rue est balayée par lecanon d’une barricade communarde et quele château des Tuileries flambe. Travaillé parles photographes Alexandre Ferrier etÉdouard Lecadre, le tableau a bénéficiéd’une première reproduction dans l’Illustra-tion du 15 juillet 1871, puis les manuels sco-laires (Malet, Isaac, 1920, 1930, 1937 ; Trouxet Girard, 1948, etc.). Dans les films fixes, levoici encore présent en 1941 et 1960, où le

Page 48: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

48 Le cartable de Clio, n° 3

peintre, dans un souci d’authentification, estqualifié de « témoin oculaire » (1276.5 ;16 177.33). Les quatorze photos du film d’Alfred Carlier témoignent d’un souci sys-tématique d’apporter la preuve par l’image.Elles sont la plupart du temps datées (àl’heure près). Plusieurs de ces photographiessont d’un grand intérêt historique : le parcd’artillerie de Montmartre (16 177.23), lacolonne Vendôme renversée (16 177.27), lesmonuments ruinés (16177.38 et 39), les por-traits des communards Delescluze, Varlin,Grousset, Vermorel, Dombrowski, Rigault,Millière, Jourde (16 177.25) ; surtout LouiseMichel en robe (16 177.26), ou dans le campde Satory (16 177.40). Quand un documentest fantaisiste, il est signalé mais « dans soncadre réel ». La prise en main de la Com-mune par les historiens semble ainsi seconfirmer à l’approche du centenaire (lespremiers grands travaux de Georges Hauptet Jacques Rougerie datent du début desannées 60)18. La prégnance de documentsd’époque semble répondre aussi à lademande de l’inspection générale19.

Auparavant, la représentation de la Communesouffre d’un parti pris assez systématique.

Les Communards apparaissent comme ungroupe turbulent de loqueteux, chevelus,

18 Il est vrai que les historiens staliniens, comme le trioBruhat, Dautry-Tersen, G. Soria, continuent à validerobstinément toutes les affirmations de Marx etconsorts. « Pour étayer leur thèse, les historiens staliniensélaborent l’histoire la plus idéaliste qui soit, au nom dumatérialisme le moins historique possible » (William Ser-man, La Commune de Paris, Paris, Fayard, 1986, p. 562).19 L’arrêté ministériel du 19 juillet 1957 demande de«faire un appel aussi large que possible à la documentation(textes, gravures, cartes…), non seulement comme preuveà l’appui des notions enseignées, mais aussi et surtout –chaque fois que cela est possible – comme point de départdes exposés, ou comme moyen d’exercer l’esprit critique».

Page 49: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 49

échevelés, excités, assez proche des descrip-tions qu’en avaient fait à chaud les écrivainsMaxime du Camp ou Paul de Saint-Victor.On voit les Gardes nationaux s’emparer del’Hôtel-de-Ville pendant le siège (10 070.1),ramener les canons de Montmartre (10070.3et 1276.1), marcher sur Neuilly (10 070.4 et1276.3), le tout dans la confusion et la vio-lence. Le comble du déshonneur est portésous Vichy quand les Communards assassi-nent à la baillonnette les généraux Lecomteet Thomas (1276.2), fusillent d’innocentsotages (1276.6). À ces désordres répondentla tranquille assurance des troupes ver-saillaises quand elles dégagent les barricadeslors de leur entrée dans Paris (10 070.5 ;1276.4) ; et même quand il faut réprimer« impitoyablement », elles le font suivantl’ordre réglementaire (1276.7).

Le film des années 50 manifeste davantagede retenue : l’exécution des deux généraux le18 mars est justifiée par le « républicanisme »des Communards (1260.5) ; les « atrocités »sont « commises des deux côtés » : les Fédérésmassacrent les Dominicains d’Arcueil(1260.8), tandis que les Versaillais, « énervéspar la résistance rencontrée, ne faisaient guèrede prisonniers : ils les fusillaient » (1260.9).

La portée de l’événement n’est rappeléequ’après la Première Guerre mondiale. Tan-dis que la « Semaine sanglante » (10 070.8) –symbole de division – laisse place à unepatriotique « souscription à l’emprunt »national selon le film des années 30 et quecelui de Vichy s’abandonne à la célébrationde Thiers, « libérateur du territoire » (1276.8),le film des années 50 insiste sur la « cruauté »de la répression (interrogatoire de Rossel,1260.11) et indique que « l’échec de la Com-mune anéantit pour de longues années tout

Page 50: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

50 Le cartable de Clio, n° 3

mouvement révolutionnaire ou socialiste »et celui de 1960 pérennise la répression(conseil de guerre de Versailles en septembre,16 177.41 ; exécution à Satory ennovembre 1871, 16 177.42).

La Commune, cette Érinye qui vient pour-suivre la mémoire collective des Français, faitl’objet d’un traitement différencié dans lecinéma d’enseignement. Alors que lesmanuels scolaires persistent (jusque dans lesannées 70) à montrer un visage plutôt ver-saillais de l’événement, que le cinématémoigne d’un point de vue militant com-muniste, le film fixe, après la Seconde Guerremondiale, commence à historiciser l’évé-nement. En produisant des documentsd’époque, mis en scène avec un commen-taire respectueux de l’indication des sourcescomme de la nuance des appréciations, ilpermet, avant le centenaire, d’offrir la pers-pective d’une histoire dépassionnée et d’unenseignement plus scientifique. Reste,comme toujours, le problème de la « récep-tion » de l’image.

Page 51: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – L’historiographie de la Guerre d’Espagne – 51-58 51

Depuis peu, l’Espagne semble avoir redé-couvert ce qu’il est convenu d’appeler, dansles médias et le discours des politiciens etdes associations, « la mémoire historique ».Ces mots, dans le contexte actuel, renvoientà un événement concret et à un souvenirtrès précis dudit événement : la guerre d’Es-pagne et la dictature de Franco réinterpré-tées à la lumière de la mémoire qu’en ontgardé les vaincus de cet affrontement etleurs descendants. Une mémoire longtempsdéniée, ensevelie, qui commence aujour-d’hui à émerger de la main des anciens com-battants qui survivent encore et des jeunesassociations qui ont pris le relais, parmi les-quelles l’« Asociación para la recuperaciónde la Memoria Histórica »1 est en cemoment la plus visible et médiatique.

« Mémoire historique », en Espagne et àl’heure actuelle, cela signifie donc mémoiredes vaincus de la guerre civile. Ainsi la« récupération de la mémoire historique »consiste-t-elle principalement à dénoncerl’oubli de cette mémoire, et notamment dela répression subie par ces vaincus, ainsi queleur absence des débats politiques qui onteu lieu pendant la transition démocratique,et même après. De façon très concrète, cetterécupération se matérialise dans la décou-

verte et l’ouverture des fosses communes oùgisaient les victimes de la répression fran-quiste depuis plus de soixante ans.

Néanmoins, cela fait longtemps que leshistoriens travaillent à la reconstruction decette mémoire des vaincus et à la réécriturede l’histoire de la guerre civile. Les travauxuniversitaires se sont multipliés depuis 1975et à la fin des années 90, on comptait plus de3500 références d’ouvrages et articles consa-crés à la guerre civile et à la dictature, dontun grand nombre qui s’occupaient desaspects concernant la répression franquisteou la mémoire de la guerre.

Cela dit, en lisant les journaux espagnols,on a l’impression que cette « récupérationde la mémoire » est toute récente. Il n’y apas si longtemps, en 1995, à l’occasion duvingtième anniversaire de la mort du dicta-teur, des jeunes étudiants de la Complu-tense, la plus importante université madri-lène, avouaient devant les caméras detélévision leur ignorance par rapport àcette période historique et déclaraient que,pour eux, Franco était un personnage aussilointain que Ponce Pilate. Manifestement,il y a un divorce entre les acquis de l’histo-riographie et ce qui parvient au public,d’où cette sensation de nouveauté quientoure la toute récente découverte de la« mémoire historique », qui a par ailleurs

L’HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ESPAGNE : À LA RECHERCHE DE LA « MÉMOIRE HISTORIQUE»

MERCEDES YUSTA, UNIVERSITÉ DE CERGY-PONTOISE (FRANCE)

1 Association pour la Récupération de la MémoireHistorique.

Page 52: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

52 Le cartable de Clio, n° 3

constitué un phénomène médiatique detaille2.

Cela s’explique en partie par l’enseignementde l’histoire dans les écoles secondaires, où lesprogrammes s’arrêtent souvent juste après laguerre civile, qui n’est parfois même pas abor-dée, «faute de temps». Mais il y a d’autres élé-ments d’explication bien plus inquiétants. EnEspagne, on peut encore entendre des person-nalités issues du franquisme continuer desoutenir toujours les mêmes vieilles légendesconcoctées par le régime franquiste en vue desa légitimation et qui faisaient de la guerreune croisade antimarxiste en défense de la foiet de l’ordre moral. On peut citer l’exemple deRicardo de la Cierva, apologiste du fran-quisme et ancien ministre de l’UCD3, qui a

publié récemment son énième ouvrage,intitulé Le 18 juillet ne fut pas un putschmilitaire fasciste : il n’existait pas de légalitérépublicaine : déformation et violation de lamémoire historique des Espagnols : toutes lespreuves. Il en a vendu quelques milliersd’exemplaires4. L’intitulé de l’ouvrage parlede lui-même, et les thèses qu’il défend vontà l’encontre des faits établis par les histo-riens depuis très longtemps. Par ailleurs, onvérifie à quel point cette expression de« mémoire historique » peut être ambiguë etservir des intérêts contradictoires5.

R. de la Cierva n’est pas un cas isolé, même silui et ses confrères ne trouvent aucun échodans les vrais débats scientifiques sur laguerre et le franquisme. Pourtant, on auraittort de minimiser l’importance de ce secteurrévisionniste, surtout si l’on considère que laFondation Nationale Francisco Franco, quiveille sur les papiers du général en ne per-mettant leur accès qu’aux historiens respec-tueux de la mémoire de Franco, est financéepar l’État espagnol. Cela signifie que l’Es-pagne est confrontée à des survivances dupassé qui seraient presque impensables dansd’autres démocraties, ce qui donne raisonaux porte-parole de la « récupération de lamémoire », et cela malgré le travail accomplipar les historiens depuis plusieurs décennies.

2 L’attention des médias s’est surtout concentrée surl’ouverture des fosses et l’identification des victimes,activité monopolisée en ce moment par l’« Asociaciónpara la Recuperación de la Memoria Histórica ». Néan-moins, les premières ouvertures publiques de fosses ontété réalisées bien avant la création de cette association, àl’initiative des familles des personnes qui y gisaient. Lapremière exhumation eut lieu en février 1998, dans lazone du Bierzo, au Léon, dans la commune de Canedooù des guérilleros antifranquistes avaient été exécutés etenterrés hors du cimetière, dans un endroit menacé parle tracé d’une autoroute. Les ossements des victimesfurent ensuite enterrés dans le cimetière local. En cemoment, la couverture médiatique de ces ouvertures defosses est très ample ; à titre d’exemple, voir l’article d’Il-defonso Olmedo, « Removiendo en las fosas del fran-quismo », Crónica – El Mundo, 17 mars 2002 ; ou le livrerécemment publié par les deux responsables de l’« Aso-ciación para la Recuperación de la Memoria Histórica »,Las fosas de Franco. Los republicanos que el dictador dejóen las cunetas, Temas de Hoy, Madrid, 2003. Pour l’ex-humation de Canedo, voir Odette Martinez-Maler,« Mémoire d’une guérilla, guérilla pour la mémoire », inFrancisco Martinez-Lopez, Guérillero contre Franco.La guérilla antifranquiste du Léon (1936-1951), Paris,Syllepse, 2000, pp. 141-164.3 Unión de Centro Democrático, parti centriste quigagna les premières élections démocratiques en Espagneen 1977.

4 El 18 de julio no fue un golpe militar fascista : no existíala legalidad republicana : deformación y violación sis-temática de la memoria histórica de los españoles : todaslas pruebas, Toledo, Fénix, 2000.5 Et il n’y a pas que de vieux combattants issus des rangsde la dictature. À leurs côtés se trouvent aussi de « jeunesloups », aux trajectoires politiques parfois atypiques quiont démarré dans la gauche ou l’extrême-gauche,comme c’est le cas pour Pío Moa, qui soutient que laguerre civile aurait commencé en réalité avec la révolu-tion des Asturies en 1934, ou José Jiménez Losantos, quia qualifié la récente historiographie sur la guerre civilede « néototalitaire ».

Page 53: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 53

Les raisons de cette situation sont tropcomplexes pour être considérées ici dansleur totalité ; nous allons retenir surtout lesdifficultés de la construction d’un récit his-torique démocratique sur la guerre et la dic-tature, processus que nous allons parcouriren amont pour évoquer finalement la situa-tion actuelle du débat historiographique enEspagne.

En effet, en comparaison avec l’écriture del’histoire d’autres événements majeurs duXXe siècle, tels que la Deuxième Guerremondiale, l’historiographie de la guerrecivile est encore jeune, et elle a en plus dû seconstruire en opposition à l’historiographieofficielle du régime qui, pour sa part, a euquarante ans pour se développer en toutetranquillité, sans concurrents, ni contradic-teurs. Cette historiographie démocratique adû aussi se construire sur un vide, celui laissépar la rupture en Espagne de la tradition del’historiographie libérale et la disparition,par la mort, l’exil ou l’ostracisme profession-nel, de ses représentants. Ce n’est qu’audébut des années 60 que l’on a vu apparaîtreles premiers ouvrages historiques sur laguerre qui contredisaient les mythes du fran-quisme la présentant comme une inévitablelutte contre la révolution communiste et,surtout, comme une croisade contrel’athéisme marxiste. Ces pionniers étaientprincipalement des historiens anglo-saxons,tels que Hugh Thomas, Gabriel Jackson ouHerbert Southworth, et des français commePierre Broué et Émile Témime. Il faut néan-moins citer l’œuvre d’un précurseur, GéraldBrenan, qui, en 1943 déjà (à peine quatre ansaprès la fin du conflit), publia un livre, Spa-nish Labyrinth, qui expliquait la guerre civileespagnole comme un conflit de classe où lesintérêts des grands propriétaires fonciers

avaient eu une importance majeure. Les édi-tions Ruedo Ibérico de Paris, fondées par unexilé espagnol anarchiste, jouèrent un rôlefondamental dans ces débuts en publiant enespagnol ces ouvrages porteurs d’une visionrenouvelée de la guerre civile. Même si leurdiffusion à l’intérieur de l’Espagne resta tota-lement clandestine jusqu’à la mort deFranco, beaucoup d’Espagnols apprirentdans ces livres, vite devenus mythiques, unehistoire alternative qui contredisait le dis-cours officiel6. En même temps, les « sémi-naires de Pau », animés par un autre exilé, leprofesseur Manuel Tuñón de Lara, consti-tuaient un lieu de rencontre entre intellec-tuels de l’intérieur et de l’exil, tout enouvrant des espaces de liberté pour lesjeunes historiens espagnols.

Face à toute cette agitation, le régime se vitdans l’obligation de contre-attaquer et derenouveler sa propre version de l’histoire,sérieusement remise en question. Cette tâcheincomba au Ministre de l’information et dutourisme, le jeune Manuel Fraga Iribarne7,qui créa en 1965 une « Section spéciale » duMinistère consacrée à l’étude de la guerrecivile et engagea pour la diriger le journalisteRicardo de la Cierva (le même que cité plushaut, qui s’acharne encore aujourd’hui à

6 Hugh Tomas, La guerra civil española. París, RuedoIbérico, 1961 ; Gerald Brenan, El laberinto español : Ante-cedentes políticos y sociales de la guerra civil, París, RuedoIbérico, 1962 ; Gabriel Jackson, Breve historia de laguerra civil de España, Ruedo Ibérico, Paris, 1974 ; Her-bert R. Southwort, El mito de la cruzada de Franco, Paris,Ruedo Ibérico, 1963 ; Pierre Broué, Émile Témime, Larévolution et la guerre d’Espagne, Paris, 1961 (trad. : Larevolución y la guerra de España, Mexico, FCE, 1962).7 Encore actif en 2003 dans la vie politique comme pré-sident de la Communauté autonome de Galice. Il arécemment acquis une certaine notoriété internationalepar son attitude passive lors de la crise de la marée noiredu Prestige.

Page 54: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

54 Le cartable de Clio, n° 3

justifier le coup d’état de 1936). Mais cettecouche de peinture sur l’histoire officielledevait vite montrer ses limites, parce que lesUniversités espagnoles étaient en pleinerévolte et que l’on suivait déjà, dans lesdépartements d’histoire, les traces des anglo-saxons et de Tuñón de Lara. On peut néan-moins considérer que cette situation contri-bua à un certain renouvellement del’historiographie franquiste, qui fit un effortde modernisation de son discours, certes trèslimité, mais qui menait quand même àconclure au partage des responsabilités de laguerre civile sur le modèle de la « guerre fra-tricide », une guerre dans laquelle les deuxparties auraient donc été coupables dans lamême mesure, ce qui était une nouveautéradicale8.

La transition politique à la démocratie futainsi précédée, en quelque sorte, par unevéritable « transition historiographique ». Àla mort de Franco, il existait nombre dejeunes historiens prêts à prendre le relais deshistoriens officiels et à porter un autre regardsur l’histoire de la guerre civile. D’autre part,à la première génération d’historiens anglo-saxons en avait succédé une autre, celle dePaul Preston, Edward Malefakis, FrancesLannon ou Ronald Fraser. Ce dernier publiaen 1979 un ouvrage qui ferait date. Il s’agitde Blood of Spain. An Oral History of TheSpanish Civil War, ouvrage paru la mêmeannée en Espagne avec un titre tiré d’unpoème de Luis Cernuda, Recuérdalo tú y

recuérdalo a otros9. Pour l’écrire, Frasersillonna l’Espagne en recueillant des témoi-gnages oraux auprès de dizaines de per-sonnes qui avaient participé au conflit danschaque camp. Il écrivit donc une « histoireorale de la guerre civile ». Ce livre est impor-tant, mis à part son énorme succès, parcequ’il introduisait dans le débat un thèmeencore inexploré jusque-là, celui de lamémoire et du souvenir de la guerre. Et il estaussi significatif, parce qu’il n’établissait pasde jugements mettant sur le même plan lestémoignages des deux parties. C’est là l’unedes lignes majeures de cette historiographieanglo-saxonne, le partage de responsabilités,un axe qui recoupe en quelque sorte lerenouvellement de l’historiographie fran-quiste, tout en utilisant des méthodes et enpartant de présupposés idéologiques radica-lement différents. Sans acquitter les mili-taires, en particulier Franco, de leurs respon-sabilités, puisqu’ils ont conspiré contre larépublique et provoqué le déclenchement duconflit, le bilan des atrocités commises parles deux factions se révèle équivalent dansces travaux, ce qui revient à établir uneespèce d’amnistie générale sur le planhistoriographique.

Cet argument devait être repris avec succèspar les hommes politiques pilotant la transi-tion à la démocratie. Tout comme la relation,établie dans quelques-uns de ces ouvrages,entre l’échec de la république et son inévi-table issue en guerre civile. Les débats poli-tiques de la « Transition » vont alors se servirde ces deux idées provenant du débat histo-rique pour prôner d’une part la réconcilia-tion nationale et d’autre part la peur d’unetransition centrée sur la rupture, qui risque-rait de reproduire les conditions de 1936. Laquestion de la nature de l’État ne devait donc

8 Sur ce renouveau de l’historiographie franquiste, voirPaloma Aguilar, Memoria y olvido de la guerra civilespañola, Madrid, Alianza Editorial, 1996, pp. 108-112.9 Ronald Fraser, Blood of Spain. An Oral History of TheSpanish Civil War, Londres, 1979 ; Recuérdalo tú yrecuérdalo a otros. Historia oral de la guerra civilespañola. Barcelone, Crítica, 1979.

Page 55: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 55

pas se poser dans ce contexte : la monarchiehéritée du franquisme restait intouchable,pour se convertir même en axe majeur de latransformation démocratique des institu-tions. Une certaine mémoire de la guerrecivile était évoquée pour présenter laréforme des institutions existantes commel’unique solution viable. En conclusion, ilfallait oublier pour reconstruire. Ainsi futdonc établi le « pacte d’oubli » évoquécomme le pacte fondateur de la démocratiepar des historiens tels que Santos Juliá 10.

Ce discours politique allait de pair avecquelques tendances historiographiques, quitentaient d’adoucir le régime de Franco en lecaractérisant de régime « autoritaire » (etnon plus fasciste, ni totalitaire), une voied’interprétation ouverte par Juan José Linzdans les années soixante. La publication deson travail, en Espagne, en 1978, déclenchal’un des débats les plus riches autour dufranquisme, celui de la nature du régime, undébat qui est loin d’être clos aujourd’hui11.Ces considérations théoriques donnaient unnouvel élan aux débats des historiens, leurniveau scientifique s’éleva considérablementet l’on ne conçut plus la guerre comme unévénement conjoncturel, dû à la spécificitédu caractère espagnol, passionnel et violent,

mais comme le fruit d’un certain déséqui-libre structurel entre développement etretard, comme une guerre de classes oucomme une crise de domination des élites.Cela dit, la «Transition» permit surtout l’ou-verture de nouvelles archives et l’accès à denouvelles sources, ce qui ouvrait de nouvellesperspectives : celle, notamment, du recense-ment des victimes de la guerre et de la répres-sion. Le premier travail sur les victimes de laguerre partit du côté franquiste. Il s’agit dePérdidas de la guerra, de Ramón Salas Lar-razábal, un ancien franquiste qui travaillaitdans la « section d’études sur la guerre d’Es-pagne» dirigée par Ricardo de la Cierva12. Cetravail, paru en 1977, souscrivait aux théoriesde la « responsabilité partagée », mais enmême temps, les chiffres qu’il avançait pré-sentaient un nombre de morts franquistesbien supérieur à celui des républicains, ce quipermettait de justifier la répression fran-quiste comme une riposte à celle des républi-cains. Les critiques à la méthodologie de SalasLarrazábal, surtout celles de Alberto ReigTapia, permirent cependant de prouver queplusieurs victimes de la répression franquiste,pendant la guerre et l’après-guerre, étaientrestées anonymes13. À ce moment-là, plu-sieurs jeunes historiens se donnèrent pourtâche de recenser ces victimes anonymes.

10 Voir Santos Juliá, « Postfranquisme ou société démo-cratique », Vingtième siècle. Revue d’histoire, nº74, avril-juin 2002, pp. 5-12.11 Juan José Linz, « Una teoría de régimen autoritario. Elcaso de España », in Stanley G. Payne, Política y sociedaden la España del siglo XX, Madrid, Akal, 1978, pp. 205-263. Paru d’abord in E. Allardt et Y. Littunen (eds.),Cleavages, ideologies and Party Systems. Contribution toComparative Political Sociology, Helsinki, 1964. Voiraussi un bilan récent (et critique) in Ismael Sanz, « Para-dojas de la historia, paradojas de la historiografía. Lasperipecias del fascismo español », Hispania, LXI/1,nº207, 2001, pp. 143-176.

12 Ramón Salas Larrazábal, Pérdidas de la guerra. Barce-lone, Planeta, 1977. Voir ce débat in Angela Cenarro,« Muerte y subordinación en la España franquista : Elimperio de la violencia como base del “Nuevo Estado” »,Historia Social, n° 30, 1998, pp. 5-22.13 Alberto Reig Tapia, « Consideraciones metodológicaspara el estudio de la represión franquista en la guerracivil », Sistema, n° 33, novembre 1979. Il a repris sesarguments dans quelques ouvrages postérieurs, commeIdeología e historia. (Sobre la represión franquista y laguerra civil), Akal, Madrid, 1984, ou Violencia y terror.Estudios sobre la guerra civil española, Akal, Madrid,1990.

Page 56: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

56 Le cartable de Clio, n° 3

Cela marqua un important renouveau métho-dologique, avec des études de portée locale, ungrand investissement dans le travail sur le ter-rain et la participation active d’une nouvellegénération d’historiens, ceux qui sont à l’ori-gine de l’explosion historiographique quicaractérisera le début des années 80.

À partir de là, les moments forts de la pro-duction historique allaient coïncider avec descommémorations diverses. En 1981, c’était lecinquantenaire de la proclamation de laSeconde République, en 1986 celui du déclen-chement de la guerre civile, et les rendez-vousse répétèrent au cours de la décennie suivante.Durant cette période, il n’y eut guère degrandes œuvres de synthèse, à part lesouvrages collectifs dirigés par Manuel Tuñónde Lara (La guerra civil 50 años después, 1985)et Julio Aróstegui (Historia y memoria de laguerra civil española, 1988)14. La productionhistorique se caractérisa plutôt par un empi-risme de plus en plus marqué et par le choixd’un cadre géographique réduit. D’autre part,pendant les années 80, on assista à l’émer-gence de nouveaux sujets du récit historique,tels que les paysans ou les femmes. La résis-tance au franquisme (pendant ou après laguerre civile) devint aussi un objet d’étudeprivilégié et l’on vit apparaître les premièresrecherches sur le phénomène méconnu de laguérilla. Ces travaux incluaient des groupessociaux traditionnellement considérés commeminoritaires, incorporaient les sources oraleset se nourrissaient des analyses proposéespar les courants historiographiques les plusnovateurs.

À ce moment-là surgit aussi la préoccupa-tion des institutions locales pour l’écriturede l’histoire de la communauté et pour lagestion de la mémoire collective, gestion quileur était désormais possible avec la mise enplace de l’État autonomies régionales. Parfois,cette revendication d’une mémoire collectiveau niveau local entra en conflit avec le pou-voir central : on l’a vu de façon très forteen 1998 et 1999, lors du débat sur l’enseigne-ment des sciences humaines, débat quidéboucha sur une remise en question de lafaçon dont l’histoire était enseignée danscertaines régions et qui se solda par le ren-forcement de la mainmise de l’État dansl’élaboration des programmes scolaires. Ceconflit entre le centre et la périphérie autourde l’écriture de l’histoire relevait d’un véri-table conflit identitaire, il mettait en évi-dence les difficultés de l’écriture d’une his-toire consensuelle de l’Espagne, et peut-êtremême de la construction d’une identiténationale espagnole, dont les symboles seseraient trop longtemps identifiés à ceux dela dictature. Ainsi peut-on observer com-ment l’écriture et la réécriture de la guerrecivile se situent au centre des enjeux et occu-pent progressivement une place centraledans ces nouvelles politiques de la mémoire.Dans les communautés historiques culturel-lement réprimées sous le franquisme,comme la Catalogne ou le Pays Basque, lagestion de la mémoire collective adopta larhétorique d’une « histoire des vaincus ».

D’autre part, à partir de la seconde moitiédes années 90, moment qui coïncidait avecl’arrivée au pouvoir du Parti Populaire15, lerapport entre politique, histoire et mémoire14 Julio Aróstegui, Ángel Viñas, Gabriel Cardona et Josep

M. Bricall, La guerra civil española 50 años después, Bar-celone, Labor, 1985 ; Julio Aróstegui (coord.), Historia ymemoria de la guerra civil. Encuentro en Castilla y León,Valladolid, Junta de Castilla y León, 1988.

15 Le parti de droite issu de la rénovation de « AlianzaPopular », parti créé par Manuel Fraga Iribarne.

Page 57: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 57

est devenu un objet privilégié de la recherchehistorique sur la guerre civile. Sont alorsapparus quelques ouvrages entièrementconsacrés à l’interprétation de ces rapportset de leur influence sur les choix politiquesdu présent, comme le livre de Paloma Agui-lar sur l’influence de la mémoire de la guerrependant la transition à la démocratie16. Enmême temps, face à la menace que représen-tait la construction d’une histoire alternativeet décentralisée, les vieux mythes se réacti-vaient. Ainsi, selon l’historien Julio Aróste-gui, on assiste aujourd’hui à la réapparition« des arguments que l’on pensait définitive-ment oubliés, y compris à propos de la justifi-cation de la guerre, ainsi que d’une littératuredéfendant la thèse des deux Espagnes en lutteet dans laquelle la légitimité se situait dans lecamp des insurgés »17.

Ce conflit entre les différentes mémoiresexplique aussi les difficultés d’adapter aucontexte espagnol le concept de « lieu demémoire », théorisé par Pierre Nora il y aquelques années et qui a connu tellement desuccès en France et au-delà. Il y a en effet deslieux de mémoire franquistes et des lieux demémoire républicains, mais ce sont surtoutles premiers que l’on retrouve partout enEspagne. Au lieu de donner à voir une his-toire nationale consensuelle, comme c’étaitle cas dans le projet de Nora, ces lieux demémoire évoquent les traces d’une profonderupture. À ce propos, il serait intéressantd’analyser d’un point de vue historique lesefforts actuels des héritiers des vaincus de la

guerre d’Espagne pour inscrire des lieux de« leur » mémoire à eux dans le paysage, à tra-vers notamment des plaques commémora-tives signalant les lieux des enterrements etdes fosses jusque-là anonymes. Toute unehistoire de la douleur pourrait ainsi êtreécrite en suivant ces traces-là, ce qui faitaussi partie de l’histoire de la guerre civile.

On voit donc que, peu à peu, les vaincus ontfini par trouver leur place dans le récit histo-rique de la guerre. Les œuvres historiogra-phiques portant sur la répression, les vic-times, les petites résistances au quotidien oules maquis connaissent en effet un dévelop-pement sans précédent, en privilégiant tou-jours le cadre local. D’autre part, certainschercheurs ressentent la nécessité d’une réno-vation épistémologique qui irait au-delà desrecensements des victimes et des explicationspurement idéologiques, et ils regardent ducôté de l’anthropologie ou de l’histoire cultu-relle18. En même temps, la réflexion sur la vio-lence politique, aussi bien du côté franquisteque du côté républicain, se place au cœur dudébat19. Ajoutons que les ouvrages et les cher-cheurs servent, consciemment ou non, de

16 Paloma Aguilar, Memoria y olvido de la guerra civilespañola, Madrid, Alianza Editorial, 1996, pp. 108-112.17 Julio Aróstegui, « La mémoire de la guerre civile et dufranquisme dans l’Espagne démocratique », Vingtièmesiècle. Revue d’histoire, nº74, avril-juin 2002, pp. 31-42,p. 41 pour la citation.

18 Voir à titre d’exemple deux œuvres très intéressanteset paradigmatiques de ce renouveau : il s’agit de JavierUgarte, La nueva Covadonga insurgente. Orígenessociales y culturales de la sublevación de 1936 en Navarray el País Vasco. Madrid, Biblioteca Nueva, 1998 ; etMichael Richards, Un tiempo de silencio. La guerra civil yla cultura de la represión en la España de Franco, Barce-lone, Crítica, 1999.19 Le travail de conceptualisation de cette violence poli-tique avance moins vite que sa quantification et l’élabo-ration de « listes de morts », comme le signalent entreautres Julio Aróstegui ou François Godicheau. Une pro-position de théorisation de cette violence et du conceptd’« ordre public » du côté républicain est développéedans la thèse de doctorat de ce dernier, Répression etmise en ordre politique : Les anarchistes et la constructionde l’ordre public dans la Catalogne en Guerre civile (1937-1938), qui sera publiée prochainement chez Odile Jacob.

Page 58: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

58 Le cartable de Clio, n° 3

porte-parole aux revendications des collectifsqui avaient été «oubliés» pendant la transi-tion, qui se font soudainement présents et quisont porteurs de demandes très concrètes surles indemnisations, la reconnaissance poli-tique et sociale, l’ouverture des fosses ou lerétablissement de la «vérité historique».

On assiste donc aujourd’hui à une mise enavant de l’histoire dans le débat politique, cequ’Habermas qualifiait d’« usage public del’histoire ». De la même façon, les historiensexpriment de plus en plus des positions poli-tiques par rapport aux problématiques dupassé, surtout en ce qui concerne la guerrecivile, le franquisme et leur héritage dansl’Espagne d’aujourd’hui. En octobre 2002,un groupe d’historiens du franquisme et dela guerre civile, réunis à Barcelone, signaientune déclaration où ils dénonçaient la persis-tance des symboles du régime franquistedans certains bâtiments, rues et monuments,un peu partout en Espagne. En même temps,ils dénonçaient l’appui institutionnel reçupar la Fondation Francisco Franco. Un moisaprès, à l’occasion de l’anniversaire de lamort de Franco, le Congrès des Députésapprouvait une résolution qui exprimait lareconnaissance morale envers les victimes dela guerre civile et la répression franquiste etqui allouait des aides économiques pour lesexilés et les « niños de la guerra ». Les deuxévénements ne sont certainement pas sansrapport entre eux, ils témoignent en tout castous les deux d’une prise de conscience col-lective par rapport aux héritages de lapériode franquiste et à la nécessité deprendre des décisions importantes sur la ges-tion du passé commun.

Ces acquis sont considérables, mais en ce quiconcerne aussi bien l’historiographie que

l’enseignement de l’histoire de la guerred’Espagne, il y a encore beaucoup de travail àfaire. D’une part, certaines archives ne sonttoujours pas accessibles aux chercheurs et lemonopole de la Fondation Nationale Fran-cisco Franco n’a pas été ébranlé. D’autrepart, les problématiques autour de cettemémoire dite « historique » continuent d’in-terroger nos pratiques d’historiens. Et finale-ment, comme le signalait récemment l’his-torien Julio Aróstegui, certains secteurs del’opinion publique ressentent une certainelassitude et voudraient qu’on arrête unebonne fois pour toutes de parler de la guerrecivile. Comme si tout était dit, ce qui n’estcertainement pas le cas. Pour ces personnes-là, l’histoire de la guerre civile en est toujoursà son stade émotionnel, vindicatif, non pro-blématisé, une histoire-plaie. À nous doncd’en faire une histoire-problème pour qu’ellepuisse être un véritable terrain de discussion,processus qui, par ailleurs, est déjà bienamorcé.

Page 59: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Absences et oublis dans les contenus de l’histoire scolaire en Espagne – 59-71 59

ABSENCES ET OUBLIS DANS LES CONTENUS DE L’HISTOIRE SCOLAIRE EN ESPAGNE (1970-2003)1

JOAN PAGÈS, UNIVERSITÉ AUTONOME DE BARCELONE

Pourquoi « Absences et oublis dans l’ensei-gnement de l’histoire en Espagne » ? Un teltitre cadre bien avec les réalités successivesqu’a connues l’enseignement de l’histoire enEspagne, depuis les dernières années de ladictature franquiste jusqu’à l’actuel gouver-nement conservateur, en passant par la tran-sition démocratique et par les presque qua-torze années de gouvernement socialiste.

« Absences et oublis » parce que les pro-grammes successifs d’histoire sous le franquisme avaient déjà laissé de côté lesperdants de la Guerre civile et tout ce qu’ilsreprésentaient idéologiquement (le libéra-lisme, le progressisme, le socialisme uto-pique, l’anarchisme, le républicanisme, lemarxisme, etc.). L’histoire de l’Espagne quis’enseignait dans les établissements scolairesétait basée sur les principes d’« Une, Grandeet Libre » qui se traduisaient par la prédomi-nance des faits tels que, par exemple, la« Reconquête » – les 800 années de luttecontre les musulmans avec les actions chré-tiennes de toute nature – conquête et coloni-sation de l’Amérique par la mère patrie, l’Es-pagne ; imposition du dogme, à l’aide del’Inquisition, contre les humanistes, luthé-riens, calvinistes ou tenants de n’importequelle autre hétérodoxie ; etc.

Le curriculum d’histoire de l’école franquistea éliminé de l’enseignement tout ce qui étaitcontraire à son idéologie. Face aux oublis,absences ou interprétations biaisées de l’his-toire scolaire franquiste, nous devions lutterpour rendre possible l’enseignement d’autresinterprétations de l’histoire (matérialismehistorique, histoire totale, etc.). À cette tâchese sont consacrés les mouvements de rénova-tion pédagogique. Ces mouvements, parmilesquels je privilégie le mouvement catalan«Rosa Sensat», ont agi depuis le milieu desannées 60 de manière semi-clandestine.Leurs interprétations de l’histoire scolairecomportaient, sans aucun doute, des dimen-sions politiques. Dans les années 70 et audébut des années 80, nous étions nombreuxparmi les enseignants d’histoire à faire denotre enseignement un engagement dans lalutte politique et éthique en faisant appel auxémotions pour enseigner certains faits :«[ceux qui] font place et droit aux témoignagesou aux lieux de mémoire vive jouent plus forte-ment de l’empathie que de la distance. Emme-ner les élèves à Auschwitz, leur faire rencontrerun rescapé des camps, c’est solliciter, parfoisfortement, l’émotion. Convoquer dans la classeles mémoires familiales de l’immigration oudes guerres récentes, c’est assumer que les senti-ments qui habitent ces récits sont dans la classeune légitime façon de dire son rapport aumonde.» (Tutiaux-Guillon, 2002, 93). Avec latransition démocratique et l’arrivée des1 Traduction de François Audigier, revue par l’auteur.

Page 60: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

60 Le cartable de Clio, n° 3

socialistes au gouvernement de l’Espagne,quelques-uns de ces aspects acquièrent unereconnaissance officielle. Mais, avec l’arrivéede la droite au pouvoir en 1996 reviennentde vieilles formes de concevoir et de prati-quer l’enseignement de l’histoire.

Mon projet dans cet article est d’analyserquelques-uns des contenus d’histoire destrois propositions de curriculum officiel quiont existé depuis 1970 jusqu’à aujourd’hui :celui de la Loi Générale de l’Éducation(LGE) de 1970, dernière loi de l’éducation dela dictature franquiste, celui de la Loi Orga-nique de l’Ordonnance Générale du SystèmeÉducatif (LOGSE), la première Loi sur l’édu-cation de la démocratie (1990) et les modifi-cations introduites dans les contenus d’en-seignement par l’actuel gouvernementconservateur en 2000 (Décret royal quimodifie le Décret royal de 1991, par lequelétaient établis les enseignements minimauxcorrespondant à l’éducation secondaire obli-gatoire). L’analyse porte principalement surles contenus et les approches développésdepuis le mouvement de rénovation pédago-gique catalan « Rosa Sensat ». Les contenus,objets de l’étude, se réfèrent à :a) la classe ouvrière et le mouvement ouvrier,b) la Seconde République et la Guerre civile,c) la dictature franquiste et le rôle de l’op-

position au franquisme.

Je centre mes analyses des contenus de l’his-toire scolaire sur le dernier cycle de la scola-rité obligatoire2 qui, en 1970, réunissait lesélèves de 11 à 14 ans (3 années scolaires) et,

à partir de 1990, ceux de 12 à 16 ans (quatreannées scolaires). J’utilise les programmesofficiels, les programmes alternatifs du mou-vement de rénovation pédagogique « RosaSensat » de Barcelone et les matériels curri-culaires publiés par le « Groupe de sciencessociales » de ce mouvement.

Le passé récent : l’héritage franquiste del’enseignement de l’histoire (les contenusdes programmes de 1970)

Pour la première fois, la LGE incluait lescontenus de l’histoire scolaire du derniercycle de l’enseignement obligatoire (2e cyclede l’Éducation Générale de Base, EGB) dansun ensemble social et culturel avec la géogra-phie et l’éducation civique. Les contenus –leur sélection et leur progression – furentréglementés dans les «orientations pédago-giques ». Dans la première proposition de1970, les contenus historiques se présentaientde manière cyclique, c’est-à-dire qu’étaientsélectionnés des thèmes historiques depuis lapréhistoire à nos jours, thèmes qui allaient serépétant tout au long des trois années quedurait ce dernier cycle. À aucun moment deces trois années n’apparaissaient, de manièreexplicite, des contenus concernant la SecondeRépublique espagnole et la Guerre civile. Il yavait des contenus sur l’Espagne franquisteet, dans les deux dernières années, sur lesrévolutions bourgeoises et le mouvementouvrier du XIXe siècle.

Ces propositions n’ont pas duré un an. En1971, une nouvelle orientation pédagogiquefut introduite pour le second cycle de l’EGB(Ministerio de Educación y Ciencia – MEC,1980) ; elle organisait les contenus par blocdisciplinaire. Les contenus de l’histoirefurent alors divisés chronologiquement tout

2 Le terme espagnol d’«etapa» est traduit par celui decycle pour désigner un ensemble de plusieurs annéesscolaires organisées de façon globale. L’article concernele cycle secondaire obligatoire qui succède à un cycle primaire. (NDT).

Page 61: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 61

au long des trois années : pour la classe de 6e

(première année de ce cycle), 6 thèmes por-taient sur l’Histoire antique et le Moyen Âge(la préhistoire disparut sans aucune explica-tion) ; pour la 7e (deuxième année de cecycle), 6 thèmes portaient sur les XVIe, XVIIe

et XVIIIe siècles alors que la 8e comportaitdouze thèmes qui allaient de la Révolutionindustrielle à l’Espagne actuelle. Le mouve-ment ouvrier était inclus dans deux thèmes,l’un était « De la société d’ordre à la sociétéde classe », l’autre, logiquement, « La bour-geoisie ». Un autre thème était consacré à laSeconde République et au « Soulèvementnational », nom par lequel les franquistesdésignent le coup d’état militaire qui adétruit la république. Quatre thèmes étaientplus particulièrement consacrés au régimefranquiste : «Nouvelles formes de la vie espa-gnole » qui commence avec la « Guerre deLibération », (c’est ainsi qu’est nommée laGuerre civile) ; « La société espagnole » (avecun contenu comme « L’inspiration catho-lique de notre vie communautaire) » ; « Artet culture de notre temps» et « l’Espagne et lemonde ». Les raisons de ces changementsentre les deux propositions n’étaient pasdonnées dans les documents officiels.

La conception de ces contenus était enaccord avec l’idéologie franquiste dans saphase terminale, phase durant laquelle lesidées modernes commençaient à s’enracineraussi bien dans l’éducation (pédagogie parles objectifs) que dans les autres domainesde la vie économique, culturelle, sociale,espagnole. Le programme d’histoire consi-dérait le mouvement ouvrier comme « unproblème social » qui était seulement traitéavec les origines de la Révolution indus-trielle. La Seconde République était présen-tée du point de vue des vainqueurs et, en

conséquence, les partis politiques, spéciale-ment les républicains et ceux de la gauche,étaient considérés avec les nationalistes cata-lans et basques comme les principaux res-ponsables du chaos et de l’anarchie queconnaissait l’Espagne de 1931 à 1936, justi-fiant ainsi le « Soulèvement national ». Lavision de l’Espagne franquiste était une exal-tation de l’œuvre de Franco. Aucune réfé-rence à la répression, au manque de liberté, àl’opposition politique et sociale à la dicta-ture, à la négation du pluralisme culturel etlinguistique, parce que rien de tout celan’existait officiellement.

Ce programme est resté en vigueur près de20 ans, jusqu’en 1990 lorsqu’il fut remplacépar le curriculum de la LOGSE. Les uniqueschangements légaux furent l’introduction denouveaux contenus d’éducation civiqueayant pour objectif de « préparer à l’exerciceet au respect des droits et devoirs de lacitoyenneté, les libertés démocratiques et lesdroits démocratiques fondamentaux »(MEC, 1980).

Avec l’avènement de la démocratie commen-cèrent les changements dans le système édu-catif. Le plus important fut, sans doute, ladécentralisation et l’augmentation descompétences éducatives des gouvernementsdes Communautés autonomes, en particu-lier de celles qui ont une langue particulièrecomme la Catalogne, la Galice et le Paysbasque3. Aussi, de nouveaux contenus furentintroduits qui, de manière prescriptive ou

3 Aujourd’hui, il existe en Espagne dix-sept communau-tés autonomes auprès desquelles ont été transférées descompétences éducatives. Cependant, l’élaboration deslois éducatives qui régissent l’ensemble de l’Espagne etle cadre des programmes est de la responsabilité du gouvernement central.

Page 62: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

62 Le cartable de Clio, n° 3

incitative, nuancèrent les visions des conte-nus « plus franquistes » ou incorporèrent desconnaissances en lien avec la réalité géogra-phique et historique des autres communau-tés dont on avait jusqu’alors nié l’existence,par exemple la Catalogne (Casulleras,Cunillera, Pagès : 1988).

Une alternative à l’enseignement del’histoire officielle : la rénovationpédagogique catalane (1970-1985)

En 1965 un petit groupe d’enseignantes etd’enseignants catalans aux idées progressistesposait les bases de ce qui sera, avec le temps,le plus important mouvement de rénovationpédagogique d’Espagne : « l’École des maîtresRosa Sensat ». Ce fut un mouvement decaractère professionnel mais aussi politiqueet social d’opposition au franquisme qui àtravers des cours, des séminaires et les écolesd’été forgea une pédagogie alternative baséesur l’échange d’expériences et l’autoforma-tion, et qui était apparenté à cette école et àcette pédagogie catalane supprimée parFranco à la fin de la Guerre civile. Parmi lesgroupes de travail, le groupe des sciencessociales réalise un important travail dans larénovation de l’enseignement de la géogra-phie, de l’histoire et de l’éducation civique,important autant par l’élaboration de propo-sitions alternatives aux programmes officielsque par le travail accompli durant les cours,les séminaires d’hiver et les écoles d’été, spé-cialement importantes et nombreuses entreles années 1973 et 1983.

Ce groupe a publié ses premières proposi-tions sur le second cycle de l’EGB (11-14ans) à l’école d’été de 1975 (Franco n’étaitpas encore mort) (Grup de cències socials deRosa Sensat, 1975). Les contenus d’histoire

suivaient la même succession chronologiqueque la programmation officielle. Pour la 6e,ils incluaient la préhistoire et les contenus del’histoire antique (« Les sociétés esclava-gistes ») et du Moyen Âge (« La société féo-dale» et «L’expansion urbaine du Bas MoyenÂge ») contenus inspirés par le matérialismehistorique. De même, les contenus de la 7e,consacrés à l’État moderne, étaient inspiréspar cette école historique. Le programme de8e était consacré à l’histoire contemporaineet comporte dix thèmes : « L’esprit desLumières et la crise de la monarchieabsolue », « La révolution bourgeoise enFrance », « La révolution industrielle enAngleterre », « La révolution bourgeoise enEspagne », « L’industrialisation en Espagne »,« L’impérialisme », « La révolution socialiste,le fascisme et la Seconde Guerre mondiale »,« La Seconde République et la Guerre civileespagnole », « L’Espagne franquiste » et « Lesproblèmes du monde actuel ».

Les raisons de ces propositions étaient expo-sées dans l’introduction où était affirmé : « lagéographie et l’histoire comme matières fon-damentales d’un enseignement rénové, doi-vent être reliées à la vie et dépasser l’assimi-lation et la mémorisation de connaissances,pour participer à la mise en place de tout unprocessus et à la construction d’outils de for-mation critique et d’action pour les jeunes »4

(p. 2). Aussi, le numéro 5 de la revue dumouvement « Perspectiva Escolar » (1976),première monographie consacrée à l’ensei-gnement des sciences sociales, présentait desarguments en faveur d’un nouvel enseigne-

4 Ce texte et tous les textes du mouvement de rénovationpédagogique « Rosa Sensat » sont traduits du catalan.(C’est une traduction de la traduction de l’article origi-nal en espagnol qui est proposée ici, NDT).

Page 63: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 63

ment des sciences sociales et de l’histoiredans une Catalogne et une Espagne quiétaient en train d’initier un changementpolitique. Ainsi, par exemple, Janer (1976,15), un des membres du groupe écrivait : «ensituant l’enseignement de l’histoire dans latriple fonction des sciences sociales – transmis-sion de connaissances, acquisition de tech-niques et de méthodes de travail, formation dujugement et d’habilités sociales – nous voyonsqu’un objectif important à atteindre est l’ap-prentissage de contenus de base qui formentune partie de ce que l’on appelle la culturecommune de l’homme contemporain […] ceque nous considérons une culture «opératoire»ou transformatrice, résultat collectif ou indivi-duel, produit social de différents stades histo-riques, et qui se réfère à différents aspects duprogrès social, technique et scientifique et dudéveloppement intégral de l’homme ». Janer(1975, 20) conclut : «L’intervention sur la réa-lité, dans un cadre scolaire, n’est ni plus nimoins qu’appliquer à notre milieu laconscience de son processus historique concret,découvrir collectivement les éléments qui infor-ment notre réalité conflictuelle avec la méthodede l’analyse historique, et valoriser les solutionsalternatives possibles. Il est très important desavoir critiquer et découvrir les déformationsqui se donnent dans l’interprétation historiquecomme de savoir repérer les manipulations etles effacements qui empêchent une vision scien-tifique de notre réalité. Souvent l’un est laconséquence de l’autre».

Les contenus en relation avec le mouvementouvrier, avec la Seconde République et avecle franquisme lui-même étaient inspirés parles hypothèses théoriques de l’école marxistecatalane, spécialement par Pierre Vilar5. Laconception éducative était inspirée, pourune part, par les hypothèses de l’école nou-

velle avec les méthodes actives de décou-verte. L’importance éducative – et politique– attribuée à ces contenus a poussé le groupeà éditer des matériels complémentaires pourles approfondir, par exemple Espagne 1931-1945 (dossier photographique) (Grup de C.S.de Rosa Sensat, 1976) et L’étude de la société.La Catalogne et le reste de l’Espagne aux XIXe

et XXe siècles (Janer, Pagès, 1980).

Dans le premier travail était instaurée unevision radicalement différente de la IIe Répu-blique et de la Guerre civile ; cette visionoffrait également une conception critique dela dictature. Parmi les contenus, figuraientdes informations sur, par exemple, « Le Pro-nunciamiento militaire du 18 juillet », « Laréaction populaire du 19 juillet et la révolu-tion sociale », « Les Milices Ouvrières Anti-fascistes », « La composition de l’arméepopulaire : la participation féminine », « Unmoyen de l’armée populaire : la guerre deguérilla », « Les avancées sociales dans l’ar-rière-garde : la collectivisation », ou « Ladéfaite populaire et la victoire franquiste, ladestruction des libertés, la démocratie et lepassé, l’évacuation, la répression et l’exil », et« La construction du nouvel État “national-syndicaliste” : l’école totalitaire ».

Le second travail, plus exhaustif, proposait descontenus organisés en ensembles suivant dif-férents aspects (Janer, Pagès, 1980, 260-261).

5 Les œuvres qui ont eu le plus d’influence dans legroupe de sciences sociales de Rosa Sensat et, probable-ment, dans des secteurs plus vastes des professeurs cata-lans et espagnols d’histoire en ces années furent : a) LaCatalogne dans l’Espagne moderne, publié en catalan àpartir de 1964, b) Histoire de l’Espagne, qui, édité enfrançais aux PUF en 1965, a circulé rapidement demanière clandestine dans l’Université et dans de nom-breux centres d’enseignement, et c) Iniciación al voca-bulario des análisis histórico (Barcelone, 1980).

Page 64: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

64 Le cartable de Clio, n° 3

1. Cadre politique général : gouvernement,forces politiques, régime politique, situa-tion légale des citoyens.

2. Structure sociale : la population et sonorganisation sociale à la campagne et enville.

3. Les conditions et le niveau de vie : prixdes produits de base, loyers et conditionsde vie.

4. Conditions de travail : salaire et journéede travail, conditions matérielles ethumaines de travail, législation et régle-mentations légales, contrats et situationdu travail à la campagne.

5. Attitudes de l’État et des groupes de pres-sion (Église, patronat) devant la situationsociale.

6. Mouvement ouvrier et syndical. Instru-ments de lutte ouvrière.

7. Vie associative et culturelle.

Dans ces deux travaux, on cherchait à établirdes relations entre les contenus et la mémoirepopulaire. Dans le premier, il est dit : «[…]chercher à être un outil de travail scolaire desciences sociales en vue de faire vivre aux enfantsnotre réalité historique plus immédiate –Seconde République, Guerre civile et révolutionsociale et introduction du fascisme en Espagne,avec l’implantation du régime « franquiste». Ilest important que les expériences individuellesqui peuvent être introduites en classe, quelleque soit l’opinion qu’elles expriment, donnentle cadre de référence général, que nous vou-drions donner avec ce dossier et d’autres outils»(Grup de C.S. de Rosa Sensat, 1976, 2).

Dans les orientations didactiques du second,il était recommandé de travailler à partir del’histoire de la famille car on considérait que« l’identification de l’élève avec son passé fami-lier (et sa relation avec le passé historique col-lectif) est la première étape pour pouvoir assu-mer des marques de l’identité, pour quel’intégration à la réalité s’enrichisse positive-ment et ne soit pas une simple assimilation.Ceci est également valable tant pour la récupé-ration du passé culturel et historique des Cata-lans d’origine, que pour les cultures et marqueshistoriques des différentes communautés […]qui coexistent dans la société catalane parl’immigration ». (Janer, Pagès, 1980, 261).

Ces idées et ces contenus ont été conservésdans le programme élaboré par le groupe,comme une alternative à ceux de 1975. Ceprogramme pour le second cycle de l’EGB aété présenté pour la première fois à l’Écoled’été de 1980 (Groupe de sciences sociales de« Rosa Sensat » 1981). À la différence de lasituation antérieure, il proposait une approchediachronique et thématique des contenus his-toriques dans les deux dernières années de lascolarité obligatoire. Ce changement de pers-pective chronologique se justifiait par des rai-sons de type didactique qui pesaient moinslourd dans le programme antérieur: la néces-sité d’accommoder et d’adapter les contenuset les activités aux possibilités intellectuellesdes enfants à qui on s’adresse, la nécessité departir du milieu et de la réalité plus proche,l’essai de relier de manière plus étroite géogra-phie et histoire, l’acquisition d’une méthodo-logie de travail et d’outils qui permettent auxélèves de continuer à étudier et à travailler demanière autonome.

La dernière année, la 8e, était consacrée àl’étude des changements produits dans le

Page 65: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 65

monde contemporain en analysant les diffé-rents aspects qui les caractérisent : les chan-gements démographiques, les changementsurbains, les principaux acteurs de l’indus-trialisation, les changements sociaux et poli-tiques (les bases politiques de la démocratieet les bases de l’organisation autonome cata-lane). Dans pratiquement tous ces thèmes, lamémoire historique était présentée commecontenu et comme ressource éducative. Letraitement apporté à la classe ouvrière et aumouvement ouvrier, à la Seconde Répu-blique, à la Guerre civile et au franquismeobéissent toujours à la même logique bienque leur poids ait diminué dans l’ensembledu programme.

L’institutionnalisation de la rénovation del’enseignement de l’histoire (1982-1994)

La révision de la LGE de 1970 commençadurant le gouvernement de l’Union duCentre Démocratique. Le processus débuteavec la révision du curriculum du primaireet l’expérimentation d’un curriculum alter-natif. Mais rien ne fut fait jusqu’au gouver-nement socialiste de Felipe Gonzalez (1982-1996) durant lequel furent réalisées lesprincipales transformations du systèmeéducatif espagnol. La loi héritée du fran-quisme – la Loi Générale de l’Éducation de1970 – fut enterrée et la première loi démo-cratique que l’Espagne ait connue depuislongtemps fut élaborée. Cette loi – laLOGSE, approuvée en octobre 1990 – rati-fiait la décentralisation éducative du pays,concédait de nombreuses compétences auxécoles, collèges et lycées et au corps profes-soral, et misait sur un curriculum ouvert,professionnel, plus proche des modèlesanglo-saxons que du modèle bonapartistequi avait existé jusqu’à ce moment.

À partir des premières années du gouverne-ment socialiste, a commencé un processus derévision et de réforme curriculaire accompa-gné d’une expérimentation des nouveauxprogrammes. Ce processus permettait unajustement un peu problématique entre lespropositions des communautés, celles dugouvernement central et celles des mouve-ments de rénovation existant en Espagne6.En tout cas, pour éviter de possibles «oublis»,le gouvernement central établit une liste de« contenus minimums » communs à toutesles communautés. Mais il attendit, au moinsen théorie, que ce soit les centres locaux et lecorps professoral qui élaborent leur propreprojet curriculaire et le concrétisent danschacune des disciplines scolaires.

À son début, la réforme se centra sur lesecond cycle de l’EGB (12-14) et sur le pre-mier cycle de l’enseignement secondaire (14-16) mais, au final, elle s’acheva par uneréorganisation du système éducatif avec l’ex-tension de l’enseignement obligatoire jus-qu’à 16 ans et l’apparition d’un nouveaucycle éducatif : l’enseignement secondaireobligatoire, le ESO (12-16 ans). Ce processusde réforme et d’expérimentation se déve-loppa simultanément d’une part avec le gou-vernement central, d’autre part avec les com-munautés autonomes auxquelles avaient ététransférées les compétences. Dans le cas cata-lan, beaucoup des idées qui présidèrent à larénovation de l’enseignement de l’histoire etdes sciences sociales dans les années 70 et audébut des années 80 trouvèrent un écho dans

6 Ont participé à l’expérimentation pour l’enseignementsecondaire (en premier lieu 14-16 ans, puis 12-16 ans)des groupes de rénovation du secondaire comme Cro-nos, Germania, 13-16, et quelques-uns formés à cetteépoque, dont le mouvement Fedicaria, de rénovation del’enseignement des sciences sociales.

Page 66: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

66 Le cartable de Clio, n° 3

les propositions d’expérimentation à traversl’intervention de personnes du collectif« Rosa Sensat » (par exemple, Batllori etPagès, 1984, 1985).

Ce processus, développé plus ou moins entre1983 et l’approbation de la loi de la LOGSE de1990, peut être considéré, depuis la perspectivedu curriculum d’histoire et de sciences sociales,comme une certaine institutionnalisation dela rénovation de l’enseignement de l’histoireet des sciences sociales. En Catalogne, parexemple, la base du curriculum de l’histoire etdes sciences sociales du gouvernement de laGénéralité durant l’expérimentation dusecond cycle de la EGB fut le programme de« Rosa Sensat ». Avec la démocratie, prirentplace, dans l’enseignement de l’histoire, desfaits et des acteurs que la dictature avait niésou utilisés de manière détournée.

Le curriculum d’histoire de la LOGSE : touttenir… si possible

Le gouvernement socialiste choisit de main-tenir l’organisation du curriculum de l’en-seignement obligatoire (6 à 16 ans) engroupes de disciplines7. Ainsi apparaissait legroupe des sciences sociales, géographie ethistoire. Cette situation ne supposait pas ladisparition des disciplines scolaires, ellen’optait pas pour une proposition interdisci-plinaire ou intégrée des connaissances. Larelation entre les contenus des différentes

disciplines était une décision qui n’était pasprescrite dans le curriculum et qui était lais-sée aux mains des établissements scolaires,des écoles, des collèges, des lycées. Cepen-dant, la disparition des disciplines commeprincipe d’organisation du curriculum futtrès critiquée tant par les milieux acadé-miques et universitaires que par des secteursdu corps professoral. Les uns parce queconcevant, et continuant à concevoir, les col-lèges et les lycées comme de « petites univer-sités » articulées autour des savoirs scienti-fiques de caractère disciplinaire, d’autresparce que considérant que les réformes pro-posées par le gouvernement socialiste étaienttrop « social-démocrates » et insuffisammenten rupture avec le passé.

Quels contenus figuraient dans le curricu-lum de la LOGSE ? Comment étaient traitésle mouvement ouvrier, la IIe République et laGuerre civile et le franquisme ? Le Décretroyal par lequel étaient établis les enseigne-ments minimums de l’Éducation secondaireobligatoire (MEC, 1991) conservait encoreune conception ouverte du curriculum maisplus nuancée que celle défendue durant leprocessus d’expérimentation. Les contenusdu curriculum de sciences sociales, géogra-phie et histoire étaient organisés autour dequatre ensembles : « Société et territoire »(avec six thèmes de nature géographique),«Sociétés historiques et changements dans letemps » (avec sept thèmes d’histoire, cinqorganisés chronologiquement, depuis la pré-histoire à aujourd’hui, un consacré à «Uneintroduction aux méthodes historiques » etun dernier portant sur « Diversités socialeset culturelles »), « le monde actuel » (avecquatre thèmes sur l’art et les autres sciencessociales) et « La vie morale et la réflexionéthique » (avec sept thèmes d’éducation

7 L’organisation du curriculum en groupes de disci-plines est apparu avec la loi générale de l’Éducation de1970 pour l’éducation obligatoire : la EGB (Éducationgénérale de base). L’histoire constituait une partie jointeà la géographie et à l’éducation civique dans l’ensembledes sciences sociales. Dans le BUP (Baccalauréat unifiépolyvalent) (14 à 17 ans) le curriculum est organisé endisciplines.

Page 67: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 67

éthique). Dans chaque bloc figuraient desconnaissances procédurales et des attitudes.Le thème conceptuel n° 6 du bloc de conte-nus historiques incluait les thèmes donttraite cette analyse. Son énoncé était le sui-vant : « Changement et révolution dans l’Étatcontemporain. Révolution industrielle etrévolution bourgeoise libérale. Grands chan-gements et conflits du XXe siècle. Transfor-mations de l’Espagne contemporaine ». LeDécret royal ne précisait ni n’imposait l’an-née au cours de laquelle devaient être ensei-gnés ces thèmes, ni non plus dans quel ordreou selon quelle succession ils devaient l’être.Laissant ces décisions aux mains du corpsprofessoral. Cependant, dans les critèresd’évaluation qui, joints aux objectifs géné-raux, accompagnaient les contenus, s’expri-mait quelque chose de plus que les contenus.Par exemple : « Critère d’évaluation 16.Décrire les principales transformations(démographiques, économiques, sociales, poli-tiques et idéologiques) qu’a connues la sociétéespagnole depuis la Seconde République jus-qu’à nos jours, en montrant quelques-unes deleurs influences mutuelles.Traiter de l’évaluation de la compréhension duchangement global produit dans la sociétéespagnole durant les cinquante dernièresannées à travers l’étude de l’évolution poli-tique des quatre grandes périodes : la SecondeRépublique, la Guerre civile, le franquisme etl’actuelle étape démocratique. Ce critère per-met d’évaluer l’initiation à l’analyse du chan-gement social et politique à travers l’étuded’un moment spécialement significatif commela transition espagnole à la démocratie ».(MEC, 1991).

À mon avis, cette approche garantissait toutel’histoire qu’il est possible d’enseigner ettoutes les approches possibles. Elle attribuait

au corps enseignant et aux écoles, collèges etlycées les compétences pour élaborer leurprojet curriculaire et choisir les contenusprécis et leur organisation qui répondaient lemieux à leur contexte et à leurs élèves. Laconception des contenus consacrés au mou-vement ouvrier, à la Seconde République etau franquisme était, à ce moment, la plusproche de celle qui avait été envisagée par lemouvement « Rosa Sensat ». À mon avis,il n’y avait pas plus d’absences ou d’oublisque ceux librement décidés par les ensei-gnants. Les intentions éducatives de laconnaissance historique et sociale étaienttrès claires. Ainsi, par exemple, le secondobjectif général affirmait contribuer audéveloppement chez l’élève de la capacité à« identifier les processus et les mécanismes debase qui régissent le fonctionnement des faitssociaux, utiliser cette connaissance pour com-prendre les sociétés contemporaines, analyserles problèmes les plus contemporains et formerle jugement critique et raisonné». De son côté,l’introduction affirmait que ces contenuscontribuaient à « consolider et développer lesattitudes et habitudes caractéristiques de l’hu-manisme et de la démocratie, acquérir l’indé-pendance du jugement et l’esprit critique pourévaluer avec rigueur et mesure les faits, lesactions et les opinions, développant ainsi desattitudes de tolérance et d’estime à l’égard desautres cultures ainsi que la solidarité avec lespersonnes et les groupes défavorisés, margi-naux et opprimés, et assumant une positioncritique à l’égard des valeurs et attitudes phal-locratiques de notre culture ». (MEC, 1991).

Le large processus d’expérimentation, lui-même accompagné de quelques incertitudes,d’une certaine complexité conceptuelle dulangage curriculaire qui allait avec ce proces-sus, du faible soutien du corps professoral, et

Page 68: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

68 Le cartable de Clio, n° 3

de la crainte des changements pour lesquelsune importante partie du corps professoraln’était pas préparée, firent échouer la réno-vation de l’enseignement de l’histoire et dessciences sociales et les possibilités que cesintentions portaient. Cela préparait le ter-rain du gouvernement conservateur du Partipopulaire pour « rétablir » les choses selonses intérêts idéologiques particuliers.

Oublis et interprétations dans laconception de l’enseignement de l’histoiredu Parti populaire (1996-2003)

Les contenus du curriculum de la LOGSEfurent en vigueur durant dix ans. Cepen-dant, ils furent l’objet d’attaques et de l’op-position des politiques du Parti populaire aulendemain de leur victoire électorale. La pre-mière ministre de l’Éducation du gouverne-ment conservateur espagnol, Mme EsperanzaAguirre, profita de l’inauguration du coursde l’Académie royale d’histoire espagnole(23 octobre 1996) pour mener une chargecontre les programmes d’histoire approuvésdurant le gouvernement socialiste : « Mais leplus grave – sans qualifier le délirant lexiquepédagogique en usage de chose de peu d’im-portance – est l’indigence des contenus histo-riques de l’enseignement que reçoivent nosélèves. Un élève peut parcourir complètementles dix années de scolarité obligatoire sansécouter ni voir une seule leçon sur Jules Césarou Philippe II ».

Commença alors un vaste débat médiatiquesur la nature de l’histoire scolaire, débatinédit jusqu’à ce moment en Espagne. Cedébat n’eut pas d’effets dans les programmesparce que le Parti populaire ne disposait pasd’une majorité parlementaire et devait faireappel aux votes des minorités catalanes et

basques qui, elles, s’opposaient au retourd’une conception centralisée de l’Histoire del’Espagne et restaient plus proches de la Loigénérale de l’éducation que des nouvellesconceptions didactiques dominantes danstout le monde occidental8.

Par la suite, Mme Pilar del Castillo, ex-com-muniste, successeure à la tête du ministèredu gouvernement du Parti populaire, revintà la charge durant la législature qui com-mença en 2000. Le gouvernement disposantalors d’une majorité absolue, changea lesprogrammes et, en relation avec les contenushistoriques scolaires chéris par la droite,remit les « oubliés » que le gouvernementsocialiste avait choisis. La LOGSE a égale-ment été remplacée par une nouvelle loi, laLoi organique de la qualité de l’éducation(2002). Auparavant, le Décret royal de 1991 aété modifié avec la définition de contenusminimum d’enseignement (Ministerio deeducación, cultura y deportes – ECD, 2000).Aujourd’hui, nos garçons et nos filles, élèvesde l’enseignement secondaire obligatoire –dans l’attente du curriculum lié à la Loi dequalité – ont tout le temps pour étudier JulesCésar et probablement aussi Philippe II. Laministre ferme le curriculum, précise et meten ordre les contenus, impose une concep-tion centralisée de l’histoire et reprend, sansentendre les voix contraires sur ses idéeséducatives obsolètes, voire réactionnaires, lerôle principal que, d’après elle, doit avoir leMinistère de l’éducation dans le contrôle etla direction de l’enseignement de l’histoire.

8 Les conceptions politiques qui sont derrière les inten-tions du gouvernement conservateur espagnol avaientet ont beaucoup en commun avec les propositions ini-tiées par l’administration Reagan et, en Grande Bre-tagne, par l’administration Thatcher.

Page 69: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 69

Quelles sont les caractéristiques des contenusd’histoire de ces orientations ? Comment lescontenus relatifs à la classe ouvrière et aumouvement ouvrier, à la Seconde Républiqueet à la Guerre civile sont-ils envisagés ? LeMinistère choisit de modifier les propositionsde contenus minimums de 1991 et impose, àleur place, des programmes maximums quidétaillent les contenus géographiques, histo-riques et éthiques, année par année. En rela-tion avec les contenus d’histoire, dans la pre-mière année du secondaire sont étudiées lapréhistoire et l’histoire ancienne (cinqthèmes), dans la seconde, le Moyen Âge (cinqthèmes) et dans le quatrième, la dernièreannée de l’enseignement obligatoire, le reste(quinze thèmes depuis « la naissance de l’Étatmoderne» à « l’Espagne démocratique»). Il estdécidé que tout est réellement important pourque l’ensemble des élèves puisse se situer dansle monde.

Le mouvement ouvrier revient dans unespace partagé avec la bourgeoisie, commedans le curriculum des années 70, dans lethème 6 consacré à « la révolution indus-trielle ». La Seconde République et la Guerrecivile composent, avec le règne d’AlphonseXIII, le thème 10 : « l’Espagne dans le pre-mier tiers du XXe siècle ». Le thème 14 estconsacré à « l’Espagne durant le franquisme»,avec les contenus suivants : le régime poli-tique et les relations internationales, l’évo-lution économique et sociale et l’oppositionpolitique et syndicale. Apparemment, il n’ya pas d’oubliés. Il y a des changements dansl’approche et dans la conception. On estretourné à un programme factuel, de fac-ture traditionnelle, classique. Les argu-ments avec lesquels ces propositions sontjustifiées, sont les suivants : « La connais-sance de la société, qu’on la réfère au passé

historique ou qu’elle concerne le territoire surlequel on vit a toujours constitué, dans la tra-dition occidentale, une part fondamentale del’éducation de la jeunesse », « l’histoire doitapporter aux élèves des connaissances et desméthodes pour comprendre l’évolution dessociétés à travers le temps », « en histoire, lescontenus s’organisent selon un principe chro-nologique avec la division classique enpériodes », etc. Bien que la nécessité que lesélèves « acquièrent le concept d’évolution etde mémoire historique, les notions de change-ment et de permanence », etc., soit aussi citée,on ne peut pas dire que le choix d’un pro-gramme basé sur la quantité, particulière-ment dans la dernière année, la quatrième,facilite ces acquisitions.

Les contenus de nos thèmes – mouvementouvrier, Seconde République, Guerre civileet franquisme – ne sont pas conçus commedes objectifs privilégiés de l’enseignement.Dans les principes d’évaluation prescritspour les quatre années – les savoirs que lesélèves doivent avoir acquis à la fin du cours –ne figure aucun contenu les concernant. Il ya trois objectifs à l’intérieur desquels on peutinclure ces thèmes :

« 6. Comprendre les transformations socio-économiques qui accompagnent la Révolutionindustrielle […]

7. Montrer les liens entre les conflits de la pre-mière moitié du XXe siècle se rattachant àl’histoire de notre pays.

8. Caractériser les changements profonds et lesévénements les plus significatifs postérieurs àla Seconde Guerre mondiale, et qui ont affectél’Espagne de manière spécifique ». (MECD,2000).

Page 70: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

70 Le cartable de Clio, n° 3

Dans d’autres textes (par exemple, Pagès2002) sont exposées mes critiques à laconception de l’enseignement de l’histoire etdes sciences sociales du gouvernement duParti populaire et à cette réforme du curri-culum d’histoire et de géographie. Je consi-dère que : a) cela n’apporte rien de neuf àl’enseignement, b) rien n’est précisé sur lesproblèmes de la pratique de l’enseignementni sur les problèmes de l’apprentissage, et c)on nous ramène à une époque que nousétions nombreux à croire définitivementclose. Il semble que la droite veuille institu-tionnaliser les « absences et oublis » retenuset imposer ses interprétations à l’histoirescolaire, celles qui sont favorables à son idéo-logie, et qui sont peu démocratiques.

Recommencer ou poursuivre ? Repenser lesidées et les concepts de l’enseignement del’histoire

Parce que nous continuons à croire dans lanécessité d’un enseignement de l’histoire quisoit au service de la citoyenneté, nous devonscontinuer à défendre nos idées au plus prèsde la salle de classe. Nous devons actualisernos idées et nos conceptions didactiques etles mettre à jour, au service de l’approfon-dissement de la démocratie et de la possibi-lité de faire un monde différent, plus juste etsolidaire.

Probablement, devons-nous entamer untravail destiné à convaincre les enseignantsde la nécessité de conférer plus de place dansl’enseignement de l’histoire aux acteurssuivants :

a) Le XXe siècle et, au moins pour une moi-tié, le XIXe siècle font que le présent estplus le résultat de ce qui est arrivé dans le

siècle passé que de ce qui s’est succédédurant le Moyen Âge ou la Renaissance.Cela nécessite une approche européenneet mondiale des grands problèmes et desgrands conflits à l’intérieur desquels onétudie, avec la plus grande rigueur pos-sible, le mouvement ouvrier, la SecondeRépublique, la Guerre civile et le fran-quisme.

b) Les hommes et les femmes concrets, dechair et d’os, spécialement ceux et cellesqui, liés à certaines minorités sociales etculturelles, continuent à être les grandsoubliés de l’enseignement de l’histoire.De même, les immigrants doivent êtredes acteurs présents dans l’enseignementde l’histoire comme ont à l’être lesesclaves – l’Europe, et en son sein la Cata-logne et l’Espagne, furent esclavagistesjusqu’au XIXe siècle –, les gitans et lesautres groupes minoritaires.

c) L’histoire des peuples et des culturescachés, sont oubliés par les histoires officielles. Sans qu’il soit nécessaire desubstituer l’approche nationaliste étatiquepar une autre venant de nations sansÉtat, il y a à considérer, à travers uneperspective comparative, la richesse et lavariété des histoires, le pluralisme cultu-rel que représente l’existence de peuplesavec des langues et des cultures propres àl’intérieur de l’Europe.

En définitive, et pour conclure, il y a lieu derepenser l’enseignement de l’histoire et sescontenus en prenant en compte des idéescomme celles qui sont exprimées dans cesdeux textes : « Il est un outil indispensable departicipation sociale éclairée en démocratie.En rendant compte de la dimension temporelle

Page 71: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 71

de la réalité humaine, l’histoire permetd’abord de replacer la démocratie dans ladurée afin de montrer qu’elle n’est pas unmythe mais bien un produit de l’évolution ins-crit dans des événements, des institutions etdes pratiques sociopolitiques. L’histoire permetaussi de retrouver les multiples filons de l’iden-tité du citoyen d’une société de plus en pluscomposite ». (Martineau, 1999, 140).

«Si l’histoire enseignée entend vraiment parti-ciper à la formation et à la préparation defuturs citoyens lucides et critiques, elle doitdonc les aider à se situer face à ces enjeux demémoire et de compréhension du passé, elle nepeut pas se réfugier dans le récit d’une histoirelisse qui évite soigneusement les controverseset les contradictions ». (Heimberg, 2002, 25).

De manière synthétique, nous œuvrons pourun enseignement de l’histoire qui dote lesélèves actuels de connaissances et de valeursleur permettant d’exercer leur citoyenneté ;qui veille aussi à éviter certains « oublis etabsences » dans l’histoire scolaire et luttecontre l’imposition d’idéologies éducativesqui ne respectent pas la démocratie et lepluralisme.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• Batllori, R. et Pagès, J. (1984), « La programacióde Ciències Socials al cicle superior d’EGB », Butl-letí dels Mestres, 189, pp. 17-20 et 28-38.

• Batllori, R., Pagès, J. et al. (1985), Programes expe-rimentals de cicle superior. Llenguatge i CiènciesSocials, 6è EGB, Departament d’Ensenyament,Generalitat de Catalunya.

• Casulleras, A., Cunillera, J. et Pagès, J. (1988),« Orientacions per a l’aplicació a l’EGB delsobjectius i continguts de geografia, història i tretssòcio-culturals de Catalunya. Criteris per a la ree-laboració de les programacions », Butlletí delsMestres 222, pp. 11-24.

• Grup de ciènces socials de Rosa Sensat (1976),Espanya 1931-1945 (dossier gràfic), Barcelona,Rosa Sensat.

• Grup de ciènces socials de Rosa Sensat (1980),Ciències Socials. 2ª etapa. Proposta de programació,Barcelona, Escola d’Estiu.

• Grup de treball de ciènces socials de Rosa Sensat(1975), Les Ciències Socials a la segona etapad’EGB, Barcelona, Escola d’Estiu.

• Grup de ciènces socials de Rosa Sensat (1981), LesCiències Socials a la segona etapa d’E.G.B, Barce-lona, Rosa Sensat/Edicions 62.

• Heimberg, Ch. (2002), L’Histoire à l’école. Modesde pensée et regard sur le monde, Issy-les-Mouli-neaux, ESF.

• Janer, O. (1976), « La història i el medi propi »,Perspectiva Escolar, Publicació de Rosa Sensat,n° 5, gener, pp. 15-20.

• Janer, O, et Pagès, J. (1980), L’estudi de la societatCatalunya i la resta d’Espanya als selges XIX i XX,Barcelona, Dossiers de Rosa Sensat.

• Martineau, R. (1999), L’histoire à l’école, matière àpenser… Paris, L’Harmattan.

• Ministero de Educación y ciencia (1970). LeyGeneral de Educación, Madrid, Editorial Magiste-rio Español.

• Ministero de Educación y ciencia Ministero deEducación y ciencia (198010ª), Nuevas orienta-ciones pedagógicas. Educación preescolar, Educa-ción General Básica (1ª y 2ª etapa), Educación Per-manente de adultos, Madrid, Editorial EscuelaEspañola.

• Ministero de Educación y ciencia (1991), Realdecreto 1007/1991, de 14 de junio, por el que seestablecen las enseñanzas mínimas correspon-dientes a la Educación Secundaria Obligatoria,BOE 152/1991, 26-06-1991.

• Ministero de Educación, Cultura y Deportes(2000), Real Decreto 3473/2000, de 29 dediciembre, por el que se modifica el real decreto1007/1991, de 14 de junio, por el que se establecenlas Enseñanzas mínimas correspondientes a la Edu-cación Secundaria Obligatoria, BOE, 16-01-2001.

• Pagès, J. (2002), «El currículo de ciencias sociales,geografía e historia en el Real Decreto de EnseñanzaMínimas de diciembre de 2000, ¿un ejemplo decalidad educativa?», Íber. didáctica de las CienciasSociales, Geografía e Historia, 33, pp. 69-77.

• Perspectiva Escolar (1976), « Les Ciències Socialsa l’Escola », Publicació de Rosa Sensat, n° 5, gener.

• Tutiaux-Guillon, N. (2002), «Histoire et Mémoire,questions à l’histoire scolaire ordinaire », Le car-table de Clio, n° 2, pp. 89-96.

Page 72: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

72 Le cartable de Clio, n° 3 – Une table ronde sur la guerre d’Espagne et sa mémoire retrouvée – 72-74

À l’occasion de l’ouverture de No Pasaran !,une exposition de photographies sur les Bri-gades internationales, la Bibliothèque deDocumentation internationale contempo-raine (BDIC) organisait le 31 mars dernier àParis une table ronde sur les Mythes, enjeuxet transmission de la guerre d’Espagne.

Cette période de l’histoire du XXe siècle, asouligné Émile Témime, n’a pas seulementété cruciale sur les plans politique et idéolo-gique, mais elle a aussi été marquée parl’émergence de l’image et du discours radio-phonique. La guerre civile a été un terreaufertile pour la propagande, dans les deuxcamps, et dans le monde entier. Par exemple,le coup d’État nationaliste et le régime fran-quiste ont d’emblée été inscrits dans unmythe, celui du siège de l’Alcazar, Francoayant préféré mettre en scène la « libération »de Tolède que se diriger tout de suite versMadrid. Andrée Bachoud a toutefois souli-gné que l’esthétique franquiste était restéetrès pauvre et que le régime avait échouédans sa politique de communication.

La date du 20 novembre 2002 marqueral’histoire de la mémoire du conflit espagnol.Ce jour-là, le parlement espagnol, majoritai-rement à droite, a en effet condamné unani-mement le coup d´État de juillet 1936. Ainsitombèrent tous les mythes propagés pendantla dictature par la presse et l’école fran-

quistes : non, la république n’avait pas étécriminelle. Non, le franquisme n’avait pas étéun facteur de paix. La démocratie espagnolepouvait aussi dépasser ce pacte d’oubli parlequel elle avait pu émerger, non sans dou-leur. Les crimes franquistes avaient étéamnistiés, très peu de symboles du régimeavaient disparu. Danielle Rozenberg ad’ailleurs souligné que cet oubli transitoire,cautionné par les dirigeants de la gaucheespagnole, avait mené à une énorme injus-tice pour les vaincus, dont beaucoup ontmalheureusement disparu avant ce retour demémoire et cette réhabilitation collective.Mercedès Yusta fait le point dans ce volumedu cartable de Clio sur l’état des recherches etdu débat historiographique autour de laguerre d’Espagne. Elle a dûment insisté àParis sur la nécessité de poursuivre lesrecherches et d’ouvrir toutes les archives auxchercheurs. Mais son inquiétude ported’abord sur le constat d’un hiatus entre lesprogrès de l’historiographie et la rigidité desreprésentations dans la population espa-gnole. Sans parler des jeunes générations quise sentent très éloignées de ces événements etde leurs enjeux.

Cependant, en Espagne, depuis peu, lesoubliés de l’histoire retrouvent de la voix etde la mémoire. Par exemple, des « Caravanesde la mémoire », avec des protagonistes de larésistance antifranquiste, sillonnent les

UNE TABLE RONDE SUR LA GUERRE D’ESPAGNE ET SA MÉMOIRE RETROUVÉE

Page 73: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 73

provinces espagnoles. « Ses passages font àrebours le chemin de l’exil et le trajet de lamémoire », nous dit Odette Martinez-Maler.Leurs membres arrivent de partout. Ils ontété militants, miliciens, brigadistes, guérille-ros de l’après-guerre. Beaucoup ont connul’impasse du stalinisme. Et « tous se considè-rent comme des vaincus de la Transition, étapequi aurait dû leur rendre la place qui leurrevenait dans le combat pour la démocratie,mais qui – disent-ils – a maintenu leurmémoire en lisière ». Ici encore, les généra-tions se croisent, et les plus jeunes ne sontpas les derniers à protester contre cetteconfiscation de mémoire. Les combats sontmultiples : obtenir la réhabilitation de tousles antifascistes ; témoigner du combat pourla démocratie ; dénoncer les traces patrimo-niales du franquisme, quitte à rebaptiser desrues ; soutenir les mouvements d’exhuma-tion de fosses communes qui pourraientpermettre, enfin, un vrai deuil, tout entémoignant de la violence de la répressionfranquiste. Une pluralité des réveils demémoire se dessine et seul l’avenir dira siune réappropriation du passé par les vain-cus, après de longues années de silence, per-mettra à la démocratie espagnole de se ren-forcer. En attendant, les derniers témoinscontinuent leur travail de transmission et demémoire. Et les historiens leurs enquêtes etleurs mises en perspective.

Spécialiste de l’histoire des Brigades interna-tionales, Rémi Skoutelsky a évoqué lesmémoires particulières, et plurielles, des bri-gadistes. En France, cette mémoire, bien quetrès solide parmi les communistes, a étéécrasée par celle de la Résistance. Se sou-vient-on, par exemple, que Henri Rol Tan-guy et le colonel Fabien étaient des anciensd’Espagne ? Il a aussi existé une mémoire

américaine des Brigades, très bien organisée.Mais l’historien est surtout sensible aux liensentre l’histoire et la mémoire, aux effets decette mémoire brûlante empêchant uneconstruction sereine de l’histoire. « Simémoire et histoire appartiennent à desregistres différents, il ne convient pas de lesopposer. Il ne s’agit pas de prôner, pour les his-toriens, un quelconque « devoir de mémoire »,mais d’accepter la demande de mémoire de lasociété, ou de groupes sociaux. Ainsi, lemeilleur service qu’ils peuvent rendre auxassociations qui veulent perpétuer la mémoiredes Brigades internationales n’est pas de lesignorer, ou à l’inverse de repeindre en rose la« geste » des volontaires. Mais tout simplementde faire de l’histoire ».

La table ronde s’est terminée par la visite del’exposition No Pasaran ! Images des Brigadesinternationales dans la guerre d’Espagne.Jusque-là, la guerre d’Espagne et les briga-distes en images, c’était d’abord quelquescélèbres clichés de Robert Capa, de GerdaTaro ou d’Agustí Centelles. Ces dernièresannées, des expositions avaient donné lieu,en Italie et en France, à la diffusion de nom-breux documents photographiques, mais lesBrigades internationales en étaient générale-ment absentes. Michel Lefebvre et RémiSkoutelsky ont donc fouillé de nombreuses

Page 74: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

74 Le cartable de Clio, n° 3

archives aux quatre coins de l’Europe ; ils ontsollicité des brigadistes, dont le Suisse MarcelBorloz ; ils ont retrouvé et rassemblé desimages et des documents auxquels, autantque possible ; ils ont attribué des auteurs.Beaucoup de matériel avait été dispersé parla débâcle de l’après-guerre ; tout n’a bien sûrpas pu être retrouvé. Il ne reste rien oupresque du travail de certains photographesqui tiraient le portrait des volontaires. Maisla reconstruction des réseaux et de la circula-tion des clichés, tel original que l’on retrouvedans tel magazine, donne à voir l’importancede la propagande par l’image pendant laguerre civile. Toutes ces photographies, fina-lement, dans la mesure où elles ajoutent unetouche d’humanité à nos représentations deces événements tragiques, servent à la foisl’histoire et la mémoire. Entendre lestémoins, recueillir les images, autant demoyens, en effet, pour empêcher l’oubli etl’occultation.

Un fort beau livre a été publié dans le cadrede cette exposition : Michel Lefebvre et RémiSkoutelsky, Les Brigades internationales.Images retrouvées, Paris, Seuil, 2003. Dans un autre ouvrage très intéressant, FrançoisFontaine montre lui aussi le rôle de l’image,en particulier pour la presse illustrée, danscette guerre d’Espagne : La guerre d’Espagne,un déluge de feu et d’images, Paris, BDIC/Berg International, 2003.

Enfin, les chercheurs qui ont participé à latable ronde du 31 mars 2003 ont contribué,avec d’autres, à un numéro spécial de larevue de la BDIC, Matériaux pour l’histoirede notre temps, N° 70, avril-juin 2003,« Espagne : la mémoire retrouvée (1975-2002) ». Les citations d’Odette Martinez-Maler et Rémi Skoutelsky en sont tirées.

Propos recueillis par CHARLES HEIMBERG

Page 75: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Regards suisses sur l’Afrique et les Africains au temps des colonies – 75-88 75

Phénomène de mode ou recherche deréponse aux interrogations propres à unesociété doutant de ses valeurs, la question durapport à l’Autre fait une apparition remar-quée en histoire comme dans d’autresdomaines de la recherche scientifique. Monpropos sera donc d’illustrer les points lesplus importants et de faire ressortir lesaspects essentiels de la nature des relationsentretenues par la Suisse et les Suisses avecl’Afrique et les Africains. Par leur originalitéet leur pertinence, une affiche analysée et levillage noir de l’Exposition nationale deGenève en 1896 revisité à l’aune de nouvellessources serviront à la démonstration.

Afin de ne pas alourdir inutilement cetteprésentation, il est important de signaler queles idées et opinions présentées reflètent unétat de la question et livrent la « photogra-phie » d’une recherche en cours. Il s’agitdonc de considérer les affirmations ou leshypothèses émises ici avec un minimum decirconspection car elles peuvent, à l’avenir,être sujettes à de nombreux aménagements,modifications ou nuances.

1. CONSIDÉRATIONSMÉTHODOLOGIQUES, CADREGÉNÉRAL THÉMATIQUE ETCHRONOLOGIQUE DU PROPOS

La connaissance de nos relations avecl’Afrique est encore très lacunaire. Quelques

pionniers ont tenté de saisir avec le plusd’exactitude possible quelle pouvait être laqualité de nos liens avec le continent noir etquelles en seraient les influences respectivessur les milieux analysés. Trois domainesémergent nettement dans l’historiographie :l’un consacré au monde missionnaire, avecune prépondérance pour les missions pro-testantes1, un autre autour du pôle écono-mique et quantitatif, bien défriché grâce àl’excellent travail d’une poignée de cher-cheurs2, un dernier enfin, et dans unemoindre importance pour notre probléma-tique, autour de la question de l’émigrationsuisse. Ces domaines ont toujours été abor-dés selon le même principe qui est celui deconsidérer uniquement l’impact des Euro-péens en Afrique. En effet, rares sont les per-sonnes qui se sont intéressées à la questionde la mesure des influences de l’Afriquenoire et de ses habitants en Suisse durant lapériode qui précède la Seconde Guerre

REGARDS SUISSES SUR L’AFRIQUE ET LES AFRICAINS AU TEMPS DES COLONIES ET DES « ZOOS HUMAINS»

PATRICK MINDER, COLLÈGE SAINT-MICHEL, FRIBOURG

1 Voir les Archives des Basler Missionen à Bâle etl’adresse URL http://www.bmpix.org (16.04.03). Pourles missions protestantes francophones, la Mission deSuisse romande possède également des fonds photogra-phiques ainsi que des sources imprimées. Les missionscatholiques possèdent aussi leurs propres archives. Lesjournaux missionnaires constituent un intéressant etimportant corpus de sources secondaires.2 Voir Bouda Etemad et Thomas David, notamment «Unimpérialisme suisse?», Traverse, vol. 46, n° 2, «Suisse –Tiers Monde. Des réseaux d’expansion aux formes dedomination » et « Introduction », Les Annuelles, n° 5,Lausanne 1994, pp. 7-17.

Page 76: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

76 Le cartable de Clio, n° 3

mondiale3. Pourtant, l’apport d’autressciences humaines complémentaires à l’his-toire comme l’ethnologie, la sociologie etl’anthropologie, ainsi que la prise en consi-dération de nouvelles sources, circonscri-vent, avec plus de réussite et de cohérencequ’auparavant, la question des relationsSuisse-Afrique et ce, sans remettre en ques-tion tout le travail des chercheurs fourni jus-qu’à présent.

Afin de clarifier le propos et de délimiter demanière adéquate le sujet aux impératifs liésà la présente rédaction, il est important depréciser les points suivants. Premièrement,la période étudiée s’échelonne de 1880 à 1939, c’est-à-dire qu’elle se limite auxmoments de la création des colonies ditesmodernes jusqu’à leur apogée. Si des rela-tions entre l’Europe et l’Afrique, en consé-quence entre la Suisse et l’Afrique, se sonttissées avec un maximum d’intensité, c’estassurément durant cette période. Seconde-ment, la délimitation du sujet circonscritl’Afrique noire et les Noirs de cette Afrique-là, excluant volontairement les cas maghré-bin, éthiopien et sud-africain qui nécessite-raient, à eux seuls et à chacun, les mêmesétudes pour des raisons historiques et histo-riographiques particulières.

Autres éléments essentiels, les sources docu-mentaires extraites d’archives suisses, dont lessupports principaux sont les images et lesécrits, ont été largement consultées. Si lanotion d’image est à la fois vaste et complexe4,celle de support aide à comprendre ce que

l’historien prend en considération. Films,affiches publicitaires et de cinéma, photogra-phies, dessins, bandes dessinées pour lesenfants, photographies et dessins de presse,clichés et croquis de revues scientifiquesconstituent un matériau aussi abondant quepassionnant. L’utilisation de l’image en his-toire à des fins autres que la simple illustra-tion du discours historique est assez nouvelle :

« Les images sont un matériau essentiel pourles historiens. Elles commencent à accéder,notamment grâce aux plus jeunes d’entre eux,au statut de source historique à part entière,même si les générations les plus anciennes […]n’ont que peu l’habitude de travailler l’image.Souvent, pour les historiens, l’image vient sim-plement en renfort de la source traditionnellequ’est l’écrit. Autre chose est d’examiner lesimages en tant que telles, de les prendre commeobjet d’étude, de faire qu’elles précèdent lestextes et ne viennent pas uniquement commeillustrations »5.

Si l’on traite de l’histoire des XIXe etXXe siècles, on échappe difficilement à laproduction iconographique issue de deuxgrandes inventions révolutionnaires : laphotographie et le cinéma populariséstrès rapidement et partout dans le mondeindustrialisé.

Il faut encore définir les lieux et les espacesde rencontre avec les Africains. Deux possi-bilités se présentent. L’une d’elles est fourniepar les voyageurs de tout type – que j’appelletémoins – qui rapportent de leurs pérégrina-tions leurs souvenirs, le plus souvent écrits

3 L’ouvrage de Hans Werner Debrunner fait figure depionnier : Presence and prestige : Africans in Europe. Ahistory of Africans in Europe before 1918, Basel, BaslerAfrika-Bibliographien, 1979, 433 p.4 Voir l’annexe à ce sujet.

5 Conclusion de l’ouvrage de Pascal Blanchard etArmelle Châtelier, Images et Colonies, Paris, éd. Syros etACHAC, 1993, p. 146.

Page 77: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 77

(manuscrits et journaux de bord apparte-nant principalement à des fonds privés).Cette recherche implique de retrouver leursdescendants, ce qui est, somme toute, assezfastidieux et très décevant. L’autre possibilitéest de saisir les traces des rares moments oùles Africains viennent en Suisse. Les supportsutilisés sont les sources imprimées directesou indirectes (presse et illustrés essentielle-ment, mais aussi récits de contacts ou devisites, correspondance épistolaire, articlesscientifiques ou pseudo-scientifiques, chan-sons, et même histoires drôles).

Il est nécessaire de préciser d’emblée que lemot relations se résume ici à sa plus simpleexpression. Il s’agit le plus souvent du regardporté par les Suisses sur les Africains. Lecontexte et les codes sociaux de l’époqueexpliquent cette situation. Pour décrire laqualité des rapports entre les divers prota-gonistes, il est nécessaire de mesurer quellessont les représentations laissées par les Afri-cains en Suisse. En variant au mieux lessources et ce, sur toute la durée de la périodeanalysée, on pose une question fondamen-tale. La Suisse est-elle vraiment une excep-tion européenne puisqu’elle n’a jamais eu decolonies ou est-elle, au contraire, une nationtrès semblable à ses puissantes voisines quis’exprime – du fait de ses particularismesqui l’ont menée sur d’autres voies que cellede l’impérialisme – par des modalités spéci-fiques excluant la possession de territoires ?C’est en effet la connaissance de notrepropre existence et de nos schémas de pen-sée, et non celle des colonisés, qu’il s’agit demieux appréhender. Seul un regard croisé,tissé d’une masse de documents de touttype, permet de répondre de manière satis-faisante, bien que non définitive, à cetteinterrogation.

Je me propose donc d’analyser en détail uneaffiche et d’utiliser plus brièvement le cas deGenève et de son « Village nègre » présentélors de l’Exposition nationale de 1896 pourillustrer le concept de nébuleuse colonialepropre à la Suisse.

2. UNE ANALYSE D’UNE AFFICHESUISSE DE LA SCHWEIZERISCHERKATHOLISCHER VEREIN FÜRMISSIONSÄRZTLICHE FÜRSORGE

L’affiche publicitaire est un support intéres-sant parce qu’elle n’a pas d’autre but que defaire consommer et possède deux avantages:elle ne vend pas de Noirs (encore moins deconcept colonial) et elle séduit le plus grandnombre6. J’ai choisi en l’occurrence une imagedatant de 1932, utilisée durant plusieursannées à des fins précises de récoltes de fondsau profit des missions catholiques suisses.

6 Selon Jean-Barthélemi Debost, « La pub lave plusblanc », in Images et Colonies, op. cit., p. 97.

© B

asle

r P

laka

tsam

mlu

ng

Page 78: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

78 Le cartable de Clio, n° 3

La première étape obligatoire et la premièreprécision au sujet de la pertinence d’uneanalyse de type sémiologique en histoire estde rappeler le contexte dans lequel la pro-duction du support imagé s’inscrit, sansperdre de vue le but de la recherche, c’est-à-dire de déterminer quelles sont les représen-tations attribuées aux Africains en Suisse.Cette affiche est réalisée par un Père catho-lique du nom de Bernhard Flüeler. De grandformat (74 � 104 cm en noir-blanc), elle aété éditée par la Graphische KunstanstaltSchwitter à Bâle et fut reproduite en formatcarte postale et en noir-blanc pour être ven-due au prix de 20 centimes suisses la pièce.Le succès de cette campagne a permis del’utiliser en tout cas jusqu’en 1935 au profitdes missions suisses7.

Pour obtenir le maximum d’informations decette affiche, il convient de décrire ce quel’on voit, de manière très concrète et trèspragmatique. L’ensemble est composé dedeux images encadrées par du texte. Au som-met figure le nom de l’association comman-ditaire de l’affiche. En bas, un texte en deuxlangues avec une différence notable auniveau de la traduction. L’allemand expliqueclairement en faveur de qui est destinée l’ac-tion symbolisée par l’affiche ; le français, enrevanche, mentionne uniquement le nom dela Société suisse de secours médicaux. Il y acohérence entre le texte du bas et les sujetsreprésentés au centre de l’affiche alors que letexte du haut n’a qu’en partie un lien directavec l’image (la religion apparaît, mais pas laconfession catholique en tant que telle). Undernier mot sur le texte. Le fait de le placer

en dehors de l’image est une pratique cou-rante : il a l’avantage de pouvoir modifier lemessage écrit sans toucher au graphisme.

Le tout est très dépouillé : on fait appel à trèspeu d’éléments graphiques. Deux imagesdonc dans cette affiche, dont la verticalitérevêt un sens très symbolique : le berger por-tant l’agneau est en arrière-plan en haut del’affiche, c’est-à-dire symboliquement au lieude résidence du divin ou au ciel. En liendirect avec lui et au premier plan, le mission-naire penché sur le corps de l’Africain allongéreprend la symbolique berger – missionnaire /agneau – Africain. Comme l’indigène estétendu (il couvre presque l’entière largeur del’affiche), on aboutit à la construction entre,d’une part, la verticalité donnant l’accès à laculture occidentale avec, au-dessus, l’accès àla divinité et, d’autre part, l’horizontalitéopposée à l’axe vertical, où le corps noir estlivré aux vicissitudes de la temporalité. Enrevanche, la position diagonale de l’Africainévoque soit sa future disparition en raison dumarasme dans lequel il vit (le marigot dupaganisme et de la sauvagerie), soit son lentet difficile parcours vers la civilisation par lepassage obligé, aussi évident et logique quevertical, de la conversion.

Déposé sur un rocher, dans un paysageincertain qui rappelle la brousse (les her-bages) mais aussi le marécage (le roseau àdroite, les taches oblongues blanches ressem-blant à des bancs de brume entre le berger etle Blanc), l’indigène est dévêtu livrant auxregards sa musculature (torse, ventre, jambeet pied tendus) et les parements de son étatsauvage (bracelets de cheville, de biceps et depoignet). La représentation du corps del’Africain est en opposition parfaite aveccelle du personnage central que l’on désigne-

7 Voir «Activités médicales charitables dans les missions»,in Annuaire de la Société suisse de secours médicaux auxmissions catholiques, 1935, p. 15.

Page 79: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 79

rait volontiers comme missionnaire (le textedu bas le suggère), mais qu’aucun signevisible ne permet de préciser. Au contraire, ils’agirait plutôt d’un colonial (casque blancet bandes molletières), vêtu d’un veston àl’européenne dont le col et la poche illustrentparfaitement l’origine. Au premier coupd’œil, personne ne songe d’ailleurs à expli-quer l’incongruité d’une telle tenue pour unetelle scène. Cela suffit simplement pour sou-ligner avec une redoutable efficacité toutel’étendue du degré de civilisation atteint parl’homme blanc. À l’arrière-plan aussi, lesoppositions jouent pleinement : au berger,portant chapeau et vêtu d’un grand drapé,répond le Blanc casqué dans son uniforme.L’agneau par sa nature et son animalitédonne la réplique à l’indigène avec sa nuditéet sa sauvagerie (jupe d’herbages).

Un arrêt encore sur le visage et les mains. LeBlanc est anonyme: ses traits sont indistincts.Sa tâche et sa mission lui imposent d’ailleursune grande humilité. Son regard, on le devineparce que l’inclinaison de la tête le suggère, sefocalise sur le torse nu et noir. Le visage del’indigène se détourne du regard de l’Occi-dental. Paradoxe avec le personnage de l’ar-rière-plan : le regard de l’agneau rencontrecelui de son protecteur, il est donc sauvé.L’Africain, lui, détourne ses yeux du Blancalors que ce dernier le soigne et le soulage(main droite du blanc derrière la tête). Vaguecopie de pièta que cette image, où l’état phy-sique de l’indigène, proche de la mort, netrouve le salut que dans les mains du mission-naire. Celles-là, d’ailleurs, sont nerveuses etexpérimentées, alors que celles de l’indigènesont lisses, sans nervosité ni dynamisme, refletde la paresse atavique de ses origines. Le pro-pos de Frédéric Blanchod, médecin vaudois,illustre parfaitement cette idée :

«Quand j’examine une main de nègre, commefont les chiromanciennes, je suis frappé par lasimplicité de ses lignes ; toute la paume est unieet montre l’existence de son propriétaire. Ellen’a rien des caractères divers et accidentés dema propre main, qui dit bien la vie nerveuse etintensifiée de l’homme blanc » 8.

Enfin, s’il est difficile de reconnaître les traitsdu Blanc, ceux de l’indigène en revanche, parle dessin de la bouche ouverte, montrantl’épaisseur des lèvres et la blancheur desdents, illustrent avec finesse les stéréotypesclassiques rappelant l’anthropophagie célèbreet héréditaire de la race africaine.

Dans cette affiche, ni les mains ni les regardsdes protagonistes ne se croisent : c’est à la foisla représentation de l’ampleur de la tâche mis-sionnaire et, pour nous, observateurs duXXIe siècle, l’échec prévisible de toute relationhumaine de type colonialiste. Cette affichen’est donc ni raciste (en prenant le point devue contemporain), ni neutre (au sens où elledépasse l’idée d’une simple information àtransmettre). Elle montre au contraire quelssont les véritables enjeux pour les missionsde l’époque. Le Blanc semble assumer savocation de manière désintéressée – en toutcas sans attendre de reconnaissance, vu ledétournement du regard de l’indigène –vocation qui cherche à civiliser un êtreplongé dans une bestialité naturelle. Le ber-ger / bon pasteur et l’agneau / brebis égarée nesont là que pour rappeler les symbolesbibliques de tout le programme de propaga-tion missionnaire coloniale. Pour corroborerla justesse de cette étude, voici le texte quicommente le lancement de cette affiche :

8 Au paradis des grands fauves. Voyage dans l’est africain,Paris, Payot, 1937, pp. 148-149.

Page 80: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

80 Le cartable de Clio, n° 3

« Das Bild erklärt sich selbst. Möge der guteHirte schützend und segnend sich der Millio-nen armer kranker Schäflein auf dem weitenErdenrunden annehmen ! » 9

On pourrait rétorquer que cette analyse nereflète guère ou pas du tout l’intention del’auteur. L’état actuel des connaissances ensémiologie donne une réponse claire à cettecritique : autant arrêter d’analyser une imageque de vouloir chercher vainement uneintention dont l’auteur ne maîtrise d’ailleursjamais la réception :

«Mais si l’on persiste à s’interdire d’interpréterune œuvre sous prétexte qu’on n’est pas sûrque ce que l’on comprend correspond auxintentions de l’auteur, autant arrêter de lire oude regarder toute image immédiatement. […]Ce que nous voulons dire par là, c’est que, pouranalyser un message, il faut commencer par seplacer délibérément du côté où nous sommes, àsavoir celui de la réception »10.

Autre remarque souvent émise, c’est qu’ils’agit d’une analyse qui frôle la caricature. Ilfaudrait comparer cette image avec d’autres.J’ai donc appliqué systématiquement ceprincipe sur les documents récoltés. Forceest de constater qu’il existe des dominantesdans la représentation des Africains aux-quelles il est très difficile d’émettre desréserves quant à leur nature. Ce n’est cepen-dant pas le lieu de poursuivre plus loin danscette direction qui mérite à elle seule une

recherche de longue haleine. Les exemplesqui suivent suffiront à donner un bref aperçude quelques stéréotypes habituellementreproduits. Le Noir est inférieur au Blanc(fig. 1 Mohren-Seife), il est bestial, brutal etsauvage (fig. 2 Menelik Kaffee), il rit auxéclats de la blancheur de ses dents (fig. 3Sérodent) et il est un être naturel au milieude la Nature, c’est-à-dire, un être quasi-ani-mal vivant hors de la culture (fig. 4 Maes-trani – Chocoboy).

3. LE VILLAGE NOIR DE L’EXPOSITIONNATIONALE DE GENÈVE EN 1896REVISITÉ

Le corpus le plus « rentable » cependant,c’est-à-dire celui qui fournit le maximumd’informations avec le minimum de maté-riau, mis à part les films, les spectacles ethno-logiques et les attractions de foires, c’est le« Village nègre », plus communément appelé« zoo humain » par la communauté des spé-cialistes11. Ce dernier est particulièrementintéressant parce qu’il est à la fois à la croiséedes théories anthropologiques et ethnolo-giques et des regards des masses populairesde l’époque, qui se déplacent par esprit decuriosité et profitent du prétexte d’une expo-sition pour compléter leur culture ou satis-faire leurs fantasmes. Le « zoo humain » estun excellent biais pour mesurer la teneur etla typologie des relations construites à partirde ces exhibitions. Je tâcherai donc de meconfiner à l’espace genevois dans le contextesuisse de l’Exposition nationale de Genèvequi s’est déroulée de mai à octobre 1896.

9 « L’affiche parle d’elle-même. Puisse le bon pasteurprendre sous sa protection et sa bénédiction les millions depauvres agneaux malades dans le vaste monde !» (traduc-tion de l’auteur), in Activités médicales charitables dansles Missions…, op. cit., p. 15.10 Voir Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image,Paris, Nathan Université, coll. Image 128, 2001, pp. 35-36.

11 Pour un essai de définition du terme, voir NicolasBancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Eric Deroo etSandrine Lemaire (dir.), Zoos humains. De la vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002,pp. 417-419.

Page 81: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 81

Figure 4

Figure 1 Figure 3

Figure 2

© M

use

um

für

Ges

talt

un

g,P

laka

tsam

mlu

ng,

Zu

rich

pou

r le

s qu

atre

affi

ches

Page 82: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

82 Le cartable de Clio, n° 3

On a beaucoup écrit sur cet événement sansoser reprendre toutefois la problématiquedans son ensemble et sans retourner systé-matiquement aux sources. Depuis les tra-vaux de Bernard Crettaz et d’autres12, lareprise de la théorie dite « identitaire » a étémonnaie courante. Sans remettre en causel’hypothèse, on a opposé le Village suisse auVillage africain, ce dernier considéré commeune sorte de miroir du premier. Parcontraste ou par opposition, l’avancéeindustrielle du peuple suisse et son intégra-tion, complète et méritée dans le concert desnations dites civilisées, aurait été ainsi illus-trée grâce au complet décalage avec l’arriéra-tion socio-culturelle et technologique deshabitants du continent noir. Un ou deuxjournaux suisses sur l’ensemble du corpusd’une petite centaine de coupures consacréesau village noir font une allusion à cettehypothèse13.

Cette lecture est certes une proposition inté-ressante et féconde si l’on se situe exclusi-vement au niveau de l’interprétation duphénomène. Il semble pourtant que lesdocuments ou les témoignages directs etindirects aient été quelque peu délaissés.Cette approche sociologique s’est faite audétriment de l’analyse du contexte, desvolontés réelles des acteurs principaux etorganisateurs de l’Exposition nationale etdes divers sentiments exprimés par les visi-teurs. Je reproche donc la part trop prépon-dérante consacrée à l’interprétation de cephénomène, interprétation négligeant abon-damment l’interrogation et la relecture dessources. L’analyse qui en découle est forcé-

ment faussée et, pire, dénuée de toutcontexte. Tout cela nécessite une reprisequasi complète de la thèse communémentadmise. Je me propose d’amorcer cette pro-blématique sans autre prétention que cellede rappeler certains faits ou évidences.

