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Robert Fossaert (1991) Le monde au 21 e siècle Une théorie des systèmes mondiaux Troisième partie Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel : mailto:[email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Le monde au 21e siècle

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Page 1: Le monde au 21e siècle

Robert Fossaert (1991)

Le monde au 21e siècle

Une théorie des systèmes mondiaux Troisième partie

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

et collaboratrice bénévole Courriel : mailto:[email protected]

Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Site web : http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 2

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole, Professeure à la retraie de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec, courriel : mailto:[email protected] À partir de :

Robert Fossaert (1991)

Le monde au 21e siècle : Une théorie des sytème mondiaux. (Troisième partie).

Une édition électronique réalisée du livre de M. Robert Fossaert. Paris : Éditions Fayard, 1991, 523 pages. [Autorisation de l’auteur accordée le 20 juillet 2003 de diffuser cette œuvre sur ce site]. Courriel : [email protected] Polices de caractères utilisés :

Pour le texte : Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 12 avril 2005 à Chicoutimi, Québec.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 3

Robert Fossaert (1991)

En couverture : René Magritte : Le faux miroir, huile sur toile, 1928 Musée d’art moderne, NewYork

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 4

DU MEME AUTEUR

Aux Éditions du Seuil L'avenir du capitalisme, 1961 Le contrat socialiste, 1969 La société, tome 1 — Une théorie générale, 1977. La société, tome 2 — Les structures économiques, 1977. La société, tome 3 — Les appareils, 1978. La société, tome 4 — Les classes, 1980. La société, tome 5 — Les États, 1981. La société, tome 6 — Les structures idéologiques, 1983. La nationalisation des chrysanthèmes, 1988.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 5

En couverture

1985-1991 : du début de la glasnost à l'unification de l'Allemagne et à la guerre

du Golfe, un nouveau monde prend forme. La guerre froide s'achève par forfait de l'URSS, l'Europe efface ses divisions, les États-Unis affirment leur prééminence. À sa manière, l'Asie participe à cette novation : des Indes à la Chine, la moitié de la population mondiale esquisse une réelle progression économique. Le monde se transforme, malgré la stagnation de l'Amérique latine, saignée par sa dette, et l'implosion des frêles États africains, peuplés d'ethnies hétéroclites, à la démographie exubérante.

Le monde du 21e siècle promet d'être nouveau, mais il demeurera

incompréhensible pour qui négligerait le travail millénaire qui a civilisé la Chine, l'Inde ou le Proche-Orient ; pour qui dédaignerait les réseaux marchands, infiltrés entre les anciens empires, puis enflés de colonies à partir du 16e siècle ; et, surtout, pour qui ignorerait les mutations financières, politiques et culturelles que le capitalisme a multipliées au long des 19e et 20e siècles.

En revanche, le monde du 21e siècle peut devenir moins opaque si la théorie

nourrie par ces expériences historiques débouche sur une évaluation réfléchie des novations discernables dès aujourd'hui. Novations techniques, démographiques et culturelles, certes, mais aussi bouleversements dus à la multiplication des villes géantes, au mariage forcé de l'industrie et de l'écologie ou à la nécessaire domestication des médias. Toutes évolutions qui s'effectueront dans un monde plus capitaliste que jamais, où le trop-plein d'États contrôlera mal les centaines de peuples qui aspirent à plus d'autonomie.

Sur sa lancée présente, le monde du 21e siècle pourrait être aussi lourd de crises

et de guerres, voire de révolutions, que le monde chaotique des années 1914-1945. Mais rien n'interdit aux forces politiques, aux peuples et même aux États, de faire preuve d'imagination bénéfique, comme ils le firent souvent de 1945 à 1975. Le monde du 21e siècle est à bâtir.

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Robert Fossaert, économiste et sociologue. À publié plusieurs ouvrages dont La Société (six volumes parus de 1977 à 1983). A présidé l'une des banques nationalisées en 1982 et a rendu compte de cette expérience dans La nationalisation des chrysanthèmes (1985). Cofondateur de divers groupes de réflexions, des Rencontres socialistes de Grenoble (1966) au Cercle Condorcet.

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Table des matières

Le monde au 21e siècle (Une théorie des systèmes mondiaux)

Introduction : Un nouveau monde ? PREMIERE PARTIE : Les mondes précapitalistes. (Des origines au 18e siècle) Chapitre 1 : Multiples mondes anciens. (Des origines au 18e siècle)

(1) — La mise en place des peuples. (2) — Les peuples. (3) — Les langues ; privilèges des langues écrites. (4) — Armées et dominations. (5) — Appareils et religions.

Chapitre 2 : Les empires au centre des mondes anciens. (Des origines au 18e siècle)

(6) — Le bâti des empires. (7) — Les territoires. (8) — Les blocs mécaniques de peuples et les empires centraux. (9) — La structure des mondes anciens.

(10) — Les civilisations. Chapitre 3 : Le lierre des mondes marchands. (De -800 à 1300)

(11) — Un commerce lointain et marginal. (12) — Itinéraires et monopoles. (13) — Monnaie et crédit ; le capital marchand. (14) — Cités et autres États marchands ; la révolution communale. (15) — Mondes marchands et mondes anciens. (16) — Croisades et diasporas.

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Chapitre 4 : L’Europe marchande et coloniale.

(Du 14e au 18e siècles)

(17) — Fusion des mondes marchands européens. (18) — Colonies et guerres coloniales. (19) — La traite et la démographie ; de l’Afrique. (20) — Du crédit à la banque ; la valeur entre l'usage et l'échange. (21) — Les États de l'équilibre européen ; de la Hollande.

Chapitre 5 : Le centrage du monde. (Du 14e au 18e siècles)

(22) — Poussées nationalitaires et crises religieuses. (23) — Les réseaux secondaires ; la culture européenne. (24) — Le territoire des royaumes ; les empires coloniaux. (25) — La structure du monde colonial et marchand : plus qu'une économie-monde. (26) — L'Europe marchande et coloniale aux prises avec les autres mondes.

DEUXIEME PARTIE : Les trois premiers mondes capitalistes. (Du 18e siècle à 1990) Chapitre 6 : Le monde en proie au capitalisme. (Du 18e siècle à 1914).

(27) — La révolution industrielle capitaliste. (28) — Le marché et la valeur d'échange. (29) — La banque et le capital financier. (30) — Capitalisme et révolution démocratique-bourgeoise ; empires coloniaux. (31) — Équilibre européen et impérialismes. (32) — L'exubérance européenne ; la territorialisation inégale.

Chapitre 7 : Le monde des nations civilisatrices. (Du 18e siècle à 1914)

(33) — Appareils et réseaux. (34) — Nations et aspirations nationalitaires. (35) — Classes sociales ; minorités au sein des nations. (36) — Sociétés civiles et régimes politiques. (37) — La civilisation européenne ; de l’Angleterre. (38) — La structure du premier monde capitaliste ; le monde en 1913-14.

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Chapitre 8 : Le monde des guerres mondiales. (De 1914 à 1945 -50)

(39) — Guerres et révolutions. (40) — La révolution soviétique ; de la Russie. (41) — Dettes de guerre ; crises monétaires et économiques. (42) — Les empires rivaux ; de l’Inde. (43) — Communisme et fascisme ; multiplication des nations. (44) — La structure du deuxième monde capitaliste ; vers l'explosion démographique.

Chapitre 9 : Le monde de la dissuasion nucléaire. (De 1945 -50 à 1990)

(45) — La structure du troisième monde capitaliste. (46) — La dissuasion nucléaire. (47) — Les trois périodes de l'histoire politique de 1945 à 1990. (48) — La hiérarchie des puissances et l'équilibre mondial ; des États-unis.

Chapitre 10 : L'archipel étatique-socialiste. (De 1945 -50 à 1990)

(49) — Le camp socialiste vite fracturé. (50) — Les révolutions chinoises ; de la Chine. (51) — Les crises des années 1980.

Chapitre 11 : Le monde sous l'empire du marché. (De 1945 -50 à 1990)

(52) — La révolution informatique. (53) — Les multinationales et le commerce mondial. (54) — Les banques et le FMI jusqu'en 1970. (55) — Le désordre monétaire international après 1970. (56) — Les crises bancaires et boursières après 1982 ; du Brésil. (57) — Trente ans d'expansion ; les unions douanières en Europe. (58) — Quinze ans de crise ; de la CEE à (6/9/10) 12.

Chapitre 12 : Le monde débordant de nations. (De 1945 -50 à 1990)

(59) — Réseaux dédoublés et nations multiples ; du Japon. (60) — Les peuples pris dans la grille des États. (61) — Transformations mondiales des classes sociales. (62) — Régimes politiques et hégémonies ; le welfare. (63) — Les civilisations occidentalisées.

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Chapitre 13 : Le monde de l'impérialisme triomphant. (De 1945 -50 à 1990)

(64) — La valeur entre l'échange et le développement. (65)— Multinationales et États ; l'aide au développement. (66)— L'exubérance démographie des périphéries ; du Mexique. (67) — Tensions démographiques internationales. (68) — Un jeu d'espaces intriqués.

TROISIEME PARTIE : Le monde au 21e siècle. (De 1990 à 2100) Chapitre 14 : La fin du socialisme étatique en URSS. (De 1990 à 2100)

(69) — Le parti soviétique. (70) — L’État divorcé du parti. (71) — La propriété désétatisée.

Chapitre 15 : Avenirs de la Russie et de la Chine. (De 1990 à 2100)

(72) — Le reflux vers la Russie (73) — La Chine décalée. (74) — L'URSS et la Chine au 21e siècle.

Chapitre 16 : Le mariage forcé de l'économie et de l'écologie. (De 1990 à 2100)

(75) — Une croissance accélérée. (76) — Un marché sans limites. (77) — Compter avec la nature.

Chapitre 17 : Le capitalisme enfin mondial ? (De 1990 à 2100)

(78) — Le capital mobile. (79) — La conquête de l'est. (80) — Galops d'éléphants et grands espaces économiques. (81) — Un 21e siècle riche et misérable ?

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Chapitre 18 : Le monde, côté Bandung. (De 1990 à 2100)

(82) — L'Asie des soleils levants. (82-I) — Les isolats d'Extrême-Orient. (82-II) — Promesses d'entre Inde et Chine. (82-III) — L'Australasie.

(83) — L'Asie des volcans. (83-I) — Les Indes à coudre. (83-II) — Le Proche et Moyen-Orient au carrefour des périls.

(84) — L'Afrique, hélas ! (84-I) — Au sud du désert, la misère. (84-II) — L'Afrique méditerranéenne.

Chapitre 19 : Le monde, façon Europe. (De 1990 à 2100)

(85) — Une ou deux Amériques ? (85-I) — Les Amériques centrales. (85-II) — L'Amérique brésilienne ? (85-III) — Une seule Amérique ?

(86) — L'Europe redevenue européenne (87) — De l'équilibre européen aux équilibres continentaux.

Chapitre 20 : Un trop-plein d’États. (De 1990 à 2100)

(88) — Dissuasion, prolifération, modération... (89) — Les États-Unis en mal d'empire. (90) — L'empire mondial à partager. (91) — Discipliner les États. (92) — Le droit des peuples à disposer d'États de droit.

Conclusion : Un autre monde. ANNEXES ET TABLES Bibliographie sommaire. Pour plus de précisions théoriques. Table des sigles. Table des cartes.

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Cartes * Retour à la table des matières

La Terre utile Assises d'empires anciens Villes à l'appui des réseaux marchands avant 1500 L'onde coloniale en 1500 et 1800 Traite africaine et peuplement des Amériques Les derniers empires anciens L'onde coloniale en 1914 Puissances inégales La ceinture commerciale du monde La limite du sous-développement La mosaïque soviétique La Chine entrouverte Carrefours dangereux Un monde de sous-systèmes Les isolats d'Extrême-Orient Les prochains Japon Le continent indien La zone des volcans Éruptions africaines La grosse tête des Amériques L'Europe devient européenne L'emprise mondiale des États-Unis Villes immenses de l'An 2000

* Toutes les cartes ont été établies par l'atelier Études et Cartographie de Lille.

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Sigles Retour à la table des matières

AELE Association européenne de libre-échange (n° 57). AID Agence internationale pour le développement (n° 65). AIE Agence internationale de l’énergie (cf. OCDE). ANASE Association des nations de l’Asie du sud-est (n° 47). ANZUS Australia, New-Zealand, United States, (Pacte militaire)

(n° 47). ASEAN voir ANASE. BAD Banque asiatique de développement (n° 54). BEI Banque européenne d'investissement (n° 79). BID Banque interaméricaine de développement (n° 54). BIRD Banque internationale pour la reconstruction et le

développement, dite aussi Banque mondiale (n° 54). BIT Bureau international du travail — Agence de l'ONU. BRI Banque des Règlements internationaux (à Bâle) (n° 54). CAD Comité d'aide au développement (cf. OCDE) (n° 65). CAEM Comité d'entraide économique mutuelle (n° 49). CEDEAO Communauté économique des États de l’Afrique occidentale (n°

84). CEE Communauté économique européenne (n° 57). CFA Communauté financière africaine. CNUCED Conférence des Nations unies pour le commerce et le

développement (n° 65). COCOM Coordinating Committee — (cf. OCDE) (n° 53). COMECON voir CAEM. CSCE Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (n° 89). DTS Droits de tirage spéciaux (n° 54). EAU Émirats arabes unis. ECU European currency unit (monnaie de compte de la CEE)

(n° 55). FAO Food and alimentation organisation (agence de l'ONU) (n° 66).

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FSM Fédération syndicale mondiale (n° 49). GATT General agreement on Tariffs and Trade (agence régulatrice du

commerce international) (n° 53). G7 Groupe des sept principales puissances industrialisées (n° 58). HCR Haut-commissariat aux réfugiés. IDS Initiative de défense stratégique (n° 46). LIBOR London interbank offered rate (taux du marché monétaire

londonien entre banques) (n° 56). MITI Ministry of International Affairs and Industry (ministère

japonais de l'industrie et des relations économiques extérieures) (n° 65).

NASA National aeronautics and space administration (agence spatiale

des E. U.) (n° 64). NEP Nouvelle politique économique (URSS, années 1920) (n° 40). NORAD North America Defence (n° 46). OCDE Organisation pour la coopération et le développement

économique (n° 57). OEA Organisation des États américains (n° 47). OECE ancêtre de l’OCDE (n° 57). OLP Organisation de libération de la Palestine. ONG Organisation non gouvernementale (reconnue par l'ONU)

(n° 63). ONU Organisation des Nations unies. OPA Offre publique d’achat (n° 56). OPEP Organisation des pays exportateurs de pétrole. OTAN Organisation du traité dé l’Atlantique nord. OUA Organisation de l'unité africaine. PC Parti communiste. PCUS Parti communiste de l'URSS. PIB Produit intérieur brut (n° 64). PNB Produit national brut (n° 64). PNUD Programme des Nations unies pour le développement (n° 81). PPA Parité de pouvoir d’achat (comparaison internationale des

PIB) (n° 64). PRI Parti révolutionnaire institutionnel (du Mexique) (n° 66). RDA République démocratique allemande.

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RFA République fédérale d'Allemagne. RSFSR République socialiste fédérative soviétique de Russie. SDN Société des Nations (n° 40). SME Système monétaire européen (n° 55). UEO Union de l’Europe occidentale (n° 90). UEP Union européenne & paiements (n° 54). UMA Union du Maghreb arabe (n° 84). URSS Union des Républiques socialistes soviétiques (n° 72).

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 16

TROISIEME PARTIE

LE MONDE AU 21e siècle

(De 1900 à 2100)

Chapitre 14

La fin du socialisme étatique en URSS (De 1990 à 2100)

« Il n'y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va. »

SENEQUE

69 — Le parti soviétique Retour à la table des matières

La Chine isolée de 1990 et l'URSS en reflux demeurent, certes, des puissances avec lesquelles il faut compter, mais ce ne sont plus des foyers révolutionnaires. Les tergiversations des arrière-gardes albanaises ou coréennes et les bravades des avant-postes vietnamiens ou cubains n'y peuvent rien : le socialisme étatique agonise.

Pour juger de ce processus et de ses conséquences, il faut centrer l'analyse sur

l'URSS. En effet, la Chine ne joue pas un rôle décisif, malgré ses drames de 1989. Dans son énorme masse humaine, la crise structurelle du socialisme étatique ne peut mûrir que d'ici une ou deux décennies (n° 73). En outre, son poids modeste dans les affaires mondiales et son aptitude millénaire à l'isolement (n° 9) la privent, pour un temps encore, de toute influence centrale.

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Les révoltes européennes de 1989 semblent plus décisives. Toutefois, il faut constater que l'URSS s'est abstenue des manœuvres par lesquelles il lui aurait été facile de dévier ces mouvements, sans raviver la doctrine Brejnev de triste réputation (n° 49). L'URSS a incité le PC polonais à accepter les élections semi-libres qui ont permis à Solidarité de triompher, en juin 1989. Elle a laissé le PC hongrois poursuivre, à sa manière, la réforme du pays, jusqu'à s'y perdre. Elle a accepté, sans retard ni rétorsion, l'ouverture de la frontière hungaro-autrichienne par où l'exode allemand s'est engouffré.

Elle a refusé toute aide militaire au PC est-allemand, ébranlé par des

manifestations. Elle n'a pas gêné l'ouverture du mur de Berlin, en novembre 1989, parachevant ainsi l'émancipation de la RDA, puis de la Tchécoslovaquie. Un mois plus tard, elle a visiblement encouragé la révolte roumaine. En Bulgarie, enfin, les vœux réformateurs de l'URSS ont été exaucés plutôt trois fois qu'une : par le vieux secrétaire général du parti, rapide négociateur des virages politiques ; puis, derechef, par son successeur plus présentable ; et finalement, en 1990, par le peuple bulgare, peu à peu éveillé aux chances de réforme.

La souplesse soviétique a suscité maintes interprétations. Mais peu importe que

l'URSS ait perdu la guerre froide, cédé de l'espace pour gagner du temps, joué des coups du sort pour secouer ses propres inerties, payé son droit d'entrée dans le concert des nations bienséantes ou tendu aux puissances capitalistes quelque piège machiavélique à long terme. Pour qui prête attention aux transformations effectives du système mondial en son entier, l'URSS est au cœur des inquiétudes chinoises et des révoltes européennes. Les tumultes dont elle est le siège depuis 1985 (n° 51) et pour longtemps encore, résonnent bien au-delà de ses frontières.

Le foyer de cette crise est le parti communiste de l'URSS, institution fort

différente du parti bolchevik d'avant 1917 ou, même, des années révolutionnaires. Il faut partir de cet immense parti, dirigeant toute la société et discipliné par ses propres dirigeants, et le saisir en son ancienne splendeur, pour prendre l'exacte mesure de la crise soviétique. Au début de 1989, le PCUS revendique près de 19 millions d'adhérents et affiche un budget de l'ordre de 2,5 milliards de roubles, équivalent à 1 % du budget de l'État fédéral, mais on se gardera d'accorder une attention excessive à ces données non recoupées. La même réserve vaut pour les organisations massives qui démultiplient le parti. Ainsi de la centrale syndicale qui affirme rassembler 140 millions d'adhérents, tant il est vrai que les Soviétiques adhèrent à ce syndicat officiel, comme les Français cotisent à la sécurité sociale : par obligation pure et simple.

L'appartenance au parti est d'une autre nature. Les 5 à 6 % de la population

soviétique qu'il rassemble, incluent à peu près toutes les élites du pays, à quoi s'ajoutent les carriéristes ordinaires et maints éléments plus altruistes ou plus naïfs. Seuls les grands talents des professions scientifiques, artistiques ou littéraires peuvent se dispenser d'adhérer, sans trop obérer leurs carrières.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 18

Ainsi, le parti rassemble pratiquement tous ceux qu'en termes français, on rangerait sous les rubriques des gouvernants, des hauts fonctionnaires et des préfets ; des énarques, des polytechniciens et des diplômés d'autres grandes écoles ; des cadres supérieurs de toutes les administrations centrales, régionales ou municipales ; des officiers généraux ou supérieurs de toutes les armées et de toutes les polices ; des directeurs d'usines et de coopératives agricoles ; des ingénieurs, cadres et techniciens, voire des chefs d'équipe et contremaîtres ; des directeurs de lycée, d'hôpital ou d'hôtel ; des cadres syndicaux et mutualistes et des animateurs ruraux ; des professeurs et des médecins ; des éditeurs, des journalistes et des cinéastes ; des juges, des inspecteurs de police et des cadres de l'administration pénitentiaire ; et ainsi de suite, jusqu'à épuiser la liste des fonctions éminentes et des métiers nobles.

Ce parti omniprésent possède l'omniscience que l'histoire et la légende

prêteraient à une confédération de jésuites, de maçons, d'inspecteurs des renseignements généraux, d'espions et d'experts en écoutes téléphoniques. Pour l'omnipotence, enfin, ce parti peut être considéré comme la juxtaposition de tous les états-majors militaires, politiques, économiques, bancaires, syndicaux, médiatiques, religieux et autres dont le pays peut disposer. Si bien qu'il serait effectivement omniprésent, omniscient et omnipotent, n'étaient les dysfonctions qui résultent de son obésité, de sa division du travail, de son bureaucratisme et de ses conflits internes.

Le parti communiste de l'URSS supporte mal la comparaison avec les partis

des républiques bourgeoises. Ce n'est pas une association volontaire à finalité politique, une machine électorale ou un organisme de propagande. Ce n'est même pas un outil de pouvoir, comparable à d'autres appareils d’État. C'est essentiellement une fédération de classes sociales.

Son emprise est complète, sur la plupart des entreprises et sur la totalité des

appareils d'État, comme sur les principaux appareils idéologiques, logés hors la hiérarchie administrative. Il rassemble, donc, l'ensemble des classes dominantes de la société soviétique et l'essentiel des classes de cadres qui détaillent leur pouvoir dans l'économie, l'armée, l'administration et la culture. Il prolonge ce faisceau, en plongeant ses tentacules aussi loin que possible, au sein des classes dominées : celles des ouvriers, employés et paysans de l'économie, comme celles des fonctionnaires et autres tenants des appareils. Les classes régnantes qui exercent effectivement le pouvoir, du centre jusqu'à la dernière des municipalités, sont sélectionnées par ses soins et, presque toujours, en son sein. Il fédère ainsi l'ensemble des classes régnantes et dominantes, avec tous leurs appuis dans les diverses autres classes sociales. Toute réflexion qui réduirait l'action d'un tel parti aux faits et gestes de ses dirigeants — même les mieux obéis — laisserait échapper l'essentiel : l'exercice quotidien des capacités, ailleurs attachées à la propriété ou réservées aux appareils étatiques, et ce, jusqu'au tréfonds du pays.

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Dans un parti aussi vaste et dont le réseau s'étend sur des milliers de kilomètres, les clivages nés de la division du travail en son sein et de la dispersion de la population à contrôler ont nécessairement produit des désaccords, entre les organes et ministères centraux et les échelons divers des périphéries ; entre les voisins rivaux de l'armée et de la police ou de la diplomatie, du renseignement et de l'action internationale ; ou, plus souvent encore, entre les compétiteurs pour les allocations budgétaires, les solutions techniques et les priorités de toute sorte. Mais le parti a longtemps réussi à réduire ces tensions dans son enceinte même, tout en évitant que leur retour, périodique ou occasionnel, concourre à l'organisation, en son sein, de tendances durables. Ainsi, les crises aiguës, nées de révoltes ou de pénuries locales, de catastrophes naturelles, d'accidents graves ou de virages politiques mal préparés par la propagande, ont pu être circonscrites, sans nourrir trop d'affrontements récurrents entre équipes hostiles.

Néanmoins, des courants durables se sont inévitablement formés, dans l'espace

élitique des directions centrales, régionales et locales, c’est-à-dire parmi les classes régnantes. Cristallisés à partir des écoles pourvoyeuses d'ingénieurs et de cadres diversement spécialisés ou à partir des états-majors militaires et autres, ces courants ont pris forme dans le sillage des dirigeants que leur ascension rendait aptes à protéger des activités ou des régions entières et à agglutiner autour d'eux des hommes de confiance.

À l'arrière-plan de ces affrontements, l'affirmation des générations successives,

forgées par des épreuves très différentes se manifeste par des sensibilités contrastées. Quand la glasnost des dernières années 1980 les a rendus mieux visibles, on a ainsi pu distinguer nettement les octogénaires de la dékoulakisation et du gouvernement par le goulag ; les septuagénaires de la grande guerre patriotique, adonnés au culte des vétérans ; les sexagénaires des derniers feux staliniens ; les quinquagénaires, arrivés au parti pendant l'ère khrouchtchévienne, parmi lesquels la génération Gorbatchev trouve ses principaux cadres ; et les apports plus jeunes des années 1970 et 1980, rendus cyniques par la restauration brejnévienne ou dynamisés par les premiers effets de la glasnost gorbatchévienne (n° 51). La génération Gorbatchev est la plus importante de ces cohortes décennales, car elle est d'âge à conquérir les postes de commandement et d'encadrement, en tous genres et en tous lieux, et qu'elle est porteuse de traits collectifs nouveaux — c'est-à-dire raréfiés depuis la glaciation stalinienne, si ce n'est depuis la révolution d'octobre : une culture souvent acquise dans l'enseignement supérieur ; une espérance partagée, durant au moins une partie des années Khrouchtchev ; une crainte et une servilité réduites à l'ordinaire des carriéristes, sous Khrouchtchev comme sous Brejnev, donc une capacité dûment exercée d'observation critique et de confrontation ; et une connaissance du monde extra-soviétique, tirée des journaux et des radios de l'étranger, si ce n'est de fonctions exercées dans le camp socialiste ou plus loin encore.

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Aucun des facteurs objectifs d'hétérogénéité que l'on peut repérer dans le parti, ne suffit à prédéterminer les affrontements politiques. L'âge, la formation et l'expérience acquise sont des éléments que le parti sait combiner dans une gestion des cadres où les promotions et les sanctions, les arrivismes et les concessions se mêlent aux performances individuelles, pour composer des trajectoires très diverses.

Tel était le parti qui enterra trois vieux secrétaires généraux en trois ans, avant

de faire place, en 1985, à Gorbatchev — c'est-à-dire à des équipes rajeunies, bien décidées à sauver l'URSS du déclin. La glasnost souhaitée par la nouvelle direction a d'abord séduit les intellectuels de quelques grandes villes. Les débats, amplifiés par l'élection d'un Soviet suprême moins préfabriqué que naguère, et par la transmission télévisuelle de ses travaux, ont fait connaître les incertitudes du parti. Les opinions ainsi affrontées ont commencé de se cristalliser en tendances, autour de journaux et de revues dont les options se sont faites plus tranchées, cependant qu'aux côtés du parti et souvent contre lui, des associations aux visées politiques explicites se sont formées, pour le soutien de candidats autonomes, comme pour l'expression de nationalismes hostiles à la prépondérance russe. Le monolithisme du parti unique et le rôle dirigeant que lui confiait la constitution de l'URSS ont été battus en brèche. L'hégémonie communiste a été mise en crise par une nouvelle direction, désireuse de remplacer l'orthodoxie par la modernisation et la discipline formelle par l'efficacité créative. Après cinq ans de réformes, de reculades et de débats, le parti n'est déjà plus reconnaissable. L'hémorragie, sensible chez les jeunesses communistes dès 1987, s'est ensuite étendue au parti lui-même. Les démissions de 1989 ont encore été à demi camouflées, par persistance du secret traditionnel, mais celles de 1990 sont devenues si massives que la presse en multiplie les évaluations contradictoires, non sans stimuler le mouvement. Au vrai, le PCUS est désormais sur la voie qui le convertira rapidement en une gamme de partis plus banals. Le point tournant a été franchi, en juillet 1990, lors de son 28e Congrès : le Bureau politique y a été remplacé par une sorte de comité des premiers secrétaires des 15 PC existant à l'échelle de chacune des républiques fédérées dans l’URSS, cependant que le Comité central a été composé à 85 % de nouveaux venus.

La société soviétique a commencé de bouger. La revivification des

intelligentsias de Moscou et de Leningrad et les aspirations des nationalités périphériques ont été rejointes, vaille que vaille, par les créations de coopératives, par les grèves de quelques corporations ouvrières, par le réveil des religions, naguère réduites à une semi-clandestinité, et par l'exubérance multiforme des jeunes générations. Dans la société qui s'ébroue en surmontant ses dernières peurs, le parti s'est cabré ou a pris vie, aux dépens de son unité fonctionnelle. Hier, fédérateur des classes dominantes et de leurs appuis, il est désormais travaillé par les incertitudes des classes qu'il fédère et il sera bientôt déchiré par leurs luttes.

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Le parti communiste de l'URSS était plus qu'un parti-État, c'était un parti-classes-État. En essayant de restructurer son État, il bouleverse nécessairement les classes auxquelles il donne forme et force. L'avenir politique et économique de ces classes ou de leurs remplaçantes se joue ainsi, en même temps que la forme du régime.

70. — L'État divorcé du parti Retour à la table des matières

À tous ses niveaux de décision, le parti soviétique est héritier d'une tradition d'autorité, façonnée sous les tsars et qui s'est prolongée sous Staline, jusqu'à faire de l'arbitraire et de la terreur des outils de gouvernement (n° 49). Atténué sous Khrouchtchev, puis sous Brejnev, l'autoritarisme a perdu beaucoup de sa brutalité et il s'est mâtiné de corruption, mais il ne s'est pas enfermé dans un lacis de codes et de lois, appliqués sous le contrôle d'une justice point trop distraite. Le droit a certes trouvé de moins rares applications dans l'ordinaire des activités étatiques, mais l'appareil du parti a continué de résoudre ses problèmes en opportunité, plus qu'en droit strict. Les solidarités de parti, les expédients de l'urgence et les orientations fixées par le Bureau politique ou son Secrétaire général, ont pesé plus lourd que les normes formelles, les précédents judiciaires ou les délibérations des soviets municipaux, républicains ou suprême.

La perestroïka a rapidement bousculé cet ancien ordre des choses. Le recours

plus fréquent aux enquêteurs et aux tribunaux, la soumission des organes répressifs à des normes mieux formalisées et à des contrôles moins laxistes, la publicité donnée à maints scandales, puis la multiplication des lois et règlements nouveaux et, enfin, l'éveil vivement souhaité des capacités délibératives des soviets de tous niveaux ont nécessairement dérangé les usages du parti : ceux des dirigeants, habitués à plus de souplesse de la part des administrations, comme ceux des adhérents, désormais abandonnés au droit commun, pour tant d'affaires naguère réglées au sein du parti.

Mais un nouvel ordre partisan ne s'est pas établi pour autant, car l'équipe

Gorbatchev a affermi son pouvoir dans l'État, pour compléter celui que le parti lui donnait, puis a commencé de déplacer le centre de gravité du pouvoir vers l'État. Ce mouvement a progressé par étapes, ou plutôt par saccades, sans calendrier ni objectif préconçus. Après une première réforme constitutionnelle qui a permis de sélectionner un nouveau Soviet suprême, élu pour partie sur candidatures multiples (n° 51), une nouvelle révision a permis, deux ans plus tard, d'accentuer le caractère présidentiel du régime. Gorbatchev est désormais le premier Président de l'URSS, élu par le Congrès des peuples, étant entendu qu'à partir de 1995, l'élection du Président s’effectuera par le vote direct de tous les citoyens soviétiques.

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La pratique des nouvelles institutions lèvera les ambiguïtés du nouveau système présidentiel où beaucoup des constitutions en vigueur de par le monde, semblent s'être donné rendez-vous. Le modèle américain se reconnaît aux vastes pouvoirs accordés au Président. En outre, l'élection au suffrage universel des présidents de chacune des républiques fédérées de l'URSS et la présence, à leurs côtés, d'assemblées électives, rappellent le dispositif des Gouverneurs élus et des Congrès propres à chacun des États fédérés nord-américains. Par contre, le Conseil des Nationalités marque bien la diversité des peuples soviétiques, tout comme la volonté de pérenniser l'URSS confédérale. Si, d'aventure, il fonctionnait pertinemment, un tel Conseil pourrait servir de modèle à l'Inde et à d'autres pays riches de peuples variés. À l'inverse, l'exemple indien semble avoir inspiré le dispositif qui permet, au Président de l'URSS, de déclarer l'état d'urgence dans telle république ou région autonome et de mettre ainsi hors circuit les autorités locales.

L'état d'urgence applicable à l'URSS tout entière et les pouvoirs spéciaux qu'il

procure au Président s'inspirent, quant à eux, de la constitution française, tout comme la désignation, par le Président, d'un Premier Ministre appelé à lui servir de fusible, en cas de tensions excessives avec le Congrès ou le Soviet suprême. La France, encore, mais peut-être aussi le Mexique — avec son Parti Révolutionnaire Institutionnel plus qu'à demi protégé des compétitions politiques (n° 66) — pourraient également servir de référence au parti communiste de l'URSS, s'il survivait comme parti présidentiel, après avoir perdu son monopole.

Les débats constitutionnels bâclés de 1988 n'éclairent guère les potentialités de

ce présidentialisme ambigu, d'autant qu'ils ont été menés par des parlementaires inexpérimentés, dans une institution en plein rodage. Les retouches de 1990 sont plus équivoques encore, car elles ont été improvisées pour tenter de répondre aux dérèglements d'une économie dont la réforme piétine (n° 71) et aux poussées centrifuges de républiques attirées par l'autonomie la plus extrême, si ce n'est par l'indépendance complète (n° 72). En septembre 1990, le Président Gorbatchev a obtenu, à l'arraché, des pouvoirs spéciaux pour diligenter la réforme de la propriété et de l'organisation économique et régler les questions budgétaires et financières. Mais il, lui a fallu, deux mois plus tard, se faire créditer de nouveaux pouvoirs spéciaux, à exercer jusqu'en 1992, pour modifier l'organisation étatique et rendre effectives les réformes de l'économie et de la fédération soviétique.

Les deux modifications principales concernent la réunion des présidents des

Républiques en un conseil délibératif aux capacités très vastes — sous réserve que le futur traité rénovant l'Union soviétique valide cette option (n° 72) — et la création d'un Conseil national de sécurité coordonnant les piliers de l'ordre établi que sont l'armée, la police et le KGB. On doutera néanmoins que ces dispositions improvisées puissent stabiliser la constitution et les institutions républicaines et fédérales — ou confédérales — avant de longues années. Seule une réorganisation effective de l'économie et une rénovation des relations entre les républiques

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pourront asseoir une codification, durable et applicable, des pouvoirs étatiques. Les lois et décrets de 1988 ou 1990 ne fixent rien. L'URSS est en chantier.

On doit en dire autant de ses forces politiques organisées. Les étiquettes dont

les parlementaires de l'URSS et des républiques ont pu être parés sont toutes inexactes. Les radicaux sont certes avides de novations, mais la démocratie qu'ils appellent de leurs vœux est conçue comme un dispositif institutionnel et non comme un juste équilibre entre l'État et une société civile de plus en plus solide (n° 62). Les conservateurs n'ont pas toujours tort de se méfier des nouveautés : celles, notamment, du marché et de la libre entreprise valent qu'on y regarde à deux fois (n° 71). Les nationalistes des diverses républiques sont loin d'être de purs apôtres de la décolonisation des peuples encore asservis, alors que les élites des nationalités périphériques, souvent engagées dans de brillantes carrières pan-soviétiques, sont hors d'état de faire pièce, au pays, à des directions locales d'un aloi parfois douteux. L'éventail droite-gauche reste à construire.

Même s'il perdure comme parti du Président le parti communiste, exposé à la

concurrence croissante d'autres organisations politiques, va perdre beaucoup de ses attributs. La première classe concernée est celle des régnants, c'est-à-dire des élus, des gouvernants et des dirigeants militaires et civils de haut rang, qui ont autorité sur l'appareil d'État. Le parti qui approvisionnait naguère tous ces postes, ne va pas perdre instantanément cette capacité, mais, en raison du rôle accru des procédures électives, on doit s'attendre à un renforcement des filières technocratiques d'écoles et de corps, des concours, peut-être, et des jeux d'influence, assurément. Au carrefour du pluralisme politique, des technocraties spécialisées et de la faveur présidentielle, la classe des régnants va affirmer l'élan vers plus d'autonomie qu'elle a pris depuis les débuts de la perestroïka.

Cette évolution déjà sensible à la tête des soviets municipaux — à commencer

par Moscou et Leningrad — gagnera du terrain dans l'immense corps quasi-préfectoral que composent, à tous les niveaux de l'organisation politico-administrative, les premiers secrétaires et leurs adjoints immédiats. Quelles que soient l'inertie des situations acquises et la variété bientôt imposée par la différenciation des républiques et des régions autonomes, une décennie suffira sans doute pour désolidariser ces préfets du parti communiste, sauf s'il devient le parti du président ou si les présidents élus des républiques éliminent totalement ces représentants locaux du pouvoir fédéral (ou confédéral).

Plus radicale encore, sera l'éventuelle décentralisation des pouvoirs accumulés

par les ministères. De 1987 à 1990, 152 ministères et agences autonomes ont été supprimés dans les républiques et 156 dans les régions autonomes, parallèlement à la concentration de quelques dizaines de ministères fédéraux. Mais ces coupes qui ont affecté 600 000 fonctionnaires, n'ont rien changé au poids global de l'appareil d'État. Il en ira autrement quand les compétences étatiques seront effectivement décentralisées, notamment vers des entreprises devenues autonomes ou privées (n°

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71) : le gouvernement Pavlov, formé en février 1991, avance timidement dans cette voie.

Les ministères à vocation militaire et les états-majors subiront un reflux

moindre que celui des ministères gestionnaires de l'économie. Certes, les 4,5 millions d'hommes enrégimentés par l'armée de 1990 — dont deux tiers d'appelés — descendront au-dessous des niveaux autorisés par les réductions convenues à Vienne, en 1990 (n° 88). Une réduction de 33 % de l'effectif des généraux et autres officiers supérieurs et une diminution globale touchant au moins un million d'hommes sont probables, sauf à être accentuées par le développement éventuel d'une armée de métier à haute technicité. Mais, à en juger par les grincements déjà perceptibles, cette reconversion sera exposée à maintes réticences qui la ralentiront et en minoreront l'impact budgétaire, d'autant que des arbitrages délicats devront être effectués entre le nucléaire, le spatial, les armes nouvelles, les forces de maintien de l'ordre interne et les branches plus classiques de l'appareil militaire. L'évolution sera aussi difficile en URSS qu'aux États-Unis (n° 88) : le lien très intime entre les états-majors et les industries d'armement confortera les résistances. L'éventuelle disparition des cellules du parti dans l'armée et du corps des commissaires politiques, les réticences que rencontre désormais la conscription, notamment dans les républiques périphériques, et les troubles de l'encadrement devant les missions d'ordre public qui deviennent fréquentes, sont des facteurs de portée plus ambiguë, tout comme les émotions politiques — réelles ou supposées — du haut commandement ou de diverses unités spécialisées.

Dans une URSS durablement engagée dans une transformation radicale, mais

d'orientation incertaine, l'armée ne peut pas être considérée comme un corps homogène, ni comme une force exactement disciplinée. Elle devient une composante, peut-être hétéroclite, d'un dispositif politique en pleine évolution. On doit donc s'attendre à ce qu'elle fasse l'objet de soins toujours attentifs, dans un régime présidentiel dont elle est — avec la police et le KGB — l'un des rares piliers encore solides. Mais on ne doit pas prêter à cette force — ou plutôt à ce complexe de forces — une valeur particulièrement conservatrice. L'analyse des votes émis par les parlementaires d’extraction militaire, entre 1987 et 1990, montre que 80 % environ des généraux-députés ont voté avec les conservateurs, alors que la proportion est presque exactement inverse pour les nombreux officiers de rang inférieur qui sont devenus parlementaires.

La haute hiérarchie militaire et la présidence de l'URSS tâtonneront à la

recherche d'un nouvel équilibre entre eux. Mais il faudrait un désordre extrême pour qu'un coup d'État militaire devienne probable, sinon vainqueur, d'autant qu'en amont d'une telle crise, la présidence pourrait fort bien recourir, elle-même, à l'état de siège ou à quelque autre type de putsch légal.

Les régnants et les officiers et cadres supérieurs qui démultiplient leur autorité,

comprennent tout au plus 5 % des salariés de l'appareil d'État. Les 95 % restants

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forment la vaste classe des tenants et sa hiérarchie de petits et moyens cadres, tous éléments dont le recrutement mêle à doses variables, les titres, les recommandations et les concours, sous la surveillance d'un parti dont l'attention décroît avec le rang hiérarchique. Pour cette masse, le glissement de pouvoir, du parti vers l'État, aura d'abord une faible portée pratique, sauf dans les républiques et régions où une politique nationaliste de sélection viendra discriminer les recrutements ou les licenciements. À ces tropismes, pourraient s'ajouter, aussi, les effets d'une autonomie plus largement consentie aux universités, hôpitaux, lycées et autres établissements spécialisés. Mais la principale novation naîtra, à l'usage, du renforcement des corporatismes bureaucratiques et de l'émergence d'un syndicalisme indépendant du parti. Les premières grèves de fonctionnaires feront sans doute scandale, mais dans une société où les tenants, même les plus qualifiés, sont généralement mal payés, leur éclosion est probable. L'État soviétique du premier 21e siècle devra s'habituer aux revendications de ses propres agents, car tel est le lot de tous les États où la bureaucratie est abondante et la démocratie point trop bridée. À l'instar des États-Unis, ces conflits pourraient toutefois s'émietter entre les républiques, les régions et les grandes villes, si l'URSS joue assez hardiment le jeu de la décentralisation administrative.

Le divorce de l'État et du parti a été prononcé par un décret présidentiel

d'octobre 1990 qui consacre le pluralisme politique et l'égalité des partis. Ainsi, le droit sanctionne la déconfiture du PCUS, attestée par son 28e Congrès (n° 69) et valide le pluralisme qui est devenu foisonnant depuis 1988. Le contrôle exercé par le PCUS sur les armées, les administrations, les collectivités territoriales et les médias n'est plus un monopole et il se distend, de fait, d'autant plus nettement que les républiques ou les villes s'affirment comme centres de décision. La distribution des actifs, immobiliers et autres, utilisés par le PCUS, est revendiquée de divers côtés et elle est rendue effective par certains pouvoirs locaux, mais elle tardera à se généraliser, car la conversion éventuelle du PC en parti du président s'en trouverait gênée.

Toujours est-il qu'un seuil a été franchi : le parti-État a perdu son monopole et

son originalité, sinon tous ses moyens et toutes ses prises dans l'appareil d'État. La décadence des manifestations pour l'anniversaire de la révolution d'octobre et le démontage du décor léniniste, attestent d'une véritable laïcisation : la séparation de l'État et du parti n'est pas sans rappeler certains divorces entre des États et les églises liées à chacun d'eux : c'est un bouleversement idéologique autant que politique.

Il faudra du temps pour que le divorce de l’État et du parti produise tous ses

effets, si bien qu'un blocage ou un reflux politique, survenant avant la fin du 20e siècle, pourrait suspendre ou dévier les transformations en cours. Mais, d'une année à l'autre, la régression vers un parti-État conforme au modèle des premières années 1980, deviendra de plus en plus difficile. S'il a lieu, le regel politique devra recourir à d'autres moyens que la restauration du parti dans ses fonctions

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antérieures. Les ambiguïtés du système présidentiel pourraient se révéler précieuses à cette fin, sans qu'il faille nécessairement recourir à quelque dictature militaire pour suppléer le parti ancien. Les sociétés militaires-nationalitaires offrent une gamme de variantes où le Parlement n'est pas réduit à néant, ni la haute administration et le commandement des armées obligés de s'approvisionner exclusivement dans un parti unique ou dans le corps des officiers. À des titres divers, l’Égypte de Nasser, l'Iran de Khomeiny, l'Indonésie de Suharto et maints régimes latino-américains des années 1940 à 1980, peuvent préfigurer une telle évolution.

À défaut de regel, le divorce de l'État et du parti va se poursuivre, soit par la

réduction du parti communiste au rôle d'une organisation politique banale, soit par sa conversion en un parti présidentiel, c'est-à-dire par une inversion de la liaison parti-État qui ferait de l'ancien maître de l'État, un organisme subordonné au pouvoir présidentiel.

Au reste, la réorganisation politique de l'URSS ne peut être réduite aux

transformations rendues visibles par la scène politique, car le président, les ministres, les parlementaires, les hauts fonctionnaires et les autres régnants, bien qu'ils soient ceux par qui le pouvoir d'État est exercé, ne sont pas ceux pour qui il s'exerce, même s'ils en recueillent les prébendes et les honneurs. Les classes régnantes sont la partie visible des classes dominantes, non le gros de leurs troupes.

71 — La propriété désétatisée Retour à la table des matières

L'économie soviétique piétine depuis le début de la perestroïka. Les réformes destinées à la dynamiser font l'objet de vives discussions, nullement confidentielles, mais les décisions tardent. L'approvisionnement de la population demeure défectueux. Les produits de première nécessité font défaut, leur rationnement, naguère occasionnel, devient systématique dans maintes villes, y compris Leningrad et Moscou. L'écart se creuse, entre une demande que la glasnost stimule par le spectacle de la riche Europe et une offre irrégulière et peu diversifiée. Les revenus, parfois accrus pour calmer un conflit local, nourrissent une épargne qui devient surabondante, faute de trouver à s'employer.

Néanmoins, les réformes promises sont sans cesse remises. L'année 1989

s'achève par un vain duel entre le programme du vice premier ministre Albakin, partisan d'une rapide libération des prix et d'une mise en location-vente de nombreuses entreprises étatiques et le projet de plan quinquennal pour 1991-95 du premier ministre Ryjkov où l'investissement dans les industries de consommation est censé recevoir, pour deux ans au moins, une nette priorité sur les réformes structurelles. Ce débat est vidé de son sens par les pénuries de l'hiver 1989-90 dont

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la gravité n'est atténuée qu'à grand renfort d'importations ou d'aides alimentaires, reçues notamment de l'Allemagne. Mais la valse-hésitation se poursuit en 1990-91 avec d'autres danseurs, y compris le nouveau premier ministre Pavlov.

En fait, le désordre économique se généralise. Les livraisons interentreprises

deviennent aléatoires, quelle qu'en soit la priorité. Le désordre politique accroît les difficultés. Les parlements républicains légifèrent, sans coordination entre eux et sans que leurs compétences aient été fixées, tandis que le gouvernement central ne peut imposer sa prééminence (n° 72). L'équipe Gorbatchev s'épuise à concilier les interprètes de la haute administration civile et militaire et les programmes plus populaires — ou populistes — dont Eltsine, président du parlement de Russie, est l'ardent défenseur.

Embrouillé par les confidences des conseillers, souvent renouvelés, des équipes

politiques rivales, alourdi de manœuvres où la réforme économique interfère avec le divorce parti-État et avec les poussées centrifuges des républiques, le débat ne cesse de se compliquer, sans avancer. Le président Gorbatchev obtient des pouvoirs spéciaux, plusieurs fois élargis, mais il tarde à en user, car il partage les incertitudes du pays tout entier : thérapie de choc en 500 jours ou réforme échelonnée sur 3 ou 5 ans ? priorité aux novations juridiques, financières et techniques ou démantèlement des bastions de la vieille planification libre jeu du marché ou différenciation de plusieurs secteurs, mais lesquels et comment ? La valse-hésitation pourrait se prolonger pendant quelques années encore...

L'indécision est renforcée par les résultats médiocres du va-tout marchand où la

Pologne s'est engagée dès 1989. Certes, la comparaison est de courte portée. L'URSS a de nombreuses zones industrielles à rénover, qui sont aussi archaïques que les chantiers navals de Gdansk et aussi polluantes que les aciéries silésiennes. Son agriculture est aussi peu performante que la polonaise, non par défaut, mais par excès de collectivisation. Surtout, elle doit réformer une structure qu'elle a créée par elle-même, sans immixtion étrangère, et sa démarche n'est pas infléchie par une Église réactionnaire, ni par une puissante confédération syndicale. Enfin, ses richesses naturelles et son crédit international lui laissent une marge de manœuvre que la réforme du commerce extérieur, décidée en 1988, n'a pas trop réduite : les entreprises peuvent exporter plus librement sur le marché mondial et employer, à leur guise, une partie des devises ainsi gagnées, mais la qualité de leurs produits et l'incertitude de leurs prix de revient, jointes à leur inexpérience commerciale, ne leur permettent guère d'user de cette liberté, même si elles en abusent plus ou moins, à des fins privées ou spéculatives.

La dette extérieure de l'URSS qui était voisine de 62 milliards $ à la fin de

1990, va augmenter pendant quelques années, pour assouplir l'approvisionnement des Soviétiques, sinon pour équiper de neuf l'industrie. Seule une aide internationale massive — mais improbable — ou un sensible accroissement des

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ventes d'or et de pétrole — fort probable — pourront atténuer ce glissement. De ce fait, l'URSS devient un débiteur de qualité douteuse.

Néanmoins, sa vulnérabilité principale est ailleurs. Une économie où les 55

ministères fédéraux et les quelques 500 ministères républicains, encore en exercice, choisissent les clients et fournisseurs des entreprises, pour 90 % de leurs livraisons, et arrêtent les barèmes de prix et de salaires, ne peut progresser ni même fonctionner, si elle n'allège pas ce dispositif. Le gouvernement Pavlov jure de démanteler ce système et de supprimer le Gosplan d'ici 1993-94, mais en la matière, seuls les actes comptent. Des réformes détaillées sont également indispensables, pour clarifier les rapports financiers entre les firmes et l'État afin de séparer les impôts, les cotisations sociales et les résultats afférents aux propriétés étatiques. La frontière entre les finances publiques et les comptes des entreprises de toutes tailles est compliquée plus encore, par les subventions budgétaires qui assurent la survie d'une vingtaine de milliers d'entreprises industrielles et par les missions adventices dont beaucoup d'entreprises sont chargées : une part de leurs effectifs déguise un chômage qu'elles financent ainsi à l'aveuglette ; une part de leurs fonds sociaux contribue à des fonctions qui relèvent, ailleurs, du welfare (n° 62) ou des collectivités locales, voire du marché : assurances sociales, allocations familiales, retraites, vacances, logement, santé, etc.