Le contexte tout d’abord. Le village nègre estcertes intégré à l’Exposition nationale, maisdans un lieu qui n’appartient aucunement àl’Exposition proprement dite, lieu appelé«Parc de Plaisance»14. Si l’on retient le succèspopulaire de cet endroit, il ne faudrait enaucun cas oublier qu’il n’atteint pas les espé-rances voulues par les organisateurs. Àl’heure de l’ouverture, la moitié des placesn’est pas louée et l’exploitation de la plupartdes attractions est globalement déficitaire. Lamajorité des conventions sont annulées ourenégociées suite aux plaintes des locataires,regroupés pour l’occasion en comité dedéfense de leurs intérêts. Il est vrai cepen-dant que, tout en restant dans les chiffresrouges, le Village nègre est celui qui s’en sortle mieux, malgré la fuite de son propriétaireentraînant la saisie judiciaire de son bien etde son capital15. La concurrence faite par leVillage suisse, dont le succès et la renomméesont aussi impressionnants qu’imprévus,transforment donc en profondeur et à labaisse les projections des organisateurs duParc.

12 Voir à ce sujet la bibliographie en annexe.13 La Feuille d’Avis des Montagnes par exemple, LaChaux-de-Fonds, n° 108, 8 mai 1896.

14 Jusqu’en décembre 1895, ce lieu était d’ailleursnommé par les organisateurs de l’Exposition « Ker-messe » pour se transformer en « Parc de Plaisance »,suivant ainsi la proposition d’un des membres ducomité.15 Voir aux Archives de l’État de Genève, dans le fondsExposition Nationale, caisse 54, dossier 976, rapportfinal, chapitre VIII, « Le Parc de Plaisance ». Rapport du10 juin 1897 signé par A.-M. Cherbuliez, administra-teur du Parc de Plaisance.

Page 83: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 83

Il ne faudrait pas oublier de surcroît que plu-sieurs Africains n’appartenant pas au Villagenoir s’exhibent à cette occasion et que desattractions diverses sur l’Afrique et surd’autres pays colonisés sont présentées,même si leur impact est de moindre impor-tance que celui de la troupe sénégalaise. Àl’intérieur du site de l’Exposition, les vitrinesproposées par l’explorateur genevois AlfredBertrand sur son voyage en Afrique du Sudet installées dans l’une des chambres descasernes suscitent la curiosité du public etrencontrent un grand succès16. Au « Parc dePlaisance », deux Noirs figurent à l’entrée du« Continent mystérieux ». Une troupe dedanse javanaise se produit, non sans scan-dale, parce que certains de leurs membresont une tenue qualifiée d’indécente àl’époque. Enfin, les lutteurs noirs issus de latroupe du village affrontent trois championsturcs en juillet 1896 et les bars égyptiens ouorientaux de toutes sortes proposent parfoisune exhibition spéciale avec un serviceassuré par un personnel de couleur. Notonsencore que la présence du Village nègre nerassemble d’emblée pas l’unanimité17.

L’opportunité de la présence du Village nègreest en revanche directement comprise etexploitée par les milieux scientifiques. Tra-ducteur de Darwin, Carl Vogt et ses disciplessont les dignes émules des de Gobineau etautres Broca et reprennent à leur compte lesprincipales thèses de la phrénologie ou de lacrâniologie. Aucune distance critique nesemble refréner Émile Yung, professeur d’an-thropologie à Genève, lorsqu’il utilise les

habitants du village pour illustrer la hiérar-chie raciale, thèse qu’il présente lors d’uneconférence organisée pour la circonstance.Intitulée Caractéristiques anthropologiques dela race nigritique étudiées sur quelques-uns deses représentants du Soudan occidental –Parenté de cette race avec les autres nègres afri-cains, sa distribution géographique, cetteconférence, coûtant 2 francs par personne etannoncée dans plusieurs journaux, est don-née le 11 juillet 1896 à 17 heures au PavillonRaoul Pictet. Devant une salle comble, 15 à16 individus sont exhibés au nom de leurauthenticité pour illustrer à la fois les carac-téristiques corporelles (indice facial parexemple) et la façon de marcher soi-disantpropres à leur appartenance raciale. Ce queYung – et, avec lui, d’autres scientifiques – nedisent évidemment pas au public, c’est qu’ilssont incapables de déterminer une origineprécise pour un seul des individus peuplantle Village nègre…

Les réactions populaires face au Village afri-cain sont sensiblement du même type : ellesoscillent entre la moquerie et la curiosité. Àla lecture des différentes sources que j’ai puconsulter, je n’ai guère trouvé d’oppositionvolontairement souhaitée par les organisa-teurs entre le Village suisse et le Villagenègre. Par analogie, et pour prendre desexemples d’États ou de nations, colonialesou non, qui utilisent similairement les phé-nomènes des villages reconstitués dans unbut didactique, fédérateur ou intégrateurd’une minorité, aucun cas ne supporte lacomparaison. En revanche, – et c’est ce quiest intéressant – la Suisse est la seule nationqui ait organisé un village artificiel, peuplépar des représentants de sa propre popula-tion, en costume folklorique, lors d’uneExposition nationale. J’insiste sur le mot

16 Archives de l’État de Genève, Exposition nationale,caisse 54, dossier 976 et caisse 46, dossier 46 / 475« Alfred Bertrand, explorateur ».17 Voir notamment le n° 100 du Courrier de Genève dumercredi 29 avril 1896, p. 3.

Page 84: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

84 Le cartable de Clio, n° 3

national. On présente un village allemand en1893, mais c’est à Chicago ; on reconstruit leVillage suisse en 1900, mais c’est à Paris lorsde l’Exposition universelle. Contrairement àcertains États européens qui bâtissent desvillages irlandais ou auvergnats, la Suisse n’ajamais l’idée de construire un village valai-san, genevois ou fribourgeois, et encoremoins un village montheysan, carougeois ougruérien. Pourtant, ce pays est traditionnel-lement et historiquement sans colonies et n’adonc pas grand-chose d’autre à présenterque ses propres « indigènes ».

Aujourd’hui, de ce Village africain et de sesoccupants, plus de traces observables autresque dans celles des archives. À Genève, pasde nom de rue (ce qui n’est pas le cas duVillage suisse et de l’explorateur Bertranddont un parc porte le nom), peu ou pas detraces d’objets, pas de structures visibles surle site, peu de traces de contacts entre Afri-cains et Suisses. Seuls subsistent des extraitsde films – ou des petits films18 – et quelquesrares photographies19. Pans d’une histoireoubliée, refoulée ou méprisée, les uniquesoccasions de relations directes entre les habi-tants des deux continents n’ont jamaisfrappé durablement les esprits. L’origine etles causes de cette occultation restent encoreà écrire.

4. LE CONCEPT DE NÉBULEUSECOLONIALESi l’on cherche à qualifier l’attitude de laSuisse et des Suisses envers les colonies et,plus précisément, envers les Africains, on seheurte d’emblée à une question de termino-logie. Beaucoup de chercheurs préfèrentemployer la notion définie par le mot impé-rialisme parce qu’elle correspond à la main-mise d’un État sur un ou d’autres États parl’expression de sa puissance politique, éco-nomique ou militaire. En ces termes, il estdifficile de considérer la Suisse comme étanteffectivement une puissance impériale, bienque le domaine économique, justement,fasse encore problème, engendrant les richeset précieuses études mentionnées plus haut.Le terme impérialisme comporte pourtantun autre sens – en omettant volontairementici la conception marxiste-léniniste – qui estcelui d’une forme de domination morale,psychique ou intellectuelle. Selon cetteacception, la situation et le rôle de la Suissesont alors sans équivoque : elle possèdetoutes les caractéristiques nécessaires et suf-fisantes pour embrasser sans difficultémajeure l’idée et les principes coloniaux.

On comprend mieux les mécanismes quiexpliquent en quoi la Suisse a été coloniale,même à un stade ou à un degré, sommetoute, peu affirmé par l’État fédéral, en sché-matisant la problématique. Comme premierconstat, il faut relever la faible implication dugouvernement. Sans que l’on puisse excluredes volontés d’expansion commerciale, voireterritoriale, ce dernier n’affirme jamais claire-ment sa position, alors qu’il est parfois invitéà statuer sur des projets de colonisation. Bref,il n’y a pas de réelle propagande étatique enSuisse contrairement à la situation des puis-sances coloniales voisines.

18 Un cortège sur lequel on reconnaît François Lavanchy,neveu de François-Henri Lavanchy-Clarke et conces-sionnaire Lumière en Suisse, est filmé par l’opérateurAlexandre Promio. Intitulé « Ces quatre dernières vues »et daté du 7 mai 1896 [12 juin 1896], ce film, de trèscourte durée, montre le « Cortège arabe » [n° 310] etune « Danse égyptienne » [n° 311]. Le film est conservéaux Archives du film CNC, au Bois d’Arcy, à Paris.19 On en compte treize en tout, provenant essentielle-ment du Centre d’iconographie genevoise sous la cote47 P Expo 1896, 44, n° 1-13.

Page 85: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 85

Cela n’empêche pourtant pas la naissance etl’émergence d’une mentalité coloniale, nond’une idéologie coloniale, ce terme définis-sant un stade différent, plus radical et orga-nisé, de la pensée impérialiste. Autrementdit, il n’y a pas besoin d’avoir des coloniespour nourrir un esprit colonial. Commentalors le colonialisme est-il possible en Suisse,État neutre par son histoire, ses traditions etqui n’exprime aucune velléité étatique d’ex-pansion ? Le mécanisme est à la fois simplepar son fonctionnement et complexe par sastructure. Chaque acteur ou élément duschéma ci-dessous joue un rôle essentieldans la dynamique générale et est constitutifce que j’appelle l’imaginaire colonial,ensemble de manifestations tangibles issuesde l’esprit colonial helvétique.

Je propose de considérer en premier lieu lerôle des témoins (point 3). Ces derniers,regroupant les missionnaires, les explora-teurs, les aventuriers, les employés au servicedes États coloniaux ainsi que les voyageurs detoutes espèces, connaissent l’Africain in situ,c’est-à-dire dans son environnement naturelet au rythme de sa vie quotidienne (point 1).L’observation qu’ils portent sur lui est enrevanche foncièrement, et par nature, celled’un Européen (point 5). Le regard est uni-forme, normé selon les règles et les valeursoccidentales, contaminé même, par le poidsde vérité accordé aux théories scientifiques etaux récits de leurs prédécesseurs, tous avérésauthentiques (point 6). Ces témoins livrentdonc en Suisse leurs impressions et leurs sou-venirs. Pour leurs concitoyens profanes, la

Création d’un imaginaire colonial en «vase clos»sur la base de stéréotypes

NÉBULEUSECOLONIALE

Diversité dessupports

réalisent etfournissent

Européens (voyageurs, explorateurs,scientifiques, écrivains, missionnaires,soldats, cinéastes, photographes, etc.)

OBSERVATION — CLASSIFICATIONOBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE

RÉFLEXION — POPULARISATION

confirme et entretient

Spectacles ethnologiquesExhibitions des corps

Villages «nègres»

alimentent

CH — OccidentSimilitudesSpécificités

tempsexpressionexprimé sous la forme d’une

© Patrick Minder, mai 2003

liens directs

liens indirects

2

3

5

6

78

9

10

Paysageafricain

1

Noir«imaginaire»dans son rôle

en Suisse

DécorReconstitution

Publicité

Ecrits

Jeux

Humour

Politique

Opinions

Films

Education

Religion

4

Noir

en

réalité

Page 86: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

86 Le cartable de Clio, n° 3

relation de leurs expériences prend une cou-leur de réelle authenticité et d’exotisme dignede la plus haute confiance. Bref, tout ce quipeut décrire l’Afrique et l’Africain en Suisseest fondamentalement tordu, falsifié, invéri-fiable et inexact, mais tenu pour rigoureuse-ment réaliste, sincère, scientifiquement valableet exact.

Suivent ensuite, comme éléments essentiels àla compréhension du concept, les exhibitionset autres spectacles (point 2), seules manifes-tations permettant l’expérience de la confron-tation directe entre le citoyen suisse et le Noirafricain. Ce dernier n’est d’ailleurs déjà plusun Africain, mais un indigène. On le présentedans un environnement qui n’est rien d’autrequ’une reproduction exotique à la sauce occi-dentale d’une réalité africaine (un village etses habitants toujours, avec des plantes et desanimaux parfois). Le paysage devient décor etl’habitant acteur, sans que l’on brise l’illusionde l’authenticité (point 4). Même si, parmi lesspectateurs, il y a des sceptiques, les dernierspans de rationalité tombent dès l’instant où lacaution scientifique s’empare de ce qui n’est, àl’origine, qu’un phénomène de foire. Par lejeu peu critique des spécialistes du savoir, levillage reconstitué et sa tribu sont la vérité, lareproduction parfaitement fidèle du lieu etdes faits et gestes de la vie quotidienne de tousles Africains :

« Ce village n’est pas une mystification ; c’estbien la reproduction intelligente d’une com-munauté noire ; il y manque la volaille, lesanimaux domestiques et autres, la végétation,car les pauvres palmiers étiolés qui gémissentdans leur pot, ne donnent pas l’illusion despays chauds » 20.

Il est important de remarquer que la distancecritique concerne uniquement le décor etnon les habitants. Ainsi, mettre sur un piedd’égalité la perception que l’on pouvait avoirdu Village suisse en regard avec celle du Vil-lage africain est, selon moi, une lourdeerreur. C’est confondre en effet deux objetsde formes semblables, mais de fonctionséminemment différentes. Car, si personnen’est dupe en visitant le Village suisse, tout lemonde le devient en traversant le Villagenègre. L’ailleurs et l’Autre faussent le regardque l’ici et le Semblable corrige par l’illusion.En outre, même les rarissimes récalcitrantset les quelques opposants au système colo-nial ou à l’exhibition des Africains parcou-rent le village pour affûter leurs arguments etconstruire une partie de leur réflexion21.

L’étape suivante décrit la création et l’instal-lation d’un système dont le fonctionnementest en vase clos (point 10). Il traverse letemps (point 7) et alimente les différentesparties constitutives de l’opinion publique.Ainsi, tout retour personnel ou intellectuelaux sources africaines, tout nouveau témoindirect, toute voix discordante ne peut mettreen doute l’infériorité désormais établie duNoir. Il y a certes des nuances à apporter à cetableau, aussi bien sur les variations desimpacts de cet imaginaire colonial dans ladurée que sur l’élaboration des représenta-tions des Africains22. La diversité des sup-ports (point 8) montre cependant à quelpoint une pensée de type impérialiste estnourrie à l’intérieur comme à l’extérieur du

20 In La Revue du 9 juin 1896.

21 C’est le cas par exemple de Louis Avennier dans sesarticles du Signal de Genève des 1er et 9 mai 1896.22 Au sujet du domaine humanitaire par exemple. VoirFrançoise Vergès, Abolir l’esclavage : une utopie coloniale.Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Paris, Biblio-thèque Albin Michel Idées, 2001, 232 p.

Page 87: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 87

pays, grâce aux apports notamment, maisabsolument pas exclusivement, de la propa-gande des puissances coloniales (point 9).

5. EN GUISE DE CONCLUSIONET D’OUVERTURE

L’absence de volonté étatique d’expansion etle très faible intérêt de la Confédération pourla chose coloniale, mesurable par le manquede propagande nationale, contribuent àl’éclatement des supports et des acteurs por-teurs de la pensée coloniale. Avec force, enpermanence et sans contrôle gouvernemen-tal, ces derniers se chargent de transmettreaux Suisses leurs catégories mentales, leursvaleurs et leurs représentations de l’Afriqueet de ses habitants. Il en résulte l’émergenced’une pléiade de récits et d’images présen-tant l’Africain selon les normes occidentalesen vigueur, c’est-à-dire sous l’angle de sonindiscutable infériorité construite à partir destéréotypes. Ainsi, l’exemple d’affiche traitéplus haut illustre parfaitement cet « air dutemps » ou cette « atmosphère » de l’époque.Il convient donc de parler de nébuleuse colo-niale, agglomérat de messages diffractés issusde l’éclatement et de la diversité des modesde diffusion. À mon avis, c’est en ce sens quel’on localise avec le plus de justesse et de pré-cision l’esprit colonial suisse. À défaut d’avoirpu matérialiser ses ambitions territoriales,politiques, économiques et militaires par laconstitution de colonies, la Suisse – et non legouvernement fédéral – a été coloniale parl’expression des fantasmes et des rêves nour-ris chez une majorité de ses habitants. À desmoments différents au cours des XIXe etXXe siècles, moments qu’il faudrait nuanceret analyser certes plus en détail, les mentali-tés suisses sont préparées à accueillir l’idéecoloniale. C’est pourquoi l’existence d’un

Village noir lors de l’Exposition nationale de1896 ne suscite guère d’incompréhension.Une croyance traverse ensuite toute l’histo-riographie : c’est la conviction en une pos-ture spécifique et unique de la Suisse face àl’Europe coloniale. L’émergence du mythe etsa surprenante permanence dans l’histoirehelvétique entretiennent ainsi l’image d’unpays qui aurait acquis une mentalité exemptede toute influence coloniale européenne,notamment grâce à sa petitesse et à sa neu-tralité23. Les analyses présentées ici ont tou-jours été absentes des versions historiquesofficielles. Conditionnant largement larecherche scientifique de ces vingt dernièresannées – avec moins de poids, je l’ai dit, danscertains domaines – cette conception estdonc aujourd’hui fortement remise en ques-tion et ouvre, de fait, de nouveaux champsde recherche. C’est le programme le plusprometteur que l’on puisse souhaiter à ceterrain historique étonnant, inexploitédepuis trop longtemps.

23 Ce sont les arguments les plus souvent utilisés à tra-vers toute l’historiographie dont les auteurs sont citéspour la plupart dans Bouda Etemad et Thomas David,« Un impérialisme suisse ? », op. cit., p. 7.

Page 88: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

88 Le cartable de Clio, n° 3

Le corpus d’affiches repose sur la lectureexhaustive du fichier électronique de la Ciné-mathèque suisse, sur le fichier complet de laPlakatsammlung de la Schule für Gestaltungde Zurich, sur le fichier du fonds de diaposi-tives de la Bibliothèque nationale suisse àBerne et sur la majorité du fonds de la Pla-katsammlung de la Schule für Gestaltung deBâle, soit un total d’environ 100000 affichesdont une petite centaine contiennent desreprésentations d’Africains ou de person-nages noirs. La collection du Centre d’icono-graphie genevoise, celle du Musée de l’ali-mentation à Vevey et celle du fonds Suchardaux Archives de la Ville de Neuchâtel com-plètent cet ensemble. Pour les encarts publi-citaires insérés dans les journaux, les hebdo-madaires, les illustrés et les revues, la lecturesystématique d’une dizaine d’entre eux parusen Suisse depuis leur fondation en 1939 (cor-pus de plus de 350000 pages) ainsi que dessondages pour l’année 1896 dans une cin-quantaine de titres ne rendent compte qued’une partie de la réalité. Il appert cependantque l’Afrique et ses habitants ne constituentqu’une faible et très secondaire préoccupa-tion des Suisses de l’époque. Mais les repré-sentations sur les Africains reposent toujourssur un ensemble de stéréotypes tels que ceuxprésentés dans les exemples choisis ici, quelsque soient les périodes et les supports choisis.

Sur la lecture des images et des propositionsde méthodologies, voir par exemple LaurentGervereau (dir.), Peut-on apprendre à voir?,Paris, l’image et l’École nationale des Beaux-Arts, 1999, 380 p., Voir, comprendre, analyserles images, Paris, La Découverte, coll. Guides –Repères, 1997, 192 p. et Les images qui men-tent. Histoire du visuel au XXe siècle, Paris,Seuil, 2000, 458 p.; Joly Martine, Introductionà l’analyse de l’image, Paris, Nathan Univer-sité, coll. Image 128, 2001, 128 p.

Sur le Village noir de l’Exposition nationalede Genève de 1896, voir Gérald Arlettaz,Étienne Barillier, Bernard Crettaz, GeorgKreis, René Lévy, Pierre Pauchard, OlivierPavillon, André Reszler, Silvano Toppi, Wer-ner Zimmermann, Les Suisses dans le miroir.Les expositions nationales suisses. De Zurich1883 à l’ex-future expo tessinoise de 1998, enpassant par Genève 1896, Berne 1914, Zurich1939, Lausanne 1964 et l’échec de CH-91, Lau-sanne, Payot, 1991, 163 p. ; Bernard Crettaz etJuliette Michaëlis-Germanier, Une Suisseminiature ou les grandeurs de la petitesse,Genève, Bulletin du Musée d’ethnographiede la ville de Genève, n° 25-26, 1982-1983(tiré à part 1984), 185 p. ; Bernard Crettaz, AhDieu ! Que la Suisse est jolie !, Conférences«Jardins 97», Lausanne, EPFL, 1997, 46 p. ;Bernard Crettaz, «Un si joli village. Essai surun mythe helvétique» in Bernard Crettaz etal. (éds), Peuples inanimés, avez-vous donc uneâme ?, Lausanne, Université de Lausanne,1987, pp. 5-18; Bernard Crettaz et ChristineDétraz (éds), Suisse, mon beau village. Regardssur l’exposition nationale de 1896, Genève,1983, n° 240, pp. 14-19 ; Leïla El-Wakil etPierre Vaïsse (dir.), Genève 1896. Regards surune exposition nationale, Genève, Georg,2000, 189 p. ; Bruno Dupasquier, À larecherche de l’identité perdue – La Suisse et sonimage à L’Exposition Nationale (Genève-1896), mémoire de licence, 1988, 60 p. ; YvesFroidevaux, «Nature et artifice: Village suisseet Village nègre à l’Exposition nationale deGenève, 1896 », Revue historique neuchâte-loise, n° 1-2, janvier-juin 2002, pp. 17-33 ;Alain Chardonnens, Expo.02 racontée à monfils, Fribourg, éd. Faim de siècle, 2002, 199 p.Tous ces auteurs reprennent le thème de l’op-position entre Village noir et Village suisse.

A N N E X E

Page 89: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – De la réécriture de l’histoire du Rwanda – 89-102 89

Les manuels scolaires d’histoire1 duRwanda utilisés entre l’indépendance(1962) et le génocide (1994) évoquent lespériodes précoloniale, coloniale et postco-loniale. Pour la période précoloniale, lesmanuels s’intéressent d’abord à l’arrivéesuccessive des trois ethnies en mettant l’ac-cent sur la différence de leur provenance.Ensuite ils consacrent plusieurs lignes surles Bami2 qui ont mené des guerres deconquêtes3 ou sur ceux qui ont protégé lesterritoires conquis4. Pour la période colo-niale, les manuels scolaires mettent enexergue l’œuvre sociale des missionnaires(éducation, santé), l’action politique et éco-nomique de l’administration colonialebelge ainsi que la « Révolution » de 1959.Pour la période postcoloniale, les manuelsattachent de l’importance à la guerre menéedepuis les pays limitrophes par les réfugiéstutsi rwandais chassés du pays en 1959 et

désignés sous le nom des « Inyenzi »5. Ils justifient également le Coup d’État du Président Habyarimana en 1973.

Ces quelques exemples illustrent l’accentprincipal mis dans les manuels d’histoire surles luttes pour le pouvoir. Les aspects sociauxet culturels qui définissent les liens entre lescommunautés sont relégués au second plan.L’orientation dominante est celle d’une légi-timation des pouvoirs en place. Ce rôle del’enseignement de l’histoire n’est pas parti-culier au Rwanda.

Comme les programmes qui sont sensés lesinspirer, les manuels d’histoire traduisent deschoix. Les concepteurs des manuels sélection-nent un certain nombre de faits qu’ils souhai-tent porter à la connaissance et à la critiquedes apprenants. Mais comme l’a écrit Laville(1984, p. 78), c’est toujours « la version del’équipe gagnante » qui est proposée auxapprenants. Or, choisir, c’est aussi laisser decôté, c’est oublier, c’est omettre… Dans leslignes qui suivent, nous examinons quelques« non-dits » des manuels scolaires d’histoire6

DE LA RÉÉCRITURE DE L’HISTOIRE DU RWANDA.LES NON-DITS QUI ONT FAÇONNÉ LES MÉMOIRES COLLECTIVES À TRAVERSL’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE AU RWANDA DE 1962 À 1994.

JEAN-DAMASCÈNE GASANABO, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

1 Le «livre de l’élève» n’existait pas ; il s’agissait à chaquefois du «livre du maître».2 Bami (singulier Mwami) signifie «Roi». Nous utilise-rons le terme en langue du Rwanda car il fut gardé pendant la colonisation. On parla du Mwami duRwanda pour le distinguer du Roi des Belges.3 À titre d’exemple, les manuels racontent la vie desgrands conquérants Mibambwe Mutabazi, 1411-1444 ;Yuhi II Gahima, 1444-1477 ; Kigeli II Nyamuheshera,1576-1609 ; Kigeli V Rwabugili, 1853-1895 (nous adop-tons la chronologie d’Alexis Kagame).4 Par exemple, les manuels parlent de la vie de Cyirima IIRujugira, 1675-1708 ; Kigeli III Ndabarasa, 1708-1741 ;Mutara II Rwogera, ?-1853.

5 Inyenzi signifie cancrelats. Nom péjoratif donné parles Hutu aux Tutsis. Appliqué d’abord aux Tutsis réfu-giés dans les pays limitrophes à partir de 1959 et quimenaient des attaques contre le Gouvernement, ce nomsera ensuite étendu à tous les Tutsis.6 L’histoire du Rwanda était également enseignée à travers les livres de lecture (Ibitabo byo gusoma) dansl’enseignement de la langue kinyarwanda.

Page 90: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

90 Le cartable de Clio, n° 3

du Rwanda. Nous nous limiterons aux faits etaux événements qui relèvent soit du rappro-chement, soit de la séparation entre les diffé-rentes composantes de la population rwan-daise sous l’angle de la construction desmémoires collectives. Nous partirons desmanuels scolaires d’histoire utilisés de l’indé-pendance au génocide de 1994. Nous les met-trons ensuite en parallèle avec un certainnombre d’ouvrages sur l’histoire du Rwanda.

1. DE LA PÉRIODE PRÉ-COLONIALE

1.1. Histoire culturelle, économiqueet sociale

1.1.1. LE RÈGNE DE L’ORALITÉ

Le Rwanda est avant tout un pays à traditionorale. La parole tient une place prépondé-rante dans les relations humaines. Cepen-dant, la volatilité de la parole reste un handi-cap car beaucoup d’oublis conduisent à despertes de la culture. Chez les jeunes scolari-sés, la littérature rwandaise n’a pas été déve-loppée. D’une part, l’enseignement de cettelittérature n’a pas été encouragé, d’autre partles rares œuvres littéraires n’ont pas été por-tées à la connaissance des apprenants aucours de la période de 1962 à 1994.

Le petit livre Introduction à l’Histoire duRwanda de Heremans (1971) devint le pre-mier manuel scolaire officiel utilisé commetel dans les écoles. Il consacre à peu près troispages aux traditions orales de l’histoire duRwanda. Le manuel Histoire de 6e primaire(1985) consacre 5 pages aux traditionsorales. Les deux manuels distinguent notam-ment : les récits historiques Ibitekerezo qu’onpeut diviser en récits officiels, récits popu-laires et récits familiaux ; les généalogiesdynastiques ubucurabwenge et familiales ; la

poésie lyrique, pastorale, guerrière et dynas-tique ; enfin les notes éparses appelées Imi-gani ou proverbes. Toutefois, dans les deuxmanuels, les auteurs se sont arrêtés aux défi-nitions de ces concepts. Ils se sont contentésd’une énumération des récits. Or, sans textesà l’appui pour en faire des critiques, lesélèves pouvaient difficilement remarquer lesdifférences et les subtilités des messagesvéhiculés par ces récits.

Dans la période postcoloniale, les nouveauxmaîtres du pays, contents de la victoire de lamajorité hutu7 sur la minorité tutsi, voulu-rent faire disparaître des mémoires collectivestout ce qui se rapportait à la monarchie. Lesnoms de certaines villes furent changés ; c’estle cas de Nyanza (résidence du Mwami) quifut baptisée Nyabisindu. Ils prirent soind’écarter de l’enseignement les traditions quifaisaient référence à la vache et aux Tutsi. Lesinterdits ntibavuga… bavuga… (on ne ditpas… on dit…) furent levés. Des expressionsde la tradition perdirent progressivementleur sens après l’indépendance. Le pouvoirvoulait réécrire l’histoire à sa façon maiscomme il ne pouvait pas chercher les élé-ments ailleurs que dans la culture rwandaise,il écarta tout ce qui ne lui plaisait pas. Ainsi,une partie de l’histoire du Rwanda fut perçuecomme l’histoire des Tutsi. Ce fut l’histoirequ’il fallait taire dans l’espoir qu’elle seretrouve aux oubliettes. Le résultat fut unesorte de saupoudrage ou de colmatage.

7 En kinyarwanda, on dit «umuhutu (pluriel abahutu)»,« umututsi (pluriel abatutsi) », « umutwa (plurielabatwa) ». En français, certains parlent du Muhutu, desBahutu, du Mututsi, des Batutsi. Dans notre texte, nousavons choisi par commodité de n’employer que le radi-cal des mots. Par exemple les Hutu, les agriculteurshutu ; les Banyiginya, le clan banyiginya, etc. Par contre,nous respecterons les citations.

Page 91: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 91

La tâche devenait alors difficile car le pouvoirne pouvait pas inventer. Dorénavant, l’ensei-gnement de la tradition orale, composanteessentielle de l’histoire culturelle du Rwanda,resta très sommaire et superficiel.

1.1.2. LES ÉCHANGES AU SEIN

DE LA POPULATION

L’activité économique du pays reposait surles productions agricoles et pastorales. Deséchanges s’effectuaient sous forme de troc.Chaque année, une journée de « l’Umuga-nura » (partage), était organisée. Le Mwamiinvitait les riches et les pauvres à se retrouverpour célébrer les valeurs de justice, deconcorde, de vie communautaire et de res-pect mutuel. Cette pratique d’entraide per-mettait à celui qui était en manque dequelque chose d’en recevoir un petit peu.Cette journée de partage consacrait « la pros-périté » de chaque Rwandais sans exclusion.

D’autres pratiques sociales étaient courantes,notamment :

a) Guhana inka (donner une vache en cadeau)ou kuragiza inka (prêter une vache à quel-qu’un pendant un certain temps). Donner unevache était un geste fort d’amitié qui resserraitles liens entre des familles. Kuragiza inkaimpliquait une certaine confiance entre lesdeux familles. Celui qui gardait la vache profi-tait du fumier et du lait. Il n’avait pas d’autrerémunération et devait rendre la vache si lepropriétaire venait à la réclamer. Il s’agissait detester la fidélité et le sérieux dans la gestion desbiens. Chacun y trouvait son compte pour labonne marche de la société. De plus, cette pra-tique prévenait les tensions sociales.

b) Gutanga ingurube (donner un porcelet) ou,gutanga inkoko (donner un poussin). Étant

donné que la truie ou la poule met bas plu-sieurs porcelets ou poussins, il arrivait sou-vent qu’on en offre un à un ami ou à un voi-sin. Ce dernier l’élevait et en bénéficiait à sontour. Il avait une sorte de capital de départpour réaliser une activité économique.

Toutes ces pratiques contribuaient à l’affer-missement des relations entre les Rwandais.Elles faisaient partie des valeurs positivespartagées et renforçaient le ciment de lacohésion sociale. Elles ne furent pas portées àla connaissance des élèves dans les manuelsscolaires. Il y eut donc un hiatus entre lamatière enseignée et la réalité culturelle.Aujourd’hui ces valeurs se pratiquent encoremais sont rares.

1.1.3. DU PEUPLEMENT DU RWANDA ET DE

L’INTRODUCTION DE LA VACHE

Tous les manuels scolaires d’histoire racon-tent l’arrivée, successivement des Twa, desHutu et des Tutsi. Ces derniers furent quali-fiés d’« envahisseurs et conquérants » car,dit-on, ils ont pris les territoires des Hutu(abatutsi bigaruriye ibihugu by’abahutu)(Manuel, 8e primaire, 1982, p. 99). Ilsauraient dominé leurs prédécesseurs grâce àleurs vaches (Histoire du Rwanda, 1re partie,1987, p. 38 ; Manuel d’histoire, 6e primaire,1985, p. 137). Aucun manuel ne semblenuancer ces théories migratoires. Par contre,les mythes qui entourent l’arrivée de la vachesont encore et toujours empreints de mys-tère. Dans le manuel Histoire du Rwanda, 1re

partie (1987, p. 39), il est écrit : « Gihanga estl’inaugurateur de la vache et le fondateur de laroyauté. Mais nous savons que la dynastieNyiginya qui présente Gihanga comme le fon-dateur de la lignée a été devancée dans larégion par d’autres mouvements des peuplespasteurs ». Le manuel effleure donc l’idée

Page 92: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

92 Le cartable de Clio, n° 3

d’une présence de la vache avant l’arrivée desTutsi. Selon l’abbé Ndekezi (cité par Kagira-neza, 1990, p. 23), les dépouilles desmonarques Hutu étaient enveloppées dansune « peau de taureau » avant de les mettreen terre. Se référant aux travaux de VanNoten (1983), Nkurikiyimfura (1986, p. 27)pense que les Bahutu « élevaient une petiteespèce de gros bétail qui a été identifiée grâceaux restes (dents…) trouvées à Remera I dansla région de Gisagara, à Butare». Face à toutesces informations, la confusion ne fait ques’accroître. D’où les questions suivantes : siles Hutu possédaient des vaches avant l’arri-vée des Tutsi, quand ont-ils cessé d’en avoir ?Si la vache a été introduite par les Tutsi et siles Hutu s’en servaient dans leurs us et cou-tumes, les Tutsi seraient-ils alors arrivésavant les Hutu ? Comment et quand cet ani-mal est-il devenu un outil de pouvoir auxmains des Tutsi ? Sur des sujets probléma-tiques, les manuels d’histoire ne laissent pasaux élèves le bénéfice du doute. Ils ont ten-dance à avancer des affirmations qui devien-dront des sources de conflit ; de plus, de tellesaffirmations n’ont pas de fondement scienti-fique.

1.2. Histoire politique

L’histoire politique du Rwanda précolonialeétait caractérisée par l’unité nationale. Celle-ci était assurée par les fonctions sociales etpolitiques du Mwami (Sebasoni, 2000).Même si la dynastie royale était apparentée àl’ethnie tutsi, le Mwami, une fois intronisé,cessait d’être Tutsi pour être le Mwami detout le monde (Manuel Histoire du Rwanda,1re partie, 1987, p. 132). Cela était symbolisépar le nouveau nom qu’il prenait. On disaitpar exemple, « le roi est Kigeli ; son nom,quand il était encore tutsi, est Rwabugili »

(izina rye akili umututsi). Ce nouveau nomlui conférait une mission particulière. Parexemple le nom de Kigeli lui donner la mis-sion d’agrandir le pays (Kagame, 1975).Dans le Rwanda traditionnel, les dix-huitvoies du code des rituels donnaient aux diri-geants une liste de mesures à prendre pourprotéger le pays. C’est le dépassement desconsidérations ethniques qui lui permettaitd’être un Mwami, aimé et respecté. Il s’enga-geait à assurer la prospérité et la paix de tousses sujets. Les manuels d’histoire analysésn’évoquent pas cette autorité morale etsupraethnique du Mwami.

De Lacger (1939, pp. 36-37) présente les élé-ments de cette unité : « un des phénomènes lesplus surprenants de géographie humaine queprésente le Ruanda, c’est assurément lecontraste entre la pluralité des races et le senti-ment de l’unité nationale. […]. Le sentimentnational ne se fonde pas uniquement sur leloyalisme dynastique, mais encore sur des élé-ments qui lui sont antérieurs : d’abord l’unitélinguistique ; ensuite l’unité d’institutions, decoutumes et d’usages dans la vie privée, la viesociale et la vie publique entre concitoyens deraces et conditions différentes et enfin l’unitéreligieuse. » Aucun manuel scolaire n’a reprisces trois piliers de l’unité entre les Rwandais.

L’autre élément qui caractérise cette unité etque les concepteurs des manuels ont choiside passer sous silence est l’histoire des clans.Selon D’Hertefelt (1971), il y a dix-huit clansau Rwanda (Zigaba, Gesera, Nyiginya, Sindi,etc.). Chaque clan est représenté par un totem:les Bega ont la grenouille, les Bazigaba le léo-pard (ingwe), les Bashambo le lion, etc. Danschaque clan, ce que l’on a appelé « ethnies »(Hutu, Tutsi, Twa) se retrouvaient. Dans latradition, deux institutions sociales que

Page 93: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 93

D’Hertefelt (1971, p. 5) appelle « relations deplaisanterie » et que Chrétien (2000, p. 75)qualifie de « parentés à plaisanterie » renfor-çaient la cohésion interclanique. Le kuny-wana ou pacte de sang associait des« membres de clans différents sur la based’un serment de solidarité. » (Chrétien,ibid.). Quant à l’ubuse 8, il impliquait lesclans et « consistait en une relation intercla-nique destinée à purifier tel clan d’un mal-heur, d’une conséquence ou sanction auto-matique ayant frappé une personne quis’était rendue coupable de la transgressiond’un interdit. » (Mbonimana, 2001, p. 28).La position des partenaires était indépen-dante du système de stratification desclasses. Par exemple, un Zigaba hutu pou-vait être l’umuse d’un Nyiginya tutsi. UnGesera tutsi pouvait exercer l’ubuse àl’égard d’un Sindi hutu.

2. PÉRIODE COLONIALE

2.1. Introduction

À leur arrivée, les Européens ont trouvé unpays avec une organisation militaire, poli-tique et sociale structurée. Ce fut d’ailleursune surprise pour eux. Le Mwami étaitentouré de trois préfets9. Le Préfet du sol(Umutware w’Ubutaka), le Préfet de pâtu-rages [Kagame parle de gazon] (Umutwarew’Umukenke) et le Chef d’armée (Umutwarew’Ingabo) (Kagame, 1975, p. 183). Le Préfetde pâturages était un Tutsi et il avait autoritésur les propriétaires vachers, soumis à la pres-tation de lait et à d’autres redevances bovines.

Le Préfet du sol était un Hutu qui avait auto-rité sur les habitants ne possédant pas devaches. Ceux-ci étaient soumis à la présenta-tion de l’impôt vivrier (ikoro) : livrer après larécolte, des haricots et du sorgho (Kagame,1975, p. 185). Le chef d’armée était égalementen charge des intore (danseurs). Il pouvaitêtre un Hutu, un Tutsi ou un Twa. Il n’avaitaucune redevance à réclamer des habitants deson district. En dessous de ces grands chefs, ily avait des chefs de régions, dont un nombreimportant de Twa. Kagame (1952) recenseune quarantaine de chefs Twa et donne enmême temps les localités qu’ils dirigeaientavant la réforme Mortehan de 1926. Les Alle-mands ne changeront pas ces structures. Enrevanche, les Belges, appuyés par les mission-naires, vont opérer des réformes au niveaupolitique, économique et social.

Malgré ce partage du pouvoir par les troiscommunautés, les manuels scolaires d’his-toire ont renforcé l’idée selon laquelle tous leschefs furent Tutsi. Ils se réfèrent uniquementaux conséquences de la réforme Mortehan etaux résultats des élections de 1953 et 1956aux conseils des institutions administrativeslocales, qui par ailleurs émanent du décretbelge du 14 juillet 1952. Enseigner que laquasi-totalité des chefs furent tutsi (Manuel,5P, p. 154) sans expliquer les processus à l’ori-gine de ce résultat a contribué à renforcer lahaine et à casser la cohésion sociale.

2.2. L’administration belge et sesconséquences

2.2.1. LA LOI MORTEHAN

Le manuel scolaire d’histoire utilisé au« Tronc commun »10 (1977, p. 11) évoque les

8 Ubuse (l’acte) ; umuse (personne, singulier) ; abase(personne, pluriel).9 Titre donné aux trois grands collaborateurs du Mwamiavant la colonisation. 10 L’équivalent du Cycle d’orientation à Genève.

Page 94: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

94 Le cartable de Clio, n° 3

changements introduits par les Belges en cestermes : «Le Roi (Mwami) était aidé par deschefs qui gouvernaient les régions. Devant cettesituation les Belges laissèrent en place le roi et leschefs mais exigèrent que ceux-ci agissent en sui-vant leurs instructions.» Sans le nommer, lemanuel fait référence à l’« indirect rule »(administration indirecte). Il reste cependantsilencieux sur la loi Mortehan qui fut la pre-mière grande réforme des Belges.

Le 5 novembre 1926, le Résident belge Mor-tehan signe une loi abolissant les trois fonc-tions des Préfets (Kagame, 1975). Il nommaun Tutsi, comme seul préfet pour exercer lesdites fonctions. En écartant les Hutu et lesTwa du pouvoir, cette réforme créa un désé-quilibre sans précédent dans la vie politiqueet sociale du Rwanda. Quand bien mêmecette réforme fut officialisée en 1926, elleétait déjà en application bien avant. LesBelges avaient remplacé les chefs Hutu parles chefs Tutsi. C’est ce que nous lisons sousla plume de Mbonimana : « Le royaume deBukunzi, dont le dernier roi fut destitué en1922, connut l’occupation militaire de 1924 à1925 ; de même, le royaume voisin du Busozo,fut occupé de 1925 à 1926, année où le roi futdéporté par les autorités mandataires (belges).Ces deux royaumes hutu furent alors organisésen chefferies, placées sous les ordres du cheftutsi Rwagataraka ; en 1924, Nyamakwa, cheftraditionnel de la principauté du Bushiru, futdéposé par l’administration et remplacé par lechef tutsi Nyangezi » (Mbonimana, 1981, citépar Kalibwami, 1991, p. 133). Les dirigeantstutsi voulaient un pouvoir centralisé. À sup-poser qu’ils aient laissé les royaumes hutugarder leur autonomie, le Rwanda aurait-ilété une confédération à la Suisse avec desrégions hutu et des régions tutsi comme onconnaît des cantons latins et germaniques ?

Dans cette réforme, l’administration belge futsoutenue par les missionnaires. Dans sa lettredu 15 mai 1923, Mgr Classe11, chef de l’Églisecatholique, avait pris les devants : «Il est cer-tain que, dans toutes les branches de l’Adminis-tration, les places tant soit peu importantesseront réservées aux jeunes Batutsi. Nous nedevons cependant pas négliger pour cela lesclasses des enfants et jeunes gens bahutu: euxaussi ont besoin d’être instruits et formés. Poureux aussi il y aura des places à prendre dans lesmines et les exploitations. » (Classe, 1939,p. 39). Parfois, devant les réticences des Belgesà confier toute l’administration locale auxTutsi, l’insistance de Mgr Classe eut son effet.Dans sa lettre du 21 septembre 1927 au Rési-dent Mortehan, le prélat écrit : «Si nous vou-lons nous placer au point de vue pratique etchercher l’intérêt vrai du pays, nous avons dansla jeunesse mututsi un élément incomparabledu progrès […] ces jeunes gens sont une forcepour le bien et un avenir économique du pays.Qu’on demande aux bahutu s’ils préfèrent êtrecommandés par les roturiers ou par des nobles,la réponse n’est pas douteuse : leur préférence vaaux Batutsi, et pour cause. Chefs nés, ceux-ciont le sens du commandement.» (Classe, 1939,p.41).La quasi-totalité des lettres de Mgr Classede la période de 1922 à 1939 insistent sur lesoutien au Tutsi et la domination de celui-cisur le Hutu. Les missionnaires voulurent sur-tout s’attirer la sympathie de la cour royaledans leur processus d’évangélisation. Ce queles manuels scolaires oublient de rappeler,c’est que toutes les décisions qui glorifient lesTutsi et dévalorisent les Hutu sont prises parles missionnaires de commun accord avec lesautorités coloniales.

11 Sur les quatre évêques catholiques expatriés, troisétaient Français, dont Mgr Classe, et un était Suisse(Mgr Perraudin).

Page 95: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 95

Issu de la réforme scolaire entamée en 1979,le manuel scolaire Histoire du Rwanda, II e

Partie (1989, p. 98) effleure la loi Mortehan :« La réforme Mortehan avait pour but la sim-plification, l’uniformisation et surtout la ratio-nalisation des anciennes subdivisions poli-tiques indigènes.» Le manuel ne précise pas lasignification de la réforme et ses consé-quences. Il ne dit rien sur le jugement que lamajorité de la population rwandaise porteraà l’encontre de la monarchie.

À l’époque de Mortehan et dans la périodequi a suivi, le Rwandais moyen ignorait quiprenait les décisions au sommet. Il voyait lechef et le sous-chef tutsi et imputait naturel-lement aux Tutsi tous les maux de l’adminis-tration politique. Or, les Tutsi recevaient lesordres d’ailleurs et étaient chargés de lesappliquer. Les administrateurs coloniauxsont responsables de ces inégalités qui ontrenforcé un complexe d’infériorité chez lesHutu. Dans la conscience collective de lamajorité des Rwandais, les Tutsi sont res-ponsables de l’absence des Hutu dans la hié-rarchie du pouvoir. Les manuels scolairesd’histoire n’ont pas levé le voile sur l’impli-cation des décisions politiques découlant decette loi Mortehan. Du moins par ce canal, lepeuple n’en a pas été informé.

2.2.2. L’AGRICULTURE, LES TRAVAUX

COMMUNAUTAIRES ET LES PEINES

Le mécontentement de la population vis-à-vis de l’ubuhake se fit sentir pendant la colo-nisation belge et plus spécialement aprèsl’introduction de l’« Akazi » et de « Shiku »(Kagiraneza, 1990, p. 114). Le mot akazisignifie « travail ». Il consistait à accomplirdifférents travaux communautaires : tracerdes routes, construire des ponts, planter deseucalyptus, etc. Shiku vient du mot umushike

(terrain en jachère très dur). Il portait sur laculture des produits vivriers pouvant êtrestockés (manioc, haricot) pour prévenircontre les famines. La récolte des produitsétait réglée par les autorités coloniales(Manuel de 5e année primaire, 1983, pp. 143-145 ; Histoire du Rwanda, IIe partie, 1989,p. 51). La population ne trouvait pas l’utilitéde ces tâches et s’y opposait par l’absen-téisme. Comme punition à l’absentéisme, lesbelges avaient introduit le « kiboko » ou huitcoups de bâtons. Certains quittèrent le payspour aller chercher du travail (gupagasa)dans les pays limitrophes (Manuel de5e année primaire, 1983, p. 145).

Arrêtée par l’administration belge, la peinedevait être exécutée par un sous-chef quipouvait déléguer soit son représentantappelé le Mumotsi, soit le superviseur destravaux sur les collines ayant le titre deKirongozi (Manuel de 5e année primaire,1983, p. 145). Les condamnés rejetaient laresponsabilité sur les « petits Tutsi » (Vidal,1999, p. 177) chargés de la sale besogne alorsque les ordres venaient d’en haut. L’akazi etle shiku « qui faisaient transpirer » et l’ikiboko« qui faisait mal » furent les deux principalessources de frustration et de haine des Hutuenvers les Tutsi, même si, à l’instar du Hutu,le Tutsi lui-même subissait les pratiques deces « lois iniques ». Car, dans la consciencedes gens, les Tutsi étaient coupables de cesactes. La révolte de la population conduitepar un groupe de leaders Hutu refusa l’akaziet par la même occasion l’ubuhake. La mul-tiplicité des tâches demandées à la popula-tion (akazi, shiku, etc.) sema la confusionentre l’ubuhake et l’akazi. La frustration étaittotale. Les manuels scolaires d’histoire sontrestés très sommaires sur l’origine, l’histoireet la portée des concepts d’akazi, de shiku et

Page 96: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

96 Le cartable de Clio, n° 3

d’ikiboko qui constituèrent une source d’in-compréhension et d’animosité des Hutu vis-à-vis des Tutsi.

2.2.3. LES PREMIÈRES ÉLECTIONS AU RWANDA

En 1948, un rapport de l’ONU critique lapolitique de gestion coloniale belge. En réac-tion, les autorités belges publient un décret le14 juillet 1952. Celui-ci institue des conseilsà l’échelon de la sous-chefferie, de la cheffe-rie, du territoire et de l’ensemble du pays. En1953, les premières élections eurent lieu sui-vant le décret belge. À la base, le sous-chefétait chargé de dresser une liste de ceux quiallaient élire le conseil au niveau de la sous-chefferie. Les élus de la sous-chefferie choi-sissaient parmi eux les représentants auconseil de la chefferie et ainsi de suite jus-qu’au niveau du Conseil supérieur du pays(CSP) siégeant autour du Mwami. En dres-sant la liste des candidats aux postes demembres des conseils, le sous-chef prit natu-rellement soin d’écarter les gens dont lesidées étaient opposées aux siennes. Commele note Kagame (1975, pp. 225-226), « il n’y a,dans ce système, qu’un seul et unique élec-teur, le sous-chef. » Le manuel scolaire His-toire du Rwanda, IIe partie (1989, p. 104),donne les résultats des élections, chiffres àl’appui, où les Tutsi furent de loin majori-taires dans le CSP. Au fur et à mesure quel’on gravit les échelons, le pourcentage desTutsi augmente alors que celui des Hutudiminue. Le manuel ne dit pas que cet état defait fut le résultat du décret du 14 juillet 1952.Le lecteur de ce manuel, ici l’apprenant, nedoit donc pas s’étonner des sentiments defrustration chez les Hutu. Au lieu de faireune critique de la procédure introduite parl’administration belge, le manuel (Histoiredu Rwanda, IIe partie, 1989, p. 103) critiqueles résultats sans expliciter la procédure qui y

a conduit : « Ce fut une expérience dedémocratie qui a révélé que ces collèges consti-tuaient plutôt des agglomérats de personnalitédistincte que de véritables représentationspopulaires animées par l’intérêt public. » Lemanuel Histoire de 5 e primaire (1983, p. 153)enfonce le clou sur l’inégalité au sujet de lareprésentativité dans les différents conseilsentre les Hutu et les Tutsi : « Inama ya sheferiwasangaga yiganjemo abatware kandi aha-nini bari Abatutsi, ku buryo Abahutu baliimbarwa mu nama za sheferi, bakarushahokuba bake mu nama za teritwari no mu namankuru y’igihugu. » (Les membres du Conseilde chefferie étaient en majorité des Tutsi, etles Hutu étaient minoritaires. Le nombre deces derniers diminuait progressivement auniveau du Conseil de territoire et du Conseilsupérieur du pays).

2.3. Les missionnaires et les divisionssociales

Les accords signés entre les Pères Blancs12 etl’État belge placèrent l’enseignement sous laresponsabilité des Églises. Dans sa lettrecirculaire du 14 janvier 1930 aux prêtres,Mgr Classe (1939, p. 79) écrit : « Grâce à l’État catholique belge – le Parti Démocrate-Chrétien était au pouvoir en Belgique – nouspouvons bénéficier de toute l’aide nécessaire sinous le voulons bien. » Mgr Classe profita desmoyens financiers et politiques mis à sa dis-position par l’État belge pour proposer unenseignement en faveur de l’Église catholique.

À travers les écoles, les responsables de l’É-glise catholique eurent comme seul soucid’évangéliser le plus grand nombre de Rwan-

12 Les « Pères Blancs » ou « Missionnaires d’Afrique »furent fondés par le cardinal Charles Lavigerie à Algeren 1868 pour évangéliser l’Afrique.

Page 97: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 97

dais. La grande difficulté fut le refus duMwami Musinga d’envoyer les enfants deschefs Tutsi à l’école car «renoncer à la cou-tume religieuse, c’était tout simplement renierle Rwanda (inyanga Rwanda). L’apostasieimpliquait l’incivisme et s’identifiait avec lui.»(De Lacger, 1939, p. 385). C’est ainsi que lespremiers élèves furent des «Batutsi du com-mun » (Nkulikiyimfura, 1986, p. 96) et desHutu. Après la destitution du MwamiMusinga et l’intronisation de son fils Ruda-higwa par les autorités belges en 1931, lesmissionnaires trouvèrent impératif de com-mencer par convertir les jeunes Tutsi quidevaient remplacer leurs parents dans l’ad-ministration du pays. Mgr Classe exprima sesintentions dans sa lettre du 15 mai 1923 :« Celui qui aura gagné les cœurs des jeunesTutsi aura conquis tout le Rwanda.» (Classe,1939, p. 38). Il le répète dans sa lettre du30 mai 1928 et dans celle du 7 août 1930. Ilcraignait que ces jeunes aillent dans lesconfessions chrétiennes concurrentes. Il aalors tout fait pour que la quasi-totalité desécoles reviennent à l’Église catholique. Dansles écoles, les élèves étaient choisis par lesmissionnaires. Dans la filière « administra-tion » de l’école d’Astrida qui formait lesfuturs collaborateurs des Belges, seuls lesenfants des chefs tutsi étaient acceptés et laformation y était élitiste. Les élèves avaientune formation professionnelle et obtenaientfacilement du travail. Les enfants hutu étaientaccueillis dans les Petits séminaires13 où l’en-seignement était de type classique. Les lau-réats des Petits séminaires qui ne poursui-vaient pas leurs études au Grand séminaire

pour devenir prêtres se retrouvaient au chô-mage. Ces sélections de Mgr Classe portèrentpréjudice à la cohésion sociale, car ils renfor-cèrent les inégalités entre les Hutu et les Tutsisur le marché du travail. Vers 1959, c’est l’élitehutu et tutsi qui se nommait « les évolués» etque Vidal (1991, p. 70) appelle la quatrièmeethnie qui sera le porte-flambeau des reven-dications pour l’indépendance.

Étant donné la main mise de l’Église catho-lique sur l’école avant et après l’indépen-dance, il était quasi impossible que les pro-grammes et/ou les manuels scolairesévoquent l’histoire où les décisions de l’Églisecatholique apparaissaient discutables. Nouspensons que les responsables ecclésiastiqueset politiques de l’enseignement ont volontai-rement escamoté cette partie de l’histoire duRwanda.

2.4. La période de 1957 à 1962

2.4.1. LES DOCUMENTS « MISE AU POINT »ET « MANIFESTE DES BAHUTU »

Les résultats des élections de 1953 et 1956dont l’issue donna une majorité de Tutsi auCSP furent largement commentés et criti-qués par des « intellectuels (Hutu) lésés dansleurs droits. » (Histoire du Rwanda, IIe partie,1989, p. 109). Devant cette « tentative de sou-lèvement » (ibid.), le CSP publia le document« Mise au point » (Nkundabagenzi, 1962). Cetexte mettait l’accent sur l’appartenance desHutu, des Tutsi et des Twa à la même nationrwandaise et insistait sur la primauté de lanationalité sur l’ethnie. Il sollicita égalementune indépendance dans les meilleurs délaisainsi que l’égalité de traitement des cadresrwandais et européens. Les leaders Hutun’apprécièrent guère. À ce sujet, voici ce querapporte le manuel Histoire du Rwanda,

13 Filière de niveau « maturité suisse » conduisant à laformation des futurs prêtres.C’est le même terme en kinyarwanda (langue duRwanda) et en kirundi (langue du Burundi)

Page 98: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

98 Le cartable de Clio, n° 3

IIe partie (1989, pp. 109-110) : «Il s’agit d’untexte revendicatif adressé à la Mission de visitede l’ONU. Ses auteurs minimisent le problèmeHutu-Tutsi. Ils se prononcent pour un plusgrand affermissement du pouvoir du roi etpour l’octroi à bref délai de l’autonomieinterne. » C’est presque dans les mêmestermes, mais en langue kinyarwanda, que lemanuel scolaire de la 5e année primaire(1983, p. 157), parle, sans le nommer, dudocument « Mise au point ». C’est la seule etunique information donnée par les deuxmanuels scolaires.

En réponse à la « Mise au point », les leadersHutu, avec le soutien du clergé catholiquerédigèrent le « Manifeste des Bahutu »(Nkundabagenzi, 1962). Les deux manuelsscolaires (5e année primaire et Histoire duRwanda, IIe partie) y consacrent deux pageschacun. Le manuel du « Tronc commun » de1977 en parle en une demi-page. Les troismanuels mettent en avant les revendicationsde la majorité hutu. Le manuel du « Tronccommun » (1977, p. 8) rapporte ceci : « LeManifeste des Bahutu considère que les Batutsise voient accorder presque tous les avantages etque les Bahutu y perdent. En effet, les Batutsioccupent la plupart des postes de direction dupays en tant que chefs ; ils sont les plus nom-breux parmi ceux qui font des études secon-daires et supérieures. Le Manifeste demandeque cette situation change le plus rapidementpossible.» Nous constatons que le «Manifestedes Bahutu », relayé par les manuels sco-laires, se concentre sur les problèmes eth-niques. L’élite hutu « prend ses distances parrapport à une orientation nationaliste del’aristocratie et met l’accent sur le préalable dela chute de la « féodalité tutsi » quitte à repor-ter l’échéance de l’indépendance. » (Chrétien,2000, p. 264).

2.4.2. LA MORT DU MWAMI MUTARA IIIRUDAHIGWA ET SES CONSÉQUENCES

Les circonstances de la mort du MwamiMutara III Rudahigwa à Bujumbura(Burundi) et ses conséquences ont divisé lesRwandais. Les manuels qui évoquent cettemort mystérieuse, parlent de «maladie» (His-toire du Rwanda, IIe partie, 1989, p. 112) ou de«mort inopinée» (apfa amarabira) (Manuelde 5e année primaire, 1983, p. 161). La versionchoisie dans certaines publications est « l’hé-morragie cérébrale » (Harroy, 1984, p. 263 ;Paternostre de la Mairieu, 1972, p. 209). Unflou entoure toujours les conditions de la dis-parition du Mwami. Aujourd’hui, la plupartdes Tutsi sont convaincus que les autoritésbelges ont une responsabilité dans ce décèsinopiné. Un nombre important de Hutu pen-sent qu’il aurait été tué par des Tutsi furieuxde la suppression de l’ubuhake (clientélisme).Selon un de nos interlocuteurs M.K.14 (Gasa-nabo, ouvrage en préparation), «immédiate-ment après sa mort, il y a eu trois versions offi-cielles successives : la première parlait de crisecardiaque, la seconde de vaccin et la troisièmed’hémorragie célébrale. Les trois émanaientdes services belges. Cette tergiversation a contri-bué à renforcer le trouble.»

Cette mort, entourée de mystère, a accéléré etaggravé les antagonismes entre les partisans dela monarchie et les leaders hutu qui voulaienten finir avec les « Tutsi ». Aux circonstancesnon élucidées du décès du Mwami s’ajouta unconflit hutu/tutsi dans l’organisation des funé-railles. Selon la tradition, «le nom du succes-seur devait être connu le quatrième jour aprèsla mort, et avant les funérailles du Mwamidéfunt» (Harroy, 1984, p. 263; Kagame, 1975,p. 260 ; Rapport de la commission d’enquête,

14 Initiales du prénom et du nom de l’interviewé.

Page 99: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 99

cité par Reyntjens, 1985, p. 244). Cependant, leconflit s’accrut entre les défenseurs de lamonarchie à majorité tutsi d’une part, et lesleaders hutu et le Vice-Gouverneur généralHarroy qui voulurent écarter la monarchie etproclamer la République d’autre part. Lestenants de la monarchie proclamèrent le nomdu futur Mwami mais les autres protestèrent.Harroy (1984, p. 261) qualifia cette nomina-tion de «coup de force». Le manuel du Tronccommun (1977, p. 8) dit simplement que leMwami est mort «en juillet 1959» et que «c’estdonc hâtivement15 qu’on choisit son frère Nda-hindurwa pour le remplacer.» Selon le manuelHistoire du Rwanda, IIe partie (1989, p. 112),«Craignant d’être pris de vitesse, les traditiona-listes tutsi décidèrent d’agir avec célérité. Leurchoix précipité16 se porta sur Jean-Baptise Nda-hindurwa, petit frère du roi défunt. […] Il futproclamé successeur du Mwami Mutara Ruda-higwa avant même que la dépouille mortelle decelui-ci ne fût ensevelie.» Le Manuel de 5e annéeprimaire parla lui aussi de précipitation :«Abagundirizi b’ubutegetsi bimika ikitaraganyaJohani Batisita Ndahindurwa. Abarwana-shyaka b’Abahutu bibanga mu nda.» (Ceuxqui ne voulaient pas lâcher le pouvoir introni-sèrent Jean-Baptiste Ndahindurwa. Les leadershutu décidèrent de réagir).

Les termes tels que «hâtivement» ou «préci-pité» utilisés dans les manuels avaient certai-nement pour but de montrer que le choix dusuccesseur n’était pas opportun. C’était unefaçon de taire l’importance de la tradition,parce que l’objectif inavoué était de faire pas-ser le message des revendications des leadershutu appuyés par l’administration coloniale.

L’autre point de friction entre les monarchisteset l’administration belge fut l’autopsie pro-posée par certains et refusée par la Reine et la

Reine-Mère. Vu les circonstances douteusesdans lesquelles Mutara III était mort, lesdeux dames pensèrent qu’il était inutile defaire une autopsie puisque ce seraient lesBelges qui allaient la pratiquer, alors qu’ilsn’étaient pas « neutres » dans cet imbrogliopolitique. Pour elles, les médecins belgespouvaient conclure ce qu’ils voulaient. Ellesavaient perdu leur confiance en eux. Après lerefus de ces Dames, Harroy (1984, p. 263)écrira : « heureusement [que l’autopsie] futécartée». Ce sentiment de soulagement à tra-vers le mot « heureusement » surprend etinterpelle plus d’un lecteur ! Analysant lasituation politique de 1959 au Rwanda etdans les pays limitrophes, Braeckman (1996)parle de possibilité de complot contre leMwami. Tous ces mystères et ces non-ditsentretenus autour de la mort de MwamiMutara III Rudahigwa contribuèrent à ali-menter les doutes quant à ce tournant del’histoire du Rwanda, à aggraver la situationet à renforcer les ressentiments entre lesHutu et les Tutsi.

Dans les manuels scolaires d’histoire quenous avons analysés, l’exil des Tutsi de 1959 à1961 vers les pays limitrophes est peu expli-cite. Les manuels les mentionnent quand ilsévoquent leur retour armé en 1963. Quantau processus d’indépendance, tous lesmanuels parlent du référendum de 1961 quimit fin à la monarchie et des élections quiportèrent le parti parmehutu au pouvoir.

3. PÉRIODE POSTCOLONIALE

3.1. La guerre des Inyenzi

Après leur exil dans les pays limitrophes, lesréfugiés tutsi formèrent un groupe arméappelé Intare (lion). Ce groupe mena plusieurs

Page 100: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

100 Le cartable de Clio, n° 3

attaques contre le pouvoir au Rwanda à par-tir du Burundi dès 1963. Pour les discréditer,les Hutu qualifièrent ces combattants tutsid’Inyenzi ou cancrelats. Paternostre de laMairieu (1972, p. 270) accuse les Inyenzi« d’attentats et d’autres activités terroristes. »Cependant, il ne dit rien sur les brutalités desforces de l’ordre sur les populations Tutsi del’intérieur. Or, le discours du Président Kayi-banda en 1963 dévoile les intentions du pou-voir vis-à-vis des Inyenzi : « À supposer que,par impossible, vous veniez à prendre Kigalid’assaut, comment mesurer le chaos dont vousseriez les premières victimes, […]. Ce serait lafin totale et précipitée de la race tutsi » (citépar Saur, 1998, p. 35). En signe de repré-sailles, le pouvoir au Rwanda commit beau-coup de massacres de Tutsi en 1963 queRadio Vatican qualifiera même de « géno-cide » (Linden, 1999, p. 363).

Dans les manuels scolaires, il fut beaucoupquestion des attaques des Inyenzi. Les vic-times de la guerre et les représailles du Gou-vernement contre les Tutsi restés dans le paysne furent pas évoquées. Le choix desmanuels de ne parler que des Inyenzi sansparler des victimes du conflit choqua lesTutsi. La réputation du Tutsi « méchant etimprévisible» se développa dans la consciencede beaucoup de gens.

3.2. Le coup d’État du PrésidentHabyarimana

Les événements de 1972 entre Hutu et Tutsiau Burundi ont eu des répercussions sur leRwanda. Les militaires rwandais profitant dela confusion politique au Burundi orches-trèrent ce qu’on a qualifié d’intambaray’abanyeshuli (la guerre des élèves). Début1973, les Tutsi furent chassés d’abord des

écoles, ensuite de l’administration. Il y eutdes massacres de Tutsi. Selon C.H., un de nosinterlocuteurs pour une autre recherche, cechaos servit d’« alibi à Habyarimana pourjustifier son coup d’État militaire du 5 juillet1973. » Il y avait une lutte de pouvoir. Lesmilitaires ont transformé le problème poli-tique en un problème ethnique et les Tutsiont été les boucs émissaires. Les manuelsd’histoire du Rwanda saluent l’action desmilitaires comme un acte de courage qui« ramena la paix et l’unité nationale »(Manuel Histoire du Rwanda, IIe partie, 1989,p. 159).

CONCLUSION

La plupart des gens qui ont écrit sur l’histoiredu Rwanda ont insisté sur les différencesentre les Twa, les Hutu et les Tutsi. L’intérêtde Kagame (1972, 1975) s’est porté essentiel-lement sur la succession des Bami, leursconquêtes et les facettes de la vie politique.Mgr Bigirumwami (1972) a axé ses étudessur l’histoire culturelle du Rwanda. Il est qua-siment le seul à avoir écrit sur les coutumes etles interdits. Cependant, ses écrits n’ont pasbénéficié d’une large diffusion et demeurenten marge du système d’enseignement.

En s’inspirant de leur histoire et opérant unplaquage sur un pays aux réalités différenteset autrement plus complexes, les colons ontinterprété l’histoire du Rwanda à leur façon.Ils ont savamment orchestré la confusionentre la monarchie, la noblesse et les Tutsi. Àcause de ce flou et des non-dits sur la poli-tique qui fut menée pendant la colonisationpar le Mwami, les missionnaires et l’admi-nistration belge, il y eut une interprétationarbitraire qui a conduit chacun des deuxgroupes antagonistes, Hutu et Tutsi, à se

Page 101: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 101

forger une image du pouvoir dont les res-ponsables sont appréciés différemmentselon leur appartenance ethnique. L’infor-mation à la population sur les responsabili-tés de chacun des dirigeants politiques a étébiaisée. Cette confusion a profité aux Hutudans la justification de la révolution de1959. Selon Kagiraneza (1990), les grandesfamilles des clans «Bega» et «Banyiginya» separtageaient les belles collines où elles faisaient paître leurs troupeaux. Les autreséleveurs allaient dans des régions où l’herbeétait de moindre qualité. Tous les Tutsin’avaient pas le pouvoir, tous ne bénéfi-ciaient ni des mêmes droits ni n’étaient soumis aux mêmes devoirs.

Certains chapitres des manuels scolaires quenous venons d’examiner ont tendance àmettre en opposition les Hutu et les Tutsi.L’oubli de ce qui rapproche les Rwandais estsaisissant. La vie quotidienne faite de rites,d’échanges, de compromis et de complé-mentarité est passée sous silence.

Les antagonismes développés à travers lesmanuels d’histoire de 1962 à 1994 est, pen-sons-nous, une des causes des difficultés dela réforme des manuels scolaires d’histoireaprès le génocide de 1994. Au sein du pou-voir politique, les Tutsi et les Hutu divergentbeaucoup sur la lecture de certains épisodesde l’histoire du Rwanda. Avec l’histoire desorigines, de la succession et de la date d’arri-vée des populations rwandaises, la principalepierre d’achoppement reste sans conteste lapériode de 1959. Y a-t-il eu, oui ou non, unerévolution ? La question a été longuementdébattue aux cours des journées d’histoire del’Université du Rwanda d’octobre 1998. Uneannée plus tard, en octobre 1999, l’AlmaMater organisa un débat sur toute la période

de 1959 à 1962. Apparemment les diver-gences découragèrent les organisateurs deces journées puisque celles qui étaient pré-vues en 2000 n’ont pas eu lieu et que depuiscette date l’exercice ne fut plus répété.

Au Rwanda, comme on a confondu les nobleset la royauté en France, on a aussi confondules Tutsi et le pouvoir monarchique. Mais enFrance, le peuple a décapité le roi en abattantle système monarchique. Au Rwanda, on avoulu décimer toute une communauté parcequ’elle était assimilée à la monarchie. C’est làtoute la différence !

Il ne faudrait pas que le favoritisme des auto-rités coloniales et politiques vis-à-vis d’unecommunauté au détriment d’une autrerefasse surface. Le principe est connu depuisles Romains, les colonisateurs mettaient tou-jours en œuvre la politique de «diviser pourrégner ». Nous avons vu qu’au Rwanda lesTutsi ont été favorisés au début de la colonisa-tion et que les Hutu l’ont été à la veille et aprèsl’indépendance. Après le génocide, ce seraitl’échec de ceux qui prônent la réconciliationnationale si les manuels scolaires d’histoire neportaient pas sur un projet politique autourde la cohésion sociale. Les nouveaux pro-grammes d’histoire semblent être ambitieux.Cependant, à l’heure où nous terminons cetarticle, les manuels qui doivent les accompa-gner tardent à voir le jour. Gageons qu’ils pro-poseront une histoire critique des événementset des faits sans partialité en vue d’un meilleur«vivre ensemble».

Page 102: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

102 Le cartable de Clio, n° 3

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• Bigirumwami, Aloys (Mgr) (1972), Ibitekerezo,ibyivugo, indilimbo, ibihozo, imbyino n’ibiganirio,Diocèse de Nyundo, Secrétariat.

• Braeckman, Colette (1996), La terreur africaine.Rwanda, Burundi, Zaïre : les racines de la violence,Paris, Fayard.

• Chrétien, Jean-Pierre (2000), L’Afrique des GrandsLacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier.

• Classe, Léon-Paul, (Mgr) (1939), Instructions pas-torales : 1922-1939, Kabgayi.

• D’Hertefelt, Marcel. (1971), Les clans du Rwandaancien. Eléments d’ethnosociologie et d’ethnohis-toire, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale.

• De Lacger, Louis (1939), Le Rwanda, Kabgayi. (Lacopie que j’ai eue contient un supplément écritpar le Père Dominique Nothomb continuantl’histoire de 1939 à 1959).

• Harroy, Jean-Paul (1984), Rwanda : de la féodalitéà la démocratie, 1955-1962, Bruxelles, Hayez.

• Heremans, Roger (1971), Introduction à l’histoiredu Rwanda, Kigali, Éditions rwandaises.

• Kagame, Alexis (1952), Le Code des Institutionspolitiques du Rwanda pré-colonial, Bruxelles,ARSOM.

• Kagame, Alexis (1972), Un abrégé de l’histoire duRwanda, de 1853 à 1972. Tome premier, Butare,Éditions universitaires du Rwanda.

• Kagame, Alexis (1975), Un abrégé de l’histoire duRwanda, de 1853 à 1972. Tome deuxième, Butare,Éditions universitaires du Rwanda.

• Kagiraneza, Zephilin (1990), Ibitaramo ku matekay’u Rwanda, Kigali, Ministère de l’enseignementsupérieur et de la recherche scientifique.

• Kalibwami, Justin (1991), Le Catholicisme et lasociété rwandaise. 1900-1962, Paris, Présenceafricaine.

• Laville, Ch. (1984), « Le manuel d’histoire : pouren finir avec la version de l’équipe gagnante », inHenri Moniot (dir.), Enseigner l’histoire. Desmanuels à la mémoire, Berne, Peter Lang,pp. 77-91.

• Linden, Ian. (1999), Christianisme et pouvoirs auRwanda (1900-1990), Paris, Karthala.

• Mbonimana, Gamaliel (2001), « Les institutionstraditionnelles constitutives de l’identité Natio-nale », Cahiers du centre de gestion des conflits.Université nationale du Rwanda, 2, pp. 6-31.

• Nkundabagenzi, François (1961), Rwanda poli-tique, 1958-1960, Bruxelles, Centre de Rechercheet d’Information Socio-Politiques.

• Nkurikiyimfura, Jean-Népomucène (1986), Legros bétail et la société rwandaise : évolution histo-rique des origines à 1958, Thèse de doctorat,Université de Paris I, Panthéon – Sorbonne.

• Paternostre de la Mairieu, Baudouin (1972), LeRwanda. Son effort de développement, Bruxelles,De Boeck.

• Reyntjens, Filip (1985), Pouvoir et Droit auRwanda, droit public et évolution politique 1916-1973, Tervuren, MRAC.

• Saur, Louis (1998), Influences parallèles. L’interna-tionale démocratie chrétienne au Rwanda,Bruxelles, Luc Pire.

• Sebasoni, Servilien (2000), Les origines duRwanda, Paris, L’Harmattan.

• Vidal, Claudine (1991), Sociologie des passions :Rwanda, Côte d’Ivoire, Paris, Karthala.

• Vidal, Claudine (1999), Situations ethniques au Rwanda, in Jean-Loup Amselle & Elikia M’Bokolo (Éd.), Au cœur de l’ethnie. Ethnie,tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte,pp. 167-184.

Page 103: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Penser, enseigner les lumières – 103-112 103

« Le débordement scolaire, qui est le drame,disons joyeux de notre Université contempo-raine, procède directement de la philosophiedes Lumières. Quand nous réclamons l’ins-truction comme un droit de l’homme, noussommes « philosophes ». Ce qui ne veut pasdire que les Philosophes aient certes réclamél’instruction égale pour tous. Mais les signesdu progrès que nous convoitons chaque jours’insèrent […] dans ce que j’appellerai uneexigence, une conscience et une superstition duprogrès, qui éclatent avec un optimisme nonpareil dans la pensée […] de la seconde moitiédu XVIIIe siècle »2.

Depuis trois siècles environ, le sens desLumières hante la conscience des Modernes.À l’instar d’autres intellectuels sensibles auxmutations lentes de l’Ancien Régime, Vol-taire évoque vers 1761 les « lumières d’unsiècle éclairé », avec le « l » minuscule alorscoutumier. Traqué par la Révolution deve-nue terroriste, Condorcet rédige en 1793l’Esquisse d’un tableau historique des progrèsde l’esprit humain, publiée en 1795. Dans cetestament intellectuel – manifeste de l’opti-misme du XVIIIe siècle –, le philosophebrosse l’histoire de l’humanité dont la

perfectibilité culmine au siècle des Lumières :les « mœurs se sont adoucies par l’affaiblisse-ment des préjugés qui en avaient maintenu laférocité ; par l’influence de cet esprit de com-merce et d’industrie, ennemi des violences etdes troubles qui font fuir la richesse, par l’hor-reur qu’inspirait le tableau encore récent desbarbaries de l’époque précédente, par une pro-pagation plus générale des idées philoso-phiques, d’égalité et d’humanité ; enfin, parl’effet lent, mais sûr, du progrès général deslumières » 3. Les Lumières que loue Condor-cet – Aufklärung, Enlightenment, Illuminismo– rassemblent en Europe un mouvementintellectuel, moral et philosophique. Origi-nal en cela, le français choisit le pluriel (« lesLumières ») pour désigner la période éclai-rée du XVIIIe siècle. La notion de « siècle desLumières » (avec la majuscule) s’impose enfrançais dans les années 1960. Elle désigne leprogramme laïc des « philosophes » et dessavants qui travaillaient, selon le mot de Descartes, à la « seule lumière naturelle »opposée à la religion. Les Lumières veulentéclairer les sciences, purger la religion del’obscurantisme et libérer la philosophie dela métaphysique. Elles génèrent la foi dansles progrès de l’esprit, dans le bonheur ter-restre, dans la perfectibilité humaine, socialeet politique, donc dans l’avancement de la

PENSER, ENSEIGNER LES LUMIÈRES

MICHEL PORRET, UNIVERSITÉ DE GENÈVE1

1 Dernier ouvrage de l’auteur : Beccaria. Le Droit depunir, Paris, Michalon, Bien commun, 2003.2 Alphonse Dupront, Qu’est-ce que les Lumières ? Paris,Gallimard, folio histoire inédit, 1996, pp. 11-12.

3 Condorcet, Esquisse, op. cit., Paris, GF-Flammarion,1988, pp. 215-216.

Page 104: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

104 Le cartable de Clio, n° 3

civilisation. Sans que ce mouvement intellec-tuel soit organisé comme une église, un partiou une secte, on le qualifiera de mouvementréformiste, voire « progressiste », par rapportaux institutions sociales et politiques del’Ancien Régime.

Contrairement à ce que l’histoire positivistedes idées à longtemps soutenu4, le XVIIIe sièclene se réduit pas au seul mouvement desLumières. Si l’apologétique, l’anti-philoso-phie ou le « christianisme éclairé » marquentle siècle d’une forte empreinte, les Lumièresen sont pourtant l’expression socioculturelledominante. Entre la crise de la « conscienceeuropéenne » de la fin du XVIIe siècle,qu’illustrent les quatre gros volumes du Dic-tionnaire historique et critique (1697) dePierre Bayle, et la Révolution française néesous l’autorité universelle de la Déclarationdes droits de l’homme et du citoyen du1er octobre 1789 (acceptée par le Roi le5 octobre), maintes figures intellectuellesincarnent l’esprit des Lumières. L’ÉcossaisHume à Édimbourg, Montesquieu, Voltaire,Helvétius ou Mably en France – amis desencyclopédistes réunis par Diderot etd’Alembert – le Genevois Rousseau, les Ita-liens Beccaria et Verri à Milan, l’AllemandKant. Ces hommes incarnent le cosmopoli-tisme de la République des lettres. Entre lessalons et les académies des villes euro-péennes, elle tisse ses réseaux : imprimés,liens épistolaires, débats d’idées. L’homme delettres place la critique avant la tradition afinde « naturaliser » ce que la religion conta-mine. Contre la censure étatique ou ecclé-siastique, pour l’«opinion publique» (néolo-gisme introduit vers 1750), les intellectuels

mènent le combat pour les Lumières dansune Europe rurale, analphabète, dominéepar la culture orale et celle de l’Église. Plu-sieurs projets les animent : empirisme scien-tifique, explication naturaliste du monde,sécularisation et rationalisation de l’État,contrat social versus autorité « naturelle » desrois, combat contre la tyrannie, modérationpénale, méritocratie et égalité sociale, libéra-lisme économique, combat des « préjugés »et de la « superstition », tolérance religieuseou encore plaidoyer pour l’éducation laïquedu « peuple ». Attachés à la perfectibilitéhumaine et institutionnelle, les « philo-sophes » espèrent ainsi moderniser l’ordresocial en éclairant le Prince. De 1740 à 1786,souverain éclairé d’hommes libres et nond’« esclaves », Frédéric II de Prusse, affirmeainsi que dans ses États « chacun peut prier àsa façon ». Pour légitimer moralement sonprojet politique, la Révolution françaiserevendique l’héritage des Lumières – bienque les « philosophes » n’aient pas préparé laRévolution5.

SENS DES LUMIÈRES

« Philosophe » ne signifie pas alors le méta-physicien, mais désigne l’intellectuel – obser-vateur des faits, animé par la raison – qui uti-lise son « esprit d’ordre » pour réformer lesdoctrines, la morale, les pratiques sociales,les institutions (État, Église) qu’il estimearchaïques, despotiques ou dominées par latradition et les « préjugés ». Les « philo-sophes » veulent changer l’individu – esprit,cœur, comportement – par l’éducation aucontrat social. Le pouvoir éclairé instaurera

4 Ferdinand Brunetière, Études sur le XVIIIe siècle, Paris,Hachette, 1911, passim.

5 Bronislaw Baczko, « Lumières », in François Furet,Mona Ozouf (éd.), Dictionnaire critique de la Révolu-tion française, Paris, Flammarion, 1988, pp. 776-785.

Page 105: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 105

les réformes du philosophe qui parie ainsi surle politique comme puissance régulatrice etmodernisatrice de la société. Selon l’Encyclo-pédie Diderot et D’Alembert (1751-1772), il estdonc un «honnête homme qui agit en tout parraison […]. Entez [greffez] un souverain surun philosophe d’une telle trempe, et vous aurezun parfait souverain […] » (article « Philo-sophe », non signé). Idéalement, la raison d’État suivra celle des philosophes. L’autoritéde l’État (non despotique) instaure celle desLumières. Tel est l’objectif du Plan de l’uni-versité soumis en mai 1775 par Diderot àCatherine II pour une instruction « ouverteindistinctement à tous les enfants d’unenation». Libératrice et humaniste, l’éducationscolaire garantit la majorité morale des élèves:«Instruire une nation, c’est la civiliser, affirme-t-il. Y éteindre les connaissances, c’est la rame-ner à l’état primitif de la barbarie. […] L’ins-truction adoucit les caractères, éclaire sur lesdevoirs […], inspire l’amour de l’ordre, de lajustice et des vertus […]»6.

À l’ère de la mondialisation, huit générationsnous séparent aujourd’hui du siècle desLumières dont l’idéal cosmopolite reculeface au relativisme post-moderne. Dans lesannées 1960-1970, l’étude des Lumières a unsens politique immédiat. Elle rassemble sur-tout des chercheurs engagés sur la gauche oul’extrême gauche de l’échiquier politique : le« marxisme, officiel ou dissident, avait uneprédilection marquée pour ce siècle qui s’ache-vait avec la Révolution et qui avait de cesallures de laboratoire théorique du matéria-lisme didactique. On s’y sentait comme chez

soi, pour y parler, entres autres, d’idéologie, declasse montante, de lutte des classes, de bour-geoisie marchande, d’aristocratie en déclin, desuperstructure et d’infrastructure »7. Lesadversaires des Lumières campent sur lesterres du conservatisme politique. À l’instardes doctrinaires réactionnaires de la philoso-phie politique – abbé Barruel, Joseph deMaistre8 –, ils déplorent parfois le rôle des« philosophes athées » avant la « catastropherévolutionnaire ». Dès la fin des années 1960,par l’anachronisme historique plaquant surles Lumières les idéologies du XXe siècle, unetradition libérale ou conservatrice de la phi-losophie politique affirme que les philo-sophes – dont Rousseau – génèrent le totali-tarisme9. Cette question illustre l’actualité deson énonciation plutôt que la réalité d’unsiècle qui n’est ni totalitaire, ni anti-totali-taire, car le totalitarisme n’existe pas autemps de Voltaire. Aujourd’hui, le siècle desLumières devient une période froide de l’his-toire. Privé de son approche idéologique, ilsuit le sort historiographique de la Révolu-tion française, matrice de la démocratiemoderne. L’évocation des Lumières nourritsagement les discours politiques qui en prô-nent la modernité dans les termes d’un« humanisme falot » – République, droits del’homme, libéralisme, démocratie10.

6 Plan d’une université ou d’une éducation publique danstoutes les sciences, in Œuvres, III, Politique, éd. établie parLaurent Versini, Paris, Laffont, Bouquins, 1995, pp. 415-500 (loc. cit. pp. 415, 418).

7 Jean Marie Goulemot, « Parcours », in Caroline JacotGrapa, Nicole Jacques-Lefèvre, Yannick Séité et CarineTrevisan (éd.), Le Travail des Lumières. Pour GeorgesBenrekassa, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 611.8 Abbé Barruel, Mémoires pour servir l’Histoire du jaco-binisme en France, 4 vol., Hamburg, 1797-1799 ; Josephde Maistre, Considérations sur la France (1797), in Écritssur la Révolution (textes choisis et présentés par Jean-Louis Darcel), Paris, P.U.F., Quadrige, 1989, pp. 91-215.9 Cf. Jacob Leib Talmon, Les Origines de la démocratietotalitaire, Paris, Calman-Lévy, 1966 (trad. de l’anglais).10 Jean Marie Goulemot, Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ? Paris, Seuil, 2001, p. 41.

Page 106: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

106 Le cartable de Clio, n° 3

Les Lumières subiront-elles le sort actuel dumatérialisme historique, parent pauvre dessciences humaines et sociales jusque dans lesfacultés universitaires ? La place minime desLumières dans l’enseignement pré-universi-taire illustre leur neutralisation idéologiquequi les banalise dans la culture politiquecontemporaine. Entre « absence réelle » et«présence illusoire»11, le recul (l’effacement ?)des Lumières dans l’enseignement supérieurressort du bagage intellectuel des étudiantsen histoire qui entrent à l’université. Ce dénides Lumières tranche avec une longue tradi-tion pédagogique. Dans la France de laIIIe République, dès les lois des années 1880-1882 qui généralisent l’instruction publique,gratuite, laïque et obligatoire, le rôle péda-gogique crucial de l’histoire structure lesmanuels qui en focalisent l’enseignement12.En Suisse, le manuel loue le fédéralisme et lerégime constitutionnel né en 1848. En France,il véhicule la culture politique de la Répu-blique préparée par les « grands écrivains »du XVIIIe siècle, selon le cours élémentaired’histoire de France publié en 1893 parDésiré Blanchet. Le proviseur du LycéeLouis-le-Grand y expose les « principes » dulibéralisme des Lumières aux élèves d’écolescommunales : « Liberté », « égalité de tous lescitoyens », « souveraineté du peuple », « admis-sibilité de tous […] aux emplois publics »,« liberté des cultes, de la presse, du commerce etde l’industrie », « unité de la législation » 13. Lemanuel sécurise l’élève par la chronologie.

Par l’illustration, il vitalise de couleur localel’exposé de la leçon. Il édifie en outre le Pan-théon national et pétrit l’imaginaire socialselon Georges Perec qui, dans les années1970, poétise l’inusable manuel Mallet etIsaac – « Je me souviens » 14.

MANUELS D’HISTOIRE

Les instituteurs et institutrices de la Troi-sième République apprennent à enseignerl’histoire politique nationale et européenne.La leçon d’histoire expose les origines de lanation et sa continuité historique par la poli-tique centralisatrice des souverains mémo-rables (Charlemagne, Saint Louis, François Ier,Henri IV, Louis XIV), l’œuvre des grandscommis de l’État (Michel de l’Hospital,Richelieu, Colbert, Louvois) et finalement letableau des guerres civiles (Ligue, Fronde)ou extérieures. Avant d’aborder les « prélimi-naires de la Révolution », l’instituteur expli-quera le moment des Lumières ou « change-ment dans l’esprit public » – « philosophes »,« encyclopédistes », « économistes », « salons littéraires »15. Il enseigne la naissance de laRépublique (Révolution), ses crises et sontriomphe dès 1871. Pour Ernest Lavisse, his-torien-pédagogue de la IIIe République,l’« enseignement moral et patriotique » estl’objectif de l’« histoire à l’école primaire ».Ensuite, elle visera à l’« intelligence des faitspolitiques et sociaux ». Aux plus jeunes, laleçon d’histoire offre donc l’exemplum civiqueet patriotique que véhiculent les manuelslaïques à la veille de la Grande Guerre : « Auxpetits Français […] Inspirez-vous des exemples

11 Ibid., pp. 30-42.12 Christian Amalvi, Les Héros de l’histoire de France.Recherche iconographique sur la panthéon scolaire de latroisième république, Paris, Phot’œil, 1979, « Bibliogra-phie et sources », pp. 309-315.13 Désiré Blanchet, Histoire de France (Cours élémen-taire), Ière année d’enseignement, Paris, Belin, 1893 (89e

éd.), p. 121.

14 Georges Pérec, Je me souviens (Les Choses communes),Paris, Hachette/POL, 1978.15 Art. « Histoire », in Ferdinand Buisson (dir.), Nouveaudictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris,Hachette, 1911, pp. 797-b, 798-b.

Page 107: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 107

que vous fournira l’étude de l’histoire. Vousavez dès aujourd’hui à remplir un devoirenvers la France : c’est de bien la servir »16.Patriotisme universel à lire encore lesTableaux de l’Histoire suisse adressés dans lestrois langues nationales à la « jeune généra-tion » des années 1880-1890 : illustré par desartistes suisses, ce livre veut « remplir le cœurde respect pour la fidélité, le courage, le patrio-tisme, en un mot pour toutes les vertus desanciens Confédérés » 17.

La leçon d’histoire sur le XVIIIe siècle seraégalitaire et anticléricale, même pour lesélèves débutants. Le livre préparatoire d’his-toire de France de Claude Augé et MaximePetit (laïque) présente autour de 1900 les« grands écrivains » (Voltaire, Rousseau,Montesquieu, Beaumarchais) qui « attaquè-rent vivement les privilèges dont jouissaient lanoblesse et le clergé. Ceux-ci, qui [en] profi-taient […], ne voulaient pas y renoncer ; lepeuple qui en souffrait, demandait leur aboli-tion. Une lutte violente ne tarda pas à éclaterentre l’aristocratie et le peuple »18. De manièretéléologique, les manuels d’histoire pro-gramment la Révolution en exposant lesvaleurs progressistes du XVIIIe siècle. Cer-tains manuels confessionnels effacent lesLumières. Avant la Révolution (colère dupeuple, générosité des seigneurs et du clergérenonçant à leurs privilèges), l’histoire deFrance – qu’entache l’expulsion des Jésuites(1762) – ressort de la succession des dynastiesroyales.19 « Nommez les rois du XVIIIe siècle »,

demande un manuel d’histoire de Francepublié en 1872 pour les élèves de la Congré-gation de Notre-Dame20. Parfois, la rupturerévolutionnaire s’efface. Selon le mêmeouvrage, le « règne de Louis XVI se divisenaturellement en deux parties distinctes par laforme du gouvernement : 1° Monarchie abso-lue, depuis son avènement jusqu’à l’ouverturedes États généraux. 2° Époque constitution-nelle […] ». Ruinant l’Ancien Régime, lesLumières illustrent l’« empire croissant »des « doctrines antireligieuses propagées auXVIIIe siècle par les philosophes impies : Vol-taire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, etc. »21

Entre résumé, récapitulation, lecture, exer-cices oraux et écrits, illustrations, la leçondétaille le XVIIIe siècle : règnes de Louis XVet de Louis XVI, suprématie anglaise, Révo-lution américaine. Puis, elle évoque les « progrès de la civilisation », incarnée par les figures glorieuses des « philosophes » –Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Beaumar-chais, Buffon, Lavoisier, l’abbé de l’Épée,pédagogue des sourds-muets, Adam Smith.Les Lumières des manuels d’histoire aspirentau bien et au progrès visés par ces intellec-tuels. Dans son cours supérieur d’histoire deFrance, Ernest Lavisse énonce ainsi en 1922la vulgate progressiste des Lumières : « Vol-taire […] servit l’humanité par ses idées sur latolérance, sur la justice. Il apprit aux Françaiset aux étrangers à penser librement […] ». Les« grands écrivains » militent pour le libéra-lisme des Lumières : « libertés politiques »,

16 Claude Augé, Maxime Petit, Premier Livre d’Histoirede France, Paris, Larousse, s.d., circa 1910, p. 2.17 Tableaux de l’Histoire suisse. Édition pour la jeunesse[…], Berne, Stämpfli, s.d., circa 1880, p. [5].18 Claude Augé, Maxime Petit, Livre Préparatoire d’His-toire de France, Paris (1893), Larousse, s.d., circa 1910,p. 80.

19 Jean Guiraud, Histoire de la France depuis les originesjusqu’à nos jours (Cours préparatoire), Paris, De Gigord,1934, 11e éd., pp. 112-120.20 Histoire de France abrégée, divisée par les siècles et déta-chée des cours d’études, Paris, Ducrocq, Thorin, 1872 (2e éd.), « Table questionnaire » (in fine), p. VIII.21 Ibid., pp. 224, 252.

Page 108: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

108 Le cartable de Clio, n° 3

« abolition des droits féodaux », « égalitédevant l’impôt », « droit pour tous d’arriveraux honneurs ». L’« opinion publique, éclairéepar leurs écrits, demande des réformes et déjàl’on prévoit une Révolution »22. Vers la fin duXIXe siècle, un manuel (pour l’école mater-nelle) schématise le programme d’histoire deFrance dans une « suite d’images accompa-gnées d’un texte très court et très élémen-taire » : le XVIIIe siècle des « grands écrivains »est illustré par une « réunion de savants »éclairant le monde. Judicieusement, leurœuvre ressort de la mappemonde mise aucentre de cet aréopage de la science23. Mêmeminiature des Lumières préparant la Révolu-tion dans l’ouvrage de Louis Brossolette etMona Ozouf en 1950 (cours élémentaire,première année). Deux pages illustrées encouleurs par René Giffey saluent les « bien-faiteurs des hommes » Voltaire et BenjaminFranklin mis entre la « toute puissance deLouis XIV », trop dépensier, et la prise de laBastille24.

En 1912, un manuel républicain (du coursélémentaire) expose les progrès de l’«opinionpublique » libératrice avant la Révolution :« La nation […] fut éclairée sur ses droits etdevoirs par trois grands écrivains : Voltaire,Montesquieu et J.-J. Rousseau. Dans leursécrits, ils font la guerre à l’intolérance et auxinjustices ; ils montrent la cruauté des droitsféodaux et la misère des roturiers ; ils ensei-gnent que le peuple doit être le maître de ses

destinées, libre de croire et d’écrire ce qu’ilpense, de travailler où et quand il veut. On ditd’eux qu’ils ont préparé la Révolution »25.Après la Grande Guerre, le cours completd’histoire des temps modernes d’Albert Mal-let (classe de quatrième) enseigne l’histoirepolitique européenne du XVIIIe siècle :France de Louis XV et Louis XVI, Angleterre,Prusse de Frédéric II, Autriche de Marie-Thérèse et Joseph II, Empire russe et poli-tique extérieure à la France. À l’heure de lareconstruction de la France, les Lumièressont nationales, Paris est le « cerveau de l’Europe et la langue française une sorte delangue universelle». La littérature «politique»laboure le terreau révolutionnaire. Les « idéesnouvelles » des philosophes et des écono-mistes naissent de la « misère générale » et desprivilèges liés à l’absolutisme, puis gagnent« toutes les classes » intéressées par le « prin-cipe de la souveraineté du peuple ».26

En Suisse, le manuel d’histoire nationale(école primaire) adopté par plusieurs Dépar-tements de l’Instruction publique (Vaud,Neuchâtel, Genève, Berne) consacre en 1926treize pages à la Confédération du XVIIIe siècle(« Mouvements populaires » ; « Mouvementintellectuel »), puis traite la Révolution fran-çaise et la République helvétique. Les Lumièresy sont sociales et politiques, notammentdans les foyers urbains de Lausanne, Berne,Zurich, Schaffhouse, Bâle, République deGenève. Le manuel souligne le lien entre les« idées nouvelles » des intellectuels – Horace-Bénédict de Saussure, les médecins Théodore Tronchin et Tissot, le naturaliste

22 Ernest Lavisse, La Deuxième année d’histoire deFrance. Histoire de France, histoire ancienne, histoiregénérale (Cours supérieur), Paris, Armand Colin, 1922(87e éd.), pp. 270, 274-275.23 Claude Augé, Maxime Petit, Histoire de France enimage à l’usage des tout petits, Paris, Larousse, s.d., circa1890, p. 47.24 Mon Premier livre d’histoire de France, Paris, Dela-grave, 1950, pp. 52-53.

25 A. Laclef et E. Bergeron, Notions essentielles d’Histoirede France, Paris, Dallain, 1912 (17e éd.), p. 111 (soulignéen italiques dans le texte).26 Albert Mallet, Les Temps modernes, Paris, Hachette,1919, (11e éd.), pp. 503-509.

Page 109: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 109

Albert de Haller, le mathématicien Jacques Bernouilli, etc. – et l’économie. Comme autemps de la Réforme, la Suisse occupe une« grande place […] dans ce puissant mouve-ment d’idées » qui jugule l’autorité politiquetraditionnelle et plaide pour les libertéspopulaires mal défendues à la diète27. Durantla Seconde Guerre mondiale, le manueld’histoire suisse d’Henri Grandjean etd’Henri Jeanrenaud (en usage jusqu’à la findes années 1970) aborde le XVIIIe siècle sousle thème du « régime aristocratique » – acqui-sition difficile de la bourgeoisie, patriciat,absolutisme et classes sociales – puis de la«période révolutionnaire». Une reproductiondu « Grand salon de Coppet » illustre la « civi-lisation » des Lumières que caractérisent ledynamisme économique (industrie, com-merce international), le « développementintellectuel et artistique », la modernisationurbaine, les sciences et la littérature. EnSuisse, à l’instar de l’Europe, le « siècle deslumières » (toujours avec un l minuscule)multiplie les idées réformistes dans ledomaine social et politique. Rousseau enincarne l’essence. Il sape l’« organisationsociale et politique du régime absolutiste » enproclamant la souveraineté populaire, la« liberté », l’« égalité de tous les hommes ».Culminant dans la Déclaration d’indépen-dance des États-Unis (1776) et celle desDroits de l’homme et du citoyen (1789), lesLumières induisent la contestation de régimearistocratique – major Davel, résistant audespotisme bernois ; combats pour la souve-raineté populaire à Genève28.

À la Libération, un manuel laïque pour l’ins-truction publique (cours moyen) résume enune page la « société avant la Révolution ».Sécularisation et liberté politique définissentles Lumières : «en ce temps là, l’Église estimaitque tous les Français devaient pratiquer lareligion catholique : les philosophes récla-maient la tolérance ou droit pour chacun decroire ce qui lui paraissait vrai. Le Roi étaitabsolu ; il avait tout pouvoir sur ses sujets ; lesphilosophes réclamaient la liberté politique[…], ils réclamaient aussi la liberté indivi-duelle […] »29. À la même époque, la placedes Lumières diminue dans un manuel fran-çais dont le champ va de l’Antiquité à 1939.Récit, résumé et questionnaire : quatre pages(dont une d’illustration) placées entre la«colonisation française» et la «vie économiqueen France » miniaturisent le « mouvement desidées » lié aux « encyclopédistes ». De brefsparagraphes évoquent les « sciences », la«civilisation française et l’Europe», les «philo-sophes » qui réfléchissent sur les « problèmespolitiques et religieux », l’Encyclopédie, lessalons où naissent le « désir de grandesréformes prochaines ». Attiédie, la culturepolitique des Lumières nourrit le modéran-tisme de la « bourgeoisie » qui préfère la« monarchie tempérée » à la République30.

Le XVIIIe siècle occupe soixante pages (sur310 pages) dans l’histoire générale publiéepour la première fois en 1958 et plusieursfois rééditée, du vice-recteur de l’Universitéde Lausanne Ernest Giddey. Destiné à l’en-seignement secondaire, le manuel insiste surla formation des États modernes et la genèse

27 William Rosier, Histoire illustrée de la Suisse à l’usagedes écoles primaires (Nouvelle éd. par E. Savary), Lau-sanne (etc.), Payot, 1926, pp. 127-150.28 Henri Grandjean, Henri Jeanrenaud, Histoire de laSuisse, II, Lausanne (etc.), Payot, 1941, pp. 107-129.

29 Albert Troux, Albert Girard, Histoire de la France(cours moyen), Paris, Hachette, 1946, p. 54.30 P. Bernard, F. Redon, Le Livre unique d’histoire, Paris,Nathan, 1948, pp. 193-196, 203.

Page 110: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

110 Le cartable de Clio, n° 3

des institutions politiques helvétiques. Àcôté de l’Angleterre du XVIIIe siècle –modernisation agricole, industrialisation,naissance du prolétariat et liberté de lapresse –, la France des Lumières est marquéepar une nouvelle sensibilité – « nature »,« vertu », sciences expérimentales –, ainsi quepar une « littérature de combat » qui désacra-lise le roi de droit divin. Pacifiée sur le planconfessionnel, la Suisse et la République deGenève affrontent aussi les « troublessociaux » qu’engendre le messianisme démo-cratique. Pour Giddey, les Lumières prépa-rent le scénario révolutionnaire : la « monar-chie s’achemine vers une crise grave. Il suffitd’examiner l’état social et l’état spirituel de laFrance pour s’en convaincre » 31.

Choisi à l’époque pour le Cycle d’orientationde Genève, un manuel d’histoire allant de laréforme aux années 1980 ramène les Lumièresà Montesquieu, Voltaire, Rousseau, l’Encyclo-pédie, ainsi qu’au « despotisme éclairé », à la« naissance des États-Unis » et à la « crise de lamonarchie française » (deux pages illustréespour chaque chapitre ; extraits de sources,questions). La « mise en cause » de l’absolu-tisme avant la Révolution donne sens auXVIIIe siècle (on notera l’absence du mot« Lumières »). Cette histoire froide vide lesLumières de leur complexité culturelle etsociale32. Destinée aux écoles secondaires ducanton de Vaud, adoptée par d’autrescantons, utilisée au Canada francophone,l’histoire générale (1789-années 1970) deGeorges-André Chevallaz, qui fait partie dela même série de manuels que l’ouvrage de

Giddey, suit le modèle de l’histoire non jubi-latoire qui place en dix lignes les « “philo-sophes” du “siècle des lumières” » à l’originedes crises de l’Ancien Régime que vitalisentles « exemples anglais et américains ». L’enjeudes Lumières sur la démocratie contempo-raine échappe à cette description factuelle33.En 1990, richement illustré, le manueld’histoire (classe de seconde) Berstein-Milzaétudie le « mouvement des Lumières et la crisede l’Ancien Régime » selon une probléma-tique de culture politique. Il distingue la« philosophie qui se prononce pour son temps »de la « philosophie, levier révolutionnaire ».Remis dans son cadre socio-économique,l’absolutisme continental est comparé à lamonarchie tempérée d’Angleterre et à larévolution américaine. Mouvement scienti-fique, les Lumières aspirent en outre à la« liberté » et à la « démocratie » 34. Moins idéo-logiques, plus culturelle, perdant leur senspolitique lié au régime de la IIIe République(France) ou à celui du radicalisme fédéral(Suisse), les Lumières se refroidissent dansl’exposition « objective » des faits.

Il faudrait évidemment élargir cette enquêtedans les manuels d’histoire pour mieux cer-ner la place occupée par les Lumières etcomprendre leur sens pédagogique d’au-jourd’hui, notamment dans les manuels lesplus récents. Constater la glaciation de l’en-jeu politique des Lumières, n’est pas adhérerau désenchantement moral face à leur héri-tage. Que reste-il des Lumières dans lechamp de l’enseignement de l’histoire avantl’université ? Sont-elles enseignées dans la

31 Ernest Giddey, Histoire générale du XVIe auXVIIIe siècle, Lausanne, Payot (4e éd.), 1974, pp. 276-292.32 Marc Vincent (dir.), Histoire de la Réforme à nos jours,Paris, Bordas, 1982, pp. 44-53.

33 Georges Chevallaz, Histoire générale de 1789 à nosjours, Payot, Lausanne, 1974 (4e éd.), pp. 14-15.34 Gisèle Berstein […], Pierre Milza, Histoire. De l’Ancienrégime à la fin du XIXe siècle, Paris, Bordas, 1990,pp. 42-51.

Page 111: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 111

perspective d’une histoire chaude, qui insistesur l’actualité sociale et politique de leurhéritage culturel ? Montrer qui ni la démo-cratie, ni les libertés ne sont acquises pourtoujours, c’est comprendre l’actualité poli-tique des Lumières.

MAJORITÉ MORALE

Aujourd’hui, enseigner la « seconde moder-nité » des Lumières après celle de la Renais-sance devrait conditionner l’enseignementde l’histoire. En faisant écho à l’humanismelibérateur des Lumières, l’enseignant traiteainsi les questions sociales, politiques et cul-turelles liées à l’histoire de la démocratiemoderne née avec la Révolution :

« Toute démocratie moderne reprend nécessai-rement à son compte les exigences avancées parles Lumières. Elle doit également apporter sespropres réponses aux difficiles problèmeset dilemmes, eux-mêmes formulés par lesLumières : comment concilier la reconnais-sance de la liberté des individus, nécessaire-ment différents, avec l’exigence de leur liberté ?Comment la Cité devrait-elle contribuer àdiminuer la somme des malheurs qui acca-blent les individus ? Comment concilier lesvaleurs universelles fondant la dignité del’homme avec la pluralité et la diversité descultures humaines ? Ainsi, dans l’histoire de ladémocratie moderne, les Lumières représen-tent à la fois un point de départ, un héritage etun défi. Jamais achevée, la démocratie est unsystème politique soumis à l’inévitable et per-manente confrontation de ses réalités avec sesvaleurs fondatrices »35.

Histoire de l’État de droit et de la démo-cratie : au-delà de cet objectif pédagogique,penser le siècle de Voltaire revient à insuffleraux élèves l’aspiration fondamentale desLumières, émanciper moralement l’individu.En janvier 1783, le Berlinische Monatschriftinterroge le public sur le sens des Lumières(« Was ist Aufklärung » ?). La réponse de Kant(30 septembre 1784) montre qu’elles sontl’accès à la majorité morale qui libère detoutes les autorités « naturelles » et oppri-mantes bridant la pensée autonome :

«Les Lumières, c’est pour l’homme sortir d’uneminorité qui n’est imputable qu’à lui. Laminorité, c’est l’incapacité de se servir de sonentendement sans la tutelle d’un autre. C’est àlui seul qu’est imputable cette minorité, dèslors qu’elle ne procède pas du manque d’en-tendement, mais du manque de résolution etde courage nécessaire pour se servir de sonentendement sans la tutelle d’autrui. Sapereaude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servirde ton propre entendement : telle est donc ladevise des Lumières » 36.

Sans renouer avec la simplification pédago-gique et la vulgate patriotique-républicainedes manuels scolaires de la première moitiédu XXe siècle (lesquels accomplissaient pour-tant honnêtement leur mission d’éducation),actualisons les Lumières en invitant les élèvesà penser le monde de manière critique, àcombattre le désarroi moral et le relativismepost-moderne. Apprendre à oser apprendre :cet objectif émancipateur illustre l’idéalpédagogique que vise tout enseignant. Ensei-gner les Lumières sous la devise kantienne

35 Bronislaw Baczko, « Lumières et démocratie », inRobert Darnton, Olivier Duhamel (éd.), Démocratie,s.l., Éditions du Rocher, La Cinquième édition, 1998,pp. 25-28 (loc. cit. p. 28).

36 «Réponse à la question: qu’est-ce que les Lumières», inJean Mondot, Qu’est-ce que les Lumières, Saint-Étienne,Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1991,pp. 71-86 (loc. cit. p. 73).

Page 112: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

112 Le cartable de Clio, n° 3

actualise ce projet. En découlent des propo-sitions cruciales : actualité des Lumières pourcomprendre le monde désenchanté et dépo-litisé d’aujourd’hui ; leur humanisme pourpenser un contrat social égalitaire ; leurapport dans le débat contemporain surl’école, le droit de punir ou la laïcité. Uncours d’histoire qui prend à la lettre les idéauxhumanistes et raisonnables des Lumières estl’antidote du communautarisme excessif.Ayant gravé dans la conscience des Modernesla séparation des sphères religieuses et dessphères politiques, les « philosophes » duXVIIIe siècle ne sont pas les « lampions desLumières» statufiés au Panthéon, même si leurœuvre est simplifiée dans les manuels scolairesou récupérée par le discours politique avide delégitimité culturelle. Penser les Lumières per-met ainsi de défendre l’État de droit, samodernité démocratique, l’autorité de laconnaissance, celle de l’école obligatoire37.

Que de grands problèmes pour la démocratiequ’affronte l’enseignant d’histoire qui enra-cine notre modernité dans celle des Lumières!Leur « trahison » consolide le « consensusinégalitaire » sur lequel repose l’« idéologieinvisible » de la société ultra-libérale quiprône, de manière indécente, la dérégulationjuridique, la régulation sociale par le mar-ché, le renfermement narcissique dans la vieprivée et le droit illimité à la consomma-tion38. Le déni des Lumières accélère ainsil’amnésie culturelle et la décomposition dulien social en ruinant l’autorité du politique.

Incarnée dans l’État de droit, cette autoritémontrera le sens humaniste et juridiquementsolidaire dont le monde d’aujourd’hui aimpérativement besoin. Là réside tout l’héri-tage des Lumières que chaque enseignantd’histoire méditera.