Les critères de l'efficacité économique sont mal discernables, à l'échelle

d'entreprises à tout faire, qui ne peuvent corriger les injonctions ministérielles qu'au moyen de dissimulations. La situation n'est pas meilleure, au niveau des communes et régions ou ces firmes s'activent sans avoir de comptes à rendre aux autorités locales. Les ministères planificateurs finissent par se perdre eux-mêmes, dans le brouillard des informations douteuses qui remontent des entreprises et dans le marécage des circulaires qu'ils émettent d'abondance. Plus elle se diversifie plus l'économie titube, jusqu'à ne plus savoir mesurer sa production.

Par-delà toutes les prudences conjoncturelles, le dilemme est clair, depuis des

années déjà : la réforme ou le déclin. Mais la réforme met en jeu des intérêts puissants : ceux des ministères centraux et républicains dont les compétences, les effectifs et, souvent, l'existence même, sont désormais en question ; ceux des directeurs et cadres supérieurs des entreprises actuelles dont la carrière est en jeu et dont le remplacement relèvera d'autres filières que celles du parti ; ceux des petits cadres et employés, incrustés dans les entreprises pour en gérer les œuvres sociales, y servir de milice ouvrière ou nourrir les flux de paperasse vers les organes centraux de gestion. À quoi s'ajoutent, hors l'industrie, les cadres des sovkhozes et kolkhozes, ces paysans aux mains blanches, dont l'agriculture pourrait se dispenser ou agencer autrement l'effectif et l'emploi ; ceux, aussi, de la distribution et du commerce intermédiaires entre les entreprises désireuses d'assouplir leurs plans ou distributeurs finals de marchandises dont la pénurie nourrit les trafics qu'il leur arrive d'organiser.

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En bout de course, la masse des ouvriers de l'industrie sera elle aussi dérangée, non plus par des appels à la discipline et à la sobriété, mais par la réduction des sureffectifs — qui se chiffrent par millions, à l'échelle de l'URSS — par l'élargissement de l'éventail des salaires et par l'accroissement probable de l'intensité du travail. L'hésitation quant aux réformes économiques à opérer trouve, ici, sa raison principale : toutes les classes sociales vont être bousculées peu ou prou.

Les réformes décidées de 1987 à 1990 ont contourné cet obstacle majeur, mais

n'ont eu, de ce fait, qu'une portée limitée. L'appel aux capitaux étrangers, en vue de constituer des sociétés mêlant ces capitaux à des ressources soviétiques a été renouvelé dès 1987. L'espoir était que les multinationales parieraient sur les perspectives du marché soviétique et qu'elles accourraient, avec leurs méthodes de gestion, leurs technologies sophistiquées et leur connaissance du marché mondial. En fait, le flot est demeuré modeste. En trois ans, un millier de sociétés mixtes ont été projetées, mais quelques centaines seulement ont fait l'objet d'investissements effectifs. Si l'on excepte certains groupes récidivistes, comme Fiat qui construit des voitures en URSS depuis plusieurs décennies, ces sociétés mixtes ont des objectifs mineurs ou émanent de multinationales de faible importance. Ni Quelle, ni MacDonald ne moderniseront radicalement l'économie soviétique.

Les réticences résultent, pour partie, des pressions américaines qui retardent

l'assouplissement des règles de COCOM (n° 53) et ralentissent, de ce fait, l'arrivée des multinationales des télécommunications et d'autres branches à haute technologie. Mais l'obstacle principal tient à l'URSS elle-même. Sa situation intérieure suscite des inquiétudes temporaires, alors que ses écluses frontalières provoquent des craintes durables. Si le rouble devient convertible, les réticences s'atténueront, car le paiement des importations et le transfert des dividendes ne dépendront plus des lourds mécanismes de la compensation ou du troc. Si, par surcroît, le contrôle des investissements étrangers est assoupli — jusqu'à autoriser l'existence d'entreprises étrangères à 100 % — et si le transfert des capitaux est libéralisé, à l'entrée comme à la sortie de l'URSS, les multinationales y afflueront plus volontiers. Tous les autres obstacles à l'activité des sociétés mixtes — qualité des fournitures et des transports, incertitudes fiscales, etc. — sont de ceux que la loi ou l'habitude peuvent aisément surmonter, quand l'ordre public est assuré et la conjoncture économique point trop aléatoire.

La convertibilité du rouble est d'atteinte plus difficile que l'utilisation de

devises convertibles promise au CAEM pour 1991 (n° 51). Une chose est de couvrir les échanges entre pays du CAEM, au moyen d'une monnaie convertible, comme le mark ou le dollar. Autre chose est de rendre le rouble lui-même librement convertible en toutes devises. L'URSS ne pourra s'y résoudre qu'au moment où elle aura affermi la situation et les perspectives de sa balance des paiements, après s'être engagée plus ouvertement dans le jeu international des échanges, ce qui suppose qu'elle ait plus qu'à demi réussi la restructuration

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générale de son économie ou qu'elle ait décidé — à la polonaise ou d'autre manière — de risquer la convertibilité pour hâter sa restructuration. La première voie est la plus vraisemblable et elle retardera la convertibilité du rouble au moins jusqu'à la fin du siècle.

La convertibilité n'implique pas la liberté complète des transferts de capitaux,

ni même la liberté des investissements de capitaux étrangers : la France gaulliste a toujours refusé cette dernière et la première n'a été rétablie que sous la présidence de Mitterrand. L'URSS peut, elle aussi, refuser durablement ces réformes qui la rendraient poreuse aux mouvements internationaux de capitaux, sans se priver, pour autant, d'une participation accrue aux échanges internationaux, ni d'une adhésion au GATT et au FMI (n° 54). Il est probable qu'elle différera longuement la libre transférabilité des capitaux, sauf si la privatisation rapide et générale de ses entreprises devenait son objectif prioritaire, auquel cas un afflux massif de capitaux étrangers lui serait indispensable.

Une solution moins extrême, sinon plus flatteuse, serait de développer en

URSS de vastes activités de sous-traitance valorisant ses matières premières et ses travailleurs surabondants, au bénéfice de multinationales intéressées par diverses catégories de semi-produits. Une telle orientation en ferait une sorte d'immense Taïwan-sur-minerais.

Réduites à l'essentiel, ces diverses orientations internationales permettent de

repérer deux seuils décisifs : celui de la convertibilité du rouble et, par delà les transferts internationaux de capitaux, celui de la privatisation des entreprises soviétiques.

Le seuil de privatisation est à concevoir, sans se laisser arrêter par les

bredouillis de 1988-90 sur les formes de propriété en URSS. La propriété privée d'une datcha ou d'autres biens d'usage courant n'importe guère, ici, ni la propriété coopérative de ces mêmes biens — même si la cession d'une large partie du patrimoine immobilier urbain pourrait éponger les épargnes disponibles et favoriser l'équilibre du budget.

Les coopératives productrices de marchandises et de services ne seraient pas

davantage en discussion, n'étaient les malentendus, volontaires ou non, que leur développement récent provoque en URSS. En principe, ces coopératives reposent sur une propriété collective de moyens de production — celle des travailleurs qui les mettent en œuvre — mais il suffit d'autoriser l'emploi de purs salariés, même choisis dans la famille des coopérateurs, pour que, de laxisme en soupçon, les coopératives apparaissent comme des sociétés capitalistes déguisées. Le gouvernement soviétique renforce lui-même ce soupçon quand il met en circulation des projets où la coopérative désigne, par euphémisme, la société anonyme.

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Toujours est-il qu'une partie des nouvelles coopératives se convertira en entreprises privées, relevant d'un propriétaire individuel, d'une société anonyme ou d'une autre forme de société, à mesure que ces instruments juridiques cesseront d'être tenus en suspicion. La maturation d'un droit commercial, largement inspiré des modèles européens, est inéluctable, mais elle tarde à venir. Les variations sur les thèmes de la location-vente et de l'emphytéose, auxquelles le gouvernement soviétique se livre depuis 1985, pour assouplir son agriculture ou pour réorganiser ses usines déficitaires et les acrobaties juridico-diplomatiques qui permettent l'établissement des sociétés mixtes, sont d'ores et déjà insuffisantes, alors que la radicalisation des réformes économiques reste à accomplir.

Seule l'agriculture pourrait se passer durablement de tels outils juridiques, si les

autorités républicaines, régionales et locales se décidaient à multiplier les baux de longue durée, dûment transmissibles, sur les terres des kolkhozes et, peut être, des sovkhozes. En Chine, ce virage a été pris avec succès, dès 1976 (n° 50). En URSS, Gorbatchev n'avait pas encore réussi à lever les oppositions à une semblable réforme, quand le divorce de l'État et du parti est intervenu, en 1990. Mais cela n'a pas suffi pour vaincre les résistances de maintes autorités de rang infra-fédéral. Il faudra encore beaucoup de temps, avant que les efforts, plus ou moins conjugués, de l'État fédéral et des républiques fédérées réduisent les obstacles dressés par les cadres des kolkhozes et des villages et par les réseaux de la distribution et de l'administration qui tirent du système kolkhozien leur raison d'être.

Les résultats seront plus rapides dans les autres secteurs de la petite production

marchande où les formules coopératives conviennent à l'artisanat, sinon au commerce de détail et aux productions idéologiques. Le commerce, en effet, dépend de la régularité des fournitures industrielles et agricoles, donc des réseaux du commerce de gros. Les productions idéologiques — c'est-à-dire la libre activité des imprimeries et des studios, des spectacles et des sports, des jeux et des loisirs, des galeries et des librairies, etc. — peuvent, elles aussi, s'accomplir pour une bonne part, à l'échelle de l'artisanat ou de la petite entreprise. Mais leur essor, comme celui du commerce, supposera que tombent les préventions d'une société où, depuis la NEP des années 1920 (n° 49), le commerce est assimilé à la spéculation et où la libre circulation des idées a presque toujours été tenue en suspicion.

En s'ouvrant davantage sur le marché mondial, en favorisant la venue de

capitaux étrangers et en souhaitant l'essor de la petite production marchande des campagnes et des villes, l'URSS multiplie les chances d'un capitalisme dont l'élan s'affirmera avec le perfectionnement du droit commercial, la diversification des banques, la spécialisation de la fiscalité, l'éventuelle création d'une bourse, mais aussi la création de caisses de chômage et de sécurité sociale — rôle auquel les syndicats pourraient prétendre. Toutefois, l'ampleur du capitalisme établi en URSS sera très différente, selon que la privatisation, partielle ou non, du vaste secteur

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étatique de l'économie viendra s'adjoindre aux créations d'entreprises étrangères, mixtes ou indigènes.

En toute hypothèse, on doit s'attendre à un processus de longue durée, car

l'URSS contient plusieurs Basse-Écosse et autres Nord-Pas-de-Calais dont la reconversion requerra autant de soins étatiques que celle de la Lorraine ou de la Wallonie. En outre, la loi de 1990 qui a partagé les propriétés étatiques entre l'URSS et ses républiques, a confié à ces dernières la pleine maîtrise du sol et des ressources naturelles, si bien que l'éventuelle privatisation des mines dépendra d'elles, tout comme les dimensions maximales des terres données à bail ou les rythmes de la réforme des kolkhozes. Dès lors, on peut penser que les républiques et régions autonomes pèseront également d'un poids croissant dans l'évolution des entreprises domiciliées sur leur territoire, qu'il s'agisse de les privatiser ou des réorganiser d'autre manière.

Les principaux freins à la privatisation des entreprises étatiques, tiennent aux

résistances ancrées dans l'appareil du PCUS et dans les ministères fédéraux et républicains, comme dans les mentalités populaires ; au peu d'appétit que peuvent susciter les usines vétustes ; aux incertitudes, déjà notées, sur le droit, la fiscalité, etc. ; aux raideurs du rouble inconvertible et du contrôle des mouvements de capitaux ; et, enfin, à l'inexpérience des banques et des épargnants, à supposer que ces derniers aient envie de détourner leur épargne des biens de consommation durables qu'ils attendent. Quelle que soit la volonté politique de lever ces obstacles, il y faudra du temps, sauf débandade catastrophique.

Pendant ce temps, diverses autres novations peuvent éventuellement

s'esquisser, dans l'entrechoque des intérêts opposés et grâce aux zigzags d'une direction politique d'autant plus souple qu'elle est incertaine. Ces novations, d'inégale probabilité, peuvent provenir du supplément d'efficacité que la modernisation des équipements publics répartira inégalement ; des stimulations que les entreprises encore étatiques tireront éventuellement d'une fiscalité plus claire, d'une réduction de leurs charges salariales aux besoins de leur production, d'une liberté d'action élargie, en matière de prix, d'investissements, de gamme de produits et de stratégie commerciale ou d'un appareil bancaire plus inventif ; bref, d'une décentralisation radicale du fonctionnement économique.

En effet, la privatisation ou la rénovation des entreprises étatiques requièrent

un tronc commun de réformes dont les linéaments viennent d'être tracés. Dire si ce tronc commun portera plus de branches privées que de branches encore publiques, c'est prendre un pari sur la résultante à dix, vingt ou trente ans, des pressions internes et internationales auxquelles le gouvernement soviétique sera soumis ; puis, à mesure que son pluralisme politique s'affirmera et que son secteur désétatisé prendra de la consistance, sur les nouvelles orientations politiques qui sourdront d'une société évoluant de la sorte. Vu des années 1990, ce pari conduit à une probable prééminence du marché, de l'entreprise privée et des autres attributs

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du capitalisme. Mais l'URSS n'a aucune expérience concrète des multinationales et des autres effets du capitalisme monopoliste (n° 65), ni aucune accoutumance aux effets immédiats de l'accumulation du capital par les nationaux eux-mêmes. On peut donc s'attendre à des spasmes multiples et peut être à des blocages.

À s'en tenir aux seules performances économiques, on peut même craindre que

l'agriculture tarde à devenir efficace — et laisse perdre de belles récoltes, comme celle de 1990 ; que les capacités d'importation et d'endettement soient dilapidées en produits de consommation ; que les hésitations politiques diffèrent ou affadissent jusqu'aux réformes les plus pertinentes ; bref que l'URSS s'embourbe dans des ornières qui, déjà, se sont approfondies tout au long des années 1980.

Mais, avec ou sans catastrophes ou regels, l’URSS est engagée dans un

bouleversement radical de sa structure sociale. D'ici 2000 et, plus encore, durant les premières décennies du 21e siècle, elle va s'étoffer d'une bourgeoisie capitaliste, peut être étalée jusqu'au sommet de groupes monopolistes ; elle va se garnir des classes moyennes que la petite production marchande produit d'abondance, jusqu'au fond des campagnes ; et elle va se diaprer de toutes les hiérarchies de cadres par lesquelles la propriété détaille son pouvoir. Naturellement beaucoup des citoyens soviétiques qui occuperont ces positions sociales, en 2000 ou 2020, proviendront des rangs du PCUS, des administrations et des entreprises d'avant la réforme. Néanmoins, ces quelques décennies verront les classes dominantes de l'URSS se déplacer, du parti où elles étaient fédérées jusqu'en 1989-90, vers d'autres ancrages dont le principal résultera de l'appropriation privée des moyens de production. Ainsi, la singularité du parti soviétique s'évanouira plus encore. Hier, filière de sélection des régnants, il a dû abandonner ce rôle à la présidence de l'État et à des élections qui deviennent pluralistes. Hier, filière de sélection des dirigeants opérationnels de l'économie, il devra céder une partie au moins de ce rôle à des patrons, à des cadres et à d'autres classes d'enracinement plus bourgeois. Ce qui, bien évidemment, ne s'accomplira pas sans de vives luttes de classes, au sein du parti partiellement survivant et à son entour, dans les parlements et autres soviets, comme dans les médias ou sur les places publiques.

La domination soviétique s'achève, le parti qui la portait est en crise, les classes

régnantes et dominantes que ce parti fédérait s'égaillent, avant d'être relevées. Mais la relève dépendra, pour beaucoup, du moment et de l'ordre dans lequel l'URSS franchira les divers seuils de sa réforme économique, à savoir : le seuil de la convertibilité du rouble et celui de l'éventuelle ouverture aux capitaux étrangers ; le seuil de la privatisation, partielle ou générale, des entreprises étatiques ; le seuil, enfin, des réformes donnant aux entreprises non privatisées, d'autres formes de propriété sociale que celle de l'État, et d'autres formes de gestion, suffisamment décentralisées pour qu'elles puissent être performantes sur le marché.

Parmi toutes les combinaisons possibles, on peut écarter celle où, d'hésitations

en reculades, l'URSS aggraverait sa situation économique, car cette éventualité ne

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peut être que transitoire : elle diffère le dérapage vers le capitalisme, mais le rend plus probable à terme. C'est un détour, non une issue. Sous cette réserve, la principale bifurcation concerne le degré de privatisation du secteur étatique. Si cette privatisation est générale, sauf les délais requis par les reconversions des équipements les plus obsolètes, et si elle s'accompagne, comme il se doit, d'une rapide convertibilité du rouble, puis d'une levée d'à peu près tous les obstacles aux mouvements internationaux de capitaux, l'URSS deviendra une nouvelle province du marché mondial capitaliste, une nouvelle aire d'expansion des multinationales, une nouvelle formation économique de type capitaliste monopoliste, devançant l'Inde, le Mexique ou le Brésil dans l'ordre de la concentration capitaliste, du fait de son héritage industriel.

L'autre voie principale qui est ouverte à l'URSS, n'exclut pas le capitalisme,

indigène ou importé, mais elle suppose que, par une limitation, prudente ou contrainte, des privatisations, par un contrôle maintenu des investissements étrangers et des capitaux flottants et par une rénovation point trop malhabile de l'actuel secteur public, l'URSS maintiendra une économie mixte, peut-être ouverte, par la suite, à quelques novations socialistes de meilleur aloi que celles des années 1930-70 (n° 74).

Encore faut-il prendre garde au fait que l'URSS est, ici, une commodité de

langage, car la probable autonomie accrue des républiques qu'elle fédère et l'éventuelle sécession de certaines d'entre elles vont différencier plus ou moins les situations, entre l'immense RSFSR — la Russie et ses enclaves autonomes — ses cousines slaves d'Ukraine et de Biélorussie et les douze autres républiques fédérées, découpées dans la périphérie de l'ancien empire tsariste (n° 72).

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Chapitre 15

Avenirs de la Russie et de la Chine (De 1990 à 2100)

« J'estime que la situation internationale est arrivée à un nouveau tournant. Il y a maintenant deux vents dans le monde : le vent d'est et le vent d'ouest. »

MAO TSE TOUNG (1957) 72. — Le reflux vers la Russie Retour à la table des matières

Non content de fédérer les classes régnantes et dominantes de l'URSS, le parti soviétique se voulait aussi le fédérateur des peuples assemblés sous son égide et le pivot d'une alliance internationale des classes fédérées par les autres partis-États de type soviétique — du moins par ceux qui ne s'étaient pas émancipés de sa tutelle (n° 49). À ces deux titres, l'URSS reflue vers son noyau russe, tandis que les isolats étatiques-socialistes, infidèles à Moscou, subissent par résonance une crise analogue à celle qui ébranle le PCUS.

De toutes les classes moulées dans un parti-État, inspiré du modèle soviétique,

les plus vulnérables sont celles dont la formation et la survie ont été assurées par l'armée soviétique. Ainsi de la RDA, assise sur un tronçon de la nation allemande, de la Pologne, de la Roumanie et de la Hongrie et même de la Tchécoslovaquie — qui s'est dirigée d'elle-même vers le socialisme étatique, mais a été contrainte, en 1968, de s'y maintenir. Le cas de la Bulgarie est un peu diffèrent, car le régime imposé en 1945 a pu faire fond sur une solide tradition russophile.

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Les partis formés par une révolution ou une guerre autonomes se sont révélés plus solides, en Yougoslavie et en Albanie, comme à Cuba et au Vietnam. L'éloignement de l'URSS les a obligés à pousser des racines plus profondes. Néanmoins, la Yougoslavie mêle à une crise économique à la polonaise, une série de tensions nationalitaires aussi graves que celles de l’URSS, car tous les peuples sont minoritaires en ce pays ; le Vietnam tâtonne à la recherche d'une relance économique à la chinoise ; Cuba se crispe, comme un fragile conservatoire des vérités étatiques-socialistes ; et l'Albanie, drapée dans ce dernier rôle depuis plusieurs décennies, essaie de s'en dégager par une improbable transition en douceur. Mais ce tableau de 1990 fige une situation devenue fluide et qui se dénouera diversement, selon l'environnement régional de chacun de ces pays.

Il en va de même pour la Corée du Nord où un parti d'ancien style laisse son

secrétaire général se convertir en dynaste et pour la Mongolie où, à l'inverse, une perestroïka à la bulgare offre aux lointains héritiers de Gengis Khan — réhabilité pour l'occasion (n° 6) — un pluralisme politique, cavalièrement improvisé. Toutefois, ces deux pays inscrits aux confins de l'URSS et de la Chine, évoluent sous les regards jaloux de voisins, moins prompts que naguère à l'ingérence, mais dont l'indifférence reste à prouver.

À vrai dire, l'URSS du 20e siècle finissant ne se soucie plus guère de son

ancien glacis européen (n° 51) ou de ses confins extrême-orientaux. Elle est entièrement absorbée par les crises qui menacent son intégrité territoriale, ses frontières intérieures et son organisation plurinationale.

Dans les pays baltes où la Hanse, les ordres militaires-religieux des croisades

germaniques et les armées suédoises ont exercé leurs influences successives, aux côtés d'une Lituanie, ennemie ou associée de la Pologne, selon les dynasties (n° 15), l'annexion par l'empire tsariste, accomplie au 18e siècle, a été interrompue de 1920 à 1940, au temps du cordon sanitaire antisoviétique (n° 39), avant que l'URSS retrouve son ouverture sur la Baltique, par un accord avec l'Allemagne nazie qui sera renouvelé, sur ce point, par les Alliés, à Yalta.

Cinquante ans plus tard, les trois pays baltes tendent derechef à l'indépendance,

après que des élections pluralistes aient affermi leurs gouvernements propres, tandis que Moscou s'emploie à éviter le divorce, par une séparation de corps qui élargirait leur autonomie, sans rompre l'unité diplomatique, militaire et monétaire de l'URSS et sans bousculer par trop les échanges économiques entre ces trois républiques et leurs douze autres partenaires du grand espace économique soviétique (n° 31). Mais la sécession visée par les républiques baltes se nourrit de leurs succès mêmes, car ces républiques jouissent d'un revenu par tête qui dépasse de 40 à 60 % la moyenne soviétique et d'une autonomie culturelle largement maintenue depuis 1940.

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En fait, les trois pays baltes sont assez diversifiés. L'Estonie dont le peuple est apparenté aux Finnois, compte un bon tiers d'immigrés russes ou d'autres nationalités soviétiques, contre 15 % environ dans les deux républiques voisines. La Lettonie, plus influencée par la Hanse et la Suède, pratique sa langue propre, laquelle est différente du lituanien. La Lituanie, enfin, affirme plus haut que ses voisines sa volonté d'indépendance, mais elle ne dit mot de sa capitale historique, Vilnius, arrachée en 1939 à la Pologne — qui l'avait annexée en 1920 — ni du territoire mazurien — l'ancienne Prusse orientale — intégré, en 1945, dans la république de Russie et incrusté entre la Pologne, la Lituanie et la mer, sans communication terrestre avec le reste de l'URSS ; ni, enfin, de ses districts orientaux, pris sur une Biélorussie qui revendique leur restitution.

Pour sa part, le gouvernement soviétique n'oublie rien de cela, d'autant que

l'abandon des pays baltes serait contagieux. D'où de multiples pressions rappelant à la Lituanie que la sécession ne pouvait résulter d'une déclaration unilatérale et que sa négociation devait être, si possible, différée jusqu'à la révision générale des liens instituant l'URSS comme union de républiques.

La république soviétique de Moldavie — détachée de la Roumanie en 1940 et

derechef en 1944, puis arrondie de quelques districts pris sur l'Ukraine — est, elle aussi, travaillée par une poussée nationaliste. Les tumultes de la Roumanie tempèrent son irrédentisme et les réactions des minorités russe et gagaouze qui revendiquent, l’une et l'autre, leur propre indépendance, au sein de la Moldavie éventuellement indépendante, illustrent une tendance qui pourrait pulvériser l'immense RSFSR, le Kazakhstan et les républiques transcaucasiennes, tant l'enchevêtrement des peuples minoritaires y est inextricable.

Les émeutes et les batailles rangées des républiques transcaucasiennes

contrastent avec les pressions plus calmes des fronts populaires baltes ou moldave. Au nord du Caucase, la république fédérée de Russie — ou RSFSR — inclut cinq républiques autonomes et deux régions autonomes où vivent des peuples non-russes, de tailles très diverses, jusqu'ici demeurés paisibles ou craintifs. Au sud du Caucase, par contre, tout l'espace entre la Mer Noire et la Caspienne est agité de révoltes complexes. Chacune des trois républiques fédérées qu'il contient, mais aussi chacune des trois républiques autonomes incrustées dans ces dernières — tel le Nakhitchevan azéri, bordé par la Turquie et l'Arménie — et chacune des trois régions autonomes qui complètent cette mosaïque — tel le Haut-Karabakh, arménien en majorité, mais inclus dans l’Azerbaïdjan — a été le théâtre de manifestations, d'émeutes ou de pogroms dont l'ensemble a provoqué plusieurs centaines de morts, depuis 1987.

Le puzzle d'ethnies et de nationalités de la Transcaucasie a été conquis au 19

siècle, contre la Perse et la Turquie ou par l'annexion de peuples déposés là, au long des siècles. Deux millions d'habitants, tout au plus, vivaient, en 1800, sur les actuels territoires de la Georgie, de l’Arménie et de l'Azerbaïdjan — y compris

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leurs enclaves autonomes. En 1900, ils étaient déjà 7 à 8 millions et, en 1990, ils approchent les 35 millions. Un lacis de frontières déterminées par le relief, mais aussi par l'histoire des années révolutionnaires et par les ruses de la période stalinienne, s'est imprimé, vaille que vaille, sur ces peuples alignés au long de la ligne ferroviaire Bakou-Batoum et de ses affluents routiers.

Après soixante ans de paix, imposée par force et parfois acceptée — par

exemple dans la ville et la région de Bakou où le pétrole et ses industries annexes ont mêlé, de longue date, les apports russes, arméniens et autres, aux autochtones azéris — les revendications territoriales et nationalitaires, peu à peu enfiévrées depuis 1985, ont provoqué des heurts brutaux. En 1988 et surtout, en 1989, à Bakou, l'armée soviétique a du être engagée massivement, pour interrompre un enchaînement qui conduisait à une guerre arméno-azérienne, sur laquelle de multiples conflits adventices pourraient se greffer.

Mal aimée des Géorgiens et maudite par des Arméniens durablement marqués

par les massacres turco-kurdes de 1915-17, la Turquie s'est peu mêlée de ses voisins, même des Azéris qui lui sont apparentés. L'Iran a fait de même, d'autant qu'il contient une forte minorité azérie, soumise depuis plusieurs décennies à une assimilation forcée qui contraste défavorablement avec l'autonomie culturelle de l'Azerbaïdjan soviétique. Mais leur désintérêt ne résisterait pas à l'implosion d'une Transcaucasie qui deviendrait, alors, un immense Liban, huit fois plus peuplé que l'original et plus riche de conflits potentiels. D'où l'intervention en force d'une URSS qui craint cette purulence, mais ne peut, pour autant, priver les républiques transcaucasiennes des novations confédératives qu'elle tente de s'imposer. Dès 1990, des élections pluralistes ont établi, en Georgie et en Arménie, des parlements et des gouvernements, hostiles au PCUS, qui affichent une volonté d'indépendance, tempérée toutefois par l'acceptation d'une transition pluriannuelle.

À l'est de la Mer Caspienne, au long des frontières iranienne, afghane et chinoise, cinq républiques soviétiques occupent une Asie centrale où les montagnes, les hauts plateaux et les steppes arides l'emportent de beaucoup sur les oasis, les vallées irrigables et les terres vierges exploitées depuis l'époque de Khrouchtchev (n° 49). Hormis le peuple semi-iranien du Tadjikistan, les peuples majoritaires sont cousins des Azéris et des Turcs, sauf au Kazakhstan où les apports russes et autres ont été substantiels, par l'effet des déportations staliniennes, puis des mises en valeur ultérieures. À la limite, on pourrait imaginer qu'un vaste Turkestan russe se fonde avec le Turkestan chinois du Xinjiang, pour établir, entre l'Iran et la Mongolie, un immense État de 100 à 110 millions d'habitants où les minorités tadjiks, russes et autres, seraient surclassées par une majorité turque, à démographie encore exubérante. Mais ce rêve pantouranien, aujourd'hui dépourvu de substance, se heurterait vraisemblablement à l'hostilité conjointe des Russes et des Chinois, sinon à celle des Iraniens, peut être enclins à exporter leur zèle chiite chez les sunnites du Tadjikistan et des autres républiques d'Asie centrale.

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La mosaïque soviétique Retour à la table des cartes

Quoi qu'il en soit, la forte croissance démographique, le chômage qu'elle entraîne depuis que l'URSS a perdu de son dynamisme économique et la persistance de traditions hostiles à l'émancipation des femmes, à l'éducation laïque des enfants et à la modernisation des mœurs familiales, trouvent déjà, dans la religion musulmane, un ciment qui prend d'autant mieux que la propagande communiste s'étiole et que la promotion sociale, via le PCUS, devient moins enviable. L'Asie centrale n'est pas le haut lieu des tensions nationalitaires déchirant l'URSS, mais des revendications autonomistes de qualité variable s'y manifestent dans quatre républiques sur cinq, la Kirghizie faisant seule exception.

En 1990, l'autonomie et l'indépendance sont devenues, en URSS, des slogans

politiques partout proclamés, mais de signification fort fluctuante. À la faveur d'élections républicaines, la Biélorussie et, plus encore, l'Ukraine se sont proclamées indépendantes, mais dans l'Union soviétique. Le nouveau parlement de l'immense RSFSR a, lui aussi, déclaré la Russie indépendante, sans trop se soucier

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des orientations éventuelles des 16 républiques autonomes, inclues dans la RSFSR, et des cinq régions autonomes qui compliquent plus encore la géographie politique de cette république fédérée, prépondérante en URSS.

L'URSS de 1990 compte quinze républiques fédérées : les trois baltes, au bord

de la sécession ; la moldave qui hésite à les imiter ; les trois transcaucasiennes dont l'émancipation est freinée par l'armée soviétique ; les cinq asiatiques, aux vœux encore imprécis ; et, finalement, les trois slaves où la menace de sécession sert d'argument pour infléchir le partage des compétences entre l'Union soviétique et les républiques fédérées, si ce n'est le partage des postes à la tête de l'Union.

La menace d'éclatement enveloppe tous les autres conflits de l'URSS : luttes

entre forces politiques qui font leurs premières armes ; tensions entre les centralistes et les réformateurs, pour l'organisation d'une économie que leurs débats abandonnent à la spéculation ; perspectives incertaines, dans une structure de classes où les statuts traditionnels se décomposent, sans recomposition de statuts nouveaux ; et, brochant sur le tout, affrontements des courants de pensée, tirés de l'oubli, sortis de la clandestinité ou importés de l'étranger au bénéfice de la glasnost (n° 71). Les simplicités trompeuses de l'appartenance nationale — ou, parfois, ethnique — s'offrent un peu partout, comme des îlots de sécurité imaginaire dans cet océan d'incertitude.

L'URSS serait en train de se pulvériser, si le pouvoir fédéral ne disposait

encore d'atouts solides. L'armée est sans doute peu désireuse de se convertir en gendarmerie, mais beaucoup des sureffectifs résultant de son rapatriement resteront disponibles pour ce rôle. Le KGB dont la reconversion et même la survie dépendent des services qu'il rend au pouvoir central, lui restera fidèle, y compris pour tirer de la police, c'est-à-dire des milices républicaines, régionales et urbaines, un minimum de concours. Le PCUS est en déclin, mais de façon inégale et variée, si bien qu'en plusieurs républiques et en maintes régions et villes, il demeure l'appui du gouvernement central, par tradition ou par conviction, si ce n'est par sa composition plurinationale.

Il est donc vraisemblable que, par négociations faisant suite au référendum de

mars 1991 ou par imposition d'un état d'urgence — ou par un mélange de ces deux procédures — le pouvoir soviétique pourra réviser l'organisation de l'URSS, c'est-à-dire fonder cette Union sur une charte, contradictoirement débattue. Par delà les soubresauts des années 1990, une nouvelle URSS est en gésine, dont l'organisation et les dimensions se laissent d'ores et déjà apercevoir, non sans variantes.

Dans chacune des républiques fédérées et dans beaucoup des républiques et

régions autonomes qu'elles incorporent, les aspirations nationalitaires sont loin d'être seules en cause. L’URSS est, à la fois, l'héritière d'un empire tsariste jamais décolonisé (n° 30) ; l'embryon d'une sorte de Commonwealth postcolonial ; l'espace économique, unifié par une expérience planificatrice, mais néanmoins plus

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hétérogène que la CEE où coexistent la riche Allemagne et la Grèce encore pauvre ; et l'espace culturel où se mêlent les élites de toutes les nationalités. Élargir ces élites et leur circulation ou les rapatrier dans leur république d'origine qui deviendrait une patrie plus exclusive ; garder la citoyenneté soviétique commune ou la scinder selon les lignes de partage nationales ; décentraliser l'exercice du pouvoir, la gestion de l'économie et la politique culturelle ou segmenter le tout entre des États distincts et exclusifs ; offrir à tous une éducation laïque en tous ses niveaux, assurer la liberté des divers cultes, comme la libre propagation des opinions les plus diverses ou laisser à de nouveaux États le soin d'imposer en ces matières de nouveaux choix, y compris celui d'une religion prépondérante, voire exclusive ; telles sont, parmi bien d'autres, les questions que l'URSS et ses quinze républiques fédérées ont à résoudre.

Dès lors, on comprend la circonspection d'un pouvoir central qui aperçoit, par

delà les aspirations indépendantistes ou autonomistes des républiques fédérées, maintes difficultés non réductibles à ces demandes : éveil des peuples et peuplades incrustés dans ces républiques ; demandes légitimes de peuples, jadis privés de leur territoire, tels les Allemands de la Volga ou les Tatars de Crimée ; lacunes et insuffisances des codes, lois et tribunaux soviétiques ; absence quasi-complète de traditions diplomatiques, dans les relations internes à l'URSS ; poussées réactionnaires sensibles dans plusieurs républiques transcaucasiennes et asiatiques ; inerties résultant de la géographie des industries, des transports, des bases militaires et spatiales ; etc.

Le Traité d'Union soumis, en 1990-91, à la discussion des parlements

républicains et pan-soviétique est une esquisse appelée à recevoir maints amendements jusqu'à ce que l'URSS ait appris, en une ou deux décennies, à faire tourner en souplesse ses nouveaux rouages. Son orientation est fédérale, puisqu'elle réserve à l'Union des capacités exclusives ou prépondérantes, en matière de défense des frontières externes et internes, de contrôle des armées, de politique étrangère et de coordination de la politique économique, y compris celle du commerce extérieur. Toutefois, les pouvoirs législatifs et fiscaux — mais non monétaires — que le traité reconnaît aux républiques fédérées, et les propriétés qu'il leur transfère — sur le sol, les ressources naturelles et les entreprises étatiques — donnent à ces républiques des capacités supérieures à celles des États-Unis d'Amérique septentrionale, y compris par reconnaissance explicite de leur droit de sécession. On peut s'attendre, en outre, à ce que les républiques qui le souhaiteraient, acquièrent certaines capacités internationales, supérieures à celles de la Biélorussie et de l'Ukraine, qui siègent à l'ONU depuis 1946 ; et à ce que beaucoup d'entre elles fassent sentir leur poids dans le Conseil exécutif fédéral qui doit exercer les pouvoirs coordinateurs réservés à l'Union, voire dans le Conseil fédéral de sécurité qui supervisera les activités des armées, du KGB et des ministères de l'Intérieur et des Affaires étrangères.

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Cependant, il est douteux que dans l'URSS — ainsi transformée en Union des Républiques Soviétiques Souveraines — toutes les sécessions puissent être évitées ou habillées de façon à sauver la face des parties intéressées et à écarter les crises internationales et les spasmes internes. Certes, les prudences dont l'Iran et la Turquie ont fait preuve et les réserves explicites des États-Unis et des principales puissances européennes, vis-à-vis des États baltes qui ont tenté, en 1989-90, d'obtenir une reconnaissance diplomatique, attestent que la désintégration de l'URSS n'est pas souhaitée. On conçoit, en effet, que la stabilité des frontières serait remise en question, de la Caspienne à la Mer Noire et d'Istanbul à Gdansk, si des crises soviétiques, mal gérées, venaient stimuler les tensions nationalitaires qui se ravivent dans cette partie de l'Asie et de l'Europe, sans compter les fâcheuses imitations qu'une débandade soviétique pourrait inspirer, de l'Inde à l'Indonésie par exemple.

À quoi s'ajoute le respect que les grandes puissances continuent d'accorder à un

pouvoir soviétique dont les chars rentrent au bercail, mais dont les fusées gardent leur pleine portée. La conversion de l'URSS aux bons usages du marché, de la démocratie parlementaire, des médias à l'américaine et de l'ONU serait gênée, voire bloquée, par un soutien inconsidéré à ses nationalités sécessionnistes.

Entre une débandade qui dérangerait le système mondial et une réforme de

l'Union soviétique qui tenterait de ravaler, à peu de frais, l'URSS de naguère, se situe la voie moyenne qui sera probablement suivie. Dans l'ordre interne, elle se concrétisera par un nouvel équilibre plutôt confédéral, assorti, à terme, de rectifications politico-administratives nombreuses touchant au découpage des républiques et des régions. Dans l'ordre international, elle pourra se manifester de diverses façons, en enrichissant les modèles déjà existants.

L'URSS pourrait finlandiser ceux des pays baltes qui y consentiraient, en

jouant, à cette fin, de la situation internationale ; elle éviterait ainsi que le territoire de ces pays puisse être utilisé comme base d'attaque contre elle ; mais, en contrepartie, elle laisserait ces pays décider à leur guise dans toutes les matières d'ordre interne et international, non sans chercher à maintenir, avec eux, des échanges économiques privilégiés ; peut-être trouverait-elle, aussi, quelque avantage, à ce que ces pays baltes s'intègrent dans une association des États de la Baltique, dont l'exemple serait éventuellement renouvelable, dans les Balkans, à partir de la Moldavie, de la Roumanie et de la Bulgarie.

L'URSS pourrait aussi québéciser ses républiques non sécessionnistes en leur

laissant une marge de jeu internationale. Elle pourrait également concevoir de nouvelles associations nationales non territorialisées, afin de permettre aux citoyens de républiques sorties de l’Union soviétique, d'y vivre, s'ils le désirent, sans y devenir des étrangers.

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Mais ces variantes hypothétiques ne peuvent masquer la ligne principale des développements en cours. Pendant de longues années, les forces centrifuges qui travaillent l'URSS demeureront prépondérantes et elles ne se laisseront pas aisément canaliser par la lente procédure de divorce, établie par une loi de 1990 — référendum préalable, sage négociation pluriannuelle, ratifications parlementaires pour conclure. Des divorces à l'arraché sont à envisager, même sans grand soutien international. Au pire des cas, la nouvelle URSS pourrait se trouver réduite aux trois républiques slaves et à une large partie du Kazakhstan. Une hypothèse plus extrême encore semble hautement improbable tant sa menace susciterait de réactions militaires et politiques : le coup d'État, légal ou non, précéderait certainement la réduction de l'URSS à une Russie elle-même abrégée de tout ou partie de ses prolongements sibériens.

À plus long terme, après stabilisation d'une URSS rénovée et peut-être

raccourcie, il n'est pas interdit de penser que cette fédération — ou plutôt cette confédération — plurinationale modernisée, puisse donner matière à réflexion à d'autres pays composites comme l'Inde ou puisse s'offrir comme base d'alliances ou de coopérations à divers pays riverains. Mais l'URSS du 21e siècle pourrait aussi s'être rabougrie vers son noyau slave, prolongé par tout ou partie de la Sibérie. Sauf à demeurer durablement crispé sous quelque dictature, un tel pays ne pourrait redevenir une puissance substantielle, qu'après avoir longuement soigné les blessures de sa réforme et de son reflux et ce ne serait certainement plus une puissance rayonnante, crainte ou admirée hors ses frontières.

73. — La Chine décalée Retour à la table des matières

Évaluée à l'aune humaine, la Chine mériterait huit fois plus d'attention que l'ensemble des pays révoltés d'Europe et quatre fois plus de considération que l'URSS en son entier, mais ses vingt-cinq siècles d'histoire documentée ne sont connus que de rares sinologues dont le savoir se diffuse mal dans la culture occidentale et son milliard cent millions d'habitants n'attire guère les reporters, même lorsque les autorités chinoises tempèrent leur goût du secret. D'où d'énormes illusions d'optique, comme celle qui a fait du massacre de la place Tien An Men, en juin 1989, un drame d'une ampleur inouïe, alors que cette répression a pesé nettement moins — en pourcentage de la population — que celle de juin 1848, à Paris, exemple choisi à dessein, parce que la sauvagerie française fut, comme la chinoise, ignorée des masses paysannes qui, en France et deux ans plus tard, devaient élire un prince-président promis à l'empire.

Plus de 75 % des Chinois vivent dans des campagnes où, malgré des

techniques de production encore sommaires, 120 millions d'hommes sont employés en surnombre, tandis que 50 millions de migrants, libérés des contraintes qui les fixaient naguère au village, errent entre le chômage et les travaux

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occasionnels. Leur pays, aussi vaste que l'Europe entre l'Atlantique et l'Oural, inclut tous les contrastes, du désertique au surpeuplé et du sibérien au tropical. Les régions riches de la Mandchourie, des basses vallées et de la côte contiennent la plupart des 500 principales entreprises du pays, tout en fournissant le gros des productions vivrières. Seules 5 % des grandes entreprises sont installées dans les six provinces et les deux régions autonomes d'un Grand Ouest qui couvre les deux tiers du territoire. À l'est, les fleuves navigables, les voies ferrées et les routes irriguent une économie très active où figurent notamment les cinq zones économiques spéciales égrenées de Canton à Shanghai. À l'ouest, les transports modernes demeurent rares, malgré l'avion et le camion. La connexion du réseau ferroviaire au Transsibérien soviétique, à travers le Xinjiang s'achève enfin, en 1991, après trente ans de suspension des travaux (n° 50).

Les dix-neuf provinces et les régions autonomes des marches frontières

disposent d'une autonomie administrative que la Chine nouvelle n'a pas effacée, car des provinces de 50 millions d'habitants et plus se laissent mal gérer de loin, selon des normes uniformes. En revanche, les responsabilités militaires sont regroupées en sept commandements, surveillés par une Commission militaire centrale qui chapeaute l'état-major des armées, au nom du parti : la Chine n'a pas oublié l'émiettement du pouvoir, entre les seigneurs de la guerre d'avant 1949, ni les bandes rivales de la révolution culturelle que l'armée dut finalement mater, au début des années 1970 (n° 50).

Les commandements militaires, les administrations provinciales et les

organisations du parti — dont les 48 millions d'adhérents regroupent un peu plus de 4 % de la population — enserrent d'assez loin l'énorme masse humaine d'une Chine dont l'inertie est grande. Ainsi, par exemple, la politique décidée en septembre 1988, pour maîtriser une inflation croissante, n'a rendu son plein effet qu'en 1990.

L'inertie chinoise est aussi culturelle. L'empire millénaire est mort depuis huit

décennies à peine, mais Mao Zedong, puis Deng Xiaoping ont remplacé les empereurs de toujours dans l'imaginaire collectif, tout comme les cadres du parti ont succédé aux fonctionnaires-lettrés. Tout juste quinquagénaire, la nouvelle Chine communiste n'a guère transformé les mentalités traditionnelles, d'autant que la révolution culturelle des maoïstes impatients a rejoint la révolte des Taipings du siècle précédent (n° 37), au rang des novations inabouties. Le progrès économique, qui devient sensible jusqu'au fond des campagnes, depuis une quinzaine d'années, a certes conforté le régime établi, mais est loin d'avoir éveillé partout l'aspiration à un progrès continu et novateur.

La Chine n'est héritière d'aucune révolution communale (n° 14), ni d'aucune

révolution démocratique-bourgeoise (n° 36). Sa révolution étatique-socialiste fut une longue guerre civile, suivie d'une expropriation des propriétaires fonciers et des capitalistes urbains. Rien ne l'a entraînée au libre arbitre individuel, ni aux

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débats collectifs. Sa traditionnelle tolérance envers diverses religions — non occidentales — ne s'est pas transmuée en une laïcité et en un rationalisme, favorables à la diffusion des sciences et des techniques, comme à l'autonomisation locale, provinciale et nationale de pouvoirs électifs, aptes à débattre avant de décider. Ses intellectuels sont devenus plus nombreux, et plus divers, mais en se dégageant de l'obéissance hiérarchique traditionnelle, ils demeurent ballottés, de Cent fleurs en répression, entre un progrès despotique et une démocratie rêvée.

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La Chine entrouverte Retour à la table des cartes

Pour prendre l'exacte mesure des progrès accomplis, il faut noter que

l'infanticide des filles sévit souvent encore au village, tandis que le syndrome de l'enfant unique et couvé se répand en ville. Que 25 % d'illettrés complets subsistent, en 1990, malgré une scolarisation massive. Que les produits industriels

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entrent dans l'usage commun, mais en accroissant l'écart entre les campagnes et les villes. La Chine s'est ébranlée. Si aucune crise durable ne vient casser son élan, il lui faudra plusieurs décennies encore, pour s'arracher à ses ornières millénaires. Alors, sa masse fera d'elle l'un des pôles du système mondial, à mesure que le 21e siècle s'accomplira.

Mais le parti-État qui la dirige — et qui, ici comme en URSS, fédère ses

classes régnantes et dominantes (n 69) — ne pourra pas poursuivre le mouvement qu'il a amorcé, après divers errements, car la nouvelle structure sociale qui se formera de la sorte, le fragilisera comme elle a fragilisé son homologue soviétique.

Pour le moment, il est vrai, le parti chinois se porte mieux que le PCUS. Il a

mis un terme à la plupart de ses tentatives internationales (n 50) et n'a pas épuisé son État en compétitions économico-militaires avec les États-Unis ou le Japon. Il est loin d'avoir perdu le crédit que lui valent les succès économiques d'après 1976. Il n'est pas héritier d'un long passé concentrationnaire, même si sa révolution culturelle fut brutale. Il n'a jamais cessé de fonctionner comme filière de promotion et il a su récupérer la plupart des cadres dégradés ou démis au cours de ses virages et rectifications.

La méfiance des intellectuels, la révolte des étudiants et l'attitude critique

adoptée par une fraction importante de la population pékinoise, pendant la crise de 1989, n'ont pas conduit le parti vers une auto-réforme, semblable à celle qui travaille le parti soviétique depuis 1985. Le parti chinois est agité par de rudes batailles entre des équipes centrales également impatientes de succéder aux vieilles générations de dirigeants, symbolisées par l'octogénaire Deng Xiaoping. Il est périodiquement assailli par des vagues de revendications étudiantes (n° 51). Mais il n'est pas exposé aux lourdeurs d'une administration pléthorique, ni aux blocages de la planification centralisée, car celle-ci est encore loin d'être saturée par les rares entreprises commandables à distance. Ainsi, rien n'incite ce parti à se mettre radicalement en cause.

L'État chinois perfectionne son administration. Le recensement général de la

population qui a mesuré, avec une honnête précision, ses 1133 millions d'habitants de 1990, et qui fait suite à un recensement déjà réussi, en 1982, symbolise ce progrès. Le maillage des appareils spécialisés devient moins lacunaire, l'information s'améliore et circule mieux, l'armée se soucie de technicité plus que d'effectifs, la scolarisation continue de s'étendre, même si l'accès à l'enseignement supérieur demeure parcimonieux, la radio et la télévision se répandent. Seuls les appareils idéologiques marchands dérangent l'ordonnance générale. Il ne s'agit certes pas encore de stations émettrices, ni même de journaux, mais déjà des disques, des vidéocassettes, des livres et des revues commencent à circuler, en provenance d'ateliers que l'État contrôle après coup et mal.

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Les étudiants et les intellectuels ne sont pas seuls exposés aux idées et aux produits nouveaux. La consommation transforme les habitudes urbaines, y compris celles des fonctionnaires et cadres du parti. Dans les zones économiques spéciales et dans les villes importantes ou elles s'implantent également, les entreprises auxquelles des capitaux étrangers sont associés, offrent des positions et des possibilités qui corrodent les vertus partisanes. La corruption s'inscrit désormais, aux côtés du bureaucratisme, du subjectivisme et de la passivité, parmi les péchés cardinaux périodiquement dénoncés, parce qu'ils éloignent les cadres des masses. L'écart s’accroît entre, d'une part, les cadres mêlés à l'essor économique et les petits patrons chinois du secteur privé ou artisanal et, d'autre part, le gros des fonctionnaires et des intellectuels, dont le niveau de vie continue de dépendre du seul État. Les campagnes, enfin, ne se départissent pas de leur méfiance traditionnelle à l'égard des villes, synonymes d'impôts et de soldats, plus que de débouchés et de services.

Pour gérer ces contradictions, le parti ne dispose que de la petite démocratie

définie par Deng Xiaoping, en 1957, lorsqu'il était secrétaire général du parti, sous la présidence de Liu Shaoqi. La grande démocratie est celle que pratiquent les États démocratiques-bourgeois et les régimes qui imitent plus ou moins leurs élections et leurs Parlements. La petite démocratie règne lorsque le parti, plongé dans les masses, sait croiser, sans cesse, les aspirations de la base et les orientations décidées au sommet. Mais cette formule, toujours invérifiable et déjà trop courte pour une société à peine sortie de la guerre révolutionnaire, n'a pas été enrichie depuis lors. Parfois même elle se restreint, comme en 1990, lorsque l'affichage des dazibaos a été soumis à visa préalable. La seule promesse d'assouplissement se dessine du côté de HongKong où la Chine va retrouver sa pleine souveraineté en 1997.

L'accord qui règle la fin du bail anglais, promet un demi-siècle d'autonomie

locale, selon une charte publiée en 1990. L'objectif est évidemment de favoriser la poursuite de l'expansion capitaliste. L'un des moyens retenus, à cette fin, est la distribution de passeports britanniques garantissant le droit à l'exil de quelques dizaines de milliers d'habitants dont le maintien sur place est souhaité — à commencer par les patrons, cadres et techniciens. Un autre moyen est l'établissement d'un Conseil législatif local, pour assister les nouveaux dirigeants chinois de Hong-Kong, conseil où 30 % des sièges seront pourvus par des élections compétitives. La formule peut sembler chiche, mais elle est tout à fait nouvelle pour les 3,7 millions d'électeurs potentiels de la colonie, que les Britanniques ne convièrent jamais à voter et dont, il est vrai, la moitié seulement s'est fait inscrire sur les listes électorales. La formule est plus nouvelle, encore, pour la Chine où le Conseil de Hong-Kong sera la seule assemblée contenant un tiers d'élus choisis par les électeurs.

En rejoignant la Chine, Hong Kong augmentera d'un seul coup son PIB de 8 % — alors que sa population sera accrue de cinq millièmes à peine. On peut s'attendre à ce que les cinq zones économiques spéciales, imitées de Hong-Kong

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— qui produisent, en 1990, 2 % du PIB chinois — réclament un régime municipal de même nature. En effet, ces zones ouvertes aux capitaux étrangers doivent déjà tenir compte des pressions exercées par les quasi-Chambres de Commerce où les étrangers s'organisent, comme des aspirations véhiculées par les syndicats locaux, et, surtout, des idées nouvelles qui s'emparent de populations entraînées par le modernisme des zones spéciales. En outre, de nouvelles zones spéciales, y compris l'île de Hainan, récemment érigée en province, et l'agglomération de Shanghai, seront entraînées en peu de décennies, vers un mouvement semblable, tandis que, sans les attendre, les villes côtières déjà dynamisées par une économie plus vivace, pourraient, elles aussi, aspirer à plus de démocratie locale.

En fait, le principal garant du nouveau statut de Hong-Kong est Taïwan. Cette

île était aussi arriérée que Hainan, quand le Kuomintang s'y est replié, en 1949, suivi par beaucoup de Chinois fortunés. Mais, en quarante ans, elle est devenue l'un des nouveaux pays industriels, émules du Japon. En 1990, les 20 millions de Taïwanais produisent un PIB égal à 12 ou 13 % de celui de la Chine continentale. Les capitaux provenant de leur île s'investissent volontiers sur le continent, en faisant, pour la forme, un détour par Hong-Kong. Taiwan est garant de Hong-Kong, parce que la Chine ne pourra y rétablir son contrôle que si l'expérience hongkongaise rend sa souveraineté agréable aux classes dominantes de l'île.

Sans être un modèle politique plus avenant que la Corée du sud (n 62), Taïwan

est néanmoins dotée d'un régime évolutif, porté par une société déjà complexe et en transformation rapide. Les octogénaires du Kuomintang ont cédé la place à des gouvernants rajeunis qu'un Parlement, encore peu pluraliste, contrôle néanmoins. Les raideurs de l'État sont allégées par la modernité de ses appareils et par l'épaississement d'une société civile où les intérêts divers d'une population jeune et bien scolarisée s'expriment à travers de multiples associations, d'ordre religieux, syndical, culturel et même politique.

En intégrant Taïwan, la Chine se doterait d'une seconde zone politique

spéciale, plus proche que Hong-Kong de la dimension provinciale. Il lui faudrait, pour cela, accomplir de sérieux progrès vers une certaine démocratie locale. Sa tradition historique autorise la coexistence d'un pouvoir provincial diversifiable et d'un pouvoir central impérieux. La formule un pays, deux systèmes que Pékin entend appliquer à Hong-Kong, puis à Taïwan peut surprendre les juristes européens, mais n'est pas sans précédent en diverses époques de la Chine impériale.

En revanche, on peut douter qu'un cocktail de démocratie locale, prudemment

dosée, et de centralisme ombrageux, puisse satisfaire durablement une société chinoise où l'éducation dissémine les foyers d'agitation et de curiosité intellectuelles, où l'économie diversifie son élan, où les médias modernes commencent à ouvrir la société aux rumeurs du monde extérieur et où le parti-État

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perd son rôle de filière exclusive de promotion sociale, dans l'exacte mesure où l'économie remporte les succès qu'il vise.

La contrainte que le parti resserre périodiquement, diffère les réformes, mais

n'en dispense pas. D'une crise à l'autre, leur besoin se renforce, à raison des transformations poursuivies dans l'intervalle. À l'inverse, l'importation d'usages démocratiques ne serait pas d'un grand secours immédiat. Dans l'état présent ou prochain de la Chine, un Parlement, approvisionné par des élections pluralistes, ferait naître une démocratie à l’indienne, c'est-à-dire une représentation de clientèles locales dont les notables s'affronteraient, dans quelques partis-conglomérats diversement manœuvrés par les intérêts les plus puissants de l'économie, de l'armée et des sectes (n° 62).

Si la Chine échappe à cet avenir à l’indienne, ce sera vraisemblablement pour

suivre l'une des voies coréennes : soit celle de la Corée du nord, avec recours croissant à la propagande normalisante et à l'armée disciplinante, tant que le parti-État demeurera suffisamment uni et coriace ; soit celle de la Corée du sud, lorsqu'il faudra finalement répondre aux pressions associées à l'essor du capitalisme, par une domination militaire-nationalitaire, décorée d'institutions parlementaires ; étant bien entendu que le passage de l'un à l'autre de ces deux modèles coréens peut résulter d'une longue crise, comme d'un bref coup d'État.

L'essor du capitalisme n'est pas douteux. Depuis 1976, les autorités pratiquent

une politique de la porte ouverte qu'elles veulent sélective. Loin de s'ouvrir aux importations de toute sorte, la Chine s'efforce d'attirer, par priorité, des capitaux étrangers, en vue d'investissements logés dans les zones spéciales dont la production doit être destinée à l'exportation. De fait, ses zones spéciales exportent les deux tiers de leur production. Mais une part de leurs produits reste en Chine, tandis qu'une part des capitaux étrangers se répand vers l'hôtellerie pékinoise et diverses autres activités urbaines. La crise de juin 1989 n'a pas modifié cette politique, malgré quelques mois d'hésitation. En 1990, l'effectif des entreprises à capitaux étrangers s'est accru d'un tiers, au bénéfice de l'industrie plus que des services. Les zones spéciales continuent de recevoir, par priorité, les fournitures nécessaires à leur activité. Elles ont bénéficié des premiers allégements aux restrictions de crédit, quand le programme anti-inflationniste de septembre 1988 a été progressivement desserré. Leur compétitivité internationale a été maintenue ou renforcée par les trois dévaluations qui, de 1986 à 1990, ont réduit de 40 % le taux de change du yuan. Le plan d'austérité de 1988 et les sanctions internationales d'après juin 1989 sont désormais du passé et la Chine retrouve, dans l'agriculture comme dans l'industrie, les taux de croissance élevés d'avant l'emballement de 1985-87. Elle devient une puissance économique substantielle. Elle projette à nouveau de créer des bourses et d'autoriser les sociétés par actions en certaines zones tout au moins. La politique de la porte ouverte a permis d'user de son crédit international — sa dette officielle atteignait 45 milliards $ à la fin de 1989 — de réactiver son adhésion au FMI, de se déclarer candidate au GATT et de caresser,

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parfois, la perspective d'une convertibilité du yuan. De bons observateurs estiment que son degré d'ouverture et sa production par tête, égalent, en 1990, les niveaux atteints par le Japon des années 1930 (28).

Cette performance doit beaucoup à la petite production marchande qui

progresse de toutes parts et au capitalisme indigène qui la prolonge. Dans les campagnes, la production paysanne, redevenue familiale, est complétée par celle de 19 millions d'entreprises rurales de caractère coopératif ou privé. Dans les villes, 15 millions de semblables entreprises se sont formées. Le dixième environ de ces 34 millions d'ateliers et d'usines a souffert du plan anti-inflation de 1988, mais beaucoup des activités ainsi gênées sont reparties de plus belle, dès que l'encadrement du crédit s'est assoupli. Ces entreprises emploient 90 à 100 millions de travailleurs et elles ont fourni, en 1990, un quart du PIB. Les planificateurs, revigorés par la réaction de l'été 1989, n'en souhaitent pas moins une progression rapide de ce secteur énorme qu'ils peuvent encadrer, mais non gérer. Or aucune frontière aisément contrôlable ne sépare la petite production artisanale ou coopérative, du petit capitalisme où le salariat déborde hors les rangs familiaux. D'année en année, la Chine s'expose à un choix très délicat, entre la répression détaillée de ce salariat et la réduction du chômage, déguisé ou patent, des millions d'hommes que la campagne ne peut employer.

En effet, les industries plus substantielles dont les investissements planifiés

sont financés au moyen de leurs profits et de subventions budgétaires, ne peuvent absorber qu'une fraction limitée des bras supplémentaires. Les grandes et moyennes entreprises du secteur étatique-socialiste continuent de croître avec des équipements nouveaux importés notamment des États-Unis et du Japon, mais leur exploitation est souvent déficitaire et pèse sur le budget. Si bien que la Chine s'avance peu à peu vers les récifs où la croissance soviétique s'est abîmée : ceux d'une gestion trop centralisée (n° 71). Ce Charybde ne sera évité qu'en croisant vers le Scylla d'un marché souple, d'un appareil bancaire diversifié et d'une législation commerciale et fiscale adaptée à la gestion décentralisée que le secteur capitaliste des villes et des zones spéciales ne cessera de revendiquer.

Ainsi, la Chine du premier 21e siècle rejoindra l’URSS des années 1980 et

1990, en ayant à affronter un choix difficile : assouplir et dynamiser l'économie créée à l'enseigne du socialisme étatique ou laisser le capitalisme triompher jusqu'à privatiser, en tout ou en partie, les entreprises étatiques. Elle approchera alors d'une crise décisive.

Aux inquiétudes et aspirations de ses intellectuels, aux revendications technico-

commerciales de ses capitalistes indigènes et importés, aux assouplissements recherchés par ses autorités locales, s'adjoindront des affrontements internes au parti, semblables à ceux dont l'URSS donne le spectacle depuis 1985. Si aucun dérapage n'intervient dès avant, la Chine des années 2010 ou 2020 arrivera à la croisée des chemins entre crispation et novation.

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74. — L’URSS et la Chine au 21e siècle Retour à la table des matières

La fin du socialisme étatique est une perspective largement ouverte, mais non un fait accompli. D'ici le début du 21e siècle sa probabilité croîtra presque jusqu'à la certitude, mais pas à l'échelle mondiale : la Chine, en tout cas, a de bonnes chances de persévérer, un temps encore, dans sa structure actuelle. Néanmoins, ce temps lui est compté et les toutes premières décennies du 21e siècle la verront rejoindre l'URSS dans l'exploration tâtonnante de nouvelles orientations. Ensuite, au plein du 21e siècle, l'éventail des avenirs possibles s'élargira derechef, même pour qui s'en tient, comme ici, aux seuls dynamismes internes des principales formations étatiques-socialistes de 1990, quitte à reprendre plus loin leur examen dans d'autres optiques (n° 90).

Naturellement, aucun calendrier évènementiel ne peut, sans forfanterie, illustrer

de telles perspectives. Mais le découpage du devenir macrosociologique en périodes de longueur croissante, permet néanmoins d'ordonner la réflexion à une échelle convenable. La décennie finale du 20e siècle, si richement tramée par les tensions du présent, aide à séparer les dynamiques principales de leurs gangues contingentes. Pour la période suivante, deux décennies sont nécessaires pour suivre distinctement les grandes bifurcations que l'analyse permet de déceler. Mais si ces deux décennies suffisent pour cadrer les perspectives démographiques mondiales, il ne faut cependant pas réduire le premier 21e siècle à vingt années mécaniquement isolées : la deuxième période, ici visée, est de l'ordre de 15 à 30 ans, elle concerne la partie du siècle qui s'achèvera entre le centenaire de la révolution d'octobre et celui de la grande crise boursière de 1929. La même échelle centenaire, ancrée cette fois dans notre présent des années 1990, permettra enfin, de réfléchir à la portée potentielle d'un plein 21e siècle, c'est-à-dire d'une troisième période dont le terme, en 2100, n'a pas de signification propre : il s'agit, en fait, de se rendre attentif aux crues centenaires qui peuvent ravager le paysage social, comme aux croîts séculaires qui bouleverseront les modes de vie et les façons de penser, au moins autant qu’ils furent bouleversés des années 1880-90 à nos jours.

D'ici la fin du 20e siècle, l'URSS a peu de chances de rétablir son influence et

son dynamisme anciens. Le désarmement qui progresse d'une négociation à l'autre, ne la privera pas de sa capacité nucléaire, mais le repli des armées vers le territoire soviétique affaiblira son poids international. L'ouverture des frontières aux capitaux plus qu'aux produits étrangers, aux touristes puis aux candidats à l'exil, aux livres et journaux et peut-être aux stations de radio-télévision prolongeant les réseaux occidentaux, aideront assurément les Soviétiques à découvrir les réalités du monde extérieur, mais non à surmonter leurs crises internes. La perestroïka se poursuivra, de façon ambiguë, entre les nostalgies du tout-par-l'État et les rêveries du tout-au-marché. Les peuples soviétiques, enfin désapeurés, continueront le long

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apprentissage du débat démocratique, avec et contre le parti communiste. Le transfert du pouvoir, de ce parti vers l'État, se parachèvera sans doute en peu d'années, mais ce sera, en fait, un transfert du Bureau politique, naguère omnipotent, vers une Présidence bardée de pouvoirs d'exception. Le glissement sera plus net aux étages inférieurs — des républiques fédérées aux municipalités — où la diversité des rapports de force locaux influence déjà l'usage qui est fait de compétences élargies. Il faudrait une rude réaction pour rétablir partout l'obéissance de naguère.

De toutes les variantes envisageables, quant à la réforme de l'économie, la

moins vraisemblable est la privatisation générale à la polonaise, avec convertibilité rapide du rouble, pleine ouverture aux multinationales bancaires et industrielles, développement du marché financier, liberté des prix et limitation des aides budgétaires aux entreprises qui ne seront cessibles qu'après reconversion. En effet, cette embardée vers le capitalisme aurait toutes chances de fédérer les oppositions les plus diverses, au bénéfice d'un parti et d'une armée encore riches de moyens d'action.

Beaucoup plus probable est la privatisation partielle et étalée, d'entreprises

étatiques dont le sort pourra être différencié, d'une république à l'autre, mais aussi en fonction de leur caractère stratégique ou symbolique. La dékolkhozation, désormais régie par les républiques, pourrait être, elle aussi, assez diversifiée dans son ampleur et ses délais. L'accord conclu pour les années 1991-95 qui prévoit l'achat annuel de 10 millions de tonnes de grains américains par l'URSS ne traduit pas l'espoir de progrès massifs à la chinoise (n° 51). Qui plus est, les appels à l'aide alimentaire de l'Allemagne et de la CEE donnent à penser que les besoins réels s'établiront longtemps encore, au voisinage des 25-30 millions de tonnes importées annuellement depuis près de quinze ans.

Par ses temporisations et ses tâtonnements, la réforme affaiblira les

performances à moyen terme de l'économie soviétique, mais elle facilitera sans doute l'accoutumance au pluralisme politique, au desserrement du contrôle idéologique de l’État et à la diversification de la société civile. Toutefois, le climat politique et l'évolution du régime dépendront, avant tout, des tensions nationalistes. La perte du glacis européen, virtuellement acquise dès 1989, sera d'autant mieux supportée qu'elle pourrait être économiquement avantageuse et que les réticences des militaires seront sans doute désarmées par la connivence qui se maintiendra entre Russes et Américains, également désireux de surveiller de près le théâtre européen où l'unité allemande fera sentir ses effets (n° 88). En revanche, les républiques soviétiques qui aspirent à l'indépendance mettront l'URSS à plus rude épreuve.

Les sécessions opérées en douceur, après des négociations destinées à organiser

les rapports ultérieurs, seront compatibles avec une démocratisation progressive de l'URSS, voire avec sa rénovation confédérale, si les liens économiques et les

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intérêts stratégiques sont bien pris en compte. À l'inverse, des ruptures brutales, éventuellement envenimées par des guerres frontalières persistantes — comme celles qui menacent la Transcaucasie — ou même des sécessions tentées en douceur, par des zones aussi sensibles que l'Ukraine ou les principales régions autonomes de la Sibérie, conduiront presque inévitablement à des réactions violentes, aux conséquences durables.

Le pronostic serait donc des plus sombres, pour l'URSS, n'étaient les atouts

dont ce pays continuera de disposer : sa puissance militaire et nucléaire qui, malgré de probables réductions budgétaires, l'abrite des ingérences étrangères directes et continue de contribuer à l'équilibrage, point trop belliqueux, du système mondial (n° 88) ; son appareillage idéologique, encore tenu par l’État pour l'essentiel et où les influences marchandes tarderont à devenir prédominantes ; ses élites plurinationales, largement mêlées dans la plupart des grandes carrières ; ses relations économiques entre républiques et régions, où les difficultés communes ne sont pas aggravées par une surexploitation russe d'une périphérie coloniale, loin s'en faut ; ses richesses naturelles, situées pour l'essentiel dans les trois républiques slaves, y compris la Sibérie russe ; son crédit international, enfin, qui n'est pas ruiné par les 62 milliards de $ de dette accumulés, à fin 1990, et qui est adossé à une balance des paiements dont l'or, le pétrole et d'autres matières premières garantissent à peu près l'équilibre, sauf si les importations de panique, effectuées en 1989-90, devenaient coutumières.

De telles données objectives laissent au pouvoir soviétique une marge de

manœuvre, mais sans écarter le risque d'un regel qui pourrait être provoqué — avec ou contre le président Gorbatchev — par la coalition de maints éléments, encore fédérés dans le parti communiste, ou assemblés dans les fronts populaires de diverses républiques et dans d'autres organisations politiques. Cette coalition pourrait exalter les efforts héroïques des générations qui construisirent le socialisme durant les années 1930, puis gagnèrent la grande guerre patriotique des années 1940, avant de reconstruire la patrie. Divers courants religieux pourraient la conforter, mais aussi divers courants politiques : ceux qui refusent la transformation du parti en un club de discussions, ceux qui défendent pied à pied les droits acquis, ceux qui veulent faire barrage au modernisme des mœurs et des modes, aux spéculations des coopératives. Selon l'occasion, les difficultés de l'approvisionnement, les craintes toutes nouvelles du chômage ou les sentiments d'insécurité, nés d'une délinquance enfin visible, pourraient être évoqués pour faire bonne mesure. Tout ou partie des mêmes éléments pourraient, aussi bien, être brassés en d'autres mélanges, si un populisme ouvertement anticommuniste venait sanctionner une trop longue stagnation de la perestroïka, comme il menace de sanctionner plusieurs des gestions communistes dans les pays de l'ex-camp socialiste (n° 79).

Ainsi, l'URSS est, pour de longues années, exposée à une réaction politique qui

pourrait infléchir ses orientations et ses institutions, non sans entraîner

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d'éventuelles interventions armées dans les régions troublées ou les républiques sécessionnistes. À la limite, on ne peut exclure l'implosion de l'URSS, en guerres civiles d'autant plus dangereuses qu'elles déchireraient un pays doté d'un vaste arsenal nucléaire. Mais, avant que cette limite soit atteinte, une dictature militaire deviendrait assurément probable.

La Chine du 20e siècle finissant sera vraisemblablement moins déchirée que

l'URSS. Chez elle, le respect traditionnellement accordé à l'autorité qui règne depuis Pékin et le relatif bien-être obtenu par les campagnes, après un long siècle de misères renouvelées, devraient encore abriter l'État des tempêtes générales. Le mandat céleste du pouvoir établi pourrait survivre aux tumultes occasionnels de Pékin ou de Shanghai, comme à la crise qui divisera assurément les sommets du parti, après la mort de Deng Xiaoping, car les classes massives de la campagne, de l'artisanat et de la petite entreprise urbaine s'ébrouent, aux côtés d'un parti qui demeure la principale filière de promotion sociale et qui ne sera pas contesté radicalement, tant que durera un élan économique jamais démenti depuis 1976 et tant que, par ailleurs, le capitalisme de plus haute volée restera cantonné dans ses zones spéciales et dans quelques villes.

En outre, la Chine ne connaîtra sans doute pas de tensions nationalitaires aussi

graves que celles de l'URSS, malgré la révolte récurrente du Tibet (n 50), car ses 8 % de non Han sont isolés dans des enclaves réduites ou dispersées, au sein de vastes périphéries peu denses, à moins qu'ils ne soient surclassés par de nombreux Han, comme en Mongolie intérieure. La Chine ne sera non plus menacée par aucune pression extérieure qui pourrait la faire plier, car sa force nucléaire et la crise soviétique l'abritent des actions militaires, cependant que l'attrait de son marché potentiel la protège des pressions économiques durables, et que la modestie de son équipement en radio et télévision et le faible éveil de ses immenses provinces limitent, pour quelque temps encore, sa sensibilité aux pressions idéologiques venues du monde extérieur.

Ainsi, le 20e siècle va s'achever par de nouveaux désaccords entre la Chine et

l'URSS. La première, crispée sur la défense de son parti-État accorde sa protection à la Corée du Nord, et s'inquiète des turbulences démocratiques de la Mongolie extérieure. La seconde devient dangereuse pour le parti chinois : non plus par ses pressions militaires, comme au temps de Brejnev, ni même par ses raideurs économiques qui contrastaient avec la souplesse chinoise d'après 1976, mais bien par ses orientations politiques dont Pékin dénonce le libéralisme bourgeois.

Pour que l'URSS et la Chine se rapprochent, d'ici 2000 ou peu après, il faudrait

de deux choses l'une : que la première recherche l'alliance du parti chinois, après avoir subi un net regel politique ; ou que la seconde soit projetée vers une novation politique, par une crise plus puissante que celle du printemps 1989 ou par l'émergence d'une génération nouvelle dans les sommets du parti. Faute de quoi, l'URSS et la Chine entreront tête-bêche dans le 21e siècle.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 56

En URSS, la fin du 20e siècle aura été dominée par une réforme politique et un

reflux géographique, riches de péripéties, alors que les premières décennies du 21e siècle pourraient être plutôt marquées par un regain de résultats, dans l'ordre économique. Les réaménagements de l'espace soviétique se poursuivront sans doute encore, soit que l'Asie centrale entre tardivement dans l'ère de la décolonisation ou qu'à l'inverse, le rééquilibrage politico-administratif de cet espace rende possible une révision négociée, des frontières internes jugées insatisfaisantes, soit, enfin, que l'URSS ait à s'ajuster aux turbulences de ses nouveaux voisins dont certains pourraient être de moins bonne composition que la Finlande, sur les rivages baltes, comme dans les marches polono-hongroise ou balkaniques. Quant à l'espace chinois, il sera vraisemblablement exposé, lui aussi à des novations bordurières : du côté de l'Asie centrale, peut-être, mais aussi du fait de la probable réunification de la Corée et des novations indochinoises, aux confins de la Birmanie, de la Thaïlande et d'un Vietnam enfin renaissant (n° 82).

Après les tâtonnements des années 1990, l'économie soviétique devrait

probablement se stabiliser en une formation rendue mixte par la multiplication des partenariats avec des multinationales de provenance variée, mais aussi par le développement d'un secteur privé autochtone, aux côtés d'entreprises publiques appartenant aux républiques fédérées ou à la confédération soviétique, si ce n'est à quelque collectif moins étatique, et enfin par une nette ouverture aux échanges internationaux et aux monnaies convertibles, sinon au libre transfert de tous les capitaux. En effet, l'hypothèse, ici retenue comme la plus vraisemblable, revient à supposer que, par delà les crises et les reculs, l’URSS des années 2015-2025 ne sera pas encore devenue un pur segment du marché mondial capitaliste, ouvert à tous les courants multinationaux de l'investissement et de la spéculation, parce que l'équilibrage délicat de ses rapports de force politiques internes ne l'aura pas permis, sinon parce que de nouveaux mécanismes socialistes désétatisés y passeraient déjà du stade des expérimentations à celui des performances notoires.

Cette hypothèse a pour corollaire une croissance encore modeste de

l'économie, pendant les premières décennies du 21e siècle, mais néanmoins suffisante pour autoriser, à la différence des années 1980-2000, une nette progression du PIB par tête, parallèle à celle des États-Unis, mais à un niveau encore très inférieur à celui de ce pays.

Au pire, l'URSS serait alors une sorte d'Australie géante, mais encore pauvre,

exploitant à son profit ses richesses naturelles. Au mieux, ce pourrait être l'un de ces éléphants dont le galop résonnera dans toute l'économie mondiale du siècle prochain (n° 80). Si bien que l'URSS continuera d'être déchirée entre l'aspiration à une vie plus riche, désormais répandue bien au-delà de l'intelligentsia, et le culte nostalgique de ses propres traditions, frustes et romantiques. Néanmoins, sa vulnérabilité au regel politique ou à l'implosion guerrière devrait décroître au fil des ans.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 57

L'URSS ET LA CHINE D'ICI LA FIN DU 21e SIECLE

I – Fin du 20e siècle

– III– 21e siècle

– II – Premier 21e siècle

1990

2000

2020

2100 Population (en millions)

URSS (1) 294 318 358 471 Chine (2) 1 143 1 298 1 558 2 029 PIB (en % du total mondial)

URSS (1) 9 6,9 5,8 8,3 Chine (2) 3,5 4,1 5,3 9,5 PIB par tête (1990=100)

URSS (1) 100 103 165 5 330 Chine (2) 100 150 347 14 157 PIB par tête (en % du niveau américain de l’année)

URSS (1) 35 28 28 90 Chine (2) 3,5 4 6 24

(1) Inclut la Mongolie extérieure. Les données relatives à 1990 évaluent un potentiel établi, non un résultat effectif. (2) 1990 : inclut la Corée du Nord ; 2000 : inclut en outre Hong Kong et Macao ; 2020 : inclut en outre Taïwan, mais exclut la Corée du nord ; 2100 : inchangé par rapport à 2020.

Méthodes : voir nos 64 et 81

Il en ira tout autrement en Chine où, pendant le premier 21e siècle, la situation se tendra. L'inclusion de Hong-Kong obligera sans doute ce pays à une politique de la porte grande ouverte, d'autant que le cantonnement des capitalistes étrangers dans les zones spéciales deviendra illusoire et que les efflorescences capitalistes de la petite production marchande proliféreront vers chaque ville et bourgade. Sauf à se crisper là-contre, au prix d'une régression économique dont le coût politique serait très lourd, la Chine devra s'adapter, non sans saccades ni zigzags, à des luttes de classes de plus en plus diversifiées, auxquelles les progrès éventuels de l'autonomie et de la démocratie locales n'offriront pas un exutoire suffisant, car les grands choix relatifs aux entreprises d'État — les préserver, les privatiser ou les

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rénover ? — et les pressions idéologiques d'une société mieux éduquée et plus exposée aux arrosages médiatiques, rendront nécessaires des arbitrages politiques globaux excédant les capacités d'un parti encore unique, mais dépossédé de son exclusivité comme filière de promotion sociale.

Dès lors, la Chine devra probablement basculer vers l'un ou l'autre des avenirs

politiques que préfigurent les deux Corée rivales de 1990 : la raideur doctrinaire et policière d'un parti confortant son unicité par les moyens d'une dictature militaire-nationalitaire de style nord-coréen ; ou la démocratie faiblement dosée d'un régime politique au pluripartisme fragile et aux ressources militaires et policières encore abondamment utilisées, comme il sied à la Corée du sud. Une novation politique de meilleure qualité, éventuellement inspirée par une URSS qui aurait trouvé la voie d'une modernisation n'imitant pas trop les modèles occidentaux, ou résultant d'expériences mûries en Chine même, ne peut être exclue, mais sa probabilité paraît faible sauf cristallisation de forces politiques novatrices. Par conséquent, les chances de voir la Chine et l'URSS cheminer sur des voies parallèles, demeureront médiocres pendant le premier 21e siècle.

À plus longue échéance, aucune fatalité ne condamne évidemment la Chine et

l'URSS à renouveler les querelles qui les séparent périodiquement, depuis le premier traité signé entre Russes et Chinois, à Nertchinsk, en 1689, mais la gamme des possibilités envisageables pour le plein 21e siècle n'autorise, à cet égard, aucun pronostic assuré.

Durant ce siècle où l'URSS aura peine à maintenir son arsenal militaire à parité

avec celui des États-Unis (n° 88) et où sa conversion, même partielle, à l'économie capitaliste, amoindrira de beaucoup son originalité internationale, ce pays ne pourra se maintenir au rang des très grandes puissances que si, tout en relançant son économie, il gagne en exemplarité politique par la qualité de sa confédération plurinationale et en rayonnement culturel par un judicieux réinvestissement de son égalitarisme. En effet, la compétition entre l'URSS, les États-Unis et les autres puissances qui vont se renforcer d'ici là, pourrait se jouer, au long du 21e siècle, sur des terrains où l'URSS a ses chances : ceux de l'éducation publique, de la culture de masse, du welfare même. L'empire mondial de Hollywood pourrait se révéler plus vulnérable que celui du Pentagone, si l'URSS sait contenir le matérialisme marchand.

Il faudra attendre la fin du 21e siècle pour que la Chine puisse caresser de

semblables ambitions, après que l'élan pris par son gros milliard d'habitants se soit amplifié pendant les décennies où un deuxième milliard d'hommes viendra gonfler sa population. À cette fin, il lui faudra rétablir sa souveraineté sur Taïwan et rejoindre le peloton des nouveaux pays industriels, émules du Japon (n° 82). Donc, adapter à une économie mobile, un système politique assoupli et une culture ouverte. À ce prix, la Chine deviendra ce qu'elle promet d'être depuis un bon siècle

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déjà : le mastodonte où la plus ancienne civilisation élabore sa propre modernité, au voisinage d'une Inde, elle aussi réveillable (n° 83).

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Chapitre 16

Le mariage forcé de l'économie et de l'écologie

(De 1990 à 2100)

« Le temps de l'utopie est maintenant. Le lieu de l'utopie est ici ».

CARLOS FUENTES 75 — Une croissance accélérée Retour à la table des matières

Au 19e siècle, la production mondiale a augmenté de 1 % par an. Compte tenu d'un essor démographique déjà sensible, le PIB moyen par tête — c'est-à-dire la production totale répartie à égalité sur toute la population — a été majoré de moitié en cent ans. Au 20e siècle, y compris sa dernière décennie, la croissance de la production aura sans doute été, en moyenne mondiale, de 3 % par an et le PIB par tête aura presque quintuplé de 1900 à 2000. Au 21e siècle, les hypothèses globales qui vont être discutées, permettent d'escompter une progression moyenne du PIB mondial, de l'ordre de 4 à 4,5 % par an, ce qui procurerait, en fin de siècle, un PIB moyen par tête vingt-cinq fois supérieur à celui de 2000.

Une telle expansion semble impossible à qui se souvient de l'éternelle

succession des vaches grasses et des vaches maigres qui maintint les sociétés précapitalistes dans leur misère millénaire. Pourtant, l'énorme progression escomptée pour le 21e siècle revient seulement à supposer que, sous la pression d'une démographie et d'une technologie également exubérantes, les performances accomplies après 1950, par les principaux pays de l'OCDE (n° 57) seront presque

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égalées, à l'échelle mondiale, pour la moyenne de ce siècle. Autrement dit, le record japonais du second 20e siècle ne deviendra pas encore la norme mondiale. Les statistiques de l'OCDE, bien homogénéisées pour la période 1960-1985, encadrent la hausse pétrolière de 1973 dont le Japon a particulièrement souffert et permettent de mesurer la singularité japonaise, par comparaison avec l'Europe occidentale et l'Amérique du nord.

LA CROISSANCE MONDIALE (taux annuels moyens)

19e siècle 20e siècle 21e siècle

Population

0,6 % 1,35 % 0,9 % Produit global réel (PIB) 1 % 3 % 4,25 % PIB par tête (moyenne mondiale) 0,4 % 1,6 % 3,3 %

Sources 5 et 33 : Estimations à compter de 1990. Taux arrondis.

Le Japon de 1960 est un pays encore faible. Sa reconstruction est achevée, ses

5 millions de rapatriés ont un emploi, son expansion démographique est enrayée, mais son territoire ne comprend que 15 % de terres arables et ses ressources minières sont faibles. Le Japon dépend du marché mondial pour beaucoup de ses approvisionnements et de ses débouchés. Malgré ces handicaps, son PIB s’accroît de 6,8 % par an, pendant toute la période 1960-85, tandis que le reste de l'OCDE progresse seulement de 3,3 % l'an. Parmi tous les facteurs qui interagissent pour produire cet écart, on peut noter que le Japon ne dispose pas d'une main-d’œuvre particulièrement abondante, car le freinage des naissances d'après 1945 efface vite son avantage initial, sans modifier, pour autant, son hostilité aux travailleurs immigrés. Toutefois, les horaires japonais demeurent des plus longs, si bien qu'au total, la quantité de force de travail utilisée par le Japon pourrait expliquer, en moyenne annuelle, environ 0,7 % de sa croissance. En outre, ce pays a maintenu sans discontinuer des taux d'épargne et un fonctionnement du crédit très favorables au capital industriel, d'où environ 1,5 % de croissance supplémentaire par an. Il reste à justifier un supplément annuel de l'ordre de 1,1 %, lequel résulte du plafonnement des dépenses militaires, de la qualité spécifique du capitalisme d'État japonais (n° 64) et des effets induits par la discipline d'une population, régulièrement arrosée par les bénéfices d'une croissance continue.

Vers 1800, l'industrie capitaliste occupait une petite clairière, de Manchester à

Bâle et de Paris à Anvers. Aujourd'hui, elle est présente dans toute l’OCDE européenne, américaine et japonaise et elle pointe en de nouvelles zones, au sud de l'Asie et de l'Amérique. Au siècle prochain, elle gagnera toute la planète et le PIB mondial croîtra d'autant. Ainsi, l'énorme progression économique attendue pour le

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21e siècle suppose que soient remplies deux conditions : que l'aire conquise par le capital incorpore les immenses populations asiatiques (n° 80) et que les États et les multinationales sachent conforter la croissance de l'économie, même si leur savoir-faire n'égale pas celui du Japon d'après 1950.

La révolution informatique leur sera d'un grand secours. Les nouveaux

matériaux céramiques et composites, les alliages à mémoire de forme, les métaux vitreux, les biotechnologies animales et végétales et maintes autres novations peuvent à bon droit lui être imputés, car l'informatique est l'outil des recherches autant que des automatismes de production et de communication. En août 1989, le BIT estimait que les 200 000 robots en service — dont 140 000 au Japon — deviendraient 10 millions en 2000, tandis que, déjà, le guidage par radio-satellite s'étendait des navires aux flottes de camion pour optimiser leur usage.

À l'amont des robots et autres machines ou procédés, les initiatives concertées

entre États et multinationales stimulent la maturation des techniques nouvelles. Cinq ans après son lancement en 1985, le programme Eurêka soutient 386 projets auxquels travaillent plus de 2 000 entreprises et laboratoires, relevant de dix-huit États européens. Les États-Unis et le Japon font de même et des opérations associant les trois pôles japonais, américain et européen semblent s'esquisser notamment en matière d'automatisation complexe des usines et des télécommunications. Il est vraisemblable que de telles initiatives continueront de se développer et que, tous échecs et succès dûment pris en compte, elles multiplieront les capacités productives.

De façon plus essentielle encore, la recherche scientifique d'où la plupart des

innovations découlent a de fortes chances d'être maintenue sinon développée. En 1990, les cinq pays d'où provient une bonne moitié de la production mondiale, consacraient entre 2 et 2,5 % de leur PIB au financement de cette recherche, préparant de la sorte l'accélération de la croissance et le maintien de leur prééminence.

Les novations provoquées par la révolution informatique ruinent maintes

entreprises, rendent indispensable un fréquent recyclage des travailleurs et bousculent sans cesse l'organisation de la production. Mais elles procurent, du même coup, d'énormes capacités supplémentaires.

Toujours selon le BIT, la population active mondiale qui était d'environ 1,2

milliard en 1950, sera proche de 2,75 milliards en 2000. Durant ce demi-siècle, le taux d'activité aura néanmoins baissé de 46,5 % à 44,4 % et il continuera de diminuer pendant quelques décennies encore, puisque l'accroissement de la population totale se traduira, d'abord, par un renforcement des jeunes générations, en formation ou fortement touchées par le sous-emploi. Mais, en attendant que les États contemporains apprennent à établir des comptes du travail aussi élaborés que leurs comptes économiques (n° 64), l'évolution future de la population active

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mondiale demeurera incertaine, tout comme la place qu'y occuperont les femmes ou les chances d'abréviation de la durée du travail. Seuls les pays les plus riches disposent, en ces domaines, d'outils statistiques point trop médiocres : assez pour supputer qu’en leur sein, la réduction du temps de travail et l'alourdissement du chômage continueront de se disputer la priorité politique.

En revanche, il est certain qu'en tous pays, les poussées favorables à la

formation générale et professionnelle de la main d'œuvre seront vives, car les nouvelles techniques de production, de communication et d'organisation y inciteront. D'où cette conséquence, déjà sensible pour qui observe la concurrence que la Corée ou Taïwan exercent envers les États-Unis et l'Europe : rien ne garantit que les populations les mieux formées seront toujours celles des pays industrialisés de longue date. Les corporations attachées aux droits acquis par les diplômés d'hier et les chambres de commerce confiantes dans les vertus traditionnelles de leur main d'œuvre s'exposeront à maintes déconvenues.

La mise en œuvre de moyens de travail sans cesse révolutionnés s’opérera sans

trop de difficultés, à l'échelle mondiale, tant la croissance démographique offrira de bras. Mais à l'échelle de chaque pays, les erreurs politiques, en matière de formation, de salaires et de durée du travail — donc, aussi, en matière de profits et d'impôts — pourront coûter fort cher, dans une concurrence qui se déplacera de plus en plus, du prix des produits, vers leurs coûts de production et de commercialisation.

Durant les années 1970, le débat sur les limites de la croissance (23) fit valoir

l'idée que l'épuisement des ressources naturelles non renouvelables et l'intensité des pollutions industrielles et urbaines bloqueraient les potentiels de croissance procurés par l'expansion démographique et le progrès des technologies. Puis, de plus sages raisonnements déplacèrent l'objection. Au lieu d'une impossibilité naturelle, on découvrit une difficulté politique, celle du choix des bons sentiers de croissance (26), attentifs à ne pas épuiser la nature et à ne pas révolter les hommes. La leçon sera d'actualité tout au long du 21e siècle.

Si la croissance économique, escomptée jusqu'à la fin de ce siècle,

s'accomplissait pleinement, la production mondiale de 2100 serait quatre vingt treize fois supérieure à celle de 1990. Le bon sens incline à refuser une telle perspective, mais il est myope. De 1950 à 1990, la production annuelle mondiale a effectivement quintuplé. Poursuivie pendant cent dix ans, une telle expansion se traduirait par une production finale quatre-vingt-quatre fois supérieure à celle de l'année initiale. Ainsi, l'avenir que l'on escompte n'est guère diffèrent du passé récent, quant à sa tendance.

On observera, en outre, que le quintuplement du volume de la production, entre

1950 et 1990, ne s'est pas accompagné d'un même accroissement de son poids global. Pour autant qu'on puisse l'estimer, le tonnage mondial des marchandises

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mises en circulation entre ces deux dates, a seulement quadruplé. Comme le pétrole véhiculé par tankers, oléoducs et camions-citernes compte, dans ce total, pour plus d'un tiers, le recours croissant à des énergies primaires moins pondéreuses (n° 77) modérera l'augmentation du tonnage de la production annuelle. Mais surtout, l'allègement du poids unitaire des marchandises, la multiplication des services immatériels et les bénéfices du télé-travail et de la production assistée par ordinateur renforceront une tendance déjà bien établie : d'année en année, le poids des matières premières incorporées dans chaque unité du PIB mondial ne cesse de diminuer.

Réussir la transition démographique, diffuser les nouvelles technologies,

multiplier les précautions écologiques prévenant leur emploi malencontreux, former et employer pertinemment des producteurs de plus en plus nombreux, perfectionner sans cesse l'organisation de leur travail et l'administration de leurs collectivités : tels sont les enjeux économiques principaux du siècle prochain. S'ils étaient maîtrisés par des politiques plus judicieuses que celles du 20e siècle, ils autoriseraient un progrès économique énorme. Mais la pertinence politique était et demeure la ressource la plus rare, dans un monde qui bricole son avenir. D'où ce risque dont le 20e siècle a donné maints exemples : celui des années perdues en crises économiques, en guerres, en stop-and-go anti-inflationnistes ; et, du même coup, celui des millions d'hommes perdus en famines, en tueries, en chômage et en misères moins spectaculaires. L'enjeu économique du 21e siècle se résume d'une phrase : faire que chaque décennie compte, autant qu'il se peut, dix années de travail utiles au mieux-être de la population mondiale — et à la réduction des inégalités en son sein.

76. — Un marché sans limites Retour à la table des matières

En cette fin du 20e siècle, le commerce international continue de fleurir (n° 53). Les exportations de marchandises ont dépassé les 3 000 milliards $ en 1990 et croissent bon an mal an de 6 à 8 %, soit deux fois plus vite que la production. Les exportations de services augmentent plus encore, au-delà des 600 milliards $ atteints en 1990. Cette animation du marché mondial a de bonnes chances de se poursuivre, au bénéfice des multinationales originaires de l'OCDE et de quelques pays extérieurs comme le Brésil, la Corée, le Mexique, etc. Le GATT y veille (n° 53). Son cycle pluriannuel de négociations, ouvert en Uruguay, en 1986, a dû être prolongé jusqu'en 1991 : les adhérents affluent, mais les obstacles douaniers et non-tarifaires ne se laissent pas facilement raboter.

Dès que les candidatures auront été régularisées, de 1991 à 1995, le GATT

comptera au moins 105 membres, y compris l'URSS et la Chine. Ses rapports de force internes vont donc se modifier. Jusqu'ici, les rounds, successifs ont permis d'apaiser les querelles commerciales entre les États-Unis, le Japon et l'Europe.

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Ainsi, l'Uruguay Round va se solder par un programme pluriannuel qui commencera de réduire les aides aux paysanneries dans toute l’OCDE, ouvrira un peu mieux le Japon aux marchandises étrangères, grignotera quelque peu l'accord multifibres et amorcera, de façon circonspecte, l'extension aux services de la juridiction exercée par le GATT, le tout sans muscler davantage cette institution qui n'a guère de pouvoirs contraignants.

Malgré leur conflit apparent, la CEE et les États-Unis demeurent

fondamentalement d'accord pour protéger leurs paysanneries respectives et, donc, pour maintenir dans la pénombre, les mécanismes des prix garantis et des prélèvements frontaliers dont joue la politique agricole européenne ou les aides internes et les subventions à l'exportation que les États-Unis utilisent. Leur désaccord, mal réglé par l'Uruguay round, est plus limité : il s'agit simplement de parts de marché, hors l'OCDE, les États-Unis souhaitant reconquérir le terrain perdu avant 1985, pendant l'envolée du $ (n° 55) et la CEE tenant à conserver les débouchés alors acquis. L'alliance nouée à Cairns (Australie), en 1986, par quatorze pays exportateurs de grains — tous étrangers à l'OCDE, sauf les trois ex-dominions britanniques — ne verra pas satisfaire, de sitôt, ses espérances libre-échangistes.

Dans le domaine des services, les difficultés sont plus variées et plus

complexes. Les États-Unis — où les services composent plus des deux tiers du PIB — sont passés d'un forcing initial à une extrême prudence, à mesure que les discussions de l'Uruguay round ont révélé les risques que le libre-échange ferait encourir à leurs transports maritimes et aériens, comme à leurs télécommunications. De son côté, la CEE a fait obstacle au libre commerce des services audiovisuels et autres produits culturels pour protéger les activités de cet ordre éparses entre ses nations aux cultures variées. De prudences en compromis et en délais transitoires, l'accent s'est finalement déplacé vers les services qui qualifient les produits matériels, c'est-à-dire les marques, brevets et droits d'invention, souvent mis en péril par les contrefaçons et les piratages. Hors le secteur financier et bancaire qui jouit d'une liberté virtuellement totale (n° 78), le libre-échange des services est un vaste chantier à explorer au 21e siècle.

Les pays les plus industrialisés pratiquent un libre-échange fervent, tant qu'ils y

ont avantage. Mais ils ne répugnent à aucune protection pour alléger leurs difficultés ou leurs tensions internes. Ainsi, la CEE continue de rationner les importations d'acier, vingt ans après sa crise sidérurgique des années 1970, tandis que l'accord multifibres (n° 53) joue les prolongations, d'un round à l'autre, en attendant d'être rejoint par un accord multipuces qui, déjà, se dessine entre les États-Unis, le Japon et, peut-être, la CEE, pour mettre la production des composants électroniques à l'abri des nouveaux pays industriels jugés trop gourmands. Par ailleurs, les accords de modération volontaire des exportations ralentissent les offensives japonaises, coréennes et autres, sur les marchés européens ou américains de l'automobile, de l'informatique ou de l'électronique

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grand public. Enfin, le domaine nouveau des fabrications et lancements de satellites semble devoir se cartelliser avant longtemps — au moins sous la forme d'un code de bonne conduite entre les États-Unis, la CEE, le Japon et l’URSS — tant les investissements requis en ce domaine très prometteur pèsent sur les budgets des États.

Le libre-échange est la règle du marché mondial mais il s'applique avec autant

d'exceptions qu'il convient aux États aptes à se défendre. La palme revient aux États-Unis qui se sont dotés, en 1988, d'une loi commerciale permettant au gouvernement de réprimer les partenaires commerciaux jugés unfair, sans se soucier du fair-play arbitré par le GATT : la commodité nationale l’emporte sur les engagements internationaux. Mais il serait hypocrite de blâmer ce seul pays. Sur le marché mondial, la vertu règne quand elle paie.

Les rounds du 21e siècle seront certainement plus inventifs que les précédents,

faute de quoi le GATT s'évanouirait, après avoir à peu près achevé sa tâche initiale : en effet, l'agriculture, le textile et l'habillement qui résistent encore au libre-échange, ne comptent que pour 13 % du commerce mondial, hors les services. Le GATT va être tiré dans plusieurs directions nouvelles : celle des services, assurément ; mais aussi, celle des échanges à organiser moins entre des États isolés qu'entre des grands espaces économiques, comme la CEE, l'ANASE et, bientôt, la zone américaine de libre-échange ou d'autres groupes encore ; et enfin, celle qui résulte des interférences fréquentes entre le commerce et les relations internationales d'ordre plus politique.

La drogue offre, à cet égard, un premier exemple, nullement mineur. Depuis

que le marché mondial a pris grande ampleur, la production, la commercialisation et la consommation des narcotiques ressemblent en tous points à celles des autres produits exotiques, répandus à foison dans les pays riches : mondialisation potentielle des débouchés, à partir de zones de production traditionnelles : l'Asie, de l'Indochine à la Turquie, pour le pavot, les vallées andines pour la coca, etc. ; modernisation des laboratoires extrayant les molécules actives des matières premières agricoles ; recherche de nouveaux produits finals plus attractifs ; intégration multinationale, de la production à la distribution de demi-gros ; utilisation des circuits bancaires internationaux pour les transferts de fonds et le remploi des bénéfices acquis.

Non sans hypocrisie, les États dans lesquels l'usage des drogues se répand,

feignent d'ignorer la banalité marchande de ces produits. La Grande-Bretagne oublie qu'elle ouvrit, de force, le marché chinois de l'opium, au siècle dernier (n °31) ; la France perd le souvenir de la Régie des kifs et tabacs qu'elle géra, tant que le Maghreb fut dans son domaine ; les États-Unis s'efforcent d'ignorer que les auxiliaires recrutés par leur armée, pour la guerre du Vietnam ou les guérillas afghanes, africaines et latino-américaines soutenues par leurs services clandestins,

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ont souvent été financés par des trafics de drogues dûment tolérés ; tous exemples dont rien n'interdit la pérennité ou le retour.

Malgré ces turpitudes exotiques, beaucoup d'États refusent d'abandonner le

commerce des narcotiques au libre jeu du marché international — et interne. À juste titre, ils déclarent la drogue hors commerce, mais ils se donnent rarement les moyens d'enfermer les narcotiques dans la seule pharmacopée.

On ne peut réduire la consommation de drogues, si les poches de misère urbaine où elle s'envenime de brigandage, ne sont pas traitées par un welfare adéquat (n° 62) et si les jeunes générations, les familles et les éducateurs ne sont pas entraînés vers un effort préventif inlassablement répété. On ne peut en gêner sérieusement le trafic, sans établir une frontière pénale judicieuse entre les intoxiqués à soigner et les marchands à sanctionner. On ne peut non plus gêner ce trafic, sans s'attaquer à la production des drogues et à leur commerce de gros, non par des rodomontades guerrières, mais par une aide persévérante organisant, de façon rentable, la relève du pavot, de la coca, etc. ; et par une action policière, non moins persévérante, contre les réseaux commerciaux et bancaires où le trafic s'insinue. Faute de tenir chacun de ces maillons, la drogue poursuivra sa belle carrière marchande.

Au 19e siècle, le libre jeu du marché mondial avait dû être perturbé, pour aider

à tarir l'esclavage (n° 32). Au 21e siècle, la police du marché mondial devra s'appliquer, bien au-delà des narcotiques et autres marchandises prohibées, à la liste croissante des produits à surveiller pour des raisons écologiques (n° 77). Sa nécessité deviendra d'autant plus pressante que les actions menées par chaque État à l'échelle de son territoire seront aisément contournées à la faveur d'échanges internationaux plus libres que jamais. Autrement dit, la police du marché qui était au 20e siècle encore, de la compétence de chaque État requerra, au 21e siècle, une coopération internationale, aussi nécessaire que difficile à établir.