37 Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie.Textes et projets de l’époque révolutionnaire (Paris, 1982),Genève, Droz, Titre courant, 2000.38 Jean-Claude Guillebaud, La Trahison des Lumières.Enquête sur le désarroi contemporain, Paris, Seuil, 1995,pp. 37-68 ; Alain Touraine, Critique de la modernité,Paris (1992), Le Livre de poche, 1995, I, « Les Lumièresde la raison », pp. 21-49.

lecturesLECTURES SUPPLÉMENTAIRES

•Deux dictionnaires : Michel DELON (éd.), Diction-naire européen des Lumières, Paris, P.U.F., 1997 ; JohnW. Yolton, Roy Porter, Pat Rogers, Barbara MariaStafford (éd.), The Blackwell Companion to theEnlightenment, Londres, Blackwell, 1991. Troisanthologies : Charles COUTEL, Lumières de l’Europe.Voltaire, Condorcet, Diderot, Paris, Ellipses, 1997 ;Bertrand DARBEAU, Les Lumières. Anthologie, Paris,GF Flammarion, 2002 ; Gérard RAULET, Aufklärung.Les Lumières allemandes, Paris, GF-Flammarion,1995. Un dossier historiographique : Antonio SAN-TUCCI (éd.), Interpretazioni dell’Illuminismo,Bologne, Il Mulino, 1979. Un manuel : Joël COR-NETTE, Absolutisme et Lumières : 1652-1783, Paris,Hachette Supérieur, 1993. Synthèses et essais clas-siques : Ernst CASSIRER, La Philosophie des Lumières[en allemand : 1932], Paris, Fayard, Agora, 1986 ;Dominique POULOT, Les Lumières, Paris, P.U.F., Pre-mier cycle, 2000 ; Daniel ROCHE, La France desLumières, Paris, Fayard, 1995 ; André ZYSBERG, LaMonarchie des Lumières, 1715-1786, Paris, Seuil,Points histoire, 2002.

Page 113: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Les temps des migrations – 113-124 113

Ce texte reprend pour l’essentiel des élé-ments présentés lors d’une journée de for-mation destinée aux enseignants d’histoiredu canton de Genève. Celle-ci avait pourtriple objectif de signaler quelques-uns desenjeux historiographiques de l’histoire desmigrations, de permettre de penser les pério-disations possibles d’une telle histoire1, deréfléchir enfin aux moyens permettant d’in-troduire cette thématique dans un enseigne-ment destiné à des élèves du secondaire.Cette feuille de route nous conduit ici àprésenter d’abord quelques définitions limi-naires, avant de nous intéresser aux tempo-ralités des migrations, que nous examine-rons dans une perspective macrohistorique,puis dans une perspective microhistorique.Nous terminerons par quelques remarquesdont nous espérons qu’elles favoriseront latransposition de ces éléments issus du savoirsavant dans le savoir enseigné.

I. QUELQUES ÉLÉMENTSDE DÉFINITION

La définition des migrations et la construc-tion d’une typologie des mouvementsmigratoires est presque une branche en soi

de la sociologie2, et les enjeux, tant savantsqu’idéologiques, de tels travaux ne sont pasminces. Sans méconnaître l’intérêt de tellesréflexions nous nous contenterons cepen-dant ici de quelques propositions, fort clas-siques, destinées à préciser les contours del’objet que nous nous proposons d’aborder.Nous évoquerons ici les migrations interna-tionales de la période contemporaine, soit lesmouvements ayant conduit durant les deuxderniers siècles des individus et des familles àfixer, au moins pour un temps, leur lieu derésidence et/ou de travail en un territoireplacé sous l’autorité d’un autre état que celuidont ils étaient citoyens ou sujets.

Le cadre temporel choisi ici doit plus auxlimites des compétences de l’auteur qu’à unerupture dans la continuité historique. L’es-pace européen est depuis fort longtempsanimé par de tels mouvements de popula-tion, et ceux-ci prennent parfois, bien avantle début de la période étudiée, un caractèremassif avec d’importantes conséquences. Ilsuffit pour s’en convaincre de songer à l’arri-vée des Huguenots français à Genève, dont lebâti et la géographie portent la trace, ou àl’immigration française massive que connaît

LES TEMPS DES MIGRATIONS. INTRODUIRE TEMPORALITÉS ET PHÉNOMÈNE MIGRATOIRE DANS LA CLASSE

PHILIPPE RYGIEL, UNIVERSITÉ PARIS I-PANTHÉON-SORBONNE

1 Voir sur ce thème, Karel Bosko, « Périodisation rigideet périodisations éclairantes », Le cartable de Clio, N° 2,2002, pp. 24-27 et Pierre-Philippe Bugnard, « Périodisa-tion et pratiques historiennes », ibid., pp. 28-36.

2 Paul-André Rosenthal, Les sentiers invisibles. Espace,familles et migrations dans la France du dix-neuvièmesiècle, Paris, Éditions de l’école des hautes études ensciences sociales, 1999.

Page 114: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

114 Le cartable de Clio, n° 3

la Catalogne moderne. Martine Fouquesnous rappelle ainsi que :

« sous Philippe II, [...] le cinquième des Cata-lans était né de l’autre côté des Pyrénées. Lamême proportion est indiquée pour l’Aragondans un rapport datant de 1577 et Valenceconnut la même pénétration française à undegré plus modéré pourtant » 3.

Anciennes, les migrations internationalessont aussi constantes. Ainsi, un pays commela France abrite non seulement tout au longde la période contemporaine une impor-tante population étrangère, mais enregistreaussi chaque année un nombre non négli-geable d’entrées. Même au cœur des annéestrente, alors que des convois ferroviaires sontaffrétés afin de reconduire en Polognemineurs et ouvriers, des ouvriers agricolespolonais s’installent tout à fait légalement enFrance4. Le fait migratoire n’appartient doncpas au domaine de l’événement ou de l’ex-ceptionnel. L’entrée de migrants est, tout aulong de la période, un phénomène normal,en ce qu’il est habituel, mais aussi en ce qu’ilest lié au fonctionnement des structures denos sociétés.

Si nous restreignons, pour les besoins del’exposé, notre champ d’observation à l’es-pace européen – soit à des mouvements quiont pour point de départ et d’arrivée unecontrée européenne – nous pouvons en effetattribuer la permanence de ce grand branle

d’hommes à plusieurs éléments, dont le pre-mier est l’hétérogénéité structurelle desrégions qui le composent et à l’existence desystèmes de transports reliant celles-ci.

Cette hétérogénéité est d’abord économique.Le volume des ressources et le nombre desemplois offerts par les différents espaceseuropéens sont très inégaux durant lamajeure partie de la période, de même que ladémographie des régions européennes pré-sente des différences marquées. Disons pouraller vite qu’existent au sein de l’espace euro-péen des zones offrant peu de ressourcesalors que la population y est nombreuse etdes zones où, pour un temps au moins, setrouvent nombre d’emplois non pourvus.De plus, pour un ensemble de raisons quisont souvent autant politiques et socialesqu’économiques ou démographiques5, lemarché du travail national peut s’avérerincapable de fournir aux employeurs de cesrégions les bras dont ils ont besoin6. Lesbesoins de main-d’œuvre des zones riches,la faiblesse et la précarité des ressourcesoffertes par les zones pauvres, suffisent àexpliquer l’existence même du fait migra-toire, même s’ils ne permettent pas de rendrecompte de la direction des flux.

3 Martine Fouques, « Les migrations dans le domainehispanique », in Guy Richard (dir.), Ailleurs l’herbe estplus verte, Condé sur Noireau, Panoramiques-Corlet,p. 142.4 Janine Ponty, Polonais méconnus. Histoire des tra-vailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres,Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.

5 Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immi-gration, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil (points-Histoire),1987.6 L’étude fine du déclenchement des mouvementsmigratoires massifs laisse penser qu’au siècle dernier, lesemployeurs locaux étaient souvent à l’origine de ceux-ciet que le recours à l’immigration n’était pas tant unchoix que la conséquence du constat de leur incapacitéà trouver sur le marché du travail local ou national desagents possédant les caractéristiques requises et accep-tant de tenir les emplois proposés. On pourra voir LaureTeulières, Immigrés d’Italie et paysans de France 1920-1944, Presses Universitaires du Miral, Toulouse, 2002.

Page 115: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 115

Ce contraste prend longtemps la formed’une opposition entre zones de plaines, oùse trouvent les villes, et zones de montagnes– ces châteaux d’hommes chers à FernandBraudel – et certaines migrations contempo-raines ressortent encore clairement de cetype ; les Portugais venant s’installer enFrance durant les trente glorieuses7 et lesTurcs quittant aujourd’hui l’Anatolie pourl’Allemagne ou la France8 ne sont pas sansévoquer les migrants savoyards du siècledernier ou les Auvergnats de la périodemoderne qu’attirait l’Espagne.

À l’échelle de notre période et de l’Europe, lapermanence de la violence politique et de laguerre est une autre constante. Des conflitsmajeurs ont à plusieurs reprises conduit desmillions d’hommes et de femmes à quitterleurs lieux de résidence et parfois leurs pays,et le conflit yougoslave9 a rapellé récemmentque nous ne vivions pas dans un monde, nimême dans une Europe, pacifié et que l’èredes réfugiés était loin d’être close.Aux yeux de l’historien donc, les flux massifsde population qui affectent l’espace euro-péen tout au long de la période sont des phé-nomènes permanents, ordinaires en sommeet normaux parce qu’ils renvoient tant aufonctionnement économique d’un espacefortement hétérogène qu’à une violencepolitique endémique dont nous ne pouvonsguère prédire la fin. De ce fait, l’histoire desmigrations est aussi une géographie qui

s’attache à repérer et à représenter tant ladirection et le volume des flux que les com-posantes de l’hétérogénéité des espaces.

II. VAGUES ET REFLUX

De ce que les migrations soient des élémentsconstitutifs, structurels, du fonctionnement denotre espace ne se déduit pas que celles-cin’aient pas d’histoire ou soient sans histoire,ne serait-ce que parce que leur géographiechange, et parfois rapidement, du fait de la dif-férenciation constante et rapide des espacesqui marquent la période contemporaine, et enparticulier des mutations continues de larépartition des emplois et des ressources.Périodiser ces évolutions s’avère cependantune tâche complexe, aussi nous restreindrons-nous dans ce passage au cas français et à lapériode qui va de 1850 à nos jours afin d’avan-cer en un terrain à peu près connu. Nous pou-vons distinguer dans ce cadre trois ordres detemporalité, le premier de type cyclique, lesecond de type linéaire, le dernier prenant encompte le surgissement de l’événement.

La mise en évidence la plus convaincante del’existence de régularités cycliques demeurecelle proposée par Gérard Noiriel qui lie cycleséconomiques et cycles migratoires. Chaquephase de forte croissance s’est au cours desdeux derniers siècles révélée créatrice netted’emploi et a provoqué un afflux massif demigrants dont beaucoup d’ailleurs ne furentque de passage ou en transit. Les nouveauxvenus arrivent souvent seuls et sont fréquem-ment, au moins pour partie d’entre eux,tenus à l’écart de la population résidente10.

7 Marie-Christine Volovitch Tavarès, « Les phases del’immigration portugaise », Actes de l’histoire de l’immi-gration, vol.1, 2001 (http://barthes.ens.fr/clio).8 Petek-Salom Gaye (dir.), « Immigrés de Turquie »,Hommes et Migrations, n° 1212, mars-avril 1998.9 Ueli Leuenberger et Alain Maillard, Les damnés du troi-sième cercle, les Kossovars en Suisse, 1965-1999, Genève,Éditions Métropolis, 1999.

10 Marc Bernardot, Une politique de logement, la Sona-cotra (1956-1992), Thèse pour le doctorat d’histoire,Paris I, 1997.

Page 116: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

116 Le cartable de Clio, n° 3

La plupart d’entre eux occupent des emploisrefusés par les nationaux, pas tant parce qu’ilssont particulièrement mal rémunérés queparce qu’ils sont dangereux – les étrangerssont systématiquement plus affectés par lesaccidents du travail que la main-d’œuvrenationale11 –, usants – le secteur minier dontles travailleurs ont une faible espérance de vieau regard des normes nationales a fait grandeconsommation d’immigrés12 –, ou avilissants– les étrangers et surtout les étrangères sontdepuis fort longtemps particulièrementnombreux parmi les domestiques13.

Le retournement de conjoncture s’accom-pagne d’une forte diminution du nombredes entrées, d’une forte augmentation dunombre des départs, et sur un autre plan deviolentes poussées xénophobes, liées tant àune situation de concurrence accrue pourdes biens devenus rares qu’aux progrès del’audience de mouvements nationalistesd’extrême droite aptes à canaliser angoisseset frustrations sociales. Cette xénophobievisa successivement les Belges14 et les Alle-mands15, les Italiens16, les Polonais17 et enfin

les Algériens18. Elle se traduisit souvent, auplan réglementaire et législatif, par un ren-forcement des contrôles policiers et adminis-tratifs et une remise en cause du droit auséjour d’une partie de la population étran-gère présente19.

Le retour à une phase de croissance longue etsoutenue s’accompagne généralement del’abandon de certaines de ces restrictions,d’une nouvelle phase d’entrées massives, del’intégration économique et de l’acceptationsociale des enfants des immigrés de lapériode précédente20.

Une première façon d’écrire l’histoire desmigrations consiste donc à décrire une suc-cession de cycles. Cependant les phases deceux-ci ne se répètent jamais à l’identique. Àces cycles se superposent des tendances etdes ruptures. La première constante, vue deFrance, est la dilatation de l’espace de prove-nance, qui correspond, pour aller vite làencore, à la dilatation de l’espace de circula-tion auquel la France appartient. Lesmigrants du XIXe siècle proviennent souventdes pays frontaliers, l’entre-deux-guerresvoit l’arrivée de nombreux Slaves, l’après 45est marquée, outre l’arrivée massive des Por-tugais, par celle des migrants originaires

11 Gérard Noiriel, Atlas de l’immigration en France, Paris,Autrement, 2002.12 Janine Ponty, Polonais méconnus, op. cit. ; Yves Frey,Polonais d’Alsace, Besançon, Presses Universitaires deFranche-Comté, 2003.13 Marieke Koenig, « Les domestiques allemandes à Parisau XIXe siècle », Intervention au séminaire histoiresociale de l’immigration de l’ENS (http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/koenig.html).14 Firmin Lentacker, La frontière franco-belge. Étude géo-gaphique des effets d’une frontière internationale, Lille,Service de reproduction des thèses, 1973.15 Pierre-Jacques Derainne, « Le travail, les migrations etles conflits en France : représentations et attitudessociales sous la Monarchie de Juillet et la Seconde Répu-blique », Actes de l’histoire de l’immigration, vol. 1, 2001(http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/volumes/derainn.html).

16 Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Paris, Plon, 1993.17 Ralph Schor, L’opinion française et les étrangers, 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985.18 Yves Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sousla Ve République, Paris, Seuil, collection Librairie duXXe siècle, 2000.19 Jean-Charles Bonnet, Les pouvoirs publics français etl’immigration dans l’entre-deux-guerres, Lyon, CentrePierre Léon, 1976 ; Patrick Weil, La France et ses étran-gers, l’aventure d’une politique de l’immigration, Paris,Calman-Lévy, 1991.20 Marie-Claude Blanc-Chaléard (dir.), Les Italiens enFrance depuis 1945, Rennes, Presses Universitaires deRennes, 2003.

Page 117: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 117

d’Afrique du Nord, la période récente voit unnombre croissant d’originaires de l’Afriquenoire et de la Turquie s’installer en France.

Le renforcement du rôle de l’État est uneautre constante. Les migrations du XIXe sièclesont, au regard de nos normes actuelles, trèspeu régulées et l’État établit peu de différencesentre étrangers et nationaux. La fin du sièclevoit en même temps que naît un véritable sta-tut du citoyen, l’élaboration d’un statut del’étranger qui est écarté du champ politique ettenu à l’écart de l’état social naissant. La troi-sième République affirme durant la PremièreGuerre mondiale sa volonté de contrôler lesflux migratoires et l’affectation géographiqueet économique des migrants et met en place àcette fin de nouveaux outils dont la carted’identité d’étranger. Durant l’entre-deux-guerres, une série de traités sont signés entrela France et les pays d’émigration, faisantentrer l’histoire des migrations dans celle desrapports d’État à État, et l’après-1945 est mar-qué par le développement d’un appareiladministratif ayant pour tâche spécifique l’in-tégration des migrants21.

Ce schéma, qui a surtout pour fonction d’or-donner une matière particulièrement richeet diverse ne saurait servir que de repère. Lescycles observés, les tendances repérées nesont ni définitives ni fatales. Certains auteursconsidèrent ainsi que nous vivons unepériode marquée par la rupture de certainesde ces constantes22. De fait, notre période est

marquée par la dévolution d’un certainnombre de compétences à des organismeseuropéens et la signature d’accords multila-téraux qui font de la gestion des flux migra-toires récents une affaire européenne aumoins autant que nationale. Les accords deSchengen (1985 et 1990) ont ainsi harmo-nisé les conditions d’obtention des visas déli-vrés par les États signataires.

D’autre part, plusieurs auteurs évoquent une« ethnicisation du lien social », symptômeselon eux de transformations profondes desconditions de l’intégration sociale et poli-tique des populations issues de l’immigra-tion qui les conduit à se demander si lesannées qui viennent ne seront pas davantagemarquées par une segmentation de la popu-lation sur une base ethnique que par uneassimilation/intégration des enfants desmigrants des trente glorieuses. Un cycle de ladifférence pourrait ainsi remplacer les cyclesde l’intégration précédemment observés23.Enfin, cet ordonnancement en cycles et ten-dances de longue durée est parfois violem-ment bousculé par l’irruption de l’événe-ment. La guerre d’Espagne, ou plus près denous le drame cambodgien, provoquentainsi un brusque afflux de réfugiés.

Il résulte de cet enchevêtrement de tempora-lités que les périodisations possibles de l’his-toire de l’immigration vue de France sontmultiples, les charnières choisies dépendantdu type de phénomène (composition del’immigration, modes d’intervention del’État ou importance des flux par exemple)que le chercheur ou l’enseignant choisit deprivilégier. Ajoutons que le choix du point

21 Amélia Lyons, « De la femme musulmane à l’étran-gère », Intervention au séminaire histoire sociale del’immigration de l’ENS, janvier 2003.22 Marie-Claude Blanc-Chaléard, « Anciennes et nou-velles migrations », intervention au séminaire Histoiredes politiques d’immigration (Patrick Weil et MarieClaude Blanc-Chaléard), Paris I, février 2002.

23 Claude Liauzu, La société française face au racisme,Bruxelles, Complexes, 1999.

Page 118: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

118 Le cartable de Clio, n° 3

ou de l’échelle d’observation conduira luiaussi à adopter des scansions chronologiquesdifférentes. Certains pays européens, l’Italieou l’Espagne par exemple ne deviennent despays d’immigration qu’après 1945. Demême, toutes les régions françaises ne sontpas touchées par toutes les vagues migra-toires des deux derniers siècles. La présenceétrangère est particulièrement modeste dansl’ouest du pays avant la Première Guerremondiale ; une histoire de l’immigrationécrite depuis la Normandie ne retrouveradonc pas les ruptures d’une histoire écrite àpartir de l’observation d’un espace plusvaste.

Ajoutons qu’il est aussi possible d’écrire unehistoire de l’émigration, vue depuis laPologne ou l’Italie par exemple, voire l’his-toire des différentes immigrations ayant pourdestination un même pays, et que là encore àchaque point d’observation correspondra

une périodisation différente (cf. graphiqueci-dessus24).

Nous pouvons là encore dans chaque casdistinguer des éléments cycliques, dont cegraphique porte la trace, qui ont conduitcertains historiens à parler d’âges de l’immi-gration ou de « cycles d’intégration25 ». Dansle cas des Portugais comme des Polonais, une

Effectifs de quelques nationalités en France (en milliers)

900 000

800 000

700 000

600 000

500 000

400 000

300 000

200 000

100 000

0

1851

1901

1931

1946

1954

1962

1975

1990

Belges

Italiens

Suisses

Polonais

Portugais

Algériens

Turcs

24 Nous distinguons ici les migrants en fonction de leurnationalité. Cela nous est imposé par nos sources, quiprocèdent la plupart du temps ainsi, cela ne doit pasfaire oublier que l’homogénéité d’une populationmigrante dont les membres partagent une même natio-nalité est en soi problématique. Voir par exemple JudithRainhorn, Des rives, des continents. Les migrants italiensà la Villette (Paris) et East Harlem (New York), de 1880aux années 1930. Intégration, mobilités et territoiresurbains, Thèse pour le doctorat d’histoire, Tours, Uni-versité François-Rabelais, 2001.25 Pour une discussion on verra Gérard Noiriel, Popula-tion, immigration et identité nationale en France, XIXe-XXe siècle, Paris, Hachette, 1992.

Page 119: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 119

phase d’arrivées massives relativementcourte se traduit par une augmentation bru-tale du nombre des résidents (il y a peu dePolonais en France avant 1921). Les décèsdes primo-arrivants, les naturalisations, uncertain nombre de retours se traduisent, dufait de l’acquisition quasi-automatique de lanationalité française par les enfants desimmigrés et en l’absence d’un renouvelle-ment de l’immigration, par un déclin gra-duel des effectifs, au point que ne subsistentplus, dans le cas des Belges ou des Polonaisaujourd’hui par exemple que des groupesreliques de faible importance. Du point devue du statut juridique, la population fran-çaise a absorbé ces immigrations anciennes,qui sont devenues quasi invisibles. Nousremarquons, dans le cas des immigrationsobéissant d’assez près à ce schéma, que cescycles ne se superposent pas, les dates desphases d’arrivées massives ne correspondantpas. De ce fait, si l’on raisonne en âgesmigratoires, coexistent à tout instant despopulations d’âges différents. D’autre part,toutes les migrations n’obéissent pas à ceschéma. La chronologie de l’immigrationitalienne et de l’immigration espagnole, soitde deux des plus anciennes et des plusimportantes migrations que la France aitconnue, est beaucoup plus complexe, cha-cune ayant connu plusieurs vagues d’arri-vées. De ce fait, l’histoire des trente glo-rieuses est à la fois celle de l’arrivée de ladernière vague d’immigrants italiens et cellede l’intégration des enfants de la vagueprécédente26. Là encore, l’étude de chaquemigration débouchera sur l’élaborationd’une chronologie et d’une périodisationspécifique.

III. TEMPORALITÉS FAMILIALES ETTEMPS HISTORIQUES, UN EXEMPLESAVANT DE CONJONCTION

Toute étude concrète d’un phénomènemigratoire, que son cadre soit universitaireou scolaire suppose donc l’élaboration d’unechronologie qui n’est pas donnée, maisconstruite en fonction d’un point de vue etd’une échelle d’observation. Elle supposeaussi l’articulation, et non simplement lajuxtaposition, de temporalités différentes ceque nous voudrions montrer à partir d’uneétude de cas tirée de nos propres travaux27.Souhaitant étudier dans le cadre français lamobilité sociale et géographique de popula-tions issues de l’immigration européennedes années vingt, nous avons reconstitué,souvent incomplètement, le parcours desmembres de quelques 2800 familles prove-nant d’Italie, de Tchécoslovaquie, d’Espagne,du Portugal ou de Pologne qui avaientcomme point commun de s’être installéesdans le département du Cher durant cettepériode. L’un des enseignements de cetteétude, qui nous sert ici de point de départ,est que les parcours socioprofessionnels desfils de ces migrants étaient souvent simi-laires. Nés de parents qui pour la plupartétaient ouvriers agricoles ou manœuvres, ilsétaient nombreux à devenir ouvriers quali-fiés. Quelques destins cependant différaientdes autres, écarts que l’on pouvait rapporter,ce qui était attendu, à la position tenue parles parents ou aux caractéristiques du lieu deleur socialisation – les villes se révélaientainsi plus propices à la poursuite d’études etdonc à des trajectoires sociales longues queles campagnes – mais aussi, ce que nous

26 Cf. Marie-Claude Blanc Chaléard, Les Italiens…,op. cit.

27 Philippe Rygiel, Destins immigrés, Presses Universi-taires franc-comtoises, Besançon, 2001.

Page 120: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

120 Le cartable de Clio, n° 3

n’avions pas anticipé, à la date de leur nais-sance (cf. schéma ci-dessus).

Les enfants nés à partir du milieu des annéestrente étaient ainsi significativement plusnombreux que leurs aînés à déclarer à leurmariage ne pas exercer une professionouvrière.

Le souci d’interpréter ce qui nous apparais-sait à la fois comme une rupture chronolo-gique nette et un écart statistiquement trèssignificatif, deux choses rares dans ledomaine de l’histoire sociale nous a conduità exploiter les enseignements d’une séried’entretiens réalisés avec des membres desfamilles étudiées, ainsi qu’à examiner deprès les modifications du contexte. Nous enavons tiré quelques hypothèses, fragiles par-fois, mais s’accordant aux données dontnous disposions qui faisaient appel à plu-sieurs éléments. La transformation de l’offre

scolaire est rapide et brutale durant lapériode. Les effectifs de l’enseignementsecondaire augmentent sensiblement après1951. L’enseignement technique et profes-sionnel se développe dès les années 1940.Cela offre aux plus jeunes des membres denotre population plus de chances qu’à leursaînés de poursuivre des études et par là dedevenir membre de ces professions quenous nommons intermédiaires. Ils ontd’ailleurs d’autant plus de chances de le faireque les effectifs de la maîtrise, le nombre detechniciens et plus généralement des cadresmoyens, augmentent considérablement aucours de la période qui voit leur arrivée surle marché du travail. Ces jeunes arriventdonc sur les bancs de l’école, puis sur lemarché du travail dans de meilleures condi-tions que leurs aînés. Cela ne suffit pascependant à expliquer les écarts constatés. Ilne suffit pas que s’ouvrent des possibilitésnouvelles pour que des populations dont les

Part en % des fils de manœuvres ne se déclarant pas ouvrierlors de leur premier mariage selon l’année de naissance

16

14

12

10

8

6

4

2

045444342414039383736353433323130292827262524

Page 121: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 121

membres, jusque-là, ne fréquentaient guèrel’école après la fin de l’obligation scolaire entirent parti.

Des entretiens menés avec certains membresde la population étudiée, qui suggèrent unerupture des pratiques de certaines famillesimmigrées quelques années après la fin de laguerre, soit quand se décide le destin descadets de ces familles, nous offrent une piste.Les plus âgés des enfants des manœuvres quenous avons rencontrés ont quitté l’école dèsla fin de la scolarité obligatoire, quels quesoient, nous disent-ils, les résultats scolairesqu’ils ont pu obtenir. C’est le cas par exemplede Monsieur Stanislaw, né en 1919 enPologne, arrivé à Rosières – siège d’uneentreprise de métallurgie employant durantla période une main d’œuvre polonaisenombreuse – avec ses parents en 1923.Il effectue toute sa scolarité primaire àRosières, puis se loue comme vacher dansune ferme proche, avant d’être embauché à14 ans par les entreprises de Rosières.Il explique son parcours par la nécessité économique :

« [Les parents] n’avaient pas les moyens. Etpuis pour eux c’était le travail, le salaire.Quand j’ai commencé à travailler, je rappor-tais le salaire à la maison. Ils étaient contentsd’avoir ça pour payer les dettes »28.

Il est permis de penser que dans ce cas,comme dans celui de bien des migrantsruraux récents, s’ajoutent aux impératifséconomiques la logique d’un projet migra-toire qui a pour but l’accumulation rapided’un petit capital permettant le retour aupays et l’achat de terre. Bien des immigrés,

en particulier parmi les Polonais29, nourris-sent alors un tel espoir. Tous les enfants destravailleurs polonais que nous avons rencon-trés déclarent que tel était le rêve de leursparents. Plus significatif, tous font état depratiques – envoi d’argent au pays, épargneforcenée, achat de terre – qui prouvent quece souhait n’était pas un fantasme maisorientait les pratiques de leurs parents et parlà de la famille tout entière. Lorsque mon-sieur K. se souvient de son enfance30, ilévoque surtout les travaux qui lui étaientconfiés dès l’âge de 10 ans. La liste en estlongue :

« J’allais au bois, ce n’est pas que ça me plaisaittellement [...], ou ils nous embauchaient à laferme pour aller déterrer les betteraves, parceque quand ils prenaient un hectare de bette-raves à arracher il fallait les arracher rapide-ment, alors ils nous emmenaient. On avait 10ou 11 ans, on peinait moins que nos parents àdétasser. Ils nous faisaient aussi désherberdans les jardins, et puis il fallait qu’on garde lespoules. Après les moissons on allait glaner,c’était ça de moins qu’ils avaient à acheter, etpuis on ramassait de l’herbe pour les lapins,on savait lesquelles ramasser. Il y avait toutpour s’occuper, mes parents avaient des oies, etbien tous les jours après l’école il fallait quej’aille garder les oies. Puis je voyais les gaminsqui jouaient au foot à côté. Moi je disais à mesparents : «Les Français ils ne vont pas au bois».Et puis ils n’élevaient pas de bêtes non plus ».

Tout cela laisse peu de temps pour le travailscolaire et le travail comme le salaire desenfants sont des ressources trop précieusespour que se pose la question de leurs études.

28 Entretien numéro 6, Lunery, 1992, Monsieur S.

29 Janine Ponty, Polonais méconnus…, op. cit.30 Entretien numéro 8, Lunery, 1992, Monsieur K.

Page 122: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

122 Le cartable de Clio, n° 3

Cependant, au moins dans certaines familles,ce schéma semble se modifier peu après laSeconde Guerre mondiale. À partir du débutdes années cinquante, la condition ouvrières’améliore sensiblement. De plus, les pers-pectives de retour s’éloignent pour beau-coup. Les aînés se sont mariés et travaillenten France, la stabilisation des régimes enplace au Portugal, en Pologne, en Espagne,en Tchécoslovaquie, rend moins attractive laperspective du retour. L’avenir, sinon celuides parents du moins celui des enfants, est enFrance. La mobilisation intense du travailfamilial et le désintérêt pour l’investissementscolaire perdent alors autant leur nécessitéque leur légitimité. L’acquisition par lesenfants d’un diplôme prend alors d’autantplus d’importance que son obtention estdésormais du domaine du possible, et nonplus du rêve. Même si les parents n’en sontpas nécessairement convaincus, les aînéspeuvent jouer le rôle de médiateur, commecela s’est produit dans la famille de MadameTekla. Arrivée très jeune à Rosières, elle seraelle aussi vachère dès la fin de sa scolaritéobligatoire avant de travailler en usine. Sacadette, cependant, deviendra institutrice, enpartie nous dit-elle parce que :

«mon mari et moi nous avons fait comprendreà mes parents que c’était important » 31.

Nous pouvons donc supposer que c’est larencontre d’une transformation des struc-tures sociales et scolaires de la France del’après-guerre et d’une mutation des pra-tiques de certaines familles immigrées, quipeut renvoyer tant aux effets d’une accultu-ration progressive qu’aux effets de boulever-sements macrosociaux et géopolitiques qui

sont ici au principe de l’évolution constatée.Dit autrement, c’est le souci d’articuler destemporalité d’ordre différents et plusieurschronologies qui permet tant une interpréta-tion d’un phénomène sociohistorique – lesformes de l’intégration des populationsissues de l’immigration – que d’insérer lesformes des parcours individuels et familiauxdans une continuité historique.

IV. VERS L’HISTOIRE ENSEIGNÉE,L’HISTOIRE DES MIGRATIONS,UNE HISTOIRE TOTALE

De ce rappel rapide de quelques résultats etde quelques approches d’une histoiresavante récente nous tirons plusieurs ensei-gnements. L’objet «migration» se révèle par-ticulièrement riche dans la perspective del’histoire enseignée parce que, phénomènehistorique total, il renvoie à plusieurs ordresde phénomène. Il fournit une entrée menantà l’histoire économique des deux dernierssiècles – de l’industrialisation du continenteuropéen à la mise en place des réseaux detransport –, mais aussi à celle de la construc-tion des États-Nations – il invite à interrogerla notion même de citoyenneté à partir de laconstruction de la distinction opérée entreétrangers et nationaux –, voire incite à recen-ser, au travers de la question des réfugiés, lesséismes politiques qui ont marqué l’espaceeuropéen.

De plus, l’étude de toute migration supposeque soient articulées et pensées ensemble cesdifférentes histoires puisque, non seulementles migrations de masse ne peuvent être com-prises qu’en référence à ces transformationsglobales, mais encore, elles en sont une condi-tion de possibilité. L’industrialisation rapidedes États-Unis ne peut ainsi être comprise31 Entretien numéro 9, Bourges, 1992, Madame T.

Page 123: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Qu’est-ce que je n’enseigne pas ? Qu’est-ce que je n’enseigne plus ? 123

qu’en se référant à la mise en place d’un sys-tème migratoire permanent32, de même parexemple que sont liées immigration de masseet naissance d’une société salariale33.

C’est de cela que découle d’ailleurs l’intérêtdu thème pour qui veut réfléchir au mode deconstruction et d’articulation des temporali-tés et des périodisations historiques puisquel’examen de chaque migration impose laconstruction et non la reproduction d’unepériodisation adaptée et l’articulation de plu-sieurs temporalités.

Enfin, les méthodes et les matériaux rassem-blés par des travaux récents34 ayant adoptéune perspective empruntant certains de cestraits à la microhistoire permettent, à partird’exemples concrets, de croiser temporalitésfamiliales et individuelles et temporalités his-toriques, ce qui n’est pas pur exercice d’école,puisque l’enjeu est ici de montrer ce que cha-cun, en tant qu’individu plongé dans untemps social, incorpore d’histoire et de social.

Nous ne pouvons, à partir de ces remarques etde ces données proposer de séquences oud’exercices clés en main, permettant unetransposition immédiate dans la classe. D’unepart celle-ci doit être adaptée tant au publicqu’à l’enseignant, d’autre part cela n’est pas denotre compétence. Nous pouvons cependantproposer quelques pistes. Les premièressont bibliographiques. L’historiographie des

migrations est aujourd’hui en Europe foison-nante, et le lecteur trouvera dans les notes decet article de nombreuses références à desmonographies récentes. Quelques manuels ouessais publiés il y a peu peuvent guider celuiqui découvre cette riche bibliographie. NancyGreen revient sur un certain nombre denotions et de concepts propres à l’histoire desmigrations dans un essai paru en 200235. KlausJ. Badie propose de son côté un véritablemanuel qui donne une vue d’ensemble dedeux siècles de migrations à l’échelle de l’Eu-rope36. On pourra compléter sa lecture par unnuméro spécial de revue coordonné par MarieClaude Blanc-Chaléard qui propose, outre unbilan historiographique, une réflexion sur lesmutations de la période récente37. Les syn-thèses proposées dans le cadre français sontnombreuses; nous en avons indiqué quelques-unes dans le cours de cet article. L’étude desmigrants présents en Suisse et de l’émigrationsuisse est encore embryonnaire. Il convientcependant de signaler un dossier des Cahiersd’histoire du mouvement ouvrier dédié à cethème38 et un ouvrage, fruit de la collabora-tion entre un journaliste et un travailleursocial évoquant une migration récente, celledes Kosovars39. Signalons enfin l’existenced’un site internet de langue française(http://barthes.ens.fr/clio) qui offre l’accès àdes bibliographies, des documents, des articleset des comptes rendus d’ouvrage relatifs àl’histoire des migrations.

32 Catherine Collomp, Entre classe et nation, mouvementouvrier et immigration aux États-Unis, Paris, Belin, 1998.33 Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Éco-nomie historique du salariat bridé, Paris, PUF 1998.34 Judith Rainhorn et Claire Zalc, « Commerce à l’ita-lienne : immigration et activité professionelle à Parisdans l’entre-deux-guerres », Le Mouvement Social,N° 191, avril-juin 2000, pp. 49-68.

35 Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF,2002.36 Klaus J. Bade, L’Europe en mouvement, la migration dela fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2002.37 Marie-Claude Blanc Chaléard (dir.), « Immigrationset logiques nationales, Europe XIXe-XXe siècle », LeMouvement social, N° 188, juillet-septembre 1999.38 Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, « Dossiermigrations », numéro 17, 2001.39 Leuenberger, Maillard, op. cit.

Page 124: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Quant au matériau utilisable en classe, ilsemble inépuisable. Nous avons longuementinsisté sur le fait que toute histoire migra-toire était aussi une géographie, par le biaisde cartes, signalons à ce propos l’existenced’un site internet (http://barthes.ens.fr/atlas-clio/) qui offre la possibilité de créer plu-sieurs milliers de cartes décrivant la réparti-tion dans l’espace français des populationsétrangères présentes en 1931 et 1936 (etparmi elles la population suisse).

L’immigration de plus se compte, et depuisfort longtemps, ce qui permet de disposer dedonnées statistiques relatives tant à la Suissequ’aux autres pays européens, dont unebonne partie est aujourd’hui accessible parInternet.

L’étranger enfin est donné à voir et dit par demultiples producteurs de sources. Uneaffiche40 annonçant une manifestation, uneémission de télévision, un article, voire unfilm, peut être l’occasion de s’interroger surles représentations de l’étranger ou de l’im-migré (ou d’une immigration) ayant coursdans l’environnement des élèves et d’enta-mer une recherche permettant de confrontercelles-ci à des données historiques et sociales.

Enfin, si les dispositifs présentés ne sauraientêtre reproduits tels quels, plusieurs docu-ments ou ouvrages produits par des classeset/ou des enseignants ayant approché cethème peuvent nourrir la réflexion des péda-gogues. Les enseignants d’une classe de lycéefrançais qui comptait de nombreux enfants

d’immigrés ont ainsi demandé à chaqueenfant qui le désirait d’évoquer un momentdurant lequel sa famille avait rencontré l’histoire en s’appuyant sur l’examen d’undocument familial (papiers d’identité, pho-tographies, récit) traité comme une source.Présentation et cliché de l’objet-source ontensuite été rassemblés en un recueil41. Sil’opération est coûteuse en temps et n’est passans risque (celui en particulier de sommerchaque individu de décliner une identitéfaçonnée par son inscription dans un passéfamilial qui peut être soit traumatisante,soit rejetée), elle a le mérite à la fois demettre en évidence la multiplicité des pério-disations historiques possibles et de joindretemps individuel ou familial et temporalitéshistoriques.

40 L’association «Génériques» propose l’accès à une abon-dante collection d’affiches relatives à la présence étrangèreen France sur son site http://www.generiques.org [Génériques : sources de l’histoire de l’immigration,affiches photographies].

41 Mémoires de migrations, Paris, Fondation pour l’insti-tution républicaine, 1996.

Page 125: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire

Le cartable de Clio

Page 126: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 127: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

127Le cartable de Clio, n° 3 – L’histoire scolaire en Italie au cours des treize dernières années – 127-143

L’HISTOIRE SCOLAIRE EN ITALIE AU COURS DES TREIZE DERNIÈRESANNÉES DANS UN CONTEXTE EUROPÉEN

IVO MATTOZZI, UNIVERSITÉ DE BOLOGNE

I. CE QUI EST EN JEU

De nombreuses enquêtes ont montré que lamajorité des élèves ne voient guère de sensdans l’histoire scolaire et ne comprennentpas pourquoi ils l’étudient. Pour ce que j’enai lu, cela vaut autant pour l’Italie que pourl’Europe occidentale.

Si l’on veut remonter à la racine de ce mal,il s’agit d’aller à la rencontre de l’histoirescolaire.

L’histoire scolaire a en effet la responsabilitéd’être à la source de l’image que les élèves sefont de l’histoire. Or, cette image correspondà un stéréotype qui perdure, malgré lesétudes universitaires et la lecture d’œuvreshistoriographiques. Elle oriente les choixdidactiques des enseignants en s’opposant àl’épistémologie de la connaissance histo-rique. En fin de compte, cette image stéréo-typée de l’histoire est la cause de l’échec del’histoire scolaire quant à promouvoir la cul-ture historique des élèves.

Quand on enquête auprès des maîtres, ycompris ceux qui sont licenciés en lettres ouen histoire, sur leur conception de l’histoireet des tâches de l’enseignant, leurs réponsesse réfèrent presque toutes à l’histoire géné-rale qu’ils ont étudiée à l’école.

Chercher à comprendre les continuités et leschangements qui sont intervenus en Italiedans le champ de l’histoire scolaire consistedonc à découvrir ce qui fait obstacle au rap-port positif entre les élèves et l’étude de l’his-toire. L’une des caractéristiques des treizedernières années est qu’à côté de l’histoirescolaire produite par les auteurs de manuels,les chercheurs qui s’intéressent aux pro-blèmes de l’enseignement ont imaginé unehistoire scolaire très différente et en ont pro-duit quelques exemples chez des éditeursnon conventionnés. La majorité des ensei-gnants sont attachés au modèle de l’histoirescolaire générale proposé par les éditeurs,mais une minorité tente des voies nouvelles.

Je voudrais vous parler de ces deux concep-tions de l’histoire et de la manière dont ellesse sont développées depuis 1990.

Les acteurs de ce débat ont été le Ministèrede l’instruction, des équipes d’enseignantsconstituées par le Ministère et des chercheursspécialisés dans les questions relatives à l’en-seignement de l’histoire.

J’examinerai ici :

1. Les programmes ministériels, qui ne sontpas parvenus à modifier le modèle édito-rial des manuels d’histoire.

Page 128: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

128 Le cartable de Clio, n° 3

2. Le modèle des manuels, mais je ne tien-drai compte que du récit qui est au centrele leur conception. Je ne parlerai ni deleurs annexes, ni de leur graphisme.

3. Les propositions novatrices de la recherche.

Nous verrons que les stéréotypes mènent àpréférer les solutions conformes à l’imagetraditionnelle de l’histoire, même quandelles contredisent les programmes ministé-riels. Et nous verrons aussi que les solutionsnovatrices sont fortement entravées par lesstéréotypes des enseignants, y compris avecune formation universitaire.

Je montrerai que penser une nouvelle his-toire scolaire et former les enseignants à ceteffet constituent le meilleur remède à la crisede la formation historique.

II. LES PROGRAMMES MINISTÉRIELS

L’école élémentaireLe programme de l’école élémentaire remonteà 1985, soit il y a 18 ans.

En ce qui concerne l’histoire, il en proposeune version que plusieurs aspects rendentnovatrice :

• elle n’impose pas le récit général de l’évo-lution de l’humanité européenne des ori-gines à nos jours, mais une connaissancedu passé organisée autour de représenta-tions, des « tableaux de civilisation», c’est-à-dire des descriptions statiques de civili-sations dans un temps et un espacedéfinis ;

• ces tableaux de civilisation sont à disposersur une toile (une carte spatio-temporelle)dans laquelle sont signalées les longues

durées des civilisations étudiées et cellesdes intervalles temporels et spatiaux crééspar les civilisations qui ne le sont pas ;

• un récit général n’est invoqué par le pro-gramme que pour l’histoire nationale desdeux derniers siècles afin d’enseigner leprocessus d’unification et de constructionde la démocratie en Italie.

Les manuels de l’école élémentaire :un mauvais départLes éditeurs et les auteurs de manuels ontproposé aux enseignants une espèce d’his-toire clonée à partir de celle des manuels desécoles supérieures.

Elle contient des descriptions insignifiantesdes civilisations de l’Antiquité, ainsi que desrécits généraux d’événements et de transfor-mations de l’histoire humaine.

C’est une conception des connaissances his-toriques aussi honteuse qu’indécente pourl’intelligence des élèves.

Pour ce niveau scolaire, la tendance généraledes éditeurs n’a pas consisté à développerune histoire scolaire permettant de dévelop-per un véritable savoir historique qui soitadapté aux enfants de 9 et 10 ans. Ils ont pré-féré adopter le modèle d’un récit général del’évolution de la civilisation occidentale.

Les programmes de l’école moyennePour l’école moyenne, les programmes ontété produits en 1979. Ils recommandent de :

1. Privilégier ce qui met en évidence la for-mation et le développement de formesd’organisation de la vie collective […]de manière à « dater » concrètement lesdivers moments et périodes qui ont

Page 129: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 129

caractérisé l’évolution des formes de la viesociale.

2. Utiliser les références chronologiquesliées aux faits ou aux productions qui ontmarqué les diverses époques historiquesafin de faciliter la perception de la« dimension temporelle ».

3. Mettre en valeur la succession des phasesde développement des civilisations et fairepercevoir aux élèves l’écoulement du tempsen relation avec l’évolution de l’histoire.

4. Relier la reconstruction et l’étude des faitshistoriques proprement dits au réseau desréférences chronologiques.

5. Impliquer l’élève dans des activités qui sti-mulent ses capacités et son esprit d’initiative.

6. Induire une connaissance des méthodes,des activités et du langage qui sontpropres aux travaux historiographiques.

7. Enseigner et apprendre par des exercicesorganisés selon une progression logique,qui relie par d’amples synthèses les argu-ments faisant l’objet d’un approfondisse-ment plus spécifique.

Le programme est également intéressant parcequ’il introduit quatre éléments significatifs :

a) Une géométrie variable pour le texte del’histoire scolaire générale :

• par une récapitulation de longs proces-sus de transformation des formes de lavie sociale ;

• par des périodisations scandées autourde descriptions d’éléments caractéris-

tiques de la culture matérielle et desmentalités ;

• par un traitement des faits historiquesà approfondir en relation avec laconnaissance des récapitulations et despériodisations.

b) Le caractère opérationnel et le développe-ment des compétences des élèves en rela-tion avec l’étude de l’histoire générale.

c) La recherche historique par l’usage dessources et au moyen de procédures acces-sibles pour les élèves.

d) La médiation didactique de l’enseignantqui a la tâche d’enseigner et de faireapprendre.

Comment les manuels ont-ils interprété etappliqué ces indications ? Le programmeimplique un dépassement du modèle narra-tif, mais les manuels n’ont pas modifié leurstructure, si ce n’est tout récemment. Audébut, en 1980, certains ont géré le pro-blème de la récapitulation par de brefs résu-més du processus historique complexe sansaucune thématisation. Mais la narrationbasée sur un temps court et sur l’ordred’apparition des faits du passé a continuéde constituer la manière normale d’organi-ser et de donner à voir les connaissanceshistoriques et l’évolution de l’humanitéoccidentale. Chaque thème est ainsi inter-rompu à peine faut-il introduire un faitnouveau. C’est le triomphe des faits histo-riques sur une brève période. Un exempleparadigmatique de ce mode de faire nous anotamment été donné avec des séquencesthématiques produites en 1992 et 1996 quiconcernaient respectivement la crise del’Empire romain et le christianisme. L’im-

Page 130: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

130 Le cartable de Clio, n° 3

portance de la diffusion du christianismepour la formation de la civilisation occi-dentale et du monde a ainsi été noyée dansla fragmentation de leur histoire en fonc-tion des péripéties de l’Empire romain.Dans la mesure où le christianisme neconstitue pas un fait historique thématisé ettraité en tant que tel, il manque une visionrécapitulative et une périodisation pourfaire comprendre aux élèves les temps etl’importance des transformations induitespar son développement.

III. 1996 : L’ANNÉE DES CHANGEMENTS

Les programmes de l’école secondairesupérieureAlors que rien n’a été modifié dans les lycéesdepuis 1960, les programmes des institutstechniques ont été rénovés en janvier 1996selon les principes suivants :

1. Un regroupement thématique desconnaissances.

2. La présentation des aspects caractéris-tiques des cultures et des civilisations quise sont succédé dans le temps, qui ontcoexisté ou coexistent, des différences etdes analogies que l’on peut observer entreelles.

3. La présentation des processus les plusfondamentaux de l’histoire (par exemple,en ce qui concerne l’histoire de l’Anti-quité et du Haut Moyen Âge, l’expansionde Rome en Occident et en Orient, oul’expansion arabo-musulmane dans lebassin méditerranéen ; pour l’histoirecontemporaine, la formation des empirescoloniaux et l’avènement de l’èrenucléaire).

Il s’agit ainsi de :

• distinguer et mettre en relation les aspectsdivers (politiques, sociaux, culturels, éco-nomiques, religieux, environnementaux,etc.) d’un fait historique complexe ;

• mettre en évidence les diverses influenceset les interactions entre des sujetshistoriques distincts (groupes sociaux,individus, ethnies, nations, États) dansle développement des faits les plusimportants ;

• relever les relations qui s’établissent entreles divers phénomènes historiques et lestemps plus ou moins longs (longue,moyenne et brève durées) au cours des-quels ils sont observés.

Le décret du 4 novembre 1996 surl’enseignement de l’histoire du XXe siècleMais le Ministère a pris une décision encoreplus « incisive » en 1996. Au sein de l’écoleitalienne, l’histoire du XXe siècle n’était guèreenseignée. Dans leur grande majorité, lesenseignants ne parvenaient à utiliser lesmanuels que jusqu’à la Première Guerremondiale. Les élèves sortaient ainsi de l’écoleavec le désir d’en savoir plus sur l’histoirerécente.

Un décret ministériel de novembre 1996 adonc pris en considération cette situationalarmante quant à l’ignorance par lesjeunes de l’histoire du XXe siècle. Il a modi-fié la périodisation qui est assignée à cha-cune des classes de l’école secondaire. Il amis en valeur l’étude de l’histoire duXXe siècle en lui réservant l’ultime annéedes deux cycles secondaires de telle sorteque l’histoire puisse être développée avec« une plus grande richesse de données et deréférences ».

Page 131: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 131

Les indications qui complétaient cetterecommandation suggéraient la possibilitéd’une histoire scolaire structurée d’unemanière différente, soit :

• en fournissant un cadre historique général ;• en réservant à la programmation didac-

tique la tâche de développer des théma-tiques particulières ;

• en intégrant le cadre historique généralpar des références à des aspects de la réa-lité socio-culturelle locale.

Et les manuels ?Les auteurs de manuels ont dû affronter deuxproblèmes : d’une part, celui de l’immenseampleur de l’arc chronologique à traiter dansles premières classes ; d’autre part, le fait dedevoir traiter l’histoire du XXe siècle dans ununique volume. Comment les ont-ilsrésolus? Ils s’en sont tenus encore une fois àleur traitement narratif, linéaire et chronolo-gique de l’histoire, en continuant de privilé-gier la brève durée. Ils se sont contentés demodifier la présentation graphique du texteet les annexes qui l’accompagnent.

Ce n’est que tout récemment que sontapparus des manuels qui tendent à renou-veler la structure de l’organisation desconnaissances : l’exemple le plus probant estcelui d’un manuel pour l’école moyennedont le titre, « Les grandes transformations »,est significatif. Les auteurs (Antonio Brusa,Scipione Guarracino et Alberto De Ber-nardi) ont ainsi remodelé la structure deleurs manuels plus anciens selon deuxdirections :

1. Ils ont distingué la reconstruction géné-rale des processus de changement et les« approfondissements thématiques ».

2. Dans le texte de base, ils ont thématisé leschangements sur la longue durée et ontainsi rendu leur cohérence à des faits queles autres manuels fragmentent dans labrève durée.

C’est ainsi qu’ont été finalement introduitsdans un manuel des résultats de la recherchedidactique sur l’histoire scolaire.

Cette dynamique de recherches s’était mise enmouvement bien avant, mais c’est au cours destreize dernières années qu’elle a produit lesrésultats les plus avancés. Voyons donc à quoiont abouti ces recherches dont le but est derenouveler la formation historique des élèves.

IV. LE MOUVEMENT DE LARECHERCHE VERS DE NOUVELLESFORMES D’HISTOIRE SCOLAIRE

Le texte historique scolaireLe mouvement de la recherche s’est surtoutefforcé de comprendre comment le texte del’histoire scolaire peut être remodelé, renduplus lisible et significatif. Il a affronté dans cebut le problème de la transposition didactiquedes textes des historiens. Son hypothèse dedépart consiste à affirmer que c’est dans lesœuvres des historiens que nous pouvons trou-ver les modèles de structuration qu’il s’agit detransférer et de reconfigurer en fonction d’unesituation d’apprentissage. Il apparaît en effetque les œuvres des historiens donnent accès,pour leurs lecteurs, à un plus haut niveau designification, d’accès à la compréhension etd’efficacité dans la promotion et la construc-tion d’une connaissance dans la mesure où:

• elles annoncent très explicitement leurthématique et la présentent dans un corpsde texte déterminé ;

Page 132: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

132 Le cartable de Clio, n° 3

• elles mettent en évidence le rapport entrela connaissance du passé et la connais-sance du présent ;

• elles récapitulent les processus de change-ment dans une périodisation ;

• elles utilisent des descriptions pourfaire connaître leurs reconstructionsde l’état des choses avant et après leschangements ;

• elles mettent en évidence en quoi consis-tent les changements ;

• elles utilisent des récits pour faire connaîtreleurs reconstructions des séquences dechangements ;

• elles utilisent une argumentation pourconstruire des problèmes et des explica-tions théoriques ;

• elles attribuent une signification auxinformations.

Si l’analyse est adéquate, alors le textehistorique scolaire peut devenir pluscompréhensible et significatif pour autantqu’il se compose de corps de textes ayantpour fonction de présenter la thématisation,de manifester le rapport entre la connais-sance du présent et la connaissance du passé,de faire connaître l’état des choses avant etaprès les changements, de faire comprendrela nature de ces changements et de sensibili-ser les élèves aux problèmes, aux explicationset au conflit d’interprétation.

L’hypothèse complémentaire qui a guidé nosrecherches consiste à affirmer que les textesscolaires peuvent être rendus plus compré-hensibles et plus intéressants s’ils sont com-posés de textes provenant des œuvres deshistoriens.

Modifiés de manière à les rendre accessiblesà la compréhension des élèves, ils sont plus

riches de significations et leur permettent demieux construire des connaissances.

De nouveaux modèles textuels : les unitésmodulaires pour enseigner des thèmes etdes problèmes historiquesLa recherche a abouti à un nouveau modèlede texte historiographique destiné aux élèvesdont nous pouvons prendre l’exemple le plusrécent, soit le livre d’Ernesto Perillo, « Shoahet nazisme », destiné aux élèves des écolesprofessionnelles, mais également utilisé pardes enseignants des lycées.

En analysant la table des matières de cetteunité modulaire d’apprentissage, il est pos-sible de mesurer ce qui la différencie d’unchapitre d’un manuel scolaire :

On part de la connaissance du présent.Chapitre 1 : « Ce qui reste d’Auschwitz ».1a : « Rendre des comptes à la mémoire ».1b : « À propos des Juifs aujourd’hui ».

Page 133: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 133

1c : « En repensant à tes connaissances sur lenazisme et l’extermination des Juifs »1d : « La mémoire disputée ».1e : « Le monde actuel ».

À partir d’une organisation de la connais-sance du présent s’engage une premièrereconstruction du passé.

A. Description de la situation finalementavérée.

Chapitre 2 : « La Shoah dans le contexte de laSeconde Guerre mondiale ».2a : « Un premier bilan de l’extermination ».2b: «Modalités et temps de l’extermination».

B. Description de la situation de départ (lesJuifs avant le nazisme).

Chapitre 3 : « Les Juifs en Europe au débutdu XXe siècle : une réalité très différenciée ».

La connaissance du passé permet alors uneactivité d’analyse historique particulière :

C. Analyse des différences et problématisa-tion.

Elle stimule un intérêt pour d’autres typesde questions avec l’étude de la seconde par-tie de la reconstruction du passé.

D. Établissement du contexte.

Chapitre 4 : « …de la République de Weimarà l’arrivée de Hitler au pouvoir ».

E. Récit du déroulement des faits.

Chapitre 5 : « L’État national-socialiste…Premières formes de persécution des Juifs ».

Chapitre 6 : « L’expansionnisme nazi ».

Chapitre 7 : « Vers la Solution finale ».

F. Nouvelle problématisation, explicationet argumentation (débat des historiensautour de ce thème).

Chapitre 8 : «Pourquoi la Shoah? Les histo-riens face à l’extermination des Juifs européenspar les nazis. Le comment. Le pourquoi».

Cette nouvelle phase permet alors d’utiliserles connaissances qui ont été construitespour mieux comprendre des questions quise posent dans le présent.

Le retour au présentIl s’effectue sous la forme d’une récapitula-tion des informations recueillies.

Chapitre 9 : « Repenser Auschwitz ».

À partir de cette connaissance de la réalitédes faits, il est alors possible d’évoquer lephénomène négationniste avec les élèves(« Auschwitz a-t-il vraiment eu lieu ? », aumoyen d’un texte de Pierre Vidal-Naquet).

On peut aussi élargir la vision du problèmeavec d’autres génocides, précédents ou ulté-rieurs (« Le génocide juif et les autres exter-minations de masse », à partir d’un texted’Enzo Traverso).

Il est enfin proposé de mettre la Shoah enrelation avec le temps présent (« Auschwitzet la modernité », en se référant à un texte deZygmut Baumann).

Au-delà de ces aspects structurels, l’unitémodulaire se caractérise donc par :

Page 134: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

134 Le cartable de Clio, n° 3

Le caractère central des textes des historiensLe matériel mis à disposition des élèves com-prend ainsi de nombreuses références auxœuvres des historiens, avec notamment destextes de Gozzini, Hilberg, Baumann, Klein,Collotti, Hofer.

Une grande importance est donnée au débathistoriographique sur l’interprétation de laShoah (au chapitre 8), notamment sur :

• la dialectique entre les thèses intention-nalistes (Andreas Hillgruber, Karl D. Bra-cher) et les thèses fonctionnalistes (Mar-tin Broszat, Hans Mommsen) ;

• un point de vue critique d’Enzo Traversosur cette querelle ;

• une référence amplement documentée àune dispute entre Arno Mayer et Christo-pher R. Browning.

L’ensemble de cette démarche permet alorsaux élèves de prendre en compte :

• la connaissance du thème (la Shoah) ;• sa relation avec le nazisme ;• le fait qu’il existe une pluralité d’interpré-

tations ;• le fait que chaque connaissance historique

est le résultat d’une construction par unsujet.

Il me semble que ce sont là des objectifsessentiels pour la formation historique.

L’exemple que nous avons évoqué concernel’histoire scolaire traitée par thèmes et par pro-blèmes, destinée aux adolescents de l’écolesecondaire supérieure. Mais la question se poseaussi de savoir si la recherche peut aboutir àdes résultats aussi intéressants pour des unitésmodulaires destinées à de plus jeunes élèves.

Le texte des tableaux de civilisation et letexte du processus de grande transformationEst-il aussi possible de produire un matérield’histoire scolaire novateur pour les élèves del’école élémentaire ? Pouvons-nous écrire destextes qui soient accessibles pour les enfantstout en respectant rigoureusement lesconnaissances historiques ? Nous avons faitl’hypothèse que c’était possible, raison pourlaquelle nos recherches ont aussi concernéles textes scolaires destinés aux élèves del’école élémentaire.

Nous avons cherché à répondre aux questionssuivantes : par quel type de texte décrire unecivilisation aux élèves de l’école élémentaire ?Avec quels instruments ces élèves pourraient-ils construire leur propre description d’unecivilisation s’ils ne disposent pas d’un textescolaire satisfaisant ? Comment ces élèvespourraient-ils utiliser ce que les descriptionsleur apprennent pour construire leur premiersavoir historique sur le passé du monde?

À la première question, nous avons réponduen affirmant trois nécessités :

• que les civilisations soient identifiées dansune période et un espace explicitementdélimités et déclarés ;

• que les textes soient construits en tenantcompte de ces mêmes aspects, de manièreà rendre comparables les différentesreprésentations des civilisations ;

• que tous ces aspects soient représentésau moyen d’images et de courts textesdescriptifs.

La réponse à la deuxième question nous amenés à penser à l’usage des textes qui sontdivulgués aux enfants et aux procédures deleur utilisation.

Page 135: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 135

La troisième question nous a confrontés auxprocédures didactiques de construction d’unréseau de connaissances.

Nous sommes actuellement engagés dans laconstruction de modèles de textes sur lesprocessus de grande transformation quinous semblent particulièrement adaptés auxélèves de l’école moyenne.

Mais pour ce niveau scolaire, nous avonsaussi porté notre attention sur la possibilitéde renouveler l’histoire en sortant des limitesde l’européocentrisme.

V. L’HISTOIRE À L’ÉCHELLE MONDIALE

L’européocentrisme de l’histoire traditionnellea été maintes fois dénoncé comme respon-sable de graves distorsions dans la formationhistorique des élèves.

Nous savons aujourd’hui que l’histoire duXXe siècle et celle que nous vivons ne sontpas compréhensibles si on ne les inscrit pasdans une perspective mondiale.

L’importance donnée à la connaissance duXXe siècle, les phénomènes de la mondia-lisation, des émigrations de pays extra-européens et la présence d’élèves qui sontculturellement moins concernés par l’his-toire européenne et nationale sont les fac-teurs qui ont rendu plus urgent d’ouvrirl’horizon de la connaissance à l’histoiremondiale.

Il a été tenté de remédier à cette situation encherchant à remodeler l’histoire scolaire enaffrontant des thèmes à l’échelle mondiale eten les considérant comme l’épine dorsale desprocessus de transformation.

Cette hypothèse de travail a occupé ungroupe de recherche instauré par le Minis-tère et constitué par les représentants de37 écoles de toute l’Italie. Les enseignants ontété coordonnés par une commission scienti-fique, sous la direction de Luigi Cajani. Elleétait composée par des historiens chercheursen didactique de l’histoire, des dirigeants desinstitutions scolaires et quelques enseignantsexperts en matière de formation et derecherche didactique. Chacune des 37 écolesimpliquées dans la recherche devait entraî-ner avec elles d’autres écoles du territoire.C’est ainsi que plus d’une centaine d’écolesont été concernées par le projet.

L’hypothèse de la recherche était la suivante :l’histoire à l’échelle mondiale rend l’histoireplus significative et produit des instrumentsintellectuels plus efficaces pour la compré-hension du présent.

Cette hypothèse a mené le groupe à pour-suivre les objectifs suivants :

1. Définir les caractéristiques de l’histoire àl’échelle mondiale.

2. Inventer des thématisations qui ne se trou-vaient pas d’habitude dans les manuelsscolaires.

3. Construire des matériaux modulaires etexemplaires.

4. Expérimenter les matériaux avec les élèves.

Le groupe a produit un livre collectif théo-rique, ainsi qu’un CD-Rom, «Le XXe siècle etl’histoire ». Et les enseignants qui ont effec-tué la recherche appliquée en classe ont pro-duit de nombreux rapports. Ils ont témoigné

Page 136: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

136 Le cartable de Clio, n° 3

de l’intérêt des élèves pour ces thèmes nou-veaux, pour la nouvelle manière d’enseigner,pour le nouveau matériel scolaire. Les résul-tats positifs de la recherche et de l’expéri-mentation ont inspiré la proposition quel’échelle mondiale trouve une place centraledans l’étude de l’histoire avec la réforme desprogrammes scolaires engagée depuis 2001.Mais cette idée a été combattue par ungroupe de professeurs universitaires qui onttrouvé un appui dans la grande presse quoti-dienne. Ils ont exigé une priorité à l’histoirenationale et européenne, craignant que l’his-toire à l’échelle mondiale puisse rendre lesélèves ignorants de l’histoire qui sert àconstruire l’identité nationale, sociale etculturelle. C’est en effet le stéréotype ducaractère immuable du modèle traditionneld’histoire scolaire qui a inspiré cette réactiond’historiens en les faisant tomber dans unecontradiction amusante : ils dénonçaient lapréparation historique insuffisante de lamajorité des étudiants, mais ils prétendaientréaffirmer le modèle d’histoire qui engendrece désintérêt pour l’histoire.

Malgré leur opposition, la recherche, l’appli-cation et la mise à jour des enseignants sur laconnaissance historique à l’échelle mondialeseront poursuivies par la constitution d’unréseau d’écoles.

VI. LA QUESTION DES EXERCICESSUR LES TEXTES SCOLAIRES

Un texte historique, s’il est convenablementstructuré pour des lecteurs en voie de forma-tion, ne peut pas fonctionner si l’on n’ap-prend pas à ses lecteurs comment le fairefonctionner. C’est la leçon de sémiotiquedont nous nous sommes inspirés pourrepenser le texte scolaire. Pour la respecter,

nous avons dû penser les exercices non pascomme un moyen pour vérifier la compré-hension et la mémorisation, mais comme laclé du processus d’apprentissage et deconstruction de la connaissance par lesélèves. Les exercices servent ainsi à stimulerla réalisation d’opérations mentales (cogni-tives) à appliquer au corps de textes corres-pondant, dans le but de comprendre,conceptualiser, déduire, corréler, élaborerdes données, interpréter des sources, lire descartes, établir des relations temporelles etspatiales, etc. C’est la raison pour laquelle lesexercices ne sont pas disposés d’une manièremarginale et accessoire. On les trouve aucœur des textes proposés pour indiquer auxélèves le fil de leurs activités et ce qu’ilsdoivent apprendre à faire pour devenir deslecteurs compétents de textes historiques,capables de mobiliser leurs connaissances.Les exercices font pleinement partie du textehistorico-didactique, ils en constituent unélément structurant.

Les fonctions des exercicesPour faciliter l’apprentissage : ils sont l’undes « moteurs » possibles pour mener l’ex-ploration dans et à travers le savoir, pourtransformer les textes en dispositifs cognitifs,pour passer de la transmission à la construc-tion des connaissances et des compétences.

Pour passer du dire au faire : l’élève part dutexte afin de construire et produire saconnaissance du passé. Faire des exercicesconsiste ainsi à donner à voir le processus deconstruction de la connaissance, à rendre enquelque sorte observables les manœuvrescognitives des enseignants et des élèves.

Pour soutenir et renforcer la motivation :les exercices peuvent permettre à l’élève de

Page 137: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 137

montrer ses talents et de mesurer ses capa-cités. Ils fonctionnent en substance commeun moyen de renforcer la motivation à l’apprentissage dans la mesure où ilspermettent d’impliquer l’élève, de le rendreacteur du processus de construction de laconnaissance.

Pour apprendre à partir de ses propreserreurs : ils représentent un instrument utileet assez économique pour tirer profit de sapropre expérience, autant pour l’élève (quidevra évaluer l’adéquation de ses prestationsen fonction des faits et des résultats consta-tés) que pour l’enseignant (qui devra évaluerles réponses des élèves et sa propre média-tion didactique en décidant des actions suc-cessives : renfort, soutien, intégration, réor-ganisation de la séquence, etc.).

Le laboratoire didactique et l’usage destextes destinés aux enfantsPour l’école élémentaire, la perspective duprocessus d’apprentissage et de la construc-tion de la connaissance a inspiré d’autresactivités de laboratoire. Dans la mesure oùles manuels scolaires sont de mauvaise qua-lité, on a pensé contourner l’obstacle en pro-posant aux enfants des textes accompagnéspar des activités de laboratoire : consulter lestextes, en tirer les informations utiles pourl’écriture de textes décrivant des aspects descivilisations, élaborer des textes. Les élèvespeuvent ainsi apprendre à étudier, ils pren-nent aussi conscience qu’il existe plusieursversions du même fait historique et se dotentde critères pour critiquer les textes.

En fin de compte, la recherche sur les textes apermis de développer un nouveau modèle detexte historique scolaire, elle a suggéré l’idéed’une nouvelle conception de la connaissance

historique, d’une nouvelle façon d’organiserles expériences d’apprentissage des élèves.

VII. LES AUTRES ASPECTSDE LA RECHERCHE

D’autres nouveautés importantes ont encoreété produites en Italie au cours de la dernièredécennie.

Se référant aux programmes en vigueur, denombreux enseignants – chercheurs et inno-vateurs – ont produit des propositions, desexpériences, des matériaux novateurs quiont démontré que l’enseignement historiquepouvait devenir efficace dans la formation dela personnalité des élèves.

Cela a abouti aux résultats suivants :• des modalités d’usage de documents et

d’archives des biens culturels ou desbibliothèques ont été élaborées ;

• les avantages de la modularité dans lesprocessus d’apprentissage des connais-sances textuelles ont été prouvés ;

• la richesse potentielle de l’utilisation desmoyens audiovisuels et multimédias a étéexpérimentée ;

• l’intérêt de joindre la connaissance àl’échelle locale et la connaissance à l’échellemondiale à la connaissance à l’échelleeuropéenne et nationale a été prouvée ;

• une progression curriculaire de l’écoleenfantine à la dernière classe secondaire aété mise au point ;

• l’importance de l’étude de l’histoire duXXe siècle pour la conscience politique etcivique des jeunes a été démontrée ;

• la supériorité de la didactique opérationnelleet de celle qui prône un travail en laboratoiresur la conception transmissive traditionnellea été constatée autant pour la formation de

Page 138: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

138 Le cartable de Clio, n° 3

compétences que pour celle d’un intérêtporté à la connaissance historique.

Si ce patrimoine d’innovations était reconnu,recensé et valorisé, tous les élèves pourraients’immerger dans une étude de l’histoire quileur paraisse avoir du sens et leur permettede construire des connaissances adéquates etdes compétences leur permettant de les com-prendre et de les utiliser.

La combinaison des ingrédients dansle curriculum : la modularitéLes élèves pourraient passer d’un régimedidactique où le manuel domine tout jusqu’àrendre l’étude de l’histoire aussi monotonequ’ennuyeuse pour toutes les étapes de lascolarité à un régime didactique dans lequell’histoire pourrait être apprise à travers unegrande diversité d’expériences, d’instruments,de configurations textuelles. Ces diversingrédients pourraient être organisés dans leparcours scolaire des élèves de manière àfavoriser leur maturation cognitive, affectiveet opérationnelle, tout en promouvant leurenvie et leur plaisir de la connaissance et duraisonnement historiques.

Toutes ces perspectives réjouissantes sont àportée de main, mais elles ne se réalisent passur le plan institutionnel parce que la majo-rité des enseignants restent pris au piège del’idée d’histoire scolaire générale telle qu’ilsl’ont eux-mêmes apprise.

VIII. L’AVENIR DE L’HISTOIRE SCOLAIRE

Pour conclure, nous pouvons décrire lasituation dans les termes suivants :

Aucun programme ministériel n’impose lastructure narrative, chronologique, linéaire,

avec cette préférence pour la brève durée.Même la liste thématique des programmesdu lycée classique pourrait laisser dévelop-per un traitement de l’histoire rythmé pardes séquences de thèmes et de problèmes« monographiques ». Les indications expli-cites des autres programmes invitent à ima-giner d’autres architectures textuelles.

Les programmes ministériels devraient fairel’objet d’interprétations basées sur l’épisté-mologie et la méthodologie de l’histoire, ainsique sur la psychologie de l’apprentissage.

Les programmes ministériels devraient êtreappliqués efficacement, en fonction d’unerecherche didactique développée autant endehors de l’école qu’au sein même desclasses.

Les enseignants devraient organiser leurenseignement et l’apprentissage de leursélèves d’une manière créative.

La recherche en didactique de l’histoire,qu’elle soit théorique ou issue des ensei-gnants-chercheurs, a mis à la disposition desenseignants une vaste gamme de solutionsaux problèmes de l’enseignement et de l’ap-prentissage de l’histoire.

Toutefois, malgré ce contexte libéral etsuggestif, la majeure partie des enseignantsne parvient à apprécier les nouvelles propo-sitions qui leur sont faites, ni pour leurpotentialité formative, ni dans une perspec-tive de promotion de leur professionnalité.Ils ne les intègrent pas dans leur pratiquedidactique usuelle. Ils les considèrent commeun luxe superflu ou comme une perte detemps : il est plus important à leurs yeux de« terminer le programme », c’est-à-dire de

Page 139: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 139

traiter tous les sujets du manuel et tous lesanneaux de l’évolution de l’humanité occi-dentale. En fait, pour la majorité des ensei-gnants, le manuel correspond au pro-gramme. D’ailleurs, le stéréotype qui s’estdéveloppé dans leur esprit en étudiant l’his-toire avec les manuels n’a pas été particuliè-rement bousculé par les études universitairesou la lecture d’œuvres historiographiques.Ce stéréotype prévaut dans l’esprit des ensei-gnants comme dans celui des éditeurs, ilentrave toute proposition qui modifierait lastructure de l’histoire traditionnelle et ledéveloppement banal de la « leçon – étude –contrôle de l’apprentissage des notions ».

L’écart entre la quantité et la qualité des pro-positions novatrices et la pratique obsolètede la majorité révèle les racines du mal quantà la formation historique des élèves.

Les enseignants se sentent encouragés dansleur résistance par l’histoire modelée àtravers les manuels : ils la considèrentcomme « officielle », comme une interpréta-tion autorisée des programmes ministériels.Les enseignants n’ont pas reçu de l’univer-sité les ressources cognitives et opération-nelles (connaissances épistémologiques etméthodologiques, capacité de restructurerles textes scolaires, d’utiliser des sources etdes documents non scolaires…) qui leurseraient nécessaires pour pratiquer la libertéd’enseignement face à la prédominance deséditeurs scolaires et se considérer comme desintellectuels dont la mission relèverait d’unemédiation didactique créative.

Sur la base de ce diagnostic et des remèdesque j’ai proposés, il me semble que la concep-tion de nouveaux objectifs de formation desenseignants et d’une nouvelle organisation du

discours historiographique dédié à l’appren-tissage seraient des conditions nécessairespour assurer un avenir à l’histoire scolaire.

Si nous ne réalisons pas ces objectifs, l’avenirfuneste de l’histoire scolaire est tout tracé :l’histoire continuera probablement de sur-vivre péniblement comme discipline sco-laire, mais son potentiel formatif sera tou-jours plus désamorcé. Il arrivera alors auterme d’« histoire » ce qui lui est arrivé auxUSA où il est devenu une épithète déprécia-tive : « You’re history », « Tu es dépassé », tu esdevenu une pièce historique, un objet demusée, de la ferraille [voir Edward Saïd,« Une autre façon de voir les États-Unis », LeMonde Diplomatique, mars 2003, p. 20].

L’histoire est ainsi pensée comme quelquechose d’inutile et d’incongru compte tenudes exigences de la vie actuelle.

Voulons-nous éviter un tel risque en Europe?Alors, chers collègues, il nous faut renouvelerl’histoire enseignée, ses objectifs, et ses instru-ments d’apprentissage en commençant parles textes historico-didactiques.

[Ce texte reprend une communication del’auteur au congrès EuroClio de Bologne enmars 2003. Traduction : Charles Heimberg]

Page 140: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

140 Le cartable de Clio, n° 3

Dans son article, Ivo Mattozzi a évoqué unesérie de manuels scolaires destinés à l’écolemoyenne, Le récit des grandes transforma-tions, qui avait constitué en Italie une pre-mière tentative de tenir compte des résul-tats de la recherche en didactique. Il s’agitd’un corpus d’une douzaine de fasciculespubliés en 2001 par l’éditeur Paravia BrunoMondadori1. Ils sont organisés en trois par-ties distinctes constituées de quatre fasci-cules, deux qui sont consacrés à un texte debase complété par des approfondissementsthématiques, deux qui proposent des acti-vités de laboratoire.

Leur contenu met l’accent sur des phéno-mènes de longue durée et propose des misesen perspectives originales. Par exemple,Antonio Brusa décrit le monde de la Médi-terranée antique du point de vue de sonévolution progressive vers un monde devilles sous l’effet de phénomènes comme lacolonisation. De son côté, Alberto De Ber-nardi présente l’émergence d’une société demasse au début du XXe siècle. L’industriali-sation a en effet créé une nouvelle masse deconsommateurs dont les conditions et leshabitudes de vie vont se transformer demanière significative. Sur le plan politique,

A N N E X E : L A C O L L E C T I O N P R O G E T T O C L I OE T L’ E N S E I G N E M E N T M O D U L A I R E

1 Il racconto delle grandi trasformazioni, Milan, Edizione scolastiche Bruno Mondadori, 2001. Antonio Brusa a écrit lesdeux premiers volumes de base (La transition néolithique et les Empires anciens ; La Méditerranée antique et la nais-sance de l’Europe). Scipione Guarracino est l’auteur des deux suivants (L’Europe rurale, l’État moderne et les grandesdécouvertes ; La révolution industrielle et l’Europe des nations). Alberto De Bernardi des deux derniers (Les guerresmondiales et les totalitarismes ; Le monde bipolaire et le monde global). D’autres auteurs ont également collaboré auxfascicules proposant des activités de laboratoire.

Page 141: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 141

le suffrage universel, bien que les femmes ensoient encore exclues, ainsi que la montéedes luttes sociales, vont mener à la forma-tion de partis de masse. Le récit de l’histoirehumaine, qui ne se veut plus exhaustif etlinéaire sur le plan factuel, est ainsi problé-matisé, il procède par des périodisations quise juxtaposent pour mieux permettre deconstruire du sens.

Cet état d’esprit novateur, qui provient dela recherche en didactique, a notammentété développé au niveau de l’AssociationClio’92, présidée par Ivo Mattozzi, quiregroupe des enseignants et des chercheursen didactique de l’histoire et publie un bul-letin sur Internet (Il Bollettino di Clio,www.clio92.it/pubblicazione/bollettino.htm). C’est elle aussi qui a publié des Thèsessur la didactique de l’histoire, disponibles enitalien et en anglais sur le même site Inter-net. Ce texte affirme en particulier la néces-sité de penser la médiation didactique pourfaire en sorte que les élèves développentune conscience et des compétences spéci-fiques à l’histoire : la thématisation des faitshistoriques, la hiérarchisation de ces thé-matiques, la temporalisation, l’organisationspatiale, la classification des informationsen fonction des permanences, des change-ments et de la comparaison, la problémati-sation, l’argumentation, la généralisation,la conceptualisation, etc.

Trois aspects intéressants peuvent encoreêtre relevés quant aux options générales dece groupe d’enseignants et de chercheursitaliens. Tout d’abord, il s’agit pour eux demaintenir un rapport étroit entre l’histo-riographie, l’histoire qui est dite savante, et

sa version scolaire. Autrement dit, l’histoirescolaire devrait permettre de s’initier auxstructures de la pensée historique. Parailleurs, cet apport particulier de l’histoire àla formation de la pensée intervient dès leplus jeune âge, déjà au niveau de l’école élé-mentaire. Enfin, cette manière de concevoirl’enseignement de l’histoire doit pouvoir sedévelopper dans le cadre d’activités delaboratoire, à travers des exercices particu-liers qui mettront alors les élèves au contactdes documents du passé.

Ces idées se retrouvent évidemment aussidans la collection ProgettoClio qu’Ivo Mat-tozzi dirige aux Éditions Polaris. D’après saprésentation, « le caractère novateur de lacollection consiste à se référer à des textes his-toriographiques, rassemblés de manière àpermettre des opérations cognitives adé-quates, ce qui implique une interaction étroite

Page 142: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

142 Le cartable de Clio, n° 3

et réfléchie entre des textes et des exercices».Ces ouvrages, thématiques pour la plupart,proposent ainsi tout un matériel d’activitéspour des classes d’histoire. Ils sont organisésselon les principes de la modularité2.Notons aussi que quelques volumes de lacollection traitent d’aspects particuliers dela réflexion didactique : des thèmes trans-versaux comme l’organisation politique etjuridique3, les différentes visions du monde4

ou le monde face à l’avenir5.

Un volume collectif théorique fournit éga-lement de précieux éléments d’informationsur la médiation didactique, la modularitéet la morphologie de la connaissance enhistoire6. Dans ce livre, Vincenzo Guancidécrit notamment la notion de module enhistoire scolaire et ses trois étapes fonda-mentales : une réflexion sur le présent, uneanalyse du passé et un retour au présent.D’habitude, nous dit-il, l’histoire décrit unesituation, en la présentant comme la consé-quence de faits antérieurs. Mais la narra-tion mène naturellement à présenter les

faits nouveaux à la fin, ce qui ne donne pasaccès, dans un premier temps aux enjeuxdont il est question. Au contraire, dans lalogique modulaire, on part d’un thèmedonné, qui soit suffisamment riche, pourprésenter à la fois les situations de départ etd’arrivée, l’avant et l’après. L’élève est doncrendu d’emblée attentif à la question despermanences et des changements, maisaussi, plus généralement, à toutes les ques-tions que l’histoire se pose. « C’est ainsi quela connaissance des faits, des processus et desévénements peut ne pas être limitée à uneidentification stérile débouchant sur de lamémorisation, mais servir à comprendrecomment l’historien interprète ces faits,quelles mises en perspective temporelles etlogiques il met en évidence, quelles relationsil établit entre eux, comment il utilise lesconcepts historiques pour leur attribuer unesignification (et pas une autre !) » (p. 78).Ainsi, cette approche modulaire de l’his-toire enseignée permet donc d’accéder à cesinterprétations des historiens par unetransformation du texte historiographique

2 Ivo Mattozzi a présenté très largement le dernier volume de la collection : Ernesto Perillo, Shoah e nazismo, Faenza,Casa Editrice Polaris, 2002. Les autres volumes thématiques proposés sont par exemple les suivants : Ivo Mattozzi, Losviluppo industriale nel mondo dell’Ottocento (1994) ; Vincenzo Guanci, La crisi dello stato lberale e l’avvento del fas-cismo in Italia (1994) ; Giuseppe Di Tonto, Lo sviluppo industriale italiano fra il 1860 e il 1914 (1994) ; Maria TeresaRabitti, Il sistema economico internazionale fra la grande depressione e la prima guerre mondiale (1975-1914) ; MariaTeresa Rabitti, Nazioni e nazionalismi : i mutamenti politici del XIX e XX secolo (1995) ; Dario Vascellaro, I movimentisindacali nel XIX e XX secolo (1996) ; Franco Rizzi, Conseguenze sociali dello sviluppo industriale nell’Europa occiden-tale della seconda metà del secolo XIX (1997) ; Gabriele Bassani, La Seconda Guerra mondiale (1998) ; Dario Vascellaro,Dall’arco alla caraavella : formazioni economiche e sociali del mondo preindustriali (1998) ; Bernardo Draghi, Il sistemaeconomico internazionale tra il 1914 e il 1939. Crisi degli anni ’30 e « Grande trasformazione » (1998) ; Marina Cortesie Annalisa Zannoni, Il potere, la legge e i diritti dell’uomo. Le rivoluzioni inglesi, americana e francese (2000).3 Paolo Bernardi, Le organizzazioni politiche e giuridiche. Antichità-Medio Evo-Età Moderna (1998).4 Germania Brioni, Paola Mistrali, Maria Teresa Rabitti e Dario Vascellaro, Le visioni del mondo (1999). Ce volume,véritable introduction à une éducation pluriculturelle fondée sur des connaissances d’histoire évoque tour à tour lesvisions chrétienne, musulmane, hindoue et bouddhiste. Il est introduit par un élément déclencheur intéressant, unedescription de la « tribu des Blancs » telle que la perçoit un chef tribal des Îles Samoa.5 Paolo Bernardi, Il mondo fra storia e futuro (1996).6 La mediazione diddatica in storia. Une riflessione teorica, una proposta pratica. Guida per gli insegnanti (1995).

Page 143: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 143

en un texte didactique, soit un texte quipermet l’apprentissage.

Ivo Mattozzi et une équipe de collabora-teurs ont également réalisé en 2000, sousl’égide du Département de l’Instructionpublique italien et de l’Université deBologne, un cours de formation perma-nente en didactique de l’histoire publié surCD-Rom7.

Signalons encore un dernier ouvrage trèsintéressant dirigé par Ernesto Perillo etintroduit par Ivo Mattozzi8. Destiné auxélèves comme aux enseignants, il proposetoute une série de documents et d’exercicessusceptibles de faire construire des connais-sances et des concepts d’histoire relatifs autemps (l’histoire conçue comme un dis-cours basé sur le temps), à la thématisation(l’histoire comme discours autour d’unsujet particulier) et aux modes d’organisa-tion du temps (l’histoire comme discoursconstruit par exemple sur des durées, dessuccessions, la contemporanéité, les cycles,la conjoncture, etc.). Dans sa présentationpour les enseignants, Ivo Mattozzi définit cequ’il entend par pensée temporelle en insis-tant fort logiquement sur les notions depermanence et de changement. Il s’efforceainsi de proposer une définition de la cul-ture historique comme un moyen d’exercerconcrètement la pensée historique. Lesdocuments destinés aux élèves, qui sontappelés à accompagner l’intervention de

l’enseignant comme médiateur didactique,donnent quelques pistes quant auxmanières dont il est possible de faire accéderdes jeunes à une conscience temporelle, sanss’enfermer dans une linéarité chronolo-gique évitant toute conceptualisation.

Ces différentes propositions didactiques etles exemples de séquences modulaires quiles illustrent méritent en tout cas de retenirnotre attention et d’inspirer nos réflexionsen la matière afin de stimuler le renouvelle-ment de l’enseignement de l’histoire.

Charles Heimberg, Institut de formation des maîtres (IFMES), Genève

7 Insegnare storia. Corso ipertestuale per l’aggiornamento della storia in didattica della storia.8 La storia. Istruzioni per l’uso. Materiali per la formazione di competenze temporali degli studenti, a cura di Ernesto Perillo, avec une introduction d’Ivo Mattozzi, Naples, Tecnodid editrice, collana I.R.R.E, Veneto, 2002.

Page 144: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

144 Le cartable de Clio, n° 3 – Les paradoxes d’un renouvellement ralenti – 144-154

LES PARADOXES D’UN RENOUVELLEMENT RALENTI. RÉFLEXIONSSUR L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE EN FLANDRE ET AUX PAYS-BAS

KAAT WILS, UNIVERSITÉ DE LOUVAIN

Fin 2002, un article approfondi, écrit par lecélèbre journaliste néerlandais Paul Scheffer,a été publié dans un journal flamand réputéà propos de la société multiculturelle. Au-delà d’une critique sévère du relativisme cul-turel, lequel ne pourrait prospérer que dansun monde où les cultures restent isolées lesunes des autres, son texte était un plaidoyerpour une revalorisation de la citoyenneté.Pour l’auteur, la maîtrise de la langue natio-nale, l’intériorisation de la culture civile etune certaine conscience historique sontnécessaires pour promouvoir une culture dela citoyenneté – bien trop peu développée àses yeux en Flandre et aux Pays-Bas. Si lestrois minutes de silence pour les victimes du11 septembre ont suscité des problèmes dansde nombreuses écoles, cela serait dû notam-ment à l’ignorance de la culture majoritairepar beaucoup trop d’élèves. Or, cette culturea été construite à travers l’expérience del’Occupation et de la Libération, d’où unsentiment de reconnaissance à l’égard desAméricains. Ainsi, argumente Scheffer, celuiqui entend rendre service aux jeunes Turcsen ne les importunant pas avec l’histoire dela Deuxième Guerre mondiale les excluraiten réalité de la mémoire collective. Ce quisignifie que la possibilité d’influer sur cettemémoire collective leur serait déniée. « Uneculture vit du dialogue avec les ancêtres : nousdevons donc entretenir le capital social et culturel des générations passées. […] Une

conscience culturelle de soi plus importante estnécessaire et cela demande un autre rapport àl’histoire. En tout cas, ce n’est pas un bon prin-cipe que de toujours minimiser son proprepassé car cela donne lieu finalement à uneforme d’exclusion. » 1

Le texte de Scheffer est représentatif à plu-sieurs égards de la manière dont les attentesde la société sont très souvent invoquées àpropos de l’enseignement de l’histoire. Ainside nombreux problèmes de société pour-raient-ils trouver une solution au moyen d’un«bon enseignement de l’histoire». De mêmeque l’école devrait « faire» plus face à des phé-nomènes comme la drogue, la violence, ladépression ou les troubles de l’apprentissage,l’enseignement de l’histoire devrait « pro-duire» ces citoyens tolérants qui peupleront lasociété harmonieuse de demain.

En matière de contenus, l’argumentation deScheffer mène à un reproche devenu clas-sique : l’enseignement « moderne » de l’his-toire entraînerait des coupes sombres dansl’aperçu des événements historiques les pluscruciaux. Ainsi l’érudition devient-elle lecritère de ce que les jeunes « devraientconnaître» au minimum, cette vision globale

1 Paul Scheffer, « Het land van aankomst. Een uitnodi-ging tot burgerschap » [Le pays d’arrivée. Une invitationà la citoyenneté], De Standaard¸ 30 décembre 2002.

Page 145: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 145

le fondement d’une « conscience historique »qui ferait défaut chez les jeunes. Sans s’occu-per le moins du monde de ce qui se passependant les leçons d’histoire ou de ce qui selit dans les manuels d’histoire, cet auteurn’hésite pas à prendre fait et cause pour unenseignement de l’histoire « comme dans letemps ». L’histoire est ici implicitement défi-nie comme ce qui nous est propre, le récitcanonisé de ce que nous étions et de ce quenous sommes devenus depuis lors. Une idéesous-jacente surgit alors : celui qui neconnaît pas son passé serait condamné à saperte. C’est là une manière de considérerl’histoire comme le « sang vital de la civilisa-tion », ainsi que le titrait encore un journalnéerlandais dans les années 19902.

Naturellement, l’argumentation de Scheffern’était pas réduite à ce seul raisonnement.Son plaidoyer pour la connaissance dupropre passé défendait en même temps lareconnaissance d’une pluralité possible desinterprétations de l’histoire. Mais ces deuxpensées sont difficilement conciliables3. Laseconde paraît prometteuse mais elle devraitêtre suivie de manière plus conséquente quece que Scheffer semble prêt à assumer. Eneffet, l’idée de se détacher de la notion de« notre propre passé » devrait s’imposer. Lesjeunes Turcs ne montreront pas plus decompréhension pour la minute de silence enhommage aux victimes du 11 septembreparce qu’ils auraient reçu un enseignement

relatif à « notre Deuxième Guerre mon-diale ». Certes, cette question du rôle de lamémoire de la guerre peut se poser dans lecontexte actuel, tout comme celle des causesde l’antiaméricanisme au sein des culturesmusulmanes. Mais cela ne devrait pas forcé-ment déboucher sur une approbation de cemoment de silence. En effet, l’histoire nesaurait avoir pour seul but de rendre lesélèves partie prenante d’une identité quis’imposerait à eux. Le cours d’histoiredevrait plutôt permettre une initiation auxmanières diverses dont le passé et les imagesdu passé peuvent contribuer à l’affirmationdes identités collectives4.

La pression du présentLes attentes à l’égard de l’enseignement del’histoire ont toujours été formulées à partirdu présent. Lorsqu’au cours du XIXe siècle,l’histoire a été conçue comme une brancheséparée de l’enseignement secondaire desPays-Bas et de la Belgique (la Belgique alorsencore unitaire), les programmes stipulaientexplicitement que cette branche devaitcontribuer à l’amour de la patrie, notam-ment en créant un attachement aux institu-tions nationales. Mais il ne s’agissait pas deson objectif principal, ni d’une stratégie delégitimation réfléchie pour une disciplinemarginale. C’était plutôt un commentairenaturel pour une branche qui empruntait en

2 Il s’agissait d’un titre racoleur, mais l’article de RichterRoegholt proposait une argumentation plus nuancéeque ce titre (NRC, 29 avril 1993).3 L’idée que l’enseignement de l’histoire devrait affermirl’esprit critique et construire en même temps unemémoire collective a été clairement analysée et critiquéepar Nicole Tutiaux-Guillon en ce qui concerne laFrance : «Histoire et mémoire, questions à l’histoire sco-laire ordinaire », Le Cartable de Clio, 2 (2002), pp. 89-96.

4 L’argumentation qui suit ne traite pas spécifiquementde la mémoire, de l’identité collective et de l’enseigne-ment de l’histoire mais présente dans son plaidoyerpour une ouverture aux pluralités de l’histoire une cer-taine parenté avec ce qu’écrivait Charles Heimberg dans« Identités, mémoires. Les modes de pensée de l’histoirepeuvent-ils constituer une nouvelle manière d’interro-ger son identité et de regarder le monde ? », in NicoleTutiaux-Guillon et Didier Nourrisson, Identités,mémoires, conscience historique, (Saint-Étienne, 2003),pp. 125-137.

Page 146: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

146 Le cartable de Clio, n° 3

premier lieu son droit d’existence à l’idéalbourgeois d’une formation générale centréesur les humanités. En Belgique, jusqu’à laDeuxième Guerre mondiale, l’histoire n’étaitmême pas au programme de l’enseignementtechnique professionnel pour les garçons.Par contre, la branche « économie poli-tique », qui fonctionnait comme une armedans la lutte antisocialiste, était estimée suf-fisamment « utile » pour être proposée. Pourles filles, c’était tout différent. Comme l’en-seignement professionnel représentait dansles faits le seul programme scolaire qu’ellessuivaient, il jouait le rôle de formation géné-rale, y compris pour les filles de la bourgeoi-sie aisée. C’est pourquoi l’histoire entraitbien en ligne de compte.

La relation avec le passé qui caractérisaitl’enseignement de l’histoire au XIXe siècletémoignait de la conscience historique, géné-ralement qualifiée de « moderne », qui étaitpropre à l’historiographie de cette époque. Ils’agissait d’une part de la prise de conscience,relativement récente, d’une scission entre leprésent et le passé. L’intérêt pour le caractèreparticulier du passé fut ainsi entretenu parcette séparation, ce qui rendit possiblel’émergence de l’histoire comme branchescolaire indépendante. Mais d’autre part,cette image moderne de l’histoire était aussimarquée par la conviction d’une continuitétemporelle, le passé trouvant son prolonge-ment dans le présent. Dans un certain sens,ces deux aspects furent ainsi réconciliés parune approche de l’histoire considérée commeun récit du progrès. Concrètement, le passése présentait sous la forme d’« exempla », demodèles dont on pouvait s’inspirer mais quel’on devait également dépasser. Dans l’ensei-gnement de l’histoire, l’Antiquité classiquese prêtait bien à cette approche qui conférait

un rôle central aux vertus des grandshommes.

L’expérience de la Deuxième Guerre mon-diale fit cependant vaciller l’évidence de cetterelation entre le présent et le passé. La reven-dication d’un enseignement de l’histoireplus orienté vers la société, plus formateursur le plan civique, se fit alors entendre.« L’attachement aux institutions démocra-tiques » supplanta l’amour de la patriecomme objectif général. Cet amour de lapatrie ne s’était d’ailleurs pas toujours révélési innocent. Déjà en prélude à la guerre, laSociété des Nations avait estimé nécessaired’attirer l’attention sur les dangers d’unenseignement de l’histoire trop nationaliste.Ne pouvait-on pas plutôt choisir ouverte-ment de penser le passé à partir et en fonc-tion du présent ? Le paradigme de la démo-cratisation scolaire qui domina la questionde l’enseignement à partir des années 1960allait dans le sens de cette option. Une partieimportante de l’historiographie manifestaégalement de l’intérêt pour une histoirejugeant le passé. La conscience historique« néo-moderne », si caractéristique desannées 1960, 1970 et 1980, constituait enquelque sorte une quête du passé « fautif », cepassé de guerre et de colonialisme qui faisaittellement tache dans le grand récit de ladémocratie. L’enseignement actuel de l’his-toire reste d’ailleurs fortement tributaire decette approche.5

La conséquence logique de cette évolutions’imposa rapidement. L’objectif principal de

5 Ed Jonker, «De betrekkelijkheid van het moderne his-torisch besef» [La relativité de la conscience historiquemoderne], Bijdragen en Mededelingen betreffende de Ges-chiedens der Nederlanden [Contributions et notificationsrelatives à l’histoire des Pays-Bas], 111 (1996), pp. 30-46.

Page 147: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 147

l’enseignement était bien d’aller vers plus dedémocratie, mais l’histoire risquait d’être deplus en plus perçue comme un détourpénible et déphasé. Ainsi, aux Pays-Bas, avecla loi sur l’enseignement de 1968, l’histoiredevint un cours à option dans les quatredernières années de l’enseignement secon-daire. En Flandre, compétente en matièred’enseignement depuis 1970 en tant qu’Étatfédéré de la Belgique fédéralisée, l’introduc-tion à partir des années 1970 d’un « ensei-gnement secondaire rénové » déclencha unelutte de rivalité entre les sciences sociales etl’histoire. L’époque de « la bataille pour l’en-seignement de l’histoire » avait dès lors com-mencé. Même les plus sceptiques par rap-port à une trop grande dépendance socialede cette branche furent irrémédiablemententraînés par la logique du débat. « L’his-toire peut sauver l’humanité », proclamait-on au cœur de la bataille, et ceci sans lamoindre ironie.

Évidemment, ce n’était pas l’humanité,c’était l’histoire qu’il fallait sauver. Et cela aréussi dans une certaine mesure. En Flandre,après quelques péripéties et des actionsmenées par le milieu enseignant, le coursd’histoire a ainsi acquis une place fixe dans laformation de base de l’enseignement secon-daire général et technique. Les compétencesde fin de parcours formulées par les autoritésdéterminent maintenant les objectifs mini-maux que l’enseignement de l’histoiredevrait atteindre. Ce processus a permisd’uniformiser l’approche de l’histoire dansles deux grands réseaux scolaires. L’ensei-gnement libre, catholique, et l’enseignementcommunautaire public, qui est beaucoupplus petit, conservent des programmes d’en-seignement séparés mais doivent satisfaireaux mêmes exigences de fin de parcours.

Aux Pays-Bas, en 1995, l’enseignement del’histoire pour les derniers degrés de l’ensei-gnement général a donné lieu à une nouvelledéfinition dans le cadre d’une réforme péda-gogique plus large qui donnait égalementnaissance à une « maison d’étude » orientéesur l’apprentissage indépendant. C’est ainsique l’« Histoire et instruction civique » estdevenue – là encore après quelques péripé-ties – un petit cours obligatoire ; de son côté,l’« histoire et organisation de l’État » a prisune place plus conséquente dans deux desquatre sections pouvant être choisies par lesélèves. Les nouvelles compétences de fin deparcours (liées à l’examen final qui est orga-nisé de manière centrale) donnent lieu depuislors aux Pays-Bas à un débat public, houleuxpar moments, sur les objectifs et l’approchede l’enseignement de l’histoire. Plus qu’enFlandre, des historiens académiques inter-viennent dans ces querelles6. Entre-temps, àl’instigation des autorités, deux commissionsont successivement travaillé sur des sugges-tions pour l’enseignement de l’histoire desannées à venir. Le rapport de la secondecommission, sous la direction du professeurde l’Université d’Amsterdam Piet de Rooy, a

6 L’histoire des dernières décennies ayant été mouve-mentée, il existe une profusion de publications relativesà l’enseignement de l’histoire par les personnes directe-ment concernées. Je me contenterai ici de faire référenceaux périodiques des associations d’enseignants d’his-toire, le dynamique Kleio aux Pays-Bas et le moins dyna-mique Hermes en Flandre, auparavant aussi Geschiede-nis in de Klas [L’histoire en classe] aux Pays-Bas et Digo.Didactiek in het geschiedenisonderwijs [Digo. Pédagogiedans l’enseignement de l’histoire] en Flandre. Jan van derDussen, Maria Grever, Leo Dalhuisen et Arie Wilschutont notamment publié des textes sur les réformes néer-landaises ; Werner Goegebeur, Raf de Keyser et d’autresà propos des discussions en Flandre. Voir sur les sitesInternet de ces deux associations des documents telsque les exigences de fin de parcours, les programmesd’enseignement et la description des matières pour lesexamens centraux : www.vgnkleio.nl et www.vvlg.be.

Page 148: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

148 Le cartable de Clio, n° 3

attiré l’attention par une vision nouvelle etcohérente du problème, même s’il a été criti-qué à juste titre pour quelques propositionsconcrètes7. L’idée de suggérer que despériodes historiques et leurs caractéristiquespuissent être présentées au moyen de récitsconcrets et célèbres (tels que « ChristopheColomb met le pied sur le sol américain »)semble en tout cas prometteuse. Après desdécennies de méfiance à l’égard d’un récitlongtemps associé à une conception de l’his-toire dépourvue d’esprit critique et seule-ment orientée sur des données factuelles,une prudente réhabilitation semble être àl’ordre du jour. Les récits présentent en toutcas l’avantage de constituer des points dedépart accessibles, des éléments déclen-cheurs pour la construction de connais-sances d’histoire. Ils peuvent être ensuitecommentés et interprétés en tant que récits.Mais la paix relative de l’enseignement del’histoire que ce rapport semblait apporterappartient désormais au passé : l’actuelministre de l’Enseignement, de la Culture etde Sciences veut en effet à nouveau suppri-mer l’histoire en tant que cours obligatoire.Les arguments bien connus pour et contre lesens et l’utilité de l’histoire pour la vie sontde nouveau à l’ordre du jour.

Une histoire pour la vieAu cours des dernières décennies, un certainconsensus s’est dégagé au sein du milieuenseignant de Flandre et des Pays-Basconcernant le but, le contenu et la méthodede l’enseignement de l’histoire. Il s’agitd’éveiller une « conscience historique ». Surles traces de théoriciens et de didacticiens

d’histoire allemands comme Jörn Rüsen, ceconcept a été défini comme la faculté d’asso-cier des interprétations du passé à la com-préhension du présent et aux attentes pour lefutur. La « conscience historique » n’est doncpas abordée comme une catégorie historiqueou anthropologique par le biais de laquelle laposition par rapport au passé au cours d’unepériode déterminée peut être décrite,comme je l’ai fait dans l’argumentationexposée ci-dessus. Le concept utilisé dans lemilieu enseignant tient plutôt lieu de catégo-rie normative8. Il s’agit d’une attitude sou-haitée, que l’on peut apprendre et qui peutdonc en principe être aussi évaluée.

Cette approche normative de la consciencehistorique laisse la porte ouverte à des inter-prétations diverses : apparemment modesteselon l’acception du didacticien d’histoireArie Wilschut qui conçoit la conscience his-torique comme disposition à se poser desquestions d’histoire face aux phénomèneset aux événements actuels ; un peu plusambitieuse dans la formulation du rapport

7 Verleden, heden en toekomst. Advies van de commissiehistorische en maatschappelijke vorming [Passé, présentet futur. Conseils de la commission formation historique etsociale], Enschede, 2001.

8 Une critique très pertinente de l’utilisation normativedu concept de « conscience historique » (conscience his-torique en tant que fondement nécessaire d’une identitécollective européenne ou nationale) a été formulée parChristian Laville, dont je ne partage pas pour autant lasuspicion à l’égard du postmodernisme (ChristianLaville, « Pour une éducation historique critique, qu’at-tendre du courant de la conscience historique ? », inNicole Tutiaux-Guillon et Didier Nourrisson, Identités,mémoires, conscience historique, Saint-Étienne, 2003,pp. 13-25). Pour l’utilisation du concept de « consciencehistorique » comme catégorie historiographique et ana-lytique qui dépeint la relation (souhaitée) avec le passéau cours d’une période déterminée, voir par exemple JoTollebeek, « De conjunctuur van het historisch besef »[La conjoncture de la conscience historique], in BartRaymaekers en Gert van Riel (red.), De horizonten vanweten en kunnen [Les horizons du savoir et pouvoir] (Les-sen voor de eenentwintigste eeuw 8 [Leçons pour levingt-et-unième siècle 8]), Leuven, 2002, pp. 167-193.

Page 149: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 149

De Rooy (écrit en collaboration avec Wil-schut) où il s’agit cette fois de « discerner enquoi les phénomènes actuels sont déterminéspar l’histoire, c’est-à-dire en quoi ils sont leproduit d’une évolution, mais aussi qu’ils sontprovisoires et liés à une époque ». Cela semblebien plus ambitieux dans les compétencesterminales pour l’enseignement de l’histoireen Flandre. Il est notamment attendu desélèves flamands qu’ils puissent « élaborer unraisonnement à partir de l’étude du passé etdu présent afin de défendre leur point de vuepar rapport à un problème social ». Il s’agitencore d’avoir « acquis la conscience histo-rique que les individus et les groupes interfè-rent dans des processus sociaux afin de partici-per activement et de manière constructive à lasociété en évolution ». Pour leur part, les pro-grammes d’enseignement très détaillés del’enseignement libre parlent même dans cecadre «d’agir de manière historique», «d’orien-ter ses agissements sur la zone de tension passé-présent-futur » 9. Mais ces ambitions mettentinvolontairement l’histoire dans une posi-tion précaire. En effet, si les citoyens « n’agis-sent » pas « historiquement » – quelle quesoit la signification de ces termes – cela veut-il dire que l’enseignement de l’histoire auraitdès lors échoué ?

L’introduction du concept de « consciencehistorique » implique une explicitation per-tinente du fait que c’est toujours à partirdu présent que l’on observe le passé – etque l’on choisit ses thèmes d’observation.

« L’aperçu historique complet » que les nos-talgiques associent à l’enseignement de l’his-toire d’antan était tout autant basé sur deschoix parmi les « faits marquants » du passé,principalement national. Mais ce qui achangé, c’est le fait que le choix des contenusdidactiques soit devenu explicitement unsujet de discussion. Le fait que l’histoirerécente gagne sans cesse du terrain dans ceschoix est aussi une conséquence logique dela tendance à la « socialisation » de l’ensei-gnement de l’histoire, un enseignement quiest placé plus explicitement qu’auparavantau service de la vie.

Les Pays-Bas ont opté résolument pour unchoix thématique de contenus didactiques.L’aperçu historique ainsi proposé pendantles premières années de l’enseignementsecondaire est approfondi au cours desannées suivantes par le biais de thèmes,conformément au concept didactique du« curriculum en spirale ». Concrètement, le« programme de l’examen d’histoire » de finde parcours consiste en une série de domainesconceptuels tels que « L’État, la nation et lapolitique », « Les visions du monde et la cul-ture », « La subsistance matérielle » ou encore« Rencontres entre cultures », à partir des-quels des thèmes peuvent être librement éta-blis. Depuis l’introduction d’un examen écritd’histoire au niveau national en 1981, le sys-tème a pris une mauvaise tournure puisqueseuls deux thèmes sont définis chaque année.Or, même si cet examen ne constitue pas leseul moment d’évaluation, le choix en ques-tion n’est pas sans conséquence. En effet, lescontenus successivement annoncés induisenttout un circuit commercial de formationscontinues et de publications didactiques. Etil est apparu qu’aucune question n’étaitjamais posée qui n’entrait pas directement

9 Arie Wilschut, « Passief aangeleerde feitenkennis werktaverechts » [La connaissance de faits appris de manièrepassive agit à contresens], NRC, 7 juillet 1993 ; Verleden,heden en toekomst. Advies van de commissie historische enmaatschappelijke vorming [Passé, présent et avenir.Conseils de la commission formation historique etsociale], Enschede, 2001, p. 16.

Page 150: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

150 Le cartable de Clio, n° 3

dans la description officielle de ces différentsthèmes. Les élèves sont donc principalementévalués comme des spécialistes de deuxthèmes. En 2004, ce sera par exemple l’« exa-men approfondi du Lancashire. Le coton etla société de 1750 à 1850 ». Le fait que lacommission De Rooy plaide pour la sup-pression des thèmes à option et propose unerevalorisation limitée des « connaissancesd’orientation » comme bagage pour pouvoirtraiter une situation inconnue lors de l’exa-men semble donc une option pertinente.

En Flandre, les connaissances générales – « lecadre historique de référence » – font partiedepuis plus longtemps du bagage qui estnécessaire en amont des choix thématiqueseffectués assez librement par les deux réseauxd’enseignement. Au niveau des contenus, lescompétences attendues en fin de parcours selimitent à quelques conditions minimales,comme par exemple le fait que « les élèvesdécrivent les caractéristiques fondamentalesd’une société non occidentale pour une périodedonnée ». Les programmes didactiques pres-crivent dans les deux cas une matière mini-male très structurée : il s’agit d’un curricu-lum chronologique, réparti sur six ans, avecla recommandation de compléter régulière-ment ce cheminement par des études de caspouvant rompre avec la chronologie.