Il ne s'agira pas seulement de soumettre le libre échange marchand aux normes

écologiques, sanitaires ou morales dont les États auront à convenir, mais aussi de clarifier les rapports entre le marché et les interventions plus politiques qu'économiques qui touchent à la pacification des conflits ou à la stimulation du développement.

Ainsi, l'éventuelle démilitarisation de certaines régions du monde ou

l'extension des accords de non-prolifération à des armes autres que le nucléaire (n° 88) conduiraient à de nouvelles interventions visant à contenir le commerce de l'armement. Les traditions de secret et de contrebande qui règnent sur ce marché, dans les relations entre États, comme dans les opérations clandestines ou dans la revente en seconde main des armements déclassés, obligeraient à surveiller maints circuits commerciaux et bancaires, avec une vigilance égale ou supérieure à celle que le trafic des narcotiques peut susciter.

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Si la détente entre les États-Unis et l'URSS se traduisait finalement par une réduction durable des budgets militaires des principales puissances (n° 88), le marché de l'occasion recevrait, pendant quelques années, des apports substantiels et le marché des armements neufs serait soumis au démarchage agressif d'industries désirant différer ou diluer leur reconversion : déjà la conjoncture des années 1990-91 manifeste de telles tendances. Mais les exportations ne concernent, en moyenne, que 5 % des armements produits chaque année, même si elles pèsent assez lourdement dans la balance commerciale des cinq exportateurs principaux que sont les États-Unis et l'URSS, suivis de plus loin par la France, la Grande-Bretagne et la Chine — et de très loin par quelques fournisseurs anciens (comme la Belgique et la Tchécoslovaquie ou la Suisse et la Suède) et par divers nouveaux venus (dont le Brésil, l'Afrique du sud, Israël et l'Inde). À l'échelle mondiale, le commerce des armes représente à peine plus de 2 % des échanges internationaux, si bien que ses fluctuations n'auront, globalement, qu'un effet marginal.

En revanche, une baisse sensible des budgets militaires aurait des conséquences

nullement marginales, tant sur les industries d'armement dont 95 % du chiffre d'affaires est réalisé dans leurs États d'origine, que sur les autres branches d'activité nourries par ces budgets. En 1990, par exemple, les États-Unis ont consacré un peu plus de 300 milliards de $ à leurs armées, soit environ 6 % de leur PIB. Leurs militaires font mine de ne rien pouvoir économiser, tant leurs responsabilités mondiales requièrent de moyens, voire de suppléments. Mais, sauf alourdissement durable des dépenses engagées dans le Golfe (n° 83), on peut néanmoins s'attendre à ce que, cahin-caha, leur budget soit réduit à 4 % du PIB d'ici l'an 2000. Soit une économie de 5 à 600 milliards de $ (en prix 1990), à réaliser sur une décennie. Sur une telle lancée, les coupes budgétaires des alliés et des adversaires des États-Unis seront, elles aussi, substantielles. Il se pourrait qu'en dix ans, 1 à 2 % du PIB mondial puissent être réorientés vers d'autres fins.

Lesquelles ? Sans entrer dans le détail des variantes par État, on peut ordonner

schématiquement les principales orientations, par ordre d'efficacité mondiale croissante. Au bas de l'échelle figurent les allégements d'impôt dont l'intérêt dépend des barèmes fiscaux en vigueur. La réduction des déficits budgétaires ou l'accroissement des dépenses civiles, au prorata de leur poids actuel, seraient à peine plus efficaces, sauf peut-être aux États-Unis où un meilleur équilibre du budget fédéral pourrait avoir d'heureuses conséquences indirectes sur le marché mondial des capitaux (n° 78). Mieux vaudrait pourtant privilégier les dépenses dont le retard entrave l'expansion économique : retard des équipements publics, déficits de la formation et de la recherche, insuffisances du welfare, etc.

Plus efficace encore, à l'échelle mondiale, serait l'orientation définie, dès 1978,

par Léontieff dans un rapport à l'ONU : compenser la réduction progressive des charges militaires, dans les pays industriels, par le transfert, vers les pays à industrialiser, de capitaux aussi gratuits que possible et d'emploi bien ciblé. Léontieff a ainsi calculé qu'une réduction de 20 à 40 % des dépenses militaires

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mondiales — ce qui correspondrait aux effets directs et indirects des économies américaines et russes, envisageables d'ici le début du 21e siècle — remployée au fur et à mesure, produirait un supplément de PIB mondial qui, toutes choses égales par ailleurs, serait déjà de 4 % à la vingtième année et qui atteindrait 10 % à la trentième. Autrement dit, la croissance économique mondiale ferait un bond manifeste : elle changerait de trajectoire.

La paix est plus difficile à gérer que la guerre, car elle ouvre un éventail de

possibilités, entre lesquelles les choix politiques, sollicités par des forces contradictoires, se fixent malaisément. Mais l'exemple des pays partiellement privés de dépenses militaires souligne ses promesses : ainsi du Japon qui cantonne délibérément son budget militaire à 1 % de son PIB ; de l'Allemagne, liée par les Alliés de la seconde guerre mondiale et par les pactes ultérieurs ; de l'Autriche et de la Finlande, contraintes à la neutralité ; de la Suisse et de la Suède qui ont fait d'une telle neutralité leur maxime première.

Carrefours dangereux Retour à la table des cartes

Les bénéfices d'une détente internationale éventuellement durable (n° 90)

pourraient être surclassés par un usage politique judicieux des rentes minières et

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foncières dont l'existence — sinon la quotité — ne dépend nullement des paix et des guerres. En effet, 30 % des échanges internationaux concernent des matières premières, minérales ou végétales, destinées à l'industrie ou à l'alimentation, dont la production est asservie à des contraintes géographiques : gisements miniers, sites forestiers, terres et climats propices à telles cultures ou à tels élevages, etc. La rente exprime l'effet économique de ces contraintes mais son niveau est d'essence politique : il dépend du rapport de forces entre les propriétaires des sols à utiliser et les multinationales qui achètent les produits ou exploitent les gisements, rapport de forces que les États dominant les terroirs féconds et les sites miniers, peuvent infléchir, plus ou moins, par leurs orientations douanières, minières et autres (n° 53).

À long terme, par delà les aléas conjoncturels, l'évolution des rentes foncières

et minières favorise les pays déjà industrialisés, à proportion de leur accumulation capitaliste. Concrètement, cette tendance se manifeste par l'effritement de la part des produits de base dans les échanges mondiaux ; par la substitution de produits de synthèse à maintes ressources naturelles ; et par l'exploitation prioritaire des ressources les plus commodes pour les pays du centre, en raison de leur localisation, de leur sécurité politique ou de leur annexion facile par des multinationales de bonne provenance. Les sites périphériques lointains, surpeuplés ou politiquement fragiles sont, au contraire, tenus en suspicion. Ces tendances ont été illustrées, au cours des années 1975-90 par le surdéveloppement des ressources pétrolières situées hors l'OPEP et à proximité des débouchés principaux (Alaska, Mexique, Mer du Nord) à quoi s'est ajouté, à partir de 1984, une rapide substitution aux achats à prix convenus sur plusieurs années, des transactions effectuées, à prix fluctuants, sur les marchés de New York, Rotterdam et Singapour. L'érosion des rentes par le marché mondial et leur capture par les multinationales se joignent au surendettement de maints pays (n° 78) pour contrecarrer les modestes efforts de l'aide internationale au développement.

Pour accélérer la croissance de la production mondiale et améliorer sa

répartition par pays, les États devraient agir à contre-pente du marché mondial, en jouant des rentes minières et foncières, selon deux lignes d'action. La première serait de minorer les rentes agraires au sein des pays riches de l'OCDE, souvent surproducteurs de vivres. En effet, leurs exportations subventionnées concourent au dérèglement des productions vivrières, de par le monde, plus qu'elles ne servent au sauvetage de peuples rendus faméliques par les aléas climatiques et par l'incurie des États locaux (n° 77). En 1990, l'OCDE a estimé que les rentes européennes, américaines et japonaises pourraient être réduites, par étapes, d'au moins 50 milliards de $ par an, si le protectionnisme paysan des États centraux était progressivement éliminé, pour le plus grand bénéfice des consommateurs du centre, des agriculteurs de maintes périphéries et des négociants qui relient les uns aux autres. Même étalé sur une décennie, l'impact d'une telle action serait du même ordre de grandeur que celui du désarmement.

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Plus efficace encore, l'autre ligne d'action serait de faire droit aux orientations générales de la CNUCED, en favorisant la stabilisation pluriannuelle des rentes minières et foncières dépendant du marché mondial. La fixation des cours, la constitution de stocks régulateurs, l'imposition de quotas de production par pays, et, enfin, la pénalisation des pays contrevenants requerraient, évidemment, de solides accords internationaux, mis en œuvre par des institutions spécialisées, elles-mêmes soutenues par de vigoureuses interventions des puissances principales, pour discipliner les multinationales, les négociants internationaux, les banques et les États indélicats, tous agents dont les manœuvres pourraient déstabiliser les équilibres miniers ou agricoles. Autant dire que cet asservissement des rentes marchandes au progrès économique mondial ne s'établira éventuellement qu'au prix de rudes novations politiques internationales.

77. — Compter avec la nature Retour à la table des matières

De 1950 à 1990, la population mondiale a augmenté de 1,9 % par an. À suivre la projection moyenne de l'ONU, sa croissance annuelle sera de 1,5 % d'ici à 2020. Ensuite, en supposant prudemment que la stabilité démographique planétaire ne sera atteinte qu'à la fin du 21e siècle, on enregistrerait encore un gain annuel moyen de 0,75 %, entre 2020 et 2100. Ces pourcentages décroissants semblent modestes, mais ils signifient, en clair, que la planète compterait plus de 15 milliards d'habitants en 2100, soit presque le triple des 5,3 milliards de 1990. Toute la question est de savoir si la transition démographique, amorcée en Europe occidentale à la fin du 18e siècle (n° 19) s'étalera de la sorte ou si elle peut s'accélérer.

En Europe et en URSS, comme dans les Amériques, la mortalité décline déjà

vers un niveau annuel voisin de 1 % de la population, niveau que l'Asie orientale — Chine incluse — et l'Afrique australe rejoignent assez rapidement. Les zones retardataires, y compris les Indes et l'Afrique, ont de bonnes chances de s'en rapprocher assez vite. L'essentiel se joue, donc, du côté des taux de natalité. L'Europe scandinave et occidentale, suivie de plus loin par l'Europe méridionale et l'Amérique du nord, tendent vers une natalité à peine supérieure à leur mortalité. La modération des naissances devient sensible, également, en Amérique latine et en Chine, mais ailleurs elle tarde, notamment dans les pays islamiques du Proche et Moyen-Orient et dans presque toutes les parties de l'Afrique. Ainsi, les tensions démographiques du 21e siècle seront à leur maximum dans les zones de grande pauvreté, entre Dacca et Dakar. Là se décidera, à quelques milliards près, le niveau de la population mondiale vers 2100.

Parmi les menaces qui pourraient affecter la démographie du siècle prochain, il

faut faire deux parts : l'une résulte des angoisses aujourd'hui provoquées par le

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sida ; l'autre se manifeste par la crainte, toujours renouvelée, des disettes et famines.

La déficience immunitaire d'origine virale, dite sida, a été repérée peu avant

1980. Sa propagation, par voie sanguine ou sexuelle, est mesurée par l'OMS dont les statistiques tardent à démêler les progrès effectifs de l'épidémie, l'augmentation du nombre des États déclarants et l'accroissement des vigilances médicales. De ce fait, les 200 000 malades recensés à la fin de 1989 autorisent des extrapolations variables, selon les modèles utilisés : entre 5 et 26 millions de contaminés (dits séropositifs) en 2000. Faute de thérapeutiques améliorées d'ici là, l'OMS s'attend à enregistrer jusqu'à 1 million de morts par an à la fin du 20e siècle.

La longueur probable des recherches requises pour l'établissement de

traitements efficaces pourrait ainsi s'accompagner d'une pandémie d'où résulterait, dans certains pays au moins, une recrudescence de la mortalité assez ample pour infléchir leur démographie. Si l'on ne sait produire bientôt des antigènes efficaces, cette maladie produira, en outre, de redoutables anticorps sociaux. En effet, bien avant qu'elle ait commencé de réduire nettement la croissance des populations africaines les plus touchées ou de rehausser les taux de mortalité européens et américains, les sociétés concernées réactiveront leurs anciennes techniques d'isolement des lépreux ou en inventeront de nouvelles qui pourraient être tout aussi épouvantables.

On peut douter que le sida rejoigne, au rang des catastrophes naturelles

majeures, la peste qui ravagea l'Europe au 14e siècle ou la variole qui dépeupla l'Amérique du 16e siècle (n° 19), à moins que cette maladie inopinée soit la première d'une série de mutations pathogènes, imputables aux transformations industrielles et techniques de l'environnement. Mais, s'il devait durer sans recours, on peut être sur que le sida s'inscrira au rang des catastrophes culturelles majeures, tant il serait difficile de faire coexister, pendant des décennies, le cantonnement de sa pandémie et le maintien des régimes démocratiques.

La malnutrition et la famine sont des menaces démographiques beaucoup plus

pressantes que le sida, même si le doublement de population observé entre 1950 et 1990, a déjoué toutes les craintes malthusiennes, hormis quelques zones où des États défaillants et des guerres récurrentes, jointes aux aléas climatiques, ont provoqué parfois de longues disettes et de vraies famines : ainsi de l'Éthiopie qui perdit, peut-être, un million d'hommes en 1984 et qui est périodiquement menacée d'une semblable catastrophe (n 66).

Pour l'avenir, la zone la plus inquiétante est l'Afrique, en presque toutes ses

régions. L'est éthiopien et soudanais ou la bande sahélienne sont particulièrement vulnérables, mais le décalage entre la population et les ressources alimentaires s’accroît ailleurs aussi : en Algérie, par exemple, où la production vivrière de 1990 ne couvre plus que 40 % des besoins, contre 73 % vingt ans plus tôt.

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Toutefois, il faut apprécier la situation mondiale, avant de juger d'aucune

région singulière. En 1989, malgré les fréquentes sécheresses de 1988, il a été produit près de 1900 millions de tonnes de céréales, presque toujours consommées dans les pays producteurs. Le commerce mondial des grains a porté sur 95 millions de tonnes, soit 5 % de la récolte annuelle. À l'horizon 2000, la FAO évalue les déficits, presque tous situés en Afrique, à environ 130 millions de tonnes qui seront aisément comblés par les surplus des récoltes européennes, américaines et — de plus en plus — asiatiques. À plus long terme, les excédents asiatiques pourraient croître nettement, à mesure que l'irrigation, l'emploi d'engrais et l'usage de machines continueront de progresser. De même, l’URSS qui est devenue lourdement importatrice depuis les années 1970 (n° 51) finira bien par tirer de sols aussi fertiles que ceux de l'Amérique et de l'Europe, de quoi nourrir toute sa population.

Donc, pour les prochaines décennies, aucun déficit global n'est en vue. Mieux,

les États-Unis et la CEE multiplieront les friches, pour alléger le coût des aides dispensées à leurs paysanneries. Ainsi, les États-Unis subventionnent déjà le maintien hors production de 53 millions d'hectares et la CEE fait de même, son objectif étant de stériliser 15 millions d'hectares avant la fin du 20e siècle. Cela ne suffira sans doute pas, car les agriculteurs inscrits dans le triangle Bristol-Amsterdam-Nantes pourraient, à eux seuls, produire de quoi nourrir l'Europe entière.

Virtuellement, l'Afrique est tout aussi riche : ses terres disponibles ou

aménageables — par exemple, au Soudan — et les gains de productivité à tirer d'une réforme radicale de ses façons culturales, pourraient la rapprocher de l'autosuffisance alimentaire en une ou deux décennies. Point n'est donc besoin de trop tabler sur les nouveaux progrès de production que les biotechnologies vont autoriser, ni sur les gains de productivité que la diffusion des méthodes danoises ou hollandaises pourrait provoquer un peu partout dans le monde, pour acquérir la certitude qu'aucune pénurie globale ne menace la planète dans sa marche vers les 15 milliards d'habitants.

Pour autant, rien ne garantit que le Bangladesh, l'Éthiopie, le Soudan et vingt

autres pays, au moins, ne souffriront pas de disettes chroniques ou de famines maintes fois répétées. Rien ne garantit non plus que, par maintien ou aggravation des inégalités sociales en d'autres pays plus riches que les précédents, la malnutrition par insuffisance quantitative et par déficits qualitatifs, ne puisse étendre ses ravages, au-delà des 500 millions d'hommes qu'elle frappait en 1989, si l'on en croit l'OMS (n° 66). Mais de tels drames demeureront liés aux carences des États, incapables de stimuler la production et de réformer la propriété foncière. Au 21e siècle, comme aujourd'hui, la famine sera politique.

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Comme toute production, l'agriculture pourra se développer, si elle dispose de l'énergie et des autres matières premières qui lui sont indispensables. Or la fourniture d'énergie devient préoccupante, au moins en certaines de ses formes primaires.

Les réserves exploitables de pétrole et de gaz sont évaluées à quelque 3 500

milliards de barils (ou équivalent), soit moins de 60 ans de consommation, au niveau de 1990. De nouvelles découvertes vont sans doute continuer d'accroître ce stock, mais la consommation croissante compensera plus ou moins ce mouvement. Quelle que soit la résultante, il est sûr que les disponibilités en pétrole et gaz s'épuiseront en peu de décennies, tout en valorisant les sites les mieux dotés — à commencer par la région du Golfe arabo-persique — et en entraînant une inéluctable hausse des prix pétroliers. Dès lors, l'OPEP — peut-être élargie à l'URSS, à l'Argentine et à quelques autres pays — reprendra bientôt de l'autorité sur les prix mondiaux et le premier 21e siècle sera une période de pénurie croissante ou plutôt d'adaptation à des nouvelles formes d'énergie. Le charbon dont les réserves connues — situées pour un tiers en Chine — sont dix fois supérieures à celles des produits pétroliers pourra, certes, prendre la relève pour de longues décennies au prix de techniques affinées pour l'extraction de la houille et pour sa conversion en énergies secondaires propres. Mais, à très long terme, les seules ressources virtuellement intarissables sont à attendre du solaire — capté de diverses façons, y compris par le détour de végétaux — et du nucléaire.

En 1990, ce dernier procure près de 17 % de la consommation mondiale

d'électricité, soit 5 % au moins de la consommation totale d'énergie primaire. Compte tenu des équipements en cours et projetés, sa part dépassera 8 % à la fin du siècle. L'évolution ultérieure, guidée par les angoisses contraires que les pénuries d'énergie et les risques d'accident vont continuer d'entretenir, dépendra finalement des précautions d'emploi qui seront prises, de l'évolution des techniques — notamment vers la maîtrise de la fusion — et de l'intensité des efforts consacrés, par ailleurs, aux techniques rentabilisant l'énergie solaire. Ainsi, le 21e siècle sera marqué par une très grande aventure énergétique : l'épuisement virtuel des combustibles fossiles et la compétition entre les filières nucléaires et solaires, pour assurer leur relève. Déjà, le Japon a choisi de doubler en vingt ans son parc nucléaire. Quels que soient les choix politiques effectués d'étape en étape par les divers pays, aucun tarissement irrémédiable des ressources d'énergie primaire ne menacera la croissance de l'humanité et de sa production.

De 1950 à 1990, l'intensité énergétique de la production mondiale a

probablement augmenté de 0,4 à 0,5 % par an. Autrement dit, la consommation moyenne d'énergie primaire par unité de production s'est accrue à ce rythme. Mais un net renversement de tendance s'est amorcé, depuis le sursaut des prix pétroliers, en 1973 et 1979. En effet, l'intensité énergétique a baissé de 20 % dans l'OCDE, de 4 % au Brésil et, semble-t-il, de 19 % en Chine ; mais elle a continué de s'accroître en URSS (+12 %), en Corée et en Inde (+ 14 %) ainsi qu'au Mexique (+ 28 %)

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 75

Aucune fatalité n'associe des consommations accrues d'énergie à la croissance de la production. Il dépend de politiques pertinentes que les prix et les fiscalités incitent à économiser l'énergie primaire, à toutes fins, productives ou non. Dans toutes les régions du monde, les techniques modernisées, les lois antipollution et la tendance haussière du prix de l'énergie à long terme adjoindront leurs effets à de telles politiques.

L'OCDE estime que, d'ici 2005, les améliorations techniques déjà connues,

pourront accroître le rendement des convertisseurs d'énergie et réduire la consommation des appareillages industriels et domestiques ou des moyens de transport, dans des proportions généralement supérieures à 25 ou 30 %. Les novations que la recherche scientifique et technologique ne cesse de produire, en ces divers domaines, prolongeront sans doute cette tendance, sans compter les percées majeures qui pourraient résulter, par exemple, d'alliages supraconducteurs aux températures ambiantes. On doit donc s'attendre à ce que la consommation mondiale d'énergie primaire croisse désormais moins vite que la production mondiale. Encore faudra-t-il que la politique visant à économiser l'énergie soit complétée par diverses actions sectorielles bien ajustées.

Soit, par exemple, l'automobile particulière. En 1960, cent millions de ces

véhicules circulaient de par le monde. En 1990, les immatriculations totales ont dépassé les 400 millions. À supposer que leur usage continue de s'étendre en fonction de la hausse du PIB par tête, le monde de 2100 pourrait compter trois ou quatre milliards d'automobiles : de quoi ronger de pluies acides toutes les forêts de la planète, après avoir réduit les terres cultivables de 10 à 20 % pour faire place aux autoroutes. Bien évidemment, des interventions politiques viendront infléchir ces tendances insoutenables. Fut ce avec retard, elles inciteront à la production de voitures économes en énergie et non polluantes et à un meilleur dosage des transports individuels et collectifs.

Soit, par un nouvel exemple, la question des déchets nucléaires. La France qui

compte dès à présent plus de 800 sites nucléaires — centrales, laboratoires, arsenaux, etc. — est évidemment très sensible au risque de nouveaux Tchernobyl. Mais elle répond correctement à ce risque, lorsqu'elle multiplie les précautions et les contrôles qui entourent ses installations nucléaires, plutôt que d'envisager — comme la Suède — l'abandon de celles-ci. En effet, même si l'on peut juger que l'expansion du nucléaire a été trop rapide en France ou trop riche d'excroissances militaires, il reste que l'orientation prise répond aux besoins énergétiques de longue durée et qu'elle a permis d'occuper une place éminente dans l'industrie nucléaire mondiale.

De tels exemples sont à généraliser, tant la croissance industrielle requise par

un siècle où la population mondiale se hissera de 6 à 15 milliards, sera génératrice d'agressions physiques. Non sans retard aux conséquences parfois dramatiques, la défense de l'environnement naturel des sociétés deviendra, d'une décennie à l'autre,

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l'une des plus hautes priorités politiques du 21e siècle. Déjà, les évolutions de l'opinion en maints pays et les propositions avancées par diverses organisations internationales permettent d'espérer que le mariage de l'économie et de l'écologie ne tardera pas trop.

En 1948, l'Union internationale pour la Conservation de la nature n'était qu'un

organisateur de colloques internationaux. En 1970, ses propositions sont devenues le Programme des Nations-Unies pour l'environnement. À cette époque, l'idée d'une générosité illimitée de la nature a perdu son ancien crédit, sous les coups, notamment, du Club de Rome et des débats provoqués par son rapport alarmiste de 1972 (26). En 1980, le Programme mondial de recherche sur le climat, préparé par une organisation internationale qui groupe 152 pays, a élargi le débat en multipliant les études spécialisées, en vue d'une conférence internationale sur le climat qui s'est tenue en 1990. Les engagements pris par la CEE, le Japon et divers autres pays, lors de cette conférence — mais non par les États-Unis ni l'URSS — attestent que le glissement du diagnostic à la thérapeutique est désormais en cours.

La seule politique pertinente, à l'échelle séculaire, est celle qui vient d'être

esquissée par la convention de 1990 sur l'élimination des gaz destructeurs de la couche d'ozone atmosphérique. Mais d'immenses progrès restent à accomplir pour discipliner les industries — notamment celles qui opèrent dans les États faibles — comme furent jadis disciplinés les navires négriers ; pour orienter les industries vers la prévention des risques, par des fiscalités pénalisant les rejets polluants, les techniques sales, les procédés de fabrication dangereux pour l'environnement ; pour soumettre les produits et procédés nouveaux à des contrôles contradictoires, avant d'en autoriser l'usage ; et, plus généralement, pour maîtriser l'utilisation et le recyclage des matières premières. Toutes orientations qui méritent d'être poursuivies sans jamais céder aux utopies réactionnaires de la croissance zéro, de la trêve des inventions et autres suppressions du nucléaire dont la signification sociale concrète ne pourrait être que le blocage ou la réduction de la population mondiale — mais par quels massacres ? — et la consécration des actuelles inégalités de niveau de vie entre peuples et entre classes — mais par quelles répressions accrues ?

Le mariage de l'économie et de l'écologie acquerra sa pleine utilité s'il

s'accompagne d'un maximum de débats contradictoires aidant à actualiser les décisions politiques nationales et internationales, sans paniques ni effets de mode ; et si, dans l'ordre international, il aide à mêler une juste politique de la rente et de l'aide (n° 76) à l'extension des précautions et prohibitions, inventées par les pays déjà industrialisés. Car il serait déraisonnable que l'Europe qui a détruit beaucoup de ses forêts bien avant la révolution industrielle, et qui a, jusqu'au milieu du 20e siècle, brûlé tout le charbon qu'exigea cette dernière, fasse la leçon au Brésil qui détruirait, en Amazonie, le poumon de la planète ou à la Chine, si riche en charbon et si pauvre en industrie, sans aider ces pays à se moderniser aussi rapidement que proprement.

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Le Fonds pour l'environnement mondial créé en 1990, sur une heureuse

initiative de la Banque mondiale, répond, de façon plus pertinente aux besoins écologiques, liés à l'industrialisation de pays encore pauvres — si, du moins, ce Fonds reçoit durablement des dotations suffisantes. De même, quand la CEE commence à gratifier ses paysans, pour qu'ils se transforment, parfois, en gardiens du patrimoine naturel, plutôt que de surproduire, elle infléchit heureusement sa politique agricole, non sans favoriser, à terme, une utile réduction de son protectionnisme (n° 76).

L'Allemagne, les Pays-Bas et quelques autres pays semblent tentés par un

perfectionnement de leurs comptes économiques nationaux qui permettrait d'y inscrire le coût des destructions infligées à l'environnement naturel, afin que l'évaluation de la production intérieure brute (PIB) en soit diminuée. L'intention est louable, mais il serait sans doute préférable d'élaborer autrement des comptes de la nature, à l'échelle nationale, puis internationale (n° 64). En effet, les comptes économiques réduisent toutes leurs évaluations à des quantités, pondérées par des prix. Exprimer les rapports entre la nature et la production par des jeux de prix, reviendrait à les réduire à ce que le marché peut en saisir. Certes, il est bon que les pollueurs deviennent les payeurs et que les surcoûts à leur infliger soient calculés sur des bases solides. Mais les comptes de la nature pourraient soutenir de plus vastes ambitions, afin de calculer — et de soumettre à débat contradictoire — les effets atmosphériques, climatiques et biologiques de toutes les productions, ainsi que les utilisations de ressources naturelles non reproductibles, les récupérations de matériaux naturels, issus de produits antérieurs, et les rejets d'effluents plus ou moins rebelles aux dégradations naturelles. De telles données ne pourront être établies qu'au prix d'un difficile débroussaillage théorique, assorti de débats répétés. Le raccordement des statistiques écologiques aux statistiques économiques — dont les indices d'intensité énergétique donnent déjà un aperçu — requerra un effort non moins grand. La pertinence des mouvements écologiques se jugera là, lorsque leurs pressions, débarrassées des nostalgies romantiques et des catastrophismes simplificateurs, tendront à multiplier les compteurs bien construits et sans cesse surveillés, pour en tirer des leçons politiques bien fondées.

De même que des comptes du travail humain devraient aider les sociétés à

mesurer l'emploi qu'elles font du temps des hommes (n° 64), afin d'apprendre à mieux réduire les contraintes de la production, pour maximiser le temps libre, de même les comptes de la nature devraient aider ces sociétés à gérer leur patrimoine naturel en bons pères de famille, comme l'ont sagement souhaité maints penseurs des 18e et 19e siècles — y compris Marx.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 78

Chapitre 17

Le capitalisme enfin mondial ? (De 1990 à 2100)

« Le subtil sapajou et le puissant mandrill jouent déjà le prélude à l'histouar des humains »

QUENEAU

78. — Le capital mobile Retour à la table des matières

La réprobation que les trafics d'armes ou de drogues peuvent inspirer et la prudence que l'écologie peut mobiliser, provoqueront, l'une comme l'autre, une certaine vigilance à l'égard du marché mondial. Mais autant cette police des échanges pourra cibler utilement diverses marchandises, autant il lui sera difficile d'identifier et de tarir les flux financiers, nés des transactions illégales. L'argent qui circule dans le réseau bancaire mondial est éminemment fongible : le narcodollar a même odeur que le pétrodollar ou que le dollar de l'épicier.

La mobilité internationale des capitaux, sur le marché mondial de l'argent, est à

l'origine de maints désordres monétaires et financiers (n° 56). Les perturbations les plus apparentes qui prennent l'allure de krachs boursiers, ne sont pas nécessairement les plus graves, car les banques centrales ont appris à les compenser par une offre de monnaie qui dilue la crise boursière en un supplément diffus d'inflation (n° 56). Les défaillances bancaires sont plus dangereuses, d'autant qu'elles se renouvellent fréquemment. Hier, les caisses d'épargne américaines se sont effondrées, l'une après l'autre, mais leur sauvetage, étalé sur deux ou trois décennies, est à peine organisé, que la crise gagne les banques américaines où l'accumulation des mauvais risques, internes et internationaux, mal compensés par des provisions insuffisantes, peut déboucher sur de fréquentes faillites auxquelles

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le budget devra porter remède. Par-delà les banques dont il va modifier la réglementation, l'État fédéral américain est lui-même atteint : ses déficits budgétaires récurrents, sa monnaie fluctuante, sa dette internationale énorme finissent par mettre son crédit en péril. Mais les États-Unis ne jouissent d'aucun monopole : les péripéties financières du Japon dont les banques disposent de réserves trop courtes et dont les firmes prennent goût aux risques internationaux, hors la vue de leur banque centrale ; les tensions monétaires et boursières d'une Allemagne qui digère la RDA (n° 79) ; les vulnérabilités de la livre sterling, un temps atténuées par des ressources pétrolières qui, déjà, s'épuisent ; et les faiblesses des diverses autres monnaies, banques et bourses ; tel est le stock toujours renouvelé des aléas nationaux pouvant déclencher des contrecoups internationaux.

La fébrilité financière du 20e siècle finissant résulte de la convertibilité quasi

générale des monnaies, de la libre transférabilité des capitaux qui s'étend à partir des principaux pays et de l'ouverture des bourses mondiales aux opérateurs de tous pays, pour tous types d'opérations (n° 56).

Pour se protéger, les banques commerciales consolident leurs ressources

prêtables, en réduisent le coût, en minorent les risques de change ou en fractionnent les risques, liés aux éventuelles défaillances de leurs clients. À ces diverses fins, une floraison d'opérations interbancaires leur sert de réassurance. Chaque banque croit affermir sa position et y réussit parfois ; mais, pour l'ensemble des banques reliées par les opérations interbancaires internationales, le risque global s'accroît, parce que ces opérations amplifient le volume des créances financières enchevêtrées. La prudence des banques produit une écume de prêts, de pensions et de swaps interbancaires, qui accroissent la pression quotidienne sur les marchés des changes et des opérations monétaires au jour le jour, bien au-delà des besoins liés aux opérations commerciales. D'où les mises en garde, de plus en plus pressantes, de la BRI bâloise (n° 55) : la stabilité du système financier mondial est en péril.

Dans l'ordre international, les banques centrales ne jouissent d'aucune

souveraineté. Elles doivent composer avec les marchés monétaires et financiers transfrontières. Leur club international — qui est, précisément, la BRI de Bâle — peut, certes, collecter l'information sur les crédits en euromonnaies et autres dollars off shore ou imposer quelques normes communes aux banques commerciales des principaux pays (n° 55), mais il ne peut coordonner leurs activités. Les banques centrales les plus puissantes — celles du G7 — se promettent périodiquement de coopérer, pour maintenir dans des limites convenues les taux de change de leurs monnaies, mais leurs accords sont vite démentis et tardent parfois à être renouvelés. Même le dollar, le yen et le mark — qui composent, en 1990, 87 % des réserves monétaires des banques centrales du monde entier — fluctuent amplement les uns vis-à-vis des autres.

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Le Fonds monétaire international (FMI) ne peut plus remédier à ce désordre. Son secourisme monétaire exige de fréquentes augmentations de capital. Celle de 1990 a été de 45 milliards de DTS — soit à peu près 60 milliards de $ — et, pour l'obtenir, le Fonds a dû renforcer les quotes-parts du Japon et de l'Allemagne (n° 54) et priver de leurs droits de vote les États — tels le Pérou, le Soudan, le Zambie, etc. — qui ont près de 4 milliards de $ d'arriérés envers lui. D'ici peu d'années, les 135 milliards de DTS de son capital seront insuffisants pour effectuer tous les sauvetages attendus, si bien que de nouvelles ressources seront nécessaires, non sans de nouvelles redistributions de pouvoir, au sein du FMI.

Aucune institution internationale n'intervient comme prêteur en dernier ressort,

c'est-à-dire comme banque centrale mondiale, vis-à-vis des banques centrales nationales, si bien que l'enflure du crédit international, nourri de monnaies off shore, la multiplication des bulles et des krachs boursiers et l'écume croissante des opérations interbancaires continueront de faire sentir leurs effets déstabilisateurs, dans toute l'économie mondiale, au risque d'enclencher une crise majeure. Le capital mobile menace de déstabiliser l'accumulation capitaliste, à l'échelle du monde entier.

Les pays de la CEE ne disposent pas non plus d'une banque centrale, à l'échelle

de leur marché commun. Le système monétaire européen (SME) aide leurs banques centrales nationales à défendre les parités établies entre leurs monnaies, mais aux frais des pays dont la monnaie s'affaiblit et au prix d'un alignement presque constant sur une Bundesbank dont la priorité n'est pas d'optimiser le développement économique européen, mais simplement de stabiliser le pouvoir d'achat du deutschmark (n° 58). Néanmoins, le SME gagne du terrain : la Grande-Bretagne s'est résignée, en 1990, à y occuper pleinement sa place et plusieurs pays, scandinaves notamment, souhaitent s'y joindre.

Jusqu'en 1993, les pays de la CEE vont négocier la transformation de ce SME

en une Union monétaire européenne dotée, à terme, d'une monnaie unique. Le traité qui conclura cette négociation donnera vie, en 1994 au plus tôt, à un comité coordinateur des banques centrales — baptisé Eurofed par allusion au système américain des Federal reserve boards — qui devrait se transformer, à une date incertaine, en une banque centrale de plein exercice. Le chemin de cette Bundesbank pan-européenne sera semé d'embûches, de préalables et de faux-fuyants. Les États les moins développés de la CEE — Grèce, Portugal, Espagne, Irlande — et les plus réticents à l'union monétaire — notamment la Grande-Bretagne — se soumettront sans doute avec retard à la nouvelle Eurofed, si bien que cette banque centrale européenne aura vraisemblablement besoin d'une ou deux décennies pour asseoir son autorité sur les banques centrales nationales — y compris l'actuelle Bundesbank allemande qui deviendront ses succursales. L'ECU piloté par une banque centrale pan-européenne sera du 21e siècle, s'il finit par mûrir.

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La mise en pool des réserves d'or et de devises des pays de l'Union monétaire européenne, contribuerait, mieux que le SME, à la bonne tenue globale des monnaies européennes, puis de la monnaie unifiée, vis-à-vis du reste du monde. Mais la maturation d'une banque centrale européenne suppose, en outre, que les normes réglant le volume et les taux du crédit à l'économie et aux États soient fixées par ses soins. Certes, il est techniquement possible de globaliser les marges de jeu, pays par pays, de telle façon que les banques centrales nationales puissent détailler ces normes avec quelque souplesse. Néanmoins, des contrôles et des sanctions seront indispensables, pour éviter que les dérapages du crédit dans les pays laxistes, ne gênent leurs associés de l'Union monétaire. Donc, une véritable banque centrale européenne privera les États européens des commodités que le crédit offre à leurs trésoreries. On peut douter qu'une réforme aussi décisive mûrisse pleinement avant les années 2010 ou 2020 et en peut même estimer qu'elle se coincera en route, car des choix politiques successifs devront intervenir, jusqu'à la disparition complète des actuelles monnaies européennes.

Une union monétaire européenne qui réussirait à s'affermir pourrait faire des

émules. Il fallut vingt ans de crises et de guerres pour que la sagesse bancaire internationale se cristallise dans les accords de Bretton-Woods (n° 55). On doutera que, sans guerres mondiales de première ampleur (n° 88) et avec des crises économiques ou financières à demi maîtrisables, la même sagesse puisse mûrir plus vite, au 21e siècle. Mais elle pourrait être bousculée par des choix politiques délibérés, tel celui du gouvernement ouest-allemand imposant à sa trop prudente Bundesbank, l'annexion monétaire immédiate de la RDA (n° 79).

On doit craindre que les réformes du FMI et de la Banque mondiale soient

tardives et incomplètes, au long du 21e siècle, même si leurs orientations souhaitables se laissent déjà apercevoir. Il s'agirait, évidemment, de rétablir un régime de parités fixes entre monnaies ; d'organiser à l'échelle mondiale le pouvoir d'un prêteur en dernier ressort et la production de prêts internationaux de longue durée et à bon compte ; peut-être aussi, d'organiser, toujours à l’échelle mondiale, la stabilisation dynamique des rentes foncières et minières et la distribution d'une aide internationale au développement, dûment contrôlée dans son emploi (n° 77). Sauf novation politique, aujourd'hui insoupçonnable, il faudra que la crise de la dette internationale devienne explosive, pour qu'un tel programme ait chance d'être entamé.

Les spasmes monétaires et financiers sont particulièrement dangereux lorsqu'ils

aggravent les taux de change ou d'intérêt imposés aux pays très endettés. Toutefois, leur effet n'est pas le même, dans les trois grandes catégories de débiteurs.

Les États-Unis — aujourd'hui presque seuls dans la catégorie des riches

débiteurs nets — n'ont pas trop à s'inquiéter, tant que leur monnaie demeure prépondérante et que leur dette internationale n'excède guère les quelques 800

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milliards de $ qu'elle atteignait à fin 1990. Si leur redressement budgétaire et commercial tarde, leur endettement pourrait néanmoins dépasser les 1000 milliards de $ dès 1993 et accroître les réticences des pays souscripteurs de bons du Trésor américain, tel le Japon.

La dette totale des pays encore (ou naguère) étatiques-socialistes est d'un chiffrage délicat, faute de recoupements complets par la BRI ou la Banque mondiale. Au début de 1990, elle semble avoir atteint les 200 milliards de $ dont 120 environ pour les pays de l'est européen, le reste se partageant entre une grosse moitié pour l'URSS et une petite pour la Chine. Sauf exceptions, dont les plus graves concernent la Pologne et la Hongrie, cette situation n'a encore rien d'alarmant, mais elle le deviendra si la restructuration des économies concernées est lente et sinueuse (n° 79).

La troisième catégorie est plus dramatique : c'est celle des pays pauvres

d'Afrique, des pays à demi industrialisés d’Amérique latine et de quelques débiteurs asiatiques, lesquels supportent une dette globale de 1341 milliards de $ à la fin de 1990 (n° 55).

À court terme, aucun allègement notoire n'est en vue. Au titre du pseudo plan

Brady, le gouvernement américain a difficilement obtenu des banques commerciales, des réductions mineures et provisoires. Ainsi, le Mexique, débiteur de plus de 100 milliards de $ dont 50 à des banques commerciales, pourra diminuer de 2 milliards le service de sa dette pendant quelques années, mais il se retrouvera, après 1995, avec une charge accrue. Pour lui, comme pour le Venezuela, le Maroc et les autres bénéficiaires du plan Brady, une hausse de 2 % des taux du Libor (n° 56) annulerait les maigres faveurs ainsi obtenues. On doutera que les banques commerciales reprennent, de sitôt, leurs prêts aux pays peu solvables : la banque est un commerce capitaliste, non une œuvre de bienfaisance. Quant aux abandons de créances étatiques, consentis aux pays engagés dans la guerre du Golfe, en 1990-91 — Turquie, Égypte, etc. — comme aux pays les plus misérables d'Afrique et d’Asie, ils sont encore exceptionnels, mais semblent devoir se multiplier.

Tant que les pays de la troisième catégorie continueront de rembourser en

principal et en intérêts, plus qu'ils ne reçoivent en dons et prêts nouveaux, l'Afrique sera condamnée à une misère croissante et l’Amérique latine risquera de devenir une immense Argentine, titubant au bord de la désagrégation sociale. Cette situation qui ne cesse de s'aggraver depuis plus de dix ans, ne pourra être redressée que par des efforts massifs à attendre non des États endettés et exsangues, mais d'interventions internationales. Il s'agit, d'une part, de réduire drastiquement les charges d'intérêts, en laissant aux États et aux institutions internationales, le soin de compenser plus ou moins les pertes bancaires qui en résulteront ; d'autre part, d'éponger une large fraction des emprunts restant dus ou, à tout le moins, d'en différer le remboursement par un long moratoire. En effet, la dette cessera

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d'inhiber la croissance économique des pays intéressés, lorsque son service sera subordonné aux progrès effectifs de leur PIB.

On peut douter que la prudence des États et la sagesse des banques conduisent

rapidement à de telles solutions, même si l'on s'en approche peu à peu, depuis 1988. Mais, plutôt que de mendier des rémissions à l'africaine, de négocier des allègements à demi illusoires, à la mexicaine ou de gagner des rabais par un alignement politique sur les États-Unis, les principaux endettés pourraient finir par opposer à leurs créanciers un front du refus. Le 20e siècle ne s'achèvera pas sans que, par refus des débiteurs ou par recul des créanciers, la dette sottement enflée au cours des années 1970 (n° 56) soit finalement ramenée à des proportions compatibles avec le développement des économies concernées.

Encore faudrait-il, pour accélérer la croissance des pays d’Amérique latine,

d'Afrique et d'Asie, que l'apurement des dettes s'accompagne d'un apport substantiel de capitaux nouveaux. Le marché international peut certes y pourvoir, pour partie, tant il est vrai que les multinationales transfèrent leurs capitaux au mieux de leurs intérêts. Mais ce marché ne protège pas des fuites de capitaux, bien au contraire. En régime de libre transférabilité internationale, le métier de banquier est de faire circuler les dépôts reçus, selon les vœux des clients ; quand la transférabilité n'est pas libre, il consiste, trop souvent, dans l'invention d'opérations factices et d'itinéraires détournés, pour satisfaire à ces mêmes vœux. La sagesse libérale des banques en décide ainsi. Elle juge également que le retour des capitaux enfuis s'opère quand — et seulement quand — ils peuvent se rentabiliser dans leur bercail d'origine, sans craindre les dévaluations, les nationalisations et autres malédictions.

Néanmoins, le libéralisme bancaire commence d'être contesté par des États

puissants, y compris les États-Unis. Ces derniers ont établi, en 1986, et perfectionné, en 1988, une loi sur le contrôle des prêts — le Money Lending Control Act — qui tente de lutter contre le blanchiment des narcodollars, lequel n'est autre qu'un transfert de capitaux, techniquement analogue aux fuites de capitaux, vers divers paradis fiscaux et bancaires. Les chefs d’État du G7, ont décidé, en 1989, de coopérer pour étendre de tels contrôles. Ainsi s'amorce une politique de levée du secret bancaire dont il faut souhaiter qu'elle déborde du commerce des stupéfiants, pour s'étendre à tous les transferts de capitaux, jugés illicites par les États d'origine de ces capitaux. Une telle déontologie financière internationale assainirait la profession bancaire et favoriserait grandement la croissance économique mondiale.

L'autre défaut grave du marché des capitaux est son incapacité à fournir un flux

suffisant de capitaux de prêt et surtout d'investissement (n° 29), aux pays où les perspectives de croissance, aussi fortes soient-elles, ne s'accompagnent pas de rapides promesses de rentabilité élevée. D'où l'intérêt qui s'attacherait à un gonflement régulier des prêts fournis par la Banque mondiale et ses satellites,

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comme par les banques régionales — c'est-à-dire continentales — de développement, ainsi qu'à un accroissement des concours du FMI, distribués notamment sous forme de DTS (n° 56).

Une aide internationale dépassant significativement les quelques 0,33% à

0,36% de leur PIB que les pays de l'OCDE lui consacrent en moyenne (n° 65) serait des plus utiles à la croissance économique mondiale, si cet accroissement s'accompagnait d'un meilleur ciblage des objectifs à atteindre, et d'un meilleur contrôle des résultats atteints. Les pseudo-aides finançant des guerres comme celles d'Afghanistan, du Nicaragua ou du Golfe, les dons des États-Unis à leurs alliés stratégiques (Israël, Égypte, Philippines, etc.), les contributions de la France assurant les fins de mois budgétaires de son Afrique, les commodités offertes à la fuite des capitaux par le franc CFA, sont loin d'être exemplaires à cet égard. Pour que l'aide devienne utile, il est souhaitable qu'elle soit distribuée et contrôlée par des organismes multilatéraux, d'échelle continentale ou mondiale, et qu'elle soit finalisée, en donnant priorité à l'autonomie vivrière des pays aidés, au contrôle des naissances, à la formation des jeunes générations et à des investissements économiques dûment sélectionnés. Encore faudrait-il que l'aide, ainsi rendue efficace, dépasse sensiblement la petite cinquantaine de milliards de $ que les pays de l'OCDE y consacrent annuellement, au début des années 1990.

Les insuffisances de l'aide internationale, les aléas du crédit international, les

timidités de l'exportation de capitaux vers les pays neufs, les dilapidations de capitaux en vaines somptuosités ou en fortunes furtivement exportées, et, brochant sur le tout, les anticipations des boursiers, des cambistes et autres trésoriers des banques et des multinationales qui accroissent la fébrilité des marchés mondiaux de l'argent : telles sont les perturbations les plus graves de l'économie contemporaine. On craindra néanmoins que leur importance soit masquée par divers périls domestiques, notamment ceux des faillites bancaires qui, par le détour des budgets étatiques, obligeraient à faire finalement appel aux contribuables. Un impôt sur le revenu national des États, dûment redistribué en dépenses de développement, stimulerait la croissance de toute l'économie mondiale, y compris celle des États ainsi taxés. Une réorganisation du système monétaire et financier international, canalisant les activités bancaires et régulant les taux de change aurait même vertu. Mais, à l'orée du 21e siècle, on n'aperçoit pas les forces politiques qui sauront donner vie à de telles orientations. On aperçoit mieux, hélas ! les crises financières qui obligeront à improviser, en catastrophe, des demi-mesures d’utilité variable.

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79. — La conquête de l'est Retour à la table des matières

La conquête de l'est européen par le capitalisme va renforcer la croissance économique mondiale. La dot que l'Europe orientale apporte à sa voisine capitaliste est substantielle. Ses 140 millions d'habitants accroissent la population de 39 %, sans réduire son niveau de formation, de santé ou de culture. Sa production n'enrichit le PIB européen que de 16 % environ, mais un niveau de vie inférieur à celui de l'autre Europe n'est pas qu’un handicap : c'est aussi un réservoir de demandes, un potentiel d'efforts, un stock additionnel de force de travail qualifiée.

Néanmoins, l'apport est de qualité inégale. Deux ou trois pays sont de premier

choix : la Hongrie, déjà à demi familiarisée avec le marché et fort entreprenante ; la Tchécoslovaquie, malgré ses usines parfois vieillottes, car sa Bohème est, d'origine, l'un des foyers de l'industrie européenne ; et surtout la RDA dont les industries lourdes et mécaniques sont modernisables et qui est riche d'une main d'œuvre qualifiée et de débouchés importants en URSS.

Le second choix est plus douteux. La Pologne représente, à elle seule, un petit

quart des populations est-européennes, mais aussi une petite moitié de leurs dettes internationales. La percée politique que Solidarité y a opéré, depuis 1980, a été payée d'un irréalisme économique aigu : celui de gouvernements de plus en plus impuissants, certes ; mais aussi, ceux d'une paysannerie enfermée dans ses archaïsmes et de syndicats, longtemps hostiles à toute réforme des prix, de la productivité et de l'emploi, et qui doivent, de ce fait, subir ces réformes à doses massives, dans une situation devenue catastrophique ; et encore, celui d'une population qui attend une aide internationale miraculeuse, avec une foi qui, comme partout ailleurs, sera démentie.

En Yougoslavie, les désordres économiques ont produit, comme en Pologne,

une hyper-inflation dont la maîtrise, recherchée depuis 1990, sera pénible. Ils se compliquent de désordres culturels et politiques qui menacent jusqu'à l'unité d'un pays dont le nord regarde vers l'Autriche et l'Italie, cependant que les autres républiques fédérées se trouvent dans des situations comparables à celles de leurs voisines roumaine, bulgare ou albanaise. Ainsi, la péninsule balkanique a des chances de rejoindre la Grèce et la Turquie, au rang des banlieues de l'Europe, d'où s'exportent les renforts de main-d'œuvre que le capitalisme européen mobilise quand la conjoncture est bonne, mais où il renvoie ses soutiers, dès que les crises économiques font retour.

Ainsi, la restructuration capitaliste des économies d’Europe orientale devra

s'appliquer à des situations très variables, mais selon des formules dont Rohatyn —

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qui dirige, à New York, la banque Lazard — a dressé une liste pertinente, dès novembre 1989 *. Il a souhaité qu'en amont des banques commerciales privées, une banque multinationale soit formée par les États intéressés à la réforme des économies est-européennes ; qu'un moratoire d'au moins trois ans soit consenti par les créanciers publics et privés de la Pologne et de la Hongrie ; que des agences spécialisées, semblables à celle du plan Marshall (n° 57), soient créées pour financer la modernisation de l'agriculture, des services publics et des équipements collectifs ; et qu'enfin, la formation d'un marché commun de l'est européen soit encouragée, pour permettre aux anciens membres du CAEM (n° 49) de se rapprocher, en bon ordre, de la CEE.