Cependant, les années 1960 et 1970 ont éga-lement laissé des traces dans les écoles fla-mandes au niveau du contenu de l’enseigne-ment de l’histoire. Certes, l’effet fut moindrequ’aux Pays-Bas, avec leur enseignementthématique évoqué ci-dessus. Mais le choixd’une histoire orientée vers les grandesstructures sociales alla bien dans ce sens.Dans l’enseignement libre catholique, quiaccorde, par tradition, plus d’attention à

l’histoire de la vie spirituelle et de la cultureque l’enseignement public, la «Nouvelle His-toire » et son orientation plus proche dessciences sociales ont par exemple prévalu.L’idée était, notamment, de diriger le regardsur « l’homme ordinaire », sur la masse plu-tôt que sur « l’élite » et « les individus ». Lestravaux d’historiens comme Fernand Brau-del devinrent une référence quant à ce quel’on pouvait enseigner à l’école. « La tensiondialectique entre la continuité et la disconti-nuité, entre les niveaux structurel et conjonc-turel» et «des processus de développement plusprofonds et récurrents » étaient désormais àl’ordre du jour. Or, Braudel considère que lesgens ne sont « que des acteurs sur la scène del’histoire mondiale» et qu’ils doivent ainsi êtreperçus en quelque sorte comme des passants10.Cette option générale s’est ainsi traduite pardes programmes d’enseignement et descompétences de fin de parcours chargés d’unlourd jargon, dans lesquels les sociétésparaissaient bien plus protagonistes que leshommes, et dont se dégageait une certaineméfiance à l’égard de la micro-histoire11.

10 Hugo Van de Voorde, «Fernand Braudel : een globalevisie op het verleden» [Fernand Braudel : une vision glo-bale du passé], Digo, 9 (1986), n° 2, p. 69 ; Leo Dalhuisen,Willy Dupon et Raphael de Keyser, « Continuïteit enverandering. Het geschiedenisonderwijs in Vlaanderenen Nederland: elementen van vernieuwing» [Continuitéet changement. L’enseignement de l’histoire en Flandreet aux Pays-Bas : éléments de renouvellement], Ons Erfdeel [Notre patrimoine], 36 (1993), p. 580.11 Pour un plaidoyer en faveur d’une intégration plusefficace de l’histoire sociale (comme une histoire de per-sonnes, de pratiques culturelles et de représentationssociales) dans l’enseignement de l’histoire, voir GérardNoiriel, « L’histoire sociale dans l’enseignement secon-daire » et Charles Heimberg, « Construire une penséehistorique et sociale », Le Cartable de Clio, 2 (2002),pp. 160-162 et 183-193.

Page 151: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 151

La vie sans histoireCe choix de considérer la notion de« conscience historique » comme le butessentiel de l’enseignement de l’histoire enFlandre et aux Pays-Bas a aussi eu des impli-cations pour la méthode d’enseignement àfaire valoir. Dans les faits, il s’est agi deconfirmer un consensus qui s’était déve-loppé au cours des quatre dernières décen-nies : si l’on attend des élèves qu’ils sachentposer eux-mêmes des questions historiqueset établir des liens entre le présent et le passé,ils doivent être formés pour cela. Il importedonc, en d’autres termes, qu’ils puissent s’yexercer pendant les cours.

Cette idée n’est certes pas nouvelle. Déjà auXIXe siècle, en Allemagne, on publia des« livres de sources » avec lesquels les élèvespouvaient s’exercer à poser toutes sortes dequestions aux sources historiques, le maté-riau utilisé par les historiens, afin deconstruire une interprétation du passé. Audébut du XXe siècle, des voix s’élevèrent aussiaux Pays-Bas et en Flandre pour que l’on sti-mule la participation active des élèves en uti-lisant des sources. Décrire aujourd’hui desprogrammes d’histoire axés sur l’activitéindividuelle en les qualifiant de « novateurs »serait donc un peu déplacé. Pourtant, cela nemanque pas complètement de pertinence.En effet, ces dernières années, le débat publicsur l’enseignement de l’histoire, aux Pays-Bas, mais aussi en Flandre où il se dérouleplutôt dans la pénombre des couloirs minis-tériels, se présente comme une sorte deguerre des tranchées entre les partisans des« compétences » et ceux de la « connais-sance ». Ces derniers, très souvent des nos-talgiques d’une histoire intégrale prétendu-ment exhaustive, sont accusés par lespremiers, qui brandissent un jargon didac-

tique leur permettant de se profiler comme«modernes», de prôner une «histoire événe-mentielle » débitée avec monotonie à ungroupe d’élèves condamnés à la passivité.

La futilité de l’opposition entre la connais-sance et les compétences – comme si lescompétences pouvaient constituer un but ensoi et avoir le moindre sens sans la connais-sance – est entretemps apparue clairement.Les termes dans lesquels ce débat a été menérisquent cependant de faire perdre de vue lesquestions importantes : quelles sont les com-pétences qui doivent être abordées dans l’en-seignement de l’histoire et dans quel but ?L’introduction du terme de « conscience his-torique » apporte ici une première réponse àcette question, même s’il apparaît, en y regar-dant de plus près, que beaucoup dépendaussi des fonctions que l’on attribue aux élé-ments de la triade passé-présent-futur. Si leprésent sert en premier lieu de point dedépart et de référence pour interpréter lepassé et suggérer des manières de l’interpré-ter, les compétences visées consisteront àapprendre aux élèves comment ils peuventdonner un sens au passé à partir du présent.Dans ce cas, ils devront apprendre à poserdes questions historiques, à estimer si unesource déterminée peut apporter une réponseà leurs questions et enfin à transformer cesréponses en une argumentation ouverte àd’autres interprétations possibles du mêmepassé12. Par contre, si le présent et l’avenirsont plutôt présentés comme une norme àlaquelle confronter le passé de manière cri-tique, les compétences attendues serontorientées de manière plus fonctionnelle vers

12 Voir par exemple l’ouvrage particulièrement inspiréde Chris Husbands, What is history teaching ? Language,ideas and meaning in learning about the past, Buckin-gham-Philadelphia, 1996.

Page 152: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

152 Le cartable de Clio, n° 3

la vie actuelle dans la société. Concrètement,il s’agira d’apprendre à rechercher des infor-mations, de préférence sur Internet, à éva-luer leur fiabilité et à synthétiser les informa-tions proposées. Si l’on poussait cette logiqueà l’extrême, l’histoire serait ici superflue.

Naturellement, cette distinction est partielle-ment artificielle. Elle se révèle néanmoinspertinente lors de l’analyse des programmesen vigueur et des manuels utilisés. Ils font eneffet clairement apparaître laquelle de cesdeux pistes est soutenue à travers des visionsépistémologiques divergentes. La secondeapproche, dite « néo-moderne », qui entendaborder le passé de manière critique, se baseassez paradoxalement sur une vision dupassé plus traditionnelle, cumulative – l’his-toire est alors conçue comme un processusdans lequel la connaissance s’édifie et sedéveloppe systématiquement. La critiquehistorique sert ici d’instrument pour distin-guer le vrai du faux, le fiable du non fiable13.Il s’agit de traiter le passé et les représenta-tions du passé de manière critique. C’est lalogique d’en finir avec le passé et de démy-thologiser les images du passé qui domineici. L’autre approche, qui tente de se sous-traire à une telle logique de démystification,a une vision plus complexe du passé. Ici,

l’histoire n’est pas conçue comme un proces-sus cumulatif, mais comme un processusculturel polymorphe d’attribution de sens.Selon cette vision, différentes interprétationsdu passé peuvent être valables et remplirchacune une fonction, comme des témoi-gnages contradictoires à propos du mêmepassé peuvent être de précieuses sourcesd’information.

Aux Pays-Bas, la canonisation de l’enseigne-ment des compétences – prévue dans les exa-mens centraux de fin d’études – rendait unetelle approche possible. Ainsi attend-onnotamment des élèves qu’ils puissent faireun choix argumenté entre différentes inter-prétations d’un événement historique. Les«concepts structuraux» (comme par exemple« fait et objectivité » ou « représentation etinterprétation») introduits par le didacticiend’histoire Leo Dalhuisen servent ici de filconducteur. En Flandre, cette même approchea trouvé un écho dans l’enseignement libreet s’est retrouvée, sous une forme très diluée,au niveau des compétences attendues en finde parcours. Il semble cependant particuliè-rement difficile de la transposer de manièreconséquente dans la pratique d’un manuel.Évidemment, l’objectif poursuivi ne consistepas à inculquer aux élèves « qu’il n’y a pas devérité » et que « tout est interprétation ».Mais il ne peut pas non plus mener à leurinculquer une forme de critique historiqueaujourd’hui dépassée. En Flandre, dans latoute dernière collection de manuels (sou-vent composés à la hâte), cela a d’ailleurs prisune mauvaise tournure. Ainsi, de longuesséries de documents historiques, présentés leplus souvent en dehors de tout contexte, sontsystématiquement utilisés pour savoir si lasource en question est « objective » ou « sub-jective», en d’autres termes, si elle est «fiable».

13 Malgré l’accent mis sur une grande activité indivi-duelle des élèves, cette conception débouche sur le « réa-lisme » que François Audigier et Nicole Tutiaux-Guillonimputent à l’enseignement français de l’histoire : «Courset manuels ne s’encombrent pas d’historiographie oud’épistémologie : l’objet à enseigner est un objet naturalisé.[...] Il [le réalisme] s’appuie sur le concret, l’observable :c’est là le rôle principal des documents qui donnent à voirle passé. Au quotidien, l’approche critique du documentest souvent réduite à l’énoncé de l’auteur, de la nature, dela date (rarement du contexte), sans que cela éclaire lesinformations prélevées dans le texte ou l’image qui serventà étayer le cours ». (Tutiaux-Guillon, « Histoire etmémoire », op. cit., p. 90).

Page 153: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 153

Mais on ne se demande pas à quelles ques-tions de telles sources pourraient apporterune réponse qui permette de construire dusens. Si le thème de la leçon est par exemple« l’image que la culture x se fait de la culturey pendant le siècle z », les questions de fiabi-lité auxquelles il faut répondre par oui oupar non sont tout simplement déplacées. Laquestion est donc de savoir si les élèvesacquièrent plus de conscience historique parcette « fixation sur les sources » qui rappellel’activité historique dominante de la fin duXIXe siècle. Ou s’il ne vaudrait pas mieuxutiliser par exemple des fragments de sourcesmoins nombreux, mieux choisis et mieuxcontextualisés. Relativiser le poids des «com-pétences de recherche et d’information » auprofit d’autres compétences en matièred’imagination ou de représentation, commele suggère le rapport De Rooy, pourrait doncconstituer une suggestion pertinente.

L’amour de l’histoireMais qu’en pensent les élèves flamands etnéerlandais? Ils n’aiment pas l’histoire, si l’onen croit l’enquête européenne Youth and his-tory 14. Certes, cela ne doit pas trop préoccuperles autorités, la stimulation de l’intérêt pour lepassé ne faisant pas partie en Flandre descompétences attendues au terme de l’ensei-gnement de l’histoire (à l’exception, un peuétonnante, de l’enseignement primaire). C’estlà, semble-t-il, le prix à payer pour le choixd’une forme de conscience historique vrai-ment orientée sur les problèmes de la société

actuelle. Une certaine instrumentalisationdu passé en est la conséquence logique.

L’enquête elle-même met peut-être le doigtsur les limites d’un concept de consciencehistorique conçu comme normatif, indépen-damment du temps et de l’espace. Elle meten évidence des différences géographiquestrès importantes quant à la manière dont lesjeunes s’intéressent plus ou moins au passérécent. En Europe du Nord et de l’Ouest,marquée par une culture à la fois universa-liste et individualiste, cet intérêt paraît assezmitigé. Il n’en va pas de même dans les paysdu Sud et de l’Est de l’Europe, en Grèce, enEspagne, en Italie ou en Croatie, où la cul-ture est plus « traditionnelle», religieuse, eth-nocentrique. Dans ces pays, les élèves mani-festent beaucoup plus d’intérêt pourl’histoire récente. Un plus grand intérêt pource passé signifie peut-être aussi un plusgrand attachement à son propre passé natio-nal. Que ce soit la voie rêvée pour la Flandreet les Pays-Bas me semble incertain…

La manière dont l’enquête européenne a étéconçue explique par ailleurs pourquoi lesrésultats sont tellement peu encourageantsdans ces régions. Il s’agissait en effet d’unquestionnaire fermé concernant différentesformes explicites d’intérêt pour le passé.Cependant, des questionnaires informels, àune plus petite échelle, ont montré que lesjeunes pouvaient éprouver du plaisir à l’his-toire, en classe comme à l’extérieur. Cela dit,le succès actuel de l’histoire dans l’espacepublic concerne d’abord des hommesblancs, âgés de plus de cinquante ans et quidisposent de beaucoup de temps libre. Cequi n’empêche pas que les jeunes participentaussi à la culture historique actuelle. Lesfilms historiques, les bandes dessinées et les

14 Magne Angvik et Bodo von Borries (Éds.), Youth andHistory. A Comparative European Survey on HistoricalConsciousness and Political Attitudes among Adolescents,Hamburg, 1997 ; Joke van der Leeuw-Roord (Éd.), Thestate of history education in Europe. Challenges andimplications of the “Youth and history”-survey, Ham-burg, 1998.

Page 154: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

154 Le cartable de Clio, n° 3

jeux pour ordinateur qui portent sur dessujets historiques sont populaires. Il s’agitnaturellement d’un rapport plus informelavec le passé que celui auquel aspire en prin-cipe l’enseignement de l’histoire. Comme leconfirment les domaines d’intérêt mis enévidence par l’enquête européenne, lesjeunes éprouvent plus de plaisir aux grands« récits sur le passé », quant à la vie quoti-dienne des gens ordinaires, aux histoiresd’aventuriers et à celle des grandes décou-

vertes, ainsi qu’à l’histoire des pays lointains.Il est évident qu’un cours d’histoire ne sau-rait consister à rabâcher des récits souventromancés s’attachant à des détails insigni-fiants. Ils peuvent néanmoins constituer unélément déclencheur pour une approche quiirait plus loin que la seule distinction entrel’histoire « vraie » et la « fausse », c’est-à-direune approche qui donnerait à voir lesmanières différentes dont l’on peut donnerdu sens au passé.

Page 155: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Leçons d’histoire à l’école primaire : comparaisons – 155-168 155

Dans cet article, nous développons l’idéequ’il est important pour des élèves de l’écoleprimaire d’étudier le passé en utilisant l’en-quête historique et expliquons pourquoinous pensons que ceux-ci sont capables de lefaire. Nous examinons les problèmes liés auprocessus de simplification et à l’existence deconceptions préalables, problèmes posés parAudigier et al. (2002) à partir de l’étude decinq leçons enregistrées à Genève et à Lyon.L’analyse des stratégies utilisées par les ensei-gnants dans ces leçons ainsi que dans sixautres, trois à Bucarest en Roumanie et troisà Cumbria au Royaume-Uni, portent princi-palement sur les liens faits entre le local et lesmouvements nationaux, les interactions dansdes groupes restreints d’élèves et la manièrede favoriser les apprentissages par « encadre-ment », la représentation des idées abstraitesde manière « active » et iconique2, la succes-sion de questions « étroites » et fermées et dequestions plus « larges » et abstraites la struc-turation d’une compréhension conceptuelle,allant du concret vers l’abstrait.

Durant l’année scolaire 2000-01, HilaryCooper et Laura Capita ont enregistré desleçons d’histoire destinées à des enfantsd’environ onze ans dans trois classes à Buca-rest (Roumanie), trois à Cumbria (GB), deuxà Lyon (FR), trois à Genève (CH). L’objectifétait de mettre en évidence des points com-muns dans l’enseignement de l’histoire au-delà des différences de culture et de curricu-lum existant entre ces pays. Nous voulionstrouver « quelque unité dans la diversité »dans l’apprentissage du passé dans la « Nou-velle Europe ». Il était aussi intéressant d’ob-server comment les enseignants intègrentl’enquête historique en abordant des conte-nus différents. Ces observations doiventnotamment constituer une base utile pour ledialogue entre collègues de différents pays etpour d’autres enquêtes ultérieures. Quelquesrésultats initiaux de ces observations sontlivrés dans Capita, L. et al. (2000) et Capita, Let al. (2001).

L’analyse des leçons d’histoire à Genève et àLyon, présentée par Audigier et al. (2002),met particulièrement l’accent sur certainsaspects de l’enseignement : les structures dela leçon, les interventions de l’enseignantlors des leçons ainsi qu’en travail de groupes(étendre, corriger, questionner, synthétiser,confirmer), le vocabulaire spécifique intro-duit, l’utilisation de la documentation par lesélèves. Les chercheurs genevois font plusieurs

LEÇONS D’HISTOIRE À L’ÉCOLE PRIMAIRE : COMPARAISONS

HILARY COOPER, ST MARTIN’S COLLEGE (LANCASTER) ET LAURA CAPITA, INSTITUT DES SCIENCES

DE L’ÉDUCATION (BUCAREST)1

1 Traduction : Philippe Haeberli, Université de Genève.2 Ces termes renvoient aux différentes étapes du déve-loppement intellectuel que le psychologue américain J. S. Bruner a formalisées dans plusieurs ouvrages enrelation notamment avec les travaux de Piaget. «Active»désigne les manières par lesquelles le jeune enfantconstruit ses premières connaissances du monde, àsavoir par l’action ; « iconique » ajoute une technique dereprésentation fondée sur les images et permettant deprendre une certaine distance avec l’action.

Page 156: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

156 Le cartable de Clio, n° 3

remarques qui nous donnent à voir la com-plexité de l’enseignement de l’histoire, deson importance et des capacités considé-rables à mettre en œuvre par les enseignants.À la fin de l’article, ils soulèvent deux nouvellesquestions de recherche : comment éviter queles simplifications faites par les enseignants nedeviennent des obstacles pour des appren-tissages futurs plus complexes ? Commentconstruire du « sens » en histoire, mettre enrelation les mondes des élèves avec laconception du monde et les compréhensionsde la vie sociale portées et sous-tendues parl’enseignement de l’histoire ? Nous expli-quons pourquoi il est essentiel à notre sensque les élèves approchent le contenu desleçons d’histoire par le biais de l’enquête his-torique et qu’ils le fassent dès le début de leurscolarité, pourquoi cela est possible. Dans unsecond temps, nous analysons les leçonspour étudier les stratégies des enseignantsqui pourraient constituer un moyen derésoudre les problèmes liés à la simplifica-tion et à la question du sens. Nous utilisonsles leçons enregistrées aussi bien en Roumaniequ’en Angleterre, en France et en Suisse.

1. RECUEIL DES DONNÉES

À Lyon et à Genève, les classes étudiéesétaient composées d’élèves de 10-11 ans,dans des écoles de taille similaire. À Bucarestet à Cumbria, les écoles étaient par contre detaille très différente. À Cumbria, la classe 1(C1) se trouvait dans une école de campagnede 55 élèves âgés de 4 à 11 ans ; elle comptaitdes élèves de 8 à 11 ans. La classe 2 (C2)comptait des élèves de 10 à 11 ans dans uneécole de 200 enfants dans un petit village. ÀBucarest, les classes appartenaient à degrands établissements urbains, deux établis-sements comptaient environ mille élèves de

6 à 18 ans, le troisième deux mille de 6 à 14ans. Beaucoup d’enseignants, notamment enRoumanie après 40 années d’oppression,sont probablement assez réticents à laisserentrer une caméra vidéo dans leur classe.Au-delà des différences de culture, d’histoireet d’organisation des systèmes éducatifs, ilconvient de souligner qu’une tendance trèspartagée dans les curriculums et pro-grammes d’histoire consiste à insister plussur la construction de compétences intellec-tuelles et de savoir-faire et moins sur « l’ac-cumulation de faits et d’informations »(Capita, 1995). Les auteurs de l’article ontanalysé ensemble les leçons roumaines etanglaises et par courrier électronique lesleçons françaises et suisses.

1.1 Pourquoi nous pensons que si les élèvesétudient eux-mêmes le passé au moyen del’enquête historique et qu’ils le font demanière de plus en plus complexe, celapeut éviter des simplificationsinappropriées et les aider à devenirconscients de la question du « sens » L’histoire a évolué ces 200 dernières annéesdepuis la chronique d’événements se succé-dant sans relations vers une discipline quiétudie et interprète différents types desources afin de comprendre les sociétés dupassé. Son contenu est divers : social, écono-mique, constitutionnel, esthétique, etc. Elleporte sur des individus, des institutions, desgroupes. Ce qui distingue l’histoire commediscipline, ce sont les questions posées parles historiens et la manière dont ils y répon-dent. L’histoire étudie les causes et les effetsdes changements dans le temps, la descrip-tion et l’explication des différences entrenotre société et celles du passé, les causes deschangements. Les historiens enquêtent eninterprétant des traces, des restes du passé,

Page 157: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 157

les sources. Ils utilisent le raisonnementdéductif pour interpréter les documents ;mais ceux-ci ne disent jamais la totalitéd’une situation. C’est pour cette raison, entreautres, que plusieurs interprétations d’unmême document sont défendables. Les infé-rences historiques impliquent des questionsde statut et de signification de la source :qu’est ce que cela nous dit de la société qui laproduit ? Comment a-t-elle été produite ?Pourquoi ? Pour quel usage ? Par qui ? Où a-t-elle été trouvée ? Etc. Puisqu’il existe unelimite à ce qui peut être tenu pour certain,l’historien doit faire des inférences qui sontautant de probabilités, des suggestions rai-sonnables à propos de la source. Si cette der-nière est incomplète, l’historien doit aussiaccepter l’inconnaissable. La notion d’enquêtedans l’interprétation des sources historiquesa été clarifiée par Collingwood (1939). Cedernier est parti de questions spécifiques surla signification et la finalité d’objets (que cesoit des boutons ou des habitations) pour endéduire la signification pour les gens qui lesavaient produits. Interpréter des sources his-toriques implique non seulement une argu-mentation interne mais aussi le débat avecautrui : mettre les inférences à l’épreuved’autres sources et considérer d’autres pointsde vue. Cela signifie étayer des opinions avecdes arguments, accepter qu’il n’y ait pas tou-jours une réponse « correcte », qu’il puisse yavoir autant d’interprétations différentes qued’interprétations valides et que certainesquestions puissent ne pas être résolues. Celasignifie avoir compris que les récits sur lepassé sont construits et, partant, pourquoi ilspeuvent différer en fonction de l’époque, desintérêts particuliers de l’historien (sociaux,économiques, politiques, etc.), de son pointde vue (genre, classe, ethnie) et des sourcesdisponibles.

Bien sûr, les enfants ne peuvent pas faire letravail de l’historien, mais ils peuvent demanière embryonnaire apprendre à tra-vailler suivant le processus de l’enquête :apprendre que le passé est dynamique et quedes récits valides du passé peuvent varier ouchanger ; comprendre pourquoi il n’existepas de vue simple et stéréotypée ; apprendreà se forger leurs propres opinions, à lesdéfendre et à respecter celles des autres.Ainsi, au fil de leur maturation, leur concep-tion du passé pourra résister à la manipula-tion politique. L’enquête les rend conscientsde la simplification et du problème du« sens ». Car l’histoire est un domaine puis-sant qui peut transmettre une vue statique,unique du passé ou, au contraire, enseigneraux élèves que les interprétations du passésont construites par le questionnement dessources. Nous abordons dans la suite de l’ar-ticle le problème de l’apprentissage de l’en-quête historique par les élèves eux-mêmes, àleur propre niveau et de manière de plus enplus complexe.

1.2 Pourquoi nous pensons que les jeunesenfants peuvent apprendre au moyen del’enquête historiqueLa recherche a montré que les jeunes enfantspeuvent, en augmentant progressivement lacomplexité, débattre à partir de sources(Cooper, 1991, 2000a), envisager des pointsde vue différents et suggérer des raisons pourexpliquer les comportements (Knight, 1998et 1989b), comprendre les notions de causeset de conséquences sur la durée (Lee et al.,1996a et 1996b, 1996c, 1996d). La recherchea également montré que beaucoup d’enfantsont, dès l’âge de 12 ans, des points de vueformés à propos du passé ; ils ne trouventdans l’histoire aucune pertinence ou ne per-çoivent aucune influence de l’histoire sur

Page 158: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

158 Le cartable de Clio, n° 3

leur propre vie (Borries, 1994). La plupartdes curriculums en histoire insistent sur lesfaits historiques présentés dans leur succes-sion (Conseil de l’Europe, Conseil pour lacoopération culturelle, 1995). Cependant, lesjeunes enfants sont très vite conscients dupassé grâce par exemple aux récits, à lafamille, aux mass médias, à la peinture, auxmonuments commémoratifs, aux noms derue, etc. Bien qu’elle développe leur sens dupassé et leur rapport à celui-ci, l’identitéconstituée de cette manière peut aboutir àdes préjugés et à des phénomènes de xéno-phobie (Cooper, 2000b).

2. CONTENU ET STRUCTUREDES LEÇONS3

Deux des leçons roumaines, la B1 sur l’ex-pansion de l’Islam et la B3 sur les migrationsdes peuples en Europe de 200 à 500 ap. J.-C.,sont des leçons menées avec l’ensemble de laclasse ; dans la troisième, B2, les enfants sontdivisés en huit groupes de travail. Chaquegroupe reçoit un petit texte d’un historienromain discuté, par la suite, en classe entière.En Angleterre, la leçon C1 porte sur l’im-plantation viking en Angleterre du Nord.L’enseignant commence avec une liste desnoms de lieux vikings et de leur significa-tion, pour ensuite repérer sur une grandecarte les habitations vikings par leurs noms(terminaison en « by » pour « ferme »). Lesélèves travaillent ensuite en groupe pouridentifier d’autres terminaisons d’autreslieux colonisés par les Vikings (par exemple,bay – porte ; fell – versant de montagne ;thwaite – pâture ; tarn – petit lac). L’ensei-gnant ramasse les réponses à la fin du cours

et aide la classe entière à trouver les lieux etles raisons de l’établissement des Vikings enAngleterre.

La leçon C2 étudie l’Angleterre victorienne.Après la visite d’une petite manufacture dela région fabriquant des bobines pour lefilage du coton et de la laine pour les villesdu nord de l’Angleterre au XIXe siècle,les élèves travaillent en classe la questionsuivante : pourquoi des manufactures debobines ont-elles été construites dans deszones rurales (bois, eau, main-d’œuvre) ?Dans un deuxième temps, en groupes etpour consolider les acquis, les élèves tra-vaillent à faire correspondre photos etlégendes concernant la fabrication debobines. Ensuite, en classe entière, la ques-tion du transport des bobines vers lescentres industriels est discutée.

Dans la classe C3, on venait de terminer untravail sur l’Égypte ancienne. C’était l’occa-sion d’organiser une « fête égyptienne ». Uneheure de cette fête a été enregistrée survidéo. Les enfants sont habillés dans des cos-tumes égyptiens confectionnés à la maison,suivant des modèles tirés de peinturesmurales. Différentes activités de groupessont prévues : construire des répliques depyramides pour s’interroger sur la façondont elles ont été construites ; traduire deshiéroglyphes pour se faire une idée du fonc-tionnement de la langue égyptienne ; pro-duire des règles pour le « sennet », un jeuégyptien ; moudre du blé entre des pierres ;jouer un jeu de société pour considérer leseffets des inondations ; faire des poupéeségyptiennes pour évoquer des mythes égyp-tiens ; décorer des « caisses à momies » etfaire des enregistrements pour une émissionradio sur Isis et Osiris.

3 Pour les leçons enregistrées à Lyon et à Genève, le lec-teur se reportera au n° 2 du cartable de Clio.

Page 159: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 159

3. COMMENT L’ORGANISATIONDES LEÇONS PERMET AUXENFANTS D’ENTRER DANSLES « GRANDES QUESTIONS »À DIFFÉRENTS NIVEAUX ?

Ainsi retrouve-t-on une énorme variété dansla construction des leçons qui vont du coursmagistral à des activités pratiquées, elles-mêmes diverses. Pour réduire les effets desimplifications trop fortes, nous identifionstrois pistes différentes.

1° De nombreuses leçons passent du niveaulocal et familier, aux niveaux national eteuropéen et, parfois, mondial, ce qui permetaux élèves de faire des liens entre ce qu’ilsconnaissent concrètement, leur environne-ment proche, et ce qui est plus lointain, plusabstrait et plus complexe. Par exemple, laclasse étudiant les Gaulois a visité un site gau-lois à Lyon le jour suivant ; une classe gene-voise a visité des sites associés aux person-nages de Calvin, Rousseau et Dunant. Dansune classe de Lyon, les plans de Hausmann àParis ont été mis en parallèle avec le tracé decertaines rues à Lyon. Dans la leçon C1, lesélèves doivent chercher des noms familiers devillages de leur région ayant une consonanceviking (les élèves travaillent sur des cartes detailles différentes et à des échelles différentes).Dans la leçon C2, les élèves font des liensentre les bâtiments et les gens de leurs locali-tés et ceux des villes du nord de l’Angleterrequi ont joué un rôle important pour la Révo-lution industrielle et le commerce mondial.Ainsi mis en relation avec des sourcesconcrètes avec lesquelles les enfants sontfamiliers, des phénomènes complexes sur unplus vaste territoire sont rendus accessibles.On introduit les élèves aux «grandes idées» àdifférents niveaux d’abstraction.

2° Certaines leçons ont permis aux élèvesd’explorer des concepts de manière «active» :moudre du blé, faire des poupées pour jouerun mythe égyptien, visiter une manufacturede bobines, le site gaulois, les monuments àGenève. Parfois les idées sont traduites enimages pour en débattre plus longuement :observer des photographies de la manufac-ture ou des monuments genevois, peindre les« sarcophages des momies », prendre despeintures murales comme modèle pour lesvêtements. Dans la leçon C2, les enfants ontrelaté leur expérience de la visite de la manu-facture et des photographies qu’ils ontprises, en construisant des schémas pourrenforcer leur compréhension du processusde fabrication de bobines. Pour certainsélèves, l’expérience tactile, les images et lesschémas les ont peut-être poussés à faire desliens et aidés à donner du sens aux sourcesécrites et aux discussions des « grandesidées » telles que la Révolution industrielle,les Lumières, les croyances des Égyptiens.Cette approche de l’enseignement à de mul-tiples niveaux est le reflet des trois façonsavec lesquelles Bruner décrit les représenta-tions d’un sujet : active, iconique et symbo-lique. Elle privilégie ce qui fait le cœur d’unediscipline, ses structures et ses conceptsessentiels ; elle construit ainsi les fondationspour le développement futur de la penséedes élèves en évitant la surcharge cognitiveprovoquée par l’accumulation des connais-sances factuelles.

« We teach a subject not to produce little livinglibraries, but to consider matters as an histo-rian does, to take part in the process of know-ledge… If one respects the ways of thought ofthe growing child ; if one’s curious enough totranslate material into its logical forms, andchallenging enough to tempt him to advance,

Page 160: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

160 Le cartable de Clio, n° 3

then it is possible to introduce him at an earlyage to ideas and styles that, in later life willmake him educated man » (Bruner, 1963, 52).

Cette manière d’enseigner prend aussi enconsidération les différents modes d’appren-tissage des élèves (Gardner, 1993) et diffé-rencie les niveaux d’apprentissage.

3° Le travail de groupe pratiqué dans huitdes douze leçons permet l’interaction entreélèves dans des situations non-menaçantes ;en outre, elle leur donne l’occasion d’articu-ler, d’expliquer et de tester des idées et, ainsi,d’encadrer les moins bons élèves du groupe.Le travail de groupe permet à l’enfant defaire avec les autres ce qu’il sera capable defaire demain tout seul. (Vigotsky, 1978).Comme le firent remarquer certains ensei-gnants roumains après le visionnement desenregistrements vidéo des leçons : « les élèvesutilisent l’information en fonction de leurintérêt ; le caractère ‘abstrait’ de l’histoire estévité », « l’approche qui place l’élève au centrepermet aux étudiants de développer leurpropre point de vue sur le sujet » (Capita et al.,2000, p. 36).

4. COMMENT LES ENSEIGNANTSHIÉRARCHISENT-ILS LESQUESTIONS POUR PERMETTREAUX ÉLÈVES DE SE CONFRONTERAUX « GRANDES QUESTIONS »,À DIFFÉRENTS NIVEAUX ?

Après avoir fait une liste complète de la suc-cession de questions posées par chaqueenseignant dans chaque leçon (les tableauxutilisés, non reproduits ici, distinguent, pourchaque question : la source pointée par laquestion, le vocabulaire spécifique utilisé etle type de question posée selon qu’elle est

large ou étroite, si la question induit unpoint de vue), nous concluons que, danstoutes les leçons, qu’elles soient organiséesen classe entière, en classe entière suivie d’ac-tivités de consolidation, en classe entièrepour l’introduction et la synthèse et pargroupe pour les activités intercalaires ouencore qu’elles soient organisées autourd’« activités », les enseignants transmettentl’information, le contenu de la leçon, enposant aux élèves des questions à partir desources et donnent ainsi un modèle du tra-vail de l’historien. Ils hiérarchisent égale-ment les questions pour que les élèves seconfrontent pas à pas à la «Grande question»,à l’enquête sur laquelle la leçon – ou laséquence – met l’accent. Même si certainsélèves n’arrivent pas à faire le lien avec l’en-quête principale, ils se confrontent à cer-taines questions et apprennent grâce à desdiscussions de groupe ou en classe entière ouencore par l’aide du maître ou d’élèves pluscapables. (Bruner, 1963).

Dans chacune des onze leçons, le modèle desuccession hiérarchique des questions estsimilaire. Chaque leçon prend la formed’une enquête qui concernait une « grandequestion » générale. La leçon est structuréeautour de quatre ou cinq « questions subor-données », que nous avons appelées « ques-tions clés ». L’enseignant découpe chacunede ces « questions clés », en « petite étape » ouen questions étroites. Voici trois exemples.

Dans la leçon C2, la question générale de laleçon est :

«Quel est le lien entre ce que nous avons apprisde la vie des femmes et des enfants pendant laRévolution industrielle et la fabrique locale debobines ? »

Page 161: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 161

La première question subordonnée est :

« Pourquoi des fabriques de bobines ont-ellesété installées dans la région du lac ? »

Suivent six sous-questions qui permettent àla classe de répondre à la question-clé.

Ceci est un exemple de la manière dont, danschaque leçon, une question générale est trai-tée en « questions clés » subordonnées, cha-cune découpée en questions étroites.

Dans la leçon sur la Gaule à Lyon, la questiongénérale est : « Comment se présentait lasociété gauloise ? »

À partir de la question clé (QC) : « Commentles Gaulois transportaient-ils les choses ? », lesélèves font des déductions et quelques infé-rences à partir de photographies d’un reliefen pierre du premier siècle ap. J.-C. repré-sentant un bateau tiré le long de la berged’une rivière par des hommes et un chartracté par deux animaux. Se succèdent alorsdes questions étroites :

« Pouvez-vous décrire le bateau ?Que font les gens ?Pourquoi ? Dans quel sens coule la rivière ?Comment retourne-t-on ?Vers où pensez-vous que le bateau navigue ?Que pensez-vous qu’ils transportent ? »

Et ainsi de suite.

À Bucarest, dans la leçon B1 dont la ques-tion générale est : « Qui étaient les Arabes ? »,les questions clés sont :

« QC 1 D’où viennent les Arabes ? Comment seprésente l’Arabie géographiquement ?

QC 2 Que savez-vous de la religion musulmane?

QC 3 Que savez-vous de l’expansion de la reli-gion musulmane ?

QC 4 Quel est l’héritage culturel des Arabes ?».

Ces questions sont de véritables et impor-tantes questions historiques. Les enseignantsles utilisent pour évaluer la compréhensiondes élèves, pour corriger des préjugés et pouraugmenter leur connaissance. Certainesconceptions des élèves ont à faire avec lacompréhension de ce qu’est l’enquête histo-rique. Par exemple, lorsque l’enseignant C1demande si les élèves peuvent penser à n’im-porte quelle autre preuve pour appuyer leursrésultats sur les établissements vikings, ledialogue suivant s’engage :

« Élève : les arbres généalogiquesProfesseur : en quoi cela nous aide-t-il ?É : à ce que tous les ancêtres reviennent à nousP : cela prendrait beaucoup de temps, n’est-cepas ? Pensons à quelles autres sources nouspourrions utiliser… »

Souvent la même question est distribuéedans la classe pour partager et rassembler lesavoir des leçons précédentes. Par exempledans la leçon C2 :

« P : Nous avons vu le travail des enfants dansla fabrique de bobines. Quel autre travail lesenfants faisaient à l’époque victorienne ?É: grimper sur des cheminéesÉ : balayer les passages pour les dames à longuerobeÉ : travailler dans un chantier à transporter del’argileÉ : gamins recueillant des choses rejetées sur lerivage par la rivière

Page 162: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

162 Le cartable de Clio, n° 3

É : des enfants travaillant dans des usinesÉ : des fabriques de filage du coton dans le Lancashire. »

De temps en temps, les enseignants ajoutentdes informations pour étayer les réponsesdes élèves et les pousser à aller plus loin. Parexemple à Bucarest (B2) :

« P : que pouvez-vous me dire de l’état desroutes à partir de ce document ?É : elles étaient très dangereusesP : oui, elles l’étaient – ce qui rendait le com-merce difficile. Si le commerce s’arrêtait, il n’yavait plus d’argent. Les villes étaient des carre-fours commerciaux ; elles déclinent ? Si lesvilles déclinent, quelles autres choses décli-nent ? Quelles autres activités sont liées auxvilles ? »

Cependant, une analyse quantitative des dis-cours montre que le nombre de mots pro-noncés par les enseignants durant la leçonexcède considérablement celui prononcé parles élèves. Par ailleurs, le nombre de réponsesdes élèves et des questions de la part desenseignants est plus ou moins le même, cequi démontre que l’enseignant continue sondiscours après avoir obtenu la réponse del’élève questionné. Bien que les questionsgénérales et les questions clés soient desquestions ouvertes, les questions étroites quidemandent des réponses « correctes » ne per-mettent pas aux élèves de poser des ques-tions. Lorsque plusieurs élèves répondent à lamême question, c’est rarement à une questiondiscursive. Il n’y a pas d’exemple de discus-sion entre élèves à propos d’une question quiadmet plusieurs réponses valides. Ce fait a puclairement être mis en lumière avec les grillesd’analyse. Les questions larges sont rapide-ment suivies de questions particulières qui

empêchent les élèves de formuler un pointde vue ou une opinion. Nous n’avons pas étéen mesure, dans cette étude, de saisir les dis-cussions de groupe qui ont existé, mais laspécificité des questions posées aux élèvessur les sources et l’absence de controverselors des comptes rendus pour la classeentière rendent assez improbables la possibi-lité qu’il y ait eu beaucoup de débats à l’inté-rieur des groupes.

Les élèves apprennent que le passé est étudiéà partir de preuves. La structure des ques-tionnements rend possible de considérer desquestions larges, abstraites et complexes àdes niveaux différents. Mais les élèves n’arri-vent pas à faire de déduction eux-mêmes, àleur échelle, à partir des sources et à com-prendre pourquoi des inférences différentessont possibles et pourquoi, en conséquence,les interprétations peuvent différer.

5. VOCABULAIRE, COMMENTENSEIGNER DES CONCEPTSABSTRAITS TOUT EN ÉVITANTLA SIMPLIFICATION ET COMMENTLES UTILISER POUR ABORDERLES « GRANDES QUESTIONS » ?

Le vocabulaire employé pour poser etrépondre aux questions sur le passé peut êtrecatégorisé de différentes manières. Pour nosanalyses, nous avons défini les catégories sui-vantes : temps, enquête historique, conceptsdéfinis par les historiens pour décrire lepassé, vocabulaire plus en usage dans le lan-gage courant et vocabulaire associé étroite-ment à l’histoire sans être spécifiquementhistorique (Cooper, 2000a, pp. 158-59).Nous avons constaté que dans chacune desonze leçons, les enseignants utilisaient duvocabulaire relevant de toutes les catégories.

Page 163: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 163

Ils introduisent ainsi les élèves à une hiérar-chie de concepts historiques de différentstypes.

5.1 Le concept de tempsAudigier et al. montrent que les enseignantsintroduisent fréquemment dans leurs leçonsdes discussions articulées autour des diffé-rences et des ressemblances entre le passé etle présent ainsi que des périodes de change-ments ou de continuité dans le temps ; ilsinvitent fréquemment les élèves à relier cesconcepts à leurs expériences.

5.1.1 DatesDans l’utilisation de termes associés auxchangements dans le temps, la plupart desenseignants ne font pas référence à des datesprécises. Les exceptions sont, par exemple,306-377 pour décrire une période de temps– le règne de l’empereur Constantin –, maisces dates précises ne sont pas reliées à desévénements ; 476 ap. J.-C. pour la chute del’Empire romain sans qu’il y ait d’indicationsur le pourquoi et le comment cela a-t-il puse passer en une année. De temps en temps,des successions de dates précises sontemployées pour des changements, parexemple, la première course de voituresentre Paris et Rouen 1894, 22,4 km/h ; ladeuxième entre Paris et Bordeaux 1895,48 km/h ; la troisième entre Paris et Madrid,112 km/h. Mais les effets de l’invention dumoteur à explosion sur la vie sociale et com-merciale n’ont pas été évoqués à partir deces faits. De même aucune inférence n’a étédéveloppée sur les suites du travail deDunant, notamment autour de la Conven-tion de Genève : 1864 (soldats blessés), 1869(les marins échoués), 1929 (les prisonniersde guerre), 1949 (les civils). Si l’on attenddes élèves qu’ils utilisent des dates pour

décrire le passage du temps, il faut aussid’autres raisons : localiser l’événement dansle temps mais aussi envisager ses causes etses effets, faire succéder les questions afin desuivre le développement des événements, decomparer les périodes de changementscourtes et plus longues, faire des liens avecles événements contemporains et relever lesliens. Même dans ces cas, des dates précisespeuvent se révéler non pertinentes pour dejeunes élèves.

5.1.2 PériodesLa plupart des leçons qualifient le temps lar-gement en siècles ou alors à l’aide de nomsinventés par les historiens pour décrire lescaractéristiques communes d’une période :la Révolution industrielle, l’Égypte ancienne,l’Empire romain, le Moyen Âge, les Lumières,ou encore, Renaissance, Réformation. Audi-gier et al. ont montré que ces conceptsétaient évoqués dans des échanges rapidessans que leur signification soit explorée ; parexemple, il est nécessaire de comprendre leconcept « Encyclopédiste » pour comprendrecelui de « Lumières ».

5.2 Différents niveaux de vocabulaire

5.2.1 Mots désuets ou vieillisLe vocabulaire utilisé en classe qui ne faitplus partie du langage courant comprendpar exemple les termes « thwaite » (pâturageviking), « workhouse » (institution victo-rienne pour chômeurs), sous-monde(Égypte), proclamation (de l’EmpereurConstantin), « billhhok » (outil), broche (àrôtir), vélocipède, « cucullus » (cagoule).Audigier et al. remarquent que la significa-tion de ces termes est rarement discutée etque leur compréhension par les élèves estprésumée par l’enseignant.

Page 164: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

164 Le cartable de Clio, n° 3

5.2.2 Vocabulaire central pour l’histoire, maisne relevant pas exclusivement de l’histoireUne grande partie du langage employé dansles leçons emprunte des termes et des conceptsimportants pour l’histoire mais qui ne sontpas proprement ou exclusivement histo-riques. Voici quelques exemples de ces motsrangés dans différentes catégories :

• croyances, spirituel, religion, non-confes-sionnel ;

• orge, blé, avoine, vin, grain, céréales,exploiter, cultiver, verger, agriculture ;

• bien, territoire, état, république, démo-cratie, institution, organisation politique ;

• combat, épée, lance, soldat, marin, civil,arme, baïonnette, champs de bataille, pri-sonnier, guerre, blessé, violence, butin,défense, attaque, pouvoir ;

• forgeron, bijoutier, potier, laveuse, confec-tionneur, mines, industrie, chasse, archi-tecte, ingénieur ;

• troc, monnaie, matière première, pro-duits, clients, banquier, empires finan-ciers, commerce, transport, relationscommerciales, hommes d’affaires, action-naires, crise de production, grève, organi-sation économique ;

• ouvriers, paysans, habitants, rural, urbain,village, ville ;

• charité, libre, humanité, humaniste, loisinternationales, philosophe, obligatoire,assistance sociale, organisation sociale ;

• droit, droits humanitaires, loi.

Ces catégories contiennent un très grandnombre de concepts abstraits et complexes.Comme Audigier et al. le montrent, il estsouvent présumé que les élèves comprennentces concepts alors qu’ils ne peuvent le faireque dans leur acception courante ; le terme« ouvrier » appliqué au Gaulois ne signifie

pas « ouvrier d’usine » comme dans le lan-gage courant. Les élèves et les adultes utili-sent souvent le même terme en lui attribuantune signification différente (Vygotski, 1962).

5.2.3. Vocabulaire procéduralPar « vocabulaire procédural », nous enten-dons les mots associés au processus d’en-quête historique, mots qui rendent explicitela méthode historique aux élèves. Dans cettecatégorie, les enseignants ont, par exemple,employé les concepts suivants :

• historien ;• dates, siècles ;• source, sources écrites, sources de seconde

main, texte, site ;• document d’analyse, document histo-

rique, commentaires, décrire, œil critique,opinion, expliquer, illustrer ;

• preuve, preuve incomplète, archéologue,preuve archéologique, versions diffé-rentes, reconstruction, exagéré, perspec-tive, interpréter (un document), consé-quence, cause, changement, comparer,continuité, évoluer, continuer.

Il est clair que chaque enseignant cherche àrendre les élèves attentifs au processus d’en-quête sur le passé. Mais il arrive parfois qu’ilutilise le vocabulaire lié à l’enquête sans queles élèves s’engagent dans le processus. Parexemple, après la lecture d’un extrait del’histoire de l’empire romain d’Hérodotedécrivant une retraite romaine :

« P. Comment trouvez-vous cette description ?Est-elle exagérée ?É. Un petit peu exagéréeP. Comment devons-nous donc la considérer ?É. Avec un œil critiqueP. Quel empereur bat-il en retraite ?

Page 165: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 165

É. AurelianusP. Pourquoi ?É. Il crée une autre provinceP. Oui, une autre province qu’il appelleraDacie. La Dacie est perdue. La Gaule aussi. LesRomains doivent quitter les provinces. »

5.3 Comment faire mieux comprendre auxélèves des concepts centraux pour l’histoire?Les recherches de Vygotski (1962) anticipentde nombreux travaux ultérieurs sur l’ap-prentissage et la compréhension desconcepts. Il identifie plusieurs aspects dansces processus.

Les concepts sont appris par une méthoded’« essai et erreur », en utilisant dans la dis-cussion les mots dans différents contextes,ou en groupant les mots ensemble pourdéterminer s’ils ont des attributs communs.Vygotski a mis ainsi en évidence que lameilleure façon d’apprendre des concepts estl’interaction sociale, autrement dit, la discus-sion. Nous trouvons un bon exemple decompréhension accrue d’un concept par« essai et erreur » dans une situation d’inter-action sociale dans une des leçons. Au débutde cette dernière, l’enseignant, afin de rendreexplicite le « déjà là », demande aux d’élèvesd’écrire sur une feuille de papier tout cequ’ils savent à propos des Gaulois. L’ensei-gnant aide par la suite les élèves à classer cesconnaissances sous des concepts clés : ali-mentation, travail, logement, guerre, etc. Cesconcepts sont approfondis pendant la leçonalors que les élèves travaillent en groupes surdes sources. Ils présentent leurs résultats àl’ensemble de la classe et l’enseignant mèneune session de questions-réponses sur chaqueconcept. Ceci permet aux élèves d’enrichir lacompréhension qu’ils ont de ces concepts etdes relations de ces derniers avec « Gaule ».

Vygotski (1962) identifie trois niveaux deconcept. Si nous prenons l’exemple desconcepts centraux mais non uniques à l’his-toire (5.2.2.) « épée » et « lance » sont destypes d’armes ; une arme donne du pouvoir.Le blé, l’orge et l’avoine sont des céréales ;l’agriculture dépend de la croissance descéréales. Dans chacun de ces exemples, nousretrouvons trois niveaux de concepts. Lesconcepts «concrets» peuvent être visualisés àpartir d’exemples matériels : l’épée, la lance,le blé, l’orge, l’avoine. Au niveau suivant, desconcepts plus abstraits englobent ces conceptsconcrets : les armes, les céréales. Enfin, cesderniers peuvent être regroupés sous desconcepts encore plus abstraits : le pouvoir,l’agriculture. Nous avons classé les motsidentifiés sous 5.2.2 du plus concret au plusabstrait, bien qu’il n’y ait pas forcément desconcepts correspondants aux différentsniveaux, que les liens entre les niveaux nesoient pas toujours clairs et que les conceptspuissent être fondés de différentes manières.Cependant, la recherche montre que lesconcepts sont souvent mieux appris en faisantdes listes d’exemples concrets ou d’imagesillustrantes. Dans la leçon sur la Gaule, lesélèves étudiant la nourriture reçoivent desimages de pots, de vaisselle, de couteaux gau-lois ainsi qu’un texte de l’auteur Posidoniusqui fait la liste des aliments consommés parles Gaulois et décrit la manière de les apprê-ter : viande bouillie, viande rôtie, etc. ; ce sontdes concepts concrets qui peuvent être visua-lisés et qui se rangent sous le concept dedeuxième niveau de « nourriture ». Lesconcepts concrets considérés ensemble ren-dent le concept de « nourriture gauloise »significatif pour les élèves. La recherchemontre aussi que les concepts concrets ne sontpas nécessairement les premiers à être appris,bien qu’il soit logique de les introduire avant

Page 166: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

166 Le cartable de Clio, n° 3

ou en lien avec des concepts abstraits ; desconcepts étiquetés sont également plusfaciles à apprendre pour les élèves. Vygotskiconclut que des concepts introduits explici-tement, discutés, définis et employés dans ladiscussion sont appris plus complètementque de simples concepts qu’on présume êtreappris spontanément. Il est donc possibled’introduire des jeunes élèves à du vocabu-laire abstrait et complexe, et d’attendre d’euxqu’ils l’utilisent eux-mêmes, si sa significa-tion est explicitement discutée.

Quels sont les effets de l’apprentissage denouveaux concepts sur la simplification ?Nous suggérons qu’il est essentiel que lesenseignants continuent à introduire lesélèves à un langage historique complexe,mais que celui-ci soit explicitement enseignéet que l’opportunité soit donnée aux élèvesde les employer eux-mêmes. Ils adorent engénéral utiliser de « longs mots » ! La leçonsur les Gaulois en fournit un bon exemple.

6. SOURCES, SIMPLIFICATIONET « SENS »

Audigier et al. relèvent que les manuels sco-laires utilisés lors des leçons ne font pas dedistinction entre les sources historiques et lesillustrations réalisées par les auteurs dumanuel. Il est certain que les sources nécessi-tent une mise en contexte, ce qui ne peut pastoujours être fait par les élèves à partir desseules sources primaires.

Notre étude montre que les élèves sontconscients de la différence entre source pri-maire et secondaire, entre le texte d’unauteur et des sources documentaires, entreune (photographie de) reconstitution d’unvillage gaulois, une bande dessinée d’Astérix,

une illustration artistique et des artefactsphotographiés. Ils reconnaissent qu’unebande dessinée et des affiches sur la Croix-Rouge ont un statut différent, qu’un film surModigliani n’a pas le même statut que desreproductions de tableaux impressionnistes.Comme les autres aspects du processus d’en-quête, tout cela n’est certes que présumé etjamais discuté. Ce qui limite les façons d’uti-liser les sources. Si certaines questions sontabordées – qui les a produites ? Quand ?Pourquoi ? –, les élèves sont introduits àl’idée qu’il y a des raisons pour interpréter lepassé différemment. Si plus d’attention estportée à un petit nombre de sources pri-maires dans les leçons, les élèves déduisent –et se souviennent de – beaucoup d’informa-tion sur une période à travers un processusd’enquête historique authentique. Les pein-tures impressionnistes, par exemple, racon-tent la vie de gens ordinaires au travail, dansleurs loisirs, représentent des voitures,bateaux, trains – les évolutions des trans-ports –, des bâtiments parisiens et d’autresvilles françaises. Celles-ci auraient pu êtrecomparées avec des scènes de Germinal oudes gravures de scènes urbaines de Doré,deux vues contrastées de la vie des gens ordi-naires. Si les élèves apprennent le processushistorique, ils n’ont premièrement pas à rete-nir autant de faits parce qu’ils deviennentcapables non seulement de retourner voireux-mêmes dans les sources et de retrouverl’information, mais ils deviennent égalementcapables d’appliquer eux-mêmes ce proces-sus à d’autres sources similaires et d’appliquercette information dans d’autres contextes.Les élèves sont capables d’extrapolerd’exemples particuliers, de cas spécifiques,au général et d’appliquer des capacitésapprises à d’autres sources (Bruner, 1966).En faisant, en groupe ou individuellement,

Page 167: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 167

des déductions sur des sources qui peuventapporter des informations contradictoiresou différentes, les élèves commencent aussi àcomprendre qu’il y a certaines choses qui nepeuvent pas être connues, d’autres qui peu-vent être inférées et d’autres encore qui sontcertaines. En comparant leurs déductions etinférences, ils commencent à comprendrecomment différentes interprétations seconstituent. En discutant explicitement, parexemple, dans quel but le dessin animé d’As-térix et la reconstitution du village gauloisont été faits, les élèves apprennent pourquoides interprétations peuvent être différentesmais aussi pourquoi elles peuvent avoir unstatut différent.

Nous plaidons donc pour un apprentissagepar les élèves de l’utilisation d’une variété desources primaires pour apprendre à faire desdéductions et des inférences à partir de cessources. Bien sûr, les auteurs de manuel, lesenseignants sélectionnent les sources, mais siles élèves apprennent une méthode pourinterpréter et pour évaluer les sources, ilssauront pourquoi des récits sur le passé peu-vent différer.

Notre étude repose sur un très petit échan-tillon de leçons et nous n’avons analysé queles données disponibles dans ces leçons.Cependant, les leçons montrent que, dans lesquatre pays représentés, certains enseignantsquestionnent les élèves sur les sources pourles aider à construire leur compréhension dupassé et être capables d’accomplir des chosesplus sophistiquées que ce qui est normale-ment attendu d’eux. Les enseignants utili-sent dans les leçons des stratégies qui,moyennant d’autres développements, pour-raient aider les élèves à faire des choses demanière de plus en plus complexe.

Nous espérons continuer ce projet pourexplorer plus loin ces enjeux dans descontextes européens différents. Nous pour-rions, par exemple, proposer des sources auxpoints de vue différents (groupe, genre,nationalité, ethnie, etc.) et étudier commentles élèves les abordent. Nous pourrions aussisélectionner des sources de statuts différentssur le même sujet et voir si les élèves arriventà les évaluer : une publicité, un agenda, unarticle de presse. Nous pourrions alternative-ment inviter les élèves à écrire des comptesrendus archéologiques sur des sources et leurdemander de les comparer. Plus que tout,nous souhaitons dans une prochaine étapede notre projet porter notre attention sur ladiscussion de sources en petits groupes pourmieux saisir la pensée des élèves et lamanière dont ils interagissent.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• Audigier, F. Auckenthaler, Y., Fink, N. et Haeberli,P. (2002), « Leçons d’histoire à l’École primaire »,Le cartable de Clio, 2, pp. 194-217.

• Borries, B. Von (1994), « Political Attitudes andDecisions », in M. Angvik and B. Von Borries(eds.), Youth and History, a Comparative EuropeanStudy on Historical Consciousness and PoliticalAttitudes among Adolescents, Hamburg, KorberStifung.

• Bruner, J.S. (1963), The process of education, NewYork, Vintage books.

• Bruner, J.S. (1966), Towards a Theory of Instruc-tion, Harvard, Harvard University Press.

• Capita, L. (1995), « Learning and Teaching inRomania», paper given at The Council of Europe,Council for Cooperation, 19-20 June, DECS/Rech(95) 22.

• Capita, L., Cooper, H. et Mogos, J. (2000), « His-tory, Children’s Thinking and Creativity in theClassroom: English and Romanian Perspectives»,International Journal Of Historical Learning, Tea-ching and Research, Vol 1.1: 31-38.

• Capita, C., Cooper, H. et Halalau, G. (2001),« History Teaching to Ten Year-Olds in Englandand Romania », Education, 3-13, pp. 9-14.

Page 168: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

168 Le cartable de Clio, n° 3

• Collingwood, R.G. (1939), The idea of History,Oxford, Oxford University Press.

• Cooper, H. (1991), Young Children’s Thinking inHistory, PhD. Thesis, unpub., London, UniversityInstitute of Education.

• Cooper, H. (2000a), The Teaching of History inPrimary Schools, 3rd edition London, Fulton.

• Cooper, H. (2000b), « Primary School History inEurope : a Staple Diet or a Hot Potato ? », Issues inHistory Teaching, J. Arthur and R. Phillips (eds.)

• Conseil de l’Europe (1995), Rapport de la réuniondes experts de recherche en éducation sur l’ensei-gnement et l’apprentissage de l’histoire, Strasbourg,Conseil de la coopération culturelle.

• Deletant, D. (1995), Ceaucescu and the Securitate :Dissent in Romania 1985-89, London, C. Hurstand Company.

• Gardner, H. (1993), Frames of Mind, The Theoryof Multiple Intelligence, London, Fontana Press.

• Knight, P. (1998), Children’s Understanding ofPeople in the Past, PhD. Thesis, unpub., Universityof Lancaster.

• Knight, P. (1989a), « Empathy : Concept, Confu-sion and Consequences in a National Curri-culm », Oxford Review of Education 15 (1), pp. 41-53.

• Knight, P. (1989b), « A Study of Children’sUnderstanding of People in the Past », Educatio-nal Review 41 (3), pp. 207-19.

• Lee, P. J., Dickinson, A. et Ashby, R. (1996a),« There were no facts in those days : children’sideas about historical explanation», in M. Hughes(ed), Teaching and Learning in Changing Times,Oxford, Blackwell.

• Lee, P. J., Dickinson, A. et Ashby, R. (1996b),« Children Making Sense of History », Education3-13 24 (1), pp. 13-19.

• Lee, P. J., Dickinson, A. et Ashby, R. (1996c), «Pro-gression in Children’s Ideas about History», in M.Hughes (ed), Progression in Children’s Learning,Clevedon, Bristol (PA) et Adelaide, MultilingualMatters.

• Lee, P. J., Dickinson, A. et Ashby R. (1996d),« Children’s Understanding of “because” and theStatus of Explanation in History », Teaching History 82 (1), pp. 6-11.

• Vygotski, L. S. (1962), Thought and Language,Wiley.

Page 169: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Représentations sociales et didactique de l’histoire – 169-178 169

Les représentations sociales fournissent àchacun une théorie socialement construite etpartagée sur le monde. Aisément décelablesdans les écrits des élèves, elles facilitent laconnaissance de certaines modalités d’ap-propriation du savoir en histoire. Non seule-ment les processus des représentationssociales forment un système d’accueil d’unsavoir nouveau pour les élèves qui mobili-sent à cet effet leur pensée sociale, mais c’esten outre le travail de contrôle de ces proces-sus qui leur permet de construire un savoirhistorique scolairement plus valide.

À partir de quelques éléments tirés de montravail de thèse, je me propose dans cetarticle de souligner l’intérêt de la théorie desreprésentations sociales de S. Moscovicipour la didactique de l’histoire. Cette théorieest susceptible d’éclairer les mécanismesd’appropriation du savoir historique par lesélèves quand ils écrivent en histoire.

REPRÉSENTATIONS SOCIALESET RAISONNEMENT NATUREL

On peut définir les représentations sociales(Moscovici, 1976 et Jodelet, 1989) commeune connaissance du sens commun résultant

de l’intériorisation par chacun d’expériences,de pratiques, de modèles de conduites et depensées socialement construits et partagés.Cette théorie sur le monde est mobilisée parles membres d’un groupe social pour sereprésenter une chose, une personne, desidées inconnues, afin de les intégrer dansleur univers de pensée habituel. Les repré-sentations sociales ne sont ni produites parla représentation mentale individuelle d’unobjet, ni imposées du dehors à l’individu parla société. Elles sont incorporées, transfor-mées et transmises par chacun en interactionavec les autres membres du groupe, à l’arti-culation de l’individuel et du collectif. Ellessont à la fois désignation, reconstruction etcatégorisation du réel par des individus quiinterprètent les objets de savoir, et moyen decommunication entre ces individus quiéchangent sur ces objets par des codes socia-lement construits et partagés.

Cette forme de connaissance relève d’unepensée représentative du sens commun dis-tincte de la connaissance scientifique concep-tuelle. La théorie de S. Moscovici est cohé-rente avec les travaux du sociologue J.-Cl.Passeron (1991) – repris par A. Prost (1996)pour l’histoire – considérant le raisonne-ment historique et sociologique comme unraisonnement naturel. Par ce raisonnementdu quotidien nous comprenons ce qu’autruia « derrière la tête » quand nous cherchons à

REPRÉSENTATIONS SOCIALES ET DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE

DIDIER CARIOU, IUFM DE CRÉTEIL1

1 Didier Cariou est professeur d’histoire-géographie,formateur associé à l’IUFM de Créteil et doctorant ensciences de l’éducation à l’Université d’Amiens.

Page 170: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

170 Le cartable de Clio, n° 3

comprendre ses dires ou ses actes et nousproduisons des récits pour raconter des évé-nements de la vie courante. À la différencedes sciences de la nature hypothético-déduc-tives qui expliquent les régularités du mondephysique par des lois générales, les sciencesdu social s’attachent à des faits uniques quine se répètent jamais. Elles généralisent partypologie et par comparaison de phéno-mènes aux caractéristiques communes. Pourcomprendre un fait historique, les historiensle comparent avec un fait du passé analogueou avec une situation qu’ils ont eux-mêmesvécue, par un rapprochement pratique dutype « ça me rappelle » ou « ça me fait penserà » et selon le postulat de l’analogie de l’ex-périence des hommes du passé et de celle deshommes du présent (Ricoeur, 1985). MarcBloch a défendu cette perspective compara-tiste en rappelant souvent à quel point sonexpérience des tranchées lui avait permis decomprendre des aspects de la vie au MoyenÂge.

Le raisonnement historien se présente donccomme un mixte de pensée naturelle et depensée scientifique, au sens où l’histoire estune science par la méthode qu’elle supposeet le savoir qu’elle produit.

REPRÉSENTATIONS SOCIALESET APPROPRIATION DU SAVOIR

La théorie des représentations sociales estmobilisée en didactique de l’histoire maiselle pâtit de son assimilation aux « représen-tations » importées de la didactique dessciences expérimentales qui désignent unsavoir en contradiction avec la connaissancevraie du monde. Ces dernières ont initié despratiques pédagogiques consistant à faire« émerger » les représentations des élèves sur

un objet de savoir pour leur substituerensuite le savoir scientifiquement valide.H. Moniot (1993) a pourtant rappelé que, siles enfants ont une représentation préalablede la respiration, de la digestion ou de lafécondation avant même d’aborder cesconcepts en biologie, ils ne peuvent en avoirde connaissances historiques factuelles. Enrevanche, ils ont des représentations souventjustes des situations de la vie sociale qu’ilsprojettent par analogie sur une situation dupassé afin de la comprendre. En ce sens,replacée dans le cadre plus vaste du raison-nement naturel, la théorie des représenta-tions sociales fournit un modèle simple del’appropriation du savoir historique par lesélèves.

Comme l’a montré S. Moscovici, les repré-sentations sociales fournissent aux membresd’un groupe social les cadres d’une catégori-sation de tout objet nouveau et un systèmed’accueil du savoir scientifique (Moscovici &Hewstone, 1984). Il distingue à cet effet lapensée informative par laquelle les scienti-fiques enregistrent en l’état, sans les modi-fier, des données et des informations de leurdiscipline, de la pensée transformative parlaquelle les profanes transforment le savoirscientifique en un savoir du sens commun àleur portée. En effet, ce n’est pas de la simpleinformation que jaillit le sens pour les pro-fanes, mais de sa transformation d’unemodalité en une autre – des mots à l’image,du concept à l’émotion, du langage scienti-fique au langage naturel, etc. – pour l’inté-grer dans la pensée et le langage naturels. Lesprofanes se comportent ainsi en savantsamateurs et socialisent les résultats de lascience dans le sens commun qui est à sontour transformé et rationalisé par ce savoirscientifique. S. Moscovici (1976) a montré

Page 171: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 171

par exemple comment la théorie psychanaly-tique a été socialisée par une simplification deses concepts désignant non plus des relationsmais des objets et qui, dans le langage courant,amènent à considérer désormais les per-sonnes timides ou agressives comme « com-plexées », « refoulées », « hystériques », etc.

À l’école, le cours qui se résume en un apportd’informations destinées à être reproduitespar les élèves relève de la pensée informative.En revanche, les élèves s’approprient lesinformations historiques extraites des docu-ments, du manuel ou du cours de l’ensei-gnant si le dispositif pédagogique leur per-met de se conduire en savants amateurs – ouplutôt en historiens amateurs – et de trans-former ces informations en un savoir de senscommun. Ce que je propose d’appeler unmodèle transformatif de l’appropriation dusavoir nous apprend que les élèves qui don-nent du sens au savoir historique saisissentles intentions et les actions des hommes dupassé en projetant vers eux leurs propresreprésentations sociales et leur théorie ducomportement humain ancrées dans unepensée sociale, par un raisonnement paranalogie. À charge pour eux, ensuite, demettre à distance, de contrôler et de formaliserce savoir, dans les interactions avec l’ensei-gnant, pour le rendre scolairement recevable.De même que le raisonnement historien estun mixte de pensée sociale et de penséescientifique, de même ce modèle inter-médiaire de la compréhension de l’histoire(Lautier, 1997) suppose une mise à distancedu raisonnement naturel pour tendre versun raisonnement contrôlé par ce queN. Lautier (2001) appelle les démarchesd’historisation (critique des sources, pério-disation, construction d’entités et contrôledu raisonnement analogique) ou, selon

Ch. Heimberg (2002), les modes de penséede l’histoire (comparer, périodiser, distin-guer l’histoire et ses usages).

On peut aller plus loin en considérant queles représentations sociales sont une condi-tion de l’apprentissage des élèves dans lecadre de la théorie du contrat didactique(Schubauer-Léoni, 2002). Certaines compo-santes de l’apprentissage sont indicibles etrelèvent du contrat implicite. Or, les repré-sentations sociales permettent aux élèves decapitaliser leurs expériences scolaires pourremobiliser des savoirs et des démarches déjàabordés et attendus implicitement. Ellesfavorisent également la dévolution d’un pro-blème par le professeur qui s’en dessaisit auprofit de ses élèves afin qu’ils recherchent pareux-mêmes des solutions en mobilisantnotamment leur pensée sociale tout en leurdonnant conjointement les moyens de lacontrôler.

UN OUTIL POUR LA DIDACTIQUE DE L’HISTOIRE

L’objet de cet article est de montrer que lathéorie des représentations sociales éclaireles rapprochements opérés par les élèvesentre les données de leur expérience socialeet les faits du passé quand ils écrivent en his-toire, au cours de séances organisées selonun modèle socioconstructiviste ou dansleurs évaluations. Des procédures d’histori-sation énoncées plus haut, je m’attache uni-quement au raisonnement analogique pourétudier les modalités de ces rapprochements.Mon hypothèse est que, placés dans unesituation de comparaison historique et enfonction de leur interprétation de la consigne,certains élèves opèrent des rapprochementsavec leur pensée sociale et produisent un

Page 172: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

172 Le cartable de Clio, n° 3

concept ou une explication par un raisonne-ment analogique. Les raisonnements paranalogie constituent en effet des micro-séquences expérimentales pour observer lamanière dont les élèves mobilisent des savoirsdisciplinaires et des représentations socialespour s’approprier des savoirs nouveaux.

En effet, alors que la comparaison constatesimplement les ressemblances et les diffé-rences entre deux objets (A est comme B ou An’est pas comme B), l’analogie établit la res-semblance entre deux rapports qui reliententre eux quatre objets différents et quiobéissent au même principe général (A est àB comme C est à D). Le second rapport déjàconnu permet de comprendre le premierrapport en inférant leur relation communeau même principe, qu’il s’agisse d’une géné-ralité ou d’un principe explicatif. Ce rappro-chement favorise en outre la transformationd’un savoir historique en un savoir du senscommun référé à l’expérience individuellede chacun, comme Marc Bloch l’a rappelé.Ainsi, dans les tranchées de la PremièreGuerre mondiale, la diffusion de faussesnouvelles à partir des « roulantes» où se croi-saient les corvées de ravitaillement, les cuisi-niers et les conducteurs du train régimen-taire, est analogue à la diffusion desnouvelles dans les campagnes médiévales parles colporteurs, les pèlerins et les mendiantsqui se croisaient dans les foires et les mar-chés. Elles caractérisent les sociétés oùdomine la communication orale (Bloch,1949, pp. 105-107).

S. Moscovici a montré que les représenta-tions sociales opéraient selon des processusclairement définis. Je considère ces processuscomme la face visible de l’activité cognitivede l’élève menée en collaboration avec

d’autres, et qu’il est possible de repérer dansles écrits des élèves quand ils raisonnent paranalogie2.

MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE

Les données ont été recueillies durant l’an-née scolaire 2001-2002 dans trois classes deSeconde – une classe expérimentale et deuxclasses témoin – d’un lycée général et tech-nologique situé dans une proche banlieuedéfavorisée de Paris et classé « Zone préven-tion violence ». La population de la classeexpérimentale est constituée de 31 élèves, 22filles et 9 garçons, répartis en deux groupesdistincts : 16 élèves, dont les 9 garçons, sui-vent l’option SES (Sciences économiques etsociales, autrement dit : Seconde générale) etont l’allemand pour première langue vivante ;15 élèves suivent l’option SMS (Sciencesmédico-sociales, qui mène à un baccalauréattechnologique et à des professions sociale-ment peu valorisées) et ont l’anglais pourpremière langue vivante. Ces deux groupesse situent donc aux deux pôles de la réussitescolaire d’un lycée général et technologique.

Le matériau de cette recherche est constituéde l’ensemble des écrits produits par lesélèves de cette classe à l’occasion des cinqpremiers chapitres du programme d’histoirede Seconde, à savoir : « La citoyenneté àAthènes », « Naissance et diffusion du chris-tianisme », « La Méditerranée au XIIe siècle »,« Humanisme et Renaissance », « La remiseen cause de l’Ancien Régime». L’organisationdes séquences a obéi à un canevas unique.

2 Le travail exposé s’appuie sur quelques résultats de mathèse en cours de rédaction, L’appropriation par les élèvesd’une démarche historienne, le raisonnement par analo-gie, sous la direction de Madame le Professeur NicoleLautier.

Page 173: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 173

Chacune d’elles s’est déroulée sur douzeséances, évaluation comprise, soit unétalement sur trois semaines. Les élèves onttravaillé constamment en groupes auto-nomes de deux à quatre élèves. Ils dispo-saient de documents polycopiés ou figurantdans leurs manuels et accompagnés d’unensemble de consignes relativementouvertes qui leur offrent la possibilitéde procéder à des raisonnements paranalogie et mobilisent à cette occasion lesdémarches de la conceptualisation et del’explication. Les écrits des élèves étaientpériodiquement relevés et validés. À desfins d’institutionnalisation du raisonne-ment par analogie, une mise en communmagistrale consistait, à la fin de chaqueséquence, en un travail spécifique sur le rai-sonnement analogique à partir d’unerecherche collective et réflexive de l’en-semble des notions, lieux et personnages dela séquence et rédigée sous la forme d’unindex et favorisant divers rapprochements.

Deux classes témoins ont été constituéesparallèlement. Leur professeur a organisé sesséquences avec des documents, des consigneset des sujets d’évaluation identiques. Elle n’aen revanche mené aucun travail spécifiquesur les démarches de pensée historiennes etsur le raisonnement par analogie.

Parmi les analogies recueillies, j’en distinguequatre types fonctionnant par couples. Lesanalogies sauvages sont construites sur labase des représentations sociales des élèvescar elles rapprochent souvent une situationdu passé avec une situation du présent ou unélément de la pensée sociale des élèves. Lesanalogies savantes relèvent d’un savoir histo-rique mieux maîtrisé et rapprochent entre ellesdeux situations du passé. Cette distinction

nullement péjorative entre sauvage et savantrenvoie aux analyses de Cl. Lévi-Strauss(1962). Il a montré que l’homme occidentalmobilise conjointement ces deux modes depensée qui ne dépendent pas du niveau dedéveloppement de l’esprit humain mais dela situation dans laquelle se déploie sa pen-sée. D’autre part, les analogies conceptuellespermettent de construire un concept par lerapprochement de plusieurs situations quiprésentent des caractéristiques proches. Parexemple, au XIIe siècle, comme la croisade etle djihad entretenaient un rapport identiqueà la religion par-delà leurs spécificités, onpeut dire qu’elles étaient des guerres saintes(Flori, 2002). Enfin, les analogies explicativesappliquent à un enchaînement de faits uneexplication causale valable pour un enchaî-nement de faits analogues. Par exemple, demême que tous les citoyens devaient sacrifierau culte impérial pour gagner la protectionde l’Empire romain, de même le christia-nisme est devenu la religion officielle etunique de l’Empire romain à la fin duIVe siècle car il semblait assurer cette protec-tion de manière plus efficace.

LA COMPLÉMENTARITÉ DESDEUX MODES DE PENSÉEDANS LES ANALOGIES DES ÉLÈVES

Passons maintenant à quelques résultats.Alors que la classe expérimentale a produit58 raisonnements par analogie dans les éva-luations, les classes témoin en ont produit 11et 7. L’enseignement à tirer est que, en l’ab-sence d’un travail explicite sur le raisonne-ment par analogie, les élèves en produisenttrès peu, alors que les consignes les favori-saient implicitement. Ils ne se sentent pasautorisés à opérer des rapprochements avecleur expérience sociale.

Page 174: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

174 Le cartable de Clio, n° 3

Pour la classe expérimentale spécifiquement,l’analyse porte sur l’ensemble des 277 analo-gies – y compris les 58 évoquées ci-dessus –produites par les élèves dans la totalité deleurs écrits au cours des cinq séquences étu-diées. On aurait pu s’attendre à ce que lesélèves obtenant de moins bons résultats sco-laires mobilisent plus de représentationssociales que les autres et à ce que les analo-gies savantes supplantent les analogies sau-vages au fil des séquences. Mais le matériaurecueilli contredit ces attentes.

Les raisonnements par analogie de la classeexpérimentale ont été soumis à un traite-ment statistique quantitatif et à un traite-ment qualitatif d’analyse textuelle. Le calculdes écarts significatifs à la moyenne a été réa-lisé en intégrant diverses variables dans lapopulation concernée et en soumettant lesrésultats au test de Fischer. Les variables dusexe et de l’option suivie ne produisentaucun écart significatif. En revanche, lavariable des résultats scolaires obtenus danstoutes les disciplines en cours d’année («plus

de la moyenne » ou « moins de la moyenne »)montre que les élèves en réussite scolaireproduisent en moyenne plus d’analogiesexplicatives savantes que les autres(Tableau 1).

L’absence d’écarts significatifs pour les autresanalogies montre que tous les élèves, y com-pris les plus experts, mobilisent conjointe-ment les deux modes de pensée, savante etsauvage. La seule différence tient à ce que lesplus experts contrôlent mieux ces modes depensée. Ce résultat est conforme au modèletransformatif d’appropriation du savoir selonlequel l’appropriation du savoir passe par unepensée représentative du sens commun.L’exemple d’une analogie savante produitepar Malek dans son évaluation à l’issue de laséquence sur «La Méditerranée au XIIe siècle»dévoile ce processus (Encadré n° 1). Il mepermet aussi d’indiquer quelques élémentsd’analyse qualitative de mes données.

Les analogies sont repérables dans les écritsdes élèves par des indices linguistiques qui

Tableau 1Effets de la variable des résultats scolaires annuels sur la moyenne

de production des raisonnements par analogie

Des effets significatifs sont mis en évidence si F est supérieur à 4,18 et p inférieur à 0,05000.

Analogies Moins de Plus de TOTAL F pla moyenne la moyenne

Conceptuelle sauvage 0,52 1 0,74 2,21744 0,14723

Explicative sauvage 2,11 2,21 2,16 0,01550 0,90176

Conceptuelle savante 2,64 3,14 2,87 0,50865 0,48142

Explicative savante 2,23 4,28 3,16 6,88697 0,01370

Total 7,52 10,64 8,93 2,98323 0,09476

Nombre d’élèves 17 14 31

Page 175: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 175

les distinguent des simples comparaisons etqui renvoient aux démarches de la concep-tualisation et de l’explication (Ricoeur, 1983et Prost, 1996). Dans les extraits des copiesen encadrés, sont soulignés les indices duraisonnement par analogie et des inférencesqui en découlent. Il s’agit d’une part desconjonctions de subordination (comme,bien que, tandis que) ou de coordination(mais, ou, et, or) qui signalent la comparai-son à l’origine du raisonnement par analo-gie. Il n’y a toutefois raisonnement que parl’inférence qui conduit à une démarche depensée historienne et qui est marquée pardes connecteurs (parce que, puisque, donc,car, en effet, ainsi, etc.). Ils signalent les lienslogiques qui conduisent à la définition d’unconcept ou à des liens de causalité énonçantune explication.

La théorie des représentations sociales four-nit d’autres outils d’analyse. S. Moscovici aétabli que les processus des représentationssociales à l’œuvre dans la pensée transfor-

mative relèvent de ce qu’il appelle l’objectiva-tion, ou réification, qui permet de se repré-senter et de rendre concret un concept abs-trait (Moscovici & Hewstone, 1984). L’undes processus est celui de la personnificationqui associe une théorie ou un concept à unepersonne de chair et d’os. De même que l’onassocie la psychanalyse à Freud ou la monar-chie absolue à Louis XIV, Malek a associé lestraductions réalisées à Tolède au seul Gérardde Crémone et la monarchie sicilienne auxrois Roger II et Guillaume II. Le processusde la figuration substitue pour sa part desimages aux concepts. Ainsi, Malek s’estfiguré le dessein politique des rois de Sicileen les désignant par des termes du langageactuel : « montrer son respect », « s’intégrer ».Le dernier processus est celui de l’ontisation,ou de la chosification, à savoir la transforma-tion de relations logiques en objets concrets.Ainsi, Malek a transformé la politique desrois de Sicile en un « échange de coutumes »passant par la représentation des rois encalifes ou en empereurs byzantins.

Encadré n° 1 : L’analogie de Malek

(Elève suivant l’option SES et appartenant à la catégorie «plus que la moyenne») : «Il y eutaussi des échanges culturels comme à Tolède : Gérard de Crémone voulait traduire des textesmusulmans, mais pour des fins culturels car il savait que les musulmans avaient des connais-sances supérieures dans tous les domaines (mathématiques, science, médecine, astrono-mie…). Il voulait faire découvrir ces connaissances à l’Occident d’où un échange culturel. Ily eut aussi des échanges dans le Royaume de Sicile : avant que les Normands n’envahissent cesterres, il y avait vécu deux civilisations, des byzantins au Sud de l’Italie et des musulmans enSicile. Afin de montrer leur respect aux byzantins et aux musulmans (à leurs coutumes), deplaire à ces deux peuples (s’intégrer) et de ne pas provoquer de guerres intérieures, les roisnormands Roger II et Guillaume II (l’un après l’autre) mélangèrent les coutumes des deuxcivilisations. Ils se firent représenter comme des califes, nommèrent des vizirs (conseillers),des chambellans, employèrent des eunuques à différentes tâches et se vêtirent à la manière desempereurs byzantins. Il y eut donc de véritable échange de coutumes, de connaissances dansce royaume »

Page 176: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

176 Le cartable de Clio, n° 3

Ces processus œuvrent au profit d’opérationscognitives plus complexes. Par la personnifi-cation et la figuration, Malek a d’aborddéconstruit les caractères de la politique desrois normands de Sicile pour les mettre encohérence avec sa pensée sociale représenta-tive. Il a notamment expliqué que ces rois,descendants d’une poignée de chevaliersd’origine normande qui ont conquis desterres peuplées de grecs et de musulmans,voulaient « s’intégrer» à ces sociétés. La figura-tion passe par l’inversion consciente – commel’indiquent les parenthèses – du conceptactuel d’intégration qui s’applique dans lelangage courant d’aujourd’hui aux immigrés,souvent d’origine musulmane, installés enFrance. Cette déconstruction anticipe la clas-sification de ce savoir historique dans unecatégorie mieux connue de Malek, celle del’échange ou du mélange de coutumes. Il l’aintégrée dans un raisonnement par analogiequi structure l’ensemble de ce passage: les tra-ductions de Gérard de Crémone (échange

culturel) et la politique des rois de Sicile(échange de coutumes) entretiennent toutesdeux un rapport identique à l’échange.

LA PERMANENCE DESREPRÉSENTATIONS SOCIALESDANS LE RAISONNEMENTHISTORIQUE CONTRÔLÉ

Le tableau 2 récapitule les occurrences dedivers processus et procédés relevés dans les277 analogies répertoriées. Tous les élèvesmobilisent les processus de la personnifica-tion et de la figuration pour lesquels n’appa-raît aucun écart significatif, ce qui est en soitsignificatif. En revanche, les meilleurs élèvesappliquent plus fréquemment des procédésd’historisation par lesquelles ils contrôlentmieux leurs raisonnements par analogie etplus généralement leur pensée représentative.

Parmi les procédés de contrôle du savoir his-torique, seule la modalisation laisse en réalité

Tableau 2Les effets de la variable de la moyenne scolaire annuelle sur la moyenne des processus

d’objectivation et des procédés de mise à distance dans les analogies des élèves

Des effets significatifs sont mis en évidence si F est supérieur à 4,18 et p inférieur à 0,05000.

Processus et procédés Moins de Plus de TOTAL F pla moyenne la moyenne

Figuration 2,11 2,21 2,16 0,01821 0,89355

Personnification 1,82 2,92 2,32 1,77234 0,19346

Modalisation 1,35 3,28 2,22 10,31122 0,00323

Périodisation 0,70 1,14 0,90 1,68412 0,20460

Citation 0,17 0,71 0,41 3,01949 0,09287

Total 6,17 10,21 8 3,12707 0,08752

Nombre d’élèves 17 14 31

Page 177: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 177

apparaître un écart significatif entre les deuxgroupes d’élèves. Elle marque la distanceentre le locuteur et son énoncé et apparaîtsurtout dans les analogies explicativessavantes, lorsque les élèves rapportent lavolonté, les désirs ou les intentions des per-sonnages afin d’expliquer leur comporte-ment. Par exemple, le verbe vouloir revientfréquemment dans l’analogie de Malek pourindiquer, sans les prendre à son compte, lesintentions de Gérard de Crémone. Il existedonc un lien entre la maîtrise de ce procédépar les élèves experts et leur capacité à pro-duire des analogies explicatives savantes fon-dées précisément sur la restitution des inten-tions des hommes du passé pour expliquerles raisons de leurs agissements.

En outre, contrairement à ce que la typologiedes analogies pourrait laisser supposer, laconstruction du savoir historique chez cesélèves ne suit pas un cheminement linéaire ettéléologique d’une pensée naturelle naïvevers une pensée scientifique débarrassée desreprésentations sociales. C’est plutôt lecontrôle de cette pensée naturelle toujoursprésente qui distingue les élèves experts. Lesdeux versions de l’analogie conceptuelle deFatou autour du concept de séparation des

pouvoirs dans le chapitre sur « La remise encause de l’Ancien Régime » montrent sa pro-gression vers un savoir plus scientifique etvers une définition moins naïve du concepttout en restant dans une pensée représenta-tive (Encadré n° 2).

La figuration naïve de la première analogie(« il ne peut pas faire ce qu’il veut ») disparaîtdans la seconde analogie. Celle-ci trans-forme les entités abstraites de la premièreversion (régime anglais, monarchie absolue,etc.) en personnages collectifs agissant (lesFrançais, les Anglais, les Américains) selon unprocessus de personnification. Mais celui-cis’accompagne d’un nouveau processus defiguration, un peu moins naïf que le précé-dent, distinguant les deux types de régimespolitiques selon le nombre de personnesexerçant le pouvoir (le roi vs plusieurs per-sonnes). Alors que seuls les différents pou-voirs étaient nommés dans le cours et énu-mérés sans doute à titre d’informationsprélevées dans les différents documents, c’estseulement dans l’évaluation qu’apparaît leconcept de séparation de pouvoirs. Fatou sele figure grâce aux processus d’objectivationmieux contrôlés et sans même recourir auxprocédés de mise à distance. Certes, son

Encadré n° 2 : L’analogie de Fatou

(Elève suivant l’option SMS et appartenant à la catégorie « plus que la moyenne ») :Cours : « Dans la monarchie absolue, tous les pouvoirs sont au roi, or dans le régime anglaistous les pouvoirs n’appartiennent pas au roi : le pouvoir législatif appartient au parlement, lepouvoir exécutif et judiciaire appartiennent au roi, mais il est contrôlé donc il ne peut pasfaire ce qu’il veut ».Évaluation : « En fait, les Français ont suivi le modèle des Anglais et de Américains où,contrairement à la Monarchie absolue (où les pouvoirs étaient attribués au roi), les pouvoirsétaient attribués à plusieurs personnes (en Amérique), c’est la séparation des pouvoirs ».

Page 178: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

178 Le cartable de Clio, n° 3

cheminement inachevé est scolairement peusatisfaisant, mais le texte montre qu’il existedes gradations dans la seule pensée représen-tative susceptible d’atteindre elle aussi à laconceptualisation.

En conclusion, ces quelques résultats mon-trent combien la distinction tranchée entrela pensée scientifique et la pensée sociale desprofanes semble peu pertinente ici. Les don-nées recueillies montrent que, dans un pro-cessus d’appropriation du savoir en histoire,la pensée scientifique ne se substitue pas à lapensée sociale, mais que les élèves tendentvers une pensée plus scientifique en passantpar un contrôle accru de la pensée et desreprésentations sociales toujours présentes.Ces enseignements utiles pour la rechercheen didactique proposent également despistes pour l’organisation de situations d’en-seignement spécifiques.

Mais la recherche n’a toutefois porté que surle contrôle du raisonnement analogique et,comme les résultats le suggèrent, il convien-drait d’envisager un travail approfondi sur lapériodisation, opération d’historisation essen-tielle pour les historiens et considérée commeun procédé de contrôle de la pensée socialedes élèves. Enfin, l’effectif réduit de l’échan-tillon ne permet aucunement d’affirmer quetous les élèves de Seconde pensent de lamanière décrite ici. La vérification des théo-ries mobilisées suppose d’autres recherches àune tout autre échelle.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• Bloch M. (1949), Apologie pour l’histoire ou métierd’historien, Paris, rééd. Armand Colin 1997.

• Flori J. (2002), Guerre sainte, jihad, croisade.Violence et religion dans le christianisme et l’Islam,Paris, Seuil, Points.

• Heimberg Ch. (2002), L’Histoire à l’école. Modesde pensée et regards sur le monde, Paris, ESF.

• Jodelet D. (1989), « Les représentations sociales,un domaine en expansion » in Jodelet D. (dir.),Les représentations sociales, Paris, P.U.F, pp. 47-78.

• Lautier N. (1997), À la rencontre de l’histoire,Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires duSeptentrion.

• Lautier N. (2001), « Les enjeux de l’apprentissagede l’histoire », Perspectives documentaires en édu-cation, n° 53, INRP, pp. 61-68.

• Lévi-Strauss Cl. (1962), La pensée sauvage, Paris,Plon, rééd. Pocket Agora, 1990.

• Moniot H (1993), Didactique de l’histoire, Paris,Nathan.

• Moscovici S. (1976), La psychanalyse, son image etson public, Paris, P.U.F.

• Moscovici S. & Hewstone M. (1984), « De lascience au sens commun », in Moscovici S. (dir.),Psychologie sociale, Paris, P.U.F, pp. 547-574.

• Passeron J.-Cl. (1991), Le raisonnement sociolo-gique. L’espace non poppérien du raisonnementnaturel, Paris, Nathan.

• Prost A. (1996), Douze leçons sur l’histoire, Paris,Seuil, Points.

• Ricoeur P. (1983), Temps et récit. Tome 1 : L’in-trigue et le récit historique, Paris, Seuil, rééd.Points, 1991.

• Ricoeur P. (1985), Temps et récit. Tome 3 : Le tempsraconté, Paris, Seuil, rééd. Points, 1991.

• Schubauer-Léoni M.-L. (2002), « Didactiquecomparée et représentations sociales », L’année dela recherche en sciences de l’éducation, AFFIRSE,pp. 127-149.

Page 179: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – L’écriture des manuels d’histoire : l’exemple de la première République – 179-189 179

Le questionnement sur l’écriture des manuelsd’histoire a donné lieu à de nombreuses ana-lyses sur leur contenu explicite, celui du texte-auteur. Plus tardivement, on s’est intéressé àleur iconographie et plus spécialement auximages, relevant parfois que celles-ci se pré-sentent souvent comme un second texteparallèle. Or, Henri Moniot, dans Didactiquede l’Histoire, avance qu’un manuel se com-pose d’un texte avec son paratexte (doubléd’ailleurs parfois d’un second texte, celui desdocuments) mais aussi des images avec unelégende. Se référant à Abraham Moles, il meten relief leurs relations interactives : « lalégende commente l’image, l’image commentele texte, l’image commente sa légende»1. Ainsi,lorsqu’on parle d’écriture des manuels d’his-toire, cela ne concerne pas seulement le texte-auteur. Autrement dit, le manuel d’histoirepeut-il être considéré comme un récit histo-rique organisé par une mise en intrigue cohé-rente mettant en interaction le texte-auteur,les documents iconographiques ou autresavec leur légende, les exercices… bref tous leséléments qui composent aujourd’hui unmanuel? Si oui, sur quoi cette cohérence est-elle fondée? Comment évolue-t-elle?

Pour tenter de répondre à ces questions, j’aiinterrogé deux corpus de manuels récents.

Le premier est formé de trois manuels éditéspar le même éditeur, Belin, avec le mêmedirecteur de collection, Robert Franck, en1987, 1993, 1995. Ils correspondent à deuxprogrammes : ceux de 1987 (allégé en 1993)et 1995. Le second corpus comprend l’en-semble des manuels correspondant aux pro-grammes du 30 août 2000 (voir la liste desouvrages à la fin de l’article).

L’ANALYSE DU PREMIER CORPUS :QUELLE COHÉRENCE ?

J’ai soumis le premier corpus à une doubleétude du texte-auteur et de l’iconographieavec quatre axes d’analyse :

– étude lexicale des titres et sous-titres,– étude des registres lexicaux des introduc-

tions,– étude des champs sémantiques et lexicaux

sur la partie correspondant à la Terreur,– étude de l’iconographie centrée sur une

typologie des images distinguant imagesinclusives et images conflictuelles2, maisaussi images neutres. Précisons qu’onentend par image inclusive une imagesusceptible d’entraîner l’adhésion.

L’ÉCRITURE DES MANUELS D’HISTOIRE : L’EXEMPLE DE LA PREMIÈRE RÉPUBLIQUE

MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, IUFM DE CLERMONT-FERRAND

1 Henri Moniot, Didactique de l’Histoire, Paris, Nathan/Pédagogie, 1993, p. 205.

2 Cf. Jean-Marc Renaudeau, « Du texte à l’image filmée.Nature et statut du document d’histoire », L’InformationHistorique, n° 3, 1995, 57, pp. 119-120.

Page 180: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

180 Le cartable de Clio, n° 3

Les portraits ont été étudiés à part car ilsjouent souvent un rôle particulier. Je n’ai prisen compte les exercices que marginalementcar ce qui m’intéressait ici, c’était surtout deconfronter texte-auteur et iconographie.

Procédons à une rapide analyse de ce pre-mier corpus.

Le manuel de 1987 nous engage dans unrécit dramatique et haletant qui fait de laguerre le principe explicatif dès le texte deprésentation : les défaites entraînent la radi-calisation et la violence, les victoires unretour à la modération. Les événements mili-taires constituent le ressort de la narration.L’iconographie s’accorde avec cette interpré-tation. On y trouve, en particulier, un por-trait de Hoche, ce héros mythique desmanuels de la IIIe République, qui plus estsuivi de quelques strophes du Chant dudépart.

Les trois premières doubles pages opposentchacune dans une sorte de crescendo, mas-sacres et périls pour aboutir au sursaut por-teur de victoire. La première confronte lesmassacres de septembre 1792 et Valmy. Laseconde nous mène de la mort du Roi à lacroisade républicaine, puis des périls à lachute des Girondins, présentée comme unéchec – le titre du dossier est significatif. Latroisième nous présente la République «assié-gée et menacée», sauvée par le gouvernementrévolutionnaire et les soldats de l’an II.

Les deux dernières doubles pages constituenten fait le récit d’un double échec, celui de laTerreur et de Robespierre.

Le manuel de 1993 se caractérise par unecohérence interprétative encore plus nette

dès la double page de présentation. Celle-cise caractérise par la double prédominanced’un vocabulaire politique et idéologiquequi emprunte au discours jacobin (tyran-nie/tyran, ennemis de la Liberté, commu-nauté des affections…) et d’un vocabulairemanifestant des phénomènes liés aux men-talités avec une forte présence du combat etde la mort.

Espérance, peur, énergie ressortissent duregistre des mentalités auxquelles l’action estd’ailleurs directement liée à travers lesvocables ennemis, assiégée, combat, engre-nage de mort, etc.

Le terme « Terreur » vient, en outre, seule-ment à propos des thermidoriens. Ce quicaractérise l’an II, c’est le projet de démocra-tie politique, économique et sociale, idée querenforce la référence à Saint-Just.

L’exécution de Louis XVI (gravure anonyme,Musée Carnavalet), la carte de La Franceassiégée reprise à Michel Vovelle3 et une Allé-gorie de l’Égalité (eau-forte anonyme, muséeCarnavalet) illustrent cette présentation. Lamise en page construit une symétrie entrel’image conflictuelle et les deux imagesinclusives. L’exécution de Louis XVI répondau thème de la faillite de la monarchie, auxtermes « tyrannie», « tyran» et à tout le voca-bulaire de la mort. La carte se rapporte audébut de l’explication de la peur (Franceassiégée, ennemi de l’extérieur), l’allégorie àtoute la partie concernant l’espérance. Lesdocuments doublent donc le texte qu’ils per-mettent de retrouver.

3 La Révolution française, Paris, Armand Colin, 1992. Lacarte figure dans les trois manuels avec la même drama-tisation du titre.

Page 181: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 181

Il en est de même pour les pages dédiées à laRépublique montagnarde. Chaque leçon estmarquée par le portrait d’un révolution-naire : Danton, Robespierre, Saint-Just,enfin, pour « La République par la Terreur ».Dès ce titre, indissociablement, sont reliéesl’instauration de la République et une Ter-reur placée sous le signe d’un Saint-Justconcerné par trois documents sur sept. Àl’instar de Mathiez, les extraits des discoursde Ventôse relient la Terreur au projet dedémocratie sociale et morale. Le texte ren-force cette interprétation, et tout particuliè-rement le premier paragraphe : « L’exercicede la Terreur, l’invention du bonheur ».

Une rapide analyse lexicale circonscrit deuxchamps sémantiques équivalents : celui de laTerreur et celui du bonheur. Le premier reposeentièrement sur le lexique de la répression(Terreur, comité de surveillance, arrêter, soup-çon, juger, condamne à mort, etc.) qui renvoieau réseau sémantique de la réussite (révoltesvaincues, rétablir l’ordre). Au bonheur estassocié le vocabulaire de l’égalité (égalité/éga-litaire, bonheur commun, société plus juste,etc.) et de la morale (société plus juste, plushumaine, vertu). De même, le second para-graphe couple innocence et crime.

Le champ sémantique du bonheur se carac-térise par l’abondance des verbes indicateursd’action et du vocabulaire de la fondation(rendre possible, fonder, confisqué, autorisé,projet, etc.). La recherche d’une démocratiesociale et morale apparaît donc commeayant donné lieu à des réalisations concrètes.La liste des personnages référentiels conforteles enseignements de l’analyse. Du côté de laTerreur on ne trouve d’abord que des exécu-tants : Fouquier-Tinville, Carrier et Fouché.Dans la suite du texte, on peut opposer pôle

positif – du côté de l’égalité, du bonheur,Saint-Just, du côté de la justice, Robespierre– et pôle négatif de la Terreur/division avecDanton, Desmoulins, les indulgents/Hébert,hébertiste et toujours Saint-Just4.

Cette mise en intrigue cohérente évoquecelle des manuels de l’école primaire de laIIIe République telle que la définit LucienBrossolette en 1909 dans l’avertissement àson manuel du cours élémentaire5 : « […]nous nous sommes efforcés de ramener cha-cune des soixante leçons qui composent cettehistoire autour de quelques-uns des hommesqui ont particulièrement influé sur la vie poli-tique, sociale, militaire, intellectuelle et moraledu peuple français. Nous avons donc essayé,dans chacune de nos leçons de deux pages, defaire concorder le texte, le récit, les gravures, lerésumé de telle façon que très nettement puis-sent rester dans l’esprit de l’élève un grandnom, une grande figure, une grande idée ». Lemodèle paraît avoir été utilisé intentionnel-lement au service d’une interprétation néo-jacobine rénovée par l’apport de l’histoiredes mentalités.

Ce manuel permet une utilisation à troisniveaux :

– une introduction fournissant une problé-matique à l’enseignant,

– un texte, plus accessible, qui peut être lupar l’élève,

– des documents qui permettent à l’ensei-gnant de faire retrouver aux élèves lespoints importants de la problématique.

4 Sa présence ou son absence sont toujours significa-tives.5 L. Brossolette, Avertissement à l’Histoire de France,cours élémentaire, Paris, 1909.

Page 182: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

182 Le cartable de Clio, n° 3

Ceux-ci, placés en regard du texte ne sontpas accompagnés d’un questionnement,ce qui indique clairement leur statut : c’estl’enseignant qui élabore le questionne-ment en suivant la problématique donnéepar le texte. En revanche, les documentsprésentés sous forme de dossiers accom-pagnés d’exercices ont pour fonction defaire l’objet de modules.

Le manuel de 1993 est donc à la fois instru-ment de travail pour l’enseignant et lecturepour l’élève sur une problématique fixée parl’auteur, déclinée d’une manière redondanteet argumentée par des éléments factuelsnombreux.

Le manuel de 1995 est plus difficile à analy-ser en raison de la faible part accordée autexte et d’une construction alternant desdossiers et des « synthèses »6. Il présente luiaussi une mise en intrigue cohérente au ser-vice d’une interprétation, d’ailleurs opposéeà celle du manuel précédent.

La présentation met l’accent sur le rôle desacteurs. L’auteur met, en effet, trois couplesen opposition :

• peuple parisien/Révolution,• girondins/expérience politique,• montagnards/Terreur.

Le rôle du peuple parisien dans la radicalisa-tion de la Révolution est souligné. Le couplegirondins/expérience politique marque uneprise de position favorable aux girondins.Le lexique tourne à peu près totalementautour des expériences politiques. Il se classeen trois triades :

• jacobins/République/égalité,• modérés/République/liberté,• empire/stabilité politique/ordre.

Seule illustration de la double page de pré-sentation, la gravure relatant l’exécution deLouis XVI a une double signification. D’unepart, elle fait écho au constat d’une monar-chie incapable de s’installer par la faute duRoi. D’autre part, la taille de l’image renforcela vision d’une République violente etcontraire au modèle implicite de l’auteur,l’expérience britannique. Bien que les deuxmanuels de 1993 et 1995 aient utilisé lemême document, leur mise en intrigue leurconfère un sens tout différent.

La Terreur d’État domine les pages sur laTerreur, présentée à travers un dossier titré« Quatre-Vingt-Treize » et une synthèse dedeux pages.

« Quatre-Vingt-Treize » confronte sur unepage l’idéal politique (deux documents sur laDéclaration des droits de l’homme de 1793)et sur l’autre la Terreur avec trois documentsconcernant Robespierre et un extrait de la loide Prairial. La surimpression de son portraitdétouré, avec toute sa force expressive, à lagravure thermidorienne intitulée Robespierreguillotinant le bourreau… renforce encorel’assimilation de la Terreur au seul Robes-pierre. Ici, pas d’explication mais une« démonstration » par opposition.

L’analyse sémantique de la présentation dudossier va dans le même sens. Il se caracté-rise par la confrontation des champs séman-tiques de 1789 (liberté, égalité civile/absenced’égalité politique) et 1793 (égalité poli-tique/suffrage universel, égalité sociale/rêve,défense/invasion/ennemi/gloire, répression/6 Ce sont plutôt des mises au point factuelles.

Page 183: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 183

sanglante/souillée/mort de la liberté). Levocabulaire implique clairement des juge-ments de valeur négatifs : la Révolution estsouillée par la Terreur.

Ici, pas de mesures sociales concrètes, mais lerêve de l’égalité sociale. Le positif – égalitépolitique, rêve d’égalité sociale, esprit dedéfense – est entaché par la Terreur. La pro-gression du texte et celle des documents serenforcent mutuellement, mettant l’accentsur le terrorisme et la dictature. La théoriedes circonstances n’apparaît pas, ici, commeune justification.

Le choix des personnages référents est égale-ment significatif : Charlotte Corday/Marat,Turreau (terroristes), Carnot, Hoche, Jour-dan, Bonaparte (vainqueurs, rétablissentl’ordre), Hébert, hébertistes et Danton (vic-times de la lutte des factions) contre Robes-pierre et surtout ce dernier (dictateur/dirigele Comité de Salut public/frappe les fac-tions). Robespierre apparaît donc commel’organisateur de la répression. La victoire,œuvre des militaires qui rétablissent l’ordre,est découplée de la Terreur qui est, ici, l’ins-trument des seuls robespierristes.

La « synthèse » juxtapose un texte court, fac-tuel, extrêmement condensé et deux imagesde grande taille. La gravure anonyme intitu-lée La marmite épuratoire des jacobins per-met de présenter un mécanisme explicatif àla fois du pouvoir de Robespierre et de laTerreur7. Le second document illustre lesaspects les plus excessifs de la Terreur. Lesdocuments accentuent donc le rejet de la

Terreur. Plus encore que par le courant cri-tique, ce manuel apparaît marqué par unedoxa hostile à Quatre-Vingt-Treize.

Seul le dossier sur « La guerre civile en Ven-dée » présente un aspect contradictoire touten écartant les éléments les plus polémiqueset en suggérant les interprétations par letexte de présentation et les questions posées.La mise en intrigue de ce manuel répond àplusieurs préoccupations des concepteursdes programmes qui, depuis longtemps,dénoncent la lourdeur du contenu factueldes leçons d’histoire et jugent que la problé-matique doit être fournie à l’élève. Elle doitéviter que la leçon du maître ne redoublesimplement le texte du manuel.

Elle correspond, en outre, à une conceptionde l’histoire en terme de discours. Le manuelde 1993 énonçait des faits comme preuves àl’appui. Les documents constituaient unemanière parallèle de retrouver le texte. Danscelui de 1995, les représentations imagéesdominent. Le document et principalementl’image ont un rôle d’argument dans laconstruction du discours. La problématiqueest donnée par le manuel : on ne chercheplus à la faire trouver par les élèves.

Ainsi, non seulement les contenus suivent leschangements des programmes mais il en estde même pour la construction qui tente plusou moins de répondre à des difficultés misesen lumière par leurs concepteurs et se plie àcertaines évolutions épistémologiques.

CONCLUSIONS DE L’ÉTUDEDU PREMIER CORPUS

Les trois manuels se caractérisent par lacondensation du discours. Celle-ci, mise en

7 Ce document, d’interprétation difficile et dont la provenance manque, demande une solide connaissancehistoriographique.

Page 184: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

184 Le cartable de Clio, n° 3

évidence par Marceline Laparra commecaractéristique de l’écriture des manuelsd’histoire8, s’oppose à l’opération d’expan-sion qui est celle du discours proprementhistorien… et que l’on demande à l’élèved’effectuer dans les principaux types de pro-ductions évaluatives. Elle est moindre dans lemanuel de 1993, plus proche d’un texted’historien, ce dont atteste la présence demarqueurs indiquant les étapes du raisonne-ment. En revanche, elle s’accentue très nette-ment dans le manuel de 1995. Il est doncbeaucoup plus difficile d’accès pour lesélèves puisqu’ils doivent eux-mêmes retrou-ver le processus d’élaboration du discours.Le manuel n’est plus fait pour les élèves maisdevient un outil de travail pour le professeur.

En dépit d’interprétations différentes et d’unmode d’écriture variable, les trois manuelsont un point commun. Dans certainsmanuels de la fin des années 70, la profusiondes documents et leur apparente inorganisa-tion organisée permettaient à l’enseignant deconstruire sa propre problématique et sapropre interprétation. Au contraire, lesmanuels étudiés restreignent l’autonomie del’enseignant en lui fournissant une interpré-tation clé en mains. Les éléments contradic-toires ou ceux qui lui permettraient simple-ment d’envisager un autre regard sont rares.Les documents viennent en renforcement ouà la place du texte. Le plus souvent, à l’excep-tion de certains dossiers du manuel de 1993,ils ne permettent pas d’élargir l’informationet ne comportent guère d’éléments contra-dictoires ni de véritables débats.

Cette redondance interprétative est L’un deséléments de l’existence d’une mise enintrigue cohérente intégrant cependant unélément de vulgate plus ou moins nuancé, lathéorie des circonstances, matérialisé par lafameuse carte de La France assiégée.

Peut-on cependant généraliser l’idée d’unecohérence interprétative des manuels ? Surd’autres thèmes comme l’industrialisation,une rapide étude menée avec la même grillemontre des incohérences très nettes.

Cette constatation m’a amenée à m’interro-ger sur la cohérence de mon corpus. Est-elleliée aux exigences de l’éditeur ou plutôt dudirecteur de collection («effet équipe»)? Est-elle due au caractère patrimonial de la Révo-lution qui entraînerait une exigence forte decohérence interprétative («effet patrimoine»),voire au caractère conflictuel du thèmeretenu ? Enfin, les nouveaux programmesentraînant un amenuisement de la place dela période dans les programmes, y a-t-il un« effet seuil » en deçà duquel la cohérence nepeut que disparaître ?

Ces questions m’ont amenée à vérifier l’exis-tence d’une mise en intrigue cohérente surun second corpus : celui des manuels éditésen 2001. J’y ai procédé aux mêmes opéra-tions que sur le premier.

CONTRE ANALYSE : LE CORPUS 2001

Il nous faut d’abord pointer quelques pro-blèmes afférents à ce nouveau corpus.

LES DIFFICULTÉS LIÉES AU CORPUS 2001

L’évolution de la maquette des manuelsconstitue une première difficulté. La tendance

8 Marceline Laparra, « Problèmes de lecture posés parl’écriture des textes historiques à visée didactique », Pra-tiques, n° 69, Texte et Histoire, mars 1991, pp. 97-124.

Page 185: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 185

au foisonnement des doubles pages intitu-lées documents, modules, méthode, exer-cices, faire le point, etc. s’est accentuée. Onretrouve donc des documents portant sur lapériode de la première République à plu-sieurs endroits du manuel. L’analyse du cor-pus iconographique pose ainsi un problèmede limites et de contextualisation : interrogertous les documents concernant la période ouseulement ceux qui figurent dans les pagessélectionnées ? J’ai choisi la première solu-tion, tout en centrant mon étude sur lespages regroupées sous le titre éponyme.

En outre, l’intitulé du programme a donnélieu à des interprétations diverses quant à lastructuration des chapitres.

1. Bordas annonce deux chapitres, « La nais-sance d’une nouvelle France (1789-1791) » et « De la monarchie constitution-nelle à l’Empire (1791-1815)» : la coupurese situe donc en 1791.

2. Le Nathan 1 situe la rupture avec l’avène-ment de la République et titre : « LaFrance de la monarchie absolue à la1re République (1792) » et « La France, dela 1re République à l’Empire (1792-1815)».

3. Le Lacoste distingue « Les radicalisations(1789-1794) » et « La recherche de la sta-bilité politique (1795-1815) » : la rupture,ici, c’est Thermidor !

4. Le Nathan 2, le Bréal, le Magnard, le Hatieret le Hachette traitent en un seul chapitre« La Révolution française (1789-1799) ».

La solution traditionnelle domine mais on aau moins affaire à quatre dates de coupuresdifférentes. Or, le choix effectué a une véri-

table signification. Voici donc un élémentsupplémentaire à recouper avec les axes dequestionnements définis lors de l’étude dupremier corpus.

Une dernière difficulté concerne l’iconogra-phie. La distinction entre documents inclu-sifs et documents conflictuels m’est peu àpeu apparue de moins en moins tranchée.Elle ne se conçoit, en effet, qu’eu égard à lafois à l’auteur mais aussi au récepteur.

Un document, inclusif pour les acteurs, peutêtre neutre pour nous car nous ne savonsplus le déchiffrer ou parce qu’il n’a plus pournous de valeur affective. Il peut même êtredevenu conflictuel. Dans cet ordre de chosesoù classer la devise Liberté, Égalité, Fraternitéou la mort ou La Liberté ou la mort deRégnault ? Quand au Marat de David, lespetites reproductions de copies ont souventété remplacées par des reproductions del’œuvre : l’effet produit est bien différent. Unautre problème de limites est lié au passaged’une mémoire collective soudée autour dela nation à des mémoires plurielles : le cœurvendéen, conflictuel au point de vue natio-nal, ne l’est pas en Vendée.

J’ai, cependant, conservé ce classement. Ilpermet en effet de mettre en évidence certainstraits interprétatifs et des phénomènes mas-sifs, quasi-éléments d’une vulgate, comme lacarte de « La France assiégée », les gravuresde l’exécution du Roi, Robespierre guilloti-nant le bourreau ou l'organigramme du gou-vernement révolutionnaire…

Cependant, il faut, selon le contexte, modi-fier le classement. Ainsi, dans le Marseille, lacoexistence avec une gravure représentant lemois de Floréal, donne au Marat de David

Page 186: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

186 Le cartable de Clio, n° 3

une signification clairement inclusive.J’avancerai le même classement concernantle Magnard où sous le titre « David, unartiste engagé », La mort de Marat voisineavec La mort de Socrate.

L’ANALYSE DU SECOND CORPUS

Une première constatation s’impose. Lesmanuels de la génération 2001 présentent unélément convergeant d’évolution – la multi-plication des doubles pages de dossiers,modules, exercices, etc. – et pour le reste desévolutions variables. En dépit des diver-gences et de la place amoindrie accordée à lapremière République, la cohérence interpré-tative globale subsiste.

QUATRE EXEMPLES

Le Hachette consacre deux doubles pages à laquestion avec une structure classique :doubles pages de leçons mettant en regardune page de texte-auteur et une page dedocuments, dossiers, modules et exercicesdivers en fin de chapitre.

Le texte-auteur y apparaît favorable à uneRépublique modérée et très hostile à laRépublique jacobine.

Pour en saisir la concordance avec le texte-auteur, l’iconographie doit être étudiée surl’ensemble des trois doubles pages et non pasleçon par leçon. Elle présente d’une façoninsistante ceux qui s’opposent à la marche dela Révolution comme victimes et non commeacteurs. Cette iconographie évoque bienl’idée d’une « spirale de la Terreur ». Le seulportrait de Robespierre correspond à l’accu-sation d’utiliser la terreur « comme instru-ment de pouvoir ».

L’édition 2001 du Belin continue à intercalerdossiers et pages de texte, un texte-auteur plusriche qu’en 1995. Ce manuel présente uneoption épistémologique nette : dire le com-ment et non pas expliquer le pourquoi. L’évé-nement trouve son explication dans sondéroulement même. On reste dans une doxahostile à toute Révolution violente, tendant àsusciter une réaction horrifiée plutôt qued’expliquer le phénomène. Le texte-auteurn’attribue pas la responsabilité de toute la Ter-reur à Robespierre, mais la redondance desdocuments qui s’y rapportent tend à avoir ceteffet. Une double explication sous-tend lechapitre : l’explication par les circonstances etl’explication par la dictature. L’explication parl’idéologie, qui semblait sous-entendue par letitre : le projet jacobin, n’est en fait exploité nipar le texte-auteur, ni par les documents.

Globalement, les documents et le texte-auteursont en cohérence mais une certaine incohé-rence est perceptible entre le projet de problé-matisation affiché par les titres et un résultatplus descriptif qu’explicatif. Elle est peut-êtreliée au changement de directeur de collectionmais surtout à la diminution du nombre depages affectées au sujet : 6 pages contre 20 en1993, 8 en 1995. Les auteurs semblent avoirété pris en tenaille entre leur volonté de pro-blématiser et celle de fournir assez d’élémentspour permettre la compréhension.

Deux manuels affichent leur originalité. Ony retrouve très clairement l’effet équipe.

Chez Bertrand Lacoste, les dossiers occupentla plus grande partie du chapitre, mais laleçon se présente comme un récit continu surdeux pages dans lequel est intégré un seuldocument. La rupture privilégiée par l’auteuroriente l’interprétation : la coupure de 1794

Page 187: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 187

entraîne à penser que la Révolution connaîtdeux périodes, ascendante et descendante,caractérisées par les titres des deux chapitres :radicalisations et tentatives de stabilisation.

La présentation du chapitre sur les radicali-sations est illustrée par le tableau jacobin deRégnault, La liberté ou la mort (avec un com-mentaire inclusif) et par un plan du Parisrévolutionnaire.

Le dossier sur la Terreur est moins facile-ment interprétable. Le questionnement estdistancié ainsi que le titre de la fameuse carteempruntée à Vovelle. Le document, Le bour-reau se guillotinant lui-même, pourrait fairebasculer le dossier vers une interprétationnégative de la République jacobine. Cepen-dant, la provenance thermidorienne indi-quée permet de mettre en question l’attribu-tion de la Terreur à Robespierre. Le texte deprésentation ne mentionne d’ailleurs Robes-pierre que comme ayant tenté de « justifier laviolence ». Le texte-auteur de la leçon sur « LaRépublique 1792 », illustré par un documentclairement inclusif, est favorable à la Répu-blique jacobine, malgré sa conclusion balan-cée9. C’est sur l’ensemble du chapitre quel’on peut faire coïncider l’iconographie avecl’interprétation globale de l’auteur.

Chez Nathan, l’ouvrage dirigé par JacquesMarseille constitue un retour assumé aurécit. Celui-ci se développe sur quatre pages,suivi des dossiers, classiquement placés enfin de chapitre.

La coupure entre les deux chapitres duthème est placée en 1792, à l’avènement de la

République : l’orientation «républicaine» estd’emblée marquée. Elle se retrouve, ensuite,aussi bien dans le texte-auteur que dansl’iconographie et son paratexte.

Le texte de présentation est fondé sur ledouble registre de la guerre et du politique.Les auteurs font un recours avoué à la théo-rie des circonstances. Les préférences de l’au-teur se marquent dans le registre politique :interrogation sur Napoléon, idéal d’unerévolution des notables.

Parcourir non seulement tout le chapitremais aussi les multiples dossiers est néces-saire pour mettre en lumière la cohérenceinterprétative du manuel. Celle-ci est trèsnette en ce qui concerne les documents ico-nographiques.

La première double page du chapitre jouesur les oppositions d’une façon balancée :Danton et Robespierre, Valmy et l’Insignevendéen. L’iconographie de la secondedouble page est plutôt inclusive. Ce sont lesdossiers qui livrent l’interprétation de l’au-teur sur la période en mettant en évidenceun net refus du désordre révolutionnaire. Lecoup d’État du 18 brumaire est contreba-lancé par le serment et subtilement justifiépar la gravure Incroyables et merveilleuses. Lebilan montre donc une vision résolumentrépublicaine mais favorable à l’ordre.

LE SECOND CORPUS :QUELLE COHÉRENCE ?

Sauf chez Belin et Lacoste, la tendance à ladiminution de la place du texte-auteur pro-portionnellement à celle des documentsparaît avoir reçu un coup d’arrêt. On nesemble donc pas s’acheminer vers un

9 C’est le seul manuel à faire allusion à des visions oppo-sées de la Terreur.

Page 188: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

188 Le cartable de Clio, n° 3

manuel quasi uniquement composé dedocuments. Le texte-auteur des manuels dusecond corpus est, cependant, extrêmementcondensé en raison même de l’amenuise-ment du poids de la période dans le pro-gramme 2001 puisque les connaissances surle déroulement de la Révolution sont consi-dérées comme acquises au collège. À l’excep-tion, peut-être, du Lacoste, il s’agit bien tou-jours du type de manuels ainsi décrit parHenri Moniot : « Un manuel qui est un coursstructuré complet, d’une structuration soi-gneuse à la fois dans la matière historiogra-phique, dans son expression, et dans sa mise enscène typographique – incluant à son serviceune part régulière de documents apprêtés àleur tour »10.

La structuration du contenu historiogra-phique des manuels du second corpusrépond à quatre modèles :

– une double page de présentation, suiviede leçons juxtaposant une page dominéepar le texte-auteur et une page de docu-ments, de dossiers et de divers doublespages d’exercices ou de modules (Bréal,Hachette11, Magnard),

– un texte-auteur dense, important, par-semé de documents et suivi par une sériede dossiers (Nathan 1),

– un modèle inverse où, après la doublepage de présentation, quatre dossiers dedocuments présentant une thématiquelarge et un module sur une thématiqueplus pointue précèdent un récit, fil

conducteur et synthèse, et une page derepères (Bertrand-Lacoste),

– l’alternance, après la double page de pré-sentation des dossiers et des pages deleçons avec un texte-auteur plus ou moinsdéveloppé (Belin, Nathan 2, Hatier).

Le choix du modèle ne semble pas influerglobalement sur le degré de cohérence del’interprétation mais sur la cohérencetexte/iconographie des leçons. Les docu-ments concernant la première République seretrouvent dans l’ensemble de la séquence,parfois isolés, parfois regroupés en dossiersthématiques surtout lorsque la structurationest complexe ou quand le texte-auteur seprésente nettement sous la forme du récit. Ilfaut donc alors rechercher la cohérence surl’ensemble du chapitre.

Dans presque tous les manuels, la cohérenceglobale subsiste cependant. On remarquera,cependant, le retour en force de la vulgate dela théorie des circonstances12, au moins sousl’aspect des sous-titres «La République assié-gée » ou « La Patrie en danger » et surtout dela fameuse carte du Vovelle, avec des titresvariés, mais, sauf chez Bertrand-Lacoste,jamais neutres !

En fait, la cohérence interprétative ne semblepas être liée à un seul facteur. L’effet équipejoue bien son rôle. Par exemple, l’option favo-rable aux jacobins de l’équipe du Magnard,perceptible dans le texte-auteur sur le thème etdans l’absence d’images à connotation néga-tive, est marquée par la symbolique iconogra-phique globale : La Liberté de Nanine Vallinfigure sur la page de couverture et La Liberté

10 Henri Moniot, op. cit., p. 206.11 Avec cependant un dossier intercalé sur les Droits del’Homme. 12 Dans le Bordas et le Magnard, par exemple.

Page 189: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 189

ou la mort de Régnault comme documentd’appel du chapitre. On retrouve le même effetchez Bertrand Lacoste mais il apparaît moinsnet dans les autres manuels. Chez Belin, lechangement du directeur de collectionsemble, en revanche, avoir nui à la cohérence.

L’effet seuil joue un rôle certain dans la plusgrande difficulté d’une majorité des manuelsà faire correspondre les documents de laleçon au texte-auteur. L’effet maquette semble,cependant, avoir un rôle limité dans la cohé-rence d’ensemble.

Restent, à mon sens, prédominants l’effetpatrimoine et la cristallisation des positionspolitiques et historiographiques autour de laPremière République. Le caractère très tran-ché et polémique de la leçon semble contri-buer à la cohérence interprétative13. Acontrario, certaines incohérences de détailrévèlent une hésitation entre la prise de posi-tion historiographique et la simplificationdidactique. L’auteur du Magnard écrit parexemple que « Robespierre semble dominer »,puis lui attribue toutes les mesures prisescomme à un chef de gouvernement. L’adhé-sion à un modèle interprétatif très netconstitue un facteur déterminant de cohé-rence globale dans le contenu du manuel. Lacohérence est également plus forte lorsquel’équipe a effectué un choix net sur le modede discours historique : c’est le cas du Belinédité en 1993 et du Nathan, collectionJacques Marseille, ou de l’ouvrage publiéchez Bertrand Lacoste en 200114.

Avec des nuances, je conclurai donc surl’idée d’une mise en intrigue cohérente quise caractérise par la redondance interpréta-tive de la présentation, du texte-auteur, desdocuments et de leur légende. La cohérenceinterprétative globale semble indépendantede la structuration du manuel. C’est dans ledétail que le modèle le plus complexe destructuration ou le retour au récit la rendentparfois plus difficile. Une cohérence de détailest, de même, plus malaisée lorsque la placeaccordée à la leçon passe au-dessous d’uncertain seuil. L’effet équipe joue un rôle nonnégligeable mais on ne peut l’étendre à l’en-semble du corpus. C’est donc la forte cristal-lisation autour d’interprétations très tran-chées qui nous semble avoir ici un rôleprédominant.

13 La force pédagogique et l’impact mémoriel de cer-taines explications (qui expliquent le recours massif à lathéorie des circonstances) pourraient cependant êtreprédominantes en collège.14 Le Magnard fait office de contre-exemple, peut-êtreen raison d’une équipe nouvelle.

Liste des manuels du corpus n° 2

– Histoire 2de, sous la direction de L. Bourquin,Paris, Belin, 2001.

– Histoire seconde, collection J. Le Pellec, Paris,Bertrand Lacoste, 2001.

– Histoire 2de, Les fondements du monde contempo-rain, sous la direction de J.-M. Gaillard, Paris,Bréal, 2001.

– Histoire 2de, sous la direction de J.-M. Lambin,Paris, Hachette éducation, 2001.

– Histoire 2de, sous la direction de G. Bourel etM. Chevallier, Paris, Hatier, 2001.

– Histoire 2de, direction G. Dorel-Ferré, L. Heurte-feu, F. Sirel, Paris, Magnard, 2001.

– Histoire 2de, sous la direction de M.H. Baylac,Paris, Bordas, 2001.

– 2de Histoire, Les fondements du monde contempo-rain, collection J. Marseille, Paris, Nathan, 2001(Nathan 1).

– Histoire 2de, sous la direction de G. Le Quintrec,Paris, Nathan, 2001 (Nathan 2).

A N N E X E

Page 190: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

190 Le cartable de Clio, n° 3 – Les TICE et l’enseignement de l’histoire – 190-201

Daniel Letouzey est professeur d’histoire et degéographie dans un lycée français. C’est un despionniers de l’utilisation des TICE dans l’en-seignement de l’histoire. Il a participé à lacréation de la liste H-Français ; il est secrétairede l’association des Clionautes, deux espacesvirtuels qui militent pour la diffusion desTICE en histoire et en géographie :http://www2.h-net.msu.edu/~francais/ ethttp://www.clionautes.org

Il est l’auteur, depuis décembre 1997, de laChronique Internet, publiée dans la revue His-toriens & Géographes. Cette chronique s’ef-force de témoigner des activités multiples déve-loppées par nos collègues, et propose unesélection de ressources, aussi bien pour lesenseignants que pour les élèves :http://aphgcaen.free.fr ethttp://aphgcaen.free.fr/100.htm

Le Cartable l’a interrogé, par Internet commeil se doit, sur sa pratique et sur l’apport spéci-fique des TICE en histoire. Sa réponse est à lafois le regard personnel de quelqu’un quiconnaît particulièrement bien ce domaine, etle reflet d’une réflexion collective puisque lecourrier électronique lui a permis d’interrogerd’autres Clionautes acteurs des TICE, et deleur faire relire cette contribution. La rédac-tion du Cartable le remercie chaleureusementainsi que tous les collègues qui ont peaufinéson texte.

LES TICE ET L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE

ENTRETIEN AVEC DANIEL LETOUZEY

Le Cartable : commençons cet entretien parune question extrêmement banale : parmi lesidées les plus répandues en faveur des TICE, enparticulier du net, figure l’accès facile à uneinformation extrêmement abondante etdiverse. De nombreux sites proposent des«documents» de toutes sortes sans que les réfé-rences soient toujours indiquées. Commentapprendre aux élèves, mais aussi aux ensei-gnants et à nous-mêmes, à ne pas se perdredans une telle abondance, à se repérer et àcontrôler l’information ? Quels sont lesmoyens, pas trop coûteux en temps, à mettreen œuvre pour développer l’esprit critique ?

S’interroger sur « l’information extrême-ment abondante », c’est mettre en avant unedes représentations de l’Internet – celle de laToile définie comme une Encyclopédie Uni-verselle Virtuelle –, un slogan publicitaireefficacement diffusé par les fournisseursd’accès. En fait, Internet est avant tout unoutil de communication, et donc d’abord uncarnet d’adresses, un instrument de travailen réseau. Jusqu’ici, cette fonctionnalité aplutôt été négligée dans l’enseignement enFrance.

L’abondance est réelle, surtout pour les inter-nautes qui ont accès au web en anglais : unerecherche sur http://www.google.fr indique3250 adresses pour « enseigner l’histoire »,mais 3 millions pour « teaching history».

Page 191: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 191

Mieux vaut être élève ou professeur dans lessections européennes, en anglais…

Cette abondance est en partie illusoire :« Jean Monnet » est cité 107 000 fois, mais2600 références concernent un « lycée JeanMonnet» ; 16 seulement renvoient à une bio-graphie du « père de l’Europe ». Internetn’est donc ni une bibliothèque scolaire, niune encyclopédie structurée, ne serait-ceque parce que l’accès libre et gratuit a faitfuir les éditeurs scolaires. La Toile ressembleplutôt à une immense foire internationale, àune auberge espagnole : on y trouve ce qu’uninternaute a pris le temps d’élaborer et dediffuser.

L’abondance (ou la pénurie) n’est pas limitéeau réseau virtuel. La revue Le débat n° 125publie un article où Emmanuel Hogg oppose,à propos de l’audiovisuel, « une culture de la rareté et de la lacune » à « l’orgie contem-poraine des signes » ; l’auteur analyse le pas-sage de « l’amnésie par défaut » à « l’oublipar excès ». Des observations semblablespourraient être appliquées à l’inflation desarchives contemporaines, dans une sociétéqui voudrait « Tout garder ? Les dilemmes dela mémoire à l’âge médiatique ».

Appliquée à l’éducation, la question de laprofusion des données n’est pas nouvelle : lesaccusations fréquentes d’encyclopédisme entémoignent. Internet donne l’opportunitéd’explorer à nouveau ces débats, à travers lesrapports complexes que l’éducation entre-tient avec les « nouvelles » technologies suc-cessives : l’audiovisuel, l’informatique, etc.

L’arrivée du réseau coïncide avec la volontéd’ouvrir davantage l’école sur le mondeextérieur. Les attentes du système scolaire et

les méthodes de travail ont de fait beaucoupchangé depuis une génération. Dans lesannées 1960, pour un élève, l’essentiel étaitd’écouter, de comprendre et de savoir resti-tuer une leçon ; le manuel, le cours, les mor-ceaux choisis (par des adultes) étaient à labase du travail scolaire. Aujourd’hui, lemême élève doit être capable, sur un sujetqu’il découvre parfois, de définir une problé-matique, de trouver les sources utiles, derédiger une synthèse finale. Bibliothèques,Centres de Documentation et d’Information(CDI), Internet deviennent des auxiliairesincontournables.

Dans le cas d’Internet, vouloir utiliser leréseau à l’école, c’est devoir prendre encompte des facteurs multiples : finalités del’école, choix culturels et pédagogiques, pro-cessus cognitifs, etc.

Ce devrait être donner la priorité absolue àla formation intellectuelle : l’aptitude àposer les bonnes questions, la capacité à dis-tinguer l’essentiel de l’accessoire, en somme« la tête bien faite » selon Montaigne. Enlettres, la priorité n’a jamais été de connaîtrel’ensemble des tragédies de Corneille ou deRacine, mais bien, à travers un choix limitéde pièces ou d’extraits, de donner l’envie etles moyens d’une découverte personnelle.

Ce devrait être ensuite prévoir dans le cursusscolaire une double formation techniqueindispensable : la maîtrise de la recherchedocumentaire classique, la pratique desoutils spécifiques développés sur Internet.Les éléments nécessaires à cette formationexistent. Encore faut-il pouvoir consacrer à cetapprentissage le temps nécessaire, et ne pasconsidérer comme acquises des compétencesque l’on a oublié d’enseigner et d’évaluer…

Page 192: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

192 Le cartable de Clio, n° 3

La pratique du travail avec les élèves incite àreplacer Internet dans une chaîne documen-taire plus large.

Un « carré documentaire » peut associer lesattentes de l’enseignant qui a donné le tra-vail, le contenu spécifique du manuel, l’ex-ploration des ressources du CDI et des cata-logues des bibliothèques, enfin l’emploi deressources en ligne, pour actualiser, person-naliser, approfondir la recherche. Une telledémarche évite de perdre du temps en clicsstériles : pourquoi laisser les élèves se préci-piter vers Internet quand un auteur a publiéun ouvrage faisant le point sur la question àétudier ?

Face aux ressources disponibles sur Inter-net, professeurs et élèves sont dans dessituations très différentes.

Les professeurs se méfient parfois du réseau,mais leur formation universitaire et profes-sionnelle les met en mesure de l’utiliser effi-cacement. Sur les thèmes d’un programme,ils connaissent les questions à poser, ils ontappris à établir une bibliographie, ils saventlocaliser les équipes de recherche, etc. Dansleur pratique, Internet prolonge et valorisele livre et la culture de l’imprimé.

Pour les élèves, Internet est une chance et unrisque. Une chance, parce que la célérité desmoteurs de recherche, l’accès instantané àtout fichier stocké sur un ordinateur relié auréseau, leur permettent de profiter du travailde leurs prédécesseurs ; un risque, parce quecertains en oublient parfois l’usage des livreset des revues.

En travaux de groupes, pour l’enseignant,plusieurs démarches sont possibles :

• soit choisir un petit nombre de sites, etles faire explorer par les élèves : ainsi, enclasse de seconde, Les Mondes normands,un site développé par le musée de Caen,permet d’étudier « La Méditerranée auXIIe siècle, carrefour de trois civilisations»à travers l’exemple de la Sicile normande :http://www.mondes-normands.caen.fr/

• soit faire exploiter les ressources du réseauen faisant appel aux moteurs derecherche. La pratique incite à ne pas selimiter à la lecture du premier écran (dansles préférences, étendre à 30 le nombre deréponses affichées) et à ne pas hésiter àreformuler une requête en tenant comptedes premières réponses.

Dans tous les cas, il est possible d’utiliser lesannuaires thématiques, quand ils ne secontentent pas de faire l’inventaire desvitrines officielles et institutionnelles, maisont pris le temps de repérer des applicationspertinentes pour le travail scolaire. Lerecours aux listes de diffusion, et à leursabonnés, est une autre potentialité à mettreen œuvre.

Ainsi, Internet est un outil d’autant plusefficace que l’on sait ce que l’on cherche, quel’on a appris comment chercher utilement,et qu’une connaissance raisonnable desquestions à poser permet d’évaluer l’intérêtet la pertinence des ressources disponibles.La culture historique déjà acquise, la maî-trise des savoir-faire, l’habitude de la navi-gation sur le réseau ainsi qu’une dose dechance aident à repérer la mine ou le filon,c’est-à-dire, pour nous, le site conçu par lespécialiste de la question.

Comment apprendre à valider l’information?

Page 193: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 193

La question ne se pose généralement paspour les livres, ni pour les journaux aux-quels les élèves peuvent accéder dans unebibliothèque ou dans un CDI : le choix en aété fait par des adultes responsables. Parcontre, l’absence de validation est le tendond’Achille d’un réseau auquel ses détracteursreprochent la présence des négationnistes etdes pédophiles.

Dans l’histoire de la Shoah, plutôt quedéplorer la présence des négationnistes, nouspréférons faire connaître l’important travaildéjà accompli : ainsi les activités du Cercled’étude de la déportation et de la Shoah(«Enseigner la Shoah», Primo Levi, etc.) sontpubliées en ligne. La Chronique Internetrenvoie de son côté aux nombreuses réalisa-tions de nos collègues, celles de DominiqueNatanson pour « Mémoire juive et éduca-tion », celles d’Yves Guiet sur « Le sauvetagedes enfants », celle d’Evelyne Py sur« Mémoire Net ».

La correction des copies, au baccalauréat,incite aussi à relativiser la question de lavalidation : ainsi, dans l’étude de documents,où les candidats doivent exploiter, « y com-pris de manière critique», les informationscontenues dans un dossier, la présentation selimite souvent à un « copier/coller » dessources mentionnées dans l’épreuve. Troppeu d’élèves ont la culture, la formation,l’initiative nécessaires pour réussir, un jourd’examen, une lecture distanciée des docu-ments : combien savent expliquer ce qu’étaitle «Comité ouvrier», signataire d’une affichegaulliste de 1958 fréquemment utilisée aubrevet et au baccalauréat ? Combien saventdécoder et remettre en contexte le vocabu-laire d’une affiche électorale ou d’un dis-cours politique ?

Pour valider les ressources accessibles surInternet, il existe des réponses simples et« rassurantes » :

1. Filtrer étroitement l’accès des élèves auxcontenus.

2. N’admettre que l’emploi de publicationsayant reçu une validation hiérarchique,sur des sites en « .gouv », en « .ac ».

3. S’abriter derrière des questionnaires devalidation.

Ces réponses ne peuvent cependant passatisfaire un professeur d’histoire : elles necontribuent pas à former l’esprit critique,qui doit s’appliquer aussi bien aux publica-tions officielles qu’aux sources privées.

La solution, longue, lente et difficile, doits’inspirer du travail des historiens et de leurméthode critique. Une critique externe, surles conditions de production et de réceptiond’un document, et plus encore une critiqueinterne, celle que permet une connaissanceraisonnable du sujet et une pratique desources diversifiées. Cette démarche, appli-quée à Internet, n’est pas différente du travailhabituel en classe d’histoire.

Deux prolongements sont possibles : s’inspi-rer du travail spécifique de nos collèguesanglais sur le point de vue des acteurs ; adap-ter quelques-uns des excellents sites enanglais, dont celui de John R. Henderson« Guide to Critical Thinking About What YouSee on the Web » : http://www.ithaca.edu/library/Training/hott.html

Le Cartable : quelles sont les modifications quel’introduction des techniques informatiquesproduit dans l’enseignement de l’histoire :changements des activités d’apprentissage ?

Page 194: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

194 Le cartable de Clio, n° 3

Changements des gestes professionnels desenseignants ? Changements de l’identité ensei-gnante ? Cette introduction modifie-t-elle letemps didactique ?

Le travail avec ordinateur reste une excep-tion ; il occupe rarement plus de 15 % dutemps disponible, sauf dans les expériencesen cours de « cartables électroniques » quisoulèvent des problèmes pédagogiquesspécifiques.

Les modifications portent plus sur le supportque sur les méthodes : avec l’accès rapide àInternet, avec le DVD, il est devenu communde vanter les mérites du multimédia. Leschoix techniques n’induisent pas par eux-mêmes une innovation pédagogique. LesTICE s’accommodent de toutes les situationspédagogiques, aussi bien lors d’une rechercheen effectif réduit en Éducation civique, juri-dique et sociale (ECJS), lors d’un travailindividuel au CDI, que lors d’un coursmagistral (dialogué) auquel le vidéo-projec-teur donne l’apparence d’une coûteusemodernité.

L’utilisation des TICE a d’abord été le faitd’une poignée de pionniers défenseurs desméthodes actives : correspondance entreclasses, enquêtes sur le terrain, mise en lignede sites conçus par des groupes d’élèves. Plusrécemment, les différentes formes de travauxpersonnels – Itinéraires De Découverte(IDD) en collège, Travaux Personnels Enca-drés (TPE) en lycée, ou Projet Pluridiscipli-naires à Caractère Professionnel (PPCP) enlycée professionnel – ont plaidé en faveurd’une pédagogie du projet. La demande ensalles d’ordinateurs, aussi bien pour larecherche documentaire, que pour la rédac-tion des productions finales, a fortement

augmenté, tout comme les budgets liés aupapier et à l’encre d’impression.

La classification des activités d’apprentis-sage peut s’inspirer de celle proposée parRobert Bibeau :

1. Télécorrespondance scolaire.2. Édition et publication (journaux sco-

laires, Web magazine, rédaction collec-tive).

3. Recherche documentaire (méthode detravail intellectuel, bibliothéconomie avecInternet, etc.).

4. Recherche et partage d’informations(banque de données collectives, saisie dedonnées en temps réel, télétravail).

5. Résolution de problèmes (concours, créa-tion collective, jeux de rôles, laboratoireen ligne, simulation, etc.).

6. Téléformation (cours et didacticiels sur leWeb) : http://ntic.org/guider/textes/div/bibtoile.html

Le métier d’enseignant est profondémentrenouvelé, mais pas seulement en histoire.

D’abord parce que les listes de diffusion ontprovoqué une mutation profonde dans lacirculation de l’information : elles ont atté-nué le monopole de l’information hiérar-chique descendante. Ces listes ont créé unespace pour des échanges que la mise encause de la formation continuée risquait defaire disparaître.

Le courrier électronique peut égalementaider à organiser, à distance, le travail de laclasse.

Internet est une chance pour ceux qui veu-lent mutualiser leurs ressources.

Page 195: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 195

Le travail sur ordinateur est également unmoyen de pouvoir accompagner le travaildes élèves et de mieux observer leursdémarches. C’est une bonne opportunitépour ceux qui veulent s’interroger sur lespratiques pédagogiques : par exemple, dansla construction des savoirs, quelle est la partrespective de l’individualisation et de lasocialisation ? Ou encore, quelle place don-ner au texte et à l’image dans un monde oùl’information est de plus en plus façonnéepar les images télévisées ? On peut noter unparadoxe : Internet utilise aussi l’écran, maissurtout pour faire lire et faire écrire…

Au total, Internet rend de multiples servicesà ceux qui ont appris à s’en servir : commu-nication à distance, accès à une documenta-tion élargie (catalogues des bibliothèques,presse en ligne, comptes rendus d’ouvrages,conférences virtuelles, etc.), élaboration etédition de contenus diffusables sur le réseau,transferts de fichiers, etc.

Changements dans l’identité professionnelle ?

Dans l’enseignement supérieur, les colloques,les listes de diffusion témoignent des nou-velles compétences acquises par les historiens(voir Internet et le métier d’historien, l’ou-vrage de Rolando Minuti, édité par les PUF.Le texte est accessible en ligne, mais en ver-sion italienne…). Les modes actuels d’éva-luation de la corporation prennent rarementen compte ces compétences et négligent l’ap-port des initiatives pionnières.

Dans l’enseignement secondaire, la situationévolue : la mutualisation et l’interactivitéanimaient l’Internet des pionniers ; lesmodes administratifs de fonctionnement etde contrôle s’imposent de plus en plus.

Cette introduction modifie-t-elle le tempsdidactique ?

Utiliser les TICE est parfois présenté par lespionniers comme un moyen de gagner dutemps. En fait, concevoir seul une séancedevant ordinateur exige beaucoup plus detemps que préparer un cours classique.Nos collègues nantais ajoutent :

« On sait que la posture traditionnelle del’enseignant est marquée par l’obsession dutemps. On devrait plutôt dire des tempspuisqu’il est nécessaire de considérer destemporalités multiples. Pour en rester auquotidien de la classe, on peut citer : le tempsdu programme segmenté dans la program-mation, le temps des séquences, celui descours, des exercices. […] C’est souvent àl’aune du temps passé, ou du temps à inves-tir que les innovations sont évaluées […] Letravail dans la salle multimédia introduitd’autres dimensions temporelles […] ilapparaît alors en contradiction avec le tempssegmenté du système scolaire » :http://www.inrp.fr/Tecne/Savoirplus/Rech40124/Sommaire_01.htm

Le Cartable : comment faire pour que l’outilinformatique utilisé en classe soit au service dela construction par les élèves de compétenceshistoriennes ? Dans quelles circonstances pré-cises des élèves utilisent-ils avec profit l’infor-matique pour s’approprier de l’histoire ? Ainsi,pouvez-vous décrire et analyser quelquesexemples de pratiques qui sont à la fois diffé-rentes de ce qu’un enseignant peut mettre enœuvre avec les ressources habituelles et parti-culièrement favorables à l’apprentissage de ladimension critique, aux activités d’analyse etde synthèse, aux activités d’écriture, à laconstruction de concepts liés à l’histoire

Page 196: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

196 Le cartable de Clio, n° 3

comme celui d’événement, de compétencesliées à la maîtrise du temps historique ?

La mesure de l’apport de l’informatique àl’apprentissage de l’histoire, est la questioncentrale, mais Serge Pouts-Lajus l’a bien mon-tré, c’est «une question impossible». Impos-sible, dans la mesure où de multiples facteurs,humains et techniques, sont en jeu. Hervé Boisa tenté de comparer le travail de deux classessimilaires, l’une utilisant des outils classiques,l’autre se servant des ordinateurs :http://www.txtnet.com/ote/impossible.htmhttp://hgtice.free.fr/clionautes/hbois.htm

Nos collègues anglo-saxons abordent depuislongtemps cette question : voir le site du« Journal of the Association for History andComputing » (JAHC), développé par JeffreyBarlow et ses collègues. Ou encore ce qui aété écrit sur les « transferable skills » enAngleterre :http://mcel.pacificu.edu/JAHC/jahcindex.htm

La géographie est en avance sur l’histoiredans ce domaine : en Belgique, les géo-graphes de Liège publient des propositionsoriginales d’activités permettant de dévelop-per des « compétences terminales en géogra-phie ». En France, le site de l’AFDG, celuide la revue EspacesTemps donnent une plusgrande place à la didactique. Ce qui n’em-pêche pas Gérard Hugonie de s’interroger :« Pourquoi les recherches didactiques ne modi-fient-elles guère les pratiques scolaires ? » :http://www.ulg.ac.be/geoeco/lmg/competences/00/competen.htmlhttp://aphgcaen.free.fr/chronique/hugonie.htm

Quels exemples de pratiques spécifiquesproposer ?

Il n’est pas question, en quelques lignes, derésumer la multiplicité des pistes exploréespar nos collègues, ni d’établir un palmarès des«bonnes pratiques éducatives», encore moinsde mettre en concurrence initiatives person-nelles et séquences validées par l’inspection.

L’apport des TICE est à chercher avant toutdans la dimension interactive, pas toujoursfacile à maîtriser en classe : le courrier élec-tronique est ainsi un moyen de prolonger lesacquis de la correspondance scolaire. Fairetravailler des élèves sur la géographie d’uneautre région, en associant livres et courrier,est une bonne source de motivation, et unmoyen de personnaliser l’information. Deplus, faire évaluer le résultat par une classedont les élèves habitent l’espace étudié estune occasion de confronter espace vécu etgéographie scientifique.

Internet, pour les élèves, c’est aussi l’accès àune partie de la presse, dont les 200 « unes »mise en ligne sur un site américain. Ainsi, enECJS, la presse est une source importantedans une recherche sur les OGM. Elle permetde faire lire les articles, de faire sélectionnerdes arguments contradictoires, de les faireprésenter dans une synthèse allant au-delà dusimple copier/coller :http://www.newseum.org/todaysfrontpages/

Dans la revue Les Cahiers pédagogiques,Dominique Natanson et de Karine Ansartmontrent comment il est possible, en IDD,de « Travailler autrement », sur une produc-tion collective « Le grand livre des chevaliersde la Table ronde », et d’utiliser un autremode d’évaluation, celui des ceintures decompétences (N° 413-414).

Internet peut aussi permettre la tenue de

Page 197: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 197

débats à distance, débats dont Nicole Allieu-Mary et Nicole Tutiaux-Guillon pensentpossible de « faire un mode d’apprentissagede l’histoire» (n° 400, « Oser l’oral » et n° 401« Débattre en classe ») :http://cahiers-pedagogiques.com/

François Muller a développé un site dédié à lapédagogie diversifiée et à l’évaluation forma-tive. Il consacre une page à la situation-pro-blème (Problem solving des Anglo-Saxons) :http://francois.muller.free.fr/diversifier/TPE.htm

De nombreuses autres pistes sont en coursd’exploration : utiliser des expositions enligne (« La Couleur des Larmes », « La crise deCuba ») ; travailler sur l’image fixe ou animée(« Le quai des images », en particulier par letravail de lycéens sur Banania et l’image desAfricains) ; intégrer des extraits vidéo del’INA, dans un cours, et les confronter auxautres sources (exemple de la Guerre d’Algé-rie) ; sonder la place du jeu dans l’enseigne-ment de l’histoire (site Ludus, à Caen).

La maîtrise du temps historique ne dépendpas seulement de l’usage des TICE.

Un exemple ponctuel, appliqué à l’histoirede l’art : interroger http://images.google.fr entapant « Florence 1427 », permet d’accéder àdes représentations des œuvres de Brunelles-chi, de Masaccio, de Donatello et de fairemesurer la place exceptionnelle de Florencedans la première Renaissance :http://aphgcaen.free.fr/chronique/flo-rence.htm

Le Cartable : comment affronter le décalagecroissant entre les progrès rapides et constantsde l’informatique et l’équipement moyen du

corps enseignant et des établissements sco-laires ? Ne risque-t-on pas de poursuivre desobjectifs illusoires en se situant dans la pers-pective de ce à quoi tous les élèves d’une classed’âge auront droit en la matière ?

Cette question néglige l’effort considérabled’équipement qui a été fait ces dernièresannées. Bien sûr, certains établissements sontà la pointe, d’autres à la traîne, les lycées sontsouvent mieux dotés que les collèges, les sec-tions techniques plus que l’enseignementgénéral, les séries scientifiques plus que lessciences humaines. Mais il est généralementpossible d’accéder à une salle équipée.

La « fracture numérique » suscite des ana-lyses opposées :

Pour certains, cette fracture est une ligne declivage nouvelle et définitive au sein de nossociétés riches. Clivage social, culturel, géo-graphique, aggravé par le coût des ordinateurset des logiciels, par la « facture numérique».

Pour d’autres, cette fracture ne se limite pasà l’école et à la jeunesse, et elle n’est pas plusdécisive que les inégalités qui caractérisentl’accès à l’éducation, à l’emploi ou à la santé.Alain Rallet montre que les technologies del’information n’effacent pas la fracture terri-toriale, mais qu’au contraire, elles renforcentle rôle des métropoles et des pôles dyna-miques (Sciences Humaines – n° 104 – Com-munication à distance : au-delà des mythes).

Le Cartable : en prolongeant la question pré-cédente, cela fait déjà de nombreuses annéesque les « autorités » disent vouloir développerl’usage des TICE dans l’enseignement de l’his-toire. Or, les enquêtes disponibles montrentque cet usage se diffuse avec beaucoup de

Page 198: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

198 Le cartable de Clio, n° 3

lenteur. À quels facteurs attribuez-vous ceslenteurs ?

La lenteur transparaît dans un rapportrécent de l’Inspection générale, qui sous-évalue probablement la réalité des pratiquesdans les classes :ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/syst/igen/rapports/annexehistgeo.pdf

Un autre rapport récent, établi par uneéquipe de Nantes pour l’INRP, souligne sur-tout l’écart énorme entre l’usage personnelgénéralisé de l’ordinateur par les ensei-gnants et la faiblesse relative de l’utilisationde cet outil en classe. Beaucoup d’ensei-gnants ont acquis, sur leur temps personnelet familial, les compétences multiples néces-saires à notre métier aujourd’hui, mais seuleune minorité s’en sert avec les élèves en salleinformatique.

Cette étude met en évidence une typologiedes styles pédagogiques : « une gradationallant des « pionniers » (ou « experts »), enpassant par les « hésitants » (ou « anxieux »,voire « inquiets »), jusqu’aux « résistants ». Ilest clair que l’usage de ces classifications, sor-ties du champ scientifique, ne constitue passeulement des modèles de lecture de l’inté-gration des TICE mais bien une mesure glo-bale de la culture enseignante propice ounon à l’innovation pédagogique » :http://www.inrp.fr/Tecne/Savoirplus/Rech40124/Pdf/annee01/nantes01.pdf

Les obstacles semblent assez faciles à identi-fier :

– Les effectifs : une mise en activité desélèves est pratiquement impossible avecune classe de 35 élèves, à la fois pour des

raisons d’équipement, et de difficulté desuivi pédagogique. D’où l’importancedécisive des groupes à effectifs réduits,aussi bien ceux de certaines classes delangues, que ceux des modules d’histoire-géographie en seconde, ou du travail degroupe en ECJS. La réussite des TICE enSciences de la Vie et de la Terre (SVT)tient à la rencontre de ces effectifs adaptéset d’une politique volontariste, qui se tra-duit dans des programmes exploitant leslogiciels de simulation.

– Les directives officielles contradictoires : enhistoire et en géographie, les instructionsofficielles ont longtemps insisté sur lescontenus à survoler ; la pratique des logi-ciels est considérée comme acquise ; l’ab-sence de volonté politique ne permet pas lamise en place de marchés nationaux quiferaient baisser de façon significative lesprix des matériels pour les établissements.

– Le modèle économique : Internet estfondé sur une gratuité contraire aux pra-tiques et à l’intérêt des éditeurs privés. Lanumérisation leur sert fréquemment deprétexte pour mettre en place une tarifi-cation prohibitive. D’où une crise dulogiciel éducatif, aggravée par la médio-crité des rares applications pédagogiquesdisponibles.

– La question controversée des droits d’au-teur, un problème réel et complexe, est lasource d’un énorme paradoxe : il est pos-sible d’accéder à de larges extraits d’ou-vrages du XIXe siècle, alors que les résul-tats de la recherche récente, qui mettenttrès souvent en cause leurs conceptionsdépassées, sont rarement mis en lignedans une forme accessible à nos élèves !

Page 199: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 199

Le Cartable : en ce qui concerne les moyensd’enseignement, pourrons-nous vraiment allerplus loin que des supports-papier enrichis d’unCD-Rom ? Rien ne s’oppose à mettre sur le netune véritable banque de données proposantdes séquences pédagogiques, il existe déjà dessites en ce sens, et pas seulement des textes,comme cliotexte ; que pensez-vous de ces pre-mières expériences et quels sont les contenuspertinents qu’il convient d’y mettre pour quela diffusion et l’utilisation dépassent le petitmonde des convaincus ?

Cette question en recouvre plusieurs autres,qui ne dépendent pas seulement des utilisa-teurs :– Quelle histoire veut-on enseigner ?– Quelles sont les attentes et les besoins des

professeurs ?– Quelles potentialités la technique offre-t-

elle aux pédagogues ?

Le gouvernement français vient d’affirmer savolonté de piloter et de structurer toutes lesinitiatives, de fournir en 2007 à chaque élève,chaque enseignant et chaque famille unespace numérique de travail (ENT). Uneagence pour la promotion des usages éduca-tifs effectuera un recensement des « bonnespratiques éducatives ». Un réseau de vigi-lance bloquera l’accès aux sites répréhen-sibles :http://www.premier-ministre.gouv.fr/fr/p.cfm?ref=39490#3

Du côté des éditeurs, les expérimentations,en cours, sur les cartables numériques et surles espaces numériques en ligne, suggèrentde grandes manœuvres, destinées à créer unnouveau marché, au croisement de l’éduca-tion et du divertissement (Edutainment). Lesproductions du groupe de travail E-Éducation

de la FING (Fondation Internet NouvelleGénération) sont très éclairantes sur cetteévolution : http://www.fing.org/index.php?rubrique=ecartable

Le succès croissant d’Internet ne doit pasmasquer l’échec relatif de l’enseignement del’histoire assisté par l’ordinateur. L’intérêtd’un logiciel, c’est soit d’automatiser unapprentissage, soit de traiter des donnéesbrutes et d’aider à modifier le regard sur lemonde qui nous entoure. Ainsi, en géogra-phie, un logiciel de cartographie statistiquedonne à VOIR immédiatement une réalitéchiffrée ; dans un tableau de chiffres, celle-cine serait repérable qu’après une lecturelongue et attentive. Nos collègues historiensanglo-saxons ont plus que nous exploré cettedimension : je les ai vus, en 1989, utiliser desbases de données pour enseigner l’Angle-terre de Charles I et de Cromwell.

Du point de vue de l’utilisateur, quelles sontles perspectives à moyen terme ?

Dans notre profession habituée à l’indivi-dualisme et aux rapports hiérarchiques, lanouveauté apportée par Internet, c’est lamise en réseau et la possibilité d’un travailcoopératif. La mutualisation des initiativesest loin d’être complète et générale, mais ellea plutôt bien réussi chez les professeursd’histoire.

Les séquences pédagogiques en ligne, évo-quées dans la question, ont leurs sites spé-cialisés : Gilles Badufle recense à ce jour 170sites personnels, Eric Ranguin, Jean-FrançoisCarémel ont recensé un volume importantde cours et d’exercices. Ces publications, quitémoignent de la démocratisation de l’écri-ture hypertexte, ont trouvé leur public. Mais

Page 200: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

200 Le cartable de Clio, n° 3

l’offre reste très en deçà de ce qui est proposépar nos collègues anglais, dont ceux deSchoolhistory :http://www.schoolhistory.co.uk/

Dans une toile pédagogique utopique maissoucieuse des besoins des utilisateurs, plu-sieurs pistes seraient à explorer : contribuerà la diffusion de la recherche historique,suggérer de multiples pistes pédagogiques,fournir des outils élaborés. Sur ce dernierpoint, prenons l’exemple des données statis-tiques : entre la citation très partielle dans lesmanuels et l’accès payant à certains sites spé-cialisés, la mutualisation des ressources feraitgagner beaucoup de temps. D’une manièregénérale, l’essentiel n’est pas d’accéder à tousles textes, à toutes les images, mais de pou-voir accéder rapidement à un petit nombrede documents pertinents et de pouvoir lesexploiter sans enfreindre le droit en usage.

Mais cela suppose trois changements impor-tants :

– Poursuivre la rupture en cours avec unenseignement obsédé par le récit et lesurvol global.

En effet, si l’essentiel, en histoire, est biendans le questionnement du passé – enfonction de notre présent –, dans l’éveilde la curiosité, dans la formation de l’es-prit critique, alors les applications enligne ne devraient pas se limiter au récitunique. Elles pourraient faire une placeplus grande aux débats entre historiens.Ce sera bientôt possible en terminale ESet L à propos des « mémoires de la secondeguerre mondiale » (à comparer avec lesneuf lignes factuelles sur le sort des Juifsdans un manuel de 1965). Apprendre la

diversité des approches, n’est-ce pas undes moyens de former les citoyens d’unedémocratie pluraliste ?ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/bo/2002/hs7/sesl.pdf

– Exploiter les potentialités offertes par lemultimédia.

En ce moment, le manuel bénéficie d’unmonopole de fait. Il devrait être, tout à lafois, mise au point scientifique, base docu-mentaire, cahier de travaux dirigés, livred’images… La réalité est plus complexe. Ilsemble possible de fournir de nouveauxoutils, exploitant mieux la spécificité dechaque média. Mais cela implique unepolitique volontariste d’édition, soucieusede faire coopérer l’ensemble des profes-sionnels, et non pas un repli frileux der-rière une interprétation excessive desdroits d’auteur. Nos collègues de SVTmontrent la voie, dans une discipline oùles simulations sont indispensables.

Dans l’immédiat, en attendant la mise enplace d’une telle production, il pourraitêtre utile de s’inspirer du travail de noscollègues étrangers, de traduire, oumieux, d’adapter certaines de leurs réali-sations pionnières.

– Fédérer toutes les initiatives pour ali-menter enfin de façon significative la toilepédagogique francophone.

Dans les conditions actuelles de travail, letravail de l’enseignant reste un travailartisanal, reposant largement sur la col-lecte et l’exploitation d’outils diversconçus pour d’autres publics. Internetfournit les moyens de modifier cette

Page 201: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 201

situation héritée. À voir l’énergie présentesur le réseau, il est possible d’amplifier lamutualisation des démarches et des res-sources, pour le bénéfice de tous. Maisl’expérience des radios libres associativesincite à la prudence : les initiatives localesn’ont pas résisté longtemps devant lapression des intérêts commerciaux.

DL – 22 septembre 2003

Propos recueillis par FRANÇOIS AUDIGIER

Page 202: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

202 Le cartable de Clio, n° 3 – Les élèves du cycle d’orientation, l’histoire et son enseignement – 202-215

Cet article rend compte des principauxrésultats d’une enquête menée conjointe-ment par l’Institut de Formation des Maîtres(IFMES) de Genève et l’équipe de rechercheen didactiques et en épistémologie dessciences sociales de l’Université de Genève(ERDESS). Cette étude quantitative, pre-mière du genre en Suisse romande, porte surles conceptions que les élèves ont de l’his-toire et de son enseignement. Réalisée endécembre 2002 dans quinze classes deregroupement A ou B1 répartis dans six éta-blissements secondaires du canton de Genève,elle concerne un échantillon de 276 élèvesdistribués à part équivalente entre les troisdegrés (7e, 8e et 9e)2. Les analyses présentéesdans le cadre de cet article ont un caractèreexploratoire et seront complétées ultérieure-ment3. Contribuer au débat sur l’enseigne-ment de l’histoire en le nourrissant de résul-tats empiriques, tel est notre objectif qui

s’articule autour de deux axes ; les concep-tions générales que les élèves se font d’unepart de la discipline, de son apport et de sesfonctions et d’autre part de l’enseignementautour des tâches et activités pratiquées enclasse d’histoire.

LE RAPPORT À L’HISTOIRE

Nos ancêtres et… les Égyptiens

La première question demandait aux élèvesd’associer cinq mots ou expressions à l’his-toire. Les réponses des élèves représentent unensemble hétérogène que nous avons classéen douze catégories distinctes :

1. activités : activités scolaires d’apprentis-sage routinières (répondre à des ques-tions, apprendre, étudier…) ou plus com-plexes (rechercher, analyser, revivre ce quenos ancêtres ont vécu…) ;

2. apport individuel ou social : réponses évo-quant une contribution positive de l’his-toire pour la personne ou pour la société(nos origines, savoir d’où l’on vient,connaissance…) ;

3. attitudes positives et 4. attitudes négatives(j’aime, cool, intéressant, ennuyeux,endormant, inintéressant…) ;

LES ÉLÈVES DU CYCLE D’ORIENTATION, L’HISTOIRE ET SON ENSEIGNEMENT

PHILIPPE HAEBERLI ET RAPHAËL HAMMER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

1 Ce regroupement correspond à une différence deniveau : A est le niveau fort, B le faible.2 Dans le système scolaire genevois, les trois premièresannées de formation secondaire sont assurées par leCycle d’orientation qui marque le terme de la scolaritéobligatoire. Les élèves interrogés, autant de filles que degarçons, ont entre 11 et 16 ans. Les données ont étérécoltées au moyen d’un questionnaire standardiséauto-administré en classe. Nous tenons à remercier iciles enseignants impliqués de leur précieux concours.3 Un rapport de recherche prévu pour l’automne 2003fournira dans ce sens des résultats approfondis sur cetteenquête.

Page 203: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 203

5. changements : expressions associées à unevision non-linéaire, dynamique de l’histoire(évolution, événements, révolution, etc.) ;

6. contenu : objets ou acteurs généraux del’histoire (Croisades, Vikings, batailles,ouvriers, etc.) ;

7. passé général : références au passé sans autreprécision (passé, ancêtres, avant, etc.) ;

8. passé-présent : expressions évoquant lesliens passé/présent/futur (comprendre leprésent, mieux faire à l’avenir, ne pasrépéter les erreurs, etc.) ;

9. quatre vieilles : les quatre grandes périodescanoniques et la préhistoire ;

10. références temporelles : autres mots rela-tifs au découpage et à l’organisation dutemps (ère, période, dates, etc.) ;

11. sources et méthodes : méthodes et outils uti-lisés par l’historien professionnel (docu-ments, sources, fouilles, etc.), et enfin ;

12. univers scolaire : réponses se rapportantmoins à l’histoire comme matière qu’aumonde de l’école lui-même (nom del’enseignant, épreuve, une branche deplus, etc.).

Précisons que ces catégories sont non-exclu-sives et qu’un élève pouvait aussi bien écrirecinq mots relevant de la même catégorie quede cinq catégories différentes. Le Tableau 1présente l’importance quantitative de cha-cune de ces catégories par ordre décroissant.

L’histoire, c’est d’abord ce qui se rapporte aupassé sans autre précision. Cette image forte,présente chez un élève sur deux, prend essen-tiellement deux formes : celle des grandespériodes canoniques (les quatre vieilles) et

Tableau 1Distribution des catégories de mots associés à l’histoire

1. Passé général

2. Contenu

3. Quatre vieilles

4. Références temporelles

5. Sources et méthodes

6. Changements

7. Activités

8. Univers scolaire

9. Passé-présent

10. Attitudes positives

11. Attitudes négatives

12. Apport individuel ou social

129

127

82

78

69

54

45

43

40

37

27

24

48

47

30

29

26

20

17

16

15

14

10

9

Catégorie Elèves ayant mentionné au moins une réponse relevant de la catégorie indiquée

(N) (%)

Page 204: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

204 Le cartable de Clio, n° 3

celle qui procède de références temporelles,telles que « dates importantes » et « chrono-logie » (pour un élève sur trois environ),autre manière de mettre en ordre le temps.L’autre volet dominant est constitué par lescontenus : l’histoire, c’est aussi des objets plusou moins précis, renvoyant d’une part à desréalités concrètes, comme des civilisations,des peuples, plus rarement des groupessociaux (les Égyptiens en première ligne, lesRomains, les ouvriers, les seigneurs, etc.) et,d’autre part, à des objets, parfois associés àdes périodes plus précises, comme lesGrandes Découvertes, les châteaux-forts, lesbatailles ou les guerres. Les figures indivi-duelles et les personnages importants sontrelativement absents des réponses des élèves.Cette image dominante n’est pourtant pashégémonique ; elle laisse place à une visiondifférente que suggère la présence des caté-gories sources et méthodes, passé-présent,changements et apport individuel ou social.Ces catégories mettent en œuvre, chacune demanière spécifique, des modes de pensée his-toriens (Martineau et Déry, 2002) indiquantune appréhension plus dynamique du passéet de ses liens avec le présent4. Nous revenonsplus loin sur ces aspects.

La polarisation entre l’image dominante, quel’on peut rapprocher d’une histoire linéaireet d’un récit vrai (Lautier, 2001), et l’image« mineure » qui se dégage des réponses desélèves renvoie plus largement à un débat ensciences de l’éducation (Laville, 2001) qui

s’articule autour de la distinction entresavoirs propositionnels et savoir-faire5. Cequi soulève la question du poids et du rôledes contenus et des savoirs historiques dansl’apprentissage de l’histoire. En d’autrestermes, quel est le type d’articulation entre laconnaissance historique et l’élaboration dela pensée historique ? En somme, faut-ilapprendre aux élèves de l’histoire ou à penserpar l’histoire (Moniot, 1990) ?

Réalisme ou constructivisme ?

L’analyse de la question ouverte montre queles conceptions des élèves sont dominées par« l’histoire-passé » et « l’histoire-contenu ».Or, le caractère spontané de ces réponsesdoit être nuancé par des questions ferméesqui précisent et complètent la nature du rap-port à l’histoire comme matière scolaire.Dans cette perspective, nous centrons notreattention sur deux aspects en particulier.

En premier lieu, quelle conception de l’his-toire se font les élèves ? On s’est appuyé à cetégard sur l’opposition générale et classiqueentre une définition « réaliste » et « construc-tiviste» de l’histoire. On entend par «réaliste»une perception essentiellement « objective »,linéaire et déterministe qui peut être illustréepar la célèbre phrase de Ranke pour quil’histoire devait montrer « wie es eigentlichgewesen ». Dans cette optique, la reconstitu-tion du passé s’apparente à l’établissement

4 Ces aspects font écho à plusieurs des objectifs d’ap-prentissage du plan d’étude d’histoire du Cycle d’orien-tation genevois entré progressivement en vigueurdepuis quatre ans et qui est toujours en phase de miseen application. Notons également que les élèves interro-gés font partie de classes dont les enseignants sontacquis aux objectifs de ce nouveau plan.

5 La langue anglaise favorise cette distinction au moyendu contraste entre to know that et to know how (« savoircomment »). En français, la distinction se caractérisemoins nettement. Si to know that se rend par « savoirque » (par exemple que la révolution russe a eu lieu en1917 et consacre la prise de pouvoir par les bolcheviks),to know how se traduit par « savoir » suivi de l’infinitifdu verbe désignant la compétence particulière (parexemple savoir nager, lire, compter, raisonner, etc.).

Page 205: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 205

objectif des événements. La connaissance desfaits est affaire de vérité que l’historien doitdécouvrir et non inventer ou interpréter.Cette histoire est également conçue commelinéaire et ponctuée par des repères tempo-rels fixes6. À l’opposé de la posture « réa-liste», l’approche «constructiviste» traduit lesouci d’intégrer l’historien, sa position dansle processus de fabrication du savoir histo-rique ainsi que le contexte social. Il n’y a

plus une seule vérité à propos du passé maisdes interprétations diverses, qui suscitentautant discussion que controverse.

Les réponses des élèves du Cycle traduisent-elles plutôt une histoire-vérité et linéaire, ouune vision plus problématisée de l’histoire ?Pour le mesurer, nous avons retenu une sériede dix propositions posant de manières diffé-rentes cette distinction entre une conception

Tableau 2Conception de l’histoire : distribution des réponses (en %)

1. L’histoire est basée sur des documents quipeuvent se contredire

2. La perception des événements du passé n’est pasla même partout dans le monde

3. Toute la connaissance du passé est dans lesdocuments de l’époque

4. Il n’existe qu’une seule vérité à propos du passé

5. L’histoire reconstitue les faits tels qu’ils se sontréellement passés

6. Le Moyen Âge commence et se termine à desdates précises

7. Un document d’histoire, c’est toujours une preuvequi dit la vérité

8. Notre calendrier a toujours existé

9. Il n’y a pas de lien entre le passé et le présent

10. Au cours de l’histoire, toutes les sociétés évoluentde la même manière

pas d’accord

7

14

25

39

30

29

46

59

55

62

ni d’accord, nipas d’accord

28

28

29

26

37

39

28

20

25

22

d’accord

65

58

46

35

33

32

26

21

20

16

6 L’histoire « réaliste » fait écho à la logique dominante du fonctionnement de la discipline scolaire histoire, caractéri-sée par le « réalisme » (« l’histoire scolaire dit la vérité du monde d’hier, faisant croyance que cette réalité est directementappréhendable et compréhensible, effaçant les langages, les points de vue, les conditions de construction des textes histo-riques»), les « résultats» («elle transmet ce qui est acquis. Ce que l’on sait et que l’on tient pour vrai. Elle éloigne à la margece qui met en doute ou interroge les savoirs ») et un « référent consensuel » (« elle construit un monde qui est accepté partous, gommant les débats, les oppositions qui sont ceux des hommes et des sociétés lorsqu’ils parlent d’eux-mêmes. De leursvisions du monde, de leurs mémoires, etc. ») (Audigier, 1993, p. 161).

Page 206: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

206 Le cartable de Clio, n° 3

«réaliste» et une conception «constructiviste»de l’histoire (cf. Tableau 2). On demandait àl’élève d’exprimer son degré d’accord ou dedésaccord concernant chacune de ces proposi-tions7. Le Tableau 2 permet de situer les élèvesentre ces deux façons de concevoir l’histoire.Les réponses aux deux premières propositionsmontrent que pour une majorité d’élèvesl’histoire n’est pas un déjà-là objectif relevantd’une connaissance universaliste que desdocuments irréfutables seraient à même dereconstituer. Une grande partie des élèves dis-socient ainsi clairement vérité et savoir histo-rique. De même, ils sont une minorité à adhé-rer à une vision linéaire de l’histoire et à penserqu’il y a une coupure épistémologique entrehier et aujourd’hui. D’autres propositions sug-gèrent cependant une vision plus disputée,comme l’attestent les réponses aux affirma-tions 4, 5 et 6 qui recueillent un tiers d’indécis,un tiers d’accords et un tiers de désaccords.Néanmoins, la tendance globale des résultatsva dans le sens d’une conception plutôt« constructiviste » de l’histoire. Une mesuresynthétique sur l’ensemble des réponsesmontre en effet que 51% des élèves ont donnéune réponse «constructiviste» sur au moins 6des 10 affirmations proposées. En adoptant lemême seuil, seuls 14% des élèves peuvent êtrequalifiés de «réalistes».

Rapport intime ou externe à l’histoire ?

Le deuxième aspect concerne le rapport queles élèves entretiennent à l’histoire. Nous

reprenons ici la distinction de Lautier entreune «relation personnalisée, intime, au savoirhistorique » et un « rapport d’externalité àl’histoire». Dans le premier cas de figure, lavaleur accordée à l’histoire et au passé permetà l’individu de mieux comprendre et mieuxapprécier le monde dans lequel il vit et d’avoirconscience que l’on peut agir sur celui-ci. Lasignification de la connaissance historiquedépasse par conséquent le cadre strictementscolaire. Le rapport « externe » à l’histoireexprime au contraire une séparation forteentre l’histoire et le vécu de la personne ouson environnement proche ou lointain. Lepassé est perçu comme révolu et la connais-sance historique comme totalement coupéedu monde actuel. Celui qui a un rapport« intime » à l’histoire développe plus facile-ment la capacité à penser le collectif et à seconsidérer comme agent social à part entière,« alors que le rapport externe à la discipline,caractérisé par l’absence de relation personnelleà l’histoire, de familiarité avec les hommes dupassé, suscite une difficulté à penser l’altérité desliens sociaux» (Lautier, 2001, p. 62).

Le questionnaire comportait une série dehuit affirmations déclinant l’opposition rap-port intime versus externe à l’histoire (cf.Tableau 3)8. Les réponses des élèves montrentque, dans l’ensemble, l’appréciation du rap-port à l’histoire est nuancée, voire controver-sée. Seule l’idée que l’histoire nous apporteune compréhension accrue des cultures éloi-gnées de la nôtre obtient l’accord d’uneimportante majorité d’élèves. L’explicationet une meilleure compréhension de notreenvironnement (le présent ou certaines

7 L’élève devait se prononcer sur une échelle en cinqpositions – « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord »,« ni d’accord, ni pas d’accord », « plutôt pas d’accord »ou « pas du tout d’accord » – ramenée à une échelle entrois positions. Seules les propositions 1 et 2 dans leurformulation mesurent une conception «constructiviste»de l’histoire, les autres une conception « réaliste ».

8 Seule la proposition 6 mesure dans sa formulation unrapport « externe » à l’histoire, les sept autres un rap-port « intime ».

Page 207: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 207

productions culturelles) par l’histoire susci-tent l’approbation d’un répondant sur deux.Les élèves s’avèrent plus partagés sur la ques-tion du lien entre l’histoire et leur vieactuelle ainsi que sur la fonction identitairede l’histoire. La dimension axiologique(contribuer à la tolérance) est tout aussi dis-putée. Si aucune tendance forte ne se dégage,une mesure synthétique montre tout demême que 38 % des élèves ont donné uneréponse « rapport intime » sur au moins 5des 8 affirmations proposées9, alors que,selon le même calcul, seuls 23 % des élèvesont un rapport « externe » à l’histoire.

Enfin, il est important de souligner quela conception de l’histoire et le rapport à

l’histoire, tels que nous les avons mesurés,sont statistiquement indépendants. Autre-ment dit, les réponses fournies sur un aspectne conditionnent aucunement les réponsessur l’autre. Un élève peut par exemple avoirune conception réaliste de l’histoire et penserque la connaissance du passé a une grandevaleur aussi bien pour la compréhension dumonde qui l’entoure que pour la conduite desa vie. Le rapport de l’élève à l’histoire nerelève donc pas de la même logique que cellequi préside à la conception qu’il s’en fait.

Un apport personnel marqué

Conformément à une tendance généraleobservée dans d’autres enquêtes (Tutiaux-

9 Le rapport « intime » à l’histoire n’est donc pas aussi négligeable que ne le suggérait la faible présence (15 %) de lacatégorie « passé-présent » à la question ouverte (cf. Tableau 1).

Tableau 3Rapport à l’histoire : distribution des réponses (en %)

1. L’histoire nous aide à mieux comprendre deshommes très différents de nous

2. L’histoire me permet de comprendre le présent

3. L’histoire me permet de mieux apprécier certainsfilms et certains romans

4. L’histoire est nécessaire pour la construction del’identité collective

5. Ce qui s’est passé autrefois n’a rien à voir avec mavie actuelle

6. Les questions que nous nous posons sur le passédépendent de ce que nous vivons dans le présent

7. Ce que j’observe autour de moi s’explique en étu-diant l’histoire

8. L’histoire permet d’être plus tolérant

pas d’accord

10

31

26

33

34

22

36

39

ni d’accord, nipas d’accord

22

21

26

23

25

38

38

35

d’accord

68

48

48

44

41

40

26

26

Page 208: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

208 Le cartable de Clio, n° 3

Guillon et Mousseau, 1988, p. 33), la valeuraccordée à l’identité personnelle par lesjeunes en général est de plus en plus affir-mée. Les réponses des élèves genevois confir-ment cette tendance. Une série de onze pro-positions relatives à « ce que l’histoiret’apporte » (cf. Tableau 4) mesure l’apportque peut constituer l’histoire pour l’élèvelui-même10. Une analyse factorielle montre

que cet apport personnel recouvre en faitquatre dimensions que nous avons qualifiéescomme suit : histoire-plaisir, outils intellec-tuels, compréhension du présent et consciencepraxéologique.

La première renvoie à l’attrait que présentela discipline historique et à la curiosité per-sonnelle que l’élève développe vis-à-vis de

10 Chacune des propositions soumises aux élèves soulignait la référence au « je », par l’emploi du possessif (« ma vie »)ou du pronom à la première personne du singulier (« me donne envie »).11 Le « I » signifie que le sens de l’affirmation doit être inversé par rapport à la dimension mesurée. En l’occurrence,c’est la réponse « pas d’accord » qui correspond à cet aspect de « compréhension du présent ».

Tableau 4Conception de l’histoire : distribution des réponses (en %)

Pour moi, étudier l’histoire…

Histoire-plaisir

– me donne envie d’en savoir plus sur la manièredont vivaient les gens autrefois

– développe le plaisir de connaître d’autres manièresde vivre

– me fait découvrir des grands personnages, desexemples à suivre, des modèles

– me procure des émotions et stimule monimagination

Outils intellectuels

– exerce ma capacité de réflexion

– est un outil pour acquérir des méthodes de travail

Compréhension du présent

– me permet de mieux comprendre ce qui se passeaujourd’hui

– me permet de mieux comprendre commentfonctionne la société où je vis

– ne m’aide pas à grand-chose pour comprendre mavie actuelle (I)11

Conscience praxéologique

– me fait comprendre que ce que je fais de ma viepeut avoir une influence sur le monde

– m’aide à mieux comprendre, à tolérer et respecterles autres

pas d’accord

4

22

26

42

31

25

15

16

48

30

35

ni d’accord, nipas d’accord

14

22

26

27

34

31

20

20

26

28

36

d’accord

82

56

48

31

35

44

65

64

26

42

29

Page 209: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 209

la connaissance du passé et de la décou-verte d’autres cultures. Dans l’ensemble,l’histoire-plaisir recueille une adhésionassez large de la part des élèves, puisqu’ilssont 70 % à avoir donné au moins deuxréponses sur quatre allant dans ce sens.L’histoire présente également un apportd’ordre plus cognitif dans la mesure où aumoins un tiers des élèves voit dans les pra-tiques de l’enseignement la possibilité de seforger des outils intellectuels ou de dévelop-per des méthodes d’apprentissage ou deréflexion. La troisième dimension met enévidence une forte proportion d’élèvespour qui la connaissance historique contri-bue d’une manière ou d’une autre à uneintelligibilité du monde contemporain etde l’actualité. Enfin, ce que l’on a appelé laconscience praxéologique constitue un voletde l’apport personnel qui implique forte-ment l’élève en tant qu’acteur ou citoyen12.Davantage que la tolérance ou le respectd’autrui, c’est l’historicité (reconnue parquatre répondants sur dix) qui ressortassez clairement : en d’autres termes, lacapacité de l’élève à agir sur son environne-ment social, forgée à partir de la connais-sance du passé. La perception d’un apportpluriel de l’histoire sur le plan personneln’est de loin pas négligeable pour les élèvesinterrogés. Ces résultats montrent quepour une part importante des élèves le rap-port à l’histoire ne se réduit donc pas à lasphère strictement scolaire (où seul le fac-teur « réussite » compterait) mais qu’iltémoigne d’une implication certaine dusujet dans la sphère sociale.

De l’apport à l’utilité… il y a un pas

Les valeurs collectives sont à la baisse. Toutce qui se rapporte à l’« officiel », l’institution-nel inspire peu confiance aux jeunes. L’étudeLes jeunes et l’histoire conclut par exemplesur les valeurs affichées par les élèves que« l’identité adolescente en France ne s’affirmepas par rapport à une revendication de culturenationale ou religieuse » (Tutiaux-Guillon etMousseau, 1998, p. 37). Un phénomènesimilaire s’observe également dans notreenquête. On demandait aux élèves de choisirsur une série de dix affirmations énonçantdiverses fonctions de l’histoire les deux aveclesquelles ils étaient le plus d’accord et lesdeux avec lesquelles ils étaient le moins d’ac-cord. Trois commentaires s’imposent à lalecture des résultats (cf. Tableau 5). Premiè-rement, l’utilité de l’histoire est prioritaire-ment associée à la connaissance plutôtqu’aux aspects de compréhension, de l’agirou de l’identitaire. Les propositions empor-tant l’adhésion la plus forte commencent par« connaître » ou par « savoir ». Commentinterpréter cette prégnance de l’aspect cogni-tif ? Les élèves relient-ils automatiquementutilité à réussite scolaire, sont-ils en ce senscomplètement dans leur « métier d’élève »13 ?Peut-être retrouvons-nous aussi ici l’idéedébattue que la démarche historique senourrit et passe nécessairement par des« savoir que » (Laville, 2001).

Deuxièmement, les propositions les plusrejetées par les élèves sont celles qui mettenten jeu des finalités collectives (identitaire oupolitique) de l’histoire. Au-delà de ces ten-dances, on peut peut-être établir un lien

12 On notera dans le même sens qu’un peu plus d’untiers des élèves estime que l’histoire «me prépare à monrôle de futur citoyen».

13 Pour un développement de cette notion, se reporter àla conclusion.

Page 210: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

210 Le cartable de Clio, n° 3

entre cette désaffection vis-à-vis du collectifet un enseignement peut-être trop détermi-niste de l’histoire qui « insiste trop peu sur lesacteurs de l’histoire, sur leurs capacités d’ini-tiative et leur liberté, qu’il oublierait d’étudiercomment les hommes du passé ont posé etrésolu les questions qui étaient les leurs ? »(Audigier in Tutiaux-Guillon, 1998, p. 132).Encore faudrait-il s’assurer du fait que l’his-toire scolaire détermine vraiment ce qu’onpeut appeler la conscience historique (le faitde lier passé, présent et futur) chez lesjeunes. Comme on le sait, la concurrenceentre l’École d’une part et les médias, lafamille et l’industrie du divertissementd’autre part est en la matière assez forte.

Troisièmement, il s’agit de souligner lecontraste entre un apport personnel de l’his-toire prononcé et un apport collectif quasiabsent, qui s’illustre tout particulièrementpar l’adhésion très faible au fait que« apprendre de l’histoire permet de mieuxcomprendre la société dans laquelle on vit »(15 %) comparée à la force de l’accord sus-cité par la proposition : «étudier l’histoire me

permet de mieux comprendre la société danslaquelle je vis » (65 %, cf. Tableau 4).

L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIREET SES PRATIQUES14

Trois types d’activités

Quelle perception les élèves ont-ils de l’en-seignement de l’histoire et des pratiquesd’apprentissage concrètement mises enœuvre ? On peut s’interroger en premier lieusur les activités pratiquées en classe. À ceteffet, neuf propositions décrivant diversesactivités en cours d’histoire ont été soumisesaux élèves auxquels on demandait d’évaluerleur fréquence de réalisation. L’analyse facto-rielle montre que ces activités peuvent êtrerésumées dans trois genres principaux (cf.Tableau 6). Premièrement, les activités sco-laires renvoient à un dispositif dans lequell’enseignant s’applique à transmettre des

Tableau 5L’utilité de l’histoire : distribution des réponses

1. de connaître le passé des hommes avant tout

2. de connaître la vie quotidienne de nos ancêtres

3. de connaître la vie et les actes des grands figures du passé

4. de savoir d’où l’on vient

5. de ne pas répéter les erreurs du passé

6. de mieux comprendre la société dans laquelle on vit

7. de mieux agir dans le futur

8. de transmettre des valeurs partagées

9. de forger une identité nationale

10. aux grands de ce monde de mieux asseoir leur pouvoir

53 (1)

33 (2)

28 (3)

23 (4)

22 (5)

15 (6)

11 (7)

5 (8)

2 (9)

1 (10)

4 (10)

5 (9)

8 (8)

20 (4)

17 (6)

12 (7)

33 (2)

17 (5)

43 (1)

33 (3)

Apprendre de l’histoire permet… % de choix positifs(rang)

% de choix négatifs(rang)

14 Dans le questionnaire, la formulation des questionssur les pratiques enseignantes sont générales et sansréférence aucune à un cours ou un enseignement enparticulier.

Page 211: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 211

connaissances à des élèves en position deréception, dont le rôle est essentiellementd’écouter et d’enregistrer. Le deuxièmeensemble d’activités dégagé par l’analyse sta-tistique réfère à une dimension active qui metl’accent sur le travail que l’élève fournit lui-même en classe et qui situe ce dernier aucœur du dispositif d’apprentissage par le biaisd’analyse de textes, d’étude de cartes, deconfrontation de documents par exemple.D’une certaine façon, cette dimension activeconstitue le pendant inverse mais complé-mentaire de la dimension scolaire, dans lamesure où elles réfèrent toutes deux à la for-mation classique de l’enseignement secon-daire, telle que le perçoivent les élèves15. Enfin,les activités ludiques, clairement en retrait du

point de vue de la fréquence de leur réalisa-tion, décrivent un contenu et un rapport àl’enseignement qui se démarque des dimen-sions scolaire et active. En effet, les activitésludiques poussent les élèves à réinvestir diffé-remment l’histoire en se l’appropriant selondes modalités faisant appel au jeu et à l’imagi-nation par exemple ou impliquant des sup-ports d’apprentissage privilégiant l’image.

Plaisir et ennui

Les élèves n’aiment guère ce qu’ils fontdurant les cours d’histoire. C’est le principalrésultat que l’on peut tirer d’une série dequestions ouvertes sur les tâches et activitésréalisées en classe. Les élèves étaient amenés à

Tableau 6Activités en cours d’histoire : types et distribution des réponses (en %)

Dimension scolaire

– nous écoutons les récits du passé faits par le professeur

– on nous dit ce qui était bon ou mauvais, bien ou mal, dans l’histoire

Dimension active

– nous examinons différentes explications de ce qui s’est passé autrefois

– nous analysons des documents historiques, nous étudions des images,des cartes, des diagrammes

– nous faisons des exercices sur des feuilles photocopiées

– nous visitons des musées et des lieux d’histoire (I)17

Dimension ludique

– nous écoutons des cassettes ou nous regardons des vidéos et des filmshistoriques

– nous avons différentes activités (jeux de rôles, dessins, constructions)

– nous reracontons et nous réinterprétons l’histoire nous-mêmes

33

50

19

33

21

83

48

59

63

67

50

81

67

79

17

52

41

37

Peu 16 Beaucoup

15 Ce que montre également l’analyse factorielle, c’est que la « visite de musées et de lieux d’histoire » apparaît commel’activité typiquement opposée aux tâches actives.16 «Peu» regroupe les réponses « très peu » et « un peu » ; « beaucoup » les réponses « moyennement », « beaucoup » et« énormément ».17 « I» signifie que le sens de cette affirmation doit être inversé pour correspondre à l’intitulé de la dimension mesurée.

Page 212: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

212 Le cartable de Clio, n° 3

citer, pour chaque question, trois tâches ouactivités : i) qu’ils avaient été amenés le plussouvent à faire pendant leurs cours d’histoire,ii) auxquelles ils avaient pris le plus de plaisir,et enfin iii) celles auxquelles ils avaient pris lemoins de plaisir. Leurs réponses ont été clas-sées en onze catégories définies comme suit :

1. activités autonomes : tâches dans les-quelles l’élève jouit d’une marge demanœuvre individuelle (conférence,recherches documentaires, exposés, etc.) ;

2. activités encadrées : tâches caractériséespar un cadre bien délimité et imposé parl’enseignant (récitations, exercices, ques-tionnaires, etc.) ;

3. activités cognitives : réponses référant auchamp de la connaissance au sens largedu terme (comprendre, découvrir, réflé-chir, etc.) ;

4. activités de groupe (travail à deux, travailavec toute la classe, travail collectif, etc.) ;

5. chronologie : activités impliquant spécifi-quement la représentation du tempset l’apprentissage de la chronologie(représenter des frises chronologiques,apprendre des dates, dessiner la ligne dutemps, etc.) ;

6. écouter (écouter le prof., prendre desnotes, se faire raconter des histoires, etc.) ;

7. écrire (écrire des mots, copier des textes,dessiner, etc.) ;

8. regarder : activités impliquant un supportvisuel (films, images, photos, documen-taires) ;

9. lire (lire des textes, lire une carte, analyserun document, etc.) ;

10. visite, simuler, débats : activités se dérou-lant à l’extérieur de la classe (visiter dessites, aller au musée, aller en ville, etc.),ainsi que les jeux de rôles et les momentsde discussion organisée et de débats ;

11. et enfin une catégorie contenu (Islam,chevaliers, révolutions, etc.) bien qu’ellene qualifie pas des activités au sens strict.

Le tableau 7 indique par ordre décroissantl’importance quantitative de chacun des typesd’activités. Il est frappant d’observer la proxi-mité entre ce que les élèves déclarent faire leplus souvent et les activités auxquelles ilsprennent le moins de plaisir. Il faut ainsi plusparticulièrement remarquer combien écouter,écrire et surtout les activités encadrées sont destâches largement pratiquées et peu appréciéespar les élèves. De même, il faut noter le déca-lage flagrant entre ce qu’ils déclarent faire leplus souvent en cours d’histoire et ce qu’ilsaiment le plus y faire. À cet égard, les activitésautonomes ou de groupe, ainsi que les activitésa priori les plus éloignées du cadre ordinairede l’enseignement (simuler, débats, visites etregarder) apparaissent pour les élèves commesources de frustrations.

Autre constat important : la proportion nonnégligeable des réponses de contenu alorsque la question portait explicitement sur lestâches ou activités réalisées en classe. Maisc’est surtout le statut variable des objets trai-tés qu’il convient de relever. On a vu que lescontenus occupaient une place importanteparmi les mots ou expressions que les élèvesassociaient à l’histoire (cf. Tableau 1). Or onobserve ici très clairement que la catégorie

Page 213: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 213

contenus figure en bonne place à la foisparmi les préférences des élèves et parmi cequ’ils apprécient le moins faire en classe. Il ya peut-être pour les élèves une frontière pastoujours très nette, ou même parfois uneéquivalence entre l’objet concret abordé parl’enseignant et les activités ou exercices misen œuvre autour de cet objet. Mais celamontre aussi qu’il y a des thèmes particuliè-rement propices à capter l’attention desélèves et d’autres qui les rebutent, quelle quesoit la nature de la tâche qui leur est associée.

LE RAPPORT À L’HISTOIRE : QUELQUESFACTEURS DE DIFFÉRENCIATION

Les résultats de l’enquête fournissent une pho-tographie générale des conceptions que lesélèves ont de l’histoire et de son enseignement.

Or ces tendances principales présentent desdifférences selon les caractéristiques socialesdes élèves, leurs attitudes et selon leur inser-tion scolaire. Nous avons examiné plus par-ticulièrement trois types de facteurs : 1° ledegré et le niveau de regroupement desrépondants, 2° l’attitude « affective » desélèves à l’égard de la discipline histoire, 3° lemilieu socioculturel des élèves.

L’influence du niveau présente des résultatssignificatifs convergents19. Les élèves enniveau de regroupement A ont cité plus sou-vent que leurs camarades de niveau B desréponses à la question ouverte relevant decatégories « mineures » (changements etapport individuel et social notamment), etsont pratiquement dix fois plus nombreux àavoir mentionné des activités autonomes(alors que regarder est cité deux fois plus

Tableau 7Fréquences des activités et préférences des élèves : distribution des réponses (en %)

Type d’activités…

…les plus fréquentes …les plus appréciées …les moins appréciées

1. Lire 38 Regarder 38 Activités encadrées 54

2. Activités encadrées 33 Simuler, débats, visites 36 Contenu 32

3. Écouter18 31 Contenu 35 Écrire 29

4. Écrire 25 Activités autonomes 22 Écouter 23

5. Simuler, débats, visites 22 Activités de groupe 21 Lire 19

6. Activités autonomes 21 Écouter 15 Activités autonomes 11

7. Contenu 16 Écrire 12 Chronologie 8

8. Regarder 16 Lire 10 Activités cognitives 6

9. Activités de groupe 14 Activités encadrées 8 Simuler, débats, visites 5

10. Chronologie 10 Activités cognitives 6 Regarder 3

11. Activités cognitives 10 Chronologie 3 Activités de groupe 1

18 Il faut relever ici la présence massive de l’expression «prendre des notes» dans la catégorie écouter. Cette activité pèseindéniablement d’un certain poids dans le jugement négatif des élèves.19 La variable « degré », en revanche, n’exerce pas d’influence claire et aisément interprétable.

Page 214: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

214 Le cartable de Clio, n° 3

souvent par les élèves de niveau B). C’estégalement parmi ces derniers que la concep-tion « réaliste» de l’histoire prédomine forte-ment. De tels clivages ne se retrouvent passur les autres aspects : le rapport « externe »ainsi que les quatre dimensions de l’apportpersonnel de l’histoire ne diffèrent pas véri-tablement selon le niveau de regroupement.Autrement dit, les élèves de niveau A n’ontpas nécessairement un rapport plus intime àl’histoire ni une conscience praxéologiqueplus marquée que ceux de niveau B. Enoutre, le fait de « beaucoup aimer l’histoire »concerne autant les élèves A que B.

Nos analyses mettent en évidence le rôle spé-cifique que joue la variable d’attitude car sielle n’influence guère l’image « réaliste » ou«constructiviste» que l’on peut avoir de l’his-toire, elle s’avère en revanche assez fortementliée à la perception d’un apport personnelmarqué de l’histoire. Les dimensions de«conscience praxéologique», de «compréhen-sion du présent » et d’« outils intellectuels »ainsi que l’« histoire-plaisir » prédominentchaque fois parmi ceux qui aiment « beau-coup » l’histoire. L’attitude personnelle del’élève est ainsi clairement reliée au développe-ment d’un rapport «intime» à l’histoire.

Enfin, les analyses soulignent combien lesdifférents aspects du rapport à l’histoire desélèves et à son enseignement n’évoluent pasen vase clos et qu’elles ne sont pas détermi-nées par la seule institution scolaire. L’envi-ronnement socioculturel a une influencemarquée que révèlent les trois variables rete-nues : les élèves de niveau A ont les projets deformation les plus longs (collège ou univer-sité), sont aussi ceux qui citent un plus grandnombre de livres à la maison20 et enfin sontgénéralement ceux qui ne parlent pas une

autre langue que le français. Si les élèves deniveau A privilégient une conception« constructiviste » de l’histoire, l’environne-ment socioculturel s’avère en revanche indé-pendant de la question du rapport « intime »ou « externe » entretenu à l’histoire (cf. aussiLautier, 2001) ou de l’apport personnel decelle-ci. L’origine sociale et culturelleinfluence davantage les dimensions propre-ment scolaires du travail des élèves.

CONCLUSION

Dans le rapport à l’enseignement, lesréponses des élèves montrent la prégnanced’un modèle « classique » d’apprentissagecentré autour de l’écoute, de l’écrit, de la lec-ture et d’activités encadrées (exercices, ques-tionnaires, épreuves, etc.). Un tel dispositifrenvoie à ce que Philippe Perrenoud a appelé« le métier d’élève » qui consiste essentielle-ment pour ce dernier à repérer, apprendre etrépéter les connaissances que l’enseignants’efforce de transmettre. Ce jeu entre ensei-gnants et élèves dans lequel ceux-ci « tra-quent » les connaissances attendues parceux-là dans le but d’assurer leur réussitesemble commander le déroulement descours d’histoire sans autant être apprécié parceux-ci. Autrement dit, bien qu’ils fassentrarement ce qu’ils aiment, les élèves connais-sent les règles du jeu et s’y prêtent plus oumoins volontiers, avec plus ou moins de dis-tance, et ils le jouent pour la plupart. Cepen-dant, et le point est capital, ce n’est pas parceque les élèves n’apprécient que modérément

20 Nous avons repris un indicateur du niveau socio-culturel utilisé dans l’enquête Les jeunes et l’histoire de1998 ; il était demandé à l’élève d’estimer le nombre delivres qu’il y avait chez lui.

Page 215: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 215

leur « métier » qu’ils n’aiment pas l’histoire.Le rapport à l’histoire des élèves ne se réduitpas à cette logique scolaire ; l’enquête montrequ’une autre logique sous-tend leurs réponses.La forme scolaire dépassée, la connaissancehistorique devient pour eux un développe-ment et un enrichissement personnels, leurapportant une meilleure compréhension del’humain, des cultures et des sociétés, prochesou lointaines. L’apport de l’histoire, tantdans ses dimensions de plaisir, cognitives,explicatives ou encore en tant que guide del’action est manifeste pour les élèves. Lesélèves sont nombreux à entretenir un rap-port « intime » à l’histoire, à développer uneconscience historique, conditions nécessaires– certes, non suffisantes – pour se projeterdans leur vie de futur citoyen. L’enquête aégalement mis en évidence que l’apport del’histoire se construisait essentiellementautour de l’identité individuelle, et moinsautour d’enjeux de nature sociétale. Ce rejetde l’apport non-personnel de l’histoire estprobablement un effet de l’érosion desvaleurs collectives dans nos sociétés. Il resteque cette dimension d’apport de l’histoire,qui gravite de manière autonome en margede l’univers scolaire, est perçue par les élèvescomme un facteur de renforcement de l’in-dividu dans son rapport avec lui-même etdans le rapport qu’il entretient avec lasociété.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• Audigier, F. (1993), Les représentations que lesélèves ont de l’histoire et de la géographie, Paris,thèse de doctorat sous la direction de H. Moniot,Université Paris VII.

• Lautier, N. (2001), « Les enjeux de l’apprentissagede l’histoire » in Perspectives documentaires enéducation, Paris, INRP, N° 53.

• Laville, Ch. (2001), « La recherche empirique enéducation historiques » in Perspectives documen-taires en éducation, Paris, INRP, N° 53.

• Martineau, R. et Dery, C. (2002), «Regard sur lesmodulations de la pensée en classe d’histoire : à larecherche de modèles transposés de raisonnementhistorique », in Le cartable de Clio, Lausanne,LEP, N° 2.

• Moniot, H. (1992), «Savoir de l’histoire, apprendreen histoire », in F. Audigier et G. Baillat, Éd., Ana-lyser et gérer les situations d’enseignement-appren-tissage. Actes du sixième colloque sur les didactiquesde l’histoire, de la géographie, des sciences sociales,Paris, INRP, pp. 199-205.

• Ryle, G. (1978), La notion d’esprit, Paris, Payot(trad. de The concept of mind, 1948).

• Tutiaux-Guillon, N et Mousseau, M.-J. (1998), Lesjeunes et l’histoire. Identités, valeurs, consciencehistorique, Paris, INRP.

Page 216: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

216 Le cartable de Clio, n° 3 – Les élèves du cycle d’orientation, l’histoire et son enseignement – 216-230

À l’observateur habitué des cours d’histoireen collège ou lycée français, le déroulementd’un cours similaire dans un Gymnasium deFrancfort/Main offre un tableau de primeabord déconcertant : élèves bruyants quimangent, bavardent et circulent librementdans la salle, professeur discret, nullementgêné et d’abord prêt à se laisser entraîner parles questions des élèves ; ajoutez à cela le faitqu’aucune note n’est prise par les élèves,aucun mot écrit au tableau, les manuels àpeine ouverts sur les tables, et tout est réunipour qu’un véritable malaise s’installe chez levisiteur français. Mais voilà que, le premierchoc passé, force est de constater, tant à lamine du collègue qu’à celle des élèves qu’il nes’agit pas là d’un chahut, pas même d’uncours « manqué ». Chacun en effet sembletenir un rôle précisément défini, les règlessont suivies, et chaque partie paraît mêmesatisfaite ; et pourtant, l’observateur ne peuttotalement se libérer de sa gêne initiale :comment donc un tel comportement est-ilcompatible avec les exigences d’un cours«normal»? Comment peut-on laisser sciem-ment s’épanouir une telle atmosphère, detelles pratiques, sans nuire, sans fouler aux

pieds les bases de tout enseignement de l’his-toire ? Car rappelons une évidence pour jus-tifier encore une fois le malaise précédem-ment évoqué : en Hesse comme en France,l’histoire n’a de par ses fonctions rien d’unematière anodine. Sur elle repose en effet unegrande part de la mission visant à faire pro-gressivement des élèves du secondaire descitoyens responsables et capables de partici-per aux débats de la société. Alors une foisencore : comment une telle mission a-t-ellepu aboutir à des pratiques d’emblée contra-dictoires, voire irréconciliables ?

Ainsi, il s’agit ici de tirer partie d’une expé-rience personnelle d’enseignement au cœurde deux systèmes, de deux pratiques en Alle-magne et en France pour s’interroger en pro-fondeur et revenir sur les principaux pro-blèmes constitutifs de l’enseignement del’histoire en général :

– Premier problème, celui des contenus, dessavoirs que le cours d’histoire est chargéde transmettre : de quoi parle-t-on, dansquel ordre et dans quel but ?

– Par quels moyens, quelles méthodes estime-t-on devoir transmettre ces savoirs?

– Plus généralement enfin, quelles représen-tations, quels espoirs soutiennent l’actiondes enseignants au quotidien ?

LES FINALITÉS DE L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE : DU LYCÉE FRANÇAIS AU GYMNASIUM HESSOIS1

BORIS KLEIN, LYCÉE PAUL LANGEVIN DE MARTIGUES

1 Le texte qui suit constitue la version abrégée et modi-fiée d’un mémoire effectué sous la direction de MadameTutiaux-Guillon à Lyon (Les Finalités de l’enseignementde l’histoire : étude comparée de l’enseignement en classede seconde à Villeurbanne et en Gymnasium dans le Landde Hesse, I.U.F.M. de Lyon, juin 2003)

Page 217: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 217

Bien entendu, ces questionnements sontabordés ici de façon succincte ; mais je veuxcroire que la comparaison, même rapide,permet d’éprouver certitudes et habitudes,que ce soit dans le domaine de la construc-tion des cours, des modalités d’apprentissageou dans ce qui concerne la façon d’être enclasse. Elle est enfin le moyen d’apprécierréellement l’efficacité de l’enseignement del’histoire en France.

1. LYCÉE ET GYMNASIUM :LA MESURE DE L’ÉCART

Sans doute n’est-il pas inutile avant d’entrerdans le détail de la comparaison de pointerles différences fondamentales entre lycéefrançais et Gymnasium hessois. Car en ce quiconcerne les « règles de base » et principesselon lesquels s’organise l’éducation dans lesdeux pays, le fossé est de taille : au centralismefrançais incarné par le Ministère de l’Éduca-tion nationale s’oppose en effet la loi alle-mande qui confie à chaque Land (État fédé-ral) le soin d’organiser et d’entretenir sonpropre système éducatif. D’où un éclatementcomplet du système d’enseignement, surpre-nant pour un observateur français : chaqueLand possède ainsi ses propres programmesscolaires, son organisation, son système deformation des enseignants, et les manuels etoutils divers adaptés à ses exigences particu-lières. Chaque Land conservant jalousementses prérogatives en la matière, la Hesse évo-quée dans les pages qui suivent ne doit doncen rien être considérée comme un exemplede fonctionnement d’un système scolaireallemand que l’on serait d’ailleurs bien enpeine de décrire en tant que tel.

Mais c’est sur le plan des structures de l’en-seignement secondaire que la Hesse et la

France diffèrent le plus. Car les enseignantssont en effet très impliqués dans le fonction-nement du Gymnasium hessois : respon-sables des cours, ils prennent également encharge les tâches de surveillance, de contrôledes absences et de direction. Ils sont ainsiquotidiennement les premiers et presqueuniques interlocuteurs des élèves. Rien decommun donc avec l’organisation complexedes lycées français où les enseignants, recru-tés via des concours nationaux testant leursseules connaissances universitaires, passentl’essentiel de leur temps dans l’établissementà faire cours.

Enfin, ajoutons à tout cela que lycées etGymnasien sont fondamentalement diffé-rents du fait de leur recrutement : un Gym-nasium n’accueille en effet qu’environ untiers des élèves d’une classe d’âge de 10 à 19ans, ceux-ci étant répartis dans des classesallant de la 5e à la 13e. Sélectionnés dès leplus jeune âge, ces élèves constituent doncun public différent de celui des collèges,voire des lycées français. Après cinq annéesd’école primaire, les élèves français entrenten effet au collège sans la moindre sélec-tion. Une grande partie d’entre eux pour-suit ensuite au lycée, cette dernière struc-ture prenant en charge les trois annéesd’enseignement préparant le baccalauréatnational (classes de secondes, premières etterminales). Les disparités sont doncgrandes entre le principe même du Gymna-sium et celui de la dualité collège unique –lycée en France, ce qui invite à considérerles comparaisons qui suivent avec beaucoupde prudence. Entrons pourtant dans ce jeude comparaison, et voyons d’abord surquels textes, quelles injonctions s’appuiel’enseignement de l’histoire en France et enHesse.

Page 218: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

218 Le cartable de Clio, n° 3

2. CONTENUS ET PRÉCEPTES DEL’ENSEIGNEMENT EN FRANCEET EN HESSE

2.1. Des programmes au cœurde multiples enjeux

Lorsqu’au début des années 1970 le gouver-nement social-démocrate (S.P.D.) du Landde Hesse proposa de réformer entièrementles programmes de l’enseignement de l’his-toire, un conflit d’une ampleur inattendueexplosa aussitôt ; enseignants, universitaires,intellectuels et surtout politiciens bataillè-rent fermement jusqu’à ce que, de guerrelasse et effrayé par les répercussions poli-tiques du conflit, le gouvernement recule etretire son projet. Ainsi prit fin la dernièretentative de révision complète des finalitésde l’enseignement de l’histoire : visant àfavoriser l’« émancipation » des élèves, leprojet gouvernemental entendait en effetdécourager la construction des cours et desprogrammes suivant la chronologie, touteapproche scolaire de l’histoire devant mettreen avant le lien entre passé et présent.

Décrit et commenté par Horst Kuss2, cet épi-sode permet ainsi de mesurer les implica-tions et les passions que déclenche facile-ment toute tentative de reformuler les butsconfiés à l’histoire à l’école : personne eneffet n’est dupe, tant dans le monde scienti-fique que politique de l’importance desenjeux. Et l’on peut également se souvenir icique les coprésidents du Groupe TechniqueDisciplinaire en charge de la réalisation des

derniers programmes d’histoire notaientavec humour que chaque adoption d’unnouveau programme d’histoire en Francefait immanquablement figure de dramenational. Ou encore, pour reprendre lestermes de Horst Kuss3, que la double dimen-sion pédagogique et politique que tente deréconcilier difficilement chaque programmereflète le rapport toujours tendu entre écoleet société. Bref, étudier et commenter les finsque se fixent les programmes d’histoire doitse doubler de la conviction que l’on mani-pule là une matière sensible.

A) LA LONGUE DURÉE DE LA TRADITION

RÉPUBLICAINE EN FRANCE

Sur le sujet, la France a de toute évidence laplus longue expérience et tradition. SelonPatrick Garcia et Jean Leduc4, on retrouvedepuis le XIXe siècle un même souci globaldébouchant sur l’emploi récurrent denotions telles que : patrimoine, héritage,mémoire, culture, identité, citoyen. Lalongue suite des programmes d’histoiremontre d’ailleurs que ces termes sont consi-dérés comme fondamentaux depuis aumoins un siècle ; et les derniers textes, ceuxde 1995-1998, s’ils insistent sur le développe-ment chez les élèves d’un sentiment d’appar-tenance à la communauté nationale etd’« europanéité », reprennent et se fondentsur les notions énumérées, l’insistance aucollège sur les « documents patrimoniaux »en fournissant une parfaite illustration.

2 Horst Kuss, « Geschichtsdidaktik und Geschichtsun-terricht in der Bundesrepublik Deutschland (1945/49-1990) », Geschichte in Wissenschaft und Unterricht,(G.W.U.), Friedrich Verlag, n° 46, 1995, pp. 3-15 (p. 9).

3 Horst Kuss, « Geschichtsunterricht und Lehrplan –Lehrplananalyse und Lehrplankritik am Beispiel derLehrpläne von Bayern, Nord-Rhein-Wesphalen undBerlin », G.W.U., n° 48, 1997, pp. 33-49.4 Patrick Garcia et Jean Leduc, L’Enseignement de l’his-toire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris,Armand Colin, 2003, p. 264 et sq.

Page 219: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 219

Bref, si l’on s’en tient aux textes officiels5, ilest possible, en modifiant légèrement latypologie forgée par Patrick Garcia et JeanLeduc6 de regrouper les finalités affirmées del’enseignement de l’histoire comme suit :

D’abord, il y a les fins « intellectuelles » : lecours d’histoire a en effet pour mission detransmettre des savoirs et des savoir-faire.Soumis à des examens nationaux, les élèvesdoivent s’approprier des connaissances etdes méthodes (commentaire de documents,paragraphe argumenté…).

Les fins « civiques » : la formation intellec-tuelle est étroitement liée à l’éducation à lacitoyenneté ; connaître le passé doit préparerà l’action en citoyen libre et responsable.Apprentissage du regard critique et de la tolé-rance contre les passions et le relativisme.

La « fonction intégratrice et de sociali-sation » : l’apprentissage de l’histoire doiteffectivement permettre, à travers la trans-mission de repères communs, de forger uneidentité. Celle-ci, fondée sur le sentimentd’appartenance à une culture doit permettrel’intégration ensuite dans la communauténationale.

B) LES LEÇONS DE L’HISTOIRE AUX FONDEMENTS

DES PROGRAMMES HESSOIS

En comparaison, les programmes formulésdepuis trente ans par le Ministère desCultes hessois s’avèrent légèrement diffé-

rents7. De façon notable, ils mettent d’em-blée en exergue non seulement leurs finali-tés et les fondements moraux, civiquesvoire philosophiques qui ont conduit à leurélaboration, mais également les préceptesdidactiques auxquels ils s’estiment liés. Endehors de cette originalité, on note despoints communs avec les textes français : lesouci d’aider les élèves à construire desrepères afin de comprendre et de participerplus tard à l’État de droit figure en bonneplace, de même que la volonté d’aboutir àce que l’élève se forge une identité, celle-cidevant lui permettre ensuite de développerpersonnellement son caractère propre etses orientations politiques. Dernier pointpresque commun avec les injonctions fran-çaises, il est explicitement recommandéaux enseignants de problématiser leursapproches afin de lier toujours les connais-sances servant de repères et la constructiondu sens8.

Néanmoins, d’autres objectifs sont mis enavant qui ne sont pas clairement présentsdans les textes français :

– On note ainsi l’absence de référence auxnotions de patrimoine et de culture, tantdans le préambule que dans les conseils demise en œuvre. Il est vrai cependant que lanotion de «Bildung» est évoquée, ce terme

5 Voir principalement le Bulletin officiel de l’Éducationnationale, juin 1995 (programmes de 6e, 1re et Termi-nales), février 1997 (5e, 4e) et octobre 1998 (classe de3e). Pour la classe de seconde, je m’en tiens à l’éditiond’août 2000 (Hors-Série n° 6).6 Op. cit., pp. 274-277.

7 Ces programmes sont disponibles sur cédéroms : Lehr-pläne für die Bildungsgänge, édité par le Hessisches Kul-tusministerium, Wiesbaden, 2002. Pour le commentairegénéral qui suit, on pourra voir encore une fois l’articlede Horst Kuss : « Geschichtsunterricht und Lehr-plan… », op. cit., pp. 533-535.8 Sur ces trois points, voir notamment : Lehrplan Ges-chichte, Gymnasialer Bildungsgang (Jahrgangsstufen 6 bis10), Wiesbaden, Hessisches Kultusministerium, 2002,pp. 2-6.

Page 220: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

220 Le cartable de Clio, n° 3

intraduisible renvoyant d’une certainefaçon à une «mémoire culturelle»9.

– Mais surtout, un paragraphe essentielinsiste sur une des principales finalités :les élèves doivent apprendre à reconnaîtrele processus de reconstruction à l’œuvredans l’écriture de l’histoire ; il est doncimportant qu’ils soient en contact avecdes sources, apprennent à les reconnaîtreet à les juger. Cela également en vue deprendre conscience des utilisations tou-jours possibles et dangereuses de l’histoiresous forme de propagande plus ou moinsfacilement identifiable.

Cette insistance se comprend aisément si l’onsonge à l’histoire contemporaine allemande ;elle fonde néanmoins par sa place dans lestextes une différence importante avec l’espritdes programmes français. C’est enfin uneillustration de l’importance accordée à la for-mation au maniement de l’histoire : rappe-lons que la nécessité de l’enseignement del’histoire figure dans le texte même de laConstitution du Land de Hesse10.

2.2. Notes sur les contenus des programmes

Ce n’est certes pas ici le lieu pour passer enrevue et traiter en détail les contenus desprogrammes d’histoire français et hessois.J’en dirai un mot cependant, tant il est frap-pant de voir s’effacer les divergences dans les

finalités affirmées de l’enseignement de l’his-toire lorsque l’on observe le découpage deces programmes par niveau : comme enFrance, le choix a été fait en Hesse d’undouble déroulement chronologique de l’his-toire humaine avec comme axe de symétriela séparation entre Mittelstufe (de la 5e à la10e) et Oberstufe (de la 11e à la 13e) – que l’onpeut comparer à la démarcation entre col-lège et lycée général en France. Seule uneplus grande liberté laissée en Hesse aux éta-blissements entraîne finalement dans les faitsdes aménagements qui remettent en causecette similitude.

Notons aussi que les contenus ne sont passeulement très similaires par leur découpagede l’Histoire par niveau ; ils se ressemblentégalement fortement dans la sélection desthèmes. Ainsi, l’étude de la Grèce antique enclasse de 6e (en France et en Hesse) reposesur les mêmes centres d’intérêts : étude de lanotion de cité, insistance sur la mythologieet les textes-clé comme les poèmes d’Ho-mère. Dans les deux pays, l’importanceaccordée aux origines de la culture nationaleet européenne, aux repères essentiels, conduità aborder une même période sous un anglequasi identique. Les mêmes remarquespourraient être faites en ce qui concerne lesprogrammes des trois dernières années avantl’examen du baccalauréat / Abitur ; seule dif-férence notable, le récent programme fran-çais de seconde assume les finalités énumé-rées plus haut au point de se détacher dans sapremière partie du continuum chronolo-gique ; en centrant l’étude sur des moments-clé de la formation de la culture, du patri-moine européen et de la citoyenneté, ilfranchit un pas que les programmes hessoisn’ont pas osé encore franchir. Peut-être est-ce là une trace des querelles évoquées des

9 Expression empruntée à Aleida Assmann, Constructionde la mémoire nationale, une brève histoire de l’idée alle-mande de Bildung, Paris, Éditions de la Maison dessciences de l’homme, 1994, p. 4.10 Voir Verfassung des Landes Hessen und Grundgesetz fürdie Bundesrepublik Deutschland, Wiesbaden, HessischesKultusministerium, 1999, notamment l’article 56.

Page 221: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 221

années 1970 ; peut-être aussi faut-il y voir latrace de l’insistance hessoise portant davan-tage sur les méthodes que sur les nouveauxdécoupages des contenus.

2.3. L’élève au centre des cours ou la notionde « Schülerorientierung »

Cette dernière remarque justement amène àparler brièvement d’un concept sur lequels’appuie la transmission de ces contenus enFrance et en Hesse. L’un des concepts quifigure en tête des programmes hessois estcelui de « Schülerorientierung » ; intraduisibledirectement, ce terme désigne en fait le soucipour le professeur de construire un coursdont les élèves sont le centre, ce qui amène àrespecter plusieurs éléments :

– l’emploi systématique de l’oral dans laprésentation des enjeux du cours, larecherche d’assentiment, les échanges detoutes sortes.

– La dimension démocratique : valorisationdu travail en équipe, tentative pour intro-duire un maximum d’équité dans les rela-tions élève-enseignant11.

– Le souci d’individualiser, c’est-à-dire derelier les contenus à des éléments d’expé-rience ou des connaissances antérieuresde certains élèves – ce qui impliqueune écoute permanente de la part duprofesseur.

– La formulation des savoirs par des élèvesresponsabilisés travaillant de façonautonome.

On aura reconnu bien que certains traitssoient grossis – je pense notamment auquasi-monopole de l’oralité – une desrecommandations faites également en France.À travers l’étude de cas en géographie maiségalement en ce qui concerne le cours d’his-toire, il est de plus en plus fait appel à cetteformule de travail aux antipodes du coursmagistral. Dans les faits pourtant, unegrande différence existe dans le maniementde ce concept, comme le montre la compa-raison entre deux cours, l’un effectué enFrance dans une classe de seconde générale,l’autre en Hesse dans une classe de 13e

(Annexe 1).

Si l’on veut bien au final dresser un bilan durésultat de ces deux cours, une nette fractureapparaît. Les élèves français ne sont en effetparvenus à prendre conscience des enjeux etde la richesse du texte original que parcequ’ils étaient étroitement encadrés par desquestionnements ; le professeur demeure enoutre la « courroie de transmission » indis-pensable, le juge toujours présent dans l’es-prit des élèves qui s’expriment ou écoutent :ainsi, aucun dialogue constructif ne parvientvéritablement à s’installer durablement entreles élèves. À l’inverse, la situation allemandeenseigne peut-être que des partis pris plus« radicaux » permettent de débloquer leschoses. D’emblée en effet, l’enseignant acceptede renoncer dans une certaine mesure à ceque les élèves parviennent à tout prix à éla-borer une version correspondant à sesattentes. Pari risqué, mais n’est-ce pas effec-tivement le moyen de réveiller la responsabi-lité des élèves au point nécessaire ? Car laquestion se pose de savoir si l’on peut réelle-ment atteindre les objectifs majeurs de cegenre de cours centrés sur l’élève (autonomie,responsabilité, solidité des acquis élaborés

11 Je traduis par « équité » et non par « égalité » l’expres-sion de « symetrische Gestaltung der Beziehung ».

Page 222: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

222 Le cartable de Clio, n° 3

par l’élève) en conservant le souci que lesélèves repartent avec les « bons savoirs » cal-qués sur le résumé du manuel. Et si non,l’existence en France d’attentes précises enterme de connaissances et de méthodes, enparticulier en vue du baccalauréat, semblefortement compromettre la mise en place detelles expériences.

3. ÉDUCATION, VALEURS ETFINALITÉS DES COURS

Après ce rapide tableau, une question essen-tielle reste posée : comment agissent l’orga-nisation du milieu scolaire et les rapportsenseignants – élèves sur la mise en œuvre etla réussite de ces finalités de l’enseignementde l’histoire ?