Les nouveaux gouvernements installés, en 1990, dans la plupart des pays en

rupture de socialisme étatique, tardent à fixer leurs orientations, malgré les aspirations évidentes de populations qui réduisent souvent le capitalisme à l'image qu'en donnent les supermarchés. Leur assise politique est fragile, dans des pays où les PC se défont plus vite que les appareils d'État structurés par leurs soins. Les nouveaux partis, même dotés de majorités confortables, sinon stables, peinent à s'organiser. Les collectivités régionales et locales ont une inertie comparable à celle des administrations, à quoi s'ajoutent maintes pressions exercées par ou contre les nombreuses minorités nationales. Malgré sa structure fédérale, la Yougoslavie n'échappe pas à ce travers. L'Europe orientale et balkanique a grand besoin de consolider, à frais nouveaux, la coexistence pacifique des peuples qui l'habitent, mais elle pourrait, tout aussi bien, trouver dans ses conflits nationalistes d'imaginaires dérivatifs à ses difficultés économiques. La Roumanie, la Hongrie et même la Tchécoslovaquie partagent ce risque avec la Yougoslavie.

La plupart des gouvernements semblent observer l'évolution russe, polonaise et

allemande, avant de fixer leur propre démarche. Les tâtonnements de l'URSS nourrissent la volonté de changement, mais l'expérience polonaise modère cette volonté, car sa démarche, conforme aux canons néo-libéraux du FMI, produit certes le chômage et l'inflation attendus comme premiers effets, mais tarde à susciter l'élan capitaliste et l'afflux d'investisseurs étrangers, promis par la doctrine, si bien que le mariage d'une économie incertaine et d'un populisme certain — incarné par Walesa — dessine une résultante peu attrayante. L'exemple allemand est plus prometteur, du moins à moyen terme, mais il tire beaucoup de sa force de l'annexion opérée par la RFA.

D'où les hésitations hongroises, tchécoslovaques et yougoslaves, les prudences bulgares et albanaises et les impuissances roumaines. L'uniformité étatique-socialiste n'est pas relayée par un modèle bien clair. En outre, des risques précis deviennent apparents : celui d'une braderie des patrimoines nationaux qui pourrait résulter de l'accueil non-sélectif d'investisseurs étrangers ; celui, aussi, d'un déséquilibre durable des balances de paiement, si les commodités et les habitudes

* New-York Times, 18/11/1989.

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du CAEM n'étaient pas remplacées par des investissements musclant, par priorité, les industries aptes à exporter sur le marché mondial.

Dans la conquête de l'est, la RFA s'est assuré sans peine une longueur d'avance,

en annexant de fait la RDA, sans attendre que les vainqueurs de 1945 lui en donnent le pouvoir, ni que la CEE vienne régenter l'adhésion de ce treizième partenaire. Certes, la fusion des deux Allemagnes ne se parachèvera qu'après 1995, mais la RFA a l'habitude des lentes digestions : en 1960, elle a achevé l'intégration, dans sa population active, des 13 millions de réfugiés que la défaite de 1945 avait fait refluer ; auparavant, et d'autre manière, il lui avait fallu cinq ans pour assimiler pleinement la Sarre que la France avait incorporée dans son espace économique jusqu'en 1954.

L'absorption de la RDA a été menée rondement et brutalement. L'union

politique a été canalisée vers une formule d'adhésion des Länder est-allemands à la RDA, qui a fait disparaître, avec cet État, ses lois propres et son appareil administratif et militaire, sauf à orienter la transition, par un traité arrêté une fois pour toutes. L'union monétaire a été accomplie dès la mi-1990, moyennant un taux d'échange du mark est-allemand contre des deutschemarks qui n'a certes pas ravi la Bundesbank, mais qui a eu l'avantage politique de satisfaire les familles, tout en ruinant les entreprises : les épargnes et les revenus ont été valorisés, non sans déséquilibrer les comptes des entreprises et les budgets des administrations. Des subventions et des crédits, fournis par la RFA, ont provisoirement atténué les périls, juste assez pour éviter les faillites en cascade et les banqueroutes administratives.

À partir de sa position de force — consolidée par les succès électoraux, à l'est

comme à l'ouest, des partis au pouvoir en RFA — le gouvernement de Bonn a pu organiser le remploi sélectif des fonctionnaires, magistrats et officiers de la RDA et le transfert de toutes les propriétés économiques de cet ancien État à un holding fiduciaire — le Treuhandanstalt — qui doit en diligenter la privatisation, cependant que la population est-allemande s'acheminera vers des niveaux de vie comparables à ceux de la RFA, en traversant pendant quelques années le purgatoire pédagogique d'un chômage semblable à celui des années de reconstruction : l'intégration dans l'Allemagne unifiée doit se mériter.

Mieux, les divers mauvais exemples dont la RDA était porteuse, ont été

déracinés : celui d'un secteur public que d'autres interventions auraient pu laisser perdurer ; celui, aussi, d'un welfare plus attentif aux intérêts des femmes et des enfants que ce n'est le cas en RFA ; celui, enfin, des services sociaux et culturels, plus généreusement aidés qu'à l'ouest, à proportion du revenu national, s'entend. La seule anomalie est-allemande que le traité d'union a dû laisser subsister, pour quelques années au moins, est des plus significatives : la liberté de l'avortement a été maintenue, pour les Länder orientaux, issus d'une RDA où, il est vrai, de 1965

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à 1989, les femmes ont donné naissance, en moyenne, à un demi-enfant de plus que leurs consœurs de RFA.

Dès le début de 1990, les groupes industriels ouest-allemands ont fait leur

choix parmi les firmes est-allemandes à succursaliser, tandis que les multinationales non allemandes n'ont décroché que de rares positions et que la CEE a détourné son regard de ces concentrations, aux marges de sa zone de compétence. Néanmoins, l'unité économique des deux Allemagnes n'ira pas sans tensions. La RFA de 1990 compte 7 % de chômeurs parmi sa population active et les reconversions industrielles de l'ex-RDA, comme l'immigration de familles allemandes, jadis fixées en Pologne, en Roumanie ou en URSS, vont renforcer ce volant de chômage. Par ailleurs, les investissements publics et privés, nécessaires pour porter les équipements et la productivité de l'ex-RDA, au niveau de la RFA, sont de grande ampleur : entre 500 et 1 000 milliards de marks, soit 300 à 600 milliards de $, aux prix de 1990. Mais la production supplémentaire réalisée en Allemagne, grâce à l'unification, fournira de plus en plus aisément le surcroît d'impôts et d'épargne requis pour ces investissements, pendant la décennie où ils seront progressivement réalisés. Enfin, il faut s'attendre à de multiples revendications des propriétaires de terres, d'immeubles et d'entreprises, évincés après 1945, si bien que l'Allemagne unifiée n'évitera les contentieux infinis qu'en usant d'une sorte de milliard des émigrés semblable à celui grâce auquel la monarchie, restaurée en France après 1815, pansa les plaies financières de la noblesse et du clergé, lésés par les expropriations révolutionnaires.

Probablement étalés sur une dizaine d'années, les transferts financiers d'ouest

en est seront donc massifs. Leur financement par des suppléments d'impôt et surtout par des crédits bancaires et par des emprunts en bourse, s'accompagnera sans doute d'une inflation modérée qui en diluera la charge parmi les consommateurs de la CEE. Mais, en toute hypothèse, cet investissement de modernisation ne tardera pas à s'autofinancer, puis à se rentabiliser, par les gains de production qu'il entraînera.

Dès 1990, en effet, la conjoncture ouest-allemande en a été stimulée,

notamment dans le secteur des biens de consommation et dans celui du bâtiment. De là, l'embellie va gagner le secteur des biens d'équipement, si central dans l'économie des deux Allemagnes. Pour quelques années, au moins, on peut s'attendre à ce que le volume du PIB croisse de 3 à 3,5 % par an dans l'ex-RFA et, après une ou deux années de marasme, de 7 à 8 % dans l'ex-RDA, cependant que, par ricochet, la CEE tout entière peut espérer enregistrer un supplément annuel de croissance de l'ordre de 0,5 % au moins. La conquête de l'Allemagne par l'Allemagne aura ainsi des effets stimulants pour toute l'économie européenne.

Aucun autre pays d'Europe orientale ne pourra réformer son économie aussi

aisément que la RDA. Aucune multinationale non allemande ne jouira, dans l'ancienne aire étatique-socialiste, de facilités comparables à celles dont les

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groupes allemands bénéficient en RDA. De ce fait, les transformations seront plus lentes et plus diverses, de Gdansk à Sofia, et les intérêts étrangers y seront plus variés. Néanmoins, les sociétés à capitaux mixtes formées dans ces pays, dès avant 1989, et multipliées depuis lors, donnent déjà d'intéressantes indications. L'Allemagne est ici également très active, notamment en Hongrie et en Tchécoslovaquie, pays auxquels la France s'intéresse elle aussi. La Grande-Bretagne manifeste peu d'appétit, moins, en tout cas que l'Autriche et la Finlande qui multiplient les participations dans les firmes moyennes de diverses branches. Quant à la quatrième grande puissance de la CEE — l'Italie — son zèle est double : d'une part, elle est source d'initiatives industrielles ou commerciales assez nombreuses et, d'autre part, elle esquisse avec l'Autriche, la Hongrie et la Yougoslavie, un groupement des Alpes adriatiques qui pourrait être mieux qu'un rêve diplomatique, encore qu'un autre groupement, purement balkanique, cherche également à se former avec tous les États inscrits entre Belgrade et Istanbul, y compris l'Albanie.

Les puissances extra-européennes participent, elles aussi, à la conquête

capitaliste de l'Europe orientale. Les États-Unis, entravés par leur déficit budgétaire, sont avares de fonds publics, mais leurs multinationales sont actives, notamment pour établir des filiales industrielles et des succursales commerciales dans l'automobile, le pétrole, l'informatique, etc. Le Japon opère de même, pour développer sa production locale d'automobiles et de matériels électroniques et il offre par surcroît quelques crédits à long terme, pas toujours liés à des achats au Japon. Quelques autres pays, américains notamment, se sont joints d'origine à la nouvelle Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD).

Cette banque publique internationale — les Américains diraient multilatérale

— concrétise l'une des suggestions de Rohatyn. Elle est bâtie à peu près comme la Banque Mondiale — ou BIRD (n° 54) — mais avec un capital dix fois inférieur, soit 10 milliards d'ECU ou environ 13 milliards de $ (au taux de fin 1990), lesquels seront versés en plusieurs années. La BERD est européenne, par son objet qui est d'aider à la restructuration des économies étatiques-socialistes d'Europe— y compris l'URSS — mais aussi par la répartition du capital et du pouvoir en son sein : les États-Unis en détiennent 10 %, la CEE et ses pays membres 51 %, le reste se répartissant, par doses variables, entre l'URSS et les pays est-européens, le Japon et dix-huit autres pays d'Europe et des Amériques, du Liechtenstein au Canada et au Mexique. Ainsi, les États-Unis qui souhaitaient interdire à la BERD de contribuer aux équipements publics et d'accorder des prêts à l'URSS, afin de réserver tous ses crédits à la modernisation et à la privatisation des entreprises, ont dû faire droit aux volontés européennes, faute de quoi la BERD se serait formée sans eux. Dès sa naissance, cette banque a donc rejoint les banques multilatérales d'Amérique (BID) et d'Asie (BAD), en rébellion contre la tutelle trop étroite des États-Unis.

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La BERD n'est pas le seul instrument d'intervention de la CEE dans l'est européen. Après avoir multiplié les promesses, à mesure que l'année 1989 dispensait ses divines surprises, la CEE a finalement décidé de consacrer, de 1990 à 1992, l'équivalent de 3 milliards de $ aux pays de cette zone, à quoi s'ajouteront des crédits de la Banque européenne d'investissement (BEI) dont le capital est porté, pour l'occasion à 57,6 milliards d'ECU. Ainsi, la BEI qui servait jusqu'ici à financer les programmes de reconversion industrielle et de développement régional de la CEE, est appelée à déborder vers de nouveaux espaces. La conquête de l'est ne manquera pas de munitions, car elle promet d'être rentable, sinon brève.

L'organisation collective de cette zone pendant et après sa transition vers le

capitalisme dépendra de l'appétit coopératif, sans doute inégal, dont feront preuve des pays, naguère associés, involontairement, au sein du CAEM (n° 49) et déjà engagés dans des évolutions différenciées, voire divergentes.

L’EUROPE D’ICI LA FIN DU 21e SIECLE

– I– Fin du 20e siècle – III– Plein 21e siècle – II– Premier 21e siècle

1990 2000 2020 2100 Population (en millions) Europe de l’Est (1) 144 150 — — Europe de l’Ouest (2) 402 412 — — Ensemble de l’Europe (3) — — 589 680 PIB (en % du total mondial Europe de l’Est (1) 3,7 3,6 — — Europe de l’Ouest (2) 23,1 23,6 — — Ensemble de l’Europe (3) — — 22,7 14 PIB par tête (1990 = 100) Europe de l’Est (1) 100 135 — — Europe de l’Ouest (2) 100 145 — — Ensemble de l’Europe (3) 100 — 209 3317 PIB par tête (en % du niveau américain de l’année) Europe de l’Est (1) 29 30 — — Europe de l’Ouest (2) 65 73 — — Ensemble de l’Europe (3) — — 65 105 (1) Ensemble du camp socialiste d'après 1945, y compris Albanie et Yougoslavie, mais non compris l'URSS. (2) Ensemble de l'Europe hormis le camp socialiste. (3) Ensemble de l'Europe, non compris l'URSS

Méthodes : voir nos 64 et 81.

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Maintenant que les pays d'Europe orientale peuvent s'émanciper du CAEM, leur hésitation devient sensible. Dès 1990, il a été convenu que les échanges s'effectueraient, un an plus tard, aux prix mondiaux et se régleraient en devises convertibles. Du coup le pétrole et le gaz livrés par l'URSS se paieront, en $, à un prix très supérieur aux tarifs de 1989-90 — environ 7,5 $ le baril — selon le niveau auquel s'établirent les cours mondiaux, secoués par la crise du Golfe. En outre, les débouchés stables, offerts par les contrats à terme, passés avec l'URSS ou avec d'autres pays du CAEM, ne pourront pas être aisément relayés par des ventes sur un marché mondial où la concurrence est parfois vive et auquel les produits, même hongrois ou tchèques, ne sont pas toujours bien adaptés. D'où la conversion du CAEM en une Organisation de coopération économique et internationale (OCEI), décidée en 1991, en vue de sauvegarder les relations commerciales établies dans l'ancien CAEM.

Les associés de la nouvelle OCEI brûlent de rejoindre les institutions

économiques où sont assemblés les pays d'Europe occidentale. Leur réception comme observateurs dans l'OCDE sera d'autant plus facile que cette position est déjà celle des pays qui — comme la Yougoslavie — acceptent de se laisser observer de près, par une organisation qui, souvent, les admoneste. En revanche, leur éventuelle intégration dans la CEE se fera en ordre dispersé, durant les premières décennies du 21e siècle, à mesure que ces pays seront jugés aptes à rejoindre le marché commun sans trop en perturber l'industrie et, surtout, l'agriculture. On peut supposer que la Tchécoslovaquie — même sans reconversion au bulldozer, comme celle de la RDA — et la souple Hongrie pourront être reçues avant la Pologne, surtout si celle-ci connaissait un dérapage rappelant celui de l'Argentine (n° 85). Quant aux républiques balkaniques, on imagine mal qu'elles puissent précéder la Turquie au sein de la CEE. Mais, avant ces intégrations, l'AELE (n° 57) accueillera peut-être certains des pays de l'ancien CAEM, aux côtés de l'Autriche, de la Suisse et des pays scandinaves qui la composent.

Ainsi, le marché commun qui continue d'unifier ses règlements de toute sorte,

au sein d'une Communauté économique européenne où une monnaie commune s'esquissera peut-être au début du 21e siècle (n° 78), va être prolongé par diverses excroissances. Déjà, les interstices de cette CEE sont occupés par une AELE qui ne s'en distingue guère, pour ce qui est des échanges de produits industriels. Au delà de la RDA, incorporée dans l'Allemagne et, donc, dans la CEE, celle-ci multipliera les traités d'association avec des pays de l'est européen dûment sélectionnés ou avec leur éventuelle organisation commune. Au sud, enfin, la CEE, déjà présente tout au long de la Méditerranée, du Portugal à la Grèce et, de surcroît, associée à la Turquie et à plusieurs pays arabes dispose, ainsi, pour plusieurs décennies, d'un réservoir de main-d'œuvre, en attendant l'époque plus lointaine où l'Europe aura intérêt à resserrer ses liens avec le Maghreb et l'Anatolie.

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Sans ces extensions futures et sans l'URSS — qu'elle s'adjoindra peut-être au siècle prochain (n° 74) — l'Europe est déjà un marché virtuel de plus de 500 millions de consommateurs, surclassant le potentiel nord-américain — Mexique compris (n° 85). Certes, ce marché immense est loin d'être homogène, mais il travaille à se décloisonner, sinon à convertir son grand espace économique (n° 81) en une unité politique tirant pleinement avantage de sa taille.

Malgré ce relatif déficit, un dynamisme nouveau se fait sentir dans l'espace

marchand européen. L'asthénie dont la CEE a fait preuve au cours des années 1970 et 1980 (n° 58) n'est plus de saison. Mise en appétit par la conquête de l'est, l'Europe est en mesure de surclasser, à nouveau, les taux de croissance américains, sinon de rejoindre, déjà, ceux du Japon. Si elles devaient se confirmer, de telles tendances lui rendraient, au 21e siècle, la prééminence économique mondiale qui fut la sienne au 19e siècle.

80. — Galops d'éléphants et grands espaces économiques Retour à la table des matières

Hors les pays riches de l'OCDE — États-Unis, Japon, Europe de l'Ouest, Australie et Nouvelle-Zélande — d'autres essors économiques se confirment, de par le monde, dans quelques parties de l'OPEP (n° 58) et, surtout, chez les petits dragons asiatiques qui renouvellent les exploits du Japon. Mais Hong-Kong, Singapour, Taiwan et la Corée du sud ne rassemblent que 1,5 % de la population mondiale, si bien que leurs poussées persévérantes ne modifient guère la croissance économique mondiale.

Il en irait autrement si les États les plus peuplés prenaient à leur tour le galop.

Or, plusieurs de ces éléphants semblent prêts à accélérer l'allure. À l'horizon 2020, leurs performances supputables ressemblent même parfois aux promesses qu'une observation attentive permettait de déceler, dans le Japon de 1960, pour les trente ans à venir.

En 2020, seize ou dix-sept pays compteront plus de 100 millions d'habitants, le

17e étant la CEE, si elle prenait la consistance d'un pays unifié. En excluant les grands d'aujourd'hui — États-Unis et Japon — et l'URSS déjà discutée (n° 74), il reste 13 pays où seront rassemblés près de 60 % de la population mondiale. La couleur historique et morale du 21e siècle tout entier se jouera là.

Ces treize pays diffèrent radicalement de ceux où le capitalisme s'est déployé

jusqu'ici. La première vague du capitalisme industriel a recouvert des États — ou des fragments d'État — minuscules comme l'Angleterre, la Belgique, la Suisse ou le nord-est de la France. Durant le second 19e siècle, la vague suivante a balayé des États en construction : les États-Unis, aspirateurs d'immigrants ; l'Allemagne et l'Italie, assembleurs de principautés (n° 32). Souvent façonnés par une longue

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histoire, les États de taille éléphantesque ne ressemblent pas à ces deux premières promotions. En revanche, leur densité de population et leur civilisation nullement européenne, les font ressembler plus ou moins au Japon et aux petits dragons de culture sinisée (28) que la troisième vague capitaliste a entraînés plus récemment.

Les treize éléphants de 2020 produisent, aujourd'hui, 20 à 21 du PIB mondial.

Un pronostic prudent, fondé sur leurs performances acquises et sur leurs tendances présentes, permet d'estimer que, d'ici trente ans, leur part pourrait se hisser à 25 ou 26 % du total mondial. En d'autres termes, leur taux de croissance économique pourrait s'établir annuellement, à une moyenne proche de 5 %, contre 4 % environ pour l'ensemble mondial. Un tel écart peut sembler mineur, mais il bouleverserait la plupart des équilibres continentaux et mondiaux, d'autant que rien ne garantit, évidemment, que chacun des treize éléphants prendra un même galop.

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Un monde de sous-systèmes Retour à la table des cartes

Une contribution décisive est à attendre de la Chine (n° 73), mais aussi de

l’Inde où, de révolutions vertes en poussées industrielles, des taux de croissance élevés sont déjà atteints et où le déficit budgétaire et la dette internationale sont assez bien maîtrisés. Tout se jouera donc, pour l'Inde, dans une réussite assez rapide de la transition démographique et dans un ferme contrôle des tensions nationalitaires et religieuses qui pourraient déchirer ce pays hétérogène.

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Dans trois autres pays géants, une croissance, déjà bien engagée, a été inhibée,

au cours des années 1980, par le service d'une dette internationale devenue insupportable (Brésil, Mexique) ou par une longue guerre, coûteuse en hommes et en équipements (Iran). Mais l'Iran se reconstruit, le Mexique prend un nouveau souffle, dans le sillage des États-Unis, et le Brésil est seul à balancer encore, entre une implosion économique et une reprise d'élan, comme il en a déjà fourni plusieurs au cours du dernier quart de siècle, malgré l'inflation récurrente. Trois pays, donc, pour lesquels rien n'est garanti, mais où tout est possible, grâce à l'accumulation déjà réalisée et aux capitaux éventuellement rapatriables (Brésil, Mexique) et grâce aux rentes pétrolières canalisées par les États (Iran, Mexique).

Moins avancés, quatre autres géants présentent pourtant des signes

encourageants, depuis deux décennies déjà. En diverses régions d'Asie, trois d'entre eux suivent un chemin assez semblable à celui de l'Inde : le Pakistan, surtout si l'Inde et lui s'épargnent le potlatch périodique des guerres à propos du Cachemire (n° 83) ; l'Indonésie où la révolution verte a été si efficace que ce pays milite désormais au sein du groupe de Cairns (n° 76) tandis que l'animation induite par le Japon, Hong-Kong et Singapour y devient sensible ; les Philippines, enfin, où ces mêmes incitations sont à l'œuvre — y compris le groupe de Cairns — et où, par surcroît, l'investissement américain demeure actif. Le quatrième membre de cette catégorie médiane est l'Égypte où le mariage d'une aide américaine substantielle (n° 65) et d'un flux de devises rapatriées du Golfe par les travailleurs qualifiés qui s'y emploient en grand nombre, a permis de dynamiser quelque peu l'économie, malgré la surcharge démographique qui la fragilise. Aucun galop d'ensemble ne peut être garanti pour toute cette catégorie, mais il est peu probable que, vers 2020, Manille, Djakarta, Karachi et Le Caire soient encore toutes quatre, des capitales de la misère stagnante.

Par contre, une telle crainte peut s'appliquer à plusieurs des quatre derniers

éléphants de 2020, qu'il s'agisse de l'énorme Bangladesh, régulièrement ravagé par ses fleuves, du Vietnam et de l'Éthiopie, saoulés par plusieurs décennies de guerre, ou du Nigeria, né d'une agglutination récente et point encore consolidée (n° 84). Mais, même ici, le désespoir peut être déjoué. Le Vietnam, à son tour, a réussi sa révolution verte et il est devenu depuis 1989 exportateur de riz ; il pourrait subir, désormais, l'heureux entraînement de l'ANASE voisine (n° 82), si du moins la Chine ne l'entrave pas. Le Bangladesh, lui aussi, pourra changer du tout au tout, quand l'aide internationale viendra finalement maîtriser son Gange et son Brahmapoutre. Quant à l'Éthiopie et au Nigeria, leur chance principale est peut-être de figurer parmi les rares môles éventuels d'une Afrique qu'il faudra bien arracher, d'une manière ou de l'autre, à sa ruine menaçante (n° 84). Les prises d'élan, dès avant 2020, sont, ici, plus douteuses, mais elles ont chance d'advenir plus tard dans le siècle.

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À propos de l'est européen, trois prescriptions sont parfois formulées (n° 79) : un moratoire pour la dette internationale ; un organisme de compensation et de crédit, pour solder les échanges internationaux en économisant les devises rares ; et une sorte de plan Marshall aidant à franchir les principaux obstacles au développement économique. Transposées aux treize pays géants de 2020, ces excellentes recettes feraient merveille, y compris par leurs ricochets vers les économies déjà développées. Faute d'une telle sagesse, le monde sera plus convulsif, les pays auront à trouver et à imposer leurs voies propres, tous n'y arriveront pas, même parmi les plus grands. Mais il est certain que les positions adoptées par l'Inde et le Brésil, au cours de l'Uruguay round du GATT (n° 76) préfigurent l'évolution des prochaines décennies. Plusieurs des États au peuplement énorme s'affirmeront sur la scène internationale et tenteront, par tous moyens, de prendre leur élan. Plusieurs y réussiront : plusieurs galops d'éléphants accélèreront la croissance économique mondiale, même si les pays riches de l'OCDE ne se décident pas à leur prêter main forte. Les centres de recherche japonais qui estiment que l'Asie produira peut-être la moitié du PIB mondial, au milieu du 21e siècle — contre un petit 30 %, en 1990, Sibérie comprise — valident cette prévision optimiste.

L'évolution économique du monde, au 21e siècle, semble devoir confirmer

l'hypothèse de Hilferding sur le rôle stimulant des grands espaces économiques (n° 28). En effet, la probable montée en puissance de plusieurs des États de taille éléphantesque, l'intégration économique virtuellement étendue à toute l'Europe, la probable formation d'un marché commun nord-américain et l'activation, même tardive, d'une URSS aux dimensions point trop réduites (n° 72) et d'une Chine point trop crispée (n° 73) donneront au marché mondial l'allure d'une juxtaposition de vastes plaques tectoniques. Les petits cantons nationaux encore épars devront se souder aux plaques qu'ils voisinent, faute de quoi ils seront secoués par tous les tremblements d'un marché sur lequel ils n'auront aucune prise.

Les grands espaces économiques sont parfois les héritiers d'anciens empires

(Chine, Russie). Souvent, ils ont été formés à l'époque coloniale — Indes, Indonésie ou, d'autres manières, Brésil, États-Unis — si bien que les agrégations volontaires et progressives sont encore exceptionnelles — l'Europe en devenir, l'Asie du sud-est déjà esquissée (n° 82), le grand Maghreb (n° 84) et le pointillé nord-américain (n° 85) — mais elles pourraient se multiplier, plus tard, autour du Brésil et, peut-être, de l’Afrique du sud, voire du Nigeria.

Ces grands espaces, actuels ou potentiels, sont tramés par 3 000

multinationales industrielles et financières. De ce fait, ils constituent le niveau d'action auquel la politique économique doit se hisser, pour contrôler ou infléchir les poussées transmises par le marché mondial que ces espaces composent, tous ensemble. En effet, les quelques 200 États qui exercent leur souveraineté sur des cantons immenses ou minuscules du marché mondial, ne peuvent avoir prise sur lui que si leur souveraineté est sous-tendue par des moyens d'information et de

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pression, adaptés aux groupes et aux banques à vocation multinationale. Ainsi, une part importante des performances économiques du 21e siècle va se jouer autour d'une double question politique : celle du renforcement effectif des grands espaces économiques encore virtuels et de leurs capacités politiques ; et celle de la coordination internationale de ces pouvoirs rénovés, par relève ou réforme des institutions organisées, après 1945 ou pendant la guerre froide, en fonction de rapports de force aujourd'hui dépassés.

Autrement dit, les schémas qui décrivent le système mondial en termes

d'opposition Nord-Sud ou qui identifient un Tiers-Monde tricontinental, opposé au groupe OCDE et au défunt camp socialiste finiront de perdre, avant longtemps, le peu de signification qu'ils ont jamais eu. Au sein du soi-disant Tiers-Monde, de nouvelles puissances, demain très substantielles, ont déjà commencé de se diversifier et la tectonique mondiale des grands espaces, actuels ou potentiels, souligne, d'ores et déjà, à quel point le Sud est une illusion d'optique.

81. — Un 21e siècle riche et misérable ? Retour à la table des matières

Les hypothèses de croissance économique pour le 21e siècle doivent encore être appréciées globalement. En effet, les bénéfices de la révolution informatique, de la qualification améliorée d'une force de travail accrue et de l'élasticité du marché mondial ne suffisent pas à les justifier. Le galop attendu de plusieurs pays-éléphants, la conquête par le capitalisme de l'est européen — et, peut-être, de l'URSS — et la dynamisation de l'Europe, au sein d'une OCDE où l'accumulation capitaliste va continuer de se centrer, donnent à cette croissance globale une bonne vraisemblance. Mais le désordre monétaire et financier international, l'épuisement virtuel des gisements pétroliers, les périls écologiques et les précautions onéreuses qu'ils induiront, les aléas de l'aide internationale et les spéculations qui gonflent et dégonflent les rentes minières et foncières sont trop lourds de menaces pour qu'on puisse escompter une croissance bien réglée. Les forces politiques, aptes à imposer plus de sagesse, sont loin d'être partout vigoureuses et dotées de savoir-faire pertinents.

Il faut donc s'attendre à ce que les États demeurent d'une prévoyance et d'un

pacifisme semblables à ceux dont ils ont fait preuve au second 20e siècle et se demander si, dans ce contexte médiocre, l'accumulation mondiale du capital pourra produire, au 21e siècle, une croissance annuelle moyenne de l'ordre de 4,25 % par an, soit, plus précisément, une croissance par tête proche de 3,3 % l'an, comme l'hypothèse en a été avancée (n° 75).

Le second taux est le plus important, car il associe les performances

économiques aux besoins démographiques. L'idéal serait de disposer, déjà, de comptabilités nationales associant aux évaluations marchandes du volume des

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 98

biens et services produits — c'est-à-dire aux PIB — des évaluations physiques des ressources naturelles utilisées et des coûts induits par leur utilisation, ainsi que des évaluations de l'emploi donné par les hommes à leur temps de vie, à des fins de production, de formation et d'entretien de leur force de travail, mais aussi à des fins de loisirs, contraints par sous-emploi ou conquis comme temps libre. Un tel perfectionnement des comptes des nations n'existe qu'à l'état d'esquisses ou d'intentions. L'investissement théorique que la crise des années 1930 a suscité et qui a produit les comptabilités nationales si utiles au guidage des politiques économiques, reste à prolonger, pour donner naissance à des comptes de la nature ou du travail qui deviendraient, à leur tour, les supports de politiques mieux ciblées (n° 64). Après quoi, les ambitions affichées par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) pourraient être, à leur tour, théoriquement maîtrisées, au lieu d'être anticipées par de vagues syncrétismes statistiques comme ceux du Rapport 1990 du PNUD.

Croissance de PIB mondial

Estimations Hypothèses

De 1973 à 1983

De 1983 à 1990

Fin du 20e siècle :

1990-2000

Premier 21e siècle :

2000-2020

Plein 21e siècle :

2020-2100

Taux annuel global 2,85 % 3,36 % 3,8 % 3,9 % 4,33 %

Taux annuel par tête 0,88 % 1,45 % 2,2 % 2,4 % 3,6 %

La variation du PIB par tête, en très longue période, lisse les aléas

conjoncturels et les contrecoups des guerres et des révolutions qui perturbent la production. Ainsi, le taux de croissance moyen de l'économie mondiale entre 1913 et 1945 — qui est voisin de 1,5 % par an — ne dit rien des deux guerres mondiales, de la révolution russe et de l'essor américain, sauf à enregistrer leur impact économique global, lequel se mesure en comparant ce taux, à celui de 3 % qui semble devoir caractériser l'ensemble du 20e siècle ou à celui de 5 % environ qui a été obtenu, en moyenne mondiale, pendant les trois premières décennies d'après 1945.

L'hypothèse de croissance qui est envisagée pour le 21e siècle, en son entier,

revient à supposer que les crises, les guerres, les révolutions et les catastrophes naturelles provoqueront, au long de ce siècle, une même proportion de dégâts qu'au cours du second 20e siècle. En termes plus optimistes, on pourrait tout aussi bien dire : moins de dégâts qu'au cours du premier 20e siècle, notamment de 1913 à 1945.

Pour fragmenter cette hypothèse séculaire, la richesse des données

tendancielles et des extrapolations plausibles conduit à distinguer trois horizons

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successifs : une fin de 20e siècle qui est presque demain ; un premier 21e siècle, de deux décennies environ, où l'avenir se laisse entrevoir ; et un plein 21e siècle qui, tout en étant terra incognita, sert néanmoins comme grand écran où projeter les tendances auxquelles la durée donne du relief Les hypothèses ainsi déployées sont assises sur des données dont les sources ont été notées pour ce qui concerne la démographie (n° 75). Quant aux données économiques, elles proviennent, pour l'essentiel, de l'OCDE et de la Banque mondiale, mais ont été corrigées pour incorporer les résultats des économies étatiques-socialistes, en rendant ceux-ci compatibles avec les normes de calcul des économies capitalistes ; pour éliminer les aléas dus aux fluctuations erratiques du dollar et d'autres monnaies, après 1970 ; et pour atténuer la prévalence des systèmes de prix relatifs propres aux pays riches de l'OCDE, spécialement aux États-Unis, en recourant aux conversions internationales en PPA (n° 64) disponibles ou supputables ; toutes corrections qui ont fait l'objet d'estimations personnelles, visant à favoriser les comparaisons internationales de longue durée, si bien que les données ainsi établies s'écartent des chiffres ailleurs raffinés à d'autres fins et se distinguent, par des écarts considérables, des comparaisons courantes de la Banque mondiale, lesquelles prennent, pour étalon, un dollar qui est devenu un mètre en caoutchouc.

Malgré la crise de l'URSS, la militarisation du Golfe arabo-persique, le désarroi

de l'Amérique latine et de l'Europe orientale et les affres de l'Afrique, la décennie ultime du 20e siècle semble avoir peu de chances de subir des accidents de portée mondiale, si bien que la progression annuelle de 3,8 % qui est attendue, est prudente. Si écart il devait y avoir, ce serait probablement par excès. En effet, le siècle qui s'achève est riche d'espérances. La révolution informatique s'étend, après avoir aggravé, de ses reconversions, la crise économique centrale de 1973-82. La stimulation démographique est à son maximum, dans un monde qui s'accroît d'un équivalent-Mexique par an. Quoique circonspecte, l'avance vers un éventuel désarmement des puissances principales est, elle aussi, envisageable, tout comme la restructuration économique de l'est européen et l'accélération vraisemblable de plusieurs croissances asiatiques. La reprise d'élan de l'Amérique latine aura sans doute plus de peine à s'affirmer, mais son retard ne suffira pas à démentir la croissance attendue.

Le pronostic serait donc très optimiste, n'étaient les orages monétaires et

financiers qui continuent de boucher l'horizon. Les multinationales n'arrivent pas à fixer leur religion monétaire, malgré les fluctuations des changes. La plupart d'entre elles continuent de tenir leurs comptabilités internes dans la monnaie de leur pays d'origine, même si leurs ventes finales sont facturées en devises variées. La contradiction est résolue par leurs trésoriers centraux — quand ils existent, ce qui est loin d'être toujours le cas — lesquels s'efforcent de jouer au mieux des garanties de change et des placements à court terme que le marché leur offre, quitte à subir des revers. La délinquance financière devient ainsi une menace pour multinationales dont Volkswagen est loin d'avoir été la seule victime.

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S'agissant, par ailleurs, des pays surendettés, l'évolution d'ici la fin du siècle, s'inscrit entre deux limites : ou bien les errements actuels seront poursuivis jusqu'à la crise ouverte, ou bien le FMI et la Banque mondiale mettront en œuvre des programmes d'ajustement structurel plus attentifs qu'aujourd'hui à la reprise de la croissance. Cette seconde limite n'est plus invraisemblable, car les signes d'une catalyse novatrice commencent à s'affirmer : sans le pétrole mexicain, aucun plan Brady n'aurait vu le jour (n° 77) ; sans la Pologne à sauver d'une rechute vers l’URSS, aucun néo-plan super-Brady ne verrait ensuite le jour ; et, de Brasilia à Buenos-Aires, comme de Lagos à Manille, bien d'autres sauvetages sont pressants.

On doutera, néanmoins, que le chemin soit aisé, des sauvetages aux réformes

structurelles : le nouveau Bretton-Woods, n'est sans doute pas pour ce siècle (n° 54), si bien que le cycle pernicieux des krachs boursiers, maîtrisés au prix d'une inflation de crédit, se poursuivra. Donc, à l'échelle mondiale, la finance nuira à l'industrie. On doutera également que d'autres nécessités, pourtant patentes, corrigent rapidement certaines myopies politiques : celle des États-Unis, sur-consommateurs de pétrole ; celle de l'OCDE, plus attentive à jouir de l'effondrement des rentes foncières et minières, qu'à favoriser leur stabilisation dynamique ; celles de l'URSS et de la Chine, plus préoccupées par le devenir de leurs classes dominantes que par la dynamisation prioritaire de leurs économies. On doutera, enfin, que les attentes de la CNUCED (n° 65) en matière d'aide au développement et les pressions des écologistes en faveur d'une gestion plus précautionneuse (n° 77) auront, de sitôt, tous les effets bénéfiques que l'on pourrait en attendre.

Le pessimisme est également de rigueur pour le premier 21e siècle, même si

une hypothèse étalée sur deux décennies vient lisser maints accidents. Le potentiel de croissance, alors disponible, sera puissant, mais des convulsions dramatiques vont l'obérer, si bien que la performance excédera de peu celle du 20e siècle finissant.

Les efforts de la CEE et les appétits des multinationales donneront de l'élan à

l'est européen (n° 79). La CEE, ainsi stimulée, trouvera autant que de besoin, des renforts de main-d’œuvre dans les Balkans, en Turquie et au Maghreb et réussira peut-être à unifier ses monnaies (n° 78) sans que sa nouvelle banque centrale déploie un trop grand zèle anti-inflationniste. D'autres potentiels pourront se manifester, du Brésil à divers pays-éléphants d'Asie (n° 80), y compris la Chine, si elle surmonte assez vite ses probables crises politiques (n° 74). Il se pourrait même qu'en fin de période, l'URSS vienne rejoindre ce peloton et que les rounds futurs du GATT fixent des règles du jeu mieux adaptées à la diversité des joueurs du marché mondial.

Ainsi, l'espace où la révolution informatique déploiera ses effets pourrait être

élargi, cependant que l'exploitation des ressources naturelles et des produits de

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 101

synthèse pourrait être assagie par une pression politico-écologique de grande ampleur, dans beaucoup de pays importants comme dans l'ordre international.

Mais, à l'inverse, que de foyers d'infection pourront s'envenimer, d'ici les

années 2020 ! En Amérique latine, aucune espérance n'est aujourd'hui ouverte — sauf peut-être au Mexique et les crises curatives escomptées pour les dernières années du 20e siècle pourraient fort bien faire défaut ou se révéler insuffisantes, auquel cas la menace d'effondrements économiques pourrait s'étendre au continent tout entier. Aux États-Unis, entrés à reculons dans l'ère du sevrage pétrolier et dans la difficile reconversion qui s'ensuivra, tous les déficits — du budget, de la formation, des équipements publics et du welfare — accumulés pendant les dernières décennies du 20e siècle, aggraveront cette difficile transition, sauf à imaginer un sursaut que rien n'annonce encore.

Les difficultés du Japon seront, sans doute, moins profondes et peut-être,

mieux traitées, mais elles n'en mûriront pas moins, car les rythmes de croissance observés de 1950 à 1990 ne peuvent être prolongés longtemps encore, par cet archipel sans ressources naturelles suffisantes et dont les débouchés, toujours lointains, seront exposés à des concurrences préfigurées par celle de la Corée du Sud.

Les tensions les plus dramatiques viendront d'ailleurs : du Vietnam, peut-être ;

du Bangladesh, probablement ; et, assurément, de l’Afrique, en presque toutes ses régions, tant la croissance démographique, l'hyper-urbanisation et les carences — voire les désastres — économiques y composeront un mélange explosif de misères, de brigandages et de millénarismes (n° 85). Ailleurs encore, des potentiels de guerres périphériques peuvent demeurer actifs, dans le Proche et Moyen-Orient, sur les confins indo-pakistanais, etc., ou se former, par exemple sur les frontières d'un Brésil, trop longtemps saoulé de dettes impayables et d'inflations immaîtrisables, si bien que l'habituel entremêlement de drames économiques, d'échappatoires guerrières et de croisades idéologiques pourrait s'enrichir de variantes nombreuses, pendant le premier 21e siècle.

Les risques seront d'autant plus aigus que, pendant toute cette période, la

transition démographique fera sentir ses effets les plus massifs, dans plusieurs sous-systèmes continentaux (n° 87). En Amérique latine et en Asie méridionale et orientale où cette transition progresse visiblement, les grandes cohortes de naissances se poursuivront encore. Au Proche et Moyen-Orient, comme dans l'Afrique entière, la baisse de mortalité sans baisse des naissances produira d'énormes surplus. Entre 2000 et 2020, la population mondiale augmentera d'un tiers, soit deux bons milliards d'hommes en plus. D'où d'immenses besoins sanitaires, éducatifs, immobiliers, mais aussi urbains, administratifs et policiers, d'autant plus difficiles à satisfaire que leur soudaineté frappera des pays souvent pauvres.

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Ce sombre pronostic sera partiellement démenti par les sursauts d'une aide charitable ou prudente et par des vigilances souvent accrues aux frontières. Mais l'effort à accomplir sera d'une telle ampleur que ses insuffisances et ses retards laisseront mûrir maints drames. Au mieux, les puissances principales seront contraintes d'inventer, enfin, des formules d'aide internationale plus généreuses et donc plus efficaces en termes de croissance économique mondiale (n° 76). Au pis aller, l'ère des guerres et des révolutions de 1914 à 1945 (n° 39) se renouvellera, dans une ou plusieurs des grandes périphéries, non sans rejaillir sur l'ensemble du système mondial (n° 87).

Il faut y insister encore : l'année 2020 est une date de pure commodité, pour

séparer le premier 21e siècle, vaguement discernable dans sa pénombre, des décennies obscures du plein 21e siècle. Les hypothèses aventurées pour cette dernière période ont une valeur purement méthodologique : elles projettent sur l'avenir encore indiscernable, les interrogations mises en lumière par l'étude des mondes passés et par les réflexions sur le proche avenir. En outre, elles couvrent une période si longue que les moyennes gomment les accidents de toute sorte et si éloignée que l'hypothèse d'une maturation de la révolution informatique peut servir de toile de fond : d'où l'idée qu'en moyenne mondiale, le PIB croîtra un peu plus vite qu’au début du siècle — 4,33 % l’an, contre 3,9 % entre 2000 et 2020 — ce qui ferait faire un bond énorme au PIB par tête.

L'avancée vers une population mondiale quasiment stationnaire sera lente. Rien

ne garantit que, vers 2020-30, une étape décisive aura déjà été franchie, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. Mais, à tout le moins, l'expérience acquise dans les régions où la natalité finira de se modérer, comme dans celles où les tensions auront pris un tour dramatique, entraînera des réactions de meilleure qualité. En 2000, la montée vers les tensions extrêmes sera fréquente. Après 2020, ces mêmes tensions commenceront à se raréfier.

Un siècle plus tôt, la première guerre mondiale, la révolution russe, la diffusion

internationale du communisme, la crise des années 1930, l'impasse sanglante du fascisme, la deuxième guerre mondiale et son apothéose nucléaire, ont appris, à beaucoup d'États, à gérer un peu plus attentivement leurs économies et à endiguer les luttes de classes par un généreux welfare (n° 62). De même, au 21e siècle, les sociétés de l'après-pétrole, de la vigilance écologique, de l'urbanisation massive et des pressions démographiques et migratoires, ont des chances de gérer mieux les ressources naturelles, y compris les produits-à-rente ; d'améliorer peut-être l'efficacité des transferts internationaux de capitaux, par colmatage des fuites vers les paradis fiscaux, par un début de réglage de la liquidité internationale — au moyen de DTS, par exemple (n° 56) — et par la consolidation de diverses zones monétaires, à commencer, peut-être, par celle de l'ECU européen. Mais des réformes plus complètes, organisant un nouvel ordre monétaire international, asservissant les activités bancaires et financières à des limitations prudentes et

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fiscalisant à l'échelle internationale l'aide du développement, resteront sans doute hors de portée, sauf novation radicale des forces politiques prépondérantes.

Même en laissant de côté les vagues pointillés de l'après-2020, les hypothèses

qui viennent d'être avancées annoncent une croissance économique substantielle : un triplement de la production mondiale, de 1990 à 2020, et un doublement du PIB moyen par tête. On se gardera, toutefois, d'imaginer que de telles perspectives annoncent un âge d'or. En effet, la signification pratique de ces hypothèses changera du tout au tout selon que les dénivellations internationales (n° 28) seront réduites ou accrues et que les inégalités entre classes seront atténuées ou aggravées, au sein de chaque État.

Soit l'exemple de l'Inde et des États-Unis. Après filtrage statistique des

perturbations liées aux changes, aux systèmes de prix et aux usages très différenciés que ces deux pays font de leur richesse, et en négligeant les écarts dus aux charges inégales qu'ils supportent en matière d'investissements économiques, d'équipements militaires et d'autres emplois réduisant le PIB disponible pour la consommation, on peut estimer qu'en 1990, le PIB par tête indien est, au maximum, égal à 4 % du PIB par tête américain, mais qu'il atteindra, en 2020, un niveau égal à 5 % d'un PIB par tête américain qui aura, lui-même, plus que doublé au cours de ces trente années (n° 82).

L'écart entre les États-Unis et l'Inde sera donc un peu réduit, mais cette

évolution bénéfique ne garantit nullement une atténuation de la misère indienne. À l'extrême limite, en effet, il suffit que 3 % de la population indienne de 1990 tendent à s'approprier un niveau de vie proche de la moyenne américaine, pour que les 97 % restants soient plongés dans une misère absolue. Toujours au voisinage de cette limite extrême, il suffira qu'en 2020, les prétendants à un niveau de vie égal à la moyenne américaine de cette année-là, avoisinent les 10 % de la population indienne, pour que les 90 % restants demeurent plongés dans la misère absolue qui a cours en 1990.

Dans cette hypothèse extrême et excessive, tout le surcroît de production indien

servirait seulement à porter, de 3 à 10 %, l'effectif des Indiens vivant à l'américaine. En réalité, la distribution de la richesse entre les classes — et entre les pays — ne peut se modifier de façon aussi caricaturale. La logique capitaliste diffuse quelque peu les bénéfices de la croissance (n° 64), mais n'est pas des plus généreuses. Il dépendra des luttes politiques internes et internationales que la distribution soit améliorée et que, du même coup, la croissance soit davantage stimulée. Si ces pressions demeurent insuffisantes, la misère populaire dont les nouveaux pays industriels d'Asie offrent le spectacle, en 1990 — et qui rappelle la misère européenne des Misérables, chers à Hugo et à Dickens — gagnera du terrain, à mesure que l'industrie conquerra de nouveaux territoires.

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Chapitre 18

Le monde, côté Bandung (De 1990 à 2100)

« où le néant bouffait le déjeuner instable des possibles confits en une identité »

QUENEAU

82. — L'Asie des soleils levants Retour à la table des matières

La périphérie du système mondial était, hier, une marqueterie de civilisations mûries isolément, puis dépecées par les empires européens ; c'est désormais un puzzle de systèmes régionaux aussi fluctuants que l'équilibre européen de jadis (n° 21). N'était la signification déjà attachée par la géographie au terme continent, on dirait des sous-systèmes, actuels ou potentiels, qui se partagent le monde présent, qu'ils sont continentaux, plus que régionaux, non seulement en raison de leur superficie et de leur population, souvent très vastes, mais aussi du fait de leur cohérence interactive. En effet, les attractions — ou les répulsions — qu'exercent, les uns sur les autres, les États inscrits dans chacun des sous-systèmes continentaux, sont telles qu'elles captent presque toute l'attention de ces États et des sociétés qu'ils contrôlent. Le vaste monde, au-delà de chaque région, fait certes sentir son existence, par l'action des puissances mondiales (n° 48), comme du marché mondial (n° 76), mais dans l'ordinaire des années, ce n'est qu'un monde lointain logé au-delà de l'horizon quotidien. Autrement dit, chaque société est inscrite dans deux mondes : son monde régional qui est — ou devient — très présent et le vaste monde, commun à la planète entière, où les multinationales et les États de quelque ampleur sont presque les seuls à s'aventurer, si l'on omet les images exotiques des télévisions et les touristes qui vont voir de leurs yeux ce que montrent ces images.

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Beaucoup des sous-systèmes continentaux sont situés en Asie et en Afrique, dans l'immense espace tardivement émancipé, qui ignorait tout de l'Europe, avant qu'elle colonise la planète (n° 18). La conférence de Bandung, en 1955, est un bon emblème pour désigner leur ensemble (n° 47). Les autres sous-systèmes régionaux qui se partagent l'Europe et les Amériques, n'ont pas tous ignoré la colonisation, mais ont été plus durablement façonnés par l'Europe : cette intime transformation en a fait, quasiment, des mondes européens (n° 85).

82 (I). — Les isolats d’Extrême-Orient Retour à la table des matières

Aux marges orientales de la Chine, plusieurs États sont promis à une prochaine disparition : les deux Corée, sans doute réunifiables, les territoires de Macao et de Hong-Kong dont le retour à la Chine est programmé et l'île de Taïwan qui pourrait les suivre, à quelques décennies près (n° 73). Dans cette zone où la transition démographique s'achève et où la puissance japonaise s'affirme, la Corée du Sud continue de doubler son PIB tous les dix ans. Elle distance de plus en plus une Corée du Nord que l'évolution du CAEM vulnérabilisera plus encore (n° 79). Les travaux d'approche diplomatiques, désormais noués entre l'URSS et la Corée du Sud, comme entre le Japon et la Corée du Nord permettent d'escompter une réunification coréenne pour le début du 21e siècle, sinon plus tôt. La Chine tentera peut-être d'empêcher cette fusion, mais elle pourrait tout aussi bien en tirer avantage, par exemple en obtenant qu'une coopération internationale développe la basse vallée du Tumen, ce fleuve qui sert de frontière entre l'URSS et la Corée et qui prive le nord-est chinois de son débouché direct sur la mer du Japon.