3.1. Formation du citoyen et« Sozialisation »

Rappelons d’abord un fait essentiel : commel’affirme plusieurs fois Joachim Rohlfes12,l’école est le lieu de la seconde – et plusimportante – socialisation : c’est à l’école eneffet que l’enfant/adolescent apprend lente-ment à connaître et à reconnaître le mondequi l’entoure, et à s’y insérer. Et les pro-grammes, on l’a vu, prennent parfaitementen compte ce souci. Mais cette donnéeentraîne l’action de l’enseignant sur un autreterrain : la relation enseignant-élève, les règlesqu’elle fait émerger, les sensations qu’elle créesont des éléments qui sont tout aussi fonda-mentaux que les savoirs dans la formation dufutur citoyen et son intégration dans l’État de

droit. En d’autres termes, il convient de fairele point sur le fonctionnement des deux sys-tèmes envisagés en gardant à l’esprit ce qu’af-firme Peter Schulz-Hageleit13 : « Un rapidecoup d’œil sur le passé montre clairement quele Comment de l’apprentissage est tout aussiimportant pour la socialisation et le développe-ment de la pensée que le Quoi, peut-être mêmeplus important. Penser la didactique de l’his-toire signifie donc que la structure de l’école etles formes de l’apprentissage ne doivent pas êtretraitées comme des facteurs de second ordremais doivent être prises au sérieux et considé-rées sous l’angle de leurs répercussions».

3.2. La France : le modèle autoritaire

A) ÉCOUTER, LIRE, NOTER… ET SE TAIRE ?

Si l’on tente d’abord d’analyser la mise enœuvre concrète des exigences déjà énuméréesen France, un caractère essentiel de l’enseigne-ment s’impose: l’importance de la trace écrite.De la classe de sixième où il est stipulé que lesélèves doivent être capables de répondre parune ou deux phrases clairement rédigées à unequestion, à la terminale, l’écrit ne cesse en effetde jouer un rôle central. Cette insistance estd’ailleurs accentuée par le poids des apprentis-sages méthodologiques bien définis et exigésprogressivement des élèves. Ainsi, une grandepartie du temps et de l’énergie des élèves deseconde est consacrée à deux objectifs : la prisede note et la rédaction de paragraphes argu-mentés. Concrètement, la capacité à relever cesdeux défis est posée comme essentielle et estd’ailleurs souvent considérée comme telle parles élèves eux-mêmes.

12 Joachim Rohlfes, Geschichte und ihre Didaktik, Van-denhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1997. En ce quiconcerne plus particulièrement la « Sozialisation » et sesliens avec la didactique, voir pp. 173-177.

13 Peter Schulz-Hageleit, Grundzüge geschichtlichen undgeschichtsdidaktischen Denkens, Peter Lang, Francfort,2002, p. 132.

Page 223: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 223

Un autre trait caractéristique de l’enseigne-ment français tient à la place et à l’image del’enseignant : estrades encore très répandueset disposition des tables en damier renforcentainsi une distance posée souvent d’embléeentre le professeur et les élèves. Posséder del’« autorité » est d’ailleurs considéré par lesenseignants eux-mêmes comme une qualitéessentielle. Cela dit pour insister sur le faitque, au quotidien, un des buts de l’enseignantest souvent de faire accepter son autoritésuprême aux élèves sur les questions d’orga-nisation mais aussi de connaissance ; que laréalisation de cette fin est souvent vue commele préalable et le fondement indispensable à laréussite des autres finalités du cours.

Et si bien évidemment il ne s’agit pas deremettre en cause l’apprentissage méthodo-logique, la maîtrise de la langue écrite et lerespect de l’autorité de l’enseignant, ilconvient de dresser un bilan dans les faits deces finalités réelles : non pas pour voir si ellessont atteintes, mais pour cerner ce qu’im-plique l’attention qui leur est consacrée. Etsur ce point justement, il semble que l’atten-tion portée à la trace écrite et surtout le rap-port enseignant – élève sont une source deblocage : trop souvent, ces exigences impo-sent dans les faits de sacrifier au moins par-tiellement des finalités pourtant plus impor-tantes comme la formation d’un citoyenresponsable et autonome.

B) « À QUOI ÇA NOUS A SERVI ? IL NOUS FAUT

APPRENDRE TOUT ÇÀ POUR LE BAC SI ON

Y ARRIVE ! »14

Ainsi, un questionnaire a été proposé dansune classe de seconde à Villeurbanne (Rhône)pour prendre la mesure de cette situation ;cette enquête a été réalisée en classe, chacun

répondant anonymement ou non sur unefeuille de papier à quatre questions :

« Q. 1 : Selon vous, pourquoi avons-nousétudié la démocratie athénienne au Ve siècleA.C. ?Q. 2 : Même question en ce qui concerne laMéditerranée au XIIe siècle.Q. 3 : Personnellement, qu’est-ce que celavous a apporté ? Qu’en avez-vous retenu ?Q. 4 : Que pensez-vous de la forme prise parles cours ? »

Liberté était laissée de ne répondre qu’à cer-taines questions. À deux exceptions près, toutela classe a joué le jeu et répondu sans trop deprécautions ou de « langue de bois», et sansêtre totalement surprenante, la lecture desréponses fut néanmoins source de malaise :

• en ce qui concerne le problème des finali-tés, tous les élèves ont été gênés pourrépondre ; en bref, l’étude des deux cha-pitres d’histoire a été menée pour la plu-part en vue de « donner de la culture » oude « connaître le passé » ; certains néan-moins ont affirmé que l’étude avait pourbut de « comprendre les religions et ladémocratie aujourd’hui », en référencebien entendu aux problématiques desdeux chapitres.

• La forme des cours est quant à elle jugée« ennuyeuse » ou « motivante », mais s’yajoute souvent la remarque fataliste selonlaquelle les cours bons ou mauvaisdoivent être subis… Et pour l’écrasante

14 Réponse citée d’une élève à la question : « Pourquoiselon vous avons-nous étudié la démocratie athénienne auVe siècle AC ? ». L’orthographe originale a été conservée.Voir ci-dessous au sujet de ce questionnaire.

Page 224: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

224 Le cartable de Clio, n° 3

majorité, le principal message délivré estune requête : que les cours soient dictéspendant toute l’heure plutôt qu’organisésautour d’activités et de prises de notes15 !

• Bref, ce questionnaire révèle surtout l’in-capacité, le malaise des élèves lorsqu’illeur faut faire part de leur opinion per-sonnelle et exprimer ce que les cours leurapportent – ou leur retirent… Même lesmeilleures volontés se sont brisées sur cesquatre questions simples, et presque tousont à l’occasion du sondage montré qu’ilssubissaient les cours et demandé à êtreencore davantage mis sous dépendance.

C) POURQUOI SOUDAINEMENT DISCUTER ?

Sans doute est-on là face à un véritable pro-blème structurel, dont l’une des conséquencesconcrètes est la difficulté qui entoure enFrance l’enseignement de l’ÉducationCivique, Juridique et Sociale (ÉCJS), matièreprise en charge la plupart du temps au lycéepar les professeurs d’histoire et de géographie.Car il faut bien le concéder : l’exigence destextes officiels qui demandent que ces coursd’ÉCJS soient des tremplins vers la pratiquecitoyenne du débat démocratique relève sou-vent de la gageure. Et disons-le franchement :le principal écueil n’est pas l’indiscipline desélèves mais bien leur incapacité à participersainement à un débat en classe.

En effet, il semble que les élèves habitués às’investir dans les travaux écrits seuls vérita-

blement valorisés à terme, peinent à trouverla motivation nécessaire pour s’exprimer.Plus généralement, un certain dédain s’ins-talle facilement chez les élèves pour un coursdont les finalités ne sont pas palpables – pas« notables » ? Mais surtout, la relation habi-tuelle entre le professeur d’histoire – géogra-phie et les élèves fait blocage : comment pourles élèves, alors qu’ils sont habitués à écouteret à être réprimandés à chaque manquementse muer soudain sur la demande de la mêmepersonne en individus autonomes prenant laparole de manière réglée ? Car n’en doutonspas, l’intérêt pour les thèmes traités est sou-vent là ; seulement, les attentes qu’ils perçoi-vent les concernant et la relation qui les lie àla structure scolaire se marient mal avec l’ap-prentissage de la responsabilité, de l’autono-mie, du débat. Et il y a là sans doute matièreà réfléchir : comment peut-on modifier lecadre dans lequel évoluent les élèves afin queles tentatives pour les former à la réflexionpersonnelle, à la citoyenneté ne paraissentpas incongrues à leurs yeux ?

3.3. Francfort : le modèle libéral

Sur ce dernier point qu’il ne faudrait pasd’ailleurs considérer de façon trop caricatu-rale, des éléments de réponse existent trèsclairement dans la pratique de l’enseigne-ment en Hesse. Il ne s’agit pas bien entendude sombrer dans une vision manichéenne etd’ériger trop vite un système en modèle.D’ailleurs, le fonctionnement des cours enHesse, et surtout à Francfort, n’est pas tribu-taire des mêmes contraintes qu’en France.Ainsi, la structure des établissements et lesprogrammes laissent bien plus de liberté auxenseignants, et l’absence de baccalauréatcentralisé permet d’envisager avec beaucoupde souplesse l’apprentissage de savoirs et de

15 Plusieurs élèves demandent ouvertement le retour dela dictée en cours afin de rendre ceux-ci moins« ennuyeux ». Pour beaucoup, la mise en activité, l’étudede cas et la problématisation sont des exercices inutilesqui, réussis ou non, sont à bannir car ils éloignent lecours de sa fonction première et font perdre du temps.

Page 225: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 225

méthodes déterminés. Cet avertissementayant été fait, il n’en demeure pas moinsqu’aux moins deux enjeux au cœur de lapratique de l’enseignement de l’histoire àFrancfort permettent de pointer des fai-blesses de cette même pratique en France.

A) COMPRENDRE PAR LA SYMPATHIE

Le premier de ces enjeux est l’usage des senti-ments des élèves dans le traitement des docu-ments et des événements historiques. L’idéede fonder une approche pédagogique en sti-mulant en permanence ces sentiments relèveil est vrai d’une tendance ancienne en Alle-magne : on la retrouve si l’on veut dans leséléments constitutifs de la notion de Bildung.Mais on la retrouve aussi dans l’histoire plusrécente : ainsi Horst Gies a pu souligner queles régimes nazi et communiste en Allemagnede l’Est ont tout deux fortement développé etthéorisé le recours aux émotions lors descours d’histoire16. Néanmoins, ce constatn’est pour lui que le moyen de réfléchir plusavant sur les possibilités et avantages d’unetelle pédagogie repensée en fonction desenjeux actuels. Au cœur de ce projet résidel’idée que s’engager sur le plan émotionnelpermet de se forger une conscience histo-rique stable.

Dans la pratique quotidienne des coursd’histoire, il s’agit ainsi de stimuler l’intérêtet de faciliter mémorisation et compréhen-sion en développant ce qu’Henri-IrénéeMarrou définissait comme la « sympathie »dont tout historien doit faire preuve vis-à-vis des acteurs du passé. Un exemple de ce

type de procédé est donné ici (Annexe 2).Stimulant imagination et compréhensiondes enjeux, un tel dispositif paraît pourtantbien difficile à transposer en France aujour-d’hui : mis en œuvre régulièrement, il luiserait rapidement reproché de trop sacrifierla trace écrite et l’apprentissage méthodolo-gique. Il semble pourtant bien répondre à unbesoin effectif.

B) RESPONSABILISER

Voilà pour finir sans doute l’un des mots-clépour les enseignants d’histoire allemands :rendre les élèves responsables, en faire desêtres autonomes dans leur jugement et leurcomportement. Bref, forger des personnali-tés aptes à jouer ensuite pleinement un rôledans une société et un État démocratique,voilà ce qui conditionne en dernier ressort lafaçon d’être et d’agir des enseignants àFrancfort. Un exemple d’une pratique obser-vée puis mise en œuvre dans une classe de12e permettra de s’en faire une idée17. À l’ori-gine, il y eut le constat dressé par élèves etprofesseur de la médiocrité des résultats auxtests écrits ; diagnostic commun et formel :l’apprentissage progressif des contenus esttrop faible, il convient de le restimuler. Et là,le professeur propose d’instaurer un rituel dedix minutes à chaque début de cours, propo-sition acceptée ensuite par les élèves :

– À la fin de chaque séance, un élève (n° 1)est désigné : il doit, pour la prochaineséance préparer une question clairementformulée portant sur les éléments vus encours.

16 Horst Gies : « Die Rolle der Gefühle im Geschichtsun-terricht des Dritten Reiches und des D.D.R. », G.W.U.,n° 46, 1995, pp. 127-141.

17 Plus précisément, il s’agit ici d’une classe de la Frei-herr-vom-Stein Schule et d’un cours effectué à l’originepar Madame Göppner.

Page 226: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

226 Le cartable de Clio, n° 3

– Début de la séance : un élève (n° 2) est tiréau sort : il va devoir répondre. La questionest posée mais un moment est donné àl’élève devant répondre pour se préparer ;pendant ce laps de temps, la classe estinterpellée par le professeur : elle doitdonner son jugement et évaluer en se jus-tifiant la pertinence et la qualité de laquestion.

– La réponse est donnée par l’élève n° 2 ; dèsqu’il a terminé, la classe doit à nouveaujuger ouvertement de la qualité de laréponse, toujours en se justifiant.

– L’élève n° 1 est à nouveau interrogé : il doiténoncer clairement quelles étaient sesattentes par rapport à sa question. Ce der-nier point sert de référence finale : le pro-fesseur donne son opinion sur les deuxélèves et fait la critique des jugements émispar les autres éléments de la classe ; il pro-pose une note à chacun des deux protago-nistes (n° 1 et 2) : à chaque fois, l’élève notéa la possibilité de contester cette note àcondition de se justifier et d’apporter deséléments. S’étant assuré clairement quepersonne n’a plus rien à dire, le professeurdébute la nouvelle séance.

Un tel système démontre qu’il est possibled’instaurer un climat de confiance et de res-pect mutuel en classe, et que ce climat n’estpas tant un préalable indispensable que la

conséquence d’une prise de risque de la partdu professeur. Faire confiance pour obtenirla confiance, certes, mais avant tout aussi envue d’obtenir insensiblement des élèves descomportements fortement démocratiques.

CONCLUSION

Ainsi, la comparaison entre l’enseignementde l’histoire en France et en Hesse soulignecombien des moyens et des préoccupationscomparables débouchent sur des situationsen classe forts différentes. Car l’écart neréside pas tant dans les fins avouées, dans lescontenus ou encore dans les concepts didac-tiques faisant autorité ; il tient en fait bienplus au poids des structures et des pratiques,autant dire aussi en grande partie à l’héri-tage et aux valeurs implicitement défenduespar chacun des deux systèmes.

Mais plus encore que ce constat de diver-gence, l’examen concret met en avant les fragilités et les contradictions du modèlefrançais, que l’on peut qualifier d’autoritairepar opposition aux valeurs libérales. Il y a eneffet en France comme une difficulté, voirepresque une incapacité, à transmettre autre-ment que sous forme de contenus difficile-ment assimilables les règles et pratiques de la démocratie. Et sans prétendre ici ériger lesystème hessois en modèle ultime, force estde constater qu’il peut utilement servir d’invitation au changement.

Page 227: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 227

Cours n° 1 réalisé le 16 décembre 2002 en classe de seconde au lycée Pierre Brossolette deVilleurbanne.

Sujet : la Sicile normande vue par un géographe arabe.

Durée : 55 min.

Situation : il s’agit de clore un chapitre sur la Méditerranée au XIIe siècle. À la fin du cours pré-cédent, tous les élèves sauf une ont eu une copie d’un texte d’al-Idrisî sur Palerme avec pourmission de classer les éléments du texte en fonction de thèmes donnés. Une élève d’originealgérienne (F.) est chargée d’étudier le texte dans sa version originale, sous la tutelle de sonprofesseur d’arabe; elle doit présenter cette version aux élèves ayant étudié le texte traduit.

Objectifs :– Récapitulation du cours : que les élèves parviennent à discerner les éléments constitu-

tifs des cultures chrétienne et musulmane au XIIe siècle.– Surtout, le but est de faire naître entre les élèves une discussion au cours de laquelle ils

parviendront de façon autonome à comprendre certains problèmes liés au traitementet à la traduction des sources historiques.

– L’échange doit également permettre de faire émerger une représentation puis une défi-nition de la multiculturalité et du métissage. Aux élèves aussi de formuler les problèmeset les richesses d’une société multiculturelle, et de tisser des liens avec leur expériencepersonnelle et/ou la situation présente.

– Parallèlement, il s’agit d’améliorer les rapports entre les élèves et de réintégrer une élève(F.) en situation difficile en valorisant ses atouts personnels.

Déroulement :– Après une brève présentation de la Sicile médiévale par les deux enseignants présents

(histoire et arabe), F. présente en français la version arabe du texte.– Les élèves sont invités à reconsidérer leur travail sur la version traduite et à discuter avec

F. tandis que les deux enseignants s’effacent.– Le débat amène à discuter des problèmes de traduction ; guidés, les élèves réalisent peu

à peu que le sens de la description en français est remis en cause.

Conclusion : la plupart des objectifs sont atteints : les élèves séduits par l’innovation ont« joué le jeu » et réellement perçu les enjeux de la traduction et la signification concrèted’un espace multiculturel. Reste que la discussion a sans cesse dû être alimentée et guidéepar les questions et les remarques des deux enseignants. En ce sens, la mise au travailautonome n’a pas pleinement fonctionné.

A N N E X E 1 : P L A C E R L’ É L È V E AU C E N T R E

Page 228: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

228 Le cartable de Clio, n° 3

Cours n° 2 : cours effectué le 7 février 2003 en classe de 13e au Gymnasium Freiherr-vom-Stein par Madame Göppner.

Sujet : les phases de la Seconde Guerre Mondiale.

Durée : deux fois 45 min.

Situation : les élèves ont étudié précédemment le déclenchement de la guerre et devaientlire chez eux les pages du manuel consacrées au déroulement du conflit.

Objectifs :– Former des élèves presque tous adultes au travail d’équipe et à la responsabilité collec-

tive.– Les élèves doivent également parvenir à déterminer eux-mêmes les contenus et la

présentation des contenus qu’ils auront à retenir.

Déroulement :– Le professeur désigne un secrétaire chargé d’écrire au tableau, un animateur chargé de

distribuer la parole puis donne oralement la consigne : les élèves doivent parvenirensemble à dicter à la secrétaire une chronologie de la guerre ; à eux d’opérer le tri ens’aidant du manuel, à eux aussi de réfléchir sur la façon de présenter correctement lachronologie avec ses phases d’importance variable (problème de police de caractère, deretrait, paragraphe…).

– Les élèves sont ensuite livrés à eux-mêmes. Le professeur n’intervient que ponctuelle-ment et à la demande des élèves qui font face à un problème insoluble (problème deforme ou de fond) ; jamais ces interventions ne remettent en cause ce qui a été fait : lesproblèmes posés sont simplement reformulés et accompagnés de quelques digressionsenrichissant la chronologie.

Conclusion : le temps prévu n’a pas été suffisant. En revanche l’autonomie et l’efficacité desélèves ont été surprenantes. Le professeur n’a finalement pas livré sa propre chronologie,ni même corrigé celle des élèves : poussés par la certitude qu’ils n’auraient à apprendre quece qu’ils construiraient, ces derniers ont su trouver les règles et les moyens pour être collectivement efficaces.

Page 229: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 229

Cours effectué le 29 janvier 2003 en classe de 8e au Gymnasium Freiherr-vom-Stein.

Sujet : le Serment du jeu de paume.

Durée : deux fois 45 min.

Situation : les élèves ont déjà traité la notion d’absolutisme en France ; ils ont en outre évo-qué lors des quatre dernières heures la situation économique de la France de 1788 ainsique la convocation et la réunion des États généraux en mai 1789.

Objectifs : il s’agit pendant ce cours de rappeler la situation au début de la Révolution eninsistant sur la personnalité du roi et la notion de constitution. Surtout, les élèves doiventparvenir à une compréhension des tensions et de l’atmosphère qui ont conduit à la rup-ture et à un acte solennel lançant la révolution.

Déroulement :– Un jeu de rôle : les élèves sont invités au fil d’un cours dialogué à jouer les personnes du

roi, de la reine, d’un représentant du tiers. Le cours débute en effet sur une questionportant sur les cours précédents ; au cours de sa réponse, l’élève qui s’exprime est invitéà jouer le rôle du roi puis les autres rôles sont distribués au fur et à mesure.

Transition : après avoir fait émerger les principaux éléments permettant de dresser untableau de la situation en mai-juin 1789, les élèves sont invités oralement à construireune synthèse puis à se « mettre en situation » : Versailles, le luxe de la cour, les tensionsà l’intérieur des ordres et vis-à-vis du roi.

– Ce passage à l’imagination et à la réflexion est facilité par la construction en communet oralement d’une situation concrète, le professeur fournissant un début de scénario :soit la classe de 8e qui désire organiser conjointement avec un professeur et le directeurun voyage scolaire ; les élèves sont réunis le premier jour puis invités à poursuivre la dis-cussion le lendemain, bien que des tensions soient apparues ; le lendemain, les élèvestrouvent portes closes mais aperçoivent dans son bureau le directeur au travail avec leprofesseur en charge du voyage : comment réagissent-ils ? Ce début de scénario estrépété et précisé plusieurs fois en lien avec le plan de l’école, et les élèves ont pourconsigne de réagir « à chaud » et avec leurs propres mots. Plusieurs hypothèses sontenvisagées puis écartées au fil de la conversation (vandalisme, insultes, départ préci-pité…). Finalement, il apparaît que les élèves choisiraient de se réunir pour discuterensemble de la conduite à adopter, soit sous le préau soit éventuellement dans le petitgymnase en face.

A N N E X E 2 : R E S S E N T I R L E S E N J E U X H I S T O R I Q U E S

Page 230: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

230 Le cartable de Clio, n° 3

L’objectif est atteint : les élèves sont invités à observer et commenter un tableau du sermentdu jeu de paume, puis à lire le texte du serment. L’exercice précédent permet de passerrapidement sur le contexte et le mécanisme ayant entraîné l’événement historique, et l’ac-cent est mis immédiatement sur la notion de constitution ; là encore, un parallèle rapideavec le règlement intérieur permet de préciser la particularité du contenu du texte consti-tutionnel, puis la définition concrète est donnée.

Ce dernier moment permet le retour au calme complet : une brève réflexion a alors lieu surl’efficacité et le bon fonctionnement des deux exercices.

Page 231: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Les élèves du cycle d’orientation, l’histoire et son enseignement – 231-241 231

DE LA «DÉCOUVERTE» À LA « CONQUÊTE» DE L’AMÉRIQUE1

GUILLAUME BONDI, CYCLE D’ORIENTATION, COLLÈGE DES VOIRETS, GENÈVE

INTRODUCTION

Au travers d’une séquence pédagogique surla conquête de l’Amérique, je tenterai de voircomment le regard d’un adolescent peutchanger sur un thème historique lorsque sesreprésentations, le plus souvent liées à sonenvironnement géographique, culturel,social, sont « déconstruites » en apportantdes éléments nouveaux, différents, une nou-velle vision de l’objet étudié. Comment ils’approprie alors une autre manière de pen-ser, de comprendre l’histoire.

Il existe plusieurs traditions en matière demodèles sur l’apprendre. Il est important deréaliser que rien n’est immédiatement acces-sible dans l’apprendre.André Giordan envisageainsi une «déconstruction des conceptions del’apprenant comme étape préalable»2. En effet,écrit-il, «l’apprenant ne se laisse pas facilementdéposséder de ses opinions et de ses croyances.Construction et déconstruction ne peuvent doncêtre appréhendées que comme des processusinteractifs»3. C’est ce que nous tenterons defaire, dans une perspective de décentration.

En Europe, la conquête de l’Amérique a sou-vent été et reste encore présentée comme une« découverte » (attention au choix des mots,qui ne sont pas innocents !), effectuée parChristophe Colomb en 1492. En 1992, nousavons donc fêté les 500 ans de la découvertede l’Amérique. Cette vision, celle des Euro-péens, des vainqueurs de la conquête, s’estexprimée principalement en Europe. Aumême moment, de l’autre côté de l’Océanatlantique, des voix s’élevaient pour fustigerles festivités des 500 ans de la « découverte ».Et l’on parlait plutôt des 500 ans de la résis-tance amérindienne4, des 500 ans du géno-cide. La vision des vaincus s’imposa ainsià nous.

En enseignant l’histoire à des jeunes, il estimportant de se pencher avec eux sur la

1 Ce texte rend compte d’un travail de fin de formationréalisé en 2003 à l’Institut de Formation des maîtres-sses de l’Enseignement Secondaire (IFMES) de Genève.2 Entretien avec André Giordan, « (Re)construire lesconnaissances », in Éduquer et former, Paris, ÉditionsSciences Humaines, 2001, p. 98.3 Ibid., p. 99.

4 Au cours de ce travail, j’utiliserai autant que possible leterme «amérindien». Ce mot fut admis en 1981 lors dela conférence internationale des ONG sur les peuplesautochtones dans l’idée d’abandonner progressivementle terme « indien» (qui vient directement de l’erreur deChristophe Colomb, croyant être arrivé aux Indes), tropconnoté négativement. Cependant, «amérindien» n’estqu’une contraction de « indien» et d’«Amérique», motdérivé du nom du navigateur Amerigo Vespucci. Il estclair que la terminologie utilisée pour désigner les habi-tants des «Amériques» n’est pas neutre. De nos jours, lesmots « indigène», «autochtone» ou «natif» sont de plusen plus utilisés. Un Amérindien écrivait en 1992 : «Tantque nous mourrons d’être Indiens, nous continuerons denaître Indiens, jusqu’au jour où enfin, nous pourrons rede-venir ce que nous n’avons jamais cessé d’être : Aymara,Quechua, Tupi-Guarani, Mapuche, Apache, Sioux, etc.».

Page 232: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

232 Le cartable de Clio, n° 3

question de l’Autre et de ne pas s’arrêter à lavision des dominants et des vainqueurs.Prendre en compte l’Autre, c’est aussi dépas-ser l’européocentrisme dans lequel baignentles adolescents genevois. Qu’est-ce quel’européocentrisme ? C’est le fait de mettrel’Europe au centre, de considérer l’histoireuniquement du point de vue européen. S’ilest probable que de très nombreux peuplesont une vision ethnocentriste de l’histoire, lanotion d’européocentrisme est plus forteencore, car elle a réussi à s’imposer à unegrande partie du monde.

Dans La vision des vaincus, Nathan Wachtelécrit que « L’historiographie occidentale alongtemps instauré l’Europe comme le centrede référence par rapport auquel s’ordonnaitl’histoire de l’humanité. Selon une représenta-tion simple et unilinéaire du devenir, toutes lessociétés étaient censées passer par les mêmesétapes sur la voie du progrès et de la civilisa-tion, dont l’Europe incarnait le modèle le plusachevé »5. Les Non-Européens étaient donc

« en arrière ». Ceci justifiant l’expansion del’Occident par une action civilisatrice sur lemonde. Cette manière de voir a peu à peuévolué avec la décolonisation, cependant ilen demeure quelques vieux restes. Il suffitd’observer certaines commémorations oucélébrations d’un passé glorieux. Tel a été lecas, parmi d’autres, des festivités annoncéesen 1992 pour le cinquième centenaire de ladécouverte de l’Amérique par ChristopheColomb.

Nous touchons ici à la question des menta-lités. Cet européocentrisme n’est pas tou-jours conscient. Chaque société a sa manièrede concevoir le monde. Et il est indéniableque les Européens n’ont pas la même visiondu monde que d’autres peuples souventappelés (à tort) primitifs. Pour illustrer mespropos, je laisse la parole à Eric Julien, unFrançais engagé auprès des Indiens Kogis deColombie6.

Alors que des Indiens Kogis vinrent à l’Unesco(dans les années nonante) pour expliquerqu’ils œuvraient pour conserver l’équilibredu monde et demander de l’aide, des res-ponsables de l’Unesco leur proposèrent defaire un CD-Rom :

« – Un CD-Rom, pourquoi pas ? Mais ils [lesKogis] n’ont pas l’électricité.– Mais ils l’auront forcément un jour.[…] Ce jour-là, j’ai ressenti l’abîme inson-dable qui sépare leur vision du monde de lanôtre. Pour les Occidentaux, le temps est uneconception linéaire, historique, composé d’un

5 Nathan Wachtel, La vision des vaincus, Paris, Galli-mard, 1971, p. 21.6 Eric Julien, Le chemin des neuf mondes, Paris, AlbinMichel, 2001.

© Droits réservés

Page 233: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 233

passé, d’un présent et d’un futur. Dans cettereprésentation tellement ancrée qu’elle est leplus souvent inconsciente, les Indiens ne peu-vent être que les témoins archaïques de ce quenous ne sommes plus, le monde occidentalreprésentant le modèle de développement quetoute société se doit de pouvoir rejoindre. « Ilsn’ont pas l’électricité mais ils l’auront forcé-ment un jour ! » Les Indiens représentent unpassé révolu, et nous, nous sommes le futur,comme si aucune autre voie, aucun autre pos-sible n’était imaginable. […] Extraordinairenon-rencontre où l’autre, sa vision du mondeet ses difficultés ne sont absolument pas prisesen compte. Aussi curieux que cela puisseparaître, le plus souvent, il ne s’agit pas d’actesdélibérés, mais bien d’une réelle impossibilité àimaginer et accepter d’autres possibles radica-lement différents de ceux qui nous animent »7.

S’il importe d’approcher le monde, de voirles événements à travers la lunette défor-mante d’une société en particulier (dansnotre cas européenne), il est aussi essentield’être conscient des problèmes que ren-contre la « science historique » quand elle n’a« à sa disposition que les sources d’un descamps et qu’elle l’oublie ».

La conquête de l’Amérique est un vaste sujet,tant chronologiquement que géographi-quement. Dans ce travail, j’ai privilégié laconquête du Mexique par Hernán Cortés quidura de 1519 à 1521. Ce choix n’est pas ano-din. En effet, la conquête de l’Amérique à pro-prement parler commence au Mexique. Ils’agit du premier empire à avoir été conquis etdominé de manière systématique. Avant cela,il n’y avait eu que des massacres et des occu-pations de territoires dans les îles caraïbes.

Un autre critère m’a fait retenir ce choix : ilexiste un recueil de « récits aztèques de laconquête », très utile pour travailler sur ladouble vision8. Si trouver des sources espa-gnoles de la conquête ne pose (presque)aucun problème, il n’en va pas de mêmepour les sources amérindiennes. La plupartde ces peuples ne connaissaient pas l’écri-ture. Au Mexique, les indigènes ont très viteappris l’alphabet latin et ont relaté leurvision de la conquête. Nous avons doncaffaire à des textes qui racontent la conquête,décrite et ressentie par ceux qui en furent lesvictimes. Il existe aussi des traces de cestémoignages directs fournis par les Amérin-diens dans le folklore, encore vivant. On peutalors parler de mémoire collective, transmisede générations en générations. Ces témoi-gnages des Amérindiens, vaincus, ont long-temps été méconnus, ignorés, cachés, détruitsou censurés.

PASSAGE DE LA MÉMOIRE À L’HISTOIRE

« Mémoire, histoire : loin d’être synonymes,nous prenons conscience que tout les oppose.La mémoire est la vie, toujours portée par desgroupes vivants et, à ce titre, elle est en évolu-tion permanente, ouverte à la dialectique dusouvenir et de l’amnésie, inconsciente de sesdéformations successives, vulnérable à toutesles utilisations et manipulations, susceptible delongues latences et de soudaines revitalisa-tions. L’histoire est la reconstruction toujoursproblématique de ce qui n’est plus »9.

7 Ibid., pp. 174-176.

8 Récits Aztèques de la conquête, textes choisis et présentépar Georges Baudot et Tzvetan Todorov, Paris, Seuil,1983.9 Pierre Nora, (sous la direction de), Lieux de Mémoire,1984-1992, Paris, Gallimard (Quarto), tome 1, p. 24(cette citation est tirée de l’introduction générale dePierre Nora et date donc de 1984).

Page 234: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

234 Le cartable de Clio, n° 3

Afin de pouvoir saisir les différentesmémoires, il est important de connaîtrel’histoire. De cette manière, nous pourronsremettre de l’histoire dans la mémoire ettenter de cerner quels points de vue ont étémis en avant depuis des années pour nousexpliquer, nous raconter la découverte del’Amérique. Avec la commémoration des 500ans de cette « découverte », ou rencontre,beaucoup de choses ont été écrites, dites,proclamées… Mais qu’en est-il au niveau del’enseignement ? Les enseignants parvien-nent-ils à considérer la vision des vaincus ? Àprendre en compte l’Autre, celui qui est dif-férent ? C’est ce que je vais tenter de fairedurant ce travail.

En partant d’une représentation unilatérale(vision des Européens), puis en abordant laquestion avec un second regard, différent(vision des Amérindiens), nous pourronsaborder la question de la mémoire (mémoirecollective et individuelle) et comprendrepourquoi un événement est commémoré de

deux manières différentes. Aujourd’hui, onse souvient du passé en fonction de lamémoire collective qui nous entoure. Soyonsdonc prêts à accueillir aussi celle de l’Autre,afin de remettre en cause notre vision euro-péocentriste de l’histoire !

Découverte de l’Amérique ? Rencontre ?Autant de mots différents qui cherchent, leplus souvent, à cacher une réalité, celle d’uneconquête sanglante, le génocide de tout uncontinent.10 Penchons-nous sur ces termes.Qu’est-ce qu’une découverte ? C’est le faitd’établir et de faire connaître l’existence dequelque chose qui était caché ou ignoré. Uneconquête est une appropriation, une domi-nation, une soumission. (Pour la petite his-toire, en 1556, le roi d’Espagne lui-même

10 À ce propos, lire Enrique Dussel, 1492, L’occultation del’autre, Paris, Les Éditions ouvrières, Paris, 1992 ; JeremyNarby, La vision des autres, les Amérindiens et la « décou-verte » des Amériques, Paris, Saved, 1992 et TzvetanTodorov, La conquête de l’Amérique, la question del’autre, Paris, Seuil, 1982.

© D

roit

s ré

serv

és

Page 235: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 235

interdira d’utiliser le terme « conquête », leremplaçant par « découverte »). Une ren-contre est le fait de se trouver en contact avecquelqu’un par hasard. Ce terme cache toutela violence de la destruction du monde et dela culture de l’Autre. Nous pouvons doncdire qu’il n’y a pas eu rencontre entre deuxmondes, deux cultures, mais une relationasymétrique. Nous parlerons plutôt de chocentre deux réalités, de génocide, dévastateur,destructeur.

Anatolio Quirá, président de l’OrganisationNationale Indigène de Colombie (une desplus grandes fédérations indiennes d’Amé-rique du Sud) s’est exprimé à ce propos :

«Comment pourrions-nous accepter l’idée queChristophe Colomb ait découvert l’Amérique ?Pour nous, les Indigènes, les Espagnols n’ontrien découvert du tout. Au contraire, ils nousont envahis, ils nous ont agressés et ils nous onttués par la violence, les maladies et l’esclavage.Ils ont détruit nos cultures et ils ont pris nosterres. Le 12 octobre 1492, notre histoire s’estbrisée. Jusque-là, nous habitions ce continentdepuis des millénaires, nous avions des civili-sations avancées qui étaient en communionpermanente avec la nature, nous avions unevision propre du monde ainsi que de dieux quipartageaient avec nous nos succès et noséchecs. Pour les Espagnols, et ceux qui ont unpoint de vue européen, cette date signifie, aucontraire, la découverte d’un nouveau conti-nent et la possibilité d’apporter la lumière dela civilisation et du christianisme à des sociétésobscures, primitives et païennes. Alors nous nepouvons pas être d’accord. Comment pour-rions-nous vouloir célébrer la « découverte del’Amérique » ? »11

DISTINGUER L’HISTOIREET LA MÉMOIRE

Dans le cadre de cette séquence pédago-gique, et suivant le plan d’étude d’histoire duCycle d’orientation de Genève, les élèvesauront l’occasion de travailler l’objectif d’ap-prentissage consistant à distinguer l’histoireet la mémoire.

« Tu t’apercevras que la mémoire n’est pasl’équivalent de l’histoire et que seuls certainsévénements historiques sont rappelés à notremémoire. Tu chercheras à comprendre pour-quoi il en est ainsi. »

«Tu prendras conscience de l’intérêt de préserverla mémoire et des conséquences de son extinc-tion éventuelle pour des peuples, des minorités,des métiers, etc. ainsi que pour les victimes desfaits les plus tragiques de l’histoire humaine.»

« Tu comprendras la nécessité d’un travail demémoire fondé sur l’histoire et la pluralité despoints de vue. »

Il s’agira aussi de faire en sorte que les élèvesconstruisent des connaissances factuelles enrapport avec la conquête de l’Amérique.Cette construction est testée au moyend’évaluations certificatives et de question-naires. Les élèves doivent être à même deconnaître quelques notions sur le mondeconnu des Européens en 1492 et sur lesmotivations qui les poussèrent sur lesocéans. À propos de la conquête du Mexique,il importe qu’ils connaissent les différentsprotagonistes de la conquête et qu’ils soientcapables de faire ressortir quelques aspectsmajeurs de cette conquête, tant du point devue des Européens que du point de vue desAmérindiens.11 cité dans Jeremy Narby, ibid., pp. 7-8.

Page 236: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

236 Le cartable de Clio, n° 3

Les élèves devraient ainsi développer une« conscience historique » dans les senssuivants :

1. Écouter la voix des vaincus, prendre encompte leur mémoire collective.

2. Etre attentif aux commémorations ; quicommémore quoi, quand, pourquoi ?

3. Comprendre l’intérêt de la double vision,de la pluralité des points de vue au niveauhistorique et au niveau de la mémoire. Ilne s’agit pas seulement de « récolter » desmémoires mais d’y mettre de l’histoire,afin de mieux les comprendre.

Ils devraient ainsi se poser des questionstelles que : « Puis-je comprendre le passé enne lisant que les sources qui présentent unevision unilatérale de l’objet étudié ? » ou « Le12 octobre 1992 a-t-il été une fête ou une“non-fête” selon les origines des protago-nistes ? »

MODALITÉS PÉDAGOGIQUES

Cette séquence, destinée à des élèves de 8e

année de regroupement A ou B, nécessite lamise en œuvre de plusieurs modalités péda-gogiques. Il s’agit en effet d’un travail assezlong, qui s’étend sur plusieurs semaines. Ilest donc nécessaire de varier les méthodesd’enseignement.

Je m’inspire ici du socioconstructivisme encherchant à donner du sens aux apprentis-sages. L’élève ne « reçoit » plus seulement dusavoir, mais il le «construit», le «sélectionne»et l’« assimile ». Toute connaissance nouvellesuppose d’abord une déstabilisation desconnaissances antérieures, un franchissement

d’obstacles, puis une reconstruction : « Ensomme, la démarche socioconstructiviste a lemérite de déplacer la relation de pouvoir del’enseignant à l’enseigné vers celle de l’enseignéau savoir puisque c’est avec le problème àrésoudre que l’élève va devoir en découdre » 12.

Mais en amont de tout apprentissage par lesélèves, il y a des représentations. Le profes-seur ne doit pas les nier, mais en tenircompte dans son enseignement. » Fairecomme si elles n’existaient pas ? C’est accepterla circulation et la reproduction, dans le quoti-dien des classes, des phrases toutes faites, despréjugés sur la difficulté de la langue alle-mande […] »13, nous dit Nathalie Muller àpropos de l’allemand. Mais cela vaut aussi enhistoire, avec les clichés et les stéréotypesvéhiculés. Sa démarche est donc la suivante :reconnaître l’existence des représentations etleur utilité, puis en construire d’autres à par-tir de celles-ci.

L’idée est ainsi de partir des conceptions desélèves en leur posant un problème à traversun questionnaire assez simple. Par ce biais, leprofesseur peut avoir une idée des connais-sances de ses élèves, et ceux-ci commencentdéjà à se mettre en relation avec un objetd’étude, en faisant revenir à eux leursconnaissances (s’ils en ont déjà). Dans madémarche, il s’agit aussi de « sonder », de« vérifier » une hypothèse : à savoir que lesélèves ont plutôt une vision européocentristede ce chapitre de l’histoire.

Par la suite, au cours de ma présentation desfaits, j’ai insisté sur le côté européocentriste

12 Patrick Spinelli, Détour épistémologique et sociocons-tructivisme, Genève, DEES, juin 1999, p. 72.13 Nathalie Muller, « Images des langues, images del’autre », Résonances, février 1997, p. 4.

Page 237: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 237

de la « découverte » de l’Amérique (en utili-sant à dessein les termes usités comme«découverte», «nouveau monde », etc.) dansle but de conforter les élèves dans leur visionde l’histoire des vainqueurs, des Européens,(vision diffusée en Europe). L’autre, l’indi-gène, le vaincu, n’a été évoqué sciemmentqu’en tant qu’objet et non comme sujet. Ilserait intéressant de pousser un peu plus loinla réflexion sur l’histoire enseignée, en sedemandant quelle est l’objectivité de l’his-toire et de l’enseignant d’histoire face à sonsujet14.

Cela m’amène à faire une petite digression surles manuels d’histoire. Qu’en est-il en effet deleur objectivité en histoire, de la recherche pardes États d’une certaine légitimation dupassé? «Le manuel n’est pas seulement un outilpédagogique : sous une apparente banalité,il constitue un enjeu considérable dans lesdomaines culturel, religieux, linguistique, idéo-logique, politique et économique». «Véhiculesde l’histoire officielle, [les manuels] tendentaussi à justifier le présent»15.

Dans notre travail, aucun manuel n’a été uti-lisé, mais ils sont toujours bien présents dansnos écoles et bibliothèques. Il nous faut doncsouligner que c’est avec un certain parti prisqu’ils reflètent la vision d’une société sur sonpropre passé et sur le passé de l’humanité :

«1492 marque le début des rapports planétaireset de l’histoire mondiale. Cette dimension estbien présente dans les manuels scolaires [150manuels scolaires de 70 pays différents], maischaque pays octroie à l’événement une placefixée par l’ethnocentrisme. […] Les manuelsperpétuent encore une conception de l’histoire,de la société et de son évolution axée sur lesvaleurs occidentales » 16.

DÉROULEMENT

Pour entrer dans le vif du sujet, il convientd’apporter des données factuelles aux élèveset de préciser pourquoi et comment lesEuropéens sont arrivés jusqu’en Amérique.Au cours de cette introduction, à l’aide dedocuments distribués par le professeur,il s’agit d’insister sur la vision unique del’histoire, partant d’une Europe considéréecomme le centre du monde, le centre del’histoire.

Un petit dossier a été distribué aux élèvescomprenant des données cartographiquessur le monde connu des Européens en 1492et les connaissances actuelles. Les élèves ontainsi été amenés à travailler sur les visionsdu XVIe siècle quant à la conquête de l’Amé-rique. Ce sujet est tellement vaste (et dans letemps et dans l’espace) qu’il n’a été traité icique de la conquête du Mexique, menée parHernán Cortés, qui dura de 1519 à 1521. Lesélèves ont également reçu, comme outils detravail, une brève chronologie des événe-ments de la conquête en général et de laconquête du Mexique en particulier. Ils ontaussi reçu une page de courtes biographiescomme document de référence.

14 Voir Alain Dalongeville, L’image du Barbare dans l’en-seignement de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2001.15 J. Perez Siller, (sous la coordination de), La « décou-verte» de l’Amérique? «Les regards sur l’autre à travers lesmanuels scolaires du monde », Paris, L’Harmattan/Georg-Eckert-Institut, 1992, pp. 293 et 11 pour les cita-tions. Voir aussi Dominique Perrot et Roy Preiswerk,Ethnocentrisme et histoire, l’Afrique, l’Amérique indienneet l’Asie dans les manuels occidentaux, Paris, Anthropos,1975. 16 J. Perez Siller, op. cit., pp. 12-13.

Page 238: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

238 Le cartable de Clio, n° 3

LA CONQUÊTE SELON LA VISIONDES EUROPÉENS (LES VAINQUEURS)

Cette phase de travail est individuelle.Chaque élève a reçu un dossier constitué detextes et d’images de la conquête du Mexique,exprimant le point de vue des Européens. Cedossier ne donne toujours qu’une seule etmême vision de l’histoire, celle des vain-queurs. Après une brève discussion, chaqueélève a aussi rempli une fiche-questionnaire«pour aller plus loin». Ce questionnaire leura été soumis à la fin de la partie présentant laconquête du point de vue des Européens. Cefut l’occasion de voir ce que l’élève retenait dela vision de la conquête du Mexique. Il s’agis-sait aussi de savoir dans quelle mesure lesélèves se satisfaisaient de la présentation uni-latérale de cet événement historique. Avaient-ils conscience du fait que l’on avait occultél’autre depuis le début? Et cela les dérangeait-il le cas échéant?

FIN DE LA VISION UNIQUE…

Il était alors nécessaire de faire intervenirl’autre vision de la conquête, la vision desvaincus. C’est à ce moment-là que l’ondemande à l’élève de se décentrer. La décen-tration se fait dans le temps (il faut se proje-ter dans le XVIe siècle) et dans l’espace. Il estpeut-être plus évident de saisir la pensée desEspagnols de l’époque, car Européens. Maisà présent, il faut se mettre dans la peau del’autre, de l’Amérindien. Il faut que l’élèvefasse preuve d’empathie.

Le texte suivant a été projeté :« Il est maintenant nécessaire de changer depeau, d’avoir des yeux nouveaux. […] Ce nesont plus des mains qui empoignent des armesde fer ni des yeux qui regardent depuis les

caravelles de ces « intrus européens » quicrient : « Terre ! » avec Colomb. Désormais, ilfaut que nous ayons la délicate peau bronzéedes Caraïbes, des Andins, des Amazoniens…les yeux étonnés de ces Indiens qui sur lesplages, les pieds nus sur le sable chaud et douxdes îles, virent s’approcher, flottant sur la mer,des dieux jamais vus. […] Nous devons avoirles yeux de l’Autre. […] »17

Il a été rappelé aux élèves qu’ils avaient lu unextrait du Requerimiento18, un texte qui exi-geait des Amérindiens qu’ils se soumettentet se convertissent, sous peine de connaître laguerre et le massacre. Il convenait alors d’in-sister ici sur la décentration, sur le fait de semettre dans la peau des autres. Que se pas-sait-il dans la tête des Amérindiens lorsqueles conquistadors leur lisaient ce Requeri-miento ? Nous ne le savons pas. Mais selon lechroniqueur Oviedo, il semblerait même queles conquistadors lisaient le Requerimientoau large, bien avant de débarquer. Ce qui estcertain, c’est qu’au Pérou, au Mexique et enAmérique centrale, le Requerimiento futappliqué en présence des Amérindiens sansaucun souci de se faire comprendre d’eux, nid’essayer de les comprendre. Ce qui devaitfaire comprendre aux élèves la réalité duchoc des deux mondes.

LA CONQUÊTE SELON LA VISIONDES AMÉRINDIENS ET DE LEURSDÉFENSEURS (LES VAINCUS)

Les élèves ont à nouveau reçu un petit recueilde documents présentant cette fois la visiondes Amérindiens (et de leurs défenseurs). Ils

17 Enrique Dussel, op. cit., pp. 83-85.18 Texte de 1514 dont la traduction française se trouvedans Silvio Zavala, Amérique latine : philosophie de laconquête, Paris et La Haye, Mouton, 1977, pp. 135-138.

Page 239: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 239

ont alors travaillé en groupe autour d’undocument particulier dont ils devaient iden-tifier l’auteur et la date de publication avantd’élaborer un résumé, de choisir une citationsignificative et d’exprimer un avis. Un nou-veau questionnaire « pour aller (encore) plusloin » leur était ensuite proposé. Il lesconduisait à s’interroger sur les changementsqu’ils percevaient dans la façon de présenterla conquête. De plus, il leur était demandés’ils avaient déjà été confrontés à ce genre dedocuments.

Pour clore cette activité, un rapide bilanmagistral reprenant la notion des deuxvisions en histoire permet d’insister sur le faitque l’on ne peut pas se contenter d’utiliserdes sources uniques, d’un seul «côté» ; qu’ilest aussi nécessaire de toujours regarder quiest l’auteur de chaque texte ; qu’il est enfinessentiel d’être bien conscient des problèmesque rencontre « la science historique quandelle n’a à sa disposition que les sources d’undes camps et qu’elle l’oublie».

HISTOIRE ET MÉMOIRE

Toutes ces activités ont permis aux élèves desaisir le besoin de la pluralité des points de vue.Nous pouvions dès lors faire le lien entre l’his-toire et la mémoire. Ce que nous avions vujusque-là était de l’histoire. Mais cette histoirese prolonge aujourd’hui, chez les descendantset des Espagnols et des Amérindiens, en termesde mémoire. Cet événement majeur qui a bou-leversé le cours de l’histoire humaine (qu’il soitappelé « choc », « rencontre », « conquête »,«découverte»…) est resté et demeure toujourstrès présent dans les mémoires.

Qu’est-ce qu’une « commémoration » ? Làencore, les élèves ont eu l’occasion d’expri-

mer leurs représentations en écrivant ce qu’ilsvoulaient au tableau noir. Et une définition amis finalement tout le monde d’accord : c’estune cérémonie destinée à rappeler le souve-nir d’une personne, d’un événement.

Cependant, un même événement peut êtrevécu de deux manières différentes. Parexemple, en 1992, à propos de l’Amérique,quel sens donner à cette commémoration ?A-t-elle été vécue de la même manière parles Espagnols (descendants des Espagnols,Européens en général) et par les descendantsdes Amérindiens ? La « découverte » del’Amérique et la conquête qui a suivi ontbouleversé le cours de l’histoire et sont tou-jours très présentes dans les mémoires. Maisil apparaît nécessaire de remettre de l’his-toire dans la mémoire. En effet, avec letemps, la mémoire sélectionne, trie,déforme. Nous parlons ici de la mémoirecollective, mémoire des peuples, et non pasde la mémoire individuelle. « La nécessitéd’une pluralité de la mémoire n’en vient pasmoins prolonger […] celle d’une pluralité del’histoire » 19.

En Espagne, l’année 1992 était placée sous lesigne de l’Exposition Universelle20 sur le thèmede «L’Ère des Découvertes» (événement com-mercial), des Jeux Olympiques d’été à Barce-lone (événement sportif) et de l’«Année del’Europe» (événement politique):

«Est-ce tout à fait un hasard si le cinquième cen-tenaire de l’arrivée de Christophe Colomb auxAntilles, le 12 octobre 1492, va coïncider avecl’«année de l’Europe», si d’une rive à l’autre de

19 Charles Heimberg, op. cit., p. 67.20 L’Exposition Nationale eut lieu à Séville, du 20 avril au12 octobre 1992. 111 pays y étaient présents.

Page 240: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

240 Le cartable de Clio, n° 3

l’Atlantique les outrances festives de Saint-Domingue vont répondre aux outrances com-merciales et sportives de l’Exposition universellede Séville et des Jeux olympiques de Barcelone –sans négliger un autre cinquième centenaire,non moins flatteur pour l’Occident, celui de lachute de la Grenade arabe ? Ces tentationstriomphalistes ne font-elles pas de 1992, pourune Europe en quête d’un nouveau mandat his-torique, «la mère de toutes les illusions», sinonde tous les pièges idéologiques…?»21

Ces propos de Jean Chesneaux publiés, justeavant la commémoration, méritent réflexion.Cette séquence pédagogique devait aussipermettre de donner la parole à ceux quel’on a souvent refusé d’entendre. Des illus-trations humoristiques, dont notamment unlogo détourné de la commémoration de1992, ont ainsi permis de lancer le débatparmi les élèves. Ils ont également prisconnaissance de textes présentant la visiondes Amérindiens.

BILAN ET CONCLUSION

En partant de la représentation des élèves,force est de constater que pour eux « décou-verte de l’Amérique » rime avec ChristopheColomb. Rares sont les élèves qui ont pris encompte les Amérindiens ou qui se sont pro-jetés au-delà de 1492.

De même, les élèves, en grande majorité, neremettent pas en cause les informations quileur ont été données par le passé : « Tout lemonde dit la même chose, les historiens nedisent pas de bêtises, je crois mes parents ».

Suite à une brève introduction du sujet, lesélèves se sont penchés sur la vision des Euro-péens, des vainqueurs. Au terme de ce tra-vail, ils n’ont pas eu l’impression d’avoirtoutes les clés en main pour comprendre cequi devenait peu à peu la conquête de l’Amé-rique. La vision unilatérale d’un événementles a dérangés. Ainsi, un élève nous dit que« nous n’avons pas vu le point de vue desIndiens ». La vision des vaincus a donc étéprésentée aux élèves. Grâce à certains docu-ments, ils ont enfin eu, leur semble-t-il, desinformations leur permettant de se rendrecompte de la conquête dans sa totalité. Lagrande majorité des élèves n’avait jamais luou vu des documents leur présentant cettevision de l’histoire. Comme nous le dit unélève de 8A : « je viens juste de savoir tout ça etje trouve que les Espagnols ont abusé avec lesIndiens ». Des critiques ont fusé contre lesconquistadores qui « cachent des informa-tions » ou qui « ne disent que le positif ». Cequi a le plus marqué les élèves, c’est la violence de la conquête.

Le lien entre histoire et mémoire a été fait etbien compris. Les élèves ont saisi le besoind’avoir les deux visions afin de comprendrela double commémoration de 1992. Ils ontété à même d’expliquer le geste symboliquede cet Amérindien qui, en 1992, au Chiapas(Mexique) déboulonna la statue du conquis-tador Diego de Mazariegos. Une question,lors de l’évaluation, leur demandait de don-ner un titre pour ce sujet d’histoire. De nom-breux titres, originaux, ont été donnés. Unepart importante de ces titres met l’accent surle caractère violent de la conquête en utili-sant des mots tels que « massacre », « tuerie »,« destruction », « attaque », « génocide ». Lesmots « Mexique », « Amérique » et « Espa-gnols» sont aussi très présents. Certains titres

21 Jean Chesneaux, « 1492-1992, Une histoire qui n’enfinit pas… Triomphalisme européen, déchirure plané-taire », décembre 1991.

Page 241: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les didactiques de l’histoire 241

parlent encore de « rencontre ». Au travers deces titres, j’ai l’impression que le côté violentde la conquête les a réellement marqués. Onpeut y voir une certaine empathie, voire unesympathie, pour les vaincus, les Amérin-diens. Certains élèves y ajoutent même unetouche « personnelle », « émotionnelle », enparlant « d’injustice » ou de « mauvaiseconduite ».

En écoutant les élèves, en lisant leursréponses, j’ai pu constater qu’après plusieurssemaines, ils abordaient cette période histo-rique avec un autre regard que celui qu’ilsavaient au début. Le regard de ces adoles-cents a changé sur cette période historique,grâce à de nouveaux documents, mais sur-tout par la possibilité qui leur était donnée«d’avoir les yeux de l’Autre». Travailler sur lavision de l’Autre en histoire est toujoursd’actualité. C’est s’ouvrir au monde, à ladiversité, à la différence. C’est être prêt à larencontre avec celui qui n’est pas commemoi. C’est une manière de préparer nosélèves à être acteurs dans le monde, enessayant de dépasser les préjugés, les idéesreçues.

Travailler sur la mémoire, sur les mémoires,est tout aussi essentiel. Les élèves ont com-pris les enjeux de la mémoire. De quoi sesouvient-on? Nous avons, au cours de ce tra-vail, mis de l’histoire dans la mémoire, afind’essayer de comprendre les réactions desAmérindiens aux différentes commémora-tions qui eurent lieu en 1992, à propos de laprétendue découverte de l’Amérique.

Je suis aussi persuadé que le professeur d’his-toire peut et doit faire de l’histoire engagée. Ilconvient de bousculer les idées toutes faites,il est essentiel de donner la parole à ceux qui

en ont été trop longtemps privés. Pour nosélèves, cela ne peut être qu’un plus dans leurvie. Enfin, je pense que ce travail pourraitaussi mener à une action plus large en édu-cation citoyenne. En effet, Genève accueilledeux fois par année le groupe de travail surles peuples autochtones au moment où laSous-Commission des droits de l’Homme del’ONU se réunit. À cette occasion, desautochtones du monde entier se retrouventafin de lutter contre l’oubli, les menaces et lesprivations dont ils sont victimes. Pourquoine pas organiser, avec nos élèves, des ren-contres avec des Amérindiens qui pourraientleur raconter ce qu’ils vivent, leur donnereux-mêmes leur vision de leur histoire, deleur mémoire ? Il reste encore de nombreuxterrains à défricher et cela en vaut la peine.Soyons donc prêts à accueillir la vision del’Autre, afin de remettre en cause notrevision européocentriste de l’histoire !

Page 242: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 243: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école

Le cartable de Clio

Page 244: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 245: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – L’enseignement des questions sociales et historiques, socialement vives – 245-253 245

Pour alimenter le débat sur l’enseignementde ce que nous proposons d’appeler des« questions socialement vives » à l’école – etparticulièrement sur des questions socialeset historiques – nous utiliserons des travauxrécents ou en cours menés notamment parnotre équipe sur des thèmes économiques,sociologiques et de gestion, principalementdans l’enseignement secondaire français2.Ces travaux nous semblent pouvoir égale-ment interpeller des champs disciplinairesproches comme celui des autres sciencessociales et historiques et d’autres niveauxd’enseignement (Legardez, 2002). Ils s’ap-puient sur des résultats de recherches finali-sées par l’enseignement et la formation ; etils cherchent à éclairer théoriquement le pro-cessus d’enseignement-apprentissage en seplaçant dans une perspective didactique(donc de rapports aux savoirs).Nous présenterons quelques hypothèsesavant de soulever quelques interrogationsliées à l’enseignement de ces questions et àleur place dans le fonctionnement des sys-tèmes scolaires contemporains.

QUELQUES HYPOTHÈSES

Des « questions socialement vives » dansle champ scolaire

Nous appellerons « question (doublement)socialement vive » une question qui possèdeles caractéristiques suivantes :

– elle est vive dans la société : une telle ques-tion interpelle les pratiques sociales desacteurs scolaires (dans et hors de l’institu-tion) et renvoie à leurs représentationssociales ; elle est considérée comme unenjeu par la société (globalement ou dansune de ses composantes) et suscite desdébats ; elle fait l’objet d’un traitementmédiatique tel que la majorité des acteursscolaires en ont – même sommairement –connaissance. Sa production sociale dansla société la rend donc « vive » dans unpremier sens.

– elle est vive dans les savoirs de référence : ilexiste des débats entre spécialistes deschamps disciplinaires ou entre les expertsdes champs professionnels. Dans la plu-part de ces savoirs disciplinaires qui ren-voient à des sciences sociales et humaines,plusieurs paradigmes sont en concur-rence. Sa production sociale dans desmilieux scientifiques ou professionnels larend donc « vive » dans un second sens.

L’ENSEIGNEMENT DES QUESTIONS SOCIALES ET HISTORIQUES, SOCIALEMENT VIVES

ALAIN LEGARDEZ, UNIVERSITÉ DE PROVENCE, INRP, IUFM D’AIX-MARSEILLE1

1 UMR Apprentissages, Didactiques, Évaluation, For-mation (Université de Provence), Institut National de laRecherche Pédagogique, IUFM d’Aix-Marseille. Adresseélectronique : [email protected] D’autres travaux sont en cours sur des « questionsscientifiques et biotechnologiques, socialement vives»,dans le cadre du «groupe de recherche interdisciplinaireen didactique des questions socialement vives » (GRID-QSV), coord. : A. Legardez et L. Simonneaux.

Page 246: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

246 Le cartable de Clio, n° 3

De telles questions pénètrent dans le champscolaire de plusieurs façons et d’abord parl’actualité qui sert de référence pour « moti-ver » les élèves : le terrorisme, la guerre, lesmouvements sociaux, etc. La demandesociale (celle des parents, des syndicats, desassociations ou des intellectuels mobiliséspar ces questions) conduit aussi à intégrer telou tel problème dans le champ scolaire : lanationalité, la religion, la sexualité, la sécu-rité routière, etc. ; son influence est réelle,mais ses modes de diffusion restent souventopaques. Enfin, l’institution scolaire elle-même modifie des programmes, crée denouvelles disciplines3.

Les trois phénomènes peuvent converger oudiverger. Par exemple, la création récente enFrance de l’« ÉCJS » (Éducation civique, juri-dique et social) témoigne d’une convergencedes préoccupations concernant le lien socialet l’incivilité, alors que des contentieuxcomme celui sur les signes distinctifs reli-gieux à l’école montrent à l’évidence unedivergence d’opinion, mais renforcent de cefait même l’aspect « vif » de la question. Lesacteurs sociaux peuvent s’entendre sur lanécessité de traiter telle ou telle question àl’école, mais s’opposer sur la façon de la trai-ter. Il en est de multiples exemples dans lesenseignements historiques comme le totali-tarisme ou l’esclavagisme (Heimberg, 2002)4.Dans ces conditions, la tâche des enseignantss’avère particulièrement ardue.

Il ne s’agit pas toujours à proprement parlerde « questions d’actualité ». En effet, ellespeuvent demeurer vives pendant de longuespériodes, avec une intensité variable dans letemps et dans les différentes composantes dela société ; nous qualifions ces questions de« potentiellement socialement vives ». C’estainsi que l’on parle de « la question sociale »qui traverse l’histoire contemporaine, de « laquestion des revenus » (de leur répartition etde leur redistribution) qui est une antiennedes débats économiques, de « la question dela nationalité » qui est latente dans nos socié-tés européennes…

Des questions socialement vives ne sont pastoujours présentes dans les curriculums sousforme de « questions ». Il s’agit le plus sou-vent d’objets d’enseignement scolaire quirenvoient à des questions vives dans les réfé-rences et/ou dans les savoirs sociaux, maisqui ne se présentent donc pas sous uneforme scolaire problématisée. Les processusde didactisation ont pu leur faire perdre l’ap-parence d’une question sociale pour en faireun objet d’enseignement scolaire « neutra-lisé » (Legardez, Alpe et al, 2001). Il en estainsi d’objets inscrits dans les programmesou référentiels des enseignements écono-miques français5. La question de la problé-matisation est également soulevée par desdidacticiens de l’histoire lorsqu’ils constatent

3 La production de savoirs scolaires institutionnels est lefruit du travail de ce que Chevallard (1991) nomme la«noosphère», nébuleuse où agissent des experts officielset de nombreux groupes de pression.4 On trouvera de multiples exemples dans le champ his-torique ; voir : Moniot, 1992 ; Lautier, 1997 ; Martineau,1999 ; INRP, 2001 ; Tutiaux-Guillon, 2002.

5 Certains ont été étudiés récemment, comme l’entre-prise (Chazalon et al, 2000 ; Legardez-Lebatteux, 2002),la monnaie (Beitone-Legardez, 1997), les revenus(Legardez et al, 2001b), l’incertitude et le risque (Legar-dez, 2001b), la mondialisation, la consommation.D’autres travaux concernent des objets qui renvoient àdes questions scientifiques, biotechnologiques ou envi-ronnementales : OGM, risques technologiques (Simon-neaux, 2000). Voir aussi : Legardez-Simonneaux et al.(à paraître).

Page 247: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 247

que l’histoire enseignée à l’école reste encoresouvent essentiellement magistrale, passantnéanmoins du cours dicté au cours dialogué6.

Légitimité des savoirs scolaires etconstruction de « bonnes distances »

Ce qui peut donner du sens aux savoirs sco-laires est aussi l’un des fondements de leurlégitimité. Cette légitimité trouve sa source àdifférents niveaux : d’abord dans la référenceaux savoirs savants (qui a longtemps carac-térisé à elle seule le « modèle académique »)(Chevallard, 1991 ; Audigier et al, 1994 ;Lautier, 1997) ou aux savoirs sociaux et auxpratiques sociales et professionnelles (Mar-tinand, 1986 ; Legardez, 2001a) ; ensuitedans la légitimité sociale des savoirs sco-laires (qui témoigne du poids du projetsocial sur l’action scolaire) (Alpe, 2001) ;enfin dans le rapport aux savoirs des élèveset des enseignants.

Le problème est particulièrement délicatlorsque les savoirs scolaires à construire ren-voient à des questions « socialement vives »qui interfèrent largement avec les pratiquessociales des élèves et des enseignants. Lessavoirs scolaires sur la société – présentssous des formes diverses dans plusieurs dis-ciplines scolaires et aux différents niveauxdes systèmes éducatifs – sont ainsi l’objet denombreux questionnements sur les fonde-ments de leur légitimité et sur les stratégiesdidactiques à mettre en œuvre pour lesenseigner.

Des questions « sociales » et « sociétales »comme le chômage, les revenus, l’entreprise,la famille, la religion, la sexualité, le risqueou les OGM… ont été scolairement légiti-mées dans plusieurs systèmes scolaires. Laquestion de l’éducation civique a été parti-culièrement étudiée à l’occasion de sa revita-lisation dans le système éducatif français etde la création de « l’Éducation civique, juri-dique et social » (ÉCJS) (Vial-Mougniotte,1992 ; Leleux, 1997 ; Crémieux, 2001 ; Legar-dez-Alpe, 2000)7.

Nous faisons l’hypothèse que, particulière-ment sur des « questions vives », les ensei-gnants cherchent à légitimer leur enseigne-ment en construisant les distances optimalesentre, d’une part, les savoirs scolaires et lessavoirs scientifiques ou les pratiques socialeset professionnelles de référence et, d’autrepart, les savoirs scolaires et les savoirssociaux des élèves. Par exemple, nos travauxsur l’enseignement des revenus étudient lerôle de l’enseignant dans un système de« médiations sous contraintes » ; ils confir-ment notamment que les manuels (et leursauteurs) y occupent une position nodalequasi-incontournable (Legardez et al, 2002).

De leur côté, les élèves, en tant que sujetssociaux, importent leurs savoirs sociaux (nonscolaires) dans le contexte scolaire, ce quenous proposons d’appeler des «savoirs préa-lables» au processus d’enseignement-appren-tissage. Ces savoirs préalables sont des «sys-tèmes de représentations-connaissances» quipeuvent recéler des éléments de véritables

6 …Ou plutôt au «cours pseudo-dialogué» présent dansde nombreuses disciplines, l’enseignant ne retenant quela réponse qu’il attend et les élèves essayant de deviner laréponse attendue par l’enseignant.

7 En France encore, de nouveaux dispositifs interdisci-plinaires d’enseignement (« travaux personnels enca-drés», etc.) sont mis en place, ce qui développe le champdes questions potentiellement socialement vives.

Page 248: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

248 Le cartable de Clio, n° 3

représentations sociales activées dans lecontexte scolaire, ainsi que des «résidus» desavoirs scolaires8.

En fonction de « vivacités perçues » aussibien dans les savoirs de référence que dansles savoirs sociaux des élèves, les enseignantsvont évaluer les « risques » liés à ces ensei-gnements scolaires ; ils peuvent alors êtreamenés à les refroidir, à les déproblémati-ser… au risque de faire perdre une bonnepart de leur sens aux apprentissages, notam-ment dans les filières scolaires dévalorisées,mais aussi dans les disciplines les plus tradi-tionnelles comme l’histoire. Les savoirsappris restent alors (au mieux) des « savoirspour l’école », souvent suffisants pour unfonctionnement a minima du contrat didac-tique, mais peu exportables dans les savoirssociaux. Ils pourraient alors difficilementparticiper à la formation du citoyen… alorsque de nouveaux savoirs scolaires sur desquestions socialement vives sont explicite-ment proposés dans cette perspective,comme en France les « éducations » à lacitoyenneté, à la santé, à la sexualité, à lasécurité routière, à l’Europe…

QUELQUES QUESTIONS

Peut-on légitimement enseigner desquestions socialement vives à l’école ?

La légitimité sociale des savoirs scolairesdépend pour l’essentiel de la façon dont lasociété conçoit le rôle de l’école : elle semanifeste à travers la demande d’éducation,

les attentes des familles, les jugements surl’utilité sociale de tel ou tel savoir, mais aussià travers des stratégies de réussite scolaire etsociale ou d’évitement (Dubet, 1991 ; Char-lot-Beautier-Rochex, 1992). Elle renvoieaussi aux représentations des élèves surl’école, sur les filières d’enseignement, sur lesdisciplines scolaires et sur chacun des objetsd’enseignement (Léziart, 1995 ; Legardez,2001a).

En France, les enseignements de scienceséconomiques et sociales (SES), à la fin desannées 1960, ou récemment l’Éducationcivique, juridique et sociale (ÉCJS) ont étéprésentés comme une réponse à unedemande des élèves, des parents, de l’institu-tion scolaire et de la société en général. Ces« innovations pédagogiques » mettent l’écoleaux prises avec deux tendances en grandepartie contradictoires :

– La tentation de légitimer un contenu sco-laire par la prégnance (conjoncturelle oustructurelle) d’un questionnement socialpeut être forte : l’école utilise de nom-breuses voies pour «motiver» les connais-sances scolaires, et cette motivation peutêtre reçue et interprétée différemmentselon les acteurs et les époques. Les effetsen sont différents selon la proximité desdisciplines scolaires avec les pratiquessociales, proximité considérée par les dif-férents acteurs comme forte pour lesenseignements de sciences sociales. Quelssavoirs sont alors en jeu ? Quelle est laplace des valeurs par rapport à celle desconnaissances scientifiques et scolaires ?

– La volonté d’en maîtriser les conséquencespeut en freiner le processus de didactisa-tion. À trop vouloir se rapprocher de la

8 Les travaux pluridisciplinaires coordonnés par F. Audi-gier sur l’entreprise (INRP, 1987) ont joué un rôle pré-curseur avec ceux menés sur les représentations socialesde l’économie par P. Vergès (1989).

Page 249: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 249

question sociale, on risque de s’exposer àla mise en cause des critères de légitimitédu savoir scolaire : qu’est-ce qui garantirales contenus scolaires, si ce qui est trans-mis à l’école résulte simplement de laforce momentanée d’un questionnementsocial ? Comment légitimer de répondreou non à une question d’actualité brû-lante : le port du voile islamique, la guerre,des attentats terroristes ? Peut-on et doit-on parler de tout à l’école, et sous la pres-sion de l’actualité ? L’école n’est-elle pasavant tout une institution de mise à dis-tance ? Ces questions sont depuis long-temps débattues dans les enseignementstraditionnels comme l’histoire (Audigieret al, 1994).

Dans une telle situation, il existe un certainnombre de « risques » pour les enseigne-ments de questions socialement vives :

– le risque de la dérive normative : l’ensei-gnement deviendrait alors un cours demorale privilégiant le « politiquementcorrect » au détriment des savoirs.

– le risque de la dérive relativiste : la nécessitéd’un recul critique est remplacée par unrepliement des savoirs sur des opinions, ily a disparition de toute distance entre lesopinions et les savoirs.

– le risque de nier la distance entre les savoirsscolaires et les pratiques sociales. La tenta-tion est grande alors – pour diminuer le« risque d’enseigner » – de « refroidir »l’enseignement des questions socialementvives à l’école, et par là d’en affaiblir lesens pour les élèves, alors qu’il faudrait aucontraire, pouvoir gérer ce risque et faireen sorte de «problématiser» ces questions,

en assumant la nature de l’école comme« mise à distance du réel ». Comme le pré-conise N. Lautier (2001) pour l’enseigne-ment de l’histoire, l’apprentissage desavoirs scolaires sur des questions sociale-ment vives s’opère selon un double mou-vement : par une « compréhension natu-relle » et par l’exercice de processus de« mise à distance » (p. 61).

Il faudrait également remarquer que la « dis-ciplinarisation » d’objets d’enseignementscolaire peut légitimer localement son ensei-gnement et son apprentissage… mais ilpourra être « déligitimé » dans une autre dis-cipline ou dans un autre niveau du cursusscolaire. C’est ainsi que, sur un même objetscolaire comme la «monnaie» on peut légiti-mer un enseignement historique qui pré-sente la monnaie contemporaine commel’aboutissement d’un processus multisécu-laire de dématérialisation (en France, dans lepremier cycle de l’enseignement secondaire),ce qui devient un obstacle à l’apprentissagede la nature à la fois abstraite et consubstan-tiellement sociale de la monnaie dans lesenseignements économiques du second cycle(Beitone-Legardez, 1997).

Quelles stratégies didactiques pourenseigner des questions socialement vives ?

Des stratégies didactiques adaptées à l’ensei-gnement et à l’apprentissage d’objets d’en-seignements scolaires liés à des questionssocialement vives nous semblent pouvoirreposer sur trois éléments :

– la nécessité de problématiser ; la ruptureépistémologique paraît particulièrementcruciale dans des disciplines où l’appre-nant est souvent amené à renoncer à des

Page 250: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

250 Le cartable de Clio, n° 3

certitudes, en les confrontant à d’autrespostures (celles de ses pairs, celles de l’en-seignant) et en les mettant en relationavec des éclairages scientifiques divers (età travers divers paradigmes théoriques).Ces questions ne peuvent prendre placedans l’enseignement sans que soient défi-nis des cadres théoriques, des grillesd’analyse, qui donneront les moyensconceptuels de les traiter. C’est la condi-tion indispensable pour passer de la ques-tion d’actualité au fait social, et du faitsocial à l’analyse sociologique ou histo-rique par exemple. Mais le problème estparticulièrement difficile dans les disci-plines pour lesquelles l’apprenant doitréussir deux, voire trois ruptures etrenoncer à autant de certitudes : il doitaccepter de laisser les réponses donnéesdans son milieu de vie en marge du dis-cours scolaire, et accepter que son dis-cours social ne soit ni unique, ni seul vrai ;il doit accepter de confronter sa réponseoriginelle – et parfois sa réponse scolaire –à celle(s) de ses condisciples ; enfin, il doitétudier des éclairages scientifiques diverssur une même question, et apprendre à lesmettre en relation… ou en concurrenceet apprendre à « argumenter » (Legardez-Simonneaux, à paraître).

– la nécessité de gérer les rapports aux savoirs,tant pour les enseignants que pour lesélèves, en prenant en compte les « savoirspréalables » des élèves.

Pour les enseignants, cela suppose, outrela connaissance des savoirs de référence, lamaîtrise des problématiques didactiques :il y a donc des savoirs professionnels rela-tifs à ce métier. Cela suppose aussi qu’ilspuissent prendre en compte les relations

des élèves aux savoirs, s’interroger sur le« déjà là » des élèves (leurs savoirs préa-lables), qui risque d’être d’autant pluspuissant que la question est « socialementvive ». La prise en compte des savoirspréalables permettrait alors de mettre enplace des stratégies didactiques réalistesquant à la zone proximale de développe-ment de l’élève (Vygotski) et respec-tueuses de son droit à penser, à se formerune opinion (Albe-Simonneaux, 2002).

Pour les élèves, la difficulté majeureconsistera à accepter l’enjeu de savoirsdans le cadre scolaire, et donc à trouverdu sens dans la reconstruction d’unsavoir à légitimité scolaire, puis à intégrerune partie de ces savoirs scolaires dansson système de représentations-connais-sances pour éclairer ses pratiquessociales. Or, on constate souvent que dessavoirs scolaires sont bien appris, maisqu’ils restent des savoirs pour l’école etqu’ils ne sont pas « exportés » vers lessavoirs sociaux « citoyens ». Il semble queces deux genres de savoirs appartiennentà deux mondes qui coexistent sans quedes savoirs scolaires enrichissent rapide-ment et directement les savoirs du jeunecitoyen (Legardez-Lebatteux, 2002 ;Tutiaux-Guillon, 2001).

– la nécessité de s’interroger sur les finalitésde l’école. En permanence, la société s’in-terroge sur la finalité de l’école : la tâchepremière de l’école est-elle de distribuerdes savoirs, ou de participer à la socialisa-tion dans des sociétés où familles, groupesde pairs et de proximité n’y suffisent plus ?Les savoirs scolaires sont-ils une fin (lesélèves doivent apprendre des contenuspour savoir), ou un moyen (les élèves se

Page 251: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 251

préparent à devenir des acteurs sociaux) ?Les missions que la société donne à l’écolesont d’ailleurs passées au crible de la dif-férentiation sociale ; certains (essentielle-ment des jeunes issus des milieux défavo-risés) s’arrêtent aux objectifs explicites :faire ce que demande le maître… quitte àse révolter lorsque les résultats ne suiventpas, alors que d’autres savent décrypterles codes scolaires implicites.

En guise de conclusion : Questionssocialement vives, rapport aux savoirs etreproduction des inégalités scolaires

Pour Condorcet, « il n’est de bon citoyen quesavant ». C’est la référence à des contenustransposés des savoirs scientifiquement etsocialement validés qui peut assurer priori-tairement une légitimité scolaire à l’ensei-gnement de questions socialement vives,mais aussi qui peut permettre d’aider lesélèves à en construire le sens dans l’école,puis d’en « exporter » des éléments dans lessavoirs sociaux hors de l’école de manière àéclairer les choix du citoyen (que ce soit surdes questions économiques, sociales, poli-tiques, ou historiques, ou morales, ou encorebiotechnologiques, etc.).

Par ailleurs, nos travaux montrent (essentiel-lement sur les enseignements économiquesdans le système éducatif français) que lesacteurs du système éducatif intègrent la hié-rarchisation des filières scolaires d’une partet qu’ils véhiculent d’autre part la représen-tation que l’on se fait du «niveau» des élèves.Ces logiques peuvent conduire à proposerd’évacuer le sens de l’apprentissage scolairesur des questions potentiellement vives, par-ticulièrement pour les jeunes « en difficulté »(en France, ceux des lycées techniques, et a

fortiori ceux des lycées professionnels et plusgénéralement des « zones sensibles »). Ledéficit de sens conduit alors le plus souvent àl’absence d’apprentissage, ou à un « jeu dedupes » où les enseignants font leur « métierd’enseignants » et les élèves leur « métierd’élèves » (Perrenoud, 1995), en limitantleurs investissements personnels, chacun segardant bien d’empiéter réellement sur lemonde de l’autre.

On peut alors s’interroger sur le rôle« citoyen » de l’école, notamment sur desquestions socialement vives ! Ne pourrait-onpas proposer une « reproblématisation rai-sonnée » de ces questions dans le cadre sco-laire ? Pour viser à la fois l’efficacité desapprentissages scolaires et travailler dans uneperspective de développement de la person-nalité sociale des jeunes, ne faudrait-il pasprendre au sérieux les « savoirs sociaux » desélèves – et particulièrement ceux qui sontissus des milieux les moins favorisés ? Il s’agi-rait alors de faire accepter aux élèves le paride la construction de savoirs scolaires sur cesquestions, en prenant en compte leurssavoirs sociaux et en leur proposant des enri-chissements en retour sur ces savoirs en lesformant au débat argumenté en classe…Mais ce serait alors une véritable « révolutionculturelle » pour beaucoup d’acteurs de nossystèmes éducatifs, notamment lorsque l’onenvisage de faire entrer officiellement dansl’école l’enseignement de nombreuses ques-tions sociales dans la « nouvelle culture scolaire » en gestation !

Page 252: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

252 Le cartable de Clio, n° 3

• Legardez, A. (2001a), La didactique des sciences éco-nomiques et sociales ; bilan et perspectives, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence.

• Legardez, A. (2001b), « Enseigner l’incertitude etle risque dans les cursus économiques enEurope », communication au colloque de l’EERA,Lille, septembre 2001.

• Legardez, A. (2002), « L’enseignement des ques-tions socialement vives à l’école », in Actes de la 6e Biennale de l’Éducation et de la Formation,Paris, juillet 2002.

• Legardez, A., Alpe, Y. (2000), « Questions sociale-ment vives, enjeux sociaux et didactiques : lacréation d’un enseignement d’éducation civique,juridique et sociale en France », in Actes du col-loque « Recherche en éducation et formation à lacitoyenneté », 13e Congrès international de l’asso-ciation mondiale des sciences de l’éducation,Université de Sherbrooke, Canada, juin 2000.

• Legardez, A., Alpe, Y. et al. (2001), « La construc-tion des objets d’enseignements scolaires sur desquestions socialement vives : problématisation,stratégies didactiques et circulation des savoirs »,communication au 4e colloque AECSE « Actualitéde la recherche en éducation et formation », Lille,septembre 2001.

• Legardez, A., Alpe, Y. et al. (2002), « Le manuelcomme dispositif intermédiaire de formation »,communication au colloque «Formation des ensei-gnants et professionnalité», Bordeaux, avril 2002.

• Legardez, A., Lebatteux, N. (2002), « Enseigne-ment de l’entreprise et représentations sociales enlycée professionnel tertiaire », Aster, n° 34, Paris,INRP.

• Legardez, A. et al. (2002), «Le manuel comme dis-positif intermédiaire de formation ; l’exemple del’enseignement des revenus dans les filières éco-nomiques des lycées », in Actes du colloque Inter-IUFM, Bordeaux, avril 2002.

• Legardez, A., Simonneaux, L. et al. (à paraître),«Études de didactique sur les conditions de la dis-cussion dans l’enseignement de questions sociale-ment vives », communications au colloque « Ladiscussion en éducation et formation : socialisa-tion, langage, réflexivité et citoyenneté », Mont-pellier, mai 2003.

• Leleux, C. (1997), Repenser l’éducation civique,Paris, Cerf.

• Leziart, J. (1995), Le métier de lycéen et d’étudiant ;rapport aux savoirs et réussite scolaire, Paris,L’Harmattan.

• Martinand, J.L. (1986), Connaître et transformerla matière, Berne, Peter Lang.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

• Albe,V. et Simonneaux, L. (2002), «L’enseignementde questions scientifiques socialement vives dansl’enseignement agricole. Quelles sont les intentionsdes enseignants?», Aster, n° 34, Paris, INRP.

• Allieu, N. (1996) Laïcité et culture religieuse àl’école, Paris, ESF.

• Alpe, Y. (2001) « Les savoirs scolaires sont-ils« spécifiques » ? L’exemple des savoirs issus dessciences sociales dans les disciplines d’enseigne-ment », communication au colloque « Les poli-tiques des savoirs », Lyon, juin 2001.

• Audigier, F. et al (1987), Représentations des élèveset enseignement. Exemple de l’entreprise, ParisINRP.

• Audigier, F. (1999), L’éducation à la citoyenneté,Paris, INRP.

• Audigier, F., Crémieux, C., Tutiaux-Guillon, N.(1994), « La place des savoirs scientifiques dansles didactiques de l’histoire et de la géographie »,Revue Française de Pédagogie, n° 106, Paris, INRP.

• Beitone, A., Legardez, A. (1997), « La monnaie etses représentations. Éléments pour une stratégiedidactique en économie », in Beitone A. et Legar-dez A. (éd.) Travaux en didactique des sciences éco-nomiques et des sciences sociales, Aix-en-Provence,Publications de l’Université de Provence.

• Chazalon, D. et al. (2000), « La représentation del’entreprise et son évolution en contexte scolaire ;un exemple dans les classes de l’enseignementsecondaire français », communication publiée inActes du 4e colloque AECSE « Actualité de larecherche en éducation et formation », Bordeaux,juin 1999, pp. 298-317.

• Charlot, B., Beautier, E., Rochex, J.Y. (1992), Écoleet savoir dans les banlieues et ailleurs, Paris, A.Colin.

• Chevallard, Y. (1991), La transposition didactique :du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, LaPensée Sauvage, (1re éd. 1985).

• Crémieux C. (2001), La citoyenneté à l’école, Paris,Syros.

• Dubet, F. (1991), Les étudiants, Paris, Seuil.• Heimberg, C. (2002), L’histoire à l’école. Modes de

pensée et regard sur le monde, Issy-les-Mouli-neaux, ESF.

• Lautier, N. (1997), Enseigner l’histoire au lycée,Paris, A. Colin.

• Lautier, N. (2001), « Les enjeux de l’apprentissagede l’histoire », in Perspectives documentaires enéducation, n° 53, « 15 ans de recherche en didac-tique de l’Histoire-Géographie», Paris, INRP.

Page 253: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 253

• Martineau, R. (1999), L’histoire à l’école. Matière àpenser…, Paris et Montréal, L’Harmattan.

• Moniot, H. (1992) Didactique de l’histoire, Paris,Nathan.

• Perrenoud, P. (1995), Métier d’élève et sens du tra-vail scolaire, Paris, ESF.

• Simonneaux, L. (2000), « Identité disciplinaire etopinion vis-à-vis des savoirs biotechnologiquesd’enseignants en sciences humaines et d’ensei-gnants en sciences et techniques », Aster, n° 30,Paris, INRP.

• Tutiaux-Guillon, N. (2001), « Emprunts, recom-positions… Les concepts et modèles des didac-tiques de l’histoire et de la géographie à la croiséedes chemins », in Perspectives documentaires enéducation, n° 53, « 15 ans de recherche en didac-tique de l’Histoire-Géographie», Paris, INRP.

• Tutiaux-Guillon, N. (2002), «Histoire et mémoire,questions à l’histoire ordinaire », Lausanne, LeCartable de Clio, n° 2.

• Vergès, P. (1989), « Les représentations sociales del’économie : une forme de connaissance », inJodelet D., Les représentations sociales, Paris, PUF,(2e éd., 1994).

• Vial, J. et Mougniotte, A. (1992), D’hier à demain,l’éducation civique et sociale, Paris, Édition Erès.

Page 254: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

254 Le cartable de Clio, n° 3 – Discuter en classe pour construire un rapport critique à la citoyenneté – 254-264

Depuis quelques années, l’affirmation desfinalités citoyennes de l’école1 ne manque pasde soulever des problèmes de définition quiont nécessairement des incidences sur lespratiques en classe. La question se pose parexemple de savoir si l’on parle de civisme, decitoyenneté ou de civilités, ce qui n’est pas lamême chose. Aider les élèves à construire leurcitoyenneté signifie-t-il en premier lieu qu’ils’agisse de leur donner les moyens de « lire»et de mieux comprendre le monde danslequel ils vivent afin qu’ils puissent, le caséchéant, agir dans ce monde en touteconscience ? Ou faut-il leur apprendre enpriorité à se conformer aux règles de la viecommune ? Cette problématique de lacitoyenneté doit-elle porter sur des questionsqui se posent dans la société ou concernerd’abord la vie intérieure de l’école ? Le pro-blème consiste ainsi à savoir si l’on se situedans la perspective d’une école qui vise unecertaine émancipation par l’appropriationdes savoirs et l’exercice d’un sens critique oudans celle d’une école prescriptive et morali-

DISCUTER EN CLASSE POUR CONSTRUIRE UN RAPPORT CRITIQUE À LA CITOYENNETÉ

CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES-SES DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

(IFMES), GENÈVE

satrice. Un certain flou demeure encorequant aux espaces et temps scolaires dévolusà la citoyenneté. Située à la fois partout etnulle part, la dimension citoyenne de l’écolegagnerait à être mieux identifiée, explicite-ment décrite dans sa diversité, aux différenteséchelles de l’établissement, de la classe, dechaque discipline scolaire ou d’éventuellesheures qui lui seraient spécifiquement consa-crées. Enfin, une autre question de fond resteposée. Quand le Conseil de l’Europe associepar exemple son projet d’éducation à lacitoyenneté démocratique et la notion decohésion sociale2, il est utile de s’interrogersur le sens réel des mots qui sont utilisés. Nulne saurait nier la pertinence de la cohésionsociale comme objectif démocratique etcomme horizon d’attente, pas plus d’ailleursque celle de la paix. Mais de quoi s’agit-ilexactement ? Est-ce une exigence que l’ondevrait faire prévaloir dans tous les cas, aunom de la nécessité de l’ordre et du consen-sus, quitte à négliger d’autres notions impor-tantes comme l’égalité, l’équité ou la justicesociale ? Est-ce une construction collectivequi résulte du débat politique contradictoireet de l’état des rapports de pouvoir au sein dumonde social ? Autant de questions qui tour-nent autour de cette culture démocratiqueque l’école publique devrait s’efforcer de

1 C’est le cas par exemple dans le canton de Genève où laloi sur l’instruction publique prévoit depuis 1977 desobjectifs généraux qui vont clairement dans ce sens. Voirà ce propos Charles Heimberg, « Quelle éducationcitoyenne, dans quelle école et pour quelle citoyenneté ?Réflexions à partir d’un cas concret », in La politica allospecchio. Istituzioni, partecipazione e formazione alla cittadinanza, a cura di Oscar Mazzoleni, Lugano,Giampiero Casagrande editore, 2003, pp. 331-350.

2 Éducation à la citoyenneté et cohésion sociale, Stras-bourg, Conseil de l’Europe, 2001.

Page 255: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 255

promouvoir, une culture qui gagnerait à sefonder sur la nécessité du débat contradic-toire et de la pluralité des points de vue.

Mais comment discuter de problèmes desociété en situation scolaire ? Qu’est-ce quipermet de différencier ces discussions parti-culières d’autres situations de la vie cou-rante, d’autres formes de débats qui nerépondent pas du tout aux mêmes objectifs ?Et surtout, quels apports cognitifs peut-onattendre d’une discussion argumentée enclasse ? Quel type de construction didactiqueest-il susceptible de les rendre possibles ?

1. L’INSTRUCTION CIVIQUE, UNHÉRITAGE DE L’HISTOIRE SCOLAIRE

Généralement, dans l’espace francophonetout au moins, l’instruction civique dévelop-pée à l’école a d’abord été située au cœur, ouau moins en marge, du cours d’histoire.C’était là l’héritage logique d’une affirma-tion ancienne, au XVIIIe siècle déjà, de lafinalité civique de l’histoire enseignée3, maisaussi de cet investissement de la disciplinedans une perspective moralisatrice et patrio-tique qui a caractérisé le tournant des XIXe etXXe siècles, c’est-à-dire l’époque de la montéedes États-nation et des nationalismes4, maisaussi celle d’une école de la IIIe République

dont l’orientation générale était très norma-tive5. Loin de ne se préoccuper que de latransmission des savoirs de base, lire-écrire-compter, la réforme de l’école primaire deJules Ferry portait aussi sur une certaineéducation du peuple. En effet, il fallait à sesyeux opposer la science « à cette rhétoriqueviolente et mensongère qui voudrait donnerpour couronnement à un siècle inauguré par laRévolution française, par la plus juste, la pluségalitaire des révolutions, cette utopie crimi-nelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre desclasses »6. C’est dans ce contexte, qui est aussicelui de l’émergence des disciplines dans lechamp scolaire7, qu’une histoire fortementteintée de morale et de civisme est apparuedans le champ scolaire.

Le lien privilégié entre l’histoire et le civismes’explique encore par la nature réelle duregard particulier sur le monde que la disci-pline historique promeut potentiellement :en tissant des liens à travers le temps, sespesanteurs et ses rythmes d’évolution, elle atoujours scruté des sociétés d’hier et d’au-jourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Dans le contextede la IIIe République, cela débouchait surune conception singulière de ce qui attendaitles élèves, une conception que Lavisse a fortbien résumée : « Faisons-leur aimer nosancêtres les Gaulois et les forêts des druides,Charles Martel à Poitiers, Roland à Ronce-vaux, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros dupassé, même enveloppés de légendes […]. […]Les devoirs, il sera d’autant plus aisé de les

3 Dans leur récent ouvrage (L’enseignement de l’histoireen France. De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, ArmandColin, 2003, p. 11), Patrick Garcia et Jean Leduc évoquentnotamment l’Essai d’éducation nationale ou Plan d’étudespour la jeunesse écrit en 1763 par Louis-René de Caradeucde la Chatolais. Cet auteur prônait un enseignement del’histoire destiné aux enfants dès leur plus jeune âge etattentif aux «principes du juste et de l’injuste».4 Garcia et Leduc parlent quant à eux d’un « momentLavisse », du nom d’Ernest Lavisse, un auteur qui a for-tement marqué l’histoire et les manuels scolaires decette époque.

5 Voir Claude Lelièvre, « Jules Ferry : des repèresbrouillés », Communications, « L’idéal éducatif », Paris,Seuil, n° 72, 2002, pp. 141-158.6 Jules Ferry, Discours du 20 novembre 1892, cité parClaude Lelièvre, op. cit., p. 155.7 André Chervel, La culture scolaire. Une approche histo-rique, Paris, Belin, 1998.

Page 256: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

256 Le cartable de Clio, n° 3

faire comprendre que l’imagination des élèves,charmée par des peintures et des récits, ren-dra leur raison enfantine plus attentive et plusdocile »8.

Mais cette parenté originelle de l’histoire etdu civisme n’était pas tout à fait complètedans la mesure où une instruction morale etcivique, ainsi que des manuels scolaires spé-cifiques, ont simultanément existé, à lamême époque, certains prenant même l’ap-pellation, lourde de sens, de « catéchisme »9.Depuis lors, comme l’a suggéré FrançoisAudigier, cette instruction, qui était destinéeen priorité aux enfants du peuple, a connuun certain déclin, même après sa réaffirma-tion ponctuelle au lendemain de la SecondeGuerre mondiale, un moment propice pourun retour aux valeurs républicaines10.

Toute une série de constats pouvant être éta-blis à propos de l’histoire scolaire valent éga-lement dans le domaine de l’éducation à lacitoyenneté. C’est le cas par exemple du rap-port que ces enseignements entretiennentavec le sens commun. En effet, de la mêmemanière que chaque adulte a passé une bonnepartie de sa vie sur les bancs d’école et s’estainsi construit une représentation de ce quidevrait s’y passer encore aujourd’hui, chacuna sa propre vision de ce que devraient être,respectivement, l’histoire et la citoyenneté à

l’école. Il en va de même pour la manière dontl’école devrait les transmettre aux nouvellesgénérations. Or, ces représentations sontd’abord le produit de la manière dont l’his-toire, et dans certains cas l’instruction civique,ont été massivement enseignées dans lesécoles et les universités du XXe siècle : pourl’histoire, un récit linéaire, centré sur une par-tie seulement du monde et des sociétés, pré-sentant l’image d’une globalité par une suc-cession de relations de cause à effet ; pourl’instruction civique, une description plus oumoins systématique du fonctionnement desinstitutions politiques, parfois illustrée par lespersonnages qui les incarnent. Cette situationexplique donc ce qui domine actuellement :des contenus historiques factuels constituantautant de composantes de cette globalité durécit à construire, sans passer par des mises enrelation ou des problèmes; une approche ins-titutionnelle rébarbative de la citoyenneté,centrée sur la transmission d’une normedémocratique. On ne s’étonnera pas non plusque ces enseignements restent centrés sur uneposture qui se veut réaliste (elle prétend direle réel sans montrer les débats et les contra-dictions dont il fait l’objet), mais qui ne favo-rise guère la pluralité et la discussion11. Il estpourtant affirmé dans de nombreux textes deréférence que l’enseignement de l’histoire etl’éducation à la citoyenneté visent en principeà promouvoir le sens critique en fonction definalités démocratiques. Mais cela n’empêchenullement cette toute-puissance du prescrip-tif et du normatif de continuer à dominerl’école.

8 Ernest Lavisse, tiré de son article « Histoire » dans leDictionnaire pédagogique (1891) dirigé par FerdinandBuisson, cité par Claude Lelièvre, op. cit., p. 148.9 Par exemple ce Catéchisme civique à l’usage des enfantsde huit à douze ans rédigé en 1882 à Paris parMme Legentil. Cité par Yves Déloye, in École et citoyen-neté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy :controverses, Paris, Presses de la Fondation nationale desSciences politiques, 1994, p. 19.10 François Audigier, L’éducation à la citoyenneté, Paris,Institut national de Recherche pédagogique, 1999, p. 12.

11 François Audigier, «Les contenus d’enseignement plusque jamais en question », in Christiane Gohier etSuzanne Laurin (dir.), Entre culture, compétence etcontenu : la formation fondamentale, un espace à redéfi-nir, Outremont (Québec), Les Éditions logiques, 2001,pp. 141-192.

Page 257: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 257

Disons d’abord deux mots de l’histoirecompte tenu de la nature éminemmentcitoyenne de ses modes de pensée et de sonregard sur le monde. La nature de l’histoireenseignée dépend d’abord du type d’histoire àlaquelle elle se réfère et de la pensée spécifiquequ’il s’agit de faire construire12. Une réflexionet une clarification en amont paraissent doncnécessaires. Ce qui signifie que toute didac-tique de l’histoire devrait préciser quel typed’histoire elle entend privilégier et donner àconstruire. Ce qui vaut bien sûr tout autantpour la citoyenneté : elle devrait elle aussi êtreexplicitement définie comme un objet sco-laire, dans la pluralité de ses dimensions, entermes d’objectifs d’apprentissage.

Parmi quelques autres références essentielles13,le philosophe Walter Benjamin mérite d’êtrecité pour nous avoir magistralement rappelé lanécessité de « brosser l’histoire à rebrousse-poil», c’est-à-dire de prendre en considérationle point de vue des vaincus14. Pour sa part,l’historien de l’Antiquité Arnaldo Momiglianoa distingué avec raison deux formes différentesd’intérêt pour le passé : d’une part, les anti-quaires, «ces hommes qui s’intéressent aux faitshistoriques sans jamais s’intéresser à l’histoire»,avec leur «capacité d’apprécier des faits sans

liens entre eux qui ne nous semble pas releverd’une recherche sérieuse» ; de l’autre, les histo-riens investigateurs, attentifs aux changementset tisseurs de liens à travers le temps. Certes,l’auteur a précisé que la lutte entre historienset antiquaires était à ses yeux terminée, que cesderniers étaient devenus inutiles dans leur rôlede gardien des vestiges culturels. Il n’en restepas moins que cette image me paraît toujourspertinente pour distinguer deux manièrescontemporaines de faire de l’histoire15.

Dans un ouvrage collectif et synthétique quiporte justement sur l’éducation à la citoyen-neté, et dans la perspective de mettre en évi-dence la dimension civique de l’enseigne-ment de l’histoire, Robert Martineau seréfère quant à lui à un auteur américain, CarlGustafson, pour définir en sept points cequ’il appelle l’attitude historienne16 : unecuriosité pour tout ce qui sous-tend l’appa-rence des choses, une propension à allerchercher dans le passé ce qui pourrait fairecomprendre le présent, un intérêt pour lesforces dynamiques qui constituent la sociétéet la rendent possible, une sensibilité aux élé-ments de continuité qui font que le passé esttoujours un peu dans le présent, une fascina-tion pour le changement social, une grandehumilité par rapport à l’observation des faitset la conviction de la singularité de chaquesituation. Dès lors, l’histoire à l’école peut nepas s’en tenir seulement à un récit factuelmais intégrer ces différents éléments et ten-ter de donner ainsi du sens à ses propos.

12 Robert Martineau, L’histoire à l’école, matière à pen-ser…, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1999. CharlesHeimberg, L’histoire à l’école. Modes de pensée et regardsur le monde, Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, 2002. Et«Construire un regard historien sur le monde par la dis-cussion en classe », à paraître sur CD-Rom dans lesActes du colloque La discussion en éducation et en for-mation, Montpellier, 23-24 mai 2003.13 Par exemple, Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou lemétier d’historien, Paris, Armand Colin, 1993 (éditionoriginale 1949). Antoine Prost, Douze leçons sur l’his-toire, Paris, Le Seuil (Points-Histoire), 1996.14 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », inŒuvres, vol. III, Paris, Gallimard (folio-essais), 2000(1942), p. 433.

15 Arnaldo Momigliano, Les fondations du savoir histo-rique, Paris, Les Belles-lettres, 1992 (édition originale1990), pp. 61, 65 et 181 pour les citations.16 Robert Martineau, « L’histoire, mode d’emploicivique… », in Éducation et formation à la citoyenneté.Guide de références, Montréal, Association pour l’éduca-tion interculturelle du Québec, 2002, pp. 7-28.

Page 258: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

258 Le cartable de Clio, n° 3

Comment désigner cette spécificité histo-rienne dans le projet éducatif ? Les termes nesont pas fixés et la littérature didactique estencore balbutiante, mais quelques points devue qui sont proposés ont bien des pointscommuns. Robert Martineau appelle ainside ses vœux la construction scolaire d’unevéritable pensée historique. Bernard EricJensen17 évoque de son côté la notion deconscience historique tout en constatantqu’elle entre très difficilement dans lesobjectifs et les pratiques réelles des systèmesd’enseignement, tous plus ou moins enclinsà privilégier un récit linéaire et désincarnédes événements du passé. Pierre-PhilippeBugnard18 revendique la pertinence d’uneconceptualisation de l’histoire enseignée.Nicole Lautier19 distingue un rapportinterne (chaud) et un rapport externe(froid) que les élèves, mais aussi les ensei-gnants, entretiendraient avec l’histoire.Nicole Tutiaux-Guillon20 propose trois acti-vités historiennes (la mise en relations, l’in-terprétation et la généralisation) commeautant de moyens d’échapper au sens com-mun. Enfin, en Italie, Ivo Mattozzi21 prône laconstruction par les élèves d’une véritableconscience temporelle.

D’après ce qu’affirme en substance la présen-tation des objectifs d’apprentissage de l’his-toire au Cycle d’orientation genevois (fin descolarité obligatoire), l’histoire étudie com-ment les hommes du passé ont vécu collecti-vement, géré leurs conflits et la diversité deleurs points de vue et intérêts, répondu auxmultiples questions fondamentales qu’ils sesont toujours posées (rapport à la nature,sens de la vie et de la mort, transmission desconnaissances et héritages, etc.). Elle donnedu sens, de l’épaisseur et de la consistance autemps, c’est-à-dire aux faits et aux réalités dupassé comme du présent. Il s’agit donc, end’autres termes, qu’elle permette d’établirune description dense des sociétés anciennespar des récits (diachronie) et tableaux (syn-chronie), en les considérant sur une variétéd’échelles, dans le temps et l’espace22. Ainsi,les récits peuvent-ils être multiples, se juxta-poser, le sens attribué à un événement semodifier en fonction de la période considérée.

Dans cette perspective, une programmationde l’histoire enseignée peut être organisée sousla forme d’associations successives entre unthème factuel de l’histoire humaine et l’un deses modes de pensée. Il s’agit là d’une concep-tion de l’enseignement-apprentissage quinécessite de bien faire prendre conscienceaux élèves de ce qu’ils sont en train de faire,

17 Bernard Eric Jensen, « L’histoire à l’école et dans lasociété en général : propos sur l’historicité de l’ensei-gnement de cette discipline », in Détournements de l’his-toire, Actes du symposium d’Oslo de juin 1999, Stras-bourg, Conseil de l’Europe, 2000, pp. 89-104.18 « Manifeste pour une nouvelle histoire enseignée », Lecartable de Clio, n° 1, 2001, pp. 10-14.19 Nicole Lautier, À la rencontre de l’histoire, Villeneuved’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997.20 Nicole Tutiaux-Guillon, « En quoi une analyse didac-tique des enseignements et des apprentissages peut-elleaider à faire face aux problèmes scolaires ? », in Les révo-lutions industrielles. Enjeux scientifiques et enjeux d’ap-prentissage, sous la direction de Michel Pierrot et Mau-rice Bedouin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998,pp. 29-40.

21 Ernesto Perillo (a cura di), La storia. Istruzioni perl’uso. Materiali per la formazione di competenze tempo-rali degli studenti, avec une introduction d’Ivo Mattozzi,Napoli, Tecnodid editrice, 2002. Voir aussi dans cevolume l’intervention d’Ivo Mattozzi au congrès Euro-clio de Bologne de mars 2003.22 Antoine Prost, « Histoire, vérités, méthodes. Desstructures argumentatives de l’histoire », Le Débat,n° 92, Paris, Gallimard, novembre-décembre 1996,pp. 127-140 ; et « Comment l’histoire fait-elle l’histo-rien ? », Vingtième Siècle, n° 65, Paris, Presses de SciencePo, janvier-mars 2000, pp. 3-12.

Page 259: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 259

d’où l’intérêt de favoriser des moments dediscussion en classe qui permettent des expli-citations. Cette utilité de la discussion s’im-posera d’autant plus si l’on entend privilégierune approche ouverte de l’histoire, uneconception de la discipline qui ne confondepas la quête de vérité avec la vérité elle-même,une approche des savoirs qui permette debien distinguer ce qui se discute de ce qui nese discute pas (distinguer par exemple l’inter-prétation du nazisme de la question de l’exis-tence de la Shoah pour prendre le cas le plusévident et le plus extrême), en mettant tout enœuvre pour discuter vraiment de ce qui peutl’être afin de faire bien comprendre aux élèvesla pluralité des historiens et la diversité deleurs démarches.

Ces quelques éléments, rappelés brièvementpour l’histoire, devraient encore être com-plétés par une réflexion analogue, d’autresconcepts fondamentaux qui sont propres à lagéographie scolaire et lui permettent d’ap-porter sa contribution spécifique, en parti-culier la diversité des échelles considérées etle concept d’espace-produit. Ces concepts,ces modes de pensée, auxquels pourraients’ajouter ceux d’autres sciences sociales, sontautant d’éléments qui peuvent inspirer ladéfinition du cadre conceptuel, des filsconducteurs de l’éducation à la citoyennetédans l’école

2. DISCUTER DES PROBLÈMES TELSQU’ILS SE POSENT DANS LASOCIÉTÉ À TOUTES SES ÉCHELLES

Discuter en classe de problèmes de sociétédans le cadre de l’éducation à la citoyenneté,c’est en effet mobiliser une argumentationparticulière en fonction de certains filsconducteurs que nous chercherons à définir.

La discussion en classe des problèmes desociété, mis à part le développement de safonction critique, devrait ainsi permettreaux élèves de se décentrer, de bien prendreen considération, d’imaginer autant quepossible ce que les différents acteurs de telleou telle situation peuvent vivre autour duditproblème. Pour ce faire, et afin de permettrele développement d’une réelle fonction cri-tique, une réflexion autour des trois tempo-ralités définies par l’historien ReinhartKoselleck peut être utile : le passé, ce champd’expériences, le présent, considéré commeun espace d’initiative, et le futur, c’est-à-direl’horizon d’attente23. Autour de chaque pro-blème de société, et pour tous les acteursconcernés, les élèves seraient ainsi amenés,de cas en cas, à tenter d’imaginer, de recons-truire ces trois éléments, particulièrementleur espace d’initiative. Par exemple, s’ils étu-dient la question de l’accueil ou du refoule-ment des réfugiés en Suisse ou dans l’espaceeuropéen, ils pourront réfléchir à la questionde savoir dans quelle mesure les acteursconcernés (autorités, militants d’organisa-tions de solidarité, etc.) peuvent faire deschoix, disposent d’une certaine marge demanœuvre.

Cette posture de décentration, valant pourtoute discussion scolaire liée aux scienceshumaines et sociales, ne va pas de soi. Aussipeut-elle être stimulée par la pratique dejeux de rôles. J’y vois un double intérêt. Toutd’abord, parce que la discussion argumentéeen classe ne consiste pas forcément àdéfendre un point de vue personnel. Dans lamesure où il s’agit de permettre aux élèves de

23 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à lasémantique des temps historiques, Paris, Éditions del’ÉHÉSS, 1990 (édition originale 1979).

Page 260: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

260 Le cartable de Clio, n° 3

sortir du sens commun au moyen des modesde pensée et des connaissances des disci-plines de sciences humaines et sociales, celamène à leur faire jouer un certain rôle pourqu’ils utilisent une structure argumentativequi ne leur est pas naturelle afin d’analyser etde discuter certains faits. Si l’on poursuit desobjectifs de décentration, il peut aussi êtrepertinent de demander aux élèves dedéfendre un autre point de vue que le leur.En outre, les jeux de rôles servent à mettre lesélèves face à des obstacles épistémologiques,ce qui ne peut que les aider à progresser dansla construction de leur citoyenneté24. Onpeut bien sûr imaginer toutes sortes dethèmes d’actualité qui pourraient faire l’ob-jet de tels jeux de rôles dans le cadre de l’édu-cation à la citoyenneté. Dans tous les cas,pour que le jeu de rôles fonctionne sur leplan didactique, il s’agit d’abord pour lesélèves de se mettre activement dans la situa-tion, de mobiliser à la fois leurs connais-sances et leur imagination afin de s’impré-gner vraiment de leur rôle, de comprendreainsi les arguments qu’ils auront à défendreavec toute la conviction nécessaire. Sur unplan individuel, la démarche consiste alors,notamment, à tenter de reconstituer le pro-blème qui est affronté par les protagonistesde l’affaire et à s’en saisir autour des troistemporalités. Sur un plan collectif, le jeu derôles permet d’identifier des débats, des

conflits, des mécanismes d’ajustement de lavie sociale. Mais que ce soit sous la formed’un jeu de rôles ou à la suite d’une enquêtede terrain ou d’une étude fondée sur desdocuments, la discussion en classe de pro-blèmes de société est surtout l’occasion demettre en évidence quelques fils conduc-teurs, quelques caractéristiques du vivreensemble et de la manière dont les sociétésparviennent finalement à se maintenir entant que telle sans se déchirer.