L'avenir de Taïwan s'annonce différent, bien que ce pays suive, depuis trente

ans, un parcours assez semblable à celui de la Corée : régime militaire-nationalitaire, protégé par les États-Unis et vaguement démocratisé vers la fin des années 1980, sur fond de croissance économique à la japonaise. En effet, le retour de Taïwan dans la mouvance de Pékin est probable à terme (n° 73). Ici, comme à HongKong, le Japon mise sur cette hypothèse et s'installe comme en Chine, en s'efforçant de ne point déplaire à Pékin qui, de son côté, soutient ouvertement les intérêts taïwanais. Les câbles sous-marins, souvent renforcés, qui écoulent les télécommunications de Séoul à Tokyo, Taipeh et Hong-Kong et se prolongent jusqu'à Singapour, matérialisent le marché régional actif dont ils trament l'avenir.

Néanmoins ce marché régional demeure virtuel, tout comme la coopération

politique entre les puissances de cette zone. Les cicatrices de la guerre froide, notamment de son épisode coréen, celles aussi de la révolution chinoise, puis du divorce entre la Chine et l'URSS et les séquelles des guerres et colonisations japonaises sont encore bien visibles, même si leur traitement est en cours. L'Extrême-Orient est comme un archipel d'États naguère hostiles et aujourd'hui boudeurs. Mais il est dépourvu d'enjeux régionaux dont une guerre pourrait

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 106

décider — sauf aventurisme coréen — et il est mû par tant d'économies puissantes ou avides de le devenir, que sa toile de fond multimillénaire redevient visible : l'Extrême-Orient est un monde de civilisations sinisées (28) dont la complicité apparaîtra de mieux en mieux, quand les coopérations économiques, puis politiques, qui se préparent, commenceront à porter leurs fruits : c'est-à-dire au cours des premières décennies du 21e siècle.

Les isolats d’Extrême-Orient Retour à la table des cartes

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 107

82 (II) — Promesses d'entre Inde et Chine Retour à la table des matières

En 1990, près d'un demi-milliard d'hommes vivent au sud de la Chine, dans une région aux limites encore floues qui s'étendra vraisemblablement du Vietnam — qui subit avec méfiance les pressions de la Chine — jusqu'à une Birmanie qui semble parfois s'inscrire sur une orbite indienne.

Hormis Singapour, les États de cette région sont pauvres comme l'était le Japon

des années 1950, mais, comme lui, ils prennent leur essor. À Singapour, le niveau de vie dépasse déjà ceux de la Corée ou de Taïwan, grâce aux fonctions habilement cumulées par ce carrefour de grandes routes maritimes, devenu l'entrepôt dominant sa région, non par quelque contrainte d'ancien style (n° 12) mais par la qualité de services aussi sophistiqués que ceux de New York, de Rotterdam ou de Kobe. Ainsi, ce petit État, émancipé de la Fédération malaise depuis 1965, entraîne ses voisins du Johore malais et de l'île indonésienne de Batam, vers des croissances annuelles souvent proches de 10 %. La performance est à peine moindre, pour l'ensemble de la Malaisie où les mines et les plantations, mêlées de tourisme — et de piraterie maritime — sont désormais renforcées par un développement industriel de meilleur aloi. Même performance, aussi, en Thaïlande où une riziculture exportatrice, une alphabétisation très étendue et une bonne organisation sanitaire donnent une solide assise à une expansion industrielle qui progresse aussi vite que l'équipement des transports et des télécommunications le permet.

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EXTREME-ORIENT, INDOCHINE ET AUSTRALASIE D'ICI LA FIN DU 21e SIECLE

– I– Fin du 20e siècle – III– Plein 21e siècle

– II– Premier 21e siècle 1990 2000 2020 2100

Population (en millions) Japon et Extrême-orient (1) 194 196 217 245 Indochines (2) 452 536 720 1 289 Pacifique austral (3) 27 28 33 71 PIB (en % du total mondial Japon et Extrême-orient (1) 11,4 12,5 13,2 11,1 Indochines (2) 3,6 4,1 5,3 9,6 Pacifique austral (3) 1,2 1,2 1,2 0,9 PIB par tête (1990 = 100)

Japon et Extrême-orient (1) 100 158 323 7 139 Indochines (2) 100 144 323 9 645 Pacifique austral (3) 100 140 301 2 641 PIB par tête (en % du niveau américain de l’année) Japon et Extrême-orient (1) 66 81 103 231 Indochines (2) 9 9 13 40 Pacifique austral (3) 50 54 62 87 (1) Inclut la Corée du sud, Hong-Kong, Macao et Taïwan, en 1990 ; les mêmes, moins Hong-Kong et Macao en 2000 ; inclut les deux Corées et exclut Taïwan en 2020 et en 2100. (2) Inclut, à toutes dates, les Philippines, les Indochines (= Vietnam, Laos, Cambodge, Malaisie, Singapour, Thaïlande et Birmanie) ainsi que l'Indonésie et Brunei. (3) Australie, Nouvelle-Zélande, Papouasie-Nouvelle-Guinée et îles du Pacifique sud sous tutelle américaine ou française. Méthodes : voir nos 64 et 81.

Singapour, la Malaisie et la Thaïlande ne sont pas garantes de l'essor régional.

Mais, déjà, l'énorme Indonésie — 42 % de la population régionale — s'est, elle aussi, mise en mouvement, après avoir consolidé son autosuffisance alimentaire. Désormais, les principales de ses 13 000 îles, étalées sur plus de 5 000 km, sont engagées dans une production artisanale et industrielle qui nourrit un commerce très actif, cependant que des télécommunications par satellite vont dispenser cet archipel de tirer trop de câbles sous-marins. Malgré ses ressources pétrolières, l'archipel indonésien prépare son équipement en centrales nucléaires ; malgré ses inégalités criantes — parfois canalisées en hostilité envers la minorité chinoise — il commence à mieux distribuer son revenu national, non par générosité, mais pour

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 109

dynamiser l'énorme marché intérieur que représente, virtuellement, sa population : la cinquième du monde.

Même les Philippines, engoncées de propriétés latifondiaires, surchargées de

dettes et polarisées par le commerce américain, participent désormais aux échanges régionaux, tandis que le Vietnam, exténué de guerres, est néanmoins passé, en peu d'années, de récoltes faméliques à l'exportation de riz, à l'exploration de ses ressources pétrolières off shore et à l'ébranlement d'une industrie qui deviendra substantielle dès que ce pays aura surmonté ses incertitudes politiques et reconverti ses entreprises publiques, surchargées de chômeurs déguisés en pseudo-salariés. Désormais, il n'est plus que le Cambodge, le Laos et la Birmanie, pour illustrer, en cette région, la pérennité de la misère stagnante.

Les promesses du sud-est asiatique seront tenues. En effet, cette région est

riche d'expériences étatiques, du fait notamment du Pagan birman des 9e 13e siècles, des sultanats de Sumatra (9e 13e siècles), de l'Annam depuis le 10e siècle, de l'Angkor khmer des 12e et 13e siècles et du Majapahit javanais du 14e siècle. L'expérience de ces États a été enrichie par les émirats marchands qui se sont incrustés, de Malacca à Johore (en Malaisie) et de Bantam (Java) à Brunéi (nord de Bornéo), avant que les puissances européennes viennent établir leurs protectorats. Depuis les années 1960, ce lacis d'États s'est renforcé d'armées rompues à l'exercice du pouvoir. Les Parlements de la région ont souvent même valeur décorative qu'en Corée ou à Taïwan. La persistance de guérillas communistes jusqu'en 1985 (Thaïlande), voire 1989 (Malaisie), la pérennité de diverses révoltes ethniques (Birmanie, Philippines, Timor, etc.), les contrecoups durables de la révolution avortée de 1965, en Indonésie, et les rancœurs héritées des guerres vietnamiennes et cambodgiennes expliquent cette prépondérance politique des militaires.

La diversité ethnique s'entretient par des traditions culturelles et religieuses

différenciées : celles de l'hindouisme, sensibles au-delà de leur conservatoire balinais ; celles du bouddhisme, présent dans toutes les péninsules indochinoises ; celles de l'islam, ancré dans les émirats malais et prédominant à Java et Sumatra ; celles des colonisateurs européens, concrétisées par un catholicisme qui dispute le terrain à l'islam dans les Philippines, et par maintes influences administratives, techniques et langagières — jusqu'à faire de l'anglais, le langage politique usuel à Singapour et en Malaisie. Dans plusieurs États, les ethnies et les religions sont si mêlées que la tolérance devient une nécessité de l'ordre public : ainsi s'établit, de fait, une laïcité minimale, dont la politique culturelle tire bénéfice.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 110

Les prochains Japon Retour à la table des cartes

Le sud-est asiatique est soumis aux pressions des puissances qui le bordent.

L'Inde se manifeste comme protectrice des minorités indiennes, en Malaisie notamment. La Chine fait de même pour ses émigrés, nombreux en Indonésie et à Singapour. Elle exerce également de vives pressions sur le Vietnam, en aidant les rebelles khmers campés en Thaïlande et en revendiquant les sites pétroliers des îles Paracelse et Spratleys, en Mer de Chine méridionale, au-delà des limites reconnues par le droit international.

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Toutefois, le climat régional va se transformer considérablement, au cours des

années 1990. Le rétablissement de relations diplomatiques entre Djakarta et Pékin — puis Hanoï — permet à Singapour d'ouvrir également une ambassade en Chine et de se mêler plus encore à l'activité de Hong-Kong. La détente entre l'URSS et la Chine, suivie d'une laborieuse pacification du Cambodge et d'une diplomatie plus souple du Vietnam envers la Chine, ouvre à toute l'Indochine orientale la perspective de rejoindre l'ANASE.

Les États-Unis avaient incité, en 1967, à la création de cette Association des

Nations du Sud-est asiatique — ou ANASE, plus connue par son sigle anglais ASEAN — pour en faire une alliance anticommuniste. Depuis la défaite américaine de 1975, l'ANASE s'est reconvertie du militaire à l'économique, en favorisant les échanges entre ses membres — 17 % de leur commerce total, en 1989 — ainsi que les investissements conjoints, notamment pour l'exploration des zones pétrolières off shore, naguère disputées entre eux. Ces efforts sont désormais soutenus par les prêts d'une Banque Asiatique de développement où les États-Unis ont dû se résigner à la prépondérance japonaise. Mais l'influence croissante du Japon incite certains pays, comme l’Indonésie, Singapour ou Brunéi, à cultiver l'alliance américaine pour empêcher son éventuelle présence militaire ou le renforcement excessif de son allié politique de vieille date, la Thaïlande.

Au reste, le Japon est le principal pourvoyeur de capitaux dans cette région, si

bien que, d'ici 2020, il pourrait se trouver à la tête d'une zone de coprospérité asiatique groupant — de Singapour à Séoul — un petit milliard d'hommes et assurant 18 % à 20 % de la production mondiale, soit à peine moins que l'Amérique du nord ou que l’Europe en son entier. D'où l'effort entrepris par les États-Unis, avec le concours du Canada et de l'Australie, pour incorporer le Japon, la Corée et l'ANASE dans une organisation des nations du Pacifique dont seules les nations d'Amérique latine seraient écartées, mais où l'idée d'inviter l'URSS et la Chine progresse. Les premières réunions de cette organisation éventuelle, tenues à Canberra (1989), Singapour (1990) et Séoul (1991) n'ont pas été concluantes, car l'ANASE n'a aucun intérêt à se diluer dans un plus vaste ensemble, du moins tant que la construction — et la conservation plus ou moins protectionniste — de l'énorme marché commun qu'elle constitue virtuellement, recueillera toute son attention : le 20e siècle n'y suffira pas.

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82 (III). — L'Australasie Retour à la table des matières

On peut même douter que l'Australie s'intègre, avant longtemps, dans une Australasie organisée où elle rejoindrait l'ANASE, tant sa distance géographique et culturelle est grande, vis-à-vis du sud-est asiatique, quoiqu’une bonne moitié de son commerce extérieur la lie à cette région. En fait, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les archipels du Pacifique sud forment un système régional distinct où, malgré la dette importante de l'Australie, le développement économique va bon train. En outre, après avoir abandonné les lois quasi racistes qui réglaient son immigration, ce vaste pays, augmente sa population de 0,8 % par an. À suivre l'exemple des États-Unis où l'immigration accrut la population de 2 à 3% par an, tout au long du 19e siècle, on pourrait voir l'Australie — et le Pacifique austral — se hisser, d'ici la fin du 21e siècle, bien au-delà des quelques 70 millions d'habitants que la lancée actuelle permet d'escompter, peut-être jusqu'à 300 millions d'habitants ou plus. Ainsi, naîtrait, dans les mers du sud, une troisième Europe à demi asiatique — tout comme la deuxième Europe américaine est à demi indienne.

En cette fin du 20e siècle, la réunification de la Corée, la croissance poursuivie

du Japon et des petits dragons du monde sinisé (28) et la montée en régime des principaux États de l'ANASE — y compris ses adhérents potentiels comme le Vietnam — sont probables, sans que l'on puisse escompter de profondes réformes démocratiques dans ces divers pays, sauf peut-être au Japon où le luxe démocratique pourrait devenir abordable, tout comme la civilisation des loisirs.

Au cours du premier 21e siècle — c'est-à-dire jusque vers 2020-2025 — des

inflexions plus manifestes sont à attendre. Le Japon pourrait devenir la locomotive, principale ou annexe, d'une croissance chinoise, également stimulée par le renfort de Taïwan (n° 73), tandis que la Corée pourrait, de même, se nourrir d'une mise en valeur de la Sibérie orientale, non sans participer également à la promotion de la Chine. Plus au sud, la poursuite des performances de l’ANASE pourrait favoriser l'essor d'une Indonésie dépassant les 300 millions d'habitants à la fin de cette période. Dès lors, le Japon aurait à ajuster son influence sud-asiatique à cette puissance nouvelle et à ses voisins de moins en moins négligeables. Dans le même temps, le Japon perdrait sa singularité actuelle qui est d'être la seule civilisation non européenne, porteuse d'une économie développée.

À plus long terme encore, l'Asie du sud-est et, d'autre manière, l'Australie,

pourraient approcher des niveaux de développement européen et nord-américain, à condition d'assouplir leurs organisations politiques, de façon à accompagner cette maturation ; à condition, aussi, de savoir jouer des pressions contraires du Japon et de ses concurrents régionaux que seront, alors, l'Inde et la Chine.

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83. — L'Asie des volcans Retour à la table des matières

Les spasmes incessants des Proche et Moyen Orient pourraient faire oublier que l'Asie méridionale est, elle aussi, menacée d'éruptions. Parmi les sept États inscrits entre la Birmanie et l'Afghanistan, au sud de l'Himalaya, cinq ont subi des crises politiques majeures, pour la seule année 1990, tandis qu'une quatrième guerre indo-pakistanaise a menacé d'éclater et que la guerre civile larvée du Sri Lanka est entrée dans sa cinquième année, sans issue prévisible. Les Indes, naguère corsetées par l'Angleterre, forment un sous-système continental où, seuls, les États minuscules, sont d'une cohérence affirmée.

83 (I). — Les Indes à coudre

L'Inde actuelle est la principale héritière de l'empire britannique. Elle groupe des peuples longtemps gérés par des États rivaux, mais imprégnés par des courants civilisateurs contagieux (n° 10). Sa cohérence, fort imparfaite, est due aux classes dominantes que le tuteur anglais a maintenues et aux institutions qu'il a acclimatées. En effet un gouvernement de forme parlementaire, adossé à un appareil d'État spécialisé, s'est établi par étapes contraintes, mais progressives. L'armature juridico-institutionnelle du pays n'a pas dû être improvisée après la partition de 1947, elle a continué de se développer peu à peu. En outre, l'État fédéral et les États locaux — le Mizoram, constitué en 1986, est le 26e de ces États — n'ont pas eu à composer avec une Église puissante et doctrinaire, comme en pays chrétien ou musulman. La variété des appareils ecclésiaux, souvent légers, a permis à l'ordre juridique fédéral d'imposer son primat : cette laïcité minimale n'irrigue pas la vie quotidienne, ni l'éducation des peuples, mais elle permet à l'État central d'assez bien fonctionner, d'autant que son armée garantit la discipline des États fédérés, sinon la qualité de leur ordre public. Maintes révoltes à connotations religieuses couvent néanmoins sous cet ordre musclé. Elles sont le fait des Sikhs du Pendjab, des musulmans de diverses régions et des hindouistes qui transforment le site d'Ayodhya, près du Népal, en une Jérusalem durement revendiquée par des fondamentalismes contraires.

La pluralité des partis, l'énormité du corps électoral et la tenue régulière des

élections donnent à l'Inde un tour démocratique dont la valeur pédagogique est grande, à terme, mais dont l'importance immédiate ne doit pas être surestimée. Les notables des bourgades, les propriétaires terriens, les sectes religieuses et maints industriels gèrent d'énormes blocs de voix auxquels s'ajoutent ou s'opposent les blocs plus populistes, assemblés par certains partis de tradition communiste, congressiste ou hindouiste, le tout dans une ambiance désormais médiatisée : 6 millions de téléviseurs se joignent chaque année aux 45 millions déjà installés en

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 114

1990, de quoi pénétrer bientôt les 600 000 hameaux et villages de ce pays-continent.

Le continent indien Retour à la table des cartes

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En Inde, les émeutes de la faim se sont raréfiées depuis 1974 et les zones de malnutrition endémique rétrécissent peu à peu, même si, par le fait d'une population croissante, l'effectif des mal-nourris tarde à se réduire. Les progrès de la révolution verte se diffusent depuis le Pendjab où ils furent précoces. Mais la misère populaire va croissant, d'ouest en est, au long du Gange ou, du nord au sud, depuis les fleuves himalayens jusqu'au lointain Kerala. Néanmoins, le freinage de la fécondité devient presque partout sensible, quoique le contrôle des naissances ait déjà coûté la vie à plusieurs gouvernements. L’Inde n'achèvera pas sa transition démographique avant le milieu du 21e siècle. Elle verra donc ses villes se gonfler plus encore. Bombay, Calcutta, Madras, Delhi figureront parmi les premières agglomérations mondiales, durant tout ce siècle.

Fragilisée par des villes enflées de bidonvilles, par des poussées d'exode rural,

hors la vallée surpeuplée du Gange, et par d'incessantes tensions ethniques et religieuses, l'Inde est également déchirée par son encastrement traditionnel que les politiques visant à promouvoir les basses castes rendent parfois explosifs. Néanmoins le pays réussit à financer régulièrement un appareil d'État apte à rapiécer ses déchirements. Son effort d'équipement ferroviaire et aérien, ses grands travaux, ses politiques d'éducation et de santé permettent d'entretenir une croissance économique voisine de 5 % par an. Son budget est modérément déficitaire et sa dette internationale de 64 milliards de $ — à la fin de 1989 — reste supportable, même si elle a triplé au cours de la décennie 1980.

Tant qu'elle n'aura pas résorbé ses vastes poches d'extrême misère, rurale ou

urbaine, l'Inde ne pourra pas exercer toute l'influence que sa taille et sa situation lui promettent, mais cela ne l'empêche pas de faire déjà sentir cette influence, dans son proche environnement.

L'Inde domine les derniers États himalayens. Une année de blocus lui a permis

de réduire, en 1989-90, les velléités autonomistes d'un Népal, ensuite converti à la monarchie constitutionnelle. Depuis 1971, le Pakistan né, lui aussi, en 1947, s'est scindé en deux parties dont le misérable Bangladesh. Ce pays exposé aux crues et aux typhons, vacille d'un coup d'État militaire au suivant, mais ne peut plus menacer l'Inde, du moins tant que l'aide internationale ne lui aura pas donné la maîtrise des eaux de son delta surpeuplé, et donc la haute productivité qui pourrait en faire, d'ici quelques siècles, une nouvelle Hollande. En 1988, une incursion indienne aux Maldives a permis de consolider le gouvernement de cet État musulman indépendant, tout en l'inscrivant dans la mouvance de Delhi. De 1987 à 1990, une expédition plus musclée n'a pas suffi à pacifier la grande île de Ceylan où la minorité tamoule tend à la dissidence. Mais on peut douter que l'Inde puisse rester l'arme au pied, si cette île déchirée entre trois ethnies et trois religions, devenait le théâtre d'une guerre ouverte, car son exemple pourrait la contaminer via le Tamil-Nadu, son État tamoul du sud-est.

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Loin de là, les riches confins du nord-ouest sont également préoccupants. Le Cachemire, divisé par la partition de 1947, et le Pendjab travaillé par l'autonomisme des Sikhs, bordent la frontière avec un Pakistan qui, déjà, s'est opposé par trois guerres aux armées indiennes. Ici, la guerre s'habille aisément en croisade de l'islam contre l'hindouisme — et réciproquement — mais elle sert aussi d'exutoire aux luttes de classes et d'ethnies dont le Pakistan est aussi riche que l'Inde. N'étaient les pressions américaines qui freinent son équipement nucléaire et les profits que procure l'aide américaine en transit vers l'Afghanistan, l'armée pakistanaise recommencerait volontiers d'en découdre avec l'Inde, d'autant qu'elle détient un pouvoir presque sans partage dans un pays où l'électorat, illettré à 75 %, se range aveuglément derrière les grands propriétaires et autres chefs tribaux ou religieux, dans un régime nettement moins démocratique que celui de l'Inde.

L'Inde dispose d'une marine de guerre — la 6e du monde, avec 2 porte-avions

et 18 sous-marins — qui atteste sa volonté de pérenniser le nom de l'Océan indien, mais son action outremer se réduit à quelques remontrances pour protéger ses émigrés, des îles Fidji à l'Afrique australe. L'URSS la soutient, depuis le traité d'amitié de 1971, tandis que les États-Unis lui sont hostiles, car elle a critiqué leurs politiques vietnamienne et afghane, comme leurs démarches commerciales au GATT. Néanmoins, ces tensions héritées de la guerre froide s'atténuent. Au 21e siècle, l'adversaire principal pourrait être la Chine, non pour renouveler la vaine guerre des glaciers himalayens (1962), mais pour influencer les riches Indochines du prochain siècle (n° 82), si toutefois l'Indonésie et le Japon ne suffisent pas à en écarter les deux géants rivaux de l'Asie continentale.

Une Association sud-asiatique de coopération régionale, créée en 1987, réunit,

presque chaque année, les sept chefs d'État de la région (y compris le Pakistan) et tente d'esquisser une organisation régionale. La fin du 20e siècle ne suffira pas à la faire mûrir, tant les politiques internes et internationales des sept États sont difficiles à coordonner — ou même à définir et à tenir. L'émergence de l'Inde et, peut-être, du Pakistan, au rang des puissances plus que régionales (n° 48) ne recevra confirmation qu'au cours du premier 21e siècle, pour s'affirmer plus nettement au plein de ce siècle, à un moment où, de son côté, le Bangladesh, enfin sauvé des eaux, pourrait redevenir lentement ce qu'il fut avant la colonisation anglaise : la perle du Bengale.

83 (II). — Le Proche et Moyen Orient au carrefour des périls Retour à la table des matières

De l'Afghanistan à l'Égypte et à la Turquie, un autre système régional étale ses chaînes volcaniques. L'Afghanistan n'appartient guère à ce Proche et Moyen Orient convulsif, malgré la guerre entamée en 1974 et assoupie — mais non réglée — depuis 1989, car un quasi-désert le sépare de l'Iran. La Turquie est plus engagée dans cette région, par la répression des Kurdes, par l'équipement de l'Euphrate qui

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l'oppose à la Syrie et par la surveillance de sa frontière irakienne, mais son avenir se joue néanmoins du côté de l'Europe : un peu à Chypre — à demi occupée depuis 1974 — et beaucoup dans l'association avec la CEE et l'OTAN. Des trois pays charnières, l'Égypte est le plus impliqué au Proche-Orient, à tel point que ses liens fluctuants avec la Libye et le Soudan ne suffisent pas à l'attacher à l'Afrique. L'Égypte demeure partie prenante dans l'histoire tourmentée du Croissant fertile et du monde arabe.

L'ASIE DU SUD ET DE L'OUEST D'ICI LA FIN DU 21e SIECLE

– I– Fin du 20e siècle – III– Plein 21e siècle – II– Premier 21e siècle

1990 2000 2020 2100 Population (en millions)

Indes (1) 1 132 1 365 1 972 3 272 Proche et Moyen Orient (2) 205 272 450 1 075 PIB (en % du total mondial

Indes (1) 3,6 4,1 5,3 9,5 Proche et Moyen Orient (2) 5,5 5,9 6,4 6,8 PIB par tête (1990 = 100)

Indes (1) 100 137 264 8 453 Proche et Moyen Orient (2) 100 117 165 2 183 PIB par tête (en % du niveau américain de l’année)

Indes (1) 3,5 4 5 15 Proche et Moyen Orient (2) 30 28 24 65 (1) Inclut, à toutes dates, l'Inde, le Pakistan, le Bangladesh, le Népal, le Bhoutan, Sri Lanka et les Maldives. (2) Inclut, à toutes date, Afghanistan, Iran, Irak, ensemble de la péninsule arabique, Syrie, Israël, Liban, Égypte et Turquie.

Méthodes : voir nos 64 et 81.

Après cinq guerres et d'incessantes incursions contre les camps palestiniens du Liban, Israël n'a pas encore désarmé tous ses ennemis arabes et n'y réussira pas, tant que le rêve d'une Grande Palestine juive — ravivé depuis 1989 par un regain d'immigration en provenance de l'URSS — n'aura pas été abandonné, au profit d'une organisation bi-nationale et, sans doute, bi-étatique, incluant ou non la Jordanie, mais garantissant l'existence politique des Palestiniens arabes. En effet, à la différence du Front Polisario des confins algéro-marocains, l'OLP ne pourra pas se volatiliser. L'indépendance que cette organisation a proclamée, en 1988, n'est garante de rien, mais il faudrait imaginer que les subsides saoudiens, les armes syriennes, les ambitions irakiennes et les purulences libanaises s'effaceront devant

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la supériorité militaire israélienne, éventuellement confortée par un soutien américain plus soutenu que jamais, pour que la Palestine demeure durablement virtuelle — et irrédentiste — comme une sorte de Kurdistan. Malgré l'immigration en provenance de l'URSS, Israël sera dotée, dès 2020, d'une population presque à demi arabe. Avec ou sans le détour d'aventures militaires et de crispations dictatoriales, ce pays est condamné à inventer une formule de paix plus durable que le statu quo.

L'avenir de l'Iran est un peu plus incertain. Ancien gendarme du Golfe, promu

par les États-Unis jusqu'à l'éviction du Shah en 1979, ce pays a souffert d'une révolution, avortée en croisade, puis contenue, au prix de huit ans d'une féroce guerre d'usure, par l'Irak, autre prétendant régional à la prééminence militaire dans le Golfe. Les hostilités ont cessé en 1988, mais la paix n'est revenue qu'en 1990, quand l'Irak a abandonné ses prétentions territoriales, pour libérer son armée désormais engagée au Koweït. Tout peut sortir de ce long match nul, d'une revanche à répétitions jusqu'à une alliance visant à dominer la politique pétrolière du Golfe et de l'OPEP. L'issue dépendra pour partie des rapports de force qui s'établiront, en Iran même, entre les classes capitalistes et techniciennes, désireuses de reprendre les modernisations d'avant 1979, les classes latifondiaires, cléricales et marchandes dont l'alliance a sous-tendu le khomeynisme et les classes populaires miséreuses que les aumônes du clergé — gagées sur la rente pétrolière — avaient converties en réservoirs de miliciens et de chair à canon. Les satisfactions politiques et diplomatiques consenties par l’Irak ont renforcé le premier groupe, mais il faudra de longues années de dékhomeynisation persévérante et de reprise d'élan économique, pour purger l'Iran de son prosélytisme archaïsant et, aussi, de l'excès de chômage urbain et de misère rurale dont ce zèle s'est nourri.

Au reste, la gendarmerie pétrolière du Golfe a un troisième prétendant déclaré.

En effet, le raid irakien de 1990 sur le Koweit, a offert aux États-Unis l'occasion d'imposer leur présence militaire massive, en Arabie saoudite et dans les émirats du Golfe, c'est-à-dire de surmonter les réticences de leurs protégés locaux, certes désireux de conforter leurs régimes et leurs rentes, mais inquiets du retentissement néfaste que l'irruption des armées américaines aurait dans l'ensemble des pays arabes ou musulmans.

La guerre qui a détruit l'armée irakienne et l'a chassée du Koweit au début de

1991, a été enrobée par les États-Unis dans une coalition où leurs clients musulmans — du Maroc à l'Égypte et à la Turquie — et leurs alliés occidentaux ont été assez nombreux pour atténuer le primat américain, d'autant que les résolutions répétées du Conseil de Sécurité de l'ONU ont légitimé l'intervention anti-irakienne. Mais, sitôt retombé le sable de cette tempête du désert, les deux objectifs principaux des États-Unis sont clairement apparus : l'un est d'installer à demeure une force aéronavale, sinon terrestre, qui viserait à gendarmer durablement le Golfe pétrolier ; l'autre est d'entourer cette force d'une alliance

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d'États aussi large que possible, pour concourir à la stabilisation politique de toute la région.

Le premier de ces objectifs est pratiquement atteint, même si les réticences de

l'Arabie saoudite se réveilleront périodiquement. Mais le second objectif semble durablement hors d'atteinte, tant le déminage des conflits régionaux requerra de temps et de doigté, si même il est entrepris. En fait, le contrôle du pétrole du Golfe et des émirats arabes sera, pendant plusieurs décennies, l'enjeu de luttes où l'Iran, l'Irak et les États-Unis, essayeront de mobiliser un maximum d'alliés, en configurations diverses et toujours changeantes.

L'occasionnelle résurgence, en Irak, d'une laïcité à la Nasser — ou à la Kemal

(n° 63) — nourrit, de temps à autre, l'idée qu'une grande alliance modernisatrice de la nation arabe pourrait être nouée entre l'Égypte, la Syrie et l'Irak, puis renforcée par le Yémen, unifié depuis 1990, et par le Liban, éventuellement reconstruit. Le Conseil de coopération arabe formé en 1990, sans la Syrie, mais avec la Jordanie, préfigurait une telle alliance, mais la guerre du Golfe a ruiné ce projet, sans interdire sa résurgence à terme. La Syrie, privée du soutien soviétique, engluée dans une difficile tentative de soumission du Liban et incapable d'affermir sa tutelle sur la plupart des organisations fédérées dans l’OLP, est dans une position délicate. Désormais, elle n'a plus intérêt à une guerre frontale contre Israël. Mais il ne dépend pas seulement de ces deux pays que les intérêts palestiniens et libanais soient pris en compte et pacifiés.

D'autant que la détente entre les États-Unis et l'URSS n'élimine pas toutes les

surdéterminations des guerres israélo-arabes. Les subsides de la riche Arabie continuent d'irriguer, selon l'opportunité, la Jordanie ou la Syrie et certaines factions palestiniennes ou libanaises, tandis que les salaires rapatriés du Golfe alimentent l'Égypte et les camps palestiniens. Néanmoins l'Arabie se transforme. L'agrégat de tribus, assemblé par les cavalcades guerrières des années 1930, est maintenant un pays propriétaire et exploitant direct de ses ressources pétrolières et un désert modernisé à grands frais. Malgré l'archaïsme de ses tribus, de ses imams et de ses mœurs, l'Arabie a gagné de quoi former des cadres de bonne qualité pour l'armée, l'administration et les entreprises. Le rigorisme de la vie publique, entretenu par de vigilants censeurs religieux, commence d'être entamé par le spectacle des troupes étrangères et, plus profondément, par la réticence de jeunes générations, plus riches et mieux éduquées que jamais. Hier, le laxisme de la vie domestique était la principale soupape de sécurité d'une société où l’archaïsme extrême et la modernisation fulgurante coexistent mal. Demain, un système politique d'allure traditionnelle ne pourra plus coiffer cette société rénovée. À la fin du 20e siècle ou peu après, la domination politique se transformera elle aussi, pour s'aligner, probablement, sur le modèle militaire-nationalitaire cher à l'Irak à la Syrie et à l'Égypte.

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Avec l'aide de son protecteur américain, l'Arabie saoudite a étendu son influence sur les émirats qui avaient échappé, en 1932-34, au fondateur de sa dynastie. Le Conseil de Coopération du Golfe formalise cette prééminence. Toutefois, l'unification des Yémen qui se concrétise depuis 1990, est grosse de perturbations potentielles. L'Arabie compte, au mieux, 13 millions d'habitants dont un bon tiers d'étrangers, souvent yéménites. Les deux Yémen, désormais rapprochés par la découverte d'un gisement de pétrole à leur frontière, par la réorientation de l'URSS et par le commun besoin d'adosser le pouvoir d’État à une armée solide, totalisent, eux aussi, 12 ou 13 millions d'habitants, sur les hauts plateaux de l'Arabie heureuse dont les épices et les cafés ont fait la gloire du port de Moka. En 1990, au plus fort de la crise du Golfe, des centaines de milliers de Yéménites ont dû refluer d'Arabie, tandis que leur gouvernement refusait de se joindre à la coalition anti-irakienne. Ainsi s'est confirmée, la prise en tenaille dont l'Arabie tout entière est durablement menacée.

Prise en tenaille, parce que la population du Proche et Moyen Orient est massée

à sa périphérie. Au nord et à l'ouest cette région est bordée par l'Iran, la Turquie et l'Égypte qui assemblent les deux tiers de ses habitants. Ensuite, l'Irak, la Syrie et le Yémen, formés en un second cercle, contiennent les deux tiers du solde. Pour leur part, l'Arabie et les émirats du Golfe occupent un désert central que, seuls, ses derricks, ses lieux saints et ses bases américaines protègent, plus ou moins, des convoitises d'États voisins, surpeuplés et pauvres, d'où provient pourtant, la majeure partie des travailleurs qu'ils emploient. On peut douter que les aumônes de l'Arabie pourront longtemps apaiser les énormes villes où s'accumulent, contradictoirement, la misère et les premiers bénéfices de la modernisation. Qu'il vienne du Caire, de Bagdad, de Téhéran — ou même de la plus lointaine Istanbul — l'orage n'est pas douteux. Le raid irakien de 1990 sur le Koweit n'a fait que l'annoncer. Il va frapper une région où une puissance nucléaire (Israël) est bordée par deux ou trois États qui tentent de l'égaler en explosifs ou en missiles (Égypte, Syrie et Irak).

L'éclipse soviétique est durable (n° 74), mais elle n'allégera pas la vigilance

américaine, dans une région où les deux tiers des réserves mondiales de pétrole ont été jusqu'ici reconnues. Il est donc probable que l'avenir du Proche et Moyen-Orient va être fortement affecté par la gestion des contradictions propres aux États-Unis : sur le terrain, s'imposeront-ils comme gendarmes du Golfe, tant que les derricks y resteront actifs ? et, loin du Golfe, comment balanceront-ils l'attention qu'ils prêtent à leur électorat juif et l'intérêt non moins évident qu'ils portent à l'Arabie pétrolière ?

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La zone des volcans Retour à la table des cartes

L'électorat juif procure, à Israël, le statut de major non-NATO ally qui lui

permet de payer ses équipements militaires au tarif OTAN. La note est couverte grâce à l'aide publique américaine — environ 3 milliards de $ par an — à quoi

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s'ajoute un petit milliard de $, souscrits, en bons du Trésor d’Israël, par la diaspora, américaine ou non. Sauf invasion d'Israël, la sollicitude américaine va faiblir, à mesure que la transition vers l'après-pétrole torturera les industriels et les automobilistes américains. Autrement dit, le refus de toute négociation internationale — autre que les discussions frontalières avec les voisins immédiats — auquel Israël s'obstine depuis sa création, en 1948, perdra le soutien des États-Unis, avant que le 21e siècle ait beaucoup avancé.

D'ici la fin du 20e siècle, le Proche et Moyen-Orient continuera d'être agité de

soubresauts, autour et au sein d'un Israël myope, comme autour d'un Irak et d'un Iran plus ou moins aventureux. La guerre y est possible, de plusieurs manières qui pourraient toutes s'envenimer, mais sans clarifier la situation régionale. Comme le souligne sa caricature libanaise, le Proche et Moyen Orient, saoulé de combats, tarde à se résigner à une paix bénéfique pour tous. Au mieux, la prochaine décennie commencera à le purger de ses humeurs belliqueuses, non sans de vains combats.

Au début du 21e siècle, tandis que la région fera plus que doubler ses 200

millions d'habitants de 1990, le désert arabe continuera d'être riche de rentes pétrolières. Des évolutions moins dramatiques que celles du 20e siècle deviendront peu à peu envisageables, soit que les États-Unis jouent de toute leur influence pour pacifier Israël et l'Arabie, tout en tenant l'Irak et l'Iran en respect, soit que l'Arabie réussisse à multiplier les alliés arabes, assagis par ses subsides comme le sont la Jordanie et l'Égypte. Cette seconde hypothèse, éventuellement renforcée par l'adjudication au plus offrant d'un pétrole vivement demandé par le Japon, l'Europe et les États-Unis, pourrait inciter ces derniers à contraindre Israël à la sagesse. Mais ces deux hypothèses pêchent par un même excès d'optimisme : elles impliquent que les théocratismes judaïque, wahhabite et chiite se plieront sans trop de difficultés à la force du droit ou des armes, plutôt que de les subjuguer ; que les États renaissants, du Yeoman au Liban peut-être, et les États factices comme les émirats — Koweit inclus — la Jordanie ou l'éventuelle Palestine nouvelle de l’OLP, n'exciteront aucun appétit ; et que le jeu mondial des puissances ne gênera pas la cicatrisation des plaies régionales. Autant dire que des accidents sont probables.

Plus avant dans le 21e siècle, une novation bouleversera la région : le pétrole

s'épuisera peu à peu. Dans les pays qui auront préparé cette échéance, en convertissant leur quote-part des rentes pétrolières ou des subsides saoudiens, en équipements publics, en investissements productifs et en formation adéquate de leurs forces de travail, l'après pétrole pourrait n'être qu'une transition insensible. En Arabie même, le centre de gravité pourrait refluer vers la Mecque et son pèlerinage ou se déplacer vers un extrême sud yéménite, rajeuni par l'irrigation et le tourisme, comme par d'éventuels choix pertinents : Aden qui, naguère, a failli suivre l'exemple de Beyrouth, pourrait se décider à valoriser derechef sa situation

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au bord de la principale route maritime du monde, jusqu'à se vouloir l'émule de Singapour.

À l'inverse, si l'extinction des richesses pétrolières devait survenir dans une

région mal préparée ou déchirée par d'amples guerres, on pourrait tout aussi bien assister à une africanisation du Proche et Moyen-Orient, car cette région présente déjà un trait commun avec l'Afrique qu'elle surclasse à bien d'autres égards : elle appartient, en 1990, à la minorité de régions où la transition démographique tarde à s'affirmer et où, de ce fait, le 21e siècle verra s'établir des milliards d'habitants supplémentaires.

84. — L'Afrique, hélas

84 (I). — Au sud du désert, la misère... Retour à la table des matières

Le 21e siècle sera souvent épouvantable en Afrique, pour la presque totalité des zones sud-sahariennes où les colonisateurs européens n'ont guère trouvé d'États consistants (n° 19) et n'en ont créé aucun, si l'on excepte l’Union sud-africaine, au parcours si complexe (nos 30/42). La colonisation s'est emparée d'innombrables chefferies et de quelques principautés assez courtes et modestement appareillées, comme l'Ashante ou le Soroko, devenus ensuite, les noyaux du Ghana ou du Nigeria. Presque partout, elle a plaqué sur la poussière des chefferies locales, une administration peu dense et de rite métropolitain, qui a maillé les territoires conquis sans se soucier de leur composition ethnique. Au cours du long siècle où l'Afrique a été colonisée en son entier, ces administrations n'ont pas travaillé à l'amalgame provincial des ethnies co-existantes, ni à la production d'élites locales, entraînées au gouvernement de telles provinces, puis d'États plus vastes encore. Les colonies ont été des conservatoires de la sauvagerie pittoresque qui a décoré le jubilé londonien de Victoria (1897) ou l'Exposition coloniale de Paris (1932). Un peu de policiers et de soldats, mais aucun officier ; quelques rares commis ; quelques prêtres, puis quelques instituteurs : tels ont été les hommes promus par des administrations coloniales, attentives seulement au maintien formel de l'ordre public et à la mise en valeur des mines et plantations.

Les colonies ont bâti des villes plus administratives que marchandes, et des

routes ou des rails drainant les produits vers les wharfs portuaires. Elles n'ont pas édifié des cités dotées de citoyens, si bien que les agglomérats urbains du 20e siècle finissant s'enflent dans un cadre administratif que l'État local organise vaille que vaille, mais où l'expérience citadine fait défaut. Elles n'ont pas interconnecté les maigres réseaux routiers et ferroviaires, elles n'ont pas incité au développement des échanges régionaux, à l'installation d'industries légères et à la fédération de provinces nombreuses en États substantiels.

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Au cœur des États, les clans villageois entretiennent l'archaïsme de l'élevage et de l'agriculture, la dépendance de la main-d'œuvre familiale, la soumission des cadets, la surfécondité des femmes, la pérennité des sorcelleries et des sectes. Dans quelques fonctions publiques et dans certaines villes, des hommes et quelques femmes se sont difficilement libérés des solidarités tribales, mais ils tardent à se libérer de la famille nombreuse, de la rentabilisation rapide de toute fonction et de la dépense ostentatoire.

Parmi la quarantaine d'États africains, la majorité n'a guère d'existence, hormis

la soldatesque. L'impôt, la recette d’exportation et l'aide internationale s'échappent trop souvent vers les clans familiaux, plutôt que de former une épargne investissable ou une dépense publique génératrice d'équipements et d'éducation. L'Afrique a compris les leçons du pillage colonial, elle se les applique désormais à elle-même (7).

Bien entendu, certains États plus substantiels que la moyenne et certaines villes

dotées d'élites cultivées permettent des transformations que le temps rendrait décisives, si les périodes où le marché mondial ne lamine pas les rentes (n° 76) n'étaient pas aussi rares et brèves. Comme ce temps fait défaut, l'Afrique se déchire en conflits ethniques ou tribaux, dès qu'un coup d'État militaire, une disette ou quelque autre crise dérangent l'ordre local. Les éventuelles interventions des puissances compliquent ces conflits, car les guerres civiles ou internationales trouvent plus de bras disponibles qu'elles n’en peuvent armer. En 1990 — année tout à fait ordinaire — plus de la moitié des États africains a connu de telles guerres, massives ou endémiques, nouvelles ou récurrentes, mais toujours riches en massacres et pillages.

Les populations africaines sont d'une extrême jeunesse : le Kenya détient le

record mondial, avec 51 % de moins de 15 ans. À peu près partout, la population croit d'environ 3 % par an, avec une mortalité déjà réduite à 1,5 % et une fécondité égale à 4,5 % de la population totale. On peut même craindre que, la mortalité continuant de se réduire — malgré les ravages attendus du sida (n° 77) — le taux brut de natalité continuera d'augmenter, pendant quelques décennies, tant sont nombreuses les femmes nubiles, dans des sociétés qui tardent à favoriser le retard du mariage, la scolarisation des femmes, l'abolition de la polygamie, la contraception masculine et féminine et l'avortement. La pérennité des traditions qui assurèrent la survie de peuples peu productifs et souvent décimés par la traite esclavagiste, entraîne désormais une prolifération miséreuse.

La production agricole, peu modernisée, sauf pour certaines cultures

d'exportation, s'est de plus en plus éloignée des besoins alimentaires. L'Afrique de 1960 était autosuffisante, celle de 1990 importe plus de 25 % de ses victuailles, sans que les disettes soient toutes évitées. Au Soudan et en Éthiopie, où le blocage de l'aide alimentaire est une forme de la guerre, de véritables famines ont sévi. Dans beaucoup de zones urbaines, une police musclée et des importations de riz

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deviennent la base de l'ordre public. Dans les États de meilleur aloi, la stimulation des productions vivrières, la réhabilitation des aliments locaux au regard des céréales importées, l'aide au transport et au stockage des denrées et l'établissement de prix favorables à l'agriculture deviennent peu à peu des préceptes fondamentaux. Mais ces États résistent mal aux appels du marché mondial et aux conseils du FMI, attentif aux recettes d'exportation qui permettent le service de la dette extérieure.

D'ici la fin du 21e siècle, l'Afrique sud-saharienne risque d'avoir à nourrir 4

milliards d'hommes, si sa transition démographique s'opère avec la lenteur qu'on peut craindre. Elle y réussira si elle met en valeur ses bonnes terres mal cultivées (n° 77). Mais ceci se traduira par un énorme transfert de population active vers des activités à créer par ailleurs, car l'agriculture efficace est quasiment une agriculture sans paysans. Il y faudrait de véritables États, lesquels sont rares.

Le Nigeria en est peut-être un, et, en toute hypothèse, son cas est important, car

ce pays contient 45 % de la population installée entre la vallée du Sénégal et celle du Congo. C'est une fédération, tardivement assemblée par le colonisateur britannique, qui a joint aux principautés du Sokoro, des territoires côtiers, densément peuplés, où ces principautés ont longtemps chassé l'esclave, avant d'être concurrencées par les négriers européens. Néanmoins, cette fédération a résisté à la guerre du Biafra (n° 47), à maints coups d'État militaires et à la dilapidation de ses rentes pétrolières, un temps gonflées par les hausses de prix d'après 1973 (n° 58). Dotée d'un gouvernement militaire qui a réussi à se maintenir depuis 1985, le Nigeria subit désormais la cure d'austérité que le FMI impose aux débiteurs défaillants et que le ressaut des prix pétroliers, en 1990, rend supportable. Il faudra au moins dix ans pour juger du redressement de cette fédération où les trois États fédérés de 1960 ont été subdivisés, peu à peu, en 21 États, et pour apprécier son aptitude à faire meilleur usage des rentes regonflées que la raréfaction mondiale du pétrole rendra plus régulières, au début du 21e siècle.

Le Zimbabwe offre des promesses moins grandioses, mais moins aléatoires. En

effet, ce pays d'environ 10 millions d'habitants — douze fois moins peuplé que le Nigeria — est un bon exemple de décolonisation tardive, mais réussie. L'indépendance de 1980 a garanti, pour dix ans au moins, un multipartisme qui a retardé l'exode des 300 000 colons britanniques et a permis de gérer les tensions ethniques entre les guérillas naguère rivales. L'appareil d'État s'est donc maintenu, sous une nouvelle domination qui a consacré à l'école et à la santé — sinon à la contraception — beaucoup de son budget. L'auto-suffisance vivrière demeure acquise, les exportations ont augmenté. Mais une croissance démographique de 3,6 % par an fragilise ce jeune État où la productivité des grands domaines et le souhait d'un partage des terres se contredisent et rendent la gestion politique difficile.

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L'Union sud-africaine influencera l'avenir du Zimbabwe voisin, comme de toute la région au sud du Zaïre. Sa transition, de l'apartheid vers un pouvoir exercé au nom de la majorité noire, sera bénéfique si elle s'opère vite, sans affaiblir l'économie et sans dégénérer en conflits interethniques. Un tel mouvement a été engagé en 1989 et il s'accélère peu à peu, mais les manœuvres politiques et les massacres ethniques en menacent le cours. S'il réussit néanmoins, ce mouvement pourrait fournir, à l'Afrique australe, le môle où pourront s'arrimer maints États. S'il échoue, l'Union sud-africaine peut aussi devenir un second Zaïre, aux richesses minières bien exploitées et férocement gardées, au milieu d'un océan de misères et de désordres.

Éruptions africaines Retour à la table des cartes

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Du Sénégal à la Zambie et de la Côte d’Ivoire au Kenya ou à la Tanzanie, une

douzaine d'autres États africains offrent quelques chances de s'affermir. Mais force est de constater que la majorité des peuples africains vit, aujourd'hui, sous la houlette d'États dont l'allure martiale ne cache jamais le caractère ethnocratique et qui sont incapables de faire mûrir une nation ou même, plus modestement, de veiller à ce que leur population soit nourrie. L'imitation de quelques formes importées des anciennes métropoles coloniales déguise mal ces pyramides de roitelets, couronnées de concussionnaires ou de mégalomanes. L'Afrique a enregistré près de cent coups d'État depuis 1960, mais peu de guerres ou de révolutions fécondes. Elle n'a pas rénové les fiscalités coloniales, assises sur la capitation et sur les droits de douanes. Elle n'a pas résisté aux délices des aides qui diffèrent le bâti des appareils d'États et la sélection des langues autochtones à enseigner. Elle ne s'est pas mise à son compte, elle ne s'est pas prise en charge.

Le continent africain dont le PIB global est trois fois inférieur à celui du Brésil,

doit faire face à une dette supérieure à celle de ce pays. Divers prêteurs ont commencé d'en tirer les conséquences, en abandonnant leurs vieilles créances sur les États les plus pauvres. Néanmoins, plusieurs États ruinés par l'effondrement des rentes (n° 53) ont cessé d'investir, puis de payer leurs fonctionnaires. Leur vulnérabilité devient extrême, lorsqu'ils cessent de solder leurs douaniers et leurs policiers : alors commence le brigandage de grandes compagnies qui se paient sur l'habitant. L'Ouganda de 1980 et le Liberia de 1990, illustrent ce processus. L'Éthiopie, la Somalie et le Soudan — mais aussi le Mozambique et l'Angola — montrent ses effets, quand il devient endémique, après s'être surchargé de révolutions et de guerres inabouties. Joints aux répressions féroces des États où les grandes compagnies se succèdent au pouvoir, d'un coup d'État au suivant, ces exemples préfigurent l'avenir d'à peu près toute l'Afrique sud-saharienne, sauf sursauts politiques majeurs — et bien aidés.

L'Afrique est désormais plongée dans une crise africaine, sans boucs émissaires

extérieurs. Les conflits nourris par l'antagonisme soviéto-américain perdent ce renfort (n° 87). Les banques fuient un continent d'où n'émane plus que 1,5 % du commerce mondial et où les multinationales minières sont seules persévérantes. Les anciens colonisateurs sont plus enclins à tarir leur aide qu'à resserrer leur néocolonialisme. Les capitaux captés par les dirigeants africains fuient vers des cieux plus cléments. Les élites intellectuelles font souvent de même.

De 1990 à 2000, la population va croître d'un tiers et de 75 % encore, pendant

les deux décennies suivantes. Pour partie, elle va s'agglutiner dans les capitales mondiales de la misère, telles Kinshasa et Lagos, qui atteindront les 7 à 8 millions d'habitants dès 2000 et seront rejoints par d'autres villes comme Dakar, Accra ou Nairobi. Le potentiel d'émeutes de la vie chère et de révoltes plus aveugles encore,

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va s'accroître, à grand renfort de sectes et de messianismes, jusqu'à produire des migrations sauvages, des épidémies mal convenables et des pillages par grandes compagnies.

Exposée aux regards médiatiques, l'Afrique ne disposera pas des longs siècles

d'étripages locaux et discrets et de lents progrès tâtonnants, par lesquels les sociétés des autres continents ont peu à peu échappé à leur misère récurrente, à la manière de l'Europe occidentale des 9e-14e siècles. Sa misère visible et les menaces qu'elle induira, lui vaudront sans doute un supplément d'aide alimentaire et médicale, ne serait-ce que pour cantonner en Afrique les peuples africains et leurs risques sanitaires. L'aide au bâti d'appareils étatiques — africains et efficaces — et l'effacement des dettes accumulées s'imposeront aussi, mais avec retard et au prix d'évènements dramatiques.

Bien classée au palmarès de l'OCDE (n° 65), l'aide française n'est pas, pour

autant, exemplaire. La France s'est enfermée dans le piège du franc commun à toute la Communauté financière d’Afrique (CFA), comme si une telle Communauté existait et pouvait gérer une monnaie commune. L'aide militaire française n'est guère plus convaincante, car elle a eu pour principal effet de stabiliser des régimes médiocres ou criminels, sans grand bénéfice pour les peuples concernés et sans écarter le soupçon que la protection des intérêts miniers, pétroliers et diplomatiques de la France elle-même, est sa principale motivation. Les subsides et les coopérants offerts aux États africains appellent plus de nuances, encore que les somptuosités ainsi financées — du sacre de l'empereur Bokassa à la basilique de Yamoussoukro — et l'entretien de coopérants chez qui la morgue le dispute parfois à la générosité, composent un système dont l'utilité globale est faible.

L'aide accrue que l'Europe et les organisations internationales devront

inévitablement procurer à l’Afrique du premier 21e siècle, s'accompagnera sans doute de contraintes. Il est souhaitable qu'elle soit explicitement finalisée et d'un emploi vérifié. Qu'elle tende à assainir les finances publiques par la réduction des effectifs militaires et civils, par l'élimination des détournements et par un ciblage attentif des investissements à réaliser, l'objectif étant d'imposer, aux États, l'équilibrage rapide de leurs dépenses de fonctionnement par leurs recettes fiscales. Qu'elle tende également à établir des formes de démocratie locale et à soumettre les entreprises publiques aux règles d'une saine gestion. Qu'elle tende, surtout, à favoriser tous les modérateurs de la fécondité, pour accélérer l'indispensable transition démographique (n° 75).

De telles réformes ne pourront être réalisées si les apporteurs de capitaux et les

ONG opérant localement (n° 65) sont menacés par les désordres publics. Des interventions pacifiantes seront nécessaires et il est souhaitable qu'elles soient effectuées par des casques bleus relevant de l'ONU ou de coopérations interafricaines — plus efficaces que celle de la CEDEAO, au Liberia, en 1990 —

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plutôt que par des contingents venus des anciennes métropoles coloniales. Quant à la démocratisation des États africains, il est souhaitable qu'elle commence par l'essentiel : non le rite parlementaire, mais le bâti de communes autonomes ; non un pluripartisme de façade, mais le respect des libertés d'association et d'expression ; non l'imitation des formules européennes de gouvernement, mais l'établissement de fiscalités respectées, de gendarmeries respectables et d'écoles autochtones omniprésentes.

Encore faut-il souhaiter que les apporteurs d'aide sachent favoriser la

structuration des principales régions africaines autour d'États aptes à les entraîner, voire à les piloter : une Union sud-africaine libérée de l'apartheid, un Nigeria consolidé, au centre d'une Commission économique des États de l’Afrique Occidentale (CEDEAO) rendue substantielle ; une association est-africaine dont le Kenya et la Tanzanie formeraient peut-être le noyau, mais dont les rêveries monétaires du Pacte préférentiel d’Afrique orientale augurent mal. Et ainsi de suite, à l'échelle des régions où peut être mobilisé un potentiel de modernisation.

En vue panoramique, on peut donc s'attendre à ce que la fin du 20e siècle soit

marquée par la débandade des pseudo-États. L'espoir que l’Union sud-africaine s'arrachera à l'apartheid, le Nigeria à la gabegie, l'Éthiopie à la guerre et le Sahel à la disette, est fragile, à court terme. En 2000, au sud de la ligne Nouakchot-Khartoum, l'Afrique craquera de toutes parts.

Les tensions les plus aiguës ne se feront pourtant sentir qu'au cours des toutes

premières décennies du 21e siècle, quand l'Afrique — hors Maghreb — bondira, en vingt ans, de 700 millions à 1,2 milliard d'habitants. Ce demi-milliard supplémentaire multipliera les besoins sanitaires et alimentaires, dans des proportions excédant les capacités de production alors disponibles. En de vastes poches de disette, des famines meurtrières sanctionneront chaque aléa climatique, chaque défaillance de l'aide et sans doute aussi chaque guerre. On doit donc s'attendre à des désordres politiques très graves, pouvant aller jusqu'à la mise en coupe réglée des territoires dotés d'États évanescents. La funeste série d'implosions où le Liberia et la Somalie se sont inscrits en 1990, risque d'être longuement prolongée.

Le premier 21e siècle sera aussi l'époque où, après les errances du 20e siècle

finissant, la difficile invention d'ingérences internationales utiles progressera pragmatiquement, en dépassant le sauvetage alimentaire et sanitaire, pour consolider l'ordre public et étoffer l'appareil des États et les systèmes régionaux solidifiables, que l'OUA prête ou non son concours à ces opérations où la CEE, l'ONU et d'autres instances internationales auront à s'impliquer. On formera l'espoir que l'Organisation Mondiale de la Santé n'aura pas à gérer les lazarets africains qui naîtraient d'une propagation massive et durable du sida, et que le Haut-Commissariat aux Réfugiés n'aura pas à gérer trop de camps, nés des guerres régionales et des barrages opposés aux exodes africains.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 130

Au-delà des années 2020-2025, le plein 21e siècle ne deviendra pas idyllique.

Les actions visant à la maîtrise de la fécondité tarderont à produire des effets massifs, si bien que 2 à 3 milliards d'hommes supplémentaires pourraient encore apparaître en Afrique, avant la fin du siècle. Néanmoins, quelques zones de ressaisissement devraient s'être esquissées dès la période précédente, si bien que les aides — finalisées plus que charitables et éclairées par ces premiers résultats — pourraient s'employer avec une efficacité croissante, jusqu'à faire mûrir, enfin, un traitement africain de la crise africaine. Cependant, il n'est pas douteux que les primes d'assurance contre les désordres mondiaux d'origine africaine continueront d'être élevées, pour l'Europe comme pour le Proche et Moyen Orient et pour les organisations internationales.

84 (II) — L'Afrique méditerranéenne Retour à la table des matières

Entre le Sahara et la Méditerranée, le Maghreb est comme une île amarrée au continent africain dont il partage de moins en moins l'histoire. De même que l'Égypte est essentiellement tournée vers le Proche et Moyen-Orient (n° 83), de même les principaux pays de l'Union du Maghreb Arabe (UMA), fondée à Casablanca en 1989, sont polarisés par la CEE. La Mauritanie désertique, ancienne passerelle des royaumes chérifiens vers l'or et les esclaves du sud, et la Libye, elle aussi désertique, mais dotée de rentes pétrolières substantielles, échappent à cet eurotropisme, lequel est très sensible, en revanche, du Maroc à la Tunisie, dans des pays dont les travailleurs et les produits ont l'Europe pour principal débouché.

Au reste, l'UMA n'est encore qu'une association sans siège ni secrétariat, un

espoir d'irriguer des projets d'intérêt commun, grâce aux rentes libyennes. En fait, les cinq pays de l'UMA commercent peu entre eux — même pas 5 % de leurs échanges extérieurs — tant leurs productions sont analogues, au pétrole près. Tous subissent une poussée démographique dont le freinage est néanmoins commencé. Le Maroc où la domination est de type aristocratique-nationalitaire (n° 30), conserve la dynastie et les institutions d'un royaume séculaire — d'extension très variable, il est vrai — et s'enrichit peu à peu d'administrations plus modernes et d'un décorum vaguement démocratique. En outre, son souverain est le chef de l'islam local, ce qui aide à tempérer les exaltations religieuses. L'Algérie voisine se voulait républicaine et socialiste. Elle a développé l'appareil d'État hérité de la colonisation française, en le prolongeant par maintes excroissances économiques, de l'exploitation pétrolière à la distribution commerciale. Mais son incurie démographique et ses médiocres performances, hors l'économie pétrolière, l'ont exposée à une dérive où le chômage juvénile et le prosélytisme religieux marient leurs conséquences néfastes. La Tunisie, enfin, souffrirait des mêmes maux que l'Algérie, n'était sa souplesse économique et politique plus grande.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 131

L'AFRIQUE D'ICI LA FIN DU 21e SIECLE

– I– Fin du 20e siècle – III– Plein 21e siècle

– II– Premier 21e siècle 1990 2000 2020 2100

Population (en millions) Maghreb (1) 63 80 113 255 Autres Afriques (2) 547 717 1 267 4 062 PIB (en % du total mondial Maghreb (1) 1,4 1,5 1,4 1,1 Autres Afriques (2) 3 3 4,9 10,2 PIB par tête (1990 = 100)

Maghreb (1) 100 112 150 1 139 Autres Afriques (2) 100 111 224 4 725 PIB par tête (en % du niveau américain de l’année) Maghreb (1) 24 20,5 16 15 Autres Afriques (2) 8 7 8 12 (1) Maroc, Mauritanie, Algérie, Tunisie et Libye. Il est rappelé que l'Égypte a été incluse dans le Proche et Moyen Orient (n° 83 (II)). (2) Ensemble de l'Afrique sauf les États visés en (1).

Méthodes : voir nos 64 et 81.

Sauf aventures entretenues par le régime libyen ou par une relance du Front Polisario qui rêve d'ériger en État indépendant, entre Maroc et Mauritanie, un lopin désertique ne comptant pas 100 000 habitants, le sort de l'UMA se jouera principalement, à la rencontre de deux mouvements : d'un côté, l'aptitude des États à faire meilleur usage de leurs rentes et de leurs budgets, pour développer l'emploi et la scolarisation, tout en modérant leur démographie ; et, d'un autre côté, les stimulations venues de l'Italie où débouche un gazoduc algéro-tunisien, de la France et de l'Espagne où accostent les méthaniers venus d'Algérie et, surtout, de l'Europe en son entier que l'UMA peut continuer d'approvisionner en travailleurs et pourrait desservir en maints produits, si la coopération économique transméditerranéenne s'organisait à cette fin. L'aide à provenir de toute la CEE devrait favoriser ces deux mouvements, faute de quoi le Maghreb pourrait subir, en son entier, le mélange explosif du chômage juvénile et de l'exaltation religieuse.

Néanmoins, en toute hypothèse, le Maghreb ne connaîtra pas les affres des

autres régions africaines. Au mieux, il pourrait devenir, au 21e siècle, le rivage

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méridional d'une Méditerranée convertie en une nouvelle Californie ; mieux encore, il pourrait s'intégrer à une Communauté plus qu'européenne, qui reporterait jusqu'au Sahara son actuelle frontière méditerranéenne. Mais il faudra, pour cela, que les peuples des deux rivages réapprennent à coexister paisiblement, comme dans le califat de Cordoue des 10e-12e siècles, au mépris des croisés de toutes obédiences.

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Chapitre 19

Le monde, façon Europe (De 1990 à 2100)

« Le plagiat est nécessaire » LAUTREAMONT

85. — Une ou deux Amériques ? Retour à la table des matières

Pendant les deux longs siècles où le premier monde capitaliste a pris forme, l'exubérance démographique de l'Europe a trouvé un débouché dont les peuples à croissance plus tardive sont privés : elle a peuplé plusieurs vastes régions, aux terres vides — ou vidées pour l'occasion (n° 32). Une Nouvelle-Zélande, une Nouvelle-Galles du sud devenue le noyau de l'Australie, une Nouvelle-Angleterre d'où les États-Unis ont proliféré, plusieurs nouvelles Hollande, noyées dans l'Amérique du nord ou dans l'Union sud-africaine, une Nouvelle-France tardivement épanouie en Québec et d'autres spores de provenance scandinave, germanique, slave ou italienne ont ainsi rejoint les projections espagnoles et portugaises des siècles précédents, nées de conquêtes et de métissages plus que de transplantations massives (n° 19).

De ces greffons, de nouvelles Europe sont parfois nées. L'une prend tournure,

au sud des archipels asiatiques (n° 82), l'autre se résigne à perdre sa prééminence, au sud de l'Afrique (n° 84), d'autres, enfin, s'épanouissent dans ces Amériques que l'Europe a fini par considérer comme un Nouveau Monde admirable. Le 21e siècle pourrait bien être celui où l'Ancien Monde européen retrouvera beaucoup de son prestige au regard des Europe lointaines.

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85 (I). — Les Amériques centrales Retour à la table des matières

Entre les États-Unis et le continent sud-américain, trois Amériques centrales servent de barrières. La première coupure est celle des îles Caraïbes, éparses dans un Golfe du Mexique qui est vaste comme la Méditerranée. Quatre grandes Antilles y sont prolongées par des dizaines d'îles, jusqu'aux Guyanes qui sont des sortes d'îles amazoniennes. Ces îles, différenciées par leurs anciens colonisateurs, ont toutes été marquées par l'économie de plantation. Leurs peuples, de souches africaines mêlées par la traite, ont produit des parlers créoles et des syncrétismes religieux, des musiques rythmées et des cuisines relevées. Toutefois leurs parentés demeurent latentes, car les liens sont rares entre ces îles aux productions analogues, dont le commerce, le tourisme et l'émigration sont tournés vers les anciennes métropoles coloniales et vers les États-Unis. La Communauté caraïbe — Caricom — des petites îles jadis anglaises ou la région Antilles-Guyane, sous contrôle français, sont des juxtapositions, plus que des associations.

Après avoir évincé l'Espagne, à la fin du 19e siècle (n° 31), les États-Unis ont

étendu leur protectorat de fait à plusieurs des Grandes Antilles. Porto Rico achèvera sa conversion en 51e membre des États-Unis quand le Congrès organisera un referendum à cette fin ; l'insolente Cuba castriste où l'aide soviétique se réduit, est impatiemment attendue dans le giron américain ; la Saint-Domingue, coupée en deux républiques miséreuses, continue de végéter sous le contrôle des planteurs et de leurs milices, quoique Haïti tente difficilement de leur échapper. La Jamaïque est la seule des Grandes Antilles qui explore, à grand-peine, les voies de l'indépendance.

La seconde coupure tient moins à la géographie qu'aux mépris culturels. Elle

sépare les États-Unis de leurs républiques bananières. Les 30 millions d'habitants des sept républiques situées entre le Mexique et la Colombie sont, en effet, soumis à une hiérarchie où le bas-peuple indien est dédaigné par une majorité de métis, eux-mêmes subordonnés aux élites des plantations et des appareils d'État ou d’Église, le tout sous l'altière supériorité des conseillers militaires américains. Cet ordre caricatural est dérangé par des révoltes populaires et par des courants réformateurs où les églises, les universités et quelques partis ont leur part. Pour pacifier une révolte locale, les États-Unis se sont engagés à transmettre, en 2000, à l'État de Panama, la pleine souveraineté sur le canal. Un tel transfert, faisant suite aux pressions qui ont empêché l'intervention militaire directe des armées américaines contre le gouvernement du Nicaragua (1979-90) et aux heureuses tentatives démocratiques du Costa Rica, pourrait ouvrir, enfin, l'ère des réformes réussies, dans ces pays fertiles et tourmentés. Mais rien n'est acquis à cet égard, après la grande opération montée par les États-Unis en 1990, pour déloger un chef d'État panaméen devenu indocile.

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La troisième Amérique centrale est formée par le Mexique. Malgré l'usure du

régime politique né de sa révolution de 1911, ce pays a fait assez bon emploi de ses rentes minières et pétrolières (n° 66). Mais la décennie 1980 l'a contraint à évoluer. La fraude électorale se poursuit, mais n'arrive plus à stabiliser le régime. L'endettement nouveau sert surtout à rembourser les dettes accumulées pendant les années 1970. Le Mexique s'est donc résigné à une cure d'austérité, conforme aux prescriptions du FMI, puis à une déprotection de son économie et à une lente révision de ses usages électoraux et administratifs. Ce virage opéré à partir de 1986 favorise les exportations vers les États-Unis et le rapatriement partiel des capitaux — évalués à plus de 60 milliards de $ — qui l'ont fui naguère. Non sans circonspection, les États-Unis deviennent coopératifs. Leurs entreprises affluent vers les zones franches de la frontière commune. Simultanément, les banques américaines sont incitées à faire preuve de bonne volonté envers leurs débiteurs mexicains et commencent à s'y résigner (n° 77). Un traité de libre-échange semble désormais envisageable entre le Mexique et les États-Unis.

Toutefois, ces derniers doivent compter avec les réticences de leurs syndicats et

de leurs industries les moins compétitives. Ils craignent également l'afflux d'immigrés qui gonflerait leur minorité hispanique, déjà égale à 8 % de la population totale. Mais l'intérêt global des États-Unis est ailleurs : le Mexique détient des réserves pétrolières qui permettront d'allonger d'une décennie au moins, leur transition vers l'après-pétrole. L'intérêt du Mexique serait d'économiser ce trésor pétrolier, pour le vendre tard et au meilleur prix, en éliminant aussi ses gaspillages internes. Les besoins des États-Unis sont plus pressants. De son côté, le Mexique cherche à mieux ouvrir le marché nord-américain, en espérant que ses bas salaires lui permettront d'endiguer la concurrence américaine, le temps que ses entreprises se mettent techniquement à niveau. Ces paris croisés, concrétisés par de délicates négociations, pourraient faire du Mexique une passerelle, c'est-à-dire un exemple de coopération entre gringos et latinos. L'affaire est d'importance, car le Mexique, premier État hispanophone du monde, est aussi le havre où les réfugiés politiques d'Amérique latine sont accueillis, quand besoin est. La voie ouverte par le Mexique serait donc exemplaire.

85 (II). — L'Amérique brésilienne ? Retour à la table des matières

Le Brésil occupe une position centrale en Amérique du sud, depuis que la prépondérance argentine s'est effondrée. Le temps n'est plus où l'armée brésilienne était massée aux frontières de l'Uruguay et du Paraguay. L'Argentine est malade d'une dette de 70 milliards de $ que les arriérés augmentent de 3,5 milliards par an ; malade, surtout, d'une crise politique, aggravée par la junte militaire qui a cédé le pouvoir en 1983, et par les rebellions militaires, souvent renouvelées depuis lors. Cette crise est enracinée dans l'accaparement latifondiaire de bonnes terres et

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 136

dans l'industrialisation protégée mais fragile des années 1940, ensuite abîmée par les retours de flamme concurrentiels de l'après-péronisme (n° 57). Depuis 1983, l’Argentine trébuche d'austérité en hyperinflation, et devient une terre d'émigration. La situation du Chili est un peu meilleure, car l'inflation y est modérée et la croissance se poursuit à 5 % l'an environ. Mais ces résultats ont été acquis par quinze ans d'une dictature impitoyable, dont le remplacement de Pinochet par un président élu n'a pas lavé les conséquences politiques et morales.

LES AMERIQUES D'ICI LA FIN DU 21e SIECLE

– I– Fin du 20e siècle – III– Plein 21e siècle – II– Premier 21e siècle

1990 2000 2020 2100 Population (en millions) Amérique du Nord (1) 277 294 472 661 Amériques latines (2) 448 535 551 990

PIB (en % du total mondial Amérique du Nord (1) 24,3 23,3 21,2 11,2 Amériques latines (2) 6,9 6,4 6,9 7,3 PIB par tête (1990 = 100)

Amérique du Nord (1) 100 131 160 1 788 Amériques latines (2) 100 113 254 4 433 PIB par tête (en % du niveau américain de l’année) Amérique du Nord (1) 99 100 76 87 Amériques latines (2) 17 15 21 38 (1) En 1990 et 2000, incluent le Canada et les États-Unis (y compris Alaska et Porto Rico) ; en 2020 et 2100, le Mexique leur est adjoint. (2) Ensemble des Amériques sauf les États visés en (1).

Méthodes : voir nos 64 et 81.

Le Brésil fait figure de géant du continent sud-américain. Il est devenu la

dixième puissance industrielle du monde, juste après la Chine et le Canada. Malgré une dette de 115 milliards de $, aggravée par les 8 milliards d'impayés de 1988-90, il a traversé les années 1980, en poursuivant sa croissance économique au rythme ralenti de 5 à 6 % par an. Les trois quarts de ses exportations et la moitié de son PIB proviennent de l'État de São Paulo, mais, avec ou sans industries, toutes ses villes côtières se gonflent, jusqu'à Recife et Salvador de Bahia, ces ports d'un Nordeste, aussi vulnérable que le Sahel africain.

De 1960 à 1983, la superficie des terres cultivées a doublé, mais 400 des 560

millions d'hectares sont tenus par de grands propriétaires ou par des sociétés anonymes. La réforme agraire, souvent promise, depuis qu'en 1985 la dictature

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 137

militaire a été remplacée par un gouvernement plus civil, est sans cesse réclamée par les paysans sans terre mais demeure un vœu pieux : les produits d'exportation, la canne à sucre comme source de carburant automobile et la productivité vivrière offrent, à la grande propriété, tous les alibis désirables. Cependant, le centre de gravité politique du pays s'est déplacé vers les villes où vit déjà plus de 50 % de la population et où les classes salariées, parfois bien syndiquées, et les classes moyennes, plus cultivées que les vieux notables locaux, pèsent désormais bon poids.

Néanmoins, l'inflation ronge le pays, par vagues de plus en plus hautes. De

1980 à 1986, la hausse annuelle des prix s'est hissée de 50 à 250 %. Un redressement, alors tenté, l'a réduite à 40 % en 1987, mais elle a bondi à 400 % en 1988 et 1200 % en 1989. L'année 1990 aurait battu ce record, n'était le nouveau plan d'austérité, mis en œuvre par un président populiste, fraîchement élu : après quarante ans d'industrialisation protectionniste, le Brésil vient d'adhérer au GATT (n° 76) et annonce l'abandon rapide de ses protections douanières. En quoi, il suit la voie imposée par les États-Unis aux principaux pays débiteurs de leurs banques.

Hormis le Chili et l'Équateur, tous les pays du continent sud-américain ont une

frontière commune avec le Brésil, mais les réalisations transfrontières sont rares : le commerce extérieur n'est important qu'avec les pays du cône sud ; un énorme barrage hydroélectrique sur le fleuve Parana est exploité en commun avec le Paraguay, lequel tend à devenir une sorte de province brésilienne ; enfin, un pacte a été signé, en juillet 1987, avec l'Argentine et l'Uruguay, en vue de la constitution d'un marché commun, pour lequel tout reste à faire malgré l'enterrement de la hache de guerre par ces pays (n° 88). Un autre pacte, signé en 1969 à Carthagène et réitéré à Quito en 1987, associe les États andins — hors le Chili qui s'en est retiré — mais sans effets pratiques.

Ainsi le système régional sud-américain, centré sur le Brésil, n'est encore

qu'une potentialité vague. Il se concrétisera si le Brésil rend sa prédominance utile. Par exemple, s'il prend, avec succès, la tête d'un syndicat de renégociation raisonnable de la dette latino-américaine, voire d'un front du refus de cette dette, après l'échec éventuel de sa cure d'austérité ou de son libéralisme douanier. En ce cas, le Pérou dont la situation est aussi dramatique que celle de l'Argentine, la Colombie et la Bolivie que les croisades antidrogue des États-Unis lasseront vite et même le Venezuela, pétrolier mais endetté, pourraient avoir intérêt à liguer leurs efforts avec ceux du Brésil et de l'Argentine, pour éviter que les drames de la décennie 1980 se prolongent en s'aggravant. Le Mexique, lui-même, pourrait rejoindre ce front si ses espoirs commerciaux étaient démentis.

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85 (III) — Une seule Amérique ? Retour à la table des matières

C'est peut-être pour prévenir ce risque qu'après avoir procuré les maigres soulagements du soi-disant plan Brady (n° 56), les États-Unis ont proposé, en juin 1990, de créer une zone de libre-échange panaméricaine. On doutera que la négociation de cette zone éventuelle, puis les transitions requises pour sa mise en œuvre progressive puissent s'achever avant 2010, si ce n'est 2020. Auparavant, il faudra que l'éventuel libre-échange avec le Mexique ait vu le jour et que le traité de même objet, déjà conclu, en 1989, entre les États-Unis et le Canada ait parcouru une bonne part de la transition décennale qui doit conduire à sa pleine application. L’économie canadienne est déjà pénétrée par les capitaux américains, non sans réciprocité. La difficulté ne sera donc pas économique, mais culturelle. En effet, le Canada qui s'étoffe par une large immigration (n° 66) ne veut pas être un melting pot comme les États-Unis. Le Québec, à demi tenté par l'indépendance, exerce avec vigueur une autonomie culturelle qu'il veut complète. Les provinces anglophones sont, elles aussi, marbrées de poches d'immigrants, plus ou moins autonomes. En 1985, les Canadiens dont l'anglais est la langue maternelle, représentaient 60 % de la population totale ; en 2000, ils ne seront que 50 %. En outre, le Canada diffère des États-Unis par une politique de santé publique, de coopération internationale et de welfare (n° 62) d'une générosité presque aussi exemplaire que celle de la Suède.

Ainsi, le libre-échange continental ne sera pas une panacée pour les États-Unis.

Il assouplira leur évolution économique des prochaines décennies, mais au prix de concurrences éducatives, welfaristes et caritatives qui mettront à mal leur bonne conscience républicaine, comme leurs timides hardiesses démocrates. Une zone commerciale étalée du Yucatan au Labrador et stimulée par des politiques publiques ambitieuses, permettrait assurément un rebond des États-Unis. Mais, il leur faudrait, à cette fin, s'écarter de leurs routines libérales et militaristes. Sans avoir pris la mesure des efforts ainsi requis, les États-Unis anémiés de l'après-Reagan étendent néanmoins leurs propositions libre-échangistes à toute l'Amérique latine, comme si les douaniers étaient les seuls obstacles entre les Amériques et le bonheur.

En attendant cette hypothétique unification marchande des Amériques, les

États-Unis semblent tenir toutes les bonnes cartes. Leurs créances sont adossées à une Banque mondiale et à un FMI dont le soutien est sans failles, comme semble l'être celui des autres pays de l'OCDE créanciers de l'Amérique latine (n°56). Leurs forces armées se croient respectées dans les quinze pays latino-américains dont elles ont instruit les officiers. Maîtres et élèves se rassemblent, tous les deux ans, dans une Conference of American Armies où l'on médit du communisme, de la drogue, du terrorisme et de la délinquance. Leurs multinationales gardent tout leur

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poids, malgré le protectionnisme encore fréquent des pays latino-américains. Mais aucune de ces cartes ne convient à la partie qui s'engage.

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La grosse tête des Amériques Retour à la table des cartes

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Les États-Unis pourraient piloter à leur guise l'Amérique endettée, s'ils étaient

en mesure d'alléger cette dette et de lui adjoindre des dons et des prêts de longue durée, à bas taux d'intérêt, permettant à leurs débiteurs de retrouver la croissance durable et soutenue qui les rendrait solvables. La vulnérabilité des banques nord-américaines, le déficit budgétaire des États-Unis et le refus des distributions de DTS par le FMI (n° 55) ferment cette voie. D'où le risque d'une issue dramatique : par une série d'implosions, comme celles dont l'Argentine et le Pérou sont d'ores et déjà menacés ; par des révolutions, au Brésil ou en d'autres pays refusant une telle ruine ; par une crise économique majeure aux États-Unis, accablés d'impayés ; ou par divers essais de solution militaire ; sans compter les entremêlements de ces diverses possibilités.

À l'extrême de ces risques, la guerre et la révolution n'ont rien d'impossible,

malgré la dissymétrie entre une puissance nucléaire et des pays dont aucun ne dispose d'armes équivalentes. Un conflit qui solidariserait beaucoup des peuples latino-américains contre l'arrogance nord-américaine serait long et féroce, aussi bien dans les immenses villes-à-bidonvilles de Mexico, São Paulo, Rio de Janeiro, Buenos-Aires, Bogota et Lima, que sur les hauts plateaux andins ou dans le sertão brésilien, tous terrains propices au brigandage obstiné et aux guérillas tenaces, comme celle du Sentier lumineux péruvien.

Néanmoins, d'autres issues sont sans doute plus probables. Le Japon qui étend

ses investissements nord-américains vers le Mexique et qui caresse l'idée de financer un deuxième canal de Panama pour mieux écouler son trafic, indique une tendance qui se renforcera, même si l'Europe devenait par trop autocentrée (n° 86). Sous une pression et une coopération internationales convenables, la crise de la dette pourrait être différée et diluée notamment par de périodiques allocations de DTS (n° 55). Ceci supposerait, vraisemblablement, une certaine rénovation de l'Organisation des États américains (OEA), pour qu’elle prenne plus d'autonomie, vis-à-vis des États-Unis. Une autre condition pourrait être la multiplication des Porto Rico, c'est-à-dire des États associés à la fédération nord-américaine : Panama et son canal ou Cuba d'après Castro pourraient être ainsi promus. D'autre façon, les Caraïbes et le Mexique pourraient être convertis en zones tampon, enrichies d'investissements abondants, jusqu'à faire du pourtour du Golfe du Mexique une seconde Méditerranée heureuse.

Mais, d'ici la fin du 20e siècle, ces perspectives souriantes ne seront pas de

mise. Les Amériques poursuivront sur leurs lancées distinctes : le Nord, en s'approchant précautionneusement du libre-échange ; le Centre, en observant les effets du virage mexicain vers les États-Unis ; et le Sud, en continuant de se traîner vers le carrefour où le traitement — généreux ou brutal — de sa dette lui ouvrira des avenirs très contrastés.

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Dès le début du 21e siècle, quelques tests décisifs interviendront, selon l'évolution propre des États-Unis, selon les chances d'allègement de la dette latino-américaine, selon les suites données aux divers projets de libre-échange et même selon le sort réservé, en 2000, au canal de Panama.

De ces choix découleront des conséquences énormes qui pourront s'étaler d'un

rebond économique des États-Unis jusqu'à leur morose décadence, mais aussi d'une accélération de la croissance économique en Amérique latine jusqu'à l'explosion révolutionnaire ou guerrière de grands pays sud-américains. En ce dernier cas, le premier 21e siècle prendrait l'allure d'une époque de guerres et de révolutions ressemblant plus ou moins à celle qui a tourmenté l'Europe de 1914 à 1945 (n° 39). À l'inverse, une évolution plus bénéfique aiderait à la cristallisation de deux systèmes régionaux, autour des États-Unis au nord et, sans doute, autour du Brésil au sud ; mais on doutera qu'une coopération harmonieuse des Amériques tout entières puisse s'établir à aussi brève échéance.

Quant au plein 21e siècle, on accordera que les perspectives précédentes sont

trop contrastées pour qu'il soit possible d'apercevoir les tendances ayant chance de prévaloir après 2020 ou 2025. Les hypothèses pessimistes, nullement invraisemblables, font craindre une sorte d'alanguissement miséreux de l'Amérique latine. Craindre également que les États-Unis, mal désintoxiqués du pétrole et du surarmement, mêlent à leur arrogance présente, une amertume acariâtre dont les relations internationales pourraient souffrir de maintes façons (n° 89).

Mais ce pessimisme na rien d'inéluctable. Il se pourrait que, par delà la crise de

la dette, le Brésil retrouve l'élan des années 1950 à 1985 et que les États-Unis apprennent à doser l'initiative et le welfare dans un New Deal dont leur prestige politique et culturel sortirait grandi. Auquel cas, l'invention d'un équilibre américain, apparenté à l’équilibre européen de jadis (n° 31) devrait remplacer, à l'échelle des Amériques entières, la doctrine impériale aujourd'hui prévalente.

86. — L'Europe redevenue européenne Retour à la table des matières

L'Europe s'élance vers le 21e siècle avec une vigueur renouvelée. À Bruxelles, on feint de croire que cet élan est impulsé par la CEE, comme s'il suffisait d'une association marchande pour effacer des siècles de rivalités souvent féroces. À Paris où, sous la pression convergente des partis communiste et gaulliste, on a longtemps rechigné plus qu'ailleurs au protectorat américain instauré après 1945 (n° 47), on subordonne volontiers les mérites de la CEE à ceux de la détente entre les États-Unis et l'URSS. À Bonn, on valorise plutôt l'Ostpolitik d'après 1970, dont l'unification allemande de 1990 serait le résultat, lui-même prometteur d'un nouveau dynamisme paneuropéen. Et ainsi de suite, chaque pays ajoutant ses

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nuances, à un tableau dont la couleur dominante n'est pas douteuse : l'Europe se sent riche d'avenir.

Les soins et prévenances dont elle entoure ses deux tuteurs d'hier, afin qu'ils

finissent de s'effacer, sans péripéties ni rancunes, dureront sans doute quelques années encore : le temps que l'URSS ait rapatrié ses troupes et que les États-Unis se soient résignes à rendre l'OTAN discrète, si ce n'est diaphane (n° 90). D'où les concours procurés par l'Allemagne, pour l'entretien de l'armée soviétique stationnée dans l'ex-RDA jusqu'en 1993-94, pour la réinstallation de celle-ci en URSS et pour l'atténuation des crises d'approvisionnement dont Moscou et Leningrad souffrent, au plus vif de la perestroïka (n° 71). En quoi l'Allemagne n'est pas seule : la CEE, en son entier, concourt à l'aide demandée par Moscou.

Dans un tout autre style, l'Europe manifeste également une courtoisie inusitée

envers les États-Unis. En d'autres temps, la RFA avait protesté quand ce pays s'était servi de ses stocks européens pour équiper d'urgence Israël, mais, en 1990, le transfert massif vers le Golfe, d'effectifs et de matériels américains, en principe intégrés dans l'OTAN, a été accueilli avec une visible satisfaction. On peut penser que le zèle français à déployer quelques milliers d'hommes en Arabie relève, au moins pour partie, de motivations analogues. Les Russes s'en vont et sont durablement affaiblis, qui les pleurerait ? Les Américains, encore peu conscients de leur affaiblissement, s'en vont pour d'autres raisons, mais sans être regrettés et sans que leur retour soit souhaité. D'avoir perdu son corset militaire donne de la souplesse à l'Europe.

La conquête pacifique des pays naguère inclus dans le pacte de Varsovie et de

leurs voisins balkaniques, va assurément stimuler toute l'économie européenne (n° 79), mais ses bénéfices politiques seront plus incertains, pour quelques années au moins. En effet, trois obstacles majeurs doivent y être franchis simultanément et sans grande circonspection, tant les peuples concernés sont impatients.

Le premier obstacle tient à la réorientation des économies et, presque partout, à

la restructuration sociale qu'elle implique, comme en URSS (n° 71). Le remplacement des échanges de style CAEM par un commerce international aux débouchés aléatoires, aux prix fluctuants et aux paiements en devises convertibles est une opération d'autant plus délicate qu'elle commence dans un moment où la crise du Golfe tend les prix pétroliers et désorganise les débouchés moyen-orientaux de plusieurs pays, dont la Roumanie. Hormis cet accident conjoncturel, la reconversion économique sera complexe, car elle touche aux subventions budgétaires et aux prix internes, autant qu'à la propriété des entreprises et des terres ou au niveau de l'emploi.

Or ces novations doivent être opérées par des gouvernements fraîchement élus,

dans des États aux fonctionnaires parfois contestés et aux agencements et règlements promis à maintes réformes. Ce second obstacle est difficile à franchir,

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car l'instabilité gouvernementale sera fréquente, dans des pays où les partis politiques sont à construire de toutes pièces et où les régnants expérimentés sont presque tous évincés des gouvernements et des états-majors administratifs, militaires et policiers. De la Pologne à la Bulgarie, on devra souvent attendre le début du 21e siècle, pour trouver des pouvoirs d'État solidement établis et efficacement utilisés.

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L’Europe devient européenne Retour à la table des cartes

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Le troisième obstacle est probablement le plus dangereux à court et moyen

terme. Il tient au fait que tous les pays, ici en cause, ont été tardivement taillés, entre la Mer Baltique et la Mer Égée, dans les empires russe, austro-hongrois et turc (n 42) et n'ont guère eu le temps d'opérer, par eux-mêmes, leur amalgame nationalitaire (n° 34). Après 1918, ils se sont proclamés nations, alors qu'ils étaient, au mieux, des rassemblements de provinces apparentées et, plus souvent encore, des Macédoine ethniques, à différentes échelles. Après 1945, ils ont derechef été proclamés nations, nonobstant leurs fréquents changements de frontières depuis 1918. Seule, la Yougoslavie s'est voulue organiquement multinationale, tandis que plusieurs autres pays ont accordé à leurs minorités nationales des statuts inspirés, théoriquement et pratiquement, de l'exemple soviétique (n° 72). De ce fait, le reflux du tuteur russe, de ses alliés communistes locaux et de leurs homologues dans les pays plus tôt émancipés de l'URSS (n° 49) laisse à nu des tensions entre nationalités que beaucoup des partis en gestation avivent de leur nationalisme. La Yougoslavie et la Roumanie sont menacées de guerres civiles dont l'exemple pourrait être suivi en Bulgarie, et même en Tchécoslovaquie. Des conflits proprement internationaux peuvent opposer la Roumanie et la Hongrie ou l'Albanie et la Serbie — éventuellement sortie d'une Yougoslavie déchirée — au nom de minorités nationales qui deviendraient irrédentistes. Seule la Pologne semble épargnée par ce risque, tant ses minorités nationales semblent courtes, mais son Église réactionnaire lui offre un substitut de guerre idéologique, en prétendant faire interdire la contraception, l'avortement, le divorce et autres abominations modernistes.

En franchissant ces obstacles, les sociétés d'Europe orientale et balkanique vont

être exposées, au moins jusqu'à la fin du 20e siècle, à des spasmes où l'économique, l'institutionnel et le nationalitaire risquent de s'entremêler catastrophiquement, sans que l'épanouissement éventuel du capitalisme puisse leur servir de panacée. D'où l'importance des aides qu'elles recevront du reste de l'Europe. Il est certain que la CEE et peut être l'AELE apporteront leurs concours humanitaires, s'il le faut, et marchands, assurément ; peut-être même ces unions douanières sauront-elles inciter au remplacement du CAEM, par une organisation maintenant un minimum de coopération économique et monétaire entre lesdites sociétés ou la plupart d'entre elles (n° 79). Il est souhaitable, également, mais déjà moins certain, que les interventions pacifiantes dont l'Europe orientale et balkanique aura besoin, puissent lui être procurées, à l'enseigne de la CSCE, par une force, point trop tardivement créée, pour défendre l'intégrité territoriale et l'indépendance politique des États européens, mais aussi pour conforter les droits des minorités nationales, redéfinis par la conférence de Genève en 1991, le tout en faisant progresser de bonne manière le droit d'ingérence internationale (n° 91). Vaste programme, mais néanmoins insuffisant : encore faudra-t-il que les huit pays intéressés soient associés aux transformations politiques qui vont s'opérer dans l'autre Europe, non comme observateurs ou participants à l'OCDE et au Conseil de l’Europe, mais comme acteurs prenant rang aux côtés des autres États. Si bien que

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la façon dont l'Europe occidentale va démêler son imbroglio institutionnel leur importe au premier chef.

L'Europe de 1990 assemble diversement ses États. Douze d'entre eux

échangent leurs marchandises dans le grand espace économique (n° 80) organisé en CEE. Dix de ces États gèrent leurs neuf monnaies — le Luxembourg est riche de banques, mais n'a pas de monnaie propre — selon les règles du SME (n° 56). Six autres États sont les vétérans d'une Association européenne de libre échange (AELE) dont l'Autriche souhaite se séparer pour entrer dans la CEE, cependant que trois pays nordiques — Suède, Norvège et Finlande — s'apprêtent à l'accompagner, et que la Suisse et le Liechtenstein demeurent hésitants. Cinq États, membres de la CEE, ont signé la convention de Schengen (1990) qui fait de l'Allemagne (unifiée), du Benelux et de la France, un territoire soumis aux mêmes normes de visa et d'asile et aux mêmes contrôles policiers, territoire que les autres membres de la CEE sont invités à agrandir, pour concrétiser la libre circulation des personnes. Enfin, si l'on omet les alliances variables qui portent les projets de type Eurêka, Ariane, Airbus, etc., il reste le Conseil de l’Europe où vingt-cinq États — dont, déjà, la Hongrie et la Tchécoslovaquie — délèguent des représentations parlementaires, pour des débats dont les droits des peuples européens tirent quelque profit. À quoi l'on pourrait ajouter les institutions, à dominante politico-militaire, de l'OTAN et de la CSCE sur lesquelles on reviendra (n° 90).

Cette Europe à géométrie variable est travaillée par diverses poussées, souvent

propres à la CEE qui assemble, en 1990, les deux tiers de la population européenne (hors URSS). La Commission de Bruxelles fait ratifier par le Conseil des Ministres de la CEE, les 282 directives qui doivent être adoptées avant 1993, pour parfaire la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes promise par l’Acte unique qui a révisé le traité de Rome en 1987. L'inclusion de ces directives dans le droit interne des États membres — c'est-à-dire leur mise en œuvre effective — est beaucoup moins rapide que les ratifications bruxelloises, mais elle progresse néanmoins. En revanche, les difficultés rencontrées pour l'élaboration de certaines directives font désormais ambitionner, plus modestement, un allègement des contrôles frontaliers et une raréfaction des disparités réglementaires d'un pays à l'autre. La libre circulation des personnes suppose, en effet, que l'accord de Schengen soit généralisé et que les professions soumises à des ordres ou à des exigences de diplômes, soient libérées des restrictions touchant à la nationalité des professionnels et de leurs diplômes. La libre circulation des produits doit se combiner avec des fiscalités indirectes non uniformisées, ce qui appelle contrôle ou fraude. La libre circulation des capitaux, quasiment parfaite dès 1990, doit, elle aussi, se marier avec des fiscalités inégales, d'où le risque de transferts d'épargne d'un pays à l'autre.

D'autres poussées résulteront, d'une part, des négociations entreprises en

décembre 1990 et, d'autre part, de la multiplication des candidats à la CEE. En principe, la négociation visant à convertir le SME en une union monétaire doit

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s'achever par un traité, ratifiable avant la fin de 1992, mais qui sera riche d'étapes et d'échappatoires, si bien que les monnaies de la CEE ne disparaîtront pas avant les premières décennies du 21e siècle, au mieux (n°78). La seconde négociation qui doit conduire à l'union politique des États membres de la CEE est plus problématique encore. Son projet, présenté notamment par les gouvernements allemand et français, est destiné, avant tout, à compenser l'unification allemande. Sa substance propre demeure vague ; sa préparation est lourde d'arrière-pensées.

Hormis la RDA, tous les États européens, découpés au 20e siècle (n° 42),

assemblés au 19e (n° 28) ou façonnés un peu plus tôt (n° 21), s'accrochent à leurs institutions propres. Leurs maillages administratifs, leurs activités éducatives et culturelles, leurs fonctions judiciaires et policières sont préservées avec un soin jaloux. Maintes directives bruxelloises achoppent sur les capacités budgétaires de ces États. Il n'existe, en effet, aucun impôt fixé et collecté par la CEE, pour être dépensé à des fins dont elle déciderait indépendamment des États. Les ressources de la CEE résultent de contributions nationales, égales aux droits de douane perçus par chaque État membre et à une fraction déterminée de sa TVA propre. De même, les dépenses ordonnancées par Bruxelles, en application des politiques agricoles, régionales ou de coopération, découlent des décisions prises par le Conseil des ministres représentant les États membres. S'agissant de son budget, la CEE est une coopérative d'États souverains.

Un pouvoir de plein exercice prendra forme en Europe, quand des classes

suffisamment puissantes auront intérêt à conforter ainsi leur domination, en renfort des États actuels. Les multinationales n'éprouvent pas un tel besoin, sauf dans l'automobile que la concurrence japonaise irrite par trop. Elles craindraient qu'une législation européenne enserre leurs opérations bancaires et boursières. La directive communautaire qui relayera, en 1993, les normes nationales en matière de fusions et d'ententes, fixe à 5 milliards d'ECU, le seuil en dessous duquel la Commission de la CEE n'aura aucune curiosité, mais ce seuil pourrait être abaissé, si bien que son existence est une entrave virtuelle au libre jeu de l'accumulation capitaliste. Les classes capitalistes de moindre envergure n'auraient que faire d'un pouvoir européen, plus inaccessible encore que l'État local dont elles déplorent les immixtions, quand elles ne l'appellent pas à leur secours. Les classes salariées, enfin — ou du moins leurs organisations syndicales — n'ont pas encore compris le parti qu'elles pourraient tirer d'une coopération pan-européenne. Dès lors, l'Europe politique demeure l'aspiration diffuse de classes peu nombreuses, comme les paysanneries soutenues par la politique agricole commune ou les cadres et techniciens, initiés à l'espace européen des affaires et des techniques. À quoi s'ajoutent les renforts potentiels de quelques courants de pensée écologistes, pacifistes, parfois même socialistes : de quoi nourrir une espérance, non de quoi fonder un pouvoir surplombant ou relayant les États européens.

Depuis l'origine et, plus encore, depuis leur traité de 1963, la France et

l'Allemagne ont été les locomotives de la CEE. Pendant une décennie au moins,

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l'Allemagne sera fort occupée d'elle-même et de son voisinage immédiat. L'incorporation de ses nouveaux Länder orientaux, l'entraînement économique et culturel d'une Tchécoslovaquie et d'une Hongrie — et, donc, d'une Autriche — très sensibles à son influence et la gestion des intérêts ainsi induits dans la Baltique, en Russie et dans les Balkans, donneront aux banques, aux entreprises, aux universités et aux médias allemands, maintes occasions de s'épanouir. En outre, l'Allemagne se renforcera de quelques bénéfices plus intimes. La population plus fertile de l'ex-RDA et l'immigration plus ou moins germanique, venue de l'est européen, répareront les faiblesses démographiques d'une RFA par trop vieillissante, encore qu'à plus long terme, la différence des taux de natalité pourra réduire l'écart démographique entre l'Allemagne et la France, si les tendances des années 1980 se prolongent. L'extension aux Länder orientaux et l'éventuelle imitation, en d'autres pays, des institutions régionales et des procédures électorales par lesquelles la RFA a heureusement démocratisé son fonctionnement étatique, ne pourront qu'aider à la convalescence morale d'un pays dont les classes dirigeantes ont naguère porté le fascisme jusqu'au nazisme (n° 43).

Les nouveaux tropismes orientaux de l'Allemagne s'ajouteront aux prudences

de sa Bundesbank, pour tempérer les élans européens vers l'union monétaire et politique. Néanmoins divers progrès, sacralisés par une révision formelle du traité de Rome, sont parfaitement envisageables, pour clarifier les pouvoirs de la Commission et du Conseil des ministres, au sein de la CEE ; pour doter le Parlement européen de capacités plus substantielles que les faux-semblants actuels et pour lui adjoindre, peut-être, une sorte de Sénat représentatif des Parlements nationaux.

De tels changements ne modifieraient guère la nature du non-État européen ou,

pour le dire en termes équivalents, mais plus positifs : de la coopérative inter-étatique qu'est la CEE. Pour obtenir une modification plus essentielle, il faudrait, tout à la fois, donner une assise directe et propre à la CEE ou, plutôt, à l'organisation qui lui succéderait ; et enrichir cette organisation de pouvoirs durablement substantiels.

Les capacités accordées à la Commission par l'Acte unique de 1986 éclairent ce

dernier point. En effet, la Commission a reçu mission de proposer toutes les directives nécessaires à l'unification du marché. Autrement dit, elle a été invitée à aider les États à se défaire de tout ce qui différencie encore leurs marchés nationaux (n° 80). À supposer qu'elle accomplisse cette tâche à la perfection, la Commission aura mené à bien une mission temporaire, qui n'enrichira guère ses capacités permanentes. Elle aura conduit les États à perdre de leurs capacités, sans que ces pouvoirs soient récupérés et redéfinis à l'échelle européenne — hormis quelques transferts mineurs, d'ordre statistique ou technique. Le traité de 1986 ne fait pas progresser le non-État européen vers un statut plus substantiel.

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En revanche, certaines des propositions soumises, en décembre 1990, aux négociateurs de l'union monétaire et de l'union politique pourraient donner à cette transformation un élan peut-être décisif. Si l'institution européenne est chargée de piloter la politique monétaire dont la future banque centrale européenne ne serait, alors, que l'instrument technique ; si cette institution devient source d'une politique économique, tirant un parti cohérent du potentiel économique européen, en période de crise comme en plan d'expansion (n° 58) ; si cette même institution reçoit mission d'étendre sa sollicitude welfariste, des paysanneries à toutes les classes le méritant, et dispose, à cette fin, des capacités fiscales et réglementaires qui lui permettraient de passer des recommandations aux actions ; et si, beaucoup plus généralement, cette institution est engagée dans une transition qui, aussi longue soit-elle, en ferait la source d'une politique étrangère, d'une politique universitaire, d'une action culturelle, etc., enveloppant puis remplaçant les politiques nationales en ces domaines ; alors — et alors seulement — l'institution héritière de la CEE acquerrait un statut proprement étatique et deviendrait, du même coup, l'un des principaux pouvoirs mondiaux. On jugera de l'énorme changement qu'une telle transformation représenterait, en observant que son accomplissement plus rapide aurait empêché les cacophonies européennes de 1990, qu'il s'agisse de l'Uruguay round dans ses rapports avec la politique agricole commune, du désarmement dit conventionnel, des adaptations liées à l'unification allemande ou des décisions touchant de près ou de loin à la crise et à la guerre du Golfe.