3. DISCUTER AUTOUR DE QUELQUESFILS CONDUCTEURS QUICARACTÉRISENT L’ÉDUCATIONSCOLAIRE À LA CITOYENNETÉ

La discussion en classe de problèmes desociété dans le cadre de l’éducation à lacitoyenneté ne doit donc pas être confondueavec n’importe quelle autre discussion. Elleimplique d’abord que l’on se démarqued’une coutume didactique très répandueparmi les maîtres d’histoire, celle qui vou-drait que pour pouvoir discuter d’histoire,au nom du principe dit des « bases d’abord »,il faille d’abord maîtriser les contenus et lesconcepts de la discipline. Nicole Lautier amontré que ces bases étaient de nature diffé-rente, qu’on y trouvait à la fois des informa-tions factuelles et des capacités de réflexion,des bases à communiquer et des basesinternes25. Nous pouvons faire l’hypothèseque cette représentation dominante concerneégalement le domaine de la citoyenneté et ladiscussion en classe des problèmes desociété. Ainsi faudrait-il donc, pour beau-coup d’enseignants, que les élèves maîtrisentassez de connaissances et accèdent à unesolide culture générale avant de pouvoir

24 Voir deux exemples, en histoire, autour de la contro-verse de Valladolid et d’une grève genevoise de 1946 :Sabine Bourdin, Marie-Noëlle Licot, Andrea Conti etChristophe Duquenne, « La question de l’Autre endébats : jouer la controverse de Valladolid en classe », Lecartable de Clio, n° 1, 2001, pp. 155-161. Et CharlesHeimberg, « Comment enseigner l’État et le lien socialdans une perspective démocratique ? Quelquesréflexions», in Enseigner l’État. Actes du colloque IREHG,textes rassemblés par Didier Nourrisson, Lyon, IUFM,2001, pp. 225-234. 25 Nicole Lautier, op. cit., pp. 167-169.

Page 261: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 261

débattre de ce qui se passe en dehors del’école. Une telle posture trouve cependantses limites lorsqu’on observe les conditionsde l’accession des jeunes aux droits poli-tiques, dès l’âge de 18 ans : il n’est en effet paspensable de devenir citoyen du jour au len-demain. C’est en réalité un processus quis’enclenche très tôt, qui est long et complexe,qu’il s’agit donc de soutenir dans le cadrescolaire.

La discussion a les meilleures chances de serévéler fructueuse si elle porte sur un thèmesuffisamment mobilisateur, auquel les élèvesaient des chances de s’intéresser. On peutpenser ici à ces « questions vives » des élèvesqu’Yves Chevallard a définies en nous rappe-lant que le contrat didactique devait se fon-der sur des questions et des problèmes quechacun des acteurs scolaires s’accordait àvouloir résoudre 26, mais aussi à ces « ques-tions socialement vives », très présentes dansla société, qu’Alain Legardez évoque dans cevolume. Elles sont liées en France à l’intro-duction récente, dans les lycées, d’une édu-cation civique, juridique et social. Mais lespropositions inspirées par cette éducationsont tout à fait transposables à un enseigne-ment-apprentissage relatif à la citoyenneté,spécifique ou inscrit dans une discipline desciences humaines ou sociales, et surtoutdestiné à toutes les catégories d’élèves.

Quel que soit le problème de société abordéen classe, il est important qu’il puisse donnerlieu à la présentation de points de vue diffé-rents, d’arguments qui se contredisent. Par

exemple, pour aborder dans cet esprit laquestion de la guerre du printemps 2003 enIrak, il était indispensable de mettre unedocumentation contradictoire à dispositiondes élèves, ou de la leur faire rechercher.Même si une opinion européenne domi-nante s’inquiétait alors, à juste titre, de labrutale mise à l’écart du droit internationalet de l’ONU par les autorités américaines, ilfallait bien que les élèves puissent prendreconnaissance des arguments américains, enparticulier de certains propos du présidentGeorge W. Bush27. Dans le même sens, laréunion du G8 à Évian début juin 2003 adonné lieu à la diffusion d’un intéressantmatériel pédagogique permettant d’ouvrir ledébat en classe à partir de points de vuecontradictoires28, gouvernementaux et alter-mondialistes.

Mais le choix thématique n’est encorequ’une partie de la construction didactique :à quoi bon, en effet, discuter en classe de telou tel problème ? Ne traitera-t-on de ques-tions qui intéressent a priori les élèves quepour renforcer leurs représentations et leurparaître ainsi agréable ? En réalité, dans lecadre de l’éducation à la citoyenneté, la dis-cussion en classe poursuit simultanément

26 Yves Chevallard, « Questions vives, savoirs moribonds :le problème curriculaire aujourd’hui », Actes du colloqueDéfendre et transformer l’école pour tous, Marseille 3, 4,5 octobre 1997. (Actes disponibles sur un CD-Rom diffusé par l’IUFM d’Aix-Marseille).

27 Raison pour laquelle, au Cycle d’orientation genevois,un numéro de L’École de la citoyenneté consacré enmars 2003 au thème « Pourquoi une guerre en Irak ? »proposait des textes comme le discours du présidentaméricain du 28 janvier 2003 sur l’état de l’Union oul’article polémique d’un analyste militaire qui accusaitles opposants à la guerre de « soutien collatéral au totali-tarisme ». Ce dossier évoquait aussi diverses formes depratiques citoyennes contre la guerre et il avait bien sûrété introduit par des données factuelles sur l’ONU, leConseil de sécurité et les origines de cette crise.28 Ce matériel a été diffusé à l’initiative de la FondationÉducation et Développement et d’autres ONG. Il a étémis à disposition sur le site www.globaleducation.ch/francais/pages/L_G8.htm.

Page 262: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

262 Le cartable de Clio, n° 3

d’autres objectifs dans la mesure où elle peutmener à établir des constats et à prendreconscience d’un certain nombre de réalitésde la vie sociale. Derrière les problèmes desociété abordés se profilent des enjeux quipourraient constituer d’utiles fils conduc-teurs pour cette construction d’une culturedémocratique et de la citoyenneté, commepar exemple :

– la complexité de l’organisation sociale dupoint de vue de la pluralité de ses échelles,du plus proche au plus lointain, et de tousles éléments qui la composent ;

– le caractère universel des droits humainset tout ce que cela devrait impliquer chaquefois que des droits sont niés à certainescatégories ;

– la diversité des dimensions de la citoyen-neté et des droits humains selon la typo-logie de Thomas Humphrey Marshall29,soit les dimensions juridique et formelle,politique, sociale, auxquelles on pourraitajouter aujourd’hui tout ce qui relève del’environnement et du développementdurable ;

– la nécessaire pluralité, autour d’un mêmeproblème, des points de vue, des opi-nions, des réalités humaines et des solu-tions qui peuvent être apportées ;

– l’existence de contradictions et de conflitsd’intérêts dans toute société humaine,voire même la prise en considération etl’analyse critique de conflits de légitimité ;

– la critique des situations que ces pro-blèmes ou conflits ont engendrées, entenant compte de leur origine historique,ainsi que des rapports de pouvoir effectifsqui sont observables ;

– les manières possibles, en termes d’hori-zon d’attente, de résoudre ces problèmesou ces conflits en renonçant à toute formede violence dans le cadre du libre exercicede la démocratie.

En d’autres termes, la discussion en classeautour de problèmes de société se justifiedans la mesure où elle sert aussi à faire tra-vailler les élèves sur l’un ou l’autre de ces filsconducteurs, participant ainsi à la construc-tion de leur compréhension de tout ce quipermet à une société d’exister. Puisqu’il s’agitréellement de faire discuter les élèves autourde points de vue différents, qui n’étaient pasnécessairement les leurs, l’idée est de lesamener, au fil des démarches et des activitéspédagogiques proposées, à établir des constatsqui n’auraient pas seulement trait à leurcompréhension du problème abordé, maistoucheraient à l’une ou l’autre de ces ques-tions plus transversales.

J’aimerais encore insister sur un dernierpoint. Ces différents fils conducteurs sont àla fois très proches et complémentaires desprincipaux concepts et modes de pensée desdisciplines scolaires de sciences humaines etsociales. Compte tenu de son rapport privi-légié avec les problèmes liés à l’espace et autemps, l’éducation à la citoyenneté devraitainsi être conçue comme un prolongementde l’histoire et de la géographie scolaires. Ilme paraît par ailleurs essentiel que des ques-tions transversales qui se posent de plus enplus dans le champ scolaire, en vertu notam-

29 Thomas H. Marshall, Citizenship and social class, Lon-don, Pluto Press, 1996. Et Albert O. Hirschman, Deuxsiècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

Page 263: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

La citoyenneté à l’école 263

ment d’attentes nouvelles de la société,comme par exemple l’éducation aux médias,le développement durable, l’éducation à lasanté, mais aussi, dans le fond, une certaineconception de la citoyenneté, ne fassent passeulement l’objet d’un traitement particulieren tant que telles, mais soient surtout abor-dées à travers des problématiques construitesà partir des modes de pensée disciplinaires(des sciences humaines et sociales, mais ausside la biologie, du français, etc.). Cette mobi-lisation des modes de pensée et des savoirsdes disciplines me paraît indispensable pouréviter l’écueil de l’injonction prescriptive etde l’école moralisatrice. En effet, une écoledémocratique attentive à la nécessité d’uneémancipation du plus grand nombre pos-sible d’élèves ne saurait se contenter de pres-criptions sans contextualisation, sans mise àdistance et sans réflexion systémique autourdu problème dont il est question. Certes, lesélèves devraient apprendre à trier leursdéchets ou à adopter une alimentation saine.C’est d’abord le rôle de leur environnementfamilial que de leur en faire prendreconscience. Mais l’école a aussi son rôle àjouer. Quel est ce rôle ? L’éducation scolairedevrait consister en un travail de réflexionmobilisant les savoirs et les modes de penséedes disciplines30. Pour ne prendre qu’unexemple, l’école ne devrait pas avoir pourpriorité de se transformer en trieuse dedéchets, mais plutôt de favoriser uneréflexion globale des élèves, à partir desconcepts et modes de pensée de la géogra-phie, de l’histoire, de l’éducation à la citoyen-

neté, sur la production de ces déchets, lescauses de leur accumulation, les manières deles gérer, etc.

4. CONCLUSION : LA DISCUSSION ENCLASSE POUR ALLER AU-DELÀ DUMODE PRESCRIPTIF CONSTITUE UNENJEU DÉMOCRATIQUE

Ces différents exemples nous montrent quela discussion en classe de problèmes desociété est possible, et même nécessaire. Maisque pour qu’elle ait un sens, elle devrait êtredirectement inspirée par les modes de pen-sée et les savoirs des disciplines scolaires quiont quelque chose à dire sur le sujet. C’est làen effet une condition indispensable pouréviter de tomber dans des pratiques pres-criptives et moralisatrices qui viendraientdénaturer en fin de compte la dimensiondémocratique et citoyenne que l’on retrouvedans les finalités qui sont assignées à l’écolepublique.

De même que l’histoire enseignée ne devraitpas donner à voir pour vrai ce qui fait en réa-lité débat, et parfois vive controverse, dans lemonde des historiens, l’éducation à lacitoyenneté devrait être l’occasion de clari-fier ce qui se discute et ce qui ne se discutepas, en comprenant aussi pourquoi. La dis-cussion en classe de problèmes de sociétécorrespond à une forme très particulière dediscussion, différente de celles qui se prati-quent ailleurs. Elle correspond de fait à unesorte de jeu de rôles, même quand ce n’estpas l’objectif déclaré de la démarche pédago-gique. Elle permet aussi de s’approprier despoints de vue qui ne sont pas les siens. Maisle contexte asymétrique de la situation d’ap-prentissage implique par ailleurs que la dis-cussion se déroule sous la responsabilité

30 Voir « Rescolariser l’école et déscolariser la société »,une intervention de Samuel Johsua aux Assises del’éducation de la Coordination enseignement, à Genève,en avril 2003. Le texte est disponible sur le sitewww.arobase-ge.ch

Page 264: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

264 Le cartable de Clio, n° 3

d’un enseignant qui en garde la maîtrise etqui puisse intervenir en tout temps par des«arrêts sur image» pour commenter la situa-tion ou renforcer l’un ou l’autre dans sonrôle de discutant.

L’affirmation de la citoyenneté dans l’écoleconstitue sans doute un facteur positif pourle développement d’une culture démocra-tique. Mais les intentions légitimes qui sont àsa source seraient difficilement concréti-sables si l’on ne trouvait pas le moyen de pré-venir et d’empêcher toute dérive moralisa-trice et prescriptive dans ce domaine.

Page 265: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio

L’histoirede l’enseignement

Page 266: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 267: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Regards de l’inspection : la leçon d’histoire à l’école élémentaire – 267-278 267

REGARDS DE L’INSPECTION : LA LEÇON D’HISTOIRE À L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE DANS LE DÉPARTEMENT DE L’AIN, DE L’AVANT-GUERREÀ L’ÉVEIL (1936-1970)

ANGÉLINA OGIER-CESARI, IUFM DE LYON

En 1947, dans une petite commune dudépartement de l’Ain, un inspecteur pri-maire assiste à une leçon d’histoire au coursmoyen. Elle porte sur l’étude des Croisades.« Les élèves disposent de leur manuel (Bernardet Redon). Le maître en lit des passages et yajoute des commentaires. Les interventions desélèves qui pourtant, ont déjà étudié les Croi-sades, sont très rares. Il faudrait les provoquer,faire sa part à l’illustration, utiliser le tableaunoir, bien dégager et faire résumer les notionsessentielles » 1.

Nous imaginons très bien la scène. Le maîtreen blouse grise derrière son bureau, face à sesélèves regardant leur livre d’histoire posé surle bureau et l’écoutant, l’inspecteur au fondde la classe. Ce sont les seules indicationsdont nous disposons sur le contenu de cetteleçon. Le maître agit : il lit, il commente.Nous savons ce qu’il ne fait pas, il n’écrit pasau tableau, ne s’appuie pas suffisamment surdes documents. Par contre, nous savons peude chose sur l’action des élèves. Ils sont peusollicités, mais nous n’en saurons pas plus.Tout cela est vu à travers l’œil de l’inspec-teur, agent de l’administration.

Ces rapports ne donnent donc qu’une visionpartielle et partiale de ce qui se passait dansles classes, mais leur apport est essentiel ettout à fait complémentaire de ce que nousapprennent les cahiers d’élèves, les copiesd’examens et les ouvrages de pédagogie. Lesrapports d’inspections sont l’une des sourcesdisponibles pour tenter d’appréhender despratiques de classe en histoire de l’éducation.É. Hery pour l’enseignement secondaire etB. Dancel pour l’enseignement de l’histoire àl’école primaire au début du XXe siècle ontdéjà utilisé ce type de source2. Leur étude enhistoire des disciplines scolaires suppose ladéfinition d’un certain nombre de principes,de réserves comme l’usage de toute sourcehistorique le demande. Ce sera la premièrepiste de ce travail.

L’étude des rapports d’inspection permetd’avoir une idée des pratiques en cours dansun département rural de la fin des années1930 au début des années 1970.

Cette période est celle de la leçon d’histoireavant la période dite des activités d’éveil3.

1 Le cours moyen est le troisième niveau de l’école obli-gatoire après le cours préparatoire et le cours élémen-taire. Comme ce dernier, il dure deux ans. Les deuxannées sont rassemblées dans la même classe dansl’école de ce village. Source : Archives départementalesde l’Ain (AD 01) 380 W3.

2 Brigitte Dancel, Enseigner l’histoire à l’école primaire dela IIIe République, Paris, PUF, 1996. Évelyne Hery, Unsiècle d’histoire, l’histoire enseignée au lycée, 1870-1970,Rennes, PUR, 1999.3 Pendant la période des activités d’éveil, de 1970 à 1985,l’histoire discipline disparaît au profit des activitésd’éveil à dominante historique reposant sur unedémarche pédagogique complètement différente.

Page 268: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

268 Le cartable de Clio, n° 3

Démarche, contenu, utilisation des supportsd’enseignement dans la période qui nousintéresse ont subi quelques modificationsdepuis le début du XXe siècle. En effet, Bri-gitte Dancel4, dans le département de laSomme, à partir des comptes rendus desconférences pédagogiques, nous décrit desleçons d’histoire pendant lesquelles le maîtrefait un exposé magistral, multipliant lesdétails, dans lequel l’élève est assez passif.Dans notre période, l’inspecteur observetoujours davantage ce que fait le maître quece que font les élèves, cependant, il est unpeu plus attentif aux élèves : il s’agit d’inté-resser l’élève, de s’assurer de sa participation,de susciter sa curiosité. Les pratiques restenttout de même très frontales. Il n’est pasencore question de mettre les élèves en situa-tion de recherche entre pairs, comme le pré-conisent les travaux pédagogiques innovantsde la période, comme ceux de R. Cousinetou de P. Maréchal. La grande nouveauté parrapport au début du siècle est la place cen-trale du manuel dans la leçon d’histoire.

1. Il est d’abord nécessaire de présenter defaçon plus précise les sources utilisées.Ces rapports se trouvent dans les dossiersprofessionnels des instituteurs et des institu-trices, conservés pendant toute la durée deleur carrière par l’administration départe-mentale (l’inspection académique).

Les enseignants du département de l’Aindont nous avons pu consulter les dossierssont nés entre 1916 et 1931. Les rapportsétudiés couvrent la période 1936-1986. Ledélai centenaire nécessaire pour la consulta-tion de dossiers professionnels comportantdes renseignements de caractère privé

n’étant pas dépassé, une demande de déroga-tion aux règles de communicabilité desarchives publiques a été nécessaire. Enconséquence, aucun nom, aucune indicationde lieu, ni même initiale, susceptibles de per-mettre une identification ne peuvent êtredonnés. La référence du carton d’archivessera simplement indiquée5.

105 dossiers ont été examinés, soit un son-dage au quart sur l’effectif total des dossiersentreposés aux archives départementales del’Ain : 71 instituteurs et 34 dossiers d’institu-trices. Pour les institutrices, ce nombre cor-respond à l’effectif total de dossiers utili-sables. En effet, dans ce départementfortement rural, beaucoup de communessont dotées d’écoles à postes doubles occu-pés souvent par un couple d’enseignants,l’institutrice pour la petite classe (classeenfantine, CP, CE1), et la grande classe pourson conjoint. La quasi-totalité des postes enmaternelle sont confiées à des institutrices.Elles sont donc beaucoup moins nom-breuses que les hommes à enseigner l’his-toire qui n’est présente dans les programmesqu’à partir du cours élémentaire (2e année dela scolarité obligatoire).

1281 inspections ont été recensées au totalpour ces 105 instituteurs, soit en moyenne uneinspection tous les trois ans, ce qui semble êtrela norme dans le premier degré. Une leçond’histoire est observée dans 164 d’entre elles,soit 12,8 % du total des inspections.

L’échantillon est suffisamment importantpour permettre de dégager certaines ten-dances. Il est impossible d’identifier de façon

4 Brigitte Dancel, op. cit.

5 Loi de la République française n° 79-18 du 3 janvier1979.

Page 269: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 269

nominale les inspecteurs signataires car lerapport est certes écrit longtemps à la main,mais le nom de l’inspecteur n’est pas indi-qué. La variété des écritures6 dans le temps etdans l’espace des circonscriptions permet deconsidérer les caractéristiques communesdes rapports d’inspection.

Les inspecteurs primaires du département del’Ain passent beaucoup de temps dans lesclasses. L’inspecteur débute peut-être savisite dans le village par l’inspection de laclasse des petits le matin et passe l’après-midi chez le maître, dans la grande classe. Ildispose ainsi de plus de temps après la classepour évoquer avec celui qui fait souventfonction de directeur les questions relativesau fonctionnement de l’école. Il assiste ainsià des leçons de sciences, d’histoire, de géo-graphie qui ont lieu plutôt l’après-midi, lematin étant plutôt consacré au français et aucalcul.

Il ne s’agit ici que d’une hypothèse, rien nepermet de l’affirmer de façon certaine. Il estpar contre certain que l’inspecteur passe lademi-journée dans la classe. Les rapportsmentionnent toujours plusieurs séquencesobservées correspondant à environ troisheures de classe.

Pratique locale impulsée par les différentsinspecteurs d’Académie ? 7 Il est difficile de ledire. Ceci ne correspond pas à ce qu’a puobserver Jean Ferrier pour les mêmes

années. Pour lui, dans les années 50, l’inspec-teur en ville effectue trois inspections lematin et deux l’après-midi. En zone rurale, ilconsacre une matinée par village, inspecte lecouple d’instituteurs, rend visite au maire etprend un repas amical avec les maîtres8.

Le rapport d’inspection s’adresse à la fois aumaître et à la hiérarchie à travers la personnede l’Inspecteur d’Académie.

Il est d’abord adressé au maître. Il constituela trace écrite de sa visite et consigne lesgrandes lignes des remarques qui lui ont étéfaites par l’inspecteur lors de l’entretien quisuit l’inspection. L’inspecteur adresse descompliments mais aussi des conseils et desréprimandes sur le contenu des leçons. Ilindique les points de désaccord, prodiguedes conseils. Jean Ferrier qualifie les inspec-tions antérieures à 1970 d’« inspections sur-veillances » :« Le rapport d’inspection enseigne le maître. Ilprend alors une dimension formative, ou nor-mative […]. L’objet est moins de rendrecompte en détail du contenu des rapports quede montrer en quoi l’inspecteur, par le contenuimplicitement et/ou explicitement normatif deson texte, est porteur de la politique éducativedéfinie par le ministère. Les normes de réfé-rence qu’il utilise, les conseils ou commande-ments qu’il délivre sont-ils en accord avec lediscours ministériel »9.

Il s’adresse aussi à l’inspecteur d’Académiequi peut ainsi surveiller l’enseignement dis-pensé dans son département. Il arrive quecelui-ci fasse quelques annotations sur lerapport, quelques commentaires sur la

6 Rares sont ceux qui sont frappés à la machine à écrire. Ilscomportent alors toujours la signature de l’inspecteur.7 L’Inspecteur d’Académie est le chef de l’enseignementprimaire dans la circonscription administrative dudépartement. Il dépend directement du Recteur del’Académie qui dirige les services d’éducation dans unecirconscription administrative plus large regroupantplusieurs départements : l’Académie.

8 Jean Ferrier, Les inspecteurs des écoles primaires, 1835-1995, Paris, l’Harmattan, 1997, 2 tomes.9 Ibid., p. 545.

Page 270: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

270 Le cartable de Clio, n° 3

valeur du maître ou sa pratique profession-nelle. C’est par la fréquence et le contenu deses rapports que l’inspecteur primaire estaussi noté par son supérieur hiérarchique.On s’attend donc à y trouver un discoursconvenu, rendant compte d’une norme.

Par l’intermédiaire de ces rapports, l’inspec-teur est donc un rouage de transmission desinstructions et messages ministériels ou aca-démiques.

2. Que disent les inspecteurs sur les pra-tiques de classe dans la période ?

À la lecture des rapports, la leçon se dérouleselon un modèle canonique.

Pour vérifier si l’enseignement est efficace, ilfaut d’abord vérifier ce que les élèves ontretenu de la leçon précédente.

68 % des rapports de la période débutent parla mention d’une phase d’interrogation desélèves sur la leçon précédente. Cette interro-gation doit être menée par l’instituteur, maisil n’est pas rare de voir l’inspecteur lui-mêmevérifier les acquisitions des élèves.

Dans une classe de Cours moyen et find’études, l’inspecteur décrit ainsi les pre-miers moments de la leçon d’histoire :« La période révolutionnaire. Le maître inter-roge la classe sur la réunion des États Géné-raux. Il procède par questions orales aux-quelles les enfants répondent avec unempressement qui montre l’intérêt qu’ils ontaccordé à la leçon. Leurs réponses sont perti-nentes et témoignent d’un enseignement bienconçu et efficace. Je pense qu’on pourrait amé-liorer l’efficacité du contrôle en demandant larécitation d’un bref résumé appris par cœur,

de préférence par écrit sur des feuilles debrouillon que le maître peut corriger sur lechamp en quelques minutes. Il ne faut passous-estimer le rôle de la mémoire dans l’ac-quisition des connaissances ; la compréhensionest indispensable ; mais les enfants ne retien-dront toute leur vie que le minimum apprispar cœur pendant leur scolarité »10.

Il est important de faire apprendre un résumépar cœur, car ce sont les connaissances indis-pensables que les élèves retiendront. La néces-sité du recours à l’interrogation écrite s’ex-plique par le fait que les élèves doivent aussisavoir écrire tout ce vocabulaire, tous cesnoms de personnages qu’ils doivent retenir.

Cependant, au cours moyen, en 1949, cetautre inspecteur dit :« La Renaissance, les arts. Résumé su. Il a étéappris toutefois un peu trop machinalement(cf. le ton) L’habitude du par cœur n’étant nul-lement exclusive du souci d’interprétation : ontend à cet équilibre pendant le contrôle lui-même, mais il faut en donner le goût pendantl’effort individuel »11.

Certes, les connaissances sont nécessaires etl’interrogation est particulièrement impor-tante pour les élèves candidats aux certificatsd’études, mais il faut aussi que les élèvessoient capables de réfléchir et organiser leursconnaissances.

« Je constate d’emblée le goût des enfants pourl’histoire, et leurs connaissances qu’on pourraitattribuer à la seule mémoire si l’on ne s’aperce-vait que les connaissances sont assimilées »,écrit un inspecteur en 1955 au sujet d’un ins-

10 AD 01 381 W1. La cote 380 comprend des dossiersd’instituteurs, la cote 381 ceux des institutrices.11 AD 01 381 W3.

Page 271: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 271

tituteur dans une classe de cours moyen. En1956, un autre écrit après avoir assisté à uneleçon d’histoire dans un cours moyen find’études : «Contrôle : de Hugues Capet à Phi-lippe Auguste. Les élèves sont interrogés métho-diquement, viennent montrer sur la carte lesendroits dont ils parlent, ils répondent parfai-tement en ordre et leurs connaissances sontnettes et précises. Lorsque je demande des pré-cisions sur la situation de cette région àl’époque étudiée, j’obtiens des réponses que jepuis dire étonnantes d’exactitude»12.

L’interrogation des élèves à laquelle le maîtreprocède de façon systématique, mais aussique l’inspecteur peut pratiquer lui-même,permet à ce dernier de vérifier les capacitéspédagogiques du maître. En effet, si les élèvessont capables d’aller plus loin que la récita-tion d’un résumé appris par cœur, cela signi-fie que la leçon était claire, précise, concise,compréhensible. Cela permet aussi de véri-fier les capacités du maître à « intéresser lesélèves à l’histoire », à les « passionner » pourcette discipline.

À travers l’évaluation des connaissances fac-tuelles des élèves, l’inspecteur vérifie donc àla fois l’efficacité de l’enseignement de l’his-toire et en même temps les capacités pédago-giques du maître. La mention « très bien »qui est parfois notée là s’adresse à la fois auxélèves, mais surtout au maître en conformitéavec le contenu des instructions officiellesqui insistent aussi sur la nécessité de faireréfléchir les élèves et de limiter les connais-sances au strict nécessaire.

Cette insistance sur la nécessité de connais-sances précises en histoire est la seule finalité

affichée pour l’enseignement de l’histoire.La finalité civique présente dans toutes lesinstructions et programmes sur l’enseigne-ment de l’histoire à l’école élémentaire n’estjamais explicitement mise en avant dans lesrapports d’inspections. Ceci contraste avecce que nous avons pu voir pour la période1880-1930 à travers les conférences pédago-giques dans le département de la Loire13.Cependant, on ne peut pas dire qu’elle soittotalement absente des préoccupations desinstituteurs et des inspecteurs.

En 1958, l’inspecteur commente ainsi uneleçon sur les Normands en classe de coursmoyen et de fin d’études : « Une carte de l’Eu-rope aurait été nécessaire. D’où venaient lesVikings ? Par où pénétrèrent-ils en France eten Lotharingie ? Tout cela doit se suivre sur lacarte. Il faut une base concrète pour luttercontre le verbalisme qui vous menace. Parailleurs, il faut trouver l’idée directrice : le suc-cès des invasions dérive de l’affaiblissement dupouvoir royal ; une aube se lève : HuguesCapet. Autre idée générale à mettre en relief :les invasions finissent par se fondre dans lecreuset français (Normands = Normandie) etinfluencent le destin du pays en lui apportantun sang neuf : occasion aussi de lutter contrel’idée raciste »14.

La leçon d’histoire a bien pour but de luttercontre le racisme, éduquer à l’égalité, au res-pect et à l’acceptation de l’autre.

En 1962, dès le cours élémentaire, l’inspecteurengage cette institutrice à profiter de l’étuded’un épisode de l’histoire de la Révolution

12 AD 01 381 W3.

13 Ceci a été étudié dans un article à paraître dans larevue IREGH et doit être développé dans un chapitre dema thèse.14 AD 01 380 W 16.

Page 272: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

272 Le cartable de Clio, n° 3

française pour faire en même temps uneleçon d’éducation civique.

« La prise de la Bastille. Commentaire d’unegravure. L’observation est bien conduite. N’ayezpas peur de comparer au présent (peut on criti-quer le gouvernement? oui. Devait-on critiquerle roi ? ou bien la prison, donc, injustice) »15.

Il est vrai que le thème s’y prête. Il est bienévident que l’intitulé même de certainesleçons telles que les formulent les pro-grammes de la période16 dès le cours élémen-taire ne permet pas une autre interprétationen particulier pour l’étude de la Révolutionfrançaise. La Révolution française doit êtreétudiée à travers un certain nombre de jour-nées révolutionnaires, de symboles et de per-sonnages comme par exemple : le Serment duJeu de Paume, la prise de la Bastille, la Fête dela Fédération, la Marseillaise, Hoche, ou Marceau, Bara et Viala.

Cette nécessité que l’on trouve dans laremarque de cet inspecteur d’utiliser le passépour comprendre le monde dans lequel onvit n’est pas souvent mise en avant par lesinspecteurs. On peut se demander si cela estd’une évidence telle que l’inspecteurn’éprouve plus le besoin d’insister ou si celan’entre plus dans les préoccupations essen-tielles de l’époque. Une étude du contenu desmanuels et des ouvrages de pédagogie nousfait pencher pour la seconde explication.Cependant, la plus grande prudence s’im-pose. Pour exemple, cette inspection de 1942en classe de fin d’études et cours moyen,dans une période certes très particulière est àlire entre les lignes. Cet instituteur traite

d’un sujet brûlant dans le contexte de l’Oc-cupation en 1942 : la défense nationale deseptembre à février 1871. Voici ce que ditl’inspecteur17 :«Le maître dispose d’une carte simple qui faci-lite la leçon. Son exposé tient compte de ce queles élèves ont pu retenir de l’année dernière etcertains élèves répondent assez bien. Le lan-gage est simple. La défaite des Trois armées,après un premier succès, est à la fois rapide-ment exposée et sobrement expliquée – ainsique la capitulation de Paris et le traité de paix.Une partie utile de la leçon est consacrée àl’établissement en commun d’un résumésimple, auquel participent les élèves.Au total, bonne leçon qu’un peu d’élan auraitrendue très bonne (préciser davantage l’acti-vité de Gambetta, les souffrances de Parisassiégé) ».

La neutralité du ton du rapport et l’absencede référence à l’actualité peuvent surprendreà première vue. Il ne faut cependant pasoublier que ce rapport s’adresse, via l’inspec-teur d’Académie, aux autorités de Vichy. Lasurveillance que le gouvernement tented’exercer sur les enseignants est forte. Lesinspecteurs d’Académie doivent régulière-ment faire des rapports sur le personnelenseignant, sur leur éventuel engagementdans la Résistance.

L’inspecteur a tout intérêt, pour se protéger,et pour protéger l’instituteur, à adopter leton le plus neutre possible. La dernièrephrase du rapport est très ambiguë. Com-ment parler des souffrances du Paris assiégéen 1871 et de l’activité de Gambetta sansamener des élèves de la classe de certificatd’études, c’est-à-dire âgés de 12 à 14 ans à ne

15 AD 01 381 W12.16 Programmes de 1938, 1945 et 1957. 17 AD 01 380 W4.

Page 273: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 273

pas faire un parallèle avec la situation qu’ilsvivent en 1942 ?

Deuxième caractéristique de la leçon : l’en-seignement de l’histoire doit nécessairements’appuyer sur l’étude de documents.

La nature des documents n’est pas précisée :document historique, document pédago-gique issu d’une simplification d’un docu-ment historique, document de reconstitu-tion, le statut du document n’est pas un soucipour l’inspecteur ni pour l’enseignant. Ilsemble toutefois que la gravure, le documenticonographique soit le support le plus recher-ché pour une leçon d’histoire. Les textes,dont la nature n’est pas précisée, sont aussiutilisés. La distinction est cependant faiteentre ce qui a un statut de texte et le récit desmanuels dont l’utilisation est différente.

En 1968, l’inspecteur reproche à cet institu-teur une mauvaise utilisation du documenten classe de cours moyen 2e année et find’études lors d’une leçon sur la civilisationcarolingienne : «Vos explications sont intéres-santes, appuyées sur des textes bien choisis maisl’ensemble paraît un peu décousu. Surtout, jenote une lourde faute de méthode, qu’on nes’attendrait plus à trouver chez un maître che-vronné : vous présentez, et sans grande convic-tion, des documents, en cours de leçon alorsqu’il faut en présenter trois ou quatre bienchoisis en début de leçon et construire votreexposé, avec la participation des élèves, en vousappuyant sur eux et non en les traitant à titreaccessoire. D’ailleurs les documents que vousexhumez du dossier ne sont pas vraiment choi-sis, mais présentés successivement et assortisd’un commentaire peu enrichissant ». L’ins-pecteur d’Académie ajoute l’annotation sui-vante : «Qu’il se garde de glisser vers les pires

méthodes, traditionnelles et inefficaces dansl’enseignement de l’histoire, qu’il s’adapte auxconditions de l’enseignement moderne quidonne la primauté à l’enseignement oral, sansnégliger l’écrit bien sûr»18.

La place des documents dans la démarched’apprentissage est essentielle : ils sont labase, le point de départ de la leçon, l’outilsur lequel s’appuie toute la démonstrationdu maître autour de laquelle il bâtit la tramedes connaissances qu’il transmet aux élèves.Le document permet aussi de rendre la leçonvivante, concrète. Elle permet au maître, cequi est fondamental, de faire participer lesélèves, de les amener à se poser des questions,à s’interroger. La carte est aussi un outil trèsimportant. Il est important de localiser leslieux dont on parle lors d’une leçon.

«Nous abordons ensuite les “démêlés” de Fran-çois 1er et d’Henri II avec Charles-Quint. Il estregrettable que cette leçon ait essentiellement lecaractère d’un exposé trop magistral. Les élèvesn’interviennent à peu près pas. Ils n’y sontd’ailleurs pas invités par le maître qui parletrop. Les faits succèdent aux faits sans qu’on lescomprenne vraiment. Le seul documentexploitable dont on dispose est une carte histo-rique. C’est à partir d’elle qu’il fallaitconstruire la leçon. Le maître l’a bien un peutenté au début mais il n’a pas eu la patienced’attendre que lentement surgissent les obser-vations des enfants et qu’on les interprète» 19.

Le document est donc ce qui permet la par-ticipation des élèves et évite le caractère tropmagistral de la leçon, « le long monologue »du maître comme le note un inspecteur :

18 AD 01 380 W3.19 AD 01 380 W3 : rapport d’inspection en 1967 dans uneclasse de cours moyen fin d’études.

Page 274: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

274 Le cartable de Clio, n° 3

« C’est un cours qu’il fait devant les élèves, nonune leçon associant les élèves à l’acquisitiondes connaissances. Est-il vraiment suivi ? com-pris ? que demeure-t-il dans l’esprit des élèves ?Qu’ont-ils conservé de la leçon précédente ?Réfléchissons à tout ceci et intéressons-nousvraiment les élèves à la leçon ? Ce n’est pasdonc ce que dit le maître qui compte mais l’ac-tivité intellectuelle des élèves »20.

L’activité intellectuelle des élèves est liée àleur capacité à décrire, à lire un document, àposer des questions auxquelles le maîtreapportera les réponses. Le dispositif est fron-tal : le maître, face aux élèves. Il n’est pasquestion de mettre les élèves en situation detravail entre pairs.

La démarche pédagogique préconisée estsimple : à partir de documents qui doiventêtre exploités avec les élèves, ceux-ci sontinvités à décrire ce qu’ils voient (d’où legrand intérêt du document iconogra-phique). Le maître doit apporter les explica-tions nécessaires à leur compréhension. Cecidoit permettre de dégager des connaissancessimples : vocabulaires, dates, personnages,faits de civilisation. Intéresser les élèves, celasignifie pour le maître trouver des docu-ments simples et accessibles mais aussi savoirraconter, utiliser un ton adapté aux jeunesenfants, tenir leur attention en éveil. Lesconnaissances dégagées étant simples, l’élèvedoit pouvoir les retenir facilement. Pour cela,l’inscription des grandes articulations de laleçon au tableau noir est essentielle. Celadoit favoriser la rédaction d’un résumé de laleçon avec les élèves, résumé à copier sur uncahier et à apprendre.

Le manuel est l’outil privilégié de la leçond’histoire.

C’est en effet là que le maître trouve lesdocuments qu’il utilise, mais aussi un texte,des questions et un résumé. Nous avons punoter plusieurs façons plus ou moins accep-tées par les inspecteurs d’utiliser le manuel.

Dans cette classe de cours moyen, l’inspec-teur apprécie peu l’utilisation qu’en fait l’ins-titutrice : « Le sujet semble vaste mais lemanuel, dont la maîtresse ne sait pas s’évader,le traite ainsi. On le lit, pas à pas, n’exploitantque très sommairement les documents ou lesrares interventions d’élèves. Je demande àMme D de se souvenir que l’histoire est une“discipline d’éveil” et je lui rappelle avec insis-tance tout ce que j’ai dit à ce sujet dans mesconférences pédagogiques. En définitive, ce futune séance bien décevante »21.

Nous avons là l’utilisation la plus mauvaiseque l’on puisse trouver. Un autre inspecteurnous en donne la raison : « Cela dit, la leçonainsi conçue apporte une solution de facilité.entendons nous bien : une lecture expliquée dulivre peut être active et fructueuse. Encore faudrait-il qu’on ait réfléchi aux passages àalléger, aux questions à poser, etc... »22.

Une lecture en continu du manuel qui tientlieu de leçons est le fait d’un maître qui n’apas préparé, réfléchi sa leçon. Elle ne permetpas la participation des élèves, elle les laisseentièrement passifs.

20 AD 01 380 W3 : rapport d’inspection de 1951 dansune classe unique (comprenant tous les cours).

21 AD 01 381 W12 rapport d’inspection de 1966. L’ex-pression «discipline d’éveil» n’est pas encore à cette datedevenue l’appellation officielle de l’histoire, de la géo-graphie et des sciences à l’école élémentaire.22 AD 01 380 W3 rapport d’inspection de 1957.

Page 275: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 275

L’utilisation canonique du manuel se trouvedans cette description d’une leçon dans uneclasse de cours moyen en 1954 : « Leçon surSaint Louis et Philippe IV le Bel. La maîtresseexpose simplement la leçon en se tenant trèsprès du livre mais elle sait mettre en relief lesfaits essentiels en posant des questions adroites(ex : pourquoi Philippe IV fait-il venir le papeà Avignon ? R. Pour mieux le surveiller). Lesgravures du livre sont ensuite exploitées, demême qu’une carte du domaine royal. Bonneméthode car l’observation des gravures en cecas est plus fructueuse. Puis on lit des passagesdu livre en expliquant certains mots et onmontre d’autres gravures. Bien »23.

Les phrases soulignées l’ont été par l’inspec-teur d’Académie qui lui aussi valide et appré-cie cette utilisation du manuel.

Si l’on compare ce modèle de la bonne leçonavec les pratiques relevées par Brigitte Danceldans la Somme lors des conférences pédago-giques en 1892, on peut noter quelques évolu-tions intéressantes24. Le manuel est assez systé-matiquement utilisé, ce qui n’était pas le casdans la Somme (3 cas sur 32 leçons). La paroledu maître tient donc une plus grande place quedans l’Ain pour notre période. La descriptionde documents permet de mieux solliciter laparticipation des élèves, de les tenir en haleine.Le tableau noir, dont l’utilisation était trèspeu répandue au désespoir des inspecteursdans la Somme, est devenu un outil indis-pensable pour permettre la mise en évidencedes points les plus importants de la leçon25.

Manuel et tableau noir sont, pour notrepériode, les deux outils permettant un ensei-gnement de l’histoire conforme aux attentesde la hiérarchie.

Cependant, cette prégnance des manuelsdans la classe empêche la prise en compted’une demande de l’institution constantedepuis 1911, la prise en compte de l’histoirelocale. À trois reprises seulement, les inspec-teurs félicitent des maîtres qui rattachentleur leçon à l’histoire locale. Il est évidem-ment difficile, lorsque la démarche mise enœuvre s’appuie de façon très étroite sur lalecture d’extraits du livre scolaire, de s’ap-puyer sur l’histoire locale. Les programmesde 1945 et de 1957 insistent sur cette néces-sité de s’appuyer pour enseigner l’histoirenon seulement sur l’histoire locale mais aussid’utiliser des documents historiques véri-tables dans la mesure du possible : parche-min, témoignages. C’est plus simple, plusconcret, plus utile aux élèves qu’une suite dedates, de rois, de batailles. Cela leur permetsurtout d’enseigner une histoire de la civili-sation permettant de répondre à la ques-tion : « comment vivait-on autrefois ? ». Cer-tains spécialistes de l’enseignement del’histoire à l’école primaire y voient mêmeun moyen pour une rénovation de cet ensei-gnement moins axée sur la transmissionuniquement de connaissances, mais aussi desavoir-faire26.

Les pratiques décrites par les inspecteursdans l’Ain entre 1930 et 1970 ne sont pas

23 AD 01 381 W424 Brigitte Dancel, op.cit., pp. 90-131.25 Nous avons dépouillé les conférences pédagogiquesdu département de la Loire à la fin du XIXe siècle. Nosconclusions, développées dans notre thèse, sont iden-tiques à celles de Brigitte Dancel.

26 Voir notamment Roger Cousinet, L’enseignement del’histoire et l’éducation nouvelle, Paris, PUF, 1950. PaulMaréchal, L’initiation à l’histoire par le document. Expé-riences et suggestions, Paris, SEVPEN, 1956. Et L’histoireen question. Les voies éducatives, Paris, Collection Bour-relier, Carnets de pédagogie pratique, 1969.

Page 276: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

276 Le cartable de Clio, n° 3

particulièrement innovantes, et semblent àpremière vue assez traditionnelles. Cepen-dant, le type de leçon qu’essayaient de pro-mouvoir les inspecteurs au début du siècle estdevenu la norme. Le manuel scolaire est l’ou-til indispensable de la leçon d’histoire. Audébut du siècle, son importance était forte.Comme le montre Brigitte Dancel pour laSomme et le confirment nos recherches dansla Loire, il y en a deux utilisations possibles.La première est ce que nous pouvons appelerla leçon d’histoire-lecture suivie du manuel,pratique contre laquelle l’inspection essaie delutter. Elle ne permet pas aux élèves de déga-ger l’essentiel. Elle est totalement inefficacepour leur permettre d’avoir les connaissancesnécessaires pour réussir le certificat d’étudeset être un bon citoyen.

La seconde pratique est celle de la leçon-récitsans le support en classe du manuel. Lesélèves doivent ensuite travailler sur leur livrepour apprendre la leçon. Elle ne permet pasla participation des élèves, ni leur activitéintellectuelle, elle les laisse trop passifs.

En 1950, la pratique canonique est la pra-tique innovante du début du siècle. La placeet l’utilisation du manuel, fondamentalesdans la démarche, s’est modifiée. Le contenumême des manuels, axé sur une histoireencore politique, événementielle, le choixdes documents, empêchent une modifica-tion des pratiques conformes aux recherchespédagogiques en cours : histoire locale, his-toire des modes de vie, mais aussi unedémarche différente mettant l’élève en situa-tion de recherche. La discipline scolaire, telleque la définit A. Chervel27, ne peut se modi-

fier à la fin de notre période pour répondreaux aspirations sociales. Le blocage se situedu côté du manuel scolaire. La mise en placedes activités d’éveil, après 1970, en suppri-mant ce verrou de façon radicale, a permis latransformation inéluctable de l’enseigne-ment de l’histoire à l’école élémentaire.

Au terme de cette étude, nous pouvons direque les rapports d’inspection sont unesource intéressante pour l’histoire des disci-plines scolaires à condition de prendre lesprécautions qui s’imposent pour tout histo-rien confronté à tout type de source. Dansnotre cas, il est nécessaire d’utiliser d’autressources : ouvrages de pédagogie, mais aussiet surtout les manuels scolaires. Le croise-ment des informations ainsi obtenues doitpermettre d’éclairer l’histoire de l’enseigne-ment de l’histoire à l’école élémentaire. C’estlà notre terrain de recherche.

27 André Chervel, La culture scolaire, une approche histo-rique, Paris, Belin, 1998.

Page 277: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 277

Voici deux extraits de dossiers professionnels d’instituteurs du département de l’Ain(Archives départementales de l’Ain série 380 W). À travers ces deux cas, on peut appré-hender les grandes caractéristiques de la leçon d’histoire à l’école primaire. Les modifica-tions de contenu et de démarche des années soixante-dix, non étudiées dans l’article, sontaussi repérables.

M. X né en 1921, à la retraite en 1976, formation à l’École Normale, 14 inspections danssa carrière dont 3 comportent des leçons d’histoire.

1941, cours moyen, fin d’études :« Leçon d’histoire : Le contrôle de la leçon précédente d’histoire vient de s’achever et M. Xexpose l’organisation de l’œuvre du Consulat. Il reprend d’un peu loin l’origine du Consulat,l’analyse de la constitution, cherche à souligner l’omnipotence du 1er Consul : il n’y réussit pascomplètement à cause du ton du maître qui manque de relief, d’explications un peu languis-santes et en même temps incomplètes ou même inexactes puisqu’on ne parle pas du Tribunatet de la difficulté qu’éprouve M. X pour souligner les idées essentielles. Pourquoi n’utilise-t-ilpas le tableau noir pour fixer d’un mot les points à mettre en valeur ? Ce défaut a d’ailleurs sonorigine dans sa préparation qui est un résumé de son exposé et non un plan vigoureux avecrecherche des moyens à employer et des dangers à éviter. Cette préparation, mal charpentée,ne prévoit en même temps pas les détails. Il faut penser à l’avance au vocabulaire à employeret éviter de dire et répéter : collectionner les impôts pour collecter. Pour terminer la leçon poserquelques questions permettant de s’assurer qu’on a été suivi et la résumer pour ne pas laissersur l’impression d’idées successives et qui paraîtront forcément décousues ».

1946, cours élémentaire :« Histoire : interrogation sur Richelieu. Deux élèves sont invités à réciter le cours résumé deleur manuel. Le résumé est correctement su. Il aurait fallu étendre le contrôle. Faire apprendrequelques dates et les réviser périodiquement.Leçon sur le début du règne de Louis XIV. La journée du roi. Un exposé est suivi de la lecturedu texte du manuel. Les deux procédés se concurrencent d’une façon qui n’est pas très heu-reuse. Dans la préparation, ne nous contentons pas d’indiquer la matière de la leçon. Réflé-chissons dans le détail à la conduite des exercices ».

1964, cours moyen, fin d’études :«Notions confuses (3e République). Chronologie des régimes après Napoléon Ier. Il faut malgrétout donner des cadres : la notion de temps est à la base des événements à connaître ».

A N N E X E

Page 278: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

278 Le cartable de Clio, n° 3

M. Y. né en 1920, retraite en 1977, baccalauréat en 1939. Pas de formation en École Nor-male. 16 inspections dans toute la carrière dont 4 comportent des leçons d’histoire.

1941, cours élémentaire :« La leçon d’histoire n’est qu’une leçon de lecture dans laquelle le maître n’intervient que pourdonner de trop brèves explications. Ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre l’enseignement del’histoire au CE ; vous utilisez pourtant un livre bien compris ; c’est sur les gravures et les récitsqui les accompagnent qu’il faut bâtir votre leçon. Que chacune des images – qui renferme enelle-même une idée à acquérir – fasse l’objet d’une causerie vivante, orientée vers l’idée essen-tielle ; apportez quelques explications agrémentez de détails intéressants, faites copier etapprendre quelques lignes ».

1950, cours élémentaire :«Histoire: les Normands. La leçon prend la forme d’un commentaire de gravures du livre, en cou-leurs, représentant un bateau. Méthode bien valable mais laissez parler davantage les enfants».

1958, cours moyen, fin d’études :« Histoire1) Interrogation sur Charlemagne. récitation du résumé. Faites fermer les livres.2) Leçon : les Normands. On se sert de gravures affichées. Elles sont trop petites pour être vuessans déplacer les élèves. Au lieu de répéter la leçon sur le livre avec toute sorte de noms, faitesvraiment reposer votre exposé sur une longue observation des gravures et de la carte du livre(démembrement de l’Empire au traité de Verdun). Une carte de l’Europe aurait été nécessaire.D’où venaient les Vikings ? Par où pénétrèrent-ils en France et en Lotharingie ? Tout cela doitse suivre sur la carte. Il faut une base concrète pour lutter contre le verbalisme qui vousmenace. Par ailleurs, il faut trouver l’idée directrice : le succès des invasions dérive de l’affai-blissement du pouvoir royal ; une aube se lève : Hugues Capet. Autre idée générale à mettre enrelief : les invasions finissent par se fondre dans le creuset français (Normands = Normandie)et influencent le destin du pays en lui apportant un sang neuf : occasion aussi de lutter contrel’idée raciste. Écrivons au tableau le schéma de la leçon : cela met en relief l’enchaînementlogique, mais dépouillé des faits, et on retiendra mieux les noms et les dates essentielles(aujourd’hui 843 et 987 suffisaient) ».

1972, cours élémentaire de 2e année, cours moyen :«M. Y. n’a pas été sans faire quelques incursions pédagogiques dans les activités d’éveil selon lestyle qui est d’usage, désormais, dans la plupart des classes de la circonscription. Cet engagementest-il assez accentué? Ce que j’observe un moment cet après-midi sur les Gaulois avec les CE2 etsur les phoques avec les CM se présente curieusement comme plaquant de vieilles attitudesmagistrales stéréotypées sur des pratiques neuves, non sans un souci d’une certaine approcheinterrogative. Il n’est pas certain que cela constitue une véritable rénovation pédagogique».

Page 279: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Il fascismo di Lidia, piccola italiana svizzera – 279-302 279

IL FASCISMO DI LIDIA, PICCOLA ITALIANA SVIZZERA

MASSIMO CHIARUTTINI, DOCENTE DI STORIA, SCUOLA MEDIA DI VIGANELLO

« Il 17 ottobre sono incominciate le scuole.Dopo aver frequentato dalla prima alla quintaclasse in Svizzera, frequento ora la primamagistrale inferiore qui in Italia, nell’IstitutoSacro Cuore di Sale. La nostra aula è abba-stanza grande, e ha quattro finestre dalle qualivi entra il sole e la luce. Al muro dove c’è iltavolo della suora vi sono quattro quadri. Ilpiù grande è del Sacro Cuore, gli altri sono delsanto Padre ; in mezzo, a sinistra, c’è quello delRe e a destra quello del Duce. »

Inizia così il primo quaderno di componi-menti di Lidia Bernardazzi, alunna dell’Isti-tuto Magistrale femminile del Sacro Cuore diSale, Piemonte.

Siamo nell’autunno del 1938 e una pesantecappa nera sta calando sull’Europa. In Spagnale speranze dei repubblicani di volgere a pro-prio vantaggio le sorti della Guerra civile sistanno infrangendo sull’Ebro; da alcune setti-mane le truppe di Hitler sono penetrate neiSudeti con la benedizione giunta da Monaco;in Italia, dove l’entusiasmo per la vittoria aicampionati del Mondo di calcio non è ancorasopito, Mussolini ha da poco sferrato «tre caz-zotti nello stomaco » alla borghesia, sosti-tuendo il lei, «servile e straniero», con il voi,introducendo il passo romano a imitazione delpasso d’oca tedesco ed emanando la legge cheproibisce il matrimonio tra i «cittadini italianidi razza ariana» con persone di altra razza.

Lidia ha dodici anni. Le considerazioni sulprimo giorno di scuola nell’ Istituto che l’haaccolta da due settimane si trovano su unodei tre quaderni di temi scritti dalla ragazzatra l’ottobre 1938 e il maggio 1942 ; una cin-quantina di manoscritti in tutto, ora gelosa-mente custoditi, insieme ad altri ricordi diquegli anni, da colei che oggi è la SignoraLidia, 78 anni, residente a Caslano. La scuoladi Lidia è un istituto religioso gestito dallesuore. Sui muri delle aule non mancano,accanto al ritratto del papa, quelli del re e delduce. Un connubio che non può sorprenderee che è anzi fortemente avvertibile anche neiquaderni di italiano delle alunne. Come intutte le scuole del mondo, le insegnati pro-pongono lo svolgimento di temi tradizionalidi carattere descrittivo (sulla madre, sui com-pagni di classe, sulle vacanze), storico-lettera-rio (sugli eroi delle Guerre Puniche e dell’O-dissea) e fantastico (su viaggi immaginari epersonaggi inventati) ; qui non manca peròanche l’invito alla riflessione su argomenti dicarattere politico. Una situazione certamentecomune a tutti gli istituti pubblici e a quelliprivati di quegli anni : nessuno risulta imper-meabile al vento della propaganda di regime.Come nota Elena D’Ambrosio1, « la scuola

1 Il testo di Elena D’Ambrosio è tratto dall’introduzionealla mostra «A scuola col duce», pubblicato sul sito inter-net www.anpi.it. La mostra ha avuto luogo a Cernobbio(Como) tra il gennaio e il febbraio 2003 ed è stata curatadalla «Associazione Nazionale Partigiani d’Italia».

Page 280: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

280 Le cartable de Clio, n° 3

diventò ben presto la cassa di risonanza di tuttele scelte e le iniziative del regime. L’attivitàdidattica e quindi le letture, i dettati, i temi, glistessi esercizi di aritmetica rispecchiavano ilclima del periodo, erano il riflesso della poli-tica, dell’economia nazionale, delle campagneintraprese dal regime in diversi campi. Ai temidell’autarchia, della battaglia del grano, dellalotta antitubercolare, della politica demogra-fica veniva dato ampio spazio in ogni mate-ria». E in effetti, basta scorrere l’elenco deititoli assegnati dalle insegnanti dell’Istitutofrequentato da Lidia Bernardazzi per avver-tire la prepotente dimensione ideologica dicui è impregnata la scuola : « Come intendicompiere i tuoi doveri per essere una buonaPiccola Italiana agli ordini del Duce?», «Per-ché nelle vostre preghiere quotidiane nondimenticate il Re, il Duce e la Patria?», «Ladecima campagna nazionale antitubercolare»,«Roma, Italia, Impero : tre nomi indissolubil-mente congiunti nella storia del mondo »,« Parlate brevemente delle commemorazionicelebrate dal primo giorno di scuola fino adoggi», «La gioventù dell’Eneide e la gioventùdel Littorio».

Quando poi l’Italia si trova invischiata nellaguerra, il richiamo ai valori di solidarietàpatriottica diventa oggetto di celebrazioneretorica ed esercizio letterario : « In ognicimento il soldato d’Italia tutela l’onore, ildiritto e l’avvenire della Patria » ; « L’asseRoma-Berlino », « Ludi Juveniles Giovane Ita-liana. Doveri, aspirazioni e voti della GiovaneItaliana mentre la Patria è in armi ». « Congenerosa mano la Patria in armi ricambiaamorosamente, con l’assistenza alle spose e aibimbi, i sacrifici dei combattenti ».

Ma perché Lidia, cittadina svizzera che abitaa Zurigo (come lei stessa ama ricordare nelle

prime righe del suo primo componimento)frequenta una scuola in Italia ? Sulle circo-stanze che portarono i suoi genitori a deci-dere di iscriverla in un istituto religioso pie-montese vale la pena soffermarsi qualcheistante, poiché la storia di questa «Piccola Ita-liana svizzera » sarebbe inspiegabile senzafare riferimento a un fenomeno storico e aun contesto antecedenti a quello del fasci-smo: il XIX secolo, il secolo dell’emigrazione.

I genitori di Lidia appartenevano ad antichefamiglie malcantonesi che avevano parteci-pato all’emigrazione oltre confine e oltre-mare2. Nell’800 dal Malcantone partivanosoprattutto maestranze dirette alle fornaci dimattoni piemontesi e di altre regioni del nordItalia. Molti emigranti lavoravano come sem-plici operai ; altri fecero invece fortuna ediventarono proprietari di stabilimenti.

Fu questo anche il caso del nonno di Lidia. Lafornace posseduta dai Bernardazzi si trovavanei pressi di Acqui, in provincia di Alessan-dria. Il padre di Lidia, Carlo, dopo la mortedel genitore vi lavorò per qualche tempo, finoalla fine degli anni Dieci. Tornò quindi inTicino, ma rientrò in Piemonte nel maggio1921 dopo essersi sposato. Qui lavorò peralcuni anni presso alcune fornaci dell’Asti-giano e dell’Alessandrino (lo stabilimento difamiglia era stato nel frattempo venduto acausa di difficoltà finanziarie), finché decise

2 Il padre di Lidia, Carlo Bernardazzi, classe 1894,apparteneva a una famiglia patrizia di Cademario. Lamamma di Lidia, Pierina Bernasconi, classe 1900, eraoriginaria di Agno. Molti Bernardazzi emigrarono inPiemonte come fornaciai. Ma anche tra i parenti dellamadre di Lidia, i Bernasconi di Agno, si contano alcunifornaciai. Nella seconda metà dell’800 un prozio di Lidiaemigrò in Algeria dove costruì alcune fornaci nei pressidi Orano. Il nonno materno di Lidia, Pietro, partì inveceper l’Argentina e vi rimase per più di un decennio.

Page 281: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 281

di rientrare definitivamente in patria con lafamiglia nel 1925. Ma la situazione econo-mica in cui versava il Ticino lo spinse a sce-gliere nuovamente la via dell’emigrazione,che questa volta lo portò a Zurigo, doverimase fino al 1962, prima di tornare defini-tivamente nel Malcantone.

Le tre sorelle di Carlo erano rimaste in Pie-monte. Una di loro, Rosalia Bernardazzi,diventata suora, aveva fondato l’Istitutomagistrale femminile di Sale. A Carlo e Pie-rina si offrì perciò un’opportunità che giudi-carono interessante : mandare la propriafiglia nel collegio diretto dalla zia. Evidente-mente, però, non fecero i conti con la con-giuntura politica di quegli anni, e nono-stante Carlo fosse di convinta fede socialista,ritenne che quella soluzione potesse costi-tuire per la figlia l’occasione di seguire unaformazione in italiano, in un ambiente pro-tetto e – visti i legami di parentela – sicura-mente conveniente sul piano economico.

Ma torniamo ai componimenti, alcuni deiquali trovano spazio in queste pagine. Loscopo della loro parziale pubblicazione nonè certamente di apportare argomenti inno-vativi allo studio della strategie propagandi-stiche del regime fascista durante il Venten-nio. L’intendimento è piuttosto quello diriflettere sull’utilizzo delle fonti storichenella scuola e di offrirne un esempio pratico,concretamente messo in cantiere in unascuola ticinese.

Nel nostro caso si tratta di un tipo di fontiparticolare, che alcuni studiosi classificanotra le cosiddette fonti preterintenzionali. Aquesta categoria appartengono « tutti queiresti di varia natura la cui funzione originariao la cui natura non era destinata a serbare

ricordo dei fatti, ma che per il solo fatto che sisono conservati ed esistono, valgono comefonte storica »3. I componimenti di Lidia Ber-nardazzi possono essere annoverati tra que-sto tipo di fonti, dato che non è verosimilepensare che la ragazza, che allora aveva tra idodici e i sedici anni, pensasse di scrivere peri posteri, e soprattutto per testimoniare lecondizioni di vita e di pensiero di una sco-lara durante il Ventennio.

Qualsiasi approccio alle fonti, di qualunquetipo esse siano, presuppone un atteggia-mento problematico da parte dell’allievo,chiamato a formulare delle domande almateriale che si appresta ad esaminare e aesplicitare delle ipotesi. Queste vengono inun secondo tempo messe a confronto con irisultati della sua attività di « interrogazione»delle fonti e, in seguito, anche con i risultatidella ricerca condotta dagli storici e reperibilenei testi storiografici messi a disposizionedall’insegnante. Questa procedura – ipotesi,creazione di aspettative attraverso la formu-lazione di interrogativi da rivolgere alle fonti,confronto critico con la storiografia – costi-tuisce un percorso che ogni allievo può strut-turare a propria misura, avendo come base lepre-conoscenze di cui dispone. In questomodo « la costruzione della conoscenza nonavviene attraverso una ricezione passiva, macostituisce piuttosto il frutto dell’attività delsoggetto »4. È soprattutto tenendo presentequesta esigenza metodologica che ai ragazzidi alcune classi di quarta media di Viganello è

3 G. Fasoli, P. Prodi, Guida allo studio della storiamedievale e moderna, Bologna, Patron editore, 1983,pp. 115-116.4 P. Jonnaert, C. Vander Borght, Créer des conditionsd’apprentissage. Un cadre de référence socioconstructivistepour une formation didactique des enseignants, Paris-Bruxelles, Éd. De Boek Université, 1999, p. 29.

Page 282: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

282 Le cartable de Clio, n° 3

stato chiesto di leggere i componimenti diLidia Bernardazzi. Un’attività che ha trovatocollocazione all’interno di un’unità didatticasul fascismo e che ha visto gli allievi lavoraresia sui titoli sia sui testi redatti dalla loro gio-vane coetanea di settant’anni fa.

Una prima lettura dei manoscritti di Lidia èstata destinata all’identificazione dei datiespliciti, quelli, cioè, relativi ad alcuni aspettipeculiari del fascismo, che i ragazzi avevanogià avuto modo di incontrare sui testi storio-grafici : le organizzazioni giovanili (GIL, Pic-cole Italiane, Balilla, ecc.), i continui rimandiall’Impero romano, di cui il fascismo si con-siderava il naturale prosecutore, l’onnipre-sente figura del duce, oggetto di esaltazionepersonalistica.

Il lavoro con gli allievi su fonti di questanatura ha comportato però anche la neces-sità di stimolare in loro la consapevolezzache ogni segno del passato, per il fatto stessodi essere sopravvissuto alle varie epoche sto-riche, deve essere analizzato tenendo contodei messaggi espliciti di cui sembra essereportatore, ma deve essere anche destruttu-rato in modo da mettere in luce pure le con-dizioni in cui è stato prodotto. Alla primalettura ne è perciò seguita un’altra piùapprofondita, tesa a portare alla luce unarealtà non esplicitata direttamente dall’au-trice dei componimenti ; una realtà costituitadalla strumentalizzazione della scuola a finipropagandistici, in cui gli alunni dovevanoessere considerati oggetto e al tempo stessoveicolo della propaganda politica messa inatto dal regime. I ragazzi si sono così resiconto, anche operando confronti con larealtà contemporanea, di quanto fosse pre-gnante e totalizzante la presenza dello Statoall’interno della vita dei cittadini. Che la

scuola si faccia promotrice di valori univer-salmente riconosciuti non costituisce, per inostri allievi, una sorpresa : già a partire dallaterza media, infatti, i ragazzi hanno l’oppor-tunità di conoscere i fondamenti dello Statodemocratico e possono toccare con mano lacapacità delle istituzioni democratiche diassumere atteggiamenti di rispetto neiriguardi della diversità delle opinioni. Non èperciò mancata la sorpresa nel constatarecome la scuola d’epoca fascista si facessepromotrice della trasmissione di valori cosìdistanti da quelli odierni. La natura stessadelle fonti utilizzate, così vicine all’espe-rienza di tutti i giorni, ha facilitato questaesperienza conoscitiva, maturata nei ragazzimediante l’attività di « interrogazione » deidocumenti a loro disposizione.

Tra gli obiettivi dell’insegnamento della sto-ria non può mancare quello che Ivo Mattozziconsidera di importanza fondamentale.Sostiene infatti Mattozzi :

«Oggi la scuola può produrre un cambiamentodi mentalità storica, un cambiamento del rap-porto con il passato perché gli storici hanno ela-borato categorie analitiche adatte ad organiz-zare il passato secondo una razionalità nonstoricistica. Grazie a esse l’educazione storicapuò orientare e potenziare l’attività irriflessa diquell’operatore storico che è la memoria –memoria individuale, memoria collettiva – e farinsorgere quella che con espressione usualmenteindeterminata si chiama coscienza storica»5.

La costruzione di quella che Mattozzi defini-sce coscienza storica si compone, tra gli altri,di un elemento fondamentale : la «percezione

5 I. Mattozzi, « Obiettivi dell’educazione storica », inAAVV, La storia insegnata, Cuneo, Edizioni scolasticheBruno Mondadori, 1987, pagg. 59-60.

Page 283: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 283

della storicità di tutti i fenomeni riguardanti lesocietà umane »6. L’accettazione di questoprincipio implica necessariamente la ricerca ela messa in atto di strumenti didattici e scien-tifici atti a mostrare agli allievi che anchetutte le manifestazioni del presente, suscetti-bili di lasciare una traccia nel tempo, costitui-scono potenziali fonti a disposizione deglistorici del futuro. E non soltanto i documenti,

Le fascisme de Lidia, Petite Italienne suisse (résumé)par Massimo Chiaruttini

« L’école a commencé le 17 octobre. Après avoir suivi les classes en Suisse de la 1re à la 5e, jesuis maintenant dans la première magistrale inférieure en Italie, à l’Institut du Sacré-Cœurde Sale. Notre classe est assez grande, elle a quatre fenêtres qui laissent entrer la lumière et lesoleil. Sur le mur qui se trouve derrière le bureau de la sœur, il y a quatre tableaux. Le plusgrand est celui du Sacré-Cœur, sur les autres figurent le Saint-Père, au milieu à gauche le Roiet à droite le Duce. »

C’est ainsi que commence le premier cahier de composition de Lidia Bernardazzi. Ilremonte à 1938, une période noire pour l’Europe. La jeune fille avait alors douze ans. Elleréside aujourd’hui au Tessin où elle a précieusement conservé ses cahiers.

Les textes que cette jeune Suissesse a rédigés, dans cette école religieuse, le Sacré-Cœur de l’Enfant Jésus, qu’elle fréquentait parce que sa propre tante en avait été la fondatrice, sont évidemment le reflet du régime fasciste de l’époque, tant par les questions posées que parles réponses qu’elles ont entraînées.

Ce type de sources scolaires peut faire l’objet d’un usage pédagogique. Il s’agit de sourcesqui n’avaient pas été conçues pour devenir des documents historiques. Mais leur analysecritique permet aujourd’hui de mieux faire connaître l’histoire du fascisme italien. Ainsiles élèves sont-ils d’abord amenés à se familiariser avec des données factuelles précises, lesdifférentes organisations de jeunesse du fascisme, par exemple. Puis, ils se confrontentaux réalités d’une école qui affirme des valeurs contraires à celles dont ils ont l’habitude,ce qui ne manque pas de les étonner. C’est là un aspect de cette « conscience historique »que nous cherchons à leur faire construire.

6 Ibid., p. 60.

intesi nell’accezione in uso prima della messain discussione concettuale operata dagli sto-rici delle Annales, ma anche altre manifesta-zioni del nostro quotidiano. Ogni segno,resto che oggi, inconsapevolmente, ognunodi noi « produce » andrà a costituire l’im-menso apparato delle fonti preterintenzionalidi domani. Anche i nostri scritti. Anche inostri componimenti scolastici.

Page 284: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

284 Le cartable de Clio, n° 3

Sale, 4 novembre 1938

4 novembre

Oggi, 4 novembre, ricorda la fine della guerra mondiale del 1918 e i Caduti che in essa diedero la loro giovanevita. Questa mattina siamo andate ad ascoltare la santa messa a S. Calocero, e poi siamo andate alla sfilata,tutte in divisa. C’erano i Balilla, le Piccole e le Giovani Italiane, gli Avanguardisti e i Giovani Fascisti. Dopo ilcorteo siamo andate al monumento dei Caduti, dove la corale ha cantato gl’inni alla vittoria.Nel cielo sereno di quest’oggi, 4 novembre, meraviglioso giorno, sventolano al vento le bandiere d’Italia.Tutti in questo giorno pensano ai loro poveri morti che sono caduti per la grandezza della patria, pregano perloro ed esultano, perché chi muore per la Patria vive per sempre nel cuore di tutti i cittadini.

Sale, 4 aprile 1939

Come intendi compiere i tuoi doveri per essere una buona Piccola Italiana agli ordini del Duce ?

Da quando il Duce diede volo a tante migliaia di rondini, l’Italia è come una primavera che fioriscecontinuamente. Queste rondini siamo noi Piccole Italiane che, col nostro ardore giovanile, dobbiamo amaremolto la nostra cara Patria e fare nostro il programma del Duce : « Credere, Obbedire, Combattere».Dobbiamo credere a tutto ciò che dicono i nostri superiori.Dobbiamo adempiere i comandi del Duce.Combattere non con la spada, ma contro noi stessi per correggere i nostri difetti.Se adempiremo tutte queste cose, diventeremo un giorno buone madri di famiglia, sapremo educare bene inostri figli per renderli degni di questa Italia grande, romana, imperiale.

Sale, 2 febbraio 1940

Perché nelle nostre preghiere quotidiane non dimenticate il Re, il Duce e la Patria ?

Nelle mie preghiere non dimentico il Re, il Duce perché il Signore li aiuti sempre. Essi per il bene della Patriadarebbero se stessi. Essi fanno di tutto per mantenere in pace la Patria nostra, perché sanno che quando in unoStato c’è la pace non manca niente.I giovani appena sono chiamati al servizio militare, corrono subito al campo con il moschetto in mano, manoi Piccole Italiane, per fare vedere al Re e al Duce la nostra benevolenza e riconoscenza non possiamo vestirel’uniforme del soldato ; possiamo però accorrere in loro aiuto con la preghiera perché il Signore salvi ebenedica sempre la nostra cara Patria, perché salvi ed esalti sempre il Re ed il Duce, e dia giusta gloria e

Page 285: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 285

Sale, le 4 novembre 1938

4 novembre

Aujourd’hui, le 4 novembre, rappelle la fin de la guerre mondiale en 1918 et les Morts qui donnèrent leurjeune vie. Ce matin, nous avons assisté à la sainte messe à San Calocero, puis nous avons défilé, toutes enuniforme. Il y avait les Balilla, les Petites et les Jeunes Italiennes, les Avant-Gardistes et les Jeunes Fascistes.Après le cortège, nous sommes allées au monument aux Morts, où la chorale a chanté les hymnes à lavictoire.Dans le ciel serein de cette journée, le 4 novembre, cette merveilleuse journée, les drapeaux de l’Italieflottent au vent.En cette journée, tout le monde pense aux pauvres morts qui sont tombés pour la grandeur de la patrie,tout le monde prie et se réjouit pour eux, parce que celui qui meurt pour la Patrie vit pour toujours dansle cœur de tous les citoyens.

Sale, le 4 avril 1939

Comment comptes-tu accomplir tes devoirs pour être une bonne Petite Italienne aux ordres du Duce ?

Depuis que le Duce permit l’envol de milliers d’hirondelles, l’Italie est comme un printemps qui ne cessede fleurir. Nous, Petites Italiennes, nous sommes ces hirondelles qui, avec notre ardeur juvénile, devonsaimer beaucoup notre chère Patrie et nous en tenir au programme du Duce : « Croire, Obéir,Combattre ».Nous devons croire à tout ce que nous disent nos supérieurs.Nous devons exécuter les ordres du Duce.Combattre non pas avec l’épée, mais contre nous-mêmes pour corriger nos défauts.En accomplissant tout cela, nous deviendrons un jour de bonnes mères de famille, nous saurons bienéduquer nos enfants pour les rendre dignes de cette Italie grande, romaine et impériale.

Sale, le 2 février 1940

Pourquoi n’oubliez-vous jamais le Roi, le Duce et la Patrie dans nos prières quotidiennes ?

Dans mes prières quotidiennes, je n’oublie jamais le Roi, le Duce, pour que le Seigneur leur vienne toujoursen aide. Ils donneraient tout d’eux-mêmes pour le bien de la Patrie. Ils font tout ce qui est possible pourmaintenir notre Patrie en paix, parce qu’ils savent qu’on ne manque de rien dans un État qui connaît la paix.Dès qu’ils sont appelés au service militaire, les jeunes gens se précipitent au champ de bataille mousquetonen main, mais nous, Petites Italiennes, nous ne pouvons pas revêtir l’uniforme du soldat pour exprimernotre bienveillance et notre reconnaissance au Roi et au Duce ; nous pouvons par contre leur venir en aidepar la prière afin que le Seigneur sauve et bénisse notre chère Patrie, afin qu’il sauve et exalte le Roi et le

Page 286: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

286 Le cartable de Clio, n° 3

potenza alla nostra bandiera. Leggendo l’Odissea, vidi come Ulisse tornato alla sua terra natìa, dalla guerradi Troia, per la commozione si chinò e piangendo baciò la sua cara terra.Così noi pure dovremo sempre ricordarmela nostra Patria, il nostro Re e il Duce, anche se ci trovassimo in unaterra lontana, lontana.

Sale, 19 marzo 1940

La X campagna nazionale antitubercolare

La larga mobilitazione della classe medica nella crociata bandita dal regime per debellare la tubercolosimira a chiarire i primi sintomi della malattia, perché possano essere precocemente posti in azione tutti i mezziche la scienza e lo stato hanno apprestato in larga misura per combattere il male.Il Regime Fascista, sin dall’avvento al potere di Mussolini, conduce la santa crociata prevenendo e curando ipredisposti al male e gli etici stessi.La X campagna antitubercolare durerà fino al 1 aprile, con la vendita del francobollo antitubercolare simbolodella mobilitazione per la difesa contro la tubercolosi. Per far fronte a questa malattia il Regime ha fattosorgere dei sanatori e molte altre cose per ricoverarvi gli ammalati di tubercolosi.La tubercolosi è una malattia assai contagiosa, specialmente per i bambini. Tuttora essa non soltanto è la piùevitabile malattia, ma è anche la malattia più guaribile, purché sia curata a tempo e con mezzi adeguati essaè peiò una malattia che si può curare e vincere. Il popolo deve aiutare lo sforzo immane che il Regime Fascistacompie in questa lotta.Il flagello non è ancora stato vinto ; l’anno scorso esso ha mietuto 35’000 vittime. Bisogna dunque cercare diridurre la mortalità al minimo, prolungando la vita degli ammalati con le risorse che la scienza offre, maanche distruggendo il male al suo primo apparire. Tutto il popolo italiano è chiamato alla vendita delfrancobollo antitubercolare e a concorrere perché la X campagna superi le precedenti. Tutti gli Italiani perciòdevono comperare questi francobolli antitubercolosi, lieti di dare il loro obolo come espressione d’Italianità edi fraternità. Il Duce ha ordinato che tutti, incominciando dagli 11 ai 65 anni facciano parte dellaassicurazione antitubercolare, ed anche noi dobbiamo contribuire a questa opera benefica.Nessun Italiano vorrà certamente disertare questa grande battaglia fascista, magnifica perché è battagliacontro la morte per lo sviluppo e il potenziamento della vita.Se a me dessero l’incarico di andare a vendere i francobolli antitubercolari, andrei subito, così coopererei ioalla lotta contro il terribile flagello della tubercolosi.

Page 287: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 287

Duce, afin qu’il donne à nos drapeaux la gloire et la puissance qui leur sied. En lisant l’Odyssée, j’ai appriscomment Ulysse, rentré de la Guerre de Troie dans sa terre natale, sous le coup de l’émotion, s’étaitprosterné en pleurant et avait embrassé ce sol qui lui était si cher.Nous aussi, nous devrons toujours nous souvenir de notre Patrie, de notre Roi et du Duce même si noussommes dans une terre très, très lointaine.

Sale, le 19 mars 1940

La Xe campagne nationale contre la tuberculose

La grande mobilisation des milieux médicaux dans la croisade engagée par le régime pour enrayer latuberculose vise à bien faire connaître les premiers signes de la maladie, afin que tous les moyens que lascience et l’État ont prévus à une grande échelle pour ce combat puissent être engagés le plus rapidementpossible.Le Régime Fasciste, depuis l’arrivée au pouvoir de Mussolini, conduit la sainte croisade en prévenant et ensoignant autant ceux qui sont prédisposés au mal que les tuberculeux eux-mêmes.La Xe campagne contre la tuberculose durera jusqu’au 1er avril, avec la vente du timbre antituberculeux,symbole de la mobilisation pour la défense contre la tuberculose. Pour faire face à cette maladie, le Régimea érigé des sanatoriums et beaucoup d’autres choses pour accueillir les tuberculeux.La tuberculose est une maladie très contagieuse, surtout pour les enfants. Mais c’est aussi une maladie quel’on peut tout à fait éviter, et que l’on peut vraiment guérir, une maladie qui peut être soignée et vaincue sielle est traitée à temps avec des moyens adéquats. La population doit donc soutenir l’immense effort quele Régime Fasciste accomplit dans cette lutte.Ce fléau n’est pas encore vaincu ; l’année dernière, il a fauché 35 000 victimes. Il s’agit donc de réduire lamortalité au minimum, en prolongeant la vie des malades avec les ressources de la science, mais aussi endétruisant le mal dès son apparition. Tout le peuple italien est appelé à vendre des timbres antituberculeux,heureux de donner une obole qui exprime l’italianité et la fraternité. Le Duce a ordonné que tous, de 11 à65 ans, soient partie prenant de l’assurance antituberculeuse ; et nous devons nous aussi contribuer à cetteœuvre bénéfique.Aucun Italien ne voudra sans doute déserter cette grande bataille fasciste, cette magnifique bataille contrela mort, pour le développement et le renforcement de la vie. Si l’on me chargeait d’aller vendre les timbresantituberculeux, j’irais immédiatement pour contribuer à la lutte contre le terrible fléau de la tuberculose.

Page 288: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

288 Le cartable de Clio, n° 3

Sale, 24 gennaio 1941

Con quali sentimenti ascolti ogni giorno la lettura del bollettino di guerra ?

Nel giugno del 1940 l’Italia sorse in armi contro l’Inghilterra e la Francia ; nel novembre dichiarò guerraanche alla Grecia. I motivi di questa guerra sono chiari : quando nel 1935 l’Italia andò in Africa per laconquista dell’Impero, l’Inghilterra, che ha possedimenti e colonie vastissime, si mise a capo di 52 Nazioni edimpose all’Italia le sanzioni economiche con lo scopo di arrestarla nel suo glorioso cammino. Ma inquell’occasione, il Duce disse al popolo italiano : « Noi tireremo diritto ! » E così fu. L’Italia vinse la guerra edebbe il suo Impero ; vinse anche nel campo economico con la battaglia autarchica. Allora l’Inghilterra, cheingiustamente si era impadronita delle chiavi del Mediterraneo, lo stretto di Gibilterra, Malta e il Canale diSuez, cominciò ad ostacolare il commercio che l’Italia aveva col suo Impero ; di più, pretendeva di esserepagata lautamente ogni volta che navi italiane dovevano passare il canale di Suez per recarsi in Etiopia. LaFrancia poi aiutava l’Inghilterra in ogni sua azione anti-italiana e teneva in sua mano alcune terre che, sottoogni rapporto, appartengono all’Italia : Nizza, Savoia, la Corsica. L’Italia fu così costretta a dichiarare laguerra a queste nazioni.Sono passati sette mesi da allora ; sette mesi di sacrificio, di lavoro silenzioso da parte di tutto il popoloitaliano, che sa essere giunto il momento delle rivendicazioni dei propri diritti ; sette mesi di aspricombattimenti e di eroismi da parte dei soldati dell’esercito italiano.Dal primo giorno di scuola in qua, noi alunne dell’Istituto Sacro Cuore, finite le lezioni, ci raduniamo perascoltare la lettura del bollettino di guerra.Ogni giorno io aspetto con ansia questo momento in cui vengo a conoscenza delle vicende liete o tristi dellaguerra, e apprendo di quanto eroismo sono capaci i nostri soldati. Esulto e gioisco con loro quando sento chehanno vinto e piango con loro quando so che hanno subito qualche perdita. Ogni giorno col pensiero sospesomi chino con riverenza sui caduti, prego il Signore che li accolga in paradiso ; mi avvicino anche ai feriti e liconforto con la preghiera e li medico col mio affetto di cristiana e d’Italiana. Questi i sentimenti che mianimano quando ascolto la lettura del nostro bollettino di guerra. Non credo però che essi siano solo miei,perché la lettura del bollettino viene sempre fatta in mezzo ad un silenzio religioso, e dal volto di tutte le miecompagne traspare un senso di commozione e di rispetto come se ascoltassero la lettura di una cosa sacra.L’Italia vincerà certamente questa guerra, perché spera tanto nell’aiuto del Signore. A questo scopo, il giorno2 febbraio, per iniziativa del Santo Padre e per adesione del Governo italiano, avrà luogo la solenneconsacrazione delle famiglie e dei soldati italiani al Sacro Cuore. Quale consolazione per i nostri soldati !Il Sacro Cuore si commuoverà certamente alla vista di tanta fede, e quanto prima esaudirà i nostri voti, dandola vittoria alla nostra Patria e la pace alle famiglie, alle Nazioni ed al mondo intero.

Page 289: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 289

Sale, le 24 janvier 1941

Avec quels sentiments écoutes-tu chaque jour la lecture des bulletins de guerre ?

En juin 1940, l’Italie se mobilisa contre l’Angleterre et la France ; en novembre, elle déclara la guerre à laGrèce. Les raisons de cette guerre sont claires : quand l’Italie, en 1935, alla en Afrique pour la conquête deson Empire, l’Angleterre, qui possède de très vastes colonies, se mit à la tête de 52 Nations pour lui imposerdes sanctions dans le seul but d’arrêter sa glorieuse avancée. Cependant, à cette occasion, le Duce déclaraau peuple italien que « Nous tiendrons bon ! » Et ce fut bien le cas. L’Italie vainquit ainsi la guerre et eut sonEmpire ; elle gagna aussi la bataille de l’autarcie sur le plan économique. C’est alors que l’Angleterre, quis’était emparée injustement des clés de la Méditerranée, du détroit de Gibraltar, de malte et du Canal deSuez, se mit à entraver le commerce que l’Italie entretenait avec son Empire ; elle prétendait même êtrepayée copieusement chaque fois que des bateaux italiens devaient passer le Canal de Suez pour se rendreen Éthiopie. La France aidait aussi l’Angleterre dans toutes ses actions anti-italiennes et possédait des terresqui, à l’évidence, appartenaient à l’Italie : Nice, la Savoie, la Corse. L’Italie fut ainsi contrainte de déclarer laguerre à ces nations.Sept mois sont passés depuis lors ; sept mois de sacrifice, de travail silencieux de la part de tout le peupleitalien qui sait bien que le moment est venu de revendiquer ses droits ; sept mois d’âpres combats etd’héroïsme de la part des soldats italiens.Depuis le premier jour d’école, nous, les élèves de l’Institut du Sacré-Cœur, nous nous réunissons pourécouter la lecture du bulletin de guerre.J’attends chaque jour avec angoisse le moment où me parviennent les nouvelles du front, joyeuses outristes, et j’apprends ainsi de quel héroïsme sont capables les soldats. J’exulte et me réjouis avec eux lorsquej’entends qu’ils ont gagné et je pleure avec eux quand je sais qu’ils ont subi des pertes. Chaque jour, j’arrêtemes pensées et je m’incline avec respect devant les victimes, je prie le Seigneur pour qu’il les accueille auParadis ; je m’approche aussi des blessés et les conforte par la prière en les soignant avec mon affection dechrétienne et d’Italienne. Tels sont les sentiments qui m’animent lorsque j’entends la lecture des bulletinsde guerre. Mais je ne crois pas être la seule à les éprouver puisque la lecture du bulletin se déroule toujoursdans un silence religieux, et que le visage de mes camarades trahit une émotion et une compassion, commesi elles écoutaient quelque chose de sacré. L’Italie gagnera sûrement cette guerre parce qu’elle compte biensur l’appui du Seigneur. Dans ce but, le 2 février, sur l’initiative du Saint-Père et en accord avec legouvernement italien, aura lieu au Sacré-Cœur une consécration solennelle dédiée aux familles et auxsoldats italiens. Quelle consolation pour nos soldats !Le Sacré-Cœur ne manquera pas de s’émouvoir d’une telle expression de foi, et d’exaucer nos vœux, endonnant la victoire à notre Patrie et la paix aux familles, aux Nations et au monde entier.

Page 290: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

290 Le cartable de Clio, n° 3

Sale, 10 febbraio 1941

L’asse Roma-Berlino

L’Italia e la Germania sono le nazioni più povere del mondo. Sono abitate da popoli giovani e ingegnosi, mafurono sempre turbati da popoli forti e ricchi, cioè dagli Inglesi e dai Francesi i quali cercano di soffocarel’Italia e di impadronirsi delle chiavi del Mediterraneo. Queste due nazioni si trovarono sole di fronteall’Inghilterra e ala Francia e così, siccome fra i poveri è facile intendersi, i due popoli formarono l’asse Roma-Berlino e dichiararono la guerra all’Inghilterra e alla Francia. Gli avvenimenti, ormai, interessano tutti ilmondo. La nostra piccola mente si smarrisce e il nostro cuore batte, ma non dobbiamo perderci d’animo,perché abbiamo la certezza che l’Italia dopo la guerra stenderà ancora più luminosa sulle tenebre e sullerovine la stella che richiama i popoli sulla strada della salvezza.Il popolo italiano non amerà e non benedirà mai abbastanza il nostro Duce il quale cerca di fare dell’Italia ladominatrice del Mediterraneo.

Sale, 14 febbraio 1941

Ludi JuvenilesGiovane Italiana

Doveri, aspirazione e voti della Giovane Italiana mentre la Patria è in armi

Nel giugno del 1940, l’Italia sorse in armi contro l’Inghilterra e la Francia ; nel novembre dichiarò guerraanche alla Grecia. Sono passati otto mesi, otto mesi di sacrificio, di lavoro silenzioso e disciplinato da parte ditutto il popolo italiano che capisce essere giunto il momento della rivendicazione dei propri diritti, otto mesidi aspri combattimenti e di eroismi da parte dei soldati e di tutto il popolo italiano.I nostri bravi e ardenti giovani, appena la Patria li chiama, corrono al campo con il moschetto in mano. E leGiovani Italiane, che non possono vestire l’uniforme del soldato, che cosa possono fare per la nostra Patria ?…Prima di tutto devono credere tutto ciò che dicono i nostri Superiori, aver fede nella vittoria, perché l’Italialotta per la giustizia contro l’egoismo.La vittoria non mancherà, l’ha detto il Duce, perché noi Italiani siamo un popolo che cresce e che marcia versoil più radioso avvenire.Per questo ogni giorno devono innalzare al Signore le loro più ferventi preghiere, affinché conceda presto lavera e sospirata vittoria e faccia risplendere sulle tenebre e sulle rovine, seminate dalla barbarie e daldesiderio di oro, la stella d’Italia. Devono disimpegnare i propri doveri con onore per rendersi degnedell’Impero conquistato con tanto eroismo e con tanto slancio dai nostri fratelli e andare senza esitare e senzarispetto umano alla ricerca del ferro, lavorare assiduamente nella preparazione d’indumenti di lana per inostri soldati, fare propaganda di patriottismo, accettare gioiosamente i piccoli sacrifici di questo tempo,studiare con più ardore, e soprattutto pregare perché l’Italia riporti presto la più sfolgorante vittoria.

Page 291: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 291

Sale, le 10 février 1941

L’axe Rome-Berlin

L’Italie et l’Allemagne sont les nations les plus pauvres du monde. Elles sont habitées par des peuplesjeunes et ingénieux, mais furent toujours menacées par deux peuples forts et riches, ces Anglais et cesFrançais qui cherchent à étouffer l’Italie et à s’emparer des clés de la Méditerranée. Ces deux nations setrouvent seules face à l’Angleterre et à la France, mais comme il est facile de se comprendre entre payspauvres, elles se sont rapidement mises d’accord pour former l’axe Rome-Berlin et déclarer la guerre àl’Angleterre et à la France. Ces événements intéressent désormais le monde entier. Nos jeunes esprits setroublent et nos cœurs battent, mais nous ne devons pas douter, parce que nous avons la certitude qu’aprèsla guerre, l’Italie répandra encore plus lumineuse sur les ténèbres et sur les ruines la lumière qui éclaire laroute de leur salut.Le peuple italien n’aimera et ne bénira jamais assez notre Duce qui cherche à faire de l’Italie la grandedominatrice de la Méditerranée.

Sale le 14 février 1941

Ludi JuvenilesGiovane Italia

Devoirs, aspiration et vœux de la Jeune Italienne quand la Patrie est en armes

En juin 1940, l’Italie prit les armes contre l’Angleterre et la France ; en novembre, elle déclara aussi laguerre à la Grèce. Huit mois sont passés, huit mois de sacrifices, de travail silencieux et discipliné pour toutle peuple italien qui comprend que le moment est venu de revendiquer ses propres droits, huit mois d’âprescombats et d’héroïsme de la part des soldats et de tout le peuple italien.Notre brave et ardente jeunesse court mousqueton à la main sur le champ de bataille aussitôt qu’elle estappelée par la Patrie. Et les Jeunes Italiennes, qui ne peuvent revêtir l’uniforme du soldat, que peuvent-ellesfaire pour notre Patrie ?… Avant tout chose, elles doivent croire tout ce que leur disent nos Supérieurs, avoirfoi en la victoire, parce que l’Italie lutte pour la justice contre l’égoïsme.La victoire sera au rendez-vous, le Duce l’a bien dit, parce que nous, les Italiens, nous sommes un peuplequi croît et qui marche vers l’avenir le plus radieux.C’est pourquoi elles doivent adresser au Seigneur les plus ferventes prières pour qu’il leur concède au plusvite la belle victoire tant espérée et qu’il fasse resplendir l’étoile de l’Italie sur les ténèbres et sur les ruinessemées par la barbarie et la cupidité. Elles doivent assumer leurs propres devoirs avec honneur pour serendre dignes de l’Empire conquis par nos frères avec autant d’héroïsme que d’élan et aller sans hésiter etsans égard pour quiconque à la recherche du fer, travailler assidûment à la préparation de vêtements delaine pour nos soldats, faire de la propagande patriotique, accepter joyeusement les petits sacrifices de cetemps, étudier avec ardeur et surtout prier pour que l’Italie remporte au plus vite la plus fulgurante desvictoires.

Page 292: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

292 Le cartable de Clio, n° 3

Sale, 15 dicembre 1941

Parlate brevemente delle commemorazioni celebrate dal primo giorno di scuola fino ad oggi

Le commemorazioni avvenute dal primo giorno di scuola ad oggi sono :

28 ottobre – Marcia su RomaIl 28 ottobre 1922 segnò l’inizio del nostro rinnovamento in ogni campo della multiforme attività umana, ecome tale questo giorno deve essere ricordato con solennità da tutti gli Italiani. Nessun periodo si storia è statomai così ricco di grandiosi eventi nell’Italia e all’estero. Quando le Camicie nere, agli ordini del Duce silevarono a rivoluzione, l’Italia era in preda a violente discordie interne. Si mirava alla distruzione dellefamiglie, della religione, della Patria, accecati dalla pazza idea comunista, la quale avrebbe voluto faredell’Italia una nazione asservita ai bolscevichi Russi. La marcia su Roma così valse a ristabilire l’ordine, aridare dignità al lavoro, a riportare in onore la religione, a rinsaldare i vincoli della famiglia, a fare rinascerenei cuori l’orgoglio di poter servire la Patria con le opere di pace così come i combattenti l’avevano servita suicampi di battaglia, facendo olocausto della loro vita.Da 20 anni i figli d’Italia, rinati con il fascismo, godono la pace interna, la sicurezza della vita e gioiscono delrapido rifiorire della loro coscienza e del loro lavoro disciplinato e costante. A tutti il Duce ha assegnato unsacro rimo dovere da compiere : quello dolce e inviolabile di dare la propria piccola opera, la propria modestaanima, alla grandezza della Patria.

29 ottobre – IV annuale della G.I.L. 7

Sono trascorsi quattro anni da cui il Duce istituì la G. I. L. L’inizio del IV anno della G.I.L. trova la patria inarmi, intenta a forgiare il suo avvenire con un popolo intero in marcia verso la vittoria, che coroneràcertamente questa guerra giusta e decisiva. In questo giorno tutti i giovani della G.I.L. rinnovano al Duce lapromessa che le generazioni del Littorio sapranno essere degne di ogni cimento, per la grandezza della Patriarisorta.

Il 4 novembre – La vittoria del 1918Il 4 novembre l’Italia rievoca con sano orgoglio la fulgida Vittoria riportata sul nemico nella Guerra Modiale.E insieme all’annuale glorioso essa celebra pure il Milite Ignoto, che simboleggia l’apoteosi del soldatoitaliano, del suo eroismo, delle sue virtù guerriere. La salma, che è deposta sull’altare della Patria in Roma,appartenne ad un caduto del quale è rimasto sconosciuto il nome ; e noi onoriamo in essa tutti gli eroi chenella Grande Guerra si immolarono per la Patria.Commemorando la sacra data della Vittoria, eleviamo un pensiero ai nostri soldati, ancora una volta inarmi, sulle vie del cielo, della terra, del mare e seguiamoli con le nostre preghiere, con la nostra gratitudine ecol nostro amore. Rendiamoci degne dei loro sacrifici, affinché quando l’esercito vittorioso sfilerà per le viedella Patria, noi, a fianco di quei prodi, possiamo dire : Anche noi siamo degne di vivere questa meravigliosagiornata.

7 Gioventù Italiana del Littorio.

Page 293: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 293

Sale, le 15 décembre 1941

Parlez brièvement des commémorations célébrées du premier jour d’école à aujourd’hui

Les commémorations survenues du premier jour d’école à aujourd’hui :

28 octobre – Marche sur RomeLe 28 octobre 1922 marqua le début de notre renouvellement dans tous les multiples domaines des activitéshumaines, et ce jour doit être rappelé comme tel, avec solennité, par tous les Italiens. Aucune périodehistorique n’a jamais été aussi riche en événements grandioses autant en Italie qu’à l’étranger. Quand lesChemises noires, aux ordres du Duce, proclamèrent la révolution, l’Italie était en proie à de violentesdisputes internes. Ceux qui visaient la destruction des familles, de la religion, de la Patrie, étaient aveugléspar la folle idée communiste qui aurait voulu faire de l’Italie une nation asservie aux bolcheviques russes.La Marche sur Rome permit donc de rétablir l’ordre, de redonner sa dignité au travail, de remettre lareligion à l’honneur, de rétablir les liens des familles, de faire renaître dans les cœurs l’orgueil de pouvoirservir la Patrie avec des œuvres de paix, comme les combattants l’avaient servie sur les champs de bataille,en faisant holocauste de leur vie.Depuis 20 ans, les enfants d’Italie, régénérés par le fascisme, jouissent de la paix intérieure, de la sécurité dela vie et profitent du joyeux bourgeonnement de leur conscience et de leur travail discipliné et constant. LeDuce leur a assigné à chacun un devoir sacré à accomplir : le devoir doux et inviolable de donner leur petiteœuvre et leur modeste âme à la grandeur de la Patrie.

29 octobre – IVe anniversaire de la G.I.L. [Jeunesse italienne du Littorio]Quatre ans sont passés depuis la décision du Duce d’instituer la G.I.L. Le début de la IVe année de la G.I.L.trouve la Patrie en armes, bien décidée à forger son avenir autour d’un peuple qui marche unanimementvers une victoire qui couronnera certainement cette guerre juste et décisive. En ce jour, tous les jeunes dela G.I.L. renouvellent au Duce la promesse que les générations du Littorio sauront être dignes de chaqueépreuve, pour la grandeur de la Patrie ressuscitée.

Le 4 novembre – La victoire de 1918Le 4 novembre, l’Italie se rappelle avec un bel orgueil de l’éclatante Victoire remportée sur l’ennemi dansla Guerre Mondiale. Et en même temps que le glorieux anniversaire, elle célèbre aussi le Soldat Inconnu,qui symbolise l’apothéose du soldat italien, de son héroïsme, de ses vertus guerrières. L’identité de ladépouille mortelle, déposée sur l’autel de la Patrie à Rome, est restée inconnue ; et nous honorons en elletous les héros de la Grande Guerre qui s’immolèrent pour la Patrie.En commémorant la date sacrée de la Victoire, nous dédions une pensée à nos soldats, encore une fois enarmes, sur les voies du ciel, de la terre, de la mer et nous les suivons avec nos prières, avec notre gratitudeet avec notre amour. Rendons-nous dignes de leurs sacrifices, afin qu’au moment où défilera l’arméevictorieuse dans les rues de la Patrie, nous puissions dire, à côté de ces braves : Nous aussi, nous sommesdignes de vivre cette merveilleuse journée.

Page 294: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

294 Le cartable de Clio, n° 3

11 novembre – La nascita di Vittorio Emanuele re d’Italia. 1869L’11 novembre celebra la nascita di Vittorio Emanuele III, il quale è riuscito a compiere il suo destinoesercitando rigidamente e compiutamente il suo dovere. Ecco a lui, dopo tanti anni di religiosa osservanza delsuo compito, il destino ubbidisce. Ecco che dopo tanti anni di abnegazione silenziosa, egli ha la più bella sortee si mostra degno. la sua assunzione al trono fu accompagnata da straordinari segni. Quando suo padre cadeassassinato, egli che navigava sul Mediterraneo. su una nave ebbe l’annuncio funebre e sulla nave divenne Red’Italia. E il Re eletto dal destino inun giorno di lutto è esaltato dal destino in un giorno di vittoria.

18 novembre 1935 – Le sanzioniRicorre in tale giorno la data delle sanzioni decretate da 52 Stati alla chiara Italia di Mussolini. Al criminosoassedio economico i 45 milioni di cittadini ancor oggi sorgono in piedi per gridare ad una sola voce – Vinceremo ! –Oggi ancora una volta Italia, con fierezza romana ha accettato la sfida del nemico per rivendicare la sualibertà spirituale e politica. Agli ordini del Re e del Duce il popolo italiano darà ogni possibile contributo allaresistenza civile e bellica, a costo di ogni sacrificio per il bene di tutti. Per la grandezza dell’Italia fascistaanche noi sapremo fieramente rispondere : – Presente ! –

5 dicembre – Balilla. 1746La prepotenza austriaca si credeva di aver già domata la superba città di Genova, degna figlia di Roma. Bastòsolo un ciottolo ed una frase ad un piccolo Balilla, perché ritornassero la pace e la vittoria in tutta l’Italia.A questo bravo ragazzo che liberò la Patria da un grave pericolo, gloria e onore !

18 dicembre 1935 – La giornata della FedeSono trascorsi 6 anni dal giorno in cui gli Italiani iniziarono l’offerta dell’oro alla Patria, come rispostaall’iniquo assedio economico di 52 Stati. L’offerta ebbe principio con il dono delle fedi sacrificando sull’altaredella patria gli emblemi sacri della cerimonia nuziale. l’esempio venne dai nostri Sovrani, primi sempre araccogliere le grandi idee. La giornata della Fede divenne così, in questo comune slancio che affratellò ledonne italiane dalla Regina Imperatrice alla più umile popolana, solenne dimostrazione della ferreacompattezza della nostra nazione.

Page 295: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 295

11 novembre – La naissance de Victor Emmanuel roi d’Italie. 1869Le 11 novembre célèbre la naissance de Vittorio Emanuele III, qui est parvenu à réaliser son destin enaccomplissant son devoir avec rigueur. Voilà donc que le destin lui obéit après tant d’années d’observationreligieuse de son devoir. Voilà qu’après tant d’années d’abnégation silencieuse, il a de la chance et s’enmontre digne. Son accession au trône fut accompagnée de signes extraordinaires. Quand son père tombaassassiné, alors qu’il naviguait sur la Méditerranée, c’est sur un bateau qu’on lui fit l’annonce funèbre etc’est sur un bateau qu’il devint Roi d’Italie. Et le Roi élu par le destin un jour de deuil est célébré par ledestin un jour de victoire.

19 novembre 1935 – Les sanctionsCe jour correspond à la date des sanctions décrétées par 52 États contre l’honnête Italie de Mussolini. À cetassaut économique criminel, les 45 millions d’Italiens répondent aujourd’hui encore en criant debout,d’une seule voix : – Nous vaincrons ! –Aujourd’hui, encore une fois, l’Italie a accepté avec une fierté romaine le défi de l’ennemi pour revendiquersa liberté spirituelle et politique. Aux ordres du Roi et du Duce, le peuple italien contribuera autant quepossible à la résistance civile et guerrière, sans craindre de se sacrifier pour le bien de tous. Pour la grandeurde l’Italie, nous aussi nous saurons fièrement répondre : – Présents ! –

5 décembre – Balilla. 1746L’arrogance autrichienne croyait avoir maté la superbe cité de Gênes, digne fille de Rome. Il suffit d’un seulcaillou et d’une phrase à un jeune Balilla pour faire revenir la paix et la victoire dans toute l’Italie.Gloire et honneur à ce brave garçon qui libéra la Patrie d’un grave danger !

18 décembre 1935 – La journée de la FoiSix ans ont passé depuis le jour où les Italiens commencèrent l’offrande de l’or à la Patrie comme réponseà l’inique assaut économique des 52 États. L’offrande commença par le don de la Foi en sacrifiant sur l’autelde la patrie les emblèmes sacrés de la cérémonie nuptiale. L’exemple vint de nos Souverains, toujours prêtsà bien accueillir les grandes idées. De par cet élan qui rassembla les femmes italiennes de la ReineImpératrice à la plus humble femme du peuple, la journée de la Foi devint ainsi une manifestationsolennelle de la solide unité de notre nation.

Page 296: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

296 Le cartable de Clio, n° 3

Sale, 14 febbraio 1942

Ludi Juveniles

Con generosa mano la patria in armi ricambia amorosamente,con l’assistenza alle spose e ai bimbi, i sacrifici dei combattenti

L’Italia galleggia fra gli Stati minacciosi che tentano di affondarla nel suo mare, ma come un giorno la barca,sulla quale si trovava Gesù, benché abbattuta dalla tempesta giungeva tranquilla al porto, così i nostrivalorosi soldati, balzati in piedi come un sol uomo, faranno calmare i marosi e ci daranno la pace nellagiustizia. l’Italia conta e valuta i sacrifici dei suoi figli che lottano e di quelli che rimangono a casa senza aiutoe sovviene gli uni e gli altri. Alle spose ed ai figli dei combattenti la Patria pensa amorosamente e come madregenerosa. Essa li aiuta con larghi sussidi, ricovera gli ammalati negli ospedali, negli ospizi, nelle cliniche, neisanatori, e procura le medicine, permette ai bimbi la continuazione agi studi, esentandoli dal pagamento delletasse.Con l’O.N.M.I. 8 trattiene i piccoli durante la giornata nei nidi e negli asili ben custoditi e sorvegliati, ne curala pulizia e l’educazione, mentre le loro madri possono dedicarsi con tranquillità ai loro lavori. Anche noi,Giovani italiane, cooperiamo al benessere delle famiglie dei soldati, facendo per loro qualche piccolo lavorino,e aiutando i soldati stessi, prima con la preghiera, che quotidianamente innalziamo a Dio per loro, poiraccogliendo per essi lana, sigarette, marmellata e liquori. Così collaborando, infondiamo più coraggio aisoldati che combattono per la vittoria finale.

8 Opera Nazionale Maternità e Infanzia.

Quaderno di Lidia Bernardazzi

Page 297: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 297

Sale, le 14 février 1942

Ludi Juveniles

Avec générosité, la patrie en armes compense amoureusement les sacrifices des combattants par son assistance aux épouses et aux enfants

L’Italie navigue entre les États menaçants qui tentent de la couler dans sa mer, mais comme un jour labarque sur laquelle se trouvait Jésus rejoignit tranquillement le port alors qu’elle avait été abattue par latempête, nos valeureux soldats, surgis comme un seul homme, feront calmer les lames et nous donnerontla paix dans la justice. L’Italie compte et évalue les sacrifices de ses fils qui luttent et de ceux qui restent à lamaison sans aide et subviennent aux besoins des uns et des autres. La Patrie pense avec amour, comme unemère généreuse, aux épouses et aux fils de combattants. Elle les aide avec de larges subsides, place lesmalades dans les hôpitaux, les hospices, les cliniques, les sanatoriums, et procure les médicaments, ellepermet aux enfants de poursuivre leurs études en les exonérant du payement des taxes.Avec l’O.N.M.I. [Œuvre Nationale de la Maternité et de l’Enfance], elle garde les petits durant la journéedans des crèches ou des jardins d’enfants bien entretenus et surveillés, elle s’occupe de leur hygiène et deleur éducation pour que leurs mères puissent travailler avec tranquillité. Nous aussi, Jeunes Italiennes, nouscoopérons au bien-être des familles des soldats, en leur faisant quelques petits travaux, et en aidant lessoldats eux-mêmes, par nos prières, que nous adressons tous les jours à Dieu, puis en récoltant de la laine,des cigarettes, de la confiture et des liqueurs. C’est ainsi, par notre collaboration, que nous insufflons plusde courage aux soldats qui combattent pour la victoire finale.

Cahier de Lidia Bernardazzi

Page 298: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

298 Le cartable de Clio, n° 3

4 novembreCome spiega l’autrice nelle prime righe delcomponimento, il 4 novembre di ogni annoveniva commemorata in Italia la fine dellaGrande Guerra. Il regime di Mussolini ricor-dava con solennità quella ricorrenza, checostituiva l’occasione per celebrare, con lavittoria nella Prima Guerra mondiale, anchela potenza militare dell’Italia fascista.

Nel testo sono enumerate le organizzazioniparamilitari in cui erano inquadrati i giovaniitaliani. Con la legge del 3 aprile 1926 venneistituita l’Opera Nazionale Balilla9 (ONB),che organizzava i ragazzi dagli otto aidiciotto anni. Nel 1937 l’ONB venne assor-bita dalla Gioventù Italiana del Littorio(GIL), posta alle dirette dipendenze delsegretario del Partito Nazionale Fascista. Ibambini e le bambine dalla nascita agli ottoanni erano « Figli della lupa » ; i ragazzi dagliotto ai 14 « Balilla » e dai 14 ai 18 « Avan-guardisti ». In seguito diventavano « Giovanifascisti ». Le ragazze facevano parte di orga-nismi analoghi : « Piccole italiane », « Giovaniitaliane » e « Giovani fasciste ».

I ragazzi e le ragazze inquadrati nella GILdovevano vestire la divisa e partecipare aesercitazioni militari. Erano inoltre sottopo-sti a un vero e proprio indottrinamento poli-tico, attraverso il quale venivano loro inse-gnati i principi fascisti e i motti coniati daMussolini. La GIL svolse anche una vastaattività ricreativa, sportiva e assistenziale,

mediante l’organizzazione di colonie estivemarine e montane.

Come intendi compiere i tuoi doveri per essere una buona Piccola Italiana

agli ordini del Duce ?

Anche in questo componimento Lidia Ber-nardazzi fa riferimento all’organismo giova-nile nel quale era inquadrata : le « Piccole ita-liane » (si veda l’introduzione al compo-nimento precedente). A conferma di quantofosse efficace l’opera di indottrinamento deigiovani, valga la citazione della formula checompare nel testo : « credere, obbedire, com-battere », coniata da Mussolini nel 1937come motto della GIL (Gioventù Italiana delLittorio).

BREVE « GUIDA» ALLA LETTURA DEI COMPONIMENTI DI LIDIA BERNARDAZZI[Bref « guide » de lecture des compositions de Lidia Bernardazzi]

9 Balilla è un nome proprio, vezzeggiativo di Battista.Trae la sua origine da Giovanni Battista Perasso, ilragazzo che nel 1746 diede inizio all’insurrezione deiGenovesi contro gli occupanti austriaci.

4 novembreEn Italie, le 4 novembre est la date decommémoration de la fin de la GrandeGuerre. Sous le régime fasciste, des orga-nisations paramilitaires encadraient lajeunesse : l’Œuvre nationale Balilla (crééeen 1926) pour les jeunes de 8 à 18 ans,absorbée en 1937 dans la Jeunesse ita-lienne du Littorio, dépendant directementdu secrétaire du Parti national fasciste.Jusqu’à 8 ans, filles et garçons étaient des«Enfants de la Louve», puis de 8 à 14 ans,les garçons étaient des « Balilla », de 14 à18 ans, des « Avant-Gardistes », puis des« Jeunes fascistes ». De leur côté, les fillesétaient successivement des « Petites Ita-liennes », des « Jeunes Italiennes » et des« Jeunes fascistes ».

Page 299: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 299

Questo breve componimento si concludecon una frase che riflette assai bene i dueruoli che il fascismo assegnava alle donnanella società : moglie e madre. Tale principiofu reso operativo attraverso una serie diprovvedimenti legislativi discriminatori neiconfronti delle donne : preclusione dell’ac-cesso ad alcune carriere professionali (1923e1927), scioglimento dell’associazionenazionale per le donne (1926), salari femmi-nili inferiori della metà rispetto a quellimaschili (1927), riforma del diritto di fami-glia secondo cui la donna era obbligata allafedeltà al marito anche dopo la separazionelegale, tutti i beni della moglie passavano almarito, e, se questi moriva, ai figli (1938).Parallelamente ai decreti restrittivi nei con-fronti delle donne, vennero create alcuneistituzioni e ricorrenze in favore dellamadre : ONMI – Opera Nazionale Maternitàe Infanzia per l’assistenza alle madri biso-gnose e ai bambini abbandonati (1925)10,Giornata della Madre e del fanciullo (1933),premi per le donne più prolifiche (1938).

Perché nelle nostre preghiere quotidianenon dimenticate il Re, il Duce e la Patria ?

Il tema assegnato a Lidia dalla sua inse-gnante – una religiosa – rimanda in un certosenso all’accordo tra l’Italia e il Vaticano, chemise fine alla questione romana, risalenteall’epoca risorgimentale.

Come ricorda Candeloro, « il fascismo dellaprima ora tenne per circa due anni un atteg-giamento fieramente anticlericale, condivisodallo stesso Mussolini »11. Dopo il suo avventoal potere, egli cercò tuttavia di operare unavvicinamento al Vaticano, sfociato appuntonei Patti lateranensi del 1929. Questa opera-zione politico-diplomatica ebbe l’indubbioeffetto di avvicinare le masse cattoliche alfascismo.

Il clima di distensione inaugurato dalla Con-ciliazione conobbe tuttavia momenti difficili,che emersero con particolare vigore nel1937, quando le attività dell’Azione Catto-lica furono turbate da frequenti provoca-zioni e minacce da parte dei fascisti, e nel1938, con la promulgazione delle leggi raz-ziali invise alle gerarchie ecclesiastiche.

Il titolo di questo componimento mostraperò l’altra faccia della medaglia : quella cheindica come, al di là delle scaramucce e deidissidi più o meno profondi tra gerarchieecclesiastiche e vertici del PNF, il clero conti-nuasse fino all’ultimo a considerare oppor-tuno assecondare il regime, o almeno nonmostrarsi ostile, e ritenesse utile infonderenei giovani sentimenti in un certo senso« religiosamente patriottici ».10 Le norme più importanti sulla cui applicazione

l’ONMI doveva vigilare erano quelle concernenti latutela della maternità delle lavoratrici, l’assistenza etutela degli illegittimi abbandonati e la tutela del lavorodella donna e del fanciullo.

Comment comptes-tu…Cet extrait illustre bien le statut de lafemme sous le fascisme : l’épouse et lamère. Un certain nombre de dispositionsdiscriminatoires ont été promulguéescontre les droits des femmes alors mêmeque le régime a créé l’Œuvre nationaleMaternité et Enfance pour assister lesmères dans le besoin et les enfants aban-donnés.

11 G. Candeloro, Storia dell’Italia moderna. Il fascismo ele sue guerre, Milano, Feltrinelli, 1988, p. 237.

Page 300: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

300 Le cartable de Clio, n° 3

Le considerazioni sulla certezza che il duce eil re si adopereranno per mantenere l’Italialontano dalla guerra (il componimento èdell’inizio del 1940 : l’Italia entrerà nel con-flitto unicamente nel maggio di quell’anno)illustrano una volta di più l’efficacia dellapropaganda.

La X campagna nazionale antitubercolare

Tra i provvedimenti di carattere sociale cheebbero un impatto propagandistico impor-tante vi fu la campagna antitubercolare pro-mossa dal Governo fascista. Il componi-mento di Lidia Bernardazzi conferma comeanche i provvedimenti sanitari dello Statofossero oggetto di un’ampia pubblicità – vei-colata anche dalla scuola – e coinvolgesserodirettamente le masse in azioni concrete disostegno e di partecipazione personalediretta da parte dei cittadini.

Con quali sentimenti ascolti ogni giorno la lettura del bollettino di guerra ?

Con questo componimento siamo ormaientrati nel periodo in cui anche per gli ita-liani è iniziato il conflitto. Nel suo famosodiscorso del 10 giugno 1940, Mussoliniannunciò dal balcone di Palazzo Venezial’entrata in guerra dell’Italia contro GranBretagna e Francia, definite « democrazieplutocratiche e reazionarie dell’Occidente,che, in ogni tempo, hanno ostacolato la mar-cia, e spesso insidiato l’esistenza medesimadel popolo italiano.» Il duce si riferiva natu-ralmente alle sanzioni imposte all’Italia nel1935 dalla Società delle Nazioni in seguitoall’invasione dell’Etiopia. Sebbene quel prov-vedimento fosse stato preso quasi all’unani-mità (si erano astenuti soltanto Ungheria,Albania e Austria), il regime lo presentòcome il frutto delle pressioni inglesi.

Ma i risentimenti dei fascisti verso Francia eGran Bretagna non mancarono neppurenegli anni seguenti. Basti pensare all’agita-zione antifrancese diffusasi in Italia nell’au-tunno del 1938, quando il governo fascista(Ciano si rese protagonista di un focosodiscorso alla Camera) sollevò pubblicamenterivendicazioni irredentiste nei confronti diCorsica, Nizza e Savoia.

Leggendo il componimento che segue ritro-viamo in modo didascalico tutti gli elementicon i quali il governo legittimava una guerracontro Gran Bretagna e Francia.

Pourquoi n’oubliez-vous jamais…Le thème que Lidia a dû traiter ici rap-pelle les Accords de Latran de 1929 quiscellèrent un rapprochement entre l’Églisecatholique et le régime fasciste. Ainsi,malgré des tensions persistantes, notam-ment au moment de l’adoption des loisraciales, le clergé demeura jusqu’au boutfidèle au régime fasciste. Rappelons aussique le 2 février 1940, l’Italie n’était pasencore entrée en guerre.

La Xe campagne nationale…On voit là que même les mesures sanitairesfaisaient l’objet d’une intense propagandefasciste.

Avec quels sentiments…L’entrée en guerre de l’Italie fit exploserles ressentiments du régime à l’égard dela France et de l’Angleterre qui avaient été

Page 301: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 301

L’asse Roma-Berlino

Con lo scoppio della Guerra Civile spagnola,Mussolini e Hitler, uniti nel sostegno aFranco, operarono un avvicinamento chesfociò, nell’ottobre del 1936, nell’accordochiamato « Asse Roma-Berlino», che preve-deva, tra gli altri punti, l’impegno comune alottare contro il bolscevismo e il riconosci-mento tedesco dell’Impero d’Etiopia.

In questo caso l’esercizio letterario di LidiaBernardazzi è consistito nel riportare sullepagine del quaderno la visione stereotipatadei motivi che giustificarono l’entrata inguerra dell’Italia. In realtà, nel testo,dell’«Asse Roma-Berlino» non si parla ; si fapiuttosto un riferimento indiretto al «Pattod’acciaio», siglato dalle due parti nel maggiodel 1939, il quale prevedeva il coinvolgimentoautomatico di una delle due parti in un even-tuale conflitto. Ciò che risulta interessante èla definizione che viene data dei due alleati :« le nazioni più povere del mondo ». Unavisione che riprende – almeno per quantoriguarda l’Italia – l’immagine di « nazioneproletaria » tanto cara alla propaganda diregime e più volte sbandierata in contrappo-sizione a quella di «nazioni plutocratiche eborghesi» riferita a Gran Bretagna e Francia.

Ludi Juveniles12

Giovane Italiana

Doveri, aspirazione e voti ? della GiovaneItaliana mentre la Patria è in armi

In questo scritto ricorrono alcuni temi giàfrequentati in componimenti precedenti : lagiustificazione dell’entrata in guerra dell’Ita-lia con la necessità di salvaguardare gli inte-ressi nazionali, la fede nelle parole del duce el’obbedienza verso i superiori, il riferimentoalla preghiera per invocare l’aiuto divino« affinché conceda presto la vera e sospiratavittoria», l’eroismo dei giovani soldati. Ilcomponimento si chiude con un appello alladisciplina cui sono chiamati gli Italiani inquesto momento difficile.

L’axe Rome-BerlinLa guerre civile espagnole provoqua unrapprochement entre Mussolini et Hitlerqui se solda par l’axe Rome-Berlin

favorables aux sanctions contre l’Italie aumoment du conflit en Éthiopie (1935).Cet état de fait devait d’ailleurs se prolon-ger tout au long de la guerre.

d’octobre 1936. Mais le texte parle surtoutdu pacte d’acier conclu en 1939. Il com-prend aussi une accusation, courante sousle fascisme, à l’encontre de la France et dela Grande-Bretagne, celle d’être des« nations ploutocratiques et bourgeoises ».

12 I Ludi Juveniles erano un saggio annuale di culturafascista, arte e sport, al quale partecipano, nelleprovince, gli iscritti di tutte le categorie e che aveva ilsuo epilogo a Roma, in una gara nazionale riservata agliAvanguardisti, ai Giovani Fascisti, alle Giovani Italiane ealle Giovani Fasciste. Analogamente alle esercitazioniginniche, in quella occasione agli alunni di tutte lescuole italiane veniva proposto lo svolgimento di uncomponimento il cui tema proveniva direttamente daRoma. Tra i componimenti di Lidia Bernardazzi che quipubblichiamo, ne figurano due di questo tipo : quelloche segue e l’ultimo.

Ludi JuvenilesGiovane Italia

Ce texte évoque des joutes annuelles deculture fasciste et de sport réservées aux

Page 302: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

302 Le cartable de Clio, n° 3

Parlate brevemente delle commemora-zioni celebrate dal primo giorno di scuola

fino ad oggi

Questo lungo componimento elenca le ricor-renze celebrate in epoca fascista. Si noteràinnanzi tutto che l’ordine nel quale vengonopresentate non rispecchia la cronologia sto-rica, ma dà la priorità all’atto con cui preseinizio l’epoca fascista : la Marcia su Roma del1922. Seguono altri eventi opportunamenteselezionati in base al loro contenuto patriot-tico e al loro significato simbolico.

Interessante il riferimento alla giornata dellafede (18 dicembre 1935). In quell’occasionemilioni di cittadine e di cittadini donaronoallo Stato la loro fede matrimoniale. Si trattòdi una mobilitazione patriottica suscitatadalle sanzioni imposte all’Italia dalla SdN inseguito alla guerra d’Etiopia. La raccolta del-l’oro e di oggetti preziosi fruttò più di 500milioni di lire : un grande successo propa-gandistico e politico presentato da Mussolinicome la prova dell’adesione delle masse allasua politica di espansione.

Ludi Juveniles

Con generosa mano la patria in armi ricam-bia amorosamente, con l’assistenza alle sposee ai bimbi, i sacrifici dei combattenti.

Leggendo quest’ultimo componimento, nonpasserà inosservato l’arditissimo accosta-mento retorico tra la barca di Gesù che, inbalìa della tempesta, torna sicura all’approdoe la nazione italiana, minacciata dai fluttinemici.

Oltre ai temi già trattati in scritti precedenti,in questo testo troviamo nuovamente unriferimento al ruolo della donna e alla poli-tica sociale del fascismo. Si noterà come,contrariamente al periodo antecedente loscoppio della guerra, la donna viene presen-tata come un utile sostituto dell’uomo –impegnato a difendere la patria – in lavoririservati di norma ai maschi. Il regime prov-vede tuttavia alla cura dei bimbi attraversol’ONMI13 e altre istituzioni statali.

jeunes fascistes. On y retrouve la justifica-tion de l’entrée en guerre de l’Italie, lanécessité de défendre les intérêts nationauxet celle du devoir d’obéissance.

Parlez brièvement des commémorations…

Ces commémorations font pleinementpartie de la propagande fasciste. Onnotera que la liste commence par la datequi marque le début de la période fasciste,la Marche sur Rome de 1922.

Ludi JuvenilesCette composition, écrite en pleine guerre,attribue un rôle nouveau à la femme,celui d’un utile substitut à l’homme, partiau combat, pour des tâches qui ne luiétaient pas réservées jusque-là.

13 Si veda la nota 2.

Page 303: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Périodiser l’histoire de l’éducation pour situer sa propre pratique – 303-316 303

PÉRIODISER L’HISTOIRE DE L’ÉDUCATION POUR SITUER SA PROPRE PRATIQUE

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

UNE PÉRIODISATION LINÉAIRE

La pédagogie, théorie et pratique de l’Anti-quité à nos jours1 propose une périodisationgénérale centrée sur deux images (Figures 1et 2) révélatrices de la grande rupture del’histoire de l’éducation : le passage à la« modernité» pédagogique, de l’enseigne-ment individuel médiéval (illustré par untableau de Van Ostade) à l’enseignementsimultané des Temps modernes (illustré parune peinture de l’école des Frères). Unemodernité devenue elle-même tradition,ensuite, un socle contre lequel la révolutioncopernicienne de la centration sur l’élève, àpartir de Rousseau, s’efforcera de réagir avecl’éducation « nouvelle», jusqu’au XXe siècle.

Dans cette perspective globale, l’apport del’Antiquité est réduit à une mise au point del’enseignement, celui du Moyen Âge à l’inven-

tion significative de l’école, prélude à la ratio-nalité pédagogique absolue de l’Âge classique,héritage que l’époque actuelle qualifie désor-mais de «pédagogie traditionnelle».

Voici quelques-uns des tableaux significatifsde la périodisation à laquelle aboutit larecherche conduite par une équipe cana-dienne, autour de Clermont Gauthier etMaurice Tardif.

Manuel de référence de la formation initialedes enseignants, La pédagogie. Théories et pra-tiques de l’Antiquité à nos jours dégage doncTROIS « GRANDS MOMENTS» (antécédents, péda-gogie traditionnelle, pédagogie nouvelle)dans l’évolution des idées et des pratiquespédagogiques, depuis l’Antiquité. Sans comp-ter une prospective sur la professionnalisationpédagogique, porteuse d’un quatrièmemoment, en devenir (voir pp. 311-312).

1 D’après : GAUTHIER Clermont ; TARDIF Maurice(dir.), La pédagogie. Théories et pratiques de l’Antiquité ànos jours, Montréal-Paris-Casablanca, Gaëtan Morin,1996.

Page 304: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

304 Le cartable de Clio, n° 3

I. Tableau comparatif des conceptions de l’école de l’Antiquité et de celle du Moyen Âge (p. 49)

• Diversité de but.Pas de fin unique.

• On veut doter l’individu de connaissances,d’habiletés qui pouvaient s’acquérir séparé-ment (beau corps, bel esprit, beau parleur, bonmusicien).

• On tente de former l’esprit pour bien paraître

• Maîtres différents sans liens entre eux (gram-matiste, pédotribe, cithariste, rhetor).

• Ces enseignements s’ignorent mutuellement.Chacun poursuit sa fin.

• Enseignement aux contenus hétérogènes.

• Dispersion.

• Dans des lieux différents.Contacts occasionnels maître-élève.

• Élèves passagers.

ANTIQUITÉ MOYEN ÂGE

L’Antiquité a eu des maîtresLe Moyen Âge a eu l’école :

« un milieu moral organisé »

• Unité de but.Direction morale précise : christianiser.

• On veut agir sur la personnalité en profondeur,former une certaine attitude de l’âme, conver-tir (convertere) : se tourner vers (se tourner versDieu et se détourner des choses terrestres).

• On tente de toucher l’âme : le plus profond àl’intérieur.

• Maîtres différents unis (partageant le mêmebut).

• Chaque maître enseigne dans son domainetout en participant à la fin commune.

• Enseignement au contenu homogène (unitéd’enseignement).

• Concentration.

• Dans un même lieu.Contacts étroits, soutenus et permanents(convicts).

• Élèves permanents.

Page 305: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 305

Figure 1. L’ENSEIGNEMENT INDIVIDUEL AU XVIE S.Le maître d’école, peint par A. Van Ostade (XVIIe siècle). Musée du Louvre, Paris. 2

2 Source : Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France (PARIAS Louis-Henri, dir.), t. II, NouvelleLibrairie de France Paris 1981, p. 242.3 Source : ibid., t. III, p. 339. La pédagogie. […] présente en guise de seconde figure comparative une autre gravure idéa-lisée du XIXe siècle, mettant en scène l’enseignement simultané. On y voit une classe des écoles de Jean-Baptiste de LaSalle inspectée par un supérieur de l’ordre.

Figure 2.L’ENSEIGNEMENT

SIMULTANÉ À PARTIR

DU XVIIE S.L’École des Frères, peint

par François Bonvin(1866-1873), Museo

de Arte de Ponce,Puerto Rico. 3

Désordre et ordre apparents accentuent le contrasteentre les deux méthodes. Situations idéalisées dontles caractéristiques ont sans doute été renforcées, cequi permet de mieux discerner la grande rupture dela pédagogie.Au public hétérogène (garçons et filles de tous âgesinterrogés à tour de rôle, en apartés) enseigné par lemaître d’école dans son propre logis (Figure 1), fait faceune volée « classée» : élèves du même âge, rangés dansun local conçu pour l’école, astreints simultanément aumême enseignement (Figure 2).La scène 2 est croquée au moment de l’interrogationorale, phase clé des rituels de la méthode simultanée-magistrale : un élève récite, devant, un autre demande àrépondre, au fond. Le reste de la classe assiste à l’apartélivre ouvert en attendant son tour, sagement. Le maîtrecontrôle la manœuvre du haut de l’estrade. Un moniteurcorrige des copies.Indice de méthode mutuelle, un groupe d’élèves s’en-traîne à déchiffrer sur un tableau mural.

© D

roit

s ré

serv

és

© D

roit

s ré

serv

és

Page 306: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

306 Le cartable de Clio, n° 3

II. Tableau comparatif entre l’image du maître d’école (méthode individuelle)et celle de la classe moderne (méthode simultanée), au XVIIe siècle (p. 91)

• Enseignement individuel et modeoccupationnel.

• Sans méthode.• Désordre.

• Le maître est pauvre (il doit faireautre chose pour gagner sa vie).

• Le savoir enseignant se définit parle contenu à enseigner.Celui qui sait lire peut enseigner àlire.

• Le maître est laissé à lui-même. Ilenseigne comme il l’a vu faire, parimitation.

• Enseignant « naturel », sansconscience de lui-même.

• Enfants d’âge variable et de sexedifférent.

• Peu d’enfants dans les classes.• Enfants faisant plusieurs choses

différentes individuellement.• Costumes diversifiés.

• Le local sert à autre chose : sortede boutique, de remise.

• Il n’y a pas de tableau.

• Relation du type cruauté / affec-tion, frapper / embrasser ;correction physique (férule).

• Relation « impulsive ».

LE MAÎTRE D’ÉCOLE (figure 1) LA CLASSE (figure 2)

La méthode

Le maître

Le savoir du maître

La formation dumaître

Les élèves

La classe

Relationmaître-élèves

• Enseignement collectif (simul-tané) et mode fonctionnel.

• Méthodique.• Ordre absolu.

• Le maître ne fait qu’enseigner :c’est un professionnel.

• Le savoir enseignant diffère ducontenu à enseigner.

• Enseigner c’est plus que dispenserun contenu, c’est aussi organiserl’environnement total de la classe.

• Maître supervisé. Début de forma-tion des maîtres.

• Enseignant formé à un véritablemétier.

• Jeunes enfants (même âge et mêmesexe).

• Beaucoup d’enfants.• Enfants regroupés faisant

ensemble la même chose en mêmetemps.

• Uniforme.

• Le local sert uniquement à l’ensei-gnement : local spécialisé(exemples : cartes, pupitres).

• Le tableau de lecture apparaît avecl’enseignement simultané.

• Relation du type humiliation / récom-pense ; pratique du « pensum ».

• Relation rationnelle : échelle gra-duée des récompenses et des puni-tions ; distance affective ; exclusiondu rapport affectif.

Page 307: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 307

III.Tableau comparatif entre la pédagogie au XVIIIe siècle et la pensée éducative de Rousseau (p. 126)

L’enfant doit imiter le plus possiblel’adulte, qui est son modèle. Sur leplan éducatif, l’enfant n’est doncqu’un moyen dont la fin réside dansl’adulte.

Le maître constitue le pôle importantet actif de la relation pédagogique.L’enfant doit essentiellement écouter.Le savoir coule du maître vers l’enfant.

L’apprentissage se fait selon la tradi-tion : obéissance et imitation desmodèles (sophistique, rhétorique…).

LA PÉDAGOGIE ÉTABLIEAU XVIIIE SIÈCLE

COMMENT S’Y PRENDRE :LES MOYENS PROPOSÉS DANS LES ÉCOLES

LA FORMULATION D’UN NOUVELIDÉAL SELON ROUSSEAU

COMMENT S’Y PRENDRE :LES MOYENS PROPOSÉS PAR ROUSSEAU

La conception de l’enfant ou de l’apprenant

La conception du maître ou de l’enseignant

La conception de l’apprentissage

L’enfant est son propre modèle.Il est naturellement bon et libre.Il est même meilleur que l’adulte, carce dernier est corrompu par la civilisation.

Le maître constitue le pôle secondairede la relation pédagogique.Il doit être au service de l’enfant.Le savoir naît de l’enfant.

L’apprentissage part du principe quel’être humain possède en lui-même laraison. L’éducation cherche à favoriserle développement de l’homme complet.

Page 308: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

308 Le cartable de Clio, n° 3

• Pédagogie traditionnelle.• Pédagogie fermée et formelle.• Approche mécanique.• Pédagogie encyclopédique.• Enseignement dogmatique.• Pédagogie contrée sur l’école.

N.B. : Plusieurs de ces expressions apparaissententre 1917 et 1920.

• Transmettre la culture « objective»aux générations montantes.

• Former, mouler l’enfant.

• Valeurs objectives (le Vrai, le Beau,le Bien).

• Éduquer du « dehors » vers le« dedans ».

• Point de départ : le système objec-tif de la culture que l’on découpeen parties à être assimilées.

• Pédagogie de l’effort.• École passive (suivre le modèle).• Encyclopédisme.

• L’enfant est comme de la ciremolle.

• L’enfance a peu de valeur par rap-port à l’état adulte.

• Il faut agir sur l’enfant.• L’intelligence est surtout visée.

PÉDAGOGIE TRADITIONNELLE PÉDAGOGIE NOUVELLE

Terminologie

Finalité de l’éducation

Méthode

Conception de l’enfant

• Pédagogie nouvelle.• École active.• Éducation fonctionnelle.• École rénovée.• Approche organique.• Pédagogie ouverte et informelle.• École nouvelle (New School).• Éducation puérocentrique (péda-

gogie centrée sur l’enfant).

N.B. : L’expression « École nouvelle » (New School)apparaît en 1889 en Angleterre et en 1899 enFrance.

• « Transmettre » la culture à partirdes forces vives de l’enfant.

• Permettre le développement desforces immanentes à l’enfant.

• Valeurs subjectives, personnelles.

• Éduquer du « dedans » vers le« dehors ».

• Point de départ : le côté subjectif,personnel de l’enfant.

• Pédagogie de l’intérêt.• École active (learning by doing).• Éducation fonctionnelle.

• L’enfant a des besoins, des intérêts,une énergie créatrice.

• L’enfance a une valeur en elle-même.

• L’enfant agit.• Il y a développement intégral de

l’enfant.

4 Les auteurs parlent ici d’«enfants» parce que l’éducation nouvelle s’est d’abord intéressée au primaire. Aujourd’hui,on s’accorde à ne plus circonscrire la pédagogie à la période canonique de l’enfance (de la naissance à l’adolescence),mais à l’étendre à toute méthode d’enseignement visant à la formation intellectuelle (des adultes y compris).

IV. Tableau de l’opposition entre la pédagogie traditionnelle et la pédagogie nouvelle,d’après les partisans de la pédagogie nouvelle (p. 149) 4

Page 309: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 309

• L’enfant tourne autour d’un pro-gramme défini en dehors de lui.

• Le contenu à enseigner auxenfants ne tient pas compte deleurs intérêts (culture objective).

• Le programme est idéaliste(contenu désincarné).

Tradition dont les origines se perdent.

Milieu artificiellement créé

• Retenue des émotions (distance).• Là-bas, jadis.• Résolution des problèmes artifi-

ciels.• L’école prépare à l’avenir.

• Le maître dirige.

• Le maître est au centre de l’action :il donne son savoir.

• Le maître est actif : il fait l’exercicedevant l’enfant ; il est le modèle àimiter.

• Discipline autoritaire (extrinsèqueà l’individu : récompenses / puni-tions).

• Discipline extérieure qui vise àcontraindre.

• Pédagogie de l’objet : la culture àtransmettre.

• Pédagogie de l’ordre mécanique.

PÉDAGOGIE TRADITIONNELLE PÉDAGOGIE NOUVELLE

Conception du programme

Auteurs représentatifs

Conception de l’école

Rôle du maître

Discipline

Type de pédagogie

• Le programme gravite autour del’enfant.

• Les intérêts des enfants détermi-nent le programme (structure etcontenu).

• Le programme est réaliste (contenusliés au milieu dans lequel vit l’enfant).

Dewey, Kerschensteiner, Claparède,Decroly, Cousinet, Freinet,Montessori, Ferrière.

Milieu naturel et social danslequel s’écoule la vie de l’enfant(l’école comme milieu de vie).

• Spontanéité enfantine.• Ici et maintenant.• Résolution des problèmes réels

pour l’enfant.• L’école fait vivre à l’enfant ses

propres problèmes.

• Le maître guide, conseille, éveillel’enfant au savoir. Il est une per-sonne-ressource.

• L’enfant est au centre de l’action.

• L’enfant s’exerce.

• Discipline personnelle (basée surles intérêts intrinsèques).

• Discipline qui vient de l’intérieur.

• Pédagogie du sujet : la personne àdévelopper.

• Pédagogie de l’ordre spontané(naturel).

Page 310: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

310 Le cartable de Clio, n° 3

Il s’agit d’un être plastique et passifformé par son environnement.

Le développement se fait par condi-tionnement, habitude et répétition.

L’apprentissage est une réaction àdes stimuli externes.

La connaissance est un condition-nement par répétition.

• L’enseignant gère le comporte-ment.

• Il détermine des objectifs et lestraduit en comportements obser-vables.

• Il renforce les comportementsdésirables et ignore les comporte-ments indésirables.

EMPIRISME (béhaviorisme)PSYCHOLOGIE COGNITIVISME (innéisme)

Nature de l’êtrehumain (sujet)

Développement

Nature de l’apprentissage

Nature de laconnaissance

Rôle de l’enseignant

Il s’agit d’un être structuré et actifformé par son propre programme génétique et d’auto-organisation deses catégories mentales, en interac-tion avec l’environnement.

Le développement se fait par matu-ration des compétences, à travers laquelle le sujet accroît sa maîtrise.

L’apprentissage résulte d’un méca-nisme cognitif, d’un travail sur des ressources : connaissances, règles,outils de pensée, etc.).

La connaissance est un processus detraitement de l’information et deconstruction du savoir.

• L’enseignant place ses élèves ensituation de traiter l’information.

• Il sélectionne et organise lessavoirs de façon à ce que les élèvesy soient confrontés.

• Il place les élèves en situation deconstruction de leurs propressavoirs.

V. Tableau comparatif des approches empiriste et cognitiviste (p. 235)

Page 311: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 311

1.LES ANTÉCÉDENTS DE LA PÉDAGOGIE, carac-térisés par une série d’émergences, telle

celle de la fonction enseignante, dans l’Anti-quité. Les sophistes sont bien les premiers, enOccident, à distinguer enseignement et édu-cation en pratiquant une occupation nou-velle : le métier d’enseignant. Les Grecs ontdonc « inventé» l’enseignement, mais ilsn’ont pas écrit de traité de pédagogie : ensei-gnant à de petits effectifs d’élèves pratique-ment adultes, ils n’avaient guère le souci de lagestion scolaire. Préoccupés de dialectique, ilsn’ont pas senti le besoin de systématiser lesmanières d’enseigner. Enseigner ainsi nenécessitant pas d’habiletés particulières, leurpédagogie est finalement restée rudimentaireet routinière. Par ailleurs, l’enseignementn’implique pas encore l’école : pas d’organi-sation scolaire (personnel hiérarchisé,horaires réguliers, programmes, moyensd’enseignement, bâtiments spécifiques – hor-mis peut-être le gymnase – … ). Les élèvespassent du grammairien au rhéteur ou auphilosophe, auditoires hétérogènes (de tousâges, de toutes conditions…) sous la houletted’un esclave qui les conduit de l’un à l’autre(le fameux « pédagogue» : étymologique-ment, celui qui pousse devant lui les élèves…)

Le Moyen Âge invente l’école, lieu spéci-fique rassemblant plusieurs maîtres tra-vaillant dans un but commun : convertirl’élève. Pourtant, en dépit de l’école, lapédagogie ne devient pas forcément unepréoccupation. Le Moyen Âge ne développetoujours pas de réflexion pédagogique : lesrares écrits de l’époque sur l’éducation nepeuvent être assimilés à des traités de péda-gogie. Si l’on excepte la scolastique de l’uni-versité (méthode complexe de discussiondes textes élaborée dès le XIIIe siècle), lesprocédures scolaires restent élémentaires,

subordonnés à la lecture et au commentairedes auteurs classiques qui font autorité,ancrées dans une logique de contenus àdécouper en séquences pour l’enseigne-ment. De leur côté, les petites écoles monas-tiques enseignent la lecture par le procédéde la mémorisation viva voce des deux Tes-taments, en latin, langue du savoir sacré.Les élèves doivent réciter en psalmodiantinlassablement le corpus qui doit êtreincorporé, su « par cœur», condition duSalut.

Les doctrines humanistes modernes, à laRenaissance, ne proposent toujours pas demoyens concrets d’enseignement, mais pro-pagent sur le plan abstrait des finalités del’éducation : elles sont le fait d’une élite cul-tivée (Montaigne, Rabelais, Érasme…) dontle discours ne peut porter sur les préoccupa-tions concrètes des enseignants, leur fonc-tion ne les conduisant pas à enseigner. Ainsi,toujours pas de souci pédagogique, ni deréflexion visant à rendre explicites dessavoirs pédagogiques précis.

2.LA PÉDAGOGIE TRADITIONNELLE repré-sente l’hypothèse centrale du livre, à

savoir que la pédagogie est inventée auXVIIe siècle. La pédagogie comme méthoded’enseignement, discours codifiant lessavoirs propres à la façon de faire la « classe» :des règles formulées à l’intention du maîtrepour l’aider à enseigner l’élève, avec desespoirs d’alphabétisation portés par lesRéformes protestantes et la Contre-Réformecatholique, qu’enhardissent la diffusion dupapier, l’essor de l’imprimerie, l’attented’instruction que réclame un nouveau senti-ment à l’égard de l’enfance. Une volontéaussi de régenter les turbulences de la jeu-nesse oisive des villes en croissance.

Page 312: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

312 Le cartable de Clio, n° 3

Les écoles se remplissent, il faut trouver dessolutions au problème de massification sco-laire. La méthode individuelle ne suffit pluspour enseigner « tout à tous». Les ouvragesfoisonnent proposant les bonnes façonsd’enseigner, écrits par des pédagogues demétier qui tiennent un discours fondé surune pédagogie religieuse, nourrie par l’expé-rience. Il ne s’agit plus de penseurs solitaires,mais d’enseignants aguerris, officiers deDieu, explicitant un savoir issu de l’action,soucieux de développer l’ordre en tout dansl’enseignement, du matin au soir, ouvrant àla méthode simultanée par un contrôle despostures, par l’émulation, l’organisation del’espace et du temps pédagogiques.

Ainsi se codifie un savoir-enseignant, ce qu’ilest convenu d’appeler la « pédagogie tradi-tionnelle», un ensemble de prescriptions, derites scellés en méthode et que l’on retrouvejusqu’à nos jours dans LE SYSTÈME « CLASSE» :une volée d’élèves, réunis dans la même salle(« de classe»), rangés frontalement pour l’ex-plication magistrale et faire le même exer-cice, se soumettre au même examen, simulta-nément, dans la perspective annuelle d’une« promotion» (réussite) ou d’un « redouble-ment» (échec).

3.LA PÉDAGOGIE NOUVELLE. Les XVIIIe etXIXe siècles ne bouleverseront pas la

tradition pédagogique : les idées de Rousseauconnaîtront une destinée largement post-hume, tandis que les mesures institution-nelles du XIXe siècle – l’obligation, la gra-tuité, la laïcité –, ne revêtiront jamais uncaractère de révolution pédagogique.

En revanche, apparaît au tournant duXXe siècle, un mouvement profond contrela tradition, appelé « pédagogie nouvelle». Il

se dessine d’abord de façon polémique ens’inscrivant dans la perspective scientiste quivise à assigner au monde un nouveau critèreabsolu, un nouveau dieu : la science, relais dela religion comme fondement à l’ordre et à lacompréhension des choses. La psychologiedevient alors la science constitutive du nou-veau discours pédagogique de centration surl’enfant, avec un poids non seulement surl’intellect mais aussi sur la dimension socio-affective de l’apprentissage. Le mouvementse scinde en deux courants très vite figés,bientôt oubliés, qui peineront à bousculer latradition : un courant expérientiel, auquel onpeut associer par exemple les pédagoguesNeill, Freinet, Steiner, Rogers…, avec unevolonté d’accompagner l’enfant dans lasatisfaction de ses besoins dévoilés, et uncourant expérimental qui s’inscrit dans lamouvance du béhaviorisme, du cognitivismeet du constructivisme.

4.LA PÉDAGOGIE À VENIR. Si l’enseignant n’aplus à fonder son action sur les prescrip-

tions d’un ordre surnaturel, pas plus qu’il n’aà appliquer mécaniquement les lois d’unordre scientifique, concluent les auteurs, ildoit chercher une voie qui envisage la fonc-tion enseignante comme véritablement pro-fessionnelle, fondant ses décisions sur unedélibération interactive, en situation éduca-tive, puisant dans la complexité du savoirpédagogique les raisons de son jugement. Unidéal postmoderne.

Portée d’une rationalité finalisteL’approche proposée ici, dans la très longuedurée, est linéaire : elle fait correspondre àchacune des «grandes classiques» de la pério-disation traditionnelle une étape vers la péda-gogie actuelle, considérée en toute logique nonpas comme un terme, mais comme une plate-

Page 313: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 313

forme d’avenir. Son originalité tient à la clartéde la rationalité présentée, fixant la constitu-tion de la pédagogie au siècle classique, avecforcément, à partir de ce POSTULAT CENTRAL,des « antécédents» (l’émergence successive dela fonction enseignante, de l’école et des doc-trines humanistes), un corollaire, la « péda-gogie nouvelle» (la réaction à ce qui devientalors, a posteriori, la « pédagogie tradition-nelle»), et finalement un présupposé, la« pédagogie à venir», le passé et le présent ins-crivant leur logique implacable dans uneperspective finaliste.

À partir de là, ce qu’on peut examiner c’est laportée d’un tel paradigme explicatif. Envisa-ger l’histoire de la pédagogie comme un récitvrai dont nous serions de plein droit les chro-niqueurs au motif que nous arrivons à la fin(provisoire) – sans nier l’attrait d’un tel pro-jet –, implique en contrepartie de reconsti-tuer les antécédents en les dégageant de nosreprésentations d’héritiers légitimes :connaissant l’issue d’une histoire que lescontemporains de chaque époque ressen-taient comme une actualité, nous avons àrendre conscient ce que nous devons à cepassé – au titre de tradition –, afin de statuersur ce que nous pourrions en cultiver dans lesystème qui nous convient.Ainsi, hiérarchiser les disciplines et les filières,programmer l’école annuellement, « faire leprogramme» (l’achever parce qu’il est pres-crit, indépendamment des apprentissagesréels), proférer le savoir pour une prise denotes soumise à l’examen normatif, punir,récompenser, décerner un prix, enclasser lesélèves par volées, les ranger face au magistère,les enseigner simultanément, les soumettre àun examen panoptique, sanctionner unecopie d’une mauvaise note, la gratifier d’unebonne, faire des moyennes pour attribuer un

rang aux élèves, les classer en fonction d’unepromotion ou d’un redoublement… sontautant de conduites pédagogiques « tradi-tionnelles» dont l’héritage, constitué autourde la méthode simultanée classique, s’esttransmis jusqu’au XXe siècle, en particulier àtravers les systèmes de notation scolaire,inconsciemment.5 Ce patrimoine éducatiflaisse apparaître et sa modernité initiale – dans le contexte de sa genèse –, et ses aspectsrémanents (ce qui reste lorsque la raison pre-mière s’est obscurcie), jusqu’aux pratiquesactuelles. Réifier cet héritage pour le rendreconscient constitue un véritable travail demémoire. Car, dans le système scolaire occi-dental défini par les plans d’études contem-porains, centré sur la formation des élèves, laprise en compte de leurs représentations pourun traitement des ressources disciplinaires,les pratiques traditionnelles sont d’unsecours relatif. Ainsi, la périodisation propo-sée aide à une professionnalisation souhaitéepar les auteurs de La pédagogie.

UNE PÉRIODISATION STRUCTURALE

Pour mieux réifier, peut-être, la prise deconscience de nos habitus pédagogiques ensollicitant l’histoire, je proposerais une pério-

5 La MÉTHODE SIMULTANÉE a trait aux modalités d’orga-nisation de la « classe» : volées et programmes annuels,enclassement des élèves, exercices, interrogations et examens simultanés…La MÉTHODE MAGISTRALE requiert une transmission desavoirs formulés par le maître, pris en notes et dont lavérification de l’assimilation se fait par l’exercice (cor-rigé en plénum) et par l’examen restitutif (réussilorsque l’explication communiquée est jugée dans lacopie conforme aux normes du maître). Ainsi, lors-qu’un maître donne des informations, fait un exposé,un récit, fournit des ressources… afin de placer sa classeen situation de traiter le savoir, il ne pratique en prin-cipe pas la méthode magistrale.

Page 314: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

314 Le cartable de Clio, n° 3

Tableau des grandes rémanences éducativesPériodisation structurale de l’histoire de l’éducation

Finalités des plans d’études…

de la sociétésacrale,tripartite…

de la société d’ordres,hiérarchique…

de la société industrielle,libérale…

Incorporation d’un savoir religieux,su « par cœur » :FAIRE SON SALUT

Inculcation de valeurshiérarchiques :ACCEPTERSA CONDITION

Éducation au mérite bourgeois :« RÉUSSIR »

Transmission viva voce, de bouche à oreille – psalmodie – enseignement individuel –châtiments corporels

JUGEMENT DERNIER DAMNATION / SALUT

« Classe » (volée-exercice-examen) –enseignement simultané /frontal… bons / mauvais points –vocation

RANGHUMILIATION / GRATIFICATION

…note / moyenne /diplôme – promotion / redoublement – (filière payante ➙ baccalauréat ➙ hautes écoles➙ positions sociales élevées)

SÉLECTION RÉUSSITE / ÉCHEC

de la sociétépost-industrielle,plurielle…

Formation auxcompétences individuelles et sociales :AGIR SURLE MONDE

École par degrés successifs – collège unique –cycles d’apprentissage, différenciation,fonction formative de l’évaluation (axe critérié),édumétrie

DÉMOCRATISATION DES ÉTUDESORIENTATION / FORMATION …

D’après : BUGNARD Pierre-Philippe, Rémanences éducatives. Essai sur la persistance deconduites scolaires dont la raison première s’est obscurcie. Thèse d’habilitation non publiée enhistoire de l’éducation, Fribourg Université de Fribourg Suisse 2003 (tableau publié dans lesActes du Colloque 2003 de l’ADMEE, Liège Université de Liège 2004).

Rupture de la pédagogie moderne (sous la forme «classe»)

Rupture de l’éducation nouvelle (extinction de la forme « classe »)

ÉCOLE PAR ORDRES(primaire / secondaire

en filières séparées)SÉGRÉGATION

PÉDAGOGIQUE SOCIALE

Page 315: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

L’histoire de l’enseignement 315

disation fondée sur deux critères anthropolo-giques significatifs de la genèse des conduiteséducatives : la rupture entre sacré et profane,la rupture entre méthode magistrale et cen-tration sur l’élève (voir Tableau des grandesrémanences éducatives ci-contre).

Pour faire court, je dirais que la communica-tion du savoir faire viva voce afin que l’élève, enl’incorporant, fasse son salut (idée impliquantle châtiment corporel en guise de motivationextrinsèque), est celle d’un plan d’étudessacral, lorsque la perspective eschatologiqueprime sur toute autre finalité éducative.

Délaisser la didactique sensorielle de la psal-modie et de la solmisation (favorisant l’exi-gence de mémorisation intégrale de savoirsdont pas un iota ne doit être transgressé :« bien savoir, c’est savoir “par cœur”»),renoncer à porter atteinte au corps de l’igno-rant, à châtier physiquement son ignorance,la faute exorcisée dans une douleur préfigu-rant les gémonies infernales, telle est lagrande profanation moderne : confier lemagistère aux didactiques de l’explicationmagistrale, de l’exercice corrigé et de l’exa-men panoptique, dans le cadre de laméthode simultanée. Centré sur le profane,le savoir n’a plus à circuler dans l’espace dela Création pour être récité, incorporé, pas-ser directement de la voix du magister àl’oreille de l’élève à fins de mémorisationintégrale, condition d’élection divine. Il estmaintenant transposé en explicationsmagistrales pour une assimilation par laprise de notes, l’exercice… en vue d’un exa-men restitutif dont la nouvelle motivationextrinsèque réside dans l’émulation de lagratification et de l’humiliation des bons etdes mauvais points, puis des bonnes et desmauvaises notes, la volée classée en promus

et redoublants au terme d’une sélection scolaire annuelle faite en fonction de laségrégation sociale de la société d’ordres,ajustée aux normes de la bourgeoisie qui seréserve, dès le XVIIIe s., les études.

Dès lors, transgresser à son tour la didactiquedu magistère simultané au profit d’une didac-tique centrée sur les apprentissages subjectifs(la cession aux élèves de la responsabilité dutraitement de l’information), c’est opter pourle double paradigme de la centration surl’élève et de la démocratisation scolaire, par lapédagogie différenciée ouvrant à chacun unaccès à la connaissance universelle, indépen-damment des origines sociales ou culturelles,à son rythme propre, sans la sanction del’examen normatif, pour une orientation enfonction de ses propres desseins.

Une périodisation structurale déroule ainsitrois ou quatre états de l’école occidentale,non pas linéairement (bien qu’ils se succè-dent au titre de conceptions idéales) maisconcomitants (puisqu’ils restent sous certainsaspects présents dans les pratiques, en dépitde leur obsolescence). Il s’agit des formesd’éducation de jure, telles que les renvoientl’avant-garde des idées ou des textes pédago-giques. Ces états ne sont donc pas forcémenttous présents, partout, de facto, mais consti-tuent des références théoriques, des finalitésidéales. Ils présentent les aspects d’une his-toire scolaire correspondant à ce qu’il estconvenu d’appeler l’« avancement» archéty-pique d’une société. En effet, certaines atti-tudes perdurent, à des degrés divers, forgeantune tradition pédagogique en fonction duPRINCIPE DE RÉMANENCE : est réputée réma-nente toute conduite en décalage avec lesfinalités de l’époque où elle se manifeste, dontla raison première est oubliée.6

Page 316: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

316 Le cartable de Clio, n° 3

Ainsi, lorsqu’un enseignant communique unsavoir pour qu’il soit pris en notes et restituéau jour de l’examen, lorsqu’il inflige une«mauvaise» note pour « fautes», classe un lotde copies en fonction de normes implicites… iluse en fait de conduites scolaires en phase avecdes visées pédagogiques dépassées. Parailleurs, les raisons pour lesquelles il reproduitde telles conduites ne sont certainement pluscelles qui présidaient à leur instauration.Cette rémanence – la permanence d’attitudesdont la finalité première s’est obscurcie – scelleune pérennité coutumière qui sape l’idéalpédagogique contemporain. Confronté à l’hé-téronomie tradition / modernité, un tel ensei-gnant réagira peut-être par dysculturation àun progrès insaisissable (pessimisme généra-lisé, troubles psychopathiques, burn out…),placé au cœur d’un dilemme ouvrant à laconfusion des valeurs et au désenchantement.

Périodisée, l’histoire de l’éducation peut cer-tainement contribuer à l’évaluation de lacondition d’enseignant, conscientiser l’étatde la didactique et de la pédagogie propre àchacun au regard de l’expérience recenséepar l’histoire. Outil de pensée du métier d’en-seignant, elle permet de situer sa pratique etde l’ajuster, peut-être, aux finalités de sontemps.

6 Les pratiques, elles, assimilent diversement innova-tions et traditions, jusqu’à former un amalgame decouches composites qu’une enquête insérée dans la trèslongue durée peut sans doute contribuer à éclaircir.

Page 317: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio

Les annonces,comptes rendus

et notes de lectures

Page 318: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire
Page 319: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 319

Identités, Mémoires, Conscience historiqueTextes rassemblés par Nicole Tutiaux-Guillonet Didier Nourisson, Publications de l’Uni-versité de Saint-Etienne, 2003, 220 p.

Ce volume rassemble les contributions présen-tées lors du Congrès mondial de la Société inter-nationale de didactique de l’histoire qui s’est tenuà Lyon en 2001. Les organisateurs avaient retenutrois mots – identités, mémoires, conscience his-torique – pour définir le thème principal de ceCongrès, trois mots qui dessinent un ensemblede questions qui traversent aujourd’hui nossociétés, l’histoire savante, l’histoire scolaire. Lesquestions posées ont rencontré un large échodans la plupart des États et systèmes scolaireseuropéens mais aussi en Amérique du Nord et duSud, dans certains États d’Afrique et d’Asie. Ladiversité des contributions témoigne de cettelarge ouverture et de cette convergence des pré-occupations. C’est un des intérêts forts de cetouvrage que de nous ouvrir ainsi à d’autres hori-zons, de pouvoir établir des rapprochements,nuancer des différences, tenter de partager larecherche de solutions pour répondre aux défisque l’enseignement de l’histoire doit affronter.

L’ouvrage est divisé en trois parties. Chacunerassemble, autour d’un axe directeur, des contri-butions dans lesquelles les trois termes choisispour ce Congrès entrent en écho l’un avecl’autre. La perspective commune est aussi celled’une nécessaire interrogation de l’histoire sco-laire du point de vue de sa définition, de sescontenus et de ses modes de transmission.

La première interroge « l’enseignement de l’his-toire entre principes et pratiques ». Dans saconférence d’ouverture Christian Laville livreune analyse critique du concept de consciencehistorique et du courant qui le porte. Emprun-tant ses références aux situations européenne etquébécoise, il ouvre très largement son proposaux travaux anglophones. Il introduit ainsi unepréoccupation qui habite de nombreusescontributions de cet ouvrage avec la critique durécit largement développée chez certains histo-riens et à l’école, et l’importance de plus en plusgrande accordée à l’enseignement des modes depensée historique. Nicole Tutiaux-Guillon s’ap-puie en particulier sur sa participation à l’en-quête Jeunes et histoire pour mettre l’intentionde construction d’une conscience historiquecritique au regard des coutumes didactiques.Elle souligne le poids des secondes comme obs-tacle à la première et souligne l’importanceaccordée aux connaissances comme vecteurprivilégié voire unique pour cette construction.En s’appuyant sur l’exemple français AnnieBruter questionne la relation entre l’identité, lamémoire collective et l’enseignement de l’his-toire. Si certains facteurs internes à l’école expli-quent le délitement de cette relation, il convientaussi de considérer le rôle déterminant joué parles transformations de l’idée de nation. Elleconclut sur les ambiguïtés et les écarts quicaractérisent l’histoire scolaire et les discoursofficiels. Avec la Commune de Paris, DidierNourrisson introduit les «oubliés» de l’histoirescolaire, les contenus de celle-ci variant demanière souvent plus spontanée que vraimentréfléchie. Ses réflexions se prolongent dans cenuméro du Cartable. Arja Virta clôt cette pre-mière partie par la présentation d’une enquêtemenée auprès de futurs enseignants du pri-maire en Finlande, sur les conceptions que cesderniers ont de l’histoire et de son rôle dans lasociété et pour les individus. Elle met notam-ment en évidence les composantes intellec-tuelles et critiques, mais aussi affectives et émo-tionnelles des relations que les personnesentretiennent avec l’histoire.

Page 320: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

320 Le cartable de Clio, n° 3

La deuxième partie traite de la question des«enjeux» et des «contextes». Trois communi-cations sont présentées par des universitairesengagés dans la formation des maîtres et tra-vaillant dans des contextes différents. RobertMartineau analyse le problème identitaire cana-dien dans quatre de ses dimensions : historique,politique, civique et éducative, pour appeler àune nécessaire refondation de la citoyennetécanadienne dans une société plurielle. Il met enécho les travaux de nombreux historiens de sonpays avant de plaider pour un enseignementqui, loin des grands récits épiques, privilégie unapprentissage des modes de pensée historique.Elisabeth Erdmann interroge la mémoire dansl’Allemagne d’aujourd’hui alors que s’y déve-loppe une sorte de « boulimie commémora-tive» selon la formule de Pierre Nora. Elle com-pare Les lieux de mémoire avec un ouvrage paruen Allemagne et inspiré par la même probléma-tique, pour souligner certaines des différencesentre les deux œuvres, différences liées aucontexte de chaque pays. Observant l’accentmis en Allemagne sur les deux derniers siècles,elle propose de reprendre la distinction entremémoire «communiquée» très liée à la mémoireorale, mémoire culturelle qui renvoie aux signesmultiples dans une société donnée et mémoirehistorique liée aux méthodes critiques, à l’usageraisonné des sources, etc. Elle plaide pour unenseignement permettant aux élèves de diffé-rencier ces mémoires et pour le développementd’enquêtes comparatives entre nos États. L’en-quête est le matériau sur lequel s’appuie LanaMara de Castro Siman pour étudier les repré-sentations du passé qu’ont de jeunes brésiliens,en prenant pour objet principal la fondation dela nation au Brésil et en utilisant la lectured’images. Elle conclut notamment sur l’impor-tance de l’histoire scolaire dans la formation deces représentations et se prononce pour unenseignement qui favorise la rupture avec lesschémas binaires simplificateurs.

Les contributions de la troisième partie sontrassemblées sous le titre de « Penser le passé,

apprendre l’histoire ». Charles Heimbergdéveloppe l’importance d’un enseignementcentré sur l’apprentissage des modes de pen-sée de l’histoire comme contribution d’unenouvelle manière d’interroger son identité etde regarder le monde. Il insiste notammentsur la distinction entre histoire et mémoireavant de proposer quelques exemples de tra-vail en classe et de poser quelques questionssur la difficile question de l’évaluation.Jacques Vieuxloup présente une recherche encours sur l’enseignement des concepts d’Étatet de pouvoir dans des classes de quatrième etde troisième dans un collège français. Tout enfaisant place aux interrogations que l’idéemême de concept soulève en histoire, il sesitue dans la perspective d’un enseignementqui privilégie la construction de concepts etfait état des premiers résultats obtenus auprèsdes élèves. En s’appuyant sur les expériencesmenées à l’Université catholique de Louvain,Kathleen Rogiers fait quelques suggestionssur l’usage des ordinateurs dans l’enseigne-ment et l’apprentissage de compétences his-toriques avec des élèves de l’enseignementsecondaire. Le support est un cd-rom com-portant quatre dossiers de sources histo-riques permettant de travailler sur le conceptde pouvoir dans la société médiévale. L’accentest mis sur l’autonomie, la participationactive, le travail d’interprétation, autant derésultats importants pour un enseignementrenouvelé de l’histoire. Susanne Popp étudiela spécificité de la mémoire concernant RosaLuxembourg et Karl Liebknecht et ses trans-formations en Allemagne. Elle part du faitque cette mémoire est une mémoire centréesur un « couple » et non sur un « héros » pouranalyser les possibilités que cette particularitééveille mais aussi les obstacles. L’existence dedeux Allemagnes pendant une quarantained’années permet de développer une compa-raison entre deux traditions mémorielles quise rejoignent dans l’oubli des textes poli-tiques de ces deux personnages. AngelinaOgier Cesari analyse les discours sur Napo-

Page 321: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Pistes didactiques et chemins d’historiens.Textes offerts à Henri Moniot, recueillis et édi-tés par Marie-Christine Baquès, Annie Bruteret Nicole Tutiaux-Guillon, Paris, Budapest etTurin, L’Harmattan, 2003, 382 p.

La tradition des « Mélanges » offerts à un cher-cheur qui part à la retraite débouche souventsur des volumes très éclectiques. Mais avecHenri Moniot, la diversité des approches, par-dessus les frontières, de l’histoire occultée del’Afrique à la question récemment soulevée dela didactique de l’histoire, ne fait que refléter larichesse et l’originalité d’un parcours scienti-fique hors du commun.

Parmi les nombreux thèmes évoqués dans cevolume, il en est qui interrogent la différenceet son occultation. Ainsi la visibilité desfemmes dans l’histoire enseignée est-elle évo-quée pour ses limites. Annie Rouquier regretteà juste titre une réduction régulière de leurplace dans les manuels et les programmesfrançais (mais en va-t-il autrement ailleurs ?).Autre dimension de la différence, celle duracisme et de la conception ethnique de lanation. Claude Liauzu traite la question del’ethnocentrisme des savoirs universitaires, quisont nés avec la modernité et l’émergence del’État nation, et s’interroge sur l’opacité desressorts profonds du racisme, ainsi que sur lespoints communs du racisme colonial, de laxénophobie et de l’antisémitisme, autant demanières problématiques de gérer le rapport àl’altérité.

Les annonces, comptes rendus et notes 321

léon 1er dans un corpus de manuels scolairesde l’école élémentaire entre 1880 et 1995 enFrance. Elle construit une périodisation deces discours qui s’achève, à partir des années1980, par une très nette diminution de laplace accordée à Napoléon. Le lien avec lesfinalités de l’enseignement de l’histoire est icifortement établi, la construction d’une iden-tité nationale essentielle hier, un déclin decette référence et une ouverture au mondeaujourd’hui. En relation avec la mondialisa-tion, Tayeb Chenntouf étudie la place donnéeà l’histoire des civilisations et au concept decivilisation dans les enseignements d’histoireet de géographie des pays du Maghreb et deFrance. Il constate l’ouverture internationalede l’histoire surtout pour l’étude des civilisa-tions anciennes et, en revanche, la place rela-tivement modeste accordée aux civilisationsdu temps présent. Le projet Braudel reprendtoute sa pertinence dans un monde où laprise en compte des identités plurielles, l’ou-verture aux autres et la tolérance sont plusque jamais nécessaires.

Il revient à Henri Moniot qui a incarné l’intérêtdes historiens universitaires pour la didactiquede l’histoire de conclure en convoquantquelques « saints » auxquels se vouer. Choisis-sant Braudel, Létourneau, Lepetit et plusieursautres, il reprend à nouveau frais la doubleréférence, incontournable comme on ditaujourd’hui, qui commande l’enseignement del’histoire : la connaissance et la connivence.Tout cela appelle, exige suis-je tenté d’écrire, lapoursuite de divers chantiers déjà engagés,l’ouverture de quelques nouveaux, et pourtous, le développement de solides recherchesappuyées sur des données empiriques, seulmoyen de mettre à distance, au moins un peu,les dimensions idéologiques, affectives, les pas-sions dont l’histoire et son enseignement sontl’objet.

François Audigier, Université de Genève

Page 322: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

322 Le cartable de Clio, n° 3

fois, ce cas nous montre l’inscription dans lalongue durée de certains débats fondamen-taux sur l’enseignement de l’histoire. Les pro-pos de Christian Laville sont encore plusinquiets pour la période récente. Il note eneffet une certaine tendance, dans bien despays, à vouloir revenir à un récit fermé des-tiné à « mouler les consciences ». La dimen-sion civique de l’enseignement de l’histoiredevrait pourtant nous mener à aller dans lesens du développement d’un sens critique.Sur le même thème, François Audigierappelle de ses vœux un développement desréflexions et des recherches en didactiquepour que l’on sache mieux quels récits com-muns sont à construire et ce que les élèvess’approprient vraiment en termes de citoyen-neté et de sens critique.

Nicole Tutiaux-Guillon insiste à juste titre surla valorisation de l’adhésion et la prédomi-nance d’une histoire scolaire, en France, quiprétend dire la réalité du monde en évitant delaisser planer le doute et les incertitudes. Enfin,les deux dernières contributions de l’ouvrage,dues à Théodora Cavoura et Nicole Lautier,portent sur la pensée historique, notammentautour du raisonnement analogique. Maiscomment passe-t-on de l’analogie spontanée àl’analogie scientifiquement raisonnée ? Selonquels critères peut-on sortir du sens communet entrer réellement dans une pensée histo-rique ? C’est tout le problème de la pensée et dela conscience historiques qu’affronte désormaisla recherche didactique pour développer uneconstruction lucide de l’histoire scolaire par sesacteurs.

Ce volume, décidément, est d’une très granderichesse !

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Catherine Coquery-Vidrovitch s’interroge surles liens inavoués entre histoire et propagande.Les faussaires de l’histoire sont certes identi-fiables, mais le rapport entre histoire engagée,dans le bon sens du terme, et parti pris idéolo-gique est plus complexe. En principe, c’est l’ap-port de la connaissance qui devrait distinguerl’histoire de ses usages pervertis. Mais la naturemême d’une science sociale ne permet pas derégler complètement la question. D’où l’inté-rêt, par exemple, des Subaltern Studies, cesétudes d’historiens de pays anciennement colonisés qui tentent de redonner une certainepluralité à leur discipline.

Il n’est pas possible de rendre compte briève-ment ici de toutes les contributions de cevolume. Notons toutefois la présence d’unesérie d’auteurs polonais, ce qui témoigne desréseaux de réflexion et de recherche comparéequ’Henri Moniot a su tisser au cours de sacarrière.

La question de l’enseignement de l’histoireest au centre d’un grand nombre de textes.Par exemple, les tentatives internationales deréécrire l’histoire dans un sens pacifique,favorable à l’entente entre les peuples, qui ontété impulsées au cours de l’entre-deux-guerres par le Bureau International de l’Édu-cation de Genève sont analysées par MariaCristina Giuntella. Le bilan qu’elle en dressen’est pas brillant, mais il est intéressant deconstater que le débat se déroulait alors entreles tenants d’une approche éducative etmorale de l’histoire enseignée et ceux quitenaient à transmettre les connaissances spé-cifiques de la discipline, un débat qui n’esttoujours pas épuisé aujourd’hui. De son côté,Anne Morelli relate la période où la Belgiquea connu un enseignement rénové de l’his-toire, un programme problématisé et suscep-tible de favoriser les activités des élèves qui aété généralisé à la fin des années soixante,puis supprimé par un ministre conservateurau début des années quatre-vingt. Encore une

Page 323: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 323

Jean-Louis Jadoulle et Mathieu Bouhon, Déve-lopper des compétences en classe d’histoire.Unité de Didactique de l’Histoire de l’Univer-sité catholique de Louvain, 2001, 264 p.

Mathieu Bouhon et Catherine Dambroise,Évaluer des compétences en classe d’histoire.Unité de Didactique de l’Histoire de l’Univer-sité catholique de Louvain, 2002, 215 p.

Dans une production d’ouvrages de didac-tique, malheureusement peu abondante, voicideux ouvrages à la fois fort utiles et très inté-ressants. Utiles parce qu’ils proposent de nom-breux exemples et intéressants par l’orientationqu’ils proposent et mettent en œuvre ainsi quepar les débats qu’ils ne manqueront pas de sus-citer. Chacun connaît le développement actuelde la réflexion sur les compétences ; quelqueopinion que l’on en ait, aucune réflexion surl’enseignement de l’histoire ne peut aujour-d’hui l’ignorer. Ces deux ouvrages sont unecontribution théorique et pratique en faveurd’un profond renouvellement de cet enseigne-ment. Ils accompagnent la réforme de l’ensei-gnement dans la Communauté française deBelgique ; un décret voté en 1999 par le Parle-ment de cette Communauté définit les compé-tences terminales et les savoirs requis en his-toire. Soulignons d’emblée, pour ne pas avoir àrevenir sur ce qui est un faux débat, qu’il y abien les deux termes de compétences et desavoirs et que les unes et les autres sont indis-solublement liés. Un des intérêts majeurs descompétences est de nous inviter à raisonner

autrement que par l’accumulation d’objetsd’histoire, le plus souvent distribués dans unordre chronologique lui-même peu rigoureux.En effet, cet ordre n’évite nullement les recou-vrements lorsque les objets changent, plusencore, il est plein de trous. Raisonner les cur-riculums et autres plans d’étude en termes decompétences demande d’insister sur le fait queles savoirs et les savoir-faire prennent tout leursens lorsqu’ils sont mobilisés par l’individu ensituation. Ce sont dès lors, dans le cadre sco-laire, les situations d’enseignement et d’ap-prentissage, leurs définitions, leurs intentions,leurs contenus et leurs mises en œuvre, qui sontau cœur de la réflexion didactique. Mettre enavant l’intérêt d’une telle approche ne signifienullement que celle-ci résout tous les problèmesde l’enseignement de l’histoire aujourd’hui,mais qu’il convient de les identifier clairementet de dépasser les querelles de croyances.

Le premier ouvrage comporte trois parties d’in-égale importance. La première, la plus ramas-sée, donne la parole à Jean-Marie de Ketelepour définir le terme de compétences et situerson intérêt aujourd’hui, puis à Britt-Mari Barthpour traiter de la conceptualisation. Elles’achève par un texte des auteurs sur les compé-tences en histoire, texte dans lequel ils propo-sent plusieurs outils permettant d’opérationna-liser l’approche par compétences.

Les deux parties suivantes fournissent de nom-breuses situations avec commentaires, appa-reillages documentaires, outils de réflexion,tous construits et expérimentés avec une équiped’enseignants. Le premier ensemble présentedes « scénarios didactiques » à propos de cinqobjets d’histoire. Ils sont tous bâtis selon uncanevas commun qui articule : « l’étude d’unmoment-clé ou d’une vision panoramique » aucours de laquelle « les élèves s’approprient dessavoirs… et des savoir-faire et développent uncertain nombre d’attitudes»; une situation d’in-tégration au cours de laquelle les élèves mobili-sent les ressources précédemment construites ;

Page 324: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

324 Le cartable de Clio, n° 3

une situation d’évaluation. Cette évaluation,essentiellement formative tient une grandeplace dans la réflexion et dans la constructiondes scénarios. Des propositions en ce sensoccupent la dernière partie de l’ouvrage et enconstituent à elle seule plus de la moitié.Chaque situation comporte une analyse descompétences évaluées, les documents fournisaux élèves et les outils d’évaluation à la fois cri-tériés et quantifiés, en particulier les outils d’au-toévaluation. Compte tenu de la logique decette approche, ces situations sont aussi des res-sources pour construire les situations d’intégra-tion. Dès lors qu’un travail plus autonome estmis en place, ces situations et l’évaluation for-mative entretiennent de très fortes connivences.

Cette importance de l’évaluation s’affirme dansle second volume. Le titre est quelque peu trom-peur puisque les exemples proposés décrivent etanalysent en fait l’ensemble du dispositif et pré-sentent les situations d’intégration avec leurssupports documentaires. Les outils d’évaluation,qui sont ici aussi des outils d’autoévaluation, por-tent sur les productions des élèves pendant lessituations d’intégration. Des exemples de cesproductions accompagnent ces outils. Commedans l’ouvrage précédent issu de la même équipe,les divers matériaux ont été expérimentés avantd’être publiés. L’ouvrage est organisé autour desdeux compétences générales définies pour l’his-toire – « se poser des questions », « communi-quer » –, dans deux niveaux de classe 4e et 5e

années; les deux autres compétences sont «criti-quer» et «synthétiser». Les objets traités concer-nent l’histoire depuis le Moyen Âge.

L’intérêt de ces ouvrages rappelé, cette courtenote s’achève par quelques thèmes de travail etde débat que leur lecture soulève. Au risqued’être redondant, j’insiste sur le fait que cesthèmes sont « au-delà » de cette approche ;autrement dit, ils n’arrivent en aucun cascomme des invitations à revenir en arrière oucomme des critiques qui délégitimeraient cetteorientation. En fait, les questions que soulèvent

ces thèmes sont largement présentes dans lesapproches traditionnelles de l’enseignement del’histoire, mais les coutumes didactiques, laforce du modèle disciplinaire, plus encore lescroyances où beaucoup sont de voir les inten-tions et les finalités si nobles accordées à notrediscipline se traduire dans les faits, les masquentle plus souvent. L’approche par compétences, endéplaçant notre regard, nous invite à les réexa-miner et à les (re)travailler. J’en formule quatre :

– du point de vue des objets d’histoire retenus etétudiés, l’ensemble laisse un sentiment de jux-taposition dans lequel il est difficile de lire unecohérence. Il est vrai que lorsqu’on lit de l’his-toire, notamment de l’histoire scolaire, l’at-tente spontanée est celle d’une certaine conti-nuité chronologique, laquelle nous délivre unmessage de cohérence. J’ai dit précédemmentl’illusion que les approches traditionnellesimposent de ce point de vue. Les propositionsqui sont faites ici ont le mérite de placer ceproblème au-devant de la scène. Plus profon-dément, c’est l’idée même de cohérence qu’ilfaudrait reprendre totalement. Le nombred’objets historiques intéressants pour la for-mation des élèves est sans fin. Le choix de cesobjets, leur succession et la cohérence de l’en-semble ont longtemps été assurés par les fina-lités politiques attribuées à la discipline. Ladéfinition des compétences et leur mise enréseau avec les savoirs, savoir-faire et attitudesretenus suffisent-elles à construire une nou-velle cohérence? Mais la cohérence en histoire,plus largement dans les sciences sociales est-elle autre chose qu’une Weltanschauung et parlà-même autre chose qu’une construction culturelle et idéologique1 ? D’ailleurs, avons-nous vraiment besoin de cohérence?

– lorsque l’on examine les documents proposésaux élèves, le sentiment de juxtaposition vient

1 Sans aucune connotation négative de ce terme, qu’ilconviendrait, comme quelques autres déconsidérésaujourd’hui, de réintroduire comme outils de pensée.

Page 325: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 325

à nouveau et le constat d’une grande hétérogé-néité s’impose. Hétérogénéité de formenotamment puisque tout ou presque est missur le même plan et que l’on trouve pêle-mêledes morceaux de sources contemporaines à lapériode étudiée, eux-mêmes découpés, tra-duits, réécrits…, des cartes, plans et schémasélaborés postérieurement dans des conditionsvariées et non précisées, des mises au pointd’historiens, etc. Avec un tel patchwork et untravail souvent très encadré par les consignesmême s’il est autonome dans sa mise enœuvre, on peut s’interroger sur la part prisepar la formation critique. Si l’histoire seconstruit avec des sources, encore faut-il êtreprécis sur ce que ce terme recouvre. Il mesemble là que les contraintes scolaires condui-sent à marginaliser ce qui s’affirme commeexigence au moins dans les discours et les réfé-rences faites à l’épistémologie de l’histoire;

– dans le prolongement de cette remarque, lesdocuments proposés sont très univoques, ten-dus par la nécessité de construire des compé-tences et des savoirs dans le temps scolaire. Lapluralité des points de vue, si constammentaffirmée comme une préoccupation, voire unobjectif de l’enseignement de l’histoire,n’apparaît guère ;

– le rapport passé-présent est formulé, notam-ment dans le titre du texte de B.-M. Barth, demanière doublement univoque ; il y a «un»passé et «une» orientation dans le temps. Lepremier singulier est une habitude de langagelargement répandue. Peut-être pourrions-nous faire évoluer cette habitude et mettrerégulièrement un S à passé. Cette marque dupluriel est nécessaire, d’une part pour bienmarquer, notamment chez nos élèves, qu’il n’ya pas aujourd’hui d’un côté et le grand magmadu « temps d’avant» de l’autre, d’autre partpour nous inviter à construire le plus souventpossible des comparaisons entre des passés etle présent (voire d’ailleurs aussi les présents),surtout lorsque notre intention est dans la

conceptualisation. Tous les chercheurs qui onttravaillé sur cet objectif de conceptualisationsoulignent qu’un concept renvoie à unensemble de situations dans lequel le conceptest valide, ensemble non fini en histoire et plusgénéralement dans les sciences sociales. Ladiversité des situations est ainsi nécessaire à laconceptualisation. Le second singulier, cetteorientation unique du temps au nom delaquelle « le passé sert à comprendre le pré-sent», fait partie des évidences. Cette affirma-tion posée, il serait intéressant de disposer derecherches précises sur les manières dont setissent, en classe, ces relations. Ainsi, parexemple et pour n’en prendre qu’un seulaspect, plusieurs recherches, reposant sur desobservations de classe (voir l’article dans leCartable n° 2), mettent en évidence le fait queles enseignants font souvent appel auxconnaissances que les élèves sont supposésavoir sur la société dans laquelle les uns et lesautres vivent ensemble. Ils procèdent commesi ces connaissances étaient suffisantes et qu’ilspouvaient les mobiliser pour construire lepassé par comparaison, rapprochement, diffé-renciation. Or, ces mêmes recherches obser-vent, d’une part que les élèves sont en fait trèsignorants de leur propre société et que cesappels au «vécu» fonctionnent dès lors à vide,d’autre part que les relations passés/présentsont alors inversées, puisque c’est la connais-sance du présent qui est supposée aider à com-prendre le passé. J’ajoute que ces appels sonttrès rarement l’objet d’un travail approfondi.Avec la formule «le passé aide ou sert à com-prendre le présent», nous avons encore à faireà un rite rhétorique qu’il convient d’examinerplus à fond.

Engageons et prolongeons le débat. Là encore,je plaide avec insistance pour le développementde recherches dans les classes, auprès et avecdes élèves et des enseignants.

François Audigier, Université de Genève

Page 326: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

326 Le cartable de Clio, n° 3

Antonio Brusa,Anna Brusa et Marco Cecalupo,La terra abitata dagli uomini, Bari, IrrsaePuglia, Progedit, 2000, 205 p.

Cet ouvrage traite de l’histoire enseignée sousl’angle de l’éducation interculturelle. La réalitédu fait migratoire dans les écoles italiennes estrelativement récente et n’a pas manqué de pro-voquer une large réflexion du monde de l’édu-cation sur la manière de s’adresser à tous lesélèves qui sont désormais présents dans lesclasses. Mais le rôle de l’histoire scolaire pour lesprocessus interculturels, dans un premiertemps, est demeuré occulté. Dans son introduc-tion, Antonio Brusa explique en quoi il estpourtant essentiel, et évoque ce qui a été faitdepuis lors en la matière. L’ajout de nouvellesthématiques dans les programmes a d’abordprovoqué une telle surcharge qu’il a bien fallu serésigner à repenser l’ensemble du curriculum.La réflexion s’est malheureusement déroulée endehors des structures universitaires, mais elle apermis de remettre enfin en cause un récitlinéaire et seulement européen de l’histoirehumaine. De fait, le dépassement d’une histoireethnocentrique et le développement d’une his-toire qui tienne bien compte de la dimensionmondiale sont équivalents, dans le domaine del’histoire, à ce que représente l’antiracisme dansl’espace public.

Le schéma traditionnel et linéaire de l’histoirene comprend aucune donnée spatiale, il sedéroule à partir d’un lieu donné sans prendresuffisamment en considération des tableaux

synchroniques du monde, sans interroger l’alté-rité dans la contemporanéité. En outre, ce grandrécit pourrait être repensé autour des troismodèles d’organisation sociale que séparent lesdeux grands changements ayant marqué l’his-toire de l’humanité, la révolution néolithique etl’industrialisation. La reconstruction de l’histoireenseignée par des synthèses globales et des récitsqui les donnent à voir permet aussi de faireconstruire une grammaire de l’histoire et d’exer-cer des activités dans ce sens. Une typologie desexercices que l’on peut développer en classed’histoire est ainsi proposée. De même que desexemples de jeux de rôles ou de simulation quipermettent aux élèves de construire des connais-sances d’histoire sur des thèmes très variés.

Ce volume, avec les nombreux exemples didac-tiques qu’il présente, concerne avant tout lascolarité obligatoire, soit l’enseignement pri-maire et l’école moyenne. Sa dernière partiesuggère toute une série d’activités scolaires quipeuvent être développées dans le cadre du« laboratoire d’histoire ». Il dégage ainsi denouvelles perspectives pour l’histoire enseignéequi sont vraiment très stimulantes.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Cinéma-École : aller-retour, textes rassembléspar Didier Nourrisson et Paul Jeunet, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, 280 p.

Page 327: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 327

Les Actes du colloque « Cinéma-École : aller-retour », qui s’est tenu à Saint-Étienne du 23au 25 novembre 2000, évoquent à la fois lesimages de l’école au cinéma et le cinémadans l’enseignement. La manière dont lesfilms ont représenté l’école a souvent éténégative ; c’était un lieu à éviter où se déve-loppait la délinquance. Mais si le cinéma ad’abord été un moyen pédagogique aupotentiel énorme, il est aujourd’hui devenuun moyen de communication, mais aussi unepartie nouvelle de ce monde que les élèvesdoivent apprendre à lire pour pouvoir mettreà distance ce qu’ils constatent et ce qu’ilsressentent.

L’un des éléments originaux de ce cinémascolaire est constitué par les films fixes, desimages dont la succession peut rythmer uneséquence d’enseignement. Une collectiondisloquée de ces films a été retrouvée fortui-tement dans les anciennes douches d’uneécole primaire stéphanoise. Mais le cinémascolaire n’est pas seulement un moyen péda-gogique. L’histoire scolaire, notamment, adû intégrer l’apport des œuvres cinémato-graphiques pour l’évocation de certains évé-nements. Évelyne Hery a cependant soulignél’ampleur de la méfiance des maîtres d’his-toires à l’égard des films, au moins jusqu’auxannées 70.

La ville de Saint-Étienne manifeste de l’inté-rêt pour l’histoire du cinéma, scolaire en par-ticulier. C’est aussi dans cette ville qu’a étéretrouvé, un peu miraculeusement, un filmmuet que l’on croyait perdu : Le tour deFrance par deux enfants de Louis de Carbon-nat, tourné en 1923 à partir du livre écrit en1877 par G. Bruno (en réalité AugustineTuillerie). Ainsi a-t-il pu être projeté pendantce colloque.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Éducation à la santé. XIXe-XXe siècle, sous ladirection de Didier Nourrisson, Rennes, Édi-tions de l’École nationale de la Santépublique, 2002, 158 p.

Ce volume rassemble des conférences qui ontété prononcées à l’IUFM de Saint-Étienneentre 1995 et 1997. Elles portent sur l’émer-gence de la santé publique dans le projet édu-catif et les pratiques scolaires. Les concepts desanté publique sont nés au fil des deux hygié-nismes qui ont successivement prévalu de lafin du XVIIIe siècle à 1870, puis de 1880 à 1940. C’est dans ce contexte que la propretéde l’enfant est devenue une exigence et amême fait l’objet d’un contrôle social. Laleçon d’hygiène est ainsi apparue dans lesécoles dans une perspective qu’on devine par-ticulièrement normative. Cette propagandepour l’hygiène et la santé a bien sûr recouruaux images, affiches publicitaires, et plus tardà la magie des films. Dans les écoles, l’appari-tion de l’éducation physique est intervenuedans une perspective de promotion de lasanté, comme cela a aussi été le cas avec lanatation (on peut toutefois se demander si lefacteur militaire, pour les garçons, ne jouaitpas aussi un rôle important). Au tournant desXIXe-XXe siècle, l’enseignement antialcoo-lique à l’école était prescriptif, et souvent cari-catural, mais il ne s’est pas révélé très efficace.Voilà de quoi nourrir une réflexion sur l’écoled’aujourd’hui, son rôle effectif et la manièrede répondre aux diverses injonctions, auxdemandes sociales multiples et nouvelles,

Page 328: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

328 Le cartable de Clio, n° 3

dont elle fait encore l’objet en matière d’édu-cation à la santé.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Éducation et formation à la citoyenneté.Guide de références, sous la direction de l’As-sociation pour l’Éducation Interculturelle duQuébec, Montréal, APEIQ, 2002, 193 p.

Ce guide de l’éducation à la citoyenneté, des-tiné à tous les professionnels de la formation etde l’éducation, a été conçu dans la perspectived’une dimension interculturelle, sans douteparticulièrement sensible dans le contexte duQuébec. Il comprend quatre volets suivis de laprésentation succincte d’ouvrages ou de réfé-rences consacrés à l’éducation à la citoyenneté,puis d’une série de propositions didactiques.Robert Martineau présente le chapitre le plusconvaincant, celui qui interroge la relationentre l’histoire et la dimension civique. Sonexposé théorique synthétise très efficacementsa conception de la pensée historique et lanature de l’histoire scolaire qu’il appelle de sesvœux. « La conscience historique, nous dit-il,autorise à penser la réalité en terme de projet, depossibilité de la changer, d’influencer la réalitésociale, d’en contrôler le destin politique ». Sansperspective ni recul, en effet, il n’y a pas de pos-sibilité de rencontrer l’Autre, il n’y a pas de viesociale envisageable. C’est dans cet esprit que

l’histoire et la citoyenneté ne peuvent qu’êtreassociées ; ce qui implique alors qu’il s’agissebien d’une histoire ouverte à la pluralité despossibles et aux mises en relation à travers letemps. De son côté, l’éducation aux droits de lapersonne, évoquée par Nicole Pothier, poursuità la fois des objectifs cognitifs, sur la nature etl’histoire de ces droits, et comportementaux –elle vise par exemple à promouvoir des atti-tudes de tolérance. Il en va de même avec lareconnaissance des identités, introduite parAndré Jacob, pour qui l’éducation à la citoyen-neté et à la tolérance « constitue les deux facesd’une même pierre d’assise de l’éducation auxdroits humains ». Reste pourtant à se demanderquel doit être le poids effectif des visées portantsur des attitudes et dans quelle mesure une telleposture est compatible avec l’idée d’unecitoyenneté consciente, construite dans uncadre qui ne soit ni prescriptif, ni moralisateur.La participation, enfin, joue un rôle essentielpour la citoyenneté, pour autant bien sûrqu’elle soit librement consentie et pratiquée.« Guide de références », le sous-titre de cetouvrage n’est pas abusif. Certes, les activitésdidactiques qu’il propose, un peu rapidement,ne parviennent pas toujours à concrétiser demanière suffisamment convaincante lesréflexions théoriques qui les ont précédées.Mais c’est un instrument très utile pour intro-duire la question de l’éducation à la citoyen-neté et se poser des questions sur sa nature et saplace dans le projet éducatif d’une sociétédémocratique.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Page 329: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 329

L’histoire orale à l’école

Cours de perfectionnement organisé par le GDH (Groupes d’étudedes didactiques de l’histoire de Suisse romande et du Tessin)

L’histoire orale, fondée sur des témoignages, permet de donner la parole à des acteurs dupassé que l’histoire traditionnelle n’avait pas forcément pris en considération. Elle peut ainsicontribuer à une histoire par en bas, une « histoire des gens sans Histoire ». Par le croisementdes témoignages, elle enrichit aussi la réflexion des historiens sur leur rapport à la vérité.Enfin, pour lutter contre l’oubli, la pratique de l’histoire orale, notamment sur des supportsfilmés, permet de recueillir des témoignages qui constitueront des sources pour l’avenir.

Le cours comprendra trois phases successives. Dans un premier temps, le professeur Alessandro Portelli, spécialiste italien de l’histoire orale qui a notamment publié un livre surle massacre nazi des Fosses ardéatines (Rome) et la mémoire orale dont il a fait l’objet,introduira la notion d’histoire orale et proposera ses réflexions en la matière. Ensuite, descollègues de Suisse romande, historiens ou cinéastes, présenteront leurs travaux récents dansce domaine. Enfin, des collègues enseignants feront part de leurs expériences avec des élèves,dans le cadre de travaux de recherche ponctuels ou de travaux de maturité.

Ces trois journées de formation et d’échange devraient donc permettre de réfléchir à la placede l’histoire orale dans l’évolution récente des sciences historiques et d’encourager des initiatives didactiques et des expériences enrichissantes avec les élèves.

Public cible: enseignants d’histoire ou de sciences humaines de tous les ordres d’enseignement.

Langue : Français

Intervenants : M. Alessandro Portelli (Università La Sapienza, Roma), Mme Nadine Fink (historienne), M. Frédéric Gonseth (cinéaste), M. Daniel Künzi (cinéaste), Mme Stéfanie Prezioso (historienne), Mme Fabienne Regard (historienne), M. Louis-Philippe Lhoste (historienet enseignant), d’autres enseignants, etc.

Organisation : CPS – GDH, Groupe d’étude des didactiques de l’histoire de Suisse romandeet du Tessin

Responsable : Charles Heimberg, Chemin de Surville 6, 1213 Petit-LancyTél. 022 793 41 82 ; fax 022 793 41 82 ; e-mail : [email protected]

Dates : Mercredi 12 – Vendredi 14 mai 2004

Lieu: Genève (Institut de Formation des Maîtres et Maîtresses de l’Enseignement Secondaire –IFMES)

Inscriptions : auprès du Centre de Formation Continue des Enseignants Secondaires (CPS,Lucerne). Tél. 041 2499911 ; fax 041 2400079 ; e-mail : [email protected]

Site Internet : www.wbz-cps.ch

Programmes et inscriptions : www.webpalette.ch

Frais d’inscription : CHF 300.– ; à ne verser qu’après avoir reçu les documents concernant ledéroulement du cours.

Délai d’inscription : 8 mars 2004.

Page 330: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

330 Le cartable de Clio, n° 3

Archimob présente :

L’Histoire c’est moi555 versions officielles de l’histoire suisse

1939-1945

Une exposition dans 11 villes suisses

L’association Archimob a réalisé, entre 1999 et 2001, 555 interviews filmées avec des témoinsde l’époque de la Seconde Guerre mondiale en Suisse1. Leurs souvenirs offrent un regard neufou méconnu sur cette période, complétant ainsi l’écriture traditionnelle de l’histoire par dessouvenirs personnels. À la suite des récentes recherches historiques, dont les travaux de laCommission Bergier, cette perspective enrichit l’image du passé de la Suisse.

Ces interviews filmées sont au cœur d’une exposition itinérante qui sera montrée dans onzevilles suisses en 2004 et 2005. Une scénographie légère vise à faciliter l’accès interactif à lamatière, soit une sélection des meilleurs moments parmi plus de 1000 heures d’interviews. Des panneaux avec textes et photos apportent des informations utiles sur certains événements historiques, sur le projet Archimob et sur des questions méthodologiques (histoire orale).

La salle centrale de l’exposition est un cinéma interactif. Les visiteurs sont face à un grandécran sur lequel sont projetés des extraits d’interviews filmés. L’accès est thématique, ludique etcollectif : les visiteurs choisissent ensemble un thème (par exemple «vie quotidienne pendant laguerre») et un sous-thème (par exemple «rationnement des aliments»). Sur la base de ce choix,des séquences composées d’extraits de différentes interviews sont montrées. Les séquences thé-matiques sont de durée variable (maximum 8 minutes). Elles réunissent différentes déclarationsde témoins dans un film court et dense et illustrent la pluralité de la mémoire.

D’autres accès sont proposés dans les salles suivantes :– Recherches thématiques menées individuellement ou en petits groupes. L’ensemble de la

base de données est en effet accessible sur des bornes informatiques.– Visionnement sur petit écran de portraits de 15 à 20 minutes ou de l’intégralité des interviews.– Visionnement sur petit écran de vingt films documentaires de 15 minutes chacun, produits

pour la télévision, qui offrent un accès plus travaillé et contextualisé aux interviews.

L’exposition sera inaugurée en janvier 2004 au Musée historique de Lausanne et, parallèle-ment, au Théâtre St-Gervais de Genève, avant de poursuivre son itinéraire à Bâle, St-Gall,Zurich, Berne, Neuchâtel, Zoug, Coire, Baden et Martigny.

Un dossier pédagogique sera disponible pour les classes souhaitant visiter l’exposition.Il aidera à la préparation et à l’encadrement de la visite et proposera quelques possibilités deprolongements en classe.

Pour plus de renseignements :www.archimob.ch – [email protected]

1 Voir Le cartable de Clio n° 2, 2002, pp. 39-51.

Page 331: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Le cartable de Clio, n° 3 – Les annonces, comptes rendus et notes de lectures – 277-291 331

HISTORIA, CONCOURSSUISSE D’HISTOIRE

Lancement d’un « Concours suisse d’Histoire »

IDÉE DE BASE

Le but essentiel d’« HISTORIA, Concours suissed’Histoire » est de motiver les jeunes à la réflexionlibre et approfondie sur leur passé. Leur projet derecherche autonome est censé leur ouvrir la voie duplaisir de la recherche en histoire et renforcer leurconscience historique.

C’est le concours allemand de la fondation Körber quifait figure de modèle pour le concours suisse HISTO-RIA. Depuis 1973, cette fondation favorise ainsi larecherche en histoire, et elle a beaucoup de succès.Depuis 2 ans (septembre 2001), il existe le réseau EUS-TORY qui coiffe l’organisation de 14 autres concoursnationaux d’histoire au niveau européen.

La nouvelle réglementation fédérale pour la maturitéprévoit que chaque élève rédige un travail de maturitépendant son cursus gymnasial. « HISTORIA, Concourssuisse d’Histoire » entend donc les inciter à se lancerdans une recherche historique.

Le projet « HISTORIA, Concours suisse d’Histoire »,lancé dans les trois langues nationales enseignées auniveau gymnasial et dans les écoles professionnelles(filière maturité professionnelle) veut aussi favoriser leséchanges d’idées entre les groupes linguistiques de laSuisse et jeter de nouvelles bases pour renforcer leursolidarité. Un même thème pour toutes les régions lin-guistiques constituera un défi commun et donneral’occasion aux élèves de se rencontrer.

ORGANISATION ET RESPONSABILITÉ

« HISTORIA, Concours suisse d’Histoire » est mis surpied en collaboration avec l’« Association Suisse desProfesseurs d’Histoire » et la Fondation « La Scienceappelle les Jeunes » (SJF). Le groupe de travail chargé

du lancement d’«HISTORIA» travaille depuis 2002 à laréalisation de ce concours.

PUBLIC VISÉ

Les élèves de toute la Suisse sont invités à participer à ceconcours qui est ouvert à des travaux dans les quatrelangues nationales. Les candidat/e/s seront groupés endeux catégories : les 14 à 16 ans et les 17 à 21 ans (quisoumettront sans doute essentiellement des travaux dematurité).

FORME

Une nouvelle édition d’HISTORIA sera lancée tous lesdeux ans, avec un nouveau thème. Il s’agira chaque foisde relever et de suivre des traces de l’histoire dans sonpropre environnement. Les jeunes sont appelés à cher-cher les origines d’un thème dans leur famille, leur voi-sinage, dans des archives et des bibliothèques. En tantque « chercheurs sur le terrain », ils entreront encontact avec des organisations, des institutions, desautorités auprès desquelles ils trouveront des interlo-cutrices ou interlocuteurs à interviewer afin derecueillir le plus possible de renseignements et dematériel relatif à leur thème. Les travaux basés exclusi-vement sur la littérature secondaire ou documentairesont à éviter.

Les travaux doivent être rédigés et mis en page demanière compréhensible. Ils doivent comporter dessources et documents vérifiables (principe de traçabi-lité…), susceptibles d’être comparés, confrontés, inter-prétés. Ils doivent être judicieusement structurés,convenablement illustrés et évalués à leur juste valeur.Le thème doit être en relation étroite avec l’environne-ment de l’auteur ou de ses proches, par exemple avecson domicile ou avec la zone de recrutement de l’éta-blissement scolaire qu’il fréquente. Bref, l’on attend destravaux sur l’histoire locale, régionale ou la réflexioncritique par rapport à leur contexte sur des parcoursindividuels. Si l’actualité peut faire figure de déclen-cheur d’un projet de recherche, elle n’en doit pas être leseul objet.

La forme de la présentation des résultats est libre. Untel travail peut donc être écrit ou prendre la formed’une performance ou d’un produit artistique ; il

Page 332: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

332 Le cartable de Clio, n° 3

peut s’agir d’un collage, d’une pièce radiophonique,d’une vidéo, d’une pièce de théâtre, d’un site Inter-net, d’un CD-Rom, d’un jeu historique, etc. Les tra-vaux peuvent être réalisés individuellement ou engroupe.

PROCÉDURES

Mise au concours : la date de lancement sera le 1er sep-tembre tous les deux ans. Le groupe de travail HISTO-RIA se chargera chaque fois de communiquer le nou-veau thème à toutes les écoles. Un site Internet spécialsera mis en place.

Suivi : les organisateurs du concours organiseront desateliers d’initiation à la prise en charge des élèves parti-cipant au « Concours HISTORIA » pour les enseignantsintéressés.

Durée : l’objectif des organisateurs est de faire en sorteque le plus d’élèves possible puissent participer auconcours, en particulier dans le cadre du travail dematurité. Étant donné que les échéances de ces travauxde maturité diffèrent d’un canton à l’autre, une duréede 17 mois par concours paraît mieux adaptée.

Jury : les travaux soumis à ce concours seront évaluéspar un jury national composé d’historiens et d’histo-riennes, de journalistes, d’universitaires, de respon-sables d’archives, de bibliothèques et de musées, etc. Cejury aura pour tâche d’attribuer les prix « HISTORIA ».Ses principaux lauréats auront la chance supplémen-taire de participer au « Concours national de La scienceappelle les jeunes » et d’être invités aux stages européensd’EUSTORY.

Prix : des prix attrayants, en espèces et en nature(voyages, semaines de recherche ou de rencontres auniveau européen, etc.) sont prévus.

La remise des prix se fera dans le cadre d’une manifes-tation publique avec une présentation des travauxcouronnés en présence des médias.

Le premier Concours HISTORIA se déroulera du1er septembre 2003 au 1er février 2005 sur le thème suivant : LA MIGRATION.

Lancement d’un concours :

LA MIGRATION DANSL’HISTOIRE DE LA SUISSE

tel est le sujet de notre premier « Concours HISTO-RIA». De quoi s’agit-il ?

L’immigration ou l’émigration ne sont pas des phéno-mènes nouveaux en Suisse. À diverses époques, deshommes se sont mis en route pour construire une nou-velle existence dans un autre lieu, voire un autre pays.Leurs motivations étaient fort variées : un certainnombre de personnes au chômage ont cherché à gagnerleur subsistance loin de leur patrie.

Inversement, des personnes persécutées pour leur reli-gion, opinion politique ou engagement militaire du côtédes perdants ont trouvé refuge dans notre pays où ilsespéraient voir respecter les droits de l’homme les plusélémentaires. En dehors de ces groupes, il y a aussi eu desaventuriers ou ceux qui désiraient se soustraire au carcandes conventions sociales : ils ont pris la route pour réali-ser leurs propres idées de liberté et de vie sociale dans unautre pays. Assez souvent, si l’on remonte les générationsde sa propre famille, on tombe sur des aïeuls «étrangers»ou «expatriés»: un tel a été immigré, tel autre saisonnier,réfugié ou encore émigré, voire routard.

Pour ces migrants, le passage dans un nouvel environ-nement – pour toujours ou pour un temps limité –était d’un côté un facteur d’espoir, mais suscitait aussid’un autre côté beaucoup d’inquiétude. La populationautochtone considérait souvent ces nouveaux venuscomme des étrangers, des représentants des « autres », àcause de leur langue, de leur culture, voire de leur phy-sique, ce qui provoquait parfois des réflexes racistes derejet. On les considérait souvent comme des concur-rents sur le marché du travail. Certaines catégoriessocio-professionnelles se sentaient ainsi menacées.

D’autres personnes ont par contre été appelées parcequ’elles allaient nous apporter des savoir-faire manuelsou des dons artistiques dans leur nouvelle « patrie ».Parmi elles, certaines ont fondé des entreprises et créédes emplois. Elles ont aussi assez souvent fait évoluerles habitudes alimentaires ou la langue, ce qui provo-quait encore, à plus long terme, des transformationsdans le mode de vie des autochtones.

Page 333: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 333

L’histoire suisse ne manque pas d’exemples montrantl’importance de tout ce que ces migrants ont donné ànotre économie, à nos sciences ou à notre culture. Cer-tains Suisses émigrés, au XIXe siècle, en avaient fait demême à l’étranger, notamment aux États-Unis et enRussie. De la même manière qu’on peut citer une sériede cas à succès, il y en a d’autres qui révèlent les pro-blèmes de la cohabitation des autochtones avec lesimmigrés. Des personnes qui étaient directement ouindirectement concernées se sont vues soudainconfrontées elles-mêmes avec la xénophobie et la ques-tion des Droits de l’homme. Suivre de telles pistes à latrace sur les lieux-mêmes de tous ces événementss’avère donc fort fructueux. Cela permet de construired’importantes connaissances historiques pour com-prendre les débats actuels sur la place des migrants etdes requérants d’asile dans notre pays.

PROCÉDÉ

Partez à la recherche de sources et de témoignages,documentez-vous dans votre entourage, par exempledans votre famille, dans le voisinage, dans des biblio-thèques et aux archives, dans des journaux, auprès degroupes d’intérêt, de partis politiques, d’associations,d’entreprises de l’économie privée ou dans des musées.Réunissez des matériaux au sujet des « migrations dansl’histoire ». L’arrivée ou le départ de migrants sont lesphases-clé de ces processus qui soulèvent en particulierdes questions relatives au respect des Droits del’homme et au comportement plus ou moinsaccueillant ou xénophobe de la société en place.

Choisissez un exemple concret de votre environnementfamilial, local ou régional. Faites-en un sujet d’étude.

Réfléchissez aux questions relatives à ce sujet quivous intéressent particulièrement, puis établissez unplanning.

Décrivez concrètement, à travers votre exemple, pour-quoi et comment des hommes et des femmes – à leurpropre initiative ou de force – ont quitté leur patrie etde quelle façon ils ont organisé leur vie dans leur nou-vel environnement.

– Quand, pourquoi et dans quel contexte historique,c’est-à-dire notamment économique et social, ont-ils quitté leur patrie ?

– Comment s’est présenté leur itinéraire vers la société« d’accueil » ?

– Quelles attentes, espoirs ou craintes étaient liés auchangement d’environnement chez les migrants ?

– Quelles ont été les réactions des autochtones à l’arri-vée de ces nouveaux venus ?

– Comment la cohabitation fonctionnait-elle auquotidien ?

Expliquez pourquoi la cohabitation entre autochtoneset étrangers a réussi ou échoué dans votre exemple.

– Pour quelles raisons des hommes ont-ils été consi-dérés comme des étrangers, ou se sont-ils considéréseux-mêmes comme des étrangers ? Quels ont été lesmoments-clé de ces prises de conscience? Quand deschangements sont-ils intervenus ?

– Quel était alors le rôle des relations familiales, d’ami-tié ou de voisinage ?

– Quelle était l’importance de l’origine sociale, de lasituation matérielle des migrants ?

– Quel a été l’impact des croyances religieuses, de laculture individuelle ou de la conception du mondesur ces processus, que ce soit du côté des autoch-tones ou de celui des immigrés ?

Évaluez vos résultats dans une perspective historique etdu point de vue actuel. Cherchez à dégager les raisonsdu succès ou de l’échec de la cohabitation entre étran-gers et autochtones.

– Comment jugez-vous les attitudes et les comporte-ments des autochtones et des immigrés ?

– Qu’est-ce qui a favorisé la vie en commun, l’intégra-tion ? Qu’est-ce qui l’a perturbée ?

– Quelles conclusions pour la situation actuelle peut-on tirer de votre exemple ?

– Vos résultats sont-ils conformes à ce qui se dégaged’études scientifiques consacrées aux mêmesquestions ?

Page 334: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

334 Le cartable de Clio, n° 3

Ajoutez vos réflexions sur vos méthodes de recherchede sources et documents. Expliquez pourquoi votresujet vous a attirés, par quelles étapes vous êtes passés,où cela vous semblait particulièrement facile et où setrouvaient les principaux obstacles.

Prenez soin d’indiquer toujours vos sources et réfé-rences (livres, journaux, dossiers d’archives, documentsiconographiques, sites Internet ou contacts avec destémoins ; n’oubliez pas un tableau complet de vossources et témoignages à la fin votre travail).

Des aides pour la définition du sujet et en méthodolo-gie d’un tel travail (comment faire ses recherches, où sedocumenter, conseils pour la mise en page, etc.), et desexemples pour retracer des processus migratoires rela-tifs à la Suisse, sont disponibles sur Internet à l’adressewww.histomat.ch

CONDITIONS DE PARTICIPATION

Sont invités à participer des élèves de toutes les écolesde maturité, professionnelles comprises, dans deuxcatégories :

les 14 à 16 ans d’une part et les 17 à 21 ans d’autre part :l’âge est pris en considération au moment de la remisedu travail à notre comité d’évaluation.

Sont admis autant des travaux individuels que des tra-vaux de groupes de 2 à 3 élèves.

Le travail présenté à ce concours doit être rédigé dansl’une de nos quatre langues nationales. Seront aussibien accueillis les travaux rédigés dans une deuxièmelangue nationale (par exemple par des élèves en filièrebilingue ; en allemand ou en italien pour les Romands).

Veillez à mettre clairement en évidence toute citationou tout emprunt à d’autres ouvrages (y compris surInternet). Le travail peut aussi être présenté sous la

forme d’un spectacle historique, d’une pièce de théâtre,d’une vidéo ou d’une exposition sur un aspect du sujet.

Pour ces formes artistiques, veuillez expliciter le pro-cessus de recherche et de réalisation.

Pour tous types de travaux confondus, donnez des pré-cisions sur l’intensité du rôle de l’accompagnateur/-trice ou d’autres formes du suivi de votre travail.

Le contenu d’un travail présenté au concours HISTO-RIA doit avoir un rapport avec l’environnement fami-lial, scolaire, local ou régional de son auteur.

Si l’actualité peut servir de déclencheur, l’essentiel de larecherche doit toutefois couvrir une ou des époques dupassé, dont au moins une époque en dehors de ce queles auteurs ont pu avoir personnellement vécu.

CRITÈRES D’ÉVALUATION

Un questionnement et une structure clairs et convain-cants, la capacité de discerner les énoncés profonds desdocuments.

La qualité du raisonnement, le caractère approprié de lalangue, le soin de la documentation des sources et destémoignages et une mise en forme de qualité.

Il va de soi que pour les 17 à 21 ans, les exigences serontplus élevées que pour les 14 à 16 ans.

Dernier délai : le 1er février 2005, le cachet de la postefaisant foi.

Pour plus d’informations : www.histomat.ch

Envoyez votre travail à l’adresse suivante :Kerstin PeterAckersteinstrasse 1398049 Zurich

Page 335: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

Les annonces, comptes rendus et notes 335

Beispiele für die Spurensuche zur Migration

Im Mittelalter und in der Frühen Neuzeit• Pilgerrouten durch die Schweiz• Verfolgung der Täufer• Vagabunden und Bettler unterwegs• Heirat über die Kantonsgrenzen hinweg• Söldner in Fremden Diensten• Hugenotten, die Zuflucht in der Eidgenossenschaft fanden• Söhne aus vornehmen Familien, die an ausländischen Univer-

sitäten studierten• Händler, die Erfahrungen im Ausland sammelten

Im 18. und 19. Jahrhundert• Bündner Zuckerbäcker und Kaffeehausbesitzer in ganz Europa• Tessiner Architekten und Bauhandwerker als gesuchte Fach-

kräfte, z.B. in Russland• Missionare der Basler Mission in Südindien oder Kamerun• Politische Flüchtlinge aus Polen und dem Deutschen Bund• „Schwabenkinder„ und „Schwarze Brüder“ aus dem Tessin• Russlandschweizer-Schicksale (Rückkehrer nach 1917)• Auswanderungsagenturen (ein konkretes Beispiel)• Emigration nach den USA / Brasilien / Australien• Russische Studentinnen an den Universitäten Zurich und Bern• Bauarbeiter aus Italien für den Eisenbahnbau• Zuwanderung von Ostjuden• Vom Land in die Stadt : Lebenswege von Dienstmädchen• Entvölkerung am Beispiel eines Bergdorfes ( Innerschweiz / TI /

GR / Berner Onerland)• Ausländische Pioniere in Wiirtschaft, Wiissenschaft, Technik

Im 20. Jahrhundert• Innerschweizer oder Bündner in Zurich, Bern, Basel…• Welsche und Tessiner (Vereine) in der Deutschschweiz• Flüchtlinge vor Faschismus und Nationalsozialismus• Behandlung von Sinti und Roma („Zigeuner“)• polnische Internierte in einem Schweizer Dorf während des

2.Weltkriegs• Binationale Ehen• Ausländische Kinder in den Schulen• Saisonniers aus Italien, Spanien, Jugoslawien…• Immigrantenzeitungen, -organisationen• Flüchtlinge aus Osteuropa (Ungarn / Tschechoslowakei)• Integration der Tibeterflüchtlinge• Schweizerschulen in der ganzen Welt• Schicksale der„Boat people“ aus Vietnam und Kambodscha• Tamilen in den Restaurantküchen• Frauen im Sexgewerbe aus Osteuropa und der Karibik• Schweizer Bauern, die nach Kanada auswandern• Argentinier, die zu den Wurzeln ihrer ausgewanderten Vorfahren

„zurückkehren“ • Die Generation der „Secondos / Secondas“• Die erste Fremdarbeitergeneration : Rückkehr oder Dableiben ?• Lebensstationen eines / einer Asylsuchenden• Wandel der Asylgesetzgebung bzw. -handhabung• Leben als Entwicklungshelfer(in)• Von Immigranten geführte Lebensmittelgeschäfte und Restaurants• Bereicherung von Sport und Kultur durch AusländerInnen

Sur les traces des migrations : quelques exemples

Au Moyen Âge et au début des Temps modernes• Chemins de pèlerinage à travers la Suisse• Persécution religieuse• Vagabonds et mendiants errants• Mariage clandestin hors des frontières cantonales• Mercenaires au service étranger• Huguenots à la recherche d’un refuge dans la Confédération• Fils de grandes familles étudiant dans des universités étrangères• Commerçants ayant vécu des expériences à l’étranger

Aux XVIIIe et XIXe siècles• Confiseurs confédérés et tenanciers de cafés en Europe• Architectes et maçons tessinois, main-d’œuvre qualifiée recher-

chée (par exemple en Russie)• Missionnaires de la mission bâloise en Inde du sud ou au

Cameroun• Réfugiés politiques de Pologne et d’Allemagne• « Enfants de Souabe» et « frères noirs» du Tessin• Destins des Suisses de Russie (revenus après 1917)• Agences d’émigration (un exemple concret)• Émigration aux USA / Brésil / Australie• Étudiantes russes dans les universités de Zurich et de Berne• Ouvriers en bâtiment italiens pour les chantiers ferroviaires• Immigration des juifs de l’Est• De la campagne à la ville : parcours de vie des filles domestiques• Dépopulation : l’exemple d’un village de montagne (par exemple

en Valais)• Pionniers à l’étrangers dans l’économie, les sciences, les techniques

Au XXe siècle• Suisses de l’intérieur ou alliés à Zurich, Berne, Bâle, etc.• Romands et Tessinois (associations) en Suisse allemande• Réfugiés avant le fascisme et le nazisme• Comment les Tsiganes ont été traités• Polonais internés dans un village suisse durant la Seconde Guerre

mondiale• Mariages binationaux• Scolarisation des enfants étrangers• Saisonniers italiens, espagnols, yougoslaves, etc.• Journaux et organisations d’immigrés• Réfugié d’Europe de l’Est (Hongrie / Tchécoslovaquie)• Intégration des réfugiés tibétains• Écoles suisses dans le monde• Sort des boat people en provenance du Vietnam et du Cambodge• Tamouls dans les cuisines de restaurant• Femmes de l’Est et des Caraïbes dans le commerce du sexe• Agriculteurs suisses émigrant au Canada• Argentins revenant sur les traces de leurs ancêtres immigrés• La génération des « Secondos / Secondas»• La première génération de travailleurs étrangers : retour ou

installation ?• Parcours d’un/e requérant/e d’asile• Évolution (ou application) de la législation sur l’asile• Vie d’un/e coopérant/e au développement• Épiceries, restaurants tenus par des immigrés• Apports des étrangers au sport et à la culture

Page 336: LEP•clio 3 intérieur - ecoleclio.hypotheses.org · 8 Le cartable de Clio, n° 3 – L’éditorial scolaire, c’est la nécessité de faire connaître tel ou tel moment de l’histoire

a b o n n e m e n tLe cartable de Clio ne pourra exister dans la durée que grâce à ses

lecteurs et ses abonnés :

• grâce à ses lecteurs qui sont invités à participer aux débats menés

dans la revue ;

• grâce à ses abonnés qui constitueront sa principale source de finan-

cement.

Nous remercions les départements de l’instruction publique ou de

l’éducation des cantons romands qui ont bien voulu encourager ce

projet par des achats collectifs des premiers volumes.

Et nous invitons tous les lecteurs du cartable de Clio à souscrire un

abonnement, au prix de 20 francs suisses par année (ou 13,50 ) pour

pouvoir nous permettre de poursuivre cette aventure.

Vous pouvez vous abonner auprès de :

Éditions LEP

En Budron B4a

1052 Le Mont-sur-Lausanne

Tél. 0041 (0)21 651 25 70

Fax 0041 (0)21 653 57 51

E-mail [email protected]

Site www.editionslep.ch

Abonnement336