On peut attendre des traités en gestation qu'ils aident l'Europe des douze États à

parcourir, au début du 21e siècle, avec zigzags et repentirs, une partie au moins du chemin qui transformera la coopérative-CEE en une confédération-en-devenir. Une étape décisive de ce processus s'accomplira quand l'institution européenne sera dotée d'une expression directe et propre de la souveraineté populaire, c'est-à-dire quand elle disposera d'un Parlement, élu selon une loi commune à tous les États membres, et doté de pouvoirs réels : celui de voter l'impôt et le budget, d'élire et de démettre la Commission, de délibérer sur les directives principales — y compris celles dont il prendrait l'initiative. Alors — et alors seulement — l'Assemblée européenne commencera d'exister comme un véritable parlement, c'est-à-dire comme point d'application de toutes les aspirations émanant de sociétés civiles devenant, elles-mêmes, plus européennes que nationales (n° 62).

L'ampleur des transformations requises par une éventuelle maturation politique

de l'institution européenne, dérivable de la CEE, est telle que plusieurs décennies leur seront nécessaires, même si aucun blocage n'interrompt le mouvement. Pendant ce temps, l'élargissement de la CEE ne pourra pas demeurer en suspens, comme il l'est jusqu'à la fin de 1992. Mais, à la différence des années 1960 et 1970 où l'élargissement servait de manœuvre dilatoire, pour empêcher toute innovation qui aurait fait de la CEE plus qu'une union douanière (n° 58), l'accueil de nouveaux adhérents pourrait être, après 1993, l'un des leviers de la novation politique. L'accueil de l'Autriche, de la Norvège et de la Suède, puis, plus tard, de la Turquie, de Malte et de Chypre — tous candidats déjà déclarés — et

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l'organisation d'associations collectives, ouvertes à bon nombre des pays de l'ancien CAEM (n° 79) et à l'ensemble de l'Union du Maghreb arabe (n° 86) permettraient d'étendre l'influence de la CEE en accélérant sa réorganisation. En effet, la CEE ne pourra pas doubler l'effectif de ses États membres sans redistribuer les rôles entre ses deux centres de décision — le Conseil des ministres et la Commission — ni sans étendre le champ des décisions à prendre à la majorité, et celui du contrôle parlementaire. La dialectique de l'élargissement et de l'approfondissement pourrait être enrichie également par d'éventuelles associations collectives — maghrébines, méditerranéennes, balkaniques, est-européennes ou d'autres configurations encore — car l'existence de ces groupes imposerait la révision de maintes pratiques établies — politique agricole, accord multifibres, etc. — cependant que leur nature collective, ouvrirait la voie à une restructuration des pouvoirs confédéraux européens, pour y représenter distinctement les puissances adhérant individuellement — Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie et quelques autres — et les groupes régionaux adhérant collectivement. Néanmoins, cette vaste perspective ne s'ouvrira certainement pas avant le plein du 21e siècle, si même elle s'ouvre. D'un autre point de vue, on notera également que l'accueil de nouveaux adhérents et associés — individuels ou collectifs — posera à la CEE des problèmes dont elle a déjà esquissé une solution partielle, dans les accords dits de Lomé (n° 65). Ainsi, par exemple, l'union monétaire obligera à régler le sort du franc CFA, cependant que le développement de l'aire couverte par l'accord de Schengen obligera à définir toute une politique d'immigration, y compris vis-à-vis du Maghreb et de l'Afrique en son entier, si bien que, de proche en proche, l'Europe se trouvera collectivement impliquée dans l'élaboration et l'application d'une politique africaine (n° 84). En centrant l'attention non plus sur l'Afrique, mais sur l'avenir de l'URSS (n° 74), sur les rounds ultérieurs du GATT (n° 76) ou sur l'avenir du système monétaire international, au-delà de ses crises probables (n° 78), on conçoit que chaque élargissement entraînera un peu plus l'Europe vers l'exercice d'un rôle mondial, donc vers une meilleure spécification de son organisation collective. On ne sous-estimera cependant pas les résistances obstinées à attendre de beaucoup d'États : les appareils d'État, les parlements et les gouvernements nationaux deviendront, de fait, des obstacles autant que des agents de la maturation politique européenne et cette contradiction, de longue durée, se nouera et se gèrera de façon très différente d'un pays à l'autre.

D'ici la fin du 20e siècle, le système continental européen subira trois

modifications, non nécessairement convergentes : une évolution militaire d'après-guerre froide (n° 90) ; une transition accélérée vers le capitalisme, pour les pays de l'est, voire pour l'URSS ; et, à l'ouest, une activité économique confirmant l'attrait marchand de la CEE. On doutera que des transformations politiques manifestes viennent, de sitôt, couronner ces mouvements. L'Europe de 2000 n'aura, en commun, ni monnaie, ni impôt, ni drapeau. Ce sera un vaste marché libéral, aussi vulnérable aux crises cycliques que l'Europe d'avant 1914, n'étaient les effets stabilisants imputables aux budgets welfaristes des États et aux programmes pluriannuels d'investissement des administrations et des multinationales. Mais il

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est possible que, durant toutes les années 1990, l'Europe adjoigne à ses charmes marchands de nouveaux attraits, plus culturels. Elle pourrait y être contrainte, pour pacifier les minorités nationales en ébullition, tout en les valorisant. Elle pourrait aussi y tendre plus généralement, par des initiatives politiques enrichissant les médias déferlant par dessus les frontières, rénovant le système universitaire et favorisant le plurilinguisme, y compris dans les niveaux moyens de l'enseignement.

Durant le premier 21e siècle, la montée en puissance de l'Allemagne, permettra

— si ce pays y a convenance — d'affermir le système politique pan-européen, non pour en effacer aucun État, mais pour affirmer les capacités de la CEE en matière de politique économique, pour mieux coordonner les politiques étrangères et pour rallier les petites puissances européennes aux arbitrages convenus entre l'Allemagne, la France, l'Italie et le Royaume-Uni, si du moins ce dernier ne prend pas le large. La Suède, l'Espagne et même la Tchécoslovaquie finiront par rejoindre ce club élitique. Les adhérents nouveaux, venus de l’AELE et de l'est européen, et les éventuels associés collectifs de la CEE inciteront l'Europe politique en voie d'agencement, à plus d'interventions internationales, vers l'Afrique et l'URSS, comme vers le système mondial en son entier. Au mieux, une sorte de Soziale Marktwirtschat — c'est-à-dire d'économie sociale de marché, laquelle désigne le pacte conclu entre les banques, les multinationales et les syndicats allemands, depuis les années 1950 — pourrait gagner l'Europe entière, pour le plus grand bénéfice de ses régions méditerranéennes et balkaniques.

À défaut d'un tel entraînement, l'Europe du premier 21e siècle deviendra une

vaste Helvétie, repue et frileuse, dure à ses pauvres et cernée d'États de seconde zone qui, de Lisbonne à Istanbul et à Varsovie, lui serviront de réservoirs de main-d'œuvre.

Le plein 21e siècle prolongera ces tendances, non sans accidents dont les

principaux pourraient provenir de crises économiques plus fréquentes, à mesure que la révolution informatique perdra de sa nouveauté et que les concurrents asiatiques et américains de l'Europe se feront pressants ; ou de crises politiques, imputables notamment à un excès d'arrogance de l'Allemagne, à un rapprochement institutionnel de la Grande-Bretagne et des États-Unis, à un excès d'autonomisme d'une France embrouillée dans sa politique africaine et dans sa politique de défense ; ou, enfin, de crises idéologiques où les révoltes des minorités nationales, et l'intolérance envers les poussées migratoires pourraient avoir grande part.

Néanmoins, si l’Europe réussit à fêter le centenaire de la capitulation nazie de

1945, sans avoir engagé aucune guerre majeure sur son territoire et si elle poursuit, cahin-caha, la croissance économique que son accumulation capitaliste lui promet (n° 65), elle a de bonnes chances de retrouver, au cours du second 21e siècle, le primat mondial qu’elle a exercé pendant les 18e et 19e siècles (n° 37), sans redevenir pour autant, un repaire d'États colonialistes. Alors, comme d’ici là, une

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coopération généreuse sera la meilleure des primes d'assurance qu'elle puisse verser. Mais sa contribution au mieux-être du système mondial dépendra aussi, pour beaucoup, de son aptitude à aider d'autres régions à laïciser leurs religions, à juridifier leurs institutions et à démocratiser leurs pratiques politiques. Toutes orientations qui supposent qu'elle saura prêcher d'exemple.

87. — De l'équilibre européen aux équilibres continentaux Retour à la table des matières

À la fin du 20e siècle, après la restitution de Hong-Kong à la Chine (n° 73) et après la rénovation ou la dispersion de l'URSS (n° 72), la planète sera couverte d'États indépendants, hormis quelques îles lointaines, séquelles d'empires coloniaux souvent retenues par des chaînes dorées. Cette indépendance généralisée n'a rien d'égalitaire. Elle juxtapose des États dont le territoire, la population, la production, le rayonnement culturel et la force armée sont des plus variés. Un champ de force impérialiste, provoqué par l'inégale accumulation du capital (n° 65), inscrit tous ces États dans sa trame omniprésente, cependant que les interactions des puissances mondiales se manifestent, partout, en interventions inégalement pressantes.

Dans ce monde d'indépendances formelles, d'interdépendances complexes et

d'inégalités réelles, la proximité favorise la formation de grumeaux locaux, de systèmes régionaux d'États. Les échanges, les parentés et les querelles, entre peuples voisins, offrent aux États, matière à des politiques prudentes ou conquérantes, dominatrices ou coopératives. Dans la durée, ces politiques se combinent en une sorte d'équilibre régional qui est rarement plus stable que l'équilibre européen des siècles passés (n° 31).

Les systèmes régionaux sont variés, mais leurs dynamiques sont néanmoins

apparentées, sauf au voisinage des grandes puissances qui privilégient leur jeu mondial. Ainsi, les Amériques ont tardé à mûrir en régions bien spécifiées, tant que les États-Unis ont fait de l'Organisation des États américains (OEA) une filière de subordination, dont le Canada s'est tenu écarté jusqu'en 1989. Plus les États-Unis s'affaibliront à l'échelle mondiale (n° 89), plus leur ressourcement régional deviendra nécessaire et plus les Amériques s'approcheront d'un équilibre américain, entre États toujours attentifs au plus puissant d'entre eux, mais non soumis à toutes ses foucades.

Le voisinage de trois puissances mondiales qui s'observent en chiens de

faïence, empêche l'Extrême-Orient d'évoluer vers une régionalisation explicite. Il faudra au moins deux décennies pour que le Japon, la Chine, la Corée probablement réunifiée et l'URSS sibérienne transforment leurs relations

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bilatérales de 1990, en un système multilatéral où se façonnera, le temps aidant, une sorte d'équilibre est-asiatique.

L'Europe est riche de puissances qui furent ou qui deviennent mondiales, mais

leur situation diffère de celle de l'Extrême-Orient. L'expérience acquise au prix de deux guerres mondiales, d'une révolution majeure et d'un long duel entre communisme et fascisme (n° 43) a obligé ce continent à rechercher un nouvel équilibre pacifique. Les succès remportés dans cette voie sont manifestes, mais il reste à les conforter par l'accoutumance séculaire des peuples qui, seule peut inhiber les États, en les conduisant à diluer leurs pouvoirs dans une organisation politique d'échelle régionale, aussi complexe soit-elle.

Les puissances mondiales ne parasitent pas que leur voisinage. Elles troublent

aussi les régions plus lointaines, notamment en se mêlant de leurs guerres. Les racines proprement régionales des guerres qu'elles surdéterminent de la sorte, apparaissent clairement, lors des grands tournants de leurs politiques internationales. Depuis que les États-Unis et l'URSS rivalisent de zèle apparent, pour calmer les conflits régionaux où ils sont indirectement aux prises, force est d'observer que ces conflits perdurent, car les intérêts régionaux qu'ils mettent en jeu l'emportent sur les surdéterminations internationales.

La modération soviétique qui incline le Vietnam à évacuer le Cambodge, en

1988, et le revirement américain à l'encontre des Khmers rouges, en 1990, n'éteignent pas sans délai une guerre où la Chine et plusieurs pays du sud-est asiatique voient avant tout l'occasion de tancer un Vietnam jugé menaçant ou indocile. Les actions et abstentions, plus vite convergentes, des États-Unis et de l'URSS, tardent à pacifier un Nicaragua où la guerre civile explicite des luttes de classes aussi intenses et indécises que dans le reste de l'isthme central, notamment au Salvador, au Honduras et au Guatemala. De même, l'Éthiopie, la Somalie et l'Érythrée, privées d'intervenants cubains et est-allemands, sinon déjà de subsides saoudites, tardent à cheminer, comme le Yémen voisin, vers une pacification apparemment souhaitée par Moscou et Washington, car il est difficile de venir à bout des guerres ethniques qui désintègrent l'empire abyssin et d'une révolution qui, depuis 1974, bouleverse les structures de ce modeste empire.

Archaïque et pauvre comme l'Éthiopie, mais plus isolé qu'elle, l'Afghanistan

céderait plus vite aux apaisements soviéto-américains, n'était l'envie américaine de remporter sur le terrain une victoire qui laverait l'affront vietnamien de 1975 (n° 46) et de maintenir une emprise sur le Pakistan par où transite l'aide. Même au Mozambique et en Angola où le retrait cubain, l'indépendance de la Namibie et le virage de l'Union sud-africaine contre l'apartheid ont calmé le jeu, les guérillas locales, qui procèdent de clivages ethniques ou de quasi-banditisme tendent à persévérer. Ces guerres mal éteintes enrichissent le stock des conflits récurrents ou réveillables, tels ceux qui furent naguère envenimés par les puissances mondiales, en Corée et au Vietnam, comme autour de Taïwan et d’Israël. Les guerres

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surdéterminées sont d'abord des guerres locales. On peut les attiser, mais non les éteindre, de loin, parce que les systèmes régionaux existants ou en formation ne sont pas des édens que, seules les séquelles de la guerre froide ou d'une décolonisation réticente viendraient encore troubler.

Les futurs conflits régionaux pourront naître, parfois, dans les pays charnières,

à la jointure de deux ou plusieurs systèmes régionaux *. La Finlande et l'Autriche qui furent, jusqu'en 1989, les principales charnières entre les Europe occidentale et orientale sont désormais privées de ce rôle — ce qui impose à la Finlande une délicate réorientation de son commerce de troc avec l'URSS — tandis que, de la Roumanie à l'Albanie, plusieurs pays semblent devoir s'inscrire, pour un temps, aux confins de l'Europe agrandie et de l'URSS réduite à elle-même. Au-delà de la Mer Noire, la liste des charnières à surveiller se prolonge par la Turquie, voisine à la fois de l'Europe, de l'URSS et du Proche-Orient. L'eurotropisme affiché par les gouvernements turcs n'a pas permis de réunifier Chypre, ni d'établir une solide paix gréco-turque. Il ne suffit pas non plus à détourner Ankara de tous les tumultes du Moyen-Orient, qu'ils soient kurdes, irakiens ou syriens d'origine, sans compter les troubles nouveaux qui fermentent en Transcaucasie soviétique (n° 72).

L'Égypte est, elle aussi, à la jointure de plusieurs systèmes régionaux.

Impliquée pleinement dans les conflits du Proche et Moyen Orient, elle est sollicitée par les remous du Soudan et de l'Éthiopie, par l'agitation de son voisin libyen et, demain sans doute, par les effets d'entraînement ou d'animosité que l'Europe suscitera en Méditerranée orientale.

Plus avant en Asie, les charnières afghane, birmane, vietnamienne et nord-

coréenne font toutes entendre de fréquents grincements, mais ne sont pas toutes promises à un avenir de tensions. L'assoupissement du conflit afghan, la fusion des deux Corée, l'éventuel ripage du Vietnam vers l'ANASE et l'inclusion de la Birmanie dans l'une ou l'autre des régions qui la bordent, modifieront le statut international de ces quatre pays, sans que des crises ouvertes soient partout nécessaires.

Aux Amériques, la structuration régionale est trop indécise encore, pour que

toutes les charnières soient déjà repérables, mais on doit s'attendre à ce que le retour éventuel de Cuba dans l'orbite américaine et l'intensification des liens entre le Mexique et les États-Unis mettent ces deux pays en position parfois délicate vis-à-vis de l'ensemble latino-américain.

Quant à l'Afrique, on ne peut guère apprécier les conséquences hypothétiques

de ses polarisations encore indécises. Néanmoins, le front du refus qui s'était esquissé autour de l'Union sud-africaine, durant les années 1980, ou les tensions diverses qui se font sentir en Mauritanie, au Mali, au Niger et au Tchad attestent

* Voir carte : Un monde de sous-systèmes.

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que l'Afrique portera, elle aussi, maintes cicatrices, après avoir donné forme à ses ensembles régionaux.

Les tensions qui peuvent devenir guerrières sont particulièrement sévères au

cœur des systèmes régionaux dont plusieurs États se disputent la prééminence. Les longues guerres intra-européennes du passé, les vigilances aiguës de l'Extrême-Orient, les conflits récurrents entre l’Inde et le Pakistan, les compétitions indécises entre l'Irak et l'Iran ou la Syrie et Israël, illustrent cette tendance qui pourrait s'affirmer également, autour de l’Indonésie ou du Brésil, si les systèmes régionaux où ils sont impliqués continuaient de mûrir. L'Union du Maghreb arabe verra ou non le jour, mais déjà le Maroc et l'Algérie s'en disputent le primat. Seules les régions où un État surclasse tous les autres, fussent-ils ligués contre lui, échappent à ce genre de tensions : ce pourrait être un jour le cas du Brésil, c'est déjà celui de l'Australie dans le Pacifique sud et l'Afrique gagnerait beaucoup à ce que ce soit également le cas du Nigeria et de l'Union sud-africaine, dans leurs régions respectives.

En plusieurs régions, l'établissement d'une prééminence indiscutée ou le bâti

d'un équilibre pacifiant, risquent d'être perturbés par de nouvelles puissances dont le primat régional est déjà établi, mais qui s'élancent vers un rôle mondial plus affirmé. La Chine est inscrite sur une telle trajectoire, même si son isolationnisme en masque la portée. L'Inde n'est sans doute pas plus avancée que la Chine, à cet égard, mais elle affiche plus clairement ses prétentions, si bien que l'on peut entrevoir le moment où l'Asie du sud-est (n° 82) — à laquelle le Japon et les États-Unis s'intéressent de près — subira également le pressant voisinage de l'Inde et de la Chine. Au long du 21e siècle, d'autres configurations pourraient se dessiner, où le Brésil deviendrait attentif à son Afrique originelle ; où l'Australie et le Canada — dûment enflés d'immigrés bien assimilés — se mêleraient de leurs cousins du Commonwealth ; et où le Mexique assumerait pleinement sa fraîche primauté dans la Hispanidad. Toutes tendances signifiant notamment qu'au siècle des communications instantanées, les proximités culturelles pourraient peser autant ou plus que les voisinages géographiques.

Au reste, chaque système régional est exposé aux tumultes qui peuvent

bouillonner au cœur des sociétés qu'il assemble. L'Afrique — où les ethnogenèses tardent souvent et où, les ethnolyses progressent difficilement vers l'agglutination de provinces stabilisées, ultérieurement intégrables en nationalités — est l'exemple le plus dramatique d'une turbulence identitaire qui n'épargne aucun continent. Les zizanies soviétiques, balkaniques, moyen-orientales, indiennes ou indonésiennes le rappellent sans cesse, mais elles ne doivent pas faire oublier que l'Europe orientale — et même occidentale — et les Amériques n'ont pas épuisé leurs réserves d'ethnies enclavées et de minorités nationales, juxtaposées, vaille que vaille, sous un même État.

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Envenimées ou non par ces affrontements de peuples distincts, toutes les luttes de classes, sous-tendues par l'inégalité des revenus, des patrimoines, des statuts et des prestiges, peuvent s'enflammer de même, jusqu'à faire de certains pays des plaies ouvertes., comme il en est beaucoup en Amérique latine et comme il s'en forme dans les pays où l'industrie tarde à être assagie par le syndicalisme et le welfare (n° 62). On se gardera de penser qu'il s'agit là d'affaires locales par nature, dont les Pérou et les Indonésie du 21e siècle auront à se soucier, chacun pour son compte, car l'histoire des 19e et 20e siècles est pleine de révolutions dont diverses Internationales ont exporté les exemples. Rien qu'au cours des quatre dernières décennies, la Colombie, la Bolivie, la Hongrie et l'Éthiopie ont allongé une liste déjà longue, que l'avenir enrichira, avec ou sans l'appui d'une Internationale existante ou à créer. S'il fallait s'aventurer à dresser, en 1990, la liste des pays importants où une révolution n'est nullement invraisemblable, à l'horizon des prochaines décennies, l'Égypte et le Pakistan, l’Indonésie et les Philippines, le Pérou et l'Argentine ou même le Brésil y figureraient en bonne position.

D'autres éléments pourront compliquer plus encore les tensions explosives, en

leur donnant l'allure d'une croisade religieuse, d'une errance de peuples ou d'une corruption criminogène des relations internationales (n° 92). Qui douterait de ce dernier trait prêtera attention à la géographie du pavot et du coca, comme aux circuits de leur transformation et de leur livraison aux riches marchés d'Europe et des États-Unis : ce sera pour constater que, des confins birmans aux solitudes afghanes et aux divers cantons libanais, cette géographie a été dessinée par les principales guerres des dernières décennies, à moins qu'elle n'ait suivi le tracé des révolutions avortées, de la Bolivie à la Colombie et à Panama.

La multiplication des équilibres régionaux semblables à l'ancien équilibre

européen (n° 31) n'annonce pas une pacification générale. Elle traduit seulement le fait que le déclin des empires coloniaux, le reflux de l'URSS et le probable affaiblissement des États-Unis (n° 89) laissent à découvert un ensemble de puissances indépendantes, inégales et combatives, dont les configurations régionales se dessinent de plus en plus nettement. L'expansion économique, le développement culturel et la paix interne et internationale sont à conquérir et à stabiliser dans chacune de ces configurations si différentes — et non pas dans un affrontement Nord-Sud imaginaire où s'effacerait la spécificité de chacun des sous-systèmes continentaux.

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Chapitre 20

Un trop-plein d'États (De 1990 à 2100)

« La seule raison d'être des forces militaires est d'empêcher la guerre »

Déclaration OTAN (2 mars 1988)

88. — Dissuasion, prolifération, modération... Retour à la table des matières

Depuis que l'URSS a déclaré forfait, les guerres régionales fermentent de plus belle. Les anciennes résistent aux efforts des États-Unis et de l’URSS, convertis en pompiers de la paix ; les nouvelles aiguisent l'ardeur des États-Unis qui se proclameraient volontiers shérif du village planétaire, n'était l'armement nucléaire qui demeure dissuasif : mais de quoi ?

Depuis leur conférence de Reykjavik (1986), les deux principales puissances

nucléaires amplifient leurs accords de 1972-74. En 1987, elles ont décidé d'éliminer, du centre de l'Europe, tous les missiles à moyenne portée, au grand soulagement de l'Allemagne. Puis elles s'en sont pris aux missiles stratégiques, c'est-à-dire aux fusées d'allonge intercontinentale et aux vecteurs, lancés d'avion ou d'un navire, qui peuvent frapper le territoire américain ou soviétique. Leur accord, retardé jusqu'en 1991 par les soubresauts de la perestroïka, n'aboutit pas à l'élimination, d'abord escomptée, de 50 % des engins nucléaires, mais, à la suppression de 30 % de cet arsenal entre 1991 et 1997, avec des variantes selon les catégories de vecteurs et le nombre d'ogives nucléaires qu'ils transportent. En outre, l'accord détaille les procédures de contrôle qui garantissent l'exécution confiante de ce désarmement très partiel. D'autres étapes suivront vraisemblablement, pour réduire l'armement nucléaire embarqué sur navires — auquel les États-Unis tiennent beaucoup — pour contenir la prolifération des missiles de croisière et pour éliminer les engins à courte portée, encore nombreux au centre de l'Europe.

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De tels accords autoriseront néanmoins toutes sortes de modernisations. Ainsi,

les avions, les missiles furtifs, les leurres et les brouilleurs d'électronique, les lasers et les bombes neutroniques continueront d'être perfectionnés.

Deux des changements attendus contournent le tabou nucléaire. L'un concerne

la précision des fusées qui est déjà de l'ordre de 100 mètres environ pour une portée de 11 000 kilomètres et qui pourrait bientôt s'affiner jusqu'à rendre inutile l'explosif nucléaire, pour détruire une cible limitée. L'autre résulte des bombes et missiles chimiques dont l'Irak a fait usage, en 1986-88, pour contenir les offensives iraniennes, puis pour terroriser sa minorité kurde ; cet armement banni par les conventions internationales, élargit le champ de la dissuasion entre puissances moyennes, comme l'a souligné Israël, en opposant implicitement sa capacité nucléaire à toute tentative irakienne d'user de telles armes à son encontre.

Ainsi, la gamme des dissuasions s'élargit par l'adjonction, au nucléaire, de

missiles à haute précision ou à charge toxique. De ce fait, la liste des États aptes à dissuader certains au moins de leurs voisins s'allonge, en particulier au Proche et Moyen Orient, par l'installation — voire la fabrication — de missiles et d'armes chimiques. À quoi s'ajoute, en maintes régions, l'existence d'armes nucléaires plus ou moins opérationnelles.

En 1990, sept pays, au moins, sont équipés de telles armes. Les États-Unis,

l'URSS, la Grande-Bretagne, la Chine et la France le sont de longue date (n° 46). L'Inde les a rejoints à partir de 1974. Israël est entré plus discrètement dans ce club où l'Afrique du sud figure peut-être aussi, tout comme le Pakistan, soucieux de ne pas se laisser distancer par l'Inde — avec laquelle il a néanmoins signé, en 1988, un traité de non-attaque des installations nucléaires, ce qui marque une étape significative dans l'apprentissage de la dissuasion.

À ces puissances inégalement équipées, s'ajoutent divers candidats : l'Irak dont

Israël a bombardé un réacteur en 1981, mais qui a persévéré jusqu'à la guerre du Golfe, l'Iran, sans doute aussi ; et, peut-être encore l'Égypte, l'Indonésie ou même la Corée. En s'engageant réciproquement à ne pas poursuivre leurs recherches, l'Argentine et le Brésil se sont extraits de cette liste, en 1990, si du moins l'on en croit leur serment d'endettés, prêté sous le regard paterne du président des États-Unis. Enfin, on comptera pour mémoire la bonne moitié des pays de l'OCDE qui pourraient s'équiper, s'ils le désiraient, à commencer par l'Allemagne et le Japon dont les technologies nucléaires sont des plus sophistiquées. Sauf redoublement des pressions imposant le respect du traité de non-prolifération de 1968 — à ses 141 États signataires, comme aux rares réticents — le monde des années 2020-2030 pourrait compter une vingtaine d'États armés d'au moins quelques engins nucléaires.

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La dissuasion mutuelle de l’URSS et des États-Unis restera effective, sinon centrale. En effet, malgré le modernisme des engins américains et la supériorité manifeste des États-Unis sur tous les océans, l'URSS conserve une capacité navale et terrestre de réplique intercontinentale à toute première frappe qui la viserait. En outre, ces deux puissances demeurent en positions nucléaires à peu près équilibrées sur les divers théâtres d'opérations potentielles, en Europe et en Extrême-Orient, tandis que, fort heureusement, les armes de théâtre dont la mise à feu peut être décidée sur place, tendent à disparaître, réduisant d'autant le risque de décisions irréfléchies. La parité longtemps visée, mais jamais atteinte par l'URSS (n° 46), lui échappera plus encore, au début du 21e siècle, mais ce pays gardera néanmoins assez de mordant pour tenir les États-Unis en respect, sauf improbable cataclysme interne de l'URSS (n° 72).

Puissance nucléaire de second rang, la Grande-Bretagne ne s'écartera pas de

son alignement sur les États-Unis, sauf conversion — pour longtemps improbable — à une armée européenne (n° 90). Autre puissance de même classe, la Chine continuera d'accroître son arsenal nucléaire, mais restera longtemps incapable d'égaler les États-Unis ou l'URSS et même d'adopter une posture menaçante, vis-à-vis du Japon ou d'autres puissances asiatiques, car celles-ci ne manqueraient ni d'alliés ni d'équipements pour riposter. La France enfin — dont 3 à 400 ogives et six sous-marins font la plus grande des petits puissances nucléaires — continuera d'afficher une stratégie de la non-guerre qui serait sympathique, n'était la portée équivoque des fusées Pluton et Hadès. Deux mouvements contraires contraindront la France à de nouveaux choix : l'éventuel besoin de nucléariser une armée européenne prenant tournure au premier 21e siècle (n° 90) et, à plus long terme, les éventuels ricochets d'accords internationaux de plus en plus limitatifs.

Quant aux États plus modestement équipés, qui rejoindront Israël et l'Inde dans

la troisième catégorie des puissances nucléaires, on doit s'attendre à ce que leur poids, essentiellement régional, conduise à la multiplication des duos dissuasifs reproduisant, à plus modeste échelle, les attitudes réciproques des États-Unis et de l'URSS. Ainsi, aux dissuasions de proximité — déjà établies entre l'URSS et la Chine, comme entre celle-ci et les États-Unis protecteurs du Japon et de la Corée ? et, virtuellement, entre la Chine et l'Inde — pourraient s'adjoindre des couples Inde-Pakistan, Israël-Irak ou Irak-Iran, et même Argentine-Brésil, si les serments de 1990 se révélaient fragiles.

Depuis les essais indiens de 1974, la prolifération est demeurée hésitante et

discrète, peut-être faute d'enjeux valant l'effort d'un équipement nucléaire. Mais il serait naïf d'inférer d'un passé circonspect, un avenir d'égale modération, ou d'imaginer que la prolifération du nucléaire va étendre presque automatiquement les bénéfices de la non-guerre dont l'Europe jouit depuis 1945. En effet, la multiplication des armes nucléaires accroît le risque d'accidents, suscite la tentation de frappes préemptives, renouvelle maintes fois le difficile apprentissage de la dissuasion réciproque et conduit au-delà de tous les duos régionaux, à

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d'éventuelles cacophonies mondiales. Sauf renouvellement formel, le traité de 1968 expirera en mars 1995. Sa reconduction est fragilisée par les États-Unis qui préfèrent poursuivre leurs quinze essais annuels, plutôt que de se rallier — comme l’URSS semble prête à le faire — à la demande des États non-nucléaires, désireux de voir bannir tous les essais. Une difficile négociation est donc à prévoir. À tous égards, la paix par le nucléaire est un programme hautement risqué.

Un redoublement d'efforts contre la prolifération nucléaire est certes

recommandable, surtout s'il s'accompagne de pressions visant à inhiber et à régler un maximum de conflits régionaux. En effet, la modernisation des armements non nucléaires rendra beaucoup des guerres futures, aussi épouvantables que les massacres irako-iraniens de 1980-88, mais non aussi brèves que la guerre du Golfe en 1991. Chacune de ces guerres ravivera la volonté de maints États d'accéder aux capacités défensives — ou offensives — d'un arsenal nucléaire. La paix par le nucléaire suppose, en somme, que les principales puissances, déjà équipées, sachent passer de leurs dissuasions réciproques à un directoire mondial, pour imposer, outre la non-prolifération du nucléaire et des autres armements les plus dangereux, la réduction des arsenaux nucléaires, chimiques, bactériologiques et autres et, souvent aussi, la désinfection forcée des conflits régionaux et locaux qui menacent de s'envenimer. Vaste programme qui dépasse de beaucoup la destruction des stocks d'armes chimiques — que les États-Unis et l'URSS ont entreprise à partir de 1990, sans attendre qu'un traité rajeunisse la prohibition de ces armes — ou le renforcement, si nécessaire, des pouvoirs dévolus à l'agence de Vienne, gardienne du traité de non-prolifération (n° 46).

Les orientations stratégiques à long terme, discutées aux États-Unis, pour faire

face à la multiplication probable des conflits régionaux, après la fin de la guerre froide, invitent à étendre la menace nucléaire à chacun de ces conflits (19,218). D'où l'échelle des risques nucléaires auxquels le 21e siècle se trouvera exposé. Le moins grave est l'explosion accidentelle, risque scandaleux mais technique. Le coup de semonce nucléaire, sur une cible symbolique bien isolée, et le coup de désespoir d'un pays faible répondant à un péril extrême provoqueraient un scandale plus essentiel, par l'emploi délibéré d'armes de destruction massive. Mais le scandale serait à son comble, si l'une ou l’autre des principales puissances nucléaires jouait de son arsenal contre quelque pays que ce soit. Une telle activation de l'arme nucléaire serait particulièrement dangereuse, même si elle se traduisait par l'emploi de rares engins, en zones semi-désertiques, selon une stratégie anti-forces aux effets apparemment peu catastrophiques. Alors s'ouvrirait la voie vers une prolifération renforcée et vers des rétorsions diverses, mais épouvantables — massacres, terrorisme, etc. — sinon vers l'hiver planétaire auquel des tirs nucléaires répétés aboutiraient probablement.

Le chemin inverse ne peut être parcouru que par de lentes étapes où, de

vérification des accords passés en stabilisation des arsenaux, on progresserait par un regain de précautions contre les surprises d'emploi et contre les proliférations

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insidieuses, jusqu'à convenir d'étapes nouvelles de désarmement partiel, mais effectivement contrôlé. L'Europe semble s'engager dans cette voie qui conduirait de la dissuasion à la sécurité. L'Extrême-Orient où trois puissances nucléaires sont confrontées gagnerait à en faire autant, pour faire refluer les méfiances encore lourdes dans cette région (n° 82). Tandis que la Chine et l'URSS réduisent leurs effectifs terrestres, que la Mongolie va se vider, en 1992, des troupes soviétiques, que les États-Unis allègent leurs effectifs dans leurs bases coréennes et japonaises, une telle perspective n'est plus invraisemblable.

En toutes hypothèses, il faudra de longues décennies pacifiques et de multiples

détentes régionales, avant que la dissuasion minimale, assortie de postures défensives bien vérifiables, devienne la doctrine nucléaire mondiale. Quant à la destruction intégrale des arsenaux nucléaires, on doutera qu'elle puisse être de saison, au 21e siècle.

89. — Les États-Unis en mal d'empire Retour à la table des matières

Autour du National Security Council, du Pentagone et du Département d'État, la Présidence américaine continue de fonctionner comme un gouvernement des affaires mondiales (n°48) dirigeant son réseau d'ambassades, de services de renseignement et de forces aériennes, navales et terrestres, dispersées sur tout le rimland planétaire.

Via les Açores et le Portugal, le gué vers le Golfe arabo-persique se prolonge

par l’Italie, héritière des bases que l'Espagne hésite à refuser, puis vers la Grèce où le bail américain vient d'être renouvelé et vers la Turquie dont les aéroports orientaux relèvent ou non de l'OTAN, selon les besoins, tandis que l'Égypte offre également des facilités aéronavales. Au nord de cet axe, le dispositif de l'OTAN se déploie de la Méditerranée au Spitzberg.

Dans l'immense désert qu'est le Pacifique, le semis des bases n'est pas moins

dense. Aux îles Hawaï, Pearl Harbor est le premier relais, depuis San Diego ou Panama. De là, au tiers du trajet vers le Japon, se situe Midway, tandis que, vers les Philippines, Wake et Guam marquent les étapes avant Subic Bay dont le bail vient également d'être renouvelé jusqu'en 1998. Enfin, presque à mi-chemin des Philippines au Japon et à la Corée, la base principale est à Okinawa.

Plus au sud, Singapour et la Malaisie offrent des facilités qui relaieront la base

aéronavale de Clark dont les Philippines veulent reprendre le contrôle. Puis, au-delà de Darwin où l'Australie vient de recentrer son dispositif aéronaval, l'Océan Indien est moins richement doté. À Oman, les États-Unis disposent d'une base aéronavale, depuis la première guerre du Golfe — celle de 1980-88 — mais leur appui principal est une île au sud de l'Inde — Diego-Garcia sous tutelle

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britannique — qui a été totalement vidée de ses habitants, en 1973, pour devenir la base aéronavale que l'on dit la plus moderne du monde, mais que l'on ne montre guère.

Le tour du monde américain ne peut omettre les bases de Panama d'où

rayonnent les interventions dans les Caraïbes et en Amérique du sud, ni les îles de l'Ascension et des Malouines d'où l'Angleterre coopère à la surveillance de l'Atlantique sud, ni les bases africaines, dont la principale — à Simonstown — pourrait, à nouveau, offrir officiellement ses commodités aux États-Unis, maintenant que l'apartheid passe de mode.

À supposer que la guerre du Golfe de 1991 ne modifie pas les plans à moyen

terme du Pentagone, le total des troupes américaines devrait descendre de 2 100 000 à 1 600 000 hommes, entre 1990 et 1995, et se répartir en quatre forces composites, destinées respectivement à l'Atlantique, au Pacifique, au Stratégique et, enfin, aux Éventualités diverses — Contingency — dont le monde est riche. En d'autres termes, le budget militaire américain, de l'ordre de 300 milliards de $ en 1989-90, continuerait d'être consacré, pour moitié, aux 500 000 soldats, aviateurs et marins, stationnés à l'étranger.

Pour assurer l'efficacité des forces ainsi déployées, le gouvernement américain

souhaite écarter les contraintes inutiles. Les alliances ne le gênent pas, pour autant qu'il les contrôle et y trouve des renforts. Mais les procédures de l'ONU l'irritent souvent. Le Conseil de sécurité redevient utile, à en juger par ses décisions anti-irakiennes de l'été 1990, mais sa démarche est lente et contraignante : il tend à prohiber ce qu'il n'autorise pas. Mieux vaudrait réserver les consultations internationales à un groupe sérieux, comme le G7, sauf à renforcer ce groupe par l'adjonction de l'URSS, si son évolution marchande se confirme. En revanche, les États-Unis n'attendent que des récriminations de l’Assemblée Générale de l'ONU et de la plupart de ses agences, sauf celles qu'ils contrôlent étroitement, comme la Banque mondiale et le FMI (n° 91).

De fait, les États-Unis exercent leur influence dans toutes les Amériques.

L'OTAN fait de même en Europe. Il faudra certes veiller à son avenir, car les plafonds de troupes fixés par le traité de novembre 1990 vont démobiliser l'Europe occidentale : comme le pacte de Varsovie, l'OTAN doit réduire ses équipements à 20 000 chars, à 6 800 avions de combats, etc. Ces plafonds par types d'armes non-nucléaires sont complétés par des normes géographiques qui concernent aussi bien le théâtre central, du Benelux à la Hongrie, que les arrières d'Europe occidentale et d'URSS — eux-mêmes décomposés en deux zones — et les flancs nordiques ou balkano-turcs. Les effectifs ne sont pas limités par pays, sauf pour l'Allemagne unifiée qui s'est engagée, par traités séparés, à ne pas mobiliser plus de 370 000 hommes et à dénucléariser l'ex-RDA. Toutes obligations à remplir par étapes, de 1991 à 1994 : mais la débandade du pacte de Varsovie en mars 1991 et l'impatience allemande ne permettront sans doute pas de respecter ce calendrier

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trop sagement échelonné. Comme en outre, les diverses clauses des traités de 1990 sont sujettes à de multiples vérifications et contrôles, on doit s'attendre à ce que les ruses soient marginales : ainsi voit-on déjà le trop-plein des chars russes passer hors la zone du traité, au-delà de l'Oural, tandis que le trop-plein américain concourt massivement à l'équipement des troupes américaines dans le Golfe.

L’emprise mondiale des États-Unis Retour à la table des cartes

Autrement dit, l'Europe va se vider. En 1989, les deux Allemagnes étaient

garnies de 1500 000 soldats, allemands ou non. En 1995, il en restera au grand maximum 500 000 dont les 370 000 Allemands d'une armée désormais unifiée. Sans doute même, ce maximum ne sera-t-il pas atteint : la France aura replié ses 48 000 hommes et ne laissera, en Allemagne, que les 2 000 soldats inclus dans la brigade mixte germano-française, inaugurée en 1990 ; la Grande-Bretagne fera peut-être du zèle, si l'OTAN insiste, mais les alliés à contingents modestes inclineront plutôt vers le retrait ; quand aux États-Unis qui comptaient encore 320 000 hommes en Europe, en 1989, leurs effectif~ menacent de tomber à un niveau symbolique, hormis les bases anglaises et méditerranéennes.

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Pour éviter un tel effritement, les États-Unis souhaitent que l'OTAN soit reprise en mains, avec le fidèle concours de la Grande-Bretagne. L'organisation est à rénover, pour étendre ses missions. En mêlant le contrôle des désarmements convenus en 1990 avec les attributions du COCOM (n° 53) et peut-être aussi avec les investigations de l'agence de Vienne (n° 46), on pourrait en faire le gendarme de la paix en Europe. On pourrait également généraliser l'exemple de la brigade franco-allemande, en assemblant une large partie des armées européennes en forces multinationales, ce qui ferait descendre l'intégration par l'OTAN, des états-majors aux corps de troupes. Il serait temps, enfin, d'effacer l'ancienne limite qui cantonne l'OTAN entre l'Atlantique et l'URSS, mais au nord du tropique du Cancer. Le Golfe arabo-persique, assurément, l'Afrique, peut-être, et, demain, certaines portions du continent asiatique devraient entrer dans le champ de cette alliance.

Dans ces limites élargies, l'OTAN devrait s'assigner une mission ambitieuse.

Après le communisme, d'autres dragons sont à pourfendre pour protéger l'est européen des spasmes nationalistes, pour abriter le Proche et Moyen-Orient des missiles et des armes chimiques et pour contenir tous les ennemis de l'intérieur, des poseurs de bombes aux fournisseurs de drogue. Plus que jamais, l'OTAN devrait être l'archange Saint-Michel d'un Occident dont les intérêts bien compris s'étendent, via le Japon, jusqu'aux rives de l'Océan Pacifique.

Le formalisme des États européens est tel que ces novations imposeront une

renégociation du traité de l'Atlantique Nord. Il serait bon de la préparer, en serrant mieux encore les liens privilégiés avec l'Allemagne, les relations spéciales avec la Grande-Bretagne et, s'il se peut, en réintégrant une part au moins des armées françaises dans le nouveau dispositif : par exemple, la défense aérienne ou la flotte méditerranéenne. Par surcroît, il serait prudent d'adapter l'OTAN au rôle symboliquement élargi qui est confié, depuis 1990, à la CSCE.

Cette Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe — née des

accords d'Helsinki de 1975, qui consacrèrent l'ensemble des frontières européennes — a rendu quelques services, en corrodant l'emprise soviétique en Europe orientale. Les accords de 1990 sur le désarmement conventionnel en Europe ont été placés sous son égide, pour sauver la face des Soviétiques. Mais il ne faudrait pas, pour autant, doter la CSCE des moyens pratiques qui en feraient le garant de ces accords, car que pourrait-on attendre d'un organisme où 34 pays disposent d'une voix égale — et même 35, depuis le ralliement de l'Albanie en 1990 — et où, par conséquent, l'URSS et les États-Unis pèsent d'un poids égal. La CSCE devrait prendre place, aux côtés de l'OCDE (n° 57), parmi les clubs où les États débattent de leurs intérêts communs, cependant que l'OTAN rénovée s'occuperait des travaux pratiques.

Pour pacifier les rives occidentales du Pacifique, d'autres réformes sont

nécessaires. Douze mille soldats américains vont quitter la Corée et le Japon, pour

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répondre aux démobilisations russes qui portent sur 200 000 hommes, en Sibérie, et qui concernent aussi les missiles à moyenne portée, ciblés sur la Chine, et les navires patrouillant le Pacifique. Mais la présence américaine semble durablement assise : en Corée, par suite de l'armistice de 1953 et au Japon, par application du traité de sécurité de 1960 (n° 46). Cette situation est stable, parce que le Japon, affronté à l’URSS et à la Chine et dédaigneux d'une Corée qui fut sa colonie, demeure politiquement soumis aux seuls États-Unis, à la différence de l'Allemagne où quatre puissances occupantes ont eu leur mot à dire, jusqu'en 1990.

Les États-Unis ont pu remodeler la constitution, les institutions et l'armée

japonaises, au mieux de leurs intérêts. Ils estiment que diverses retouches sont désormais nécessaires, car l'obligation constitutionnelle de s'en tenir à une force d'autodéfense et la limite des mille miles autour de l'archipel, imposée aux navires armés et aux avions militaires du Japon, offrent à celui-ci des prétextes dont il abuse, quand la solidarité avec son allié américain devrait l'inciter à de plus franches interventions, hier au Vietnam, plus récemment dans le Golfe pétrolier et, demain, là où la pacification de l'Asie le rendra souhaitable. Le Japon qui paie 50 % des frais d'entretien des armées et des bases américaines installées sur son territoire s'est trop longuement fait prier, avant de procurer quelques milliards de $ supplémentaires, pour financer l'intervention des États-Unis contre l'Irak. Toutefois, plusieurs contradictions irritent les États-Unis — comment assouplir la constitution et le traité qui brident le Japon, sans exposer celui-ci aux tentations de la pleine souveraineté ? Et comment canaliser les performances économiques et les capacités financières du Japon vers des emplois non dérangeants pour les États-Unis, sans se livrer aux hasards de la guerre commerciale à laquelle le Congrès américain aspire si souvent (n° 76) ? Le tout, en utilisant au mieux les craintes de l’ANASE, avide d'investissements japonais, mais effrayée par tout réarmement du Japon (n° 82) ?

Une force intégrant des éléments aéronavals japonais, sous un commandement

américain, permettrait au Japon de contribuer à la défense de ses intérêts, jusque dans l'Océan Indien et dans le Golfe d'où lui vient l'indispensable pétrole. Peut-être aussi de se joindre, avec les États-Unis, l'Australie et l'Indonésie, dans une alliance incluant le Pakistan et qui permettrait, si besoin était, de modérer les tendances rebelles dont l'Inde fait souvent montre. Mais rien ne semble presser dans cette zone que Diego-Garcia surveille.

L'urgence est plus manifeste dans tout le Proche et Moyen-Orient où les crises

enchevêtrées s'éternisent (n° 83) et où les aspirants gendarmes du Golfe sont plus dérangeants qu'utiles, pour les dominations princières de toute l'Arabie et pour les intérêts pétroliers que ces émirats protègent. Fort heureusement, l'invasion du Koweit par l'Irak, puis la guerre du début 1991 ont levé maints blocages : les États-Unis ne cherchent plus à promouvoir un gendarme régional, mais s'engagent directement ; l’Arabie saoudite ne tient plus les forces américaines écartées de son territoire ; les pays arabes dépendant de l'assistance financière des États-Unis et

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des émirats pétroliers, se sont ligués contre l'Irak ; et plusieurs pays européens, dont la Grande-Bretagne et la France, ont apporté une contribution qui préfigure peut-être la réorientation de l'OTAN. Dès lors, une alliance plus solide que le pacte de Bagdad (n° 47) devient envisageable, d'autant que l'URSS n'y ferait plus obstacle.

L'Égypte à qui les États-Unis font remise de 7 milliards de $, au titre de ses

dettes militaires, et la Turquie qui espère bénéficier d'une bonne fraction des 13 milliards de $ collectés par les États-Unis pour secourir les États dérangés par l'embargo, décrété en 1990 contre l'Irak, seraient les deux piliers régionaux de cette alliance où l'adhésion de l'Iran est sans doute prématurée, mais où divers autres États de la péninsule arabique pourraient se joindre aux États-Unis ou, mieux encore, à l’OTAN tout entière. Dès lors, le Central command américain, créé en 1979 pour contrôler toutes les opérations inscrites entre Égypte et Pakistan, pourrait quitter la Floride — où l'exilaient les réticences d'une région échaudée par l'ancien pacte de Bagdad — et s'installer à pied d'œuvre, en Arabie ou dans le sultanat d'Oman.

Si la ronde des alliances matérialisant le rimland américain pouvait ainsi se

boucler, ce ne serait cependant pas pour encercler un heartland sino-russe jugé menaçant. En effet, les États-Unis espèrent étendre leur influence pacificatrice jusqu'au cœur de ces masses continentales naguère hostiles. En s'abstenant de soutenir les indépendances proclamées par les républiques baltes ou transcaucasiennes et de trop gêner les contributions allemandes ou européennes à l'URSS, ils ont favorisé la poursuite de l'incertaine perestroïka soviétique (n° 69), avec le ferme espoir que ce pays deviendra un nouveau canton du marché mondial. Ces manières engageantes tiennent évidemment aux capacités nucléaires qui rendent l'URSS respectable et aux espoirs que ses évolutions militaires et économiques permettent de caresser. Mais c'est seulement au cours des premières décennies du 21e siècle que de nouveaux choix majeurs se présenteront et ils seront très différents, selon que l'URSS se ressaisira ou non.

Le même délai vaut pour la Chine, car aucune alliance sino-soviétique ne paraît

à craindre pour les prochaines décennies, si bien que la Chine peut continuer d'être traitée comme une puissance ombrageuse mais solitaire, apte à se défendre et à poursuivre sa progression économique, mais encore incapable de peser sur l'évolution des affaires mondiales ou, même asiatiques. Comme l'URSS, la Chine pourrait certes se durcir sous un régime militaire, éventuellement aventuriste, ce qui incline à la prudence, mais sans aucune crainte majeure.

Pour schématiser l'empire mondial des États-Unis, il a suffi d'extrapoler des

tendances bien visibles dans la pratique internationale et dans l'opinion publique de ce pays, mais il est injuste d'isoler ces mouvements. Ils soulignent ce que la guerre du Golfe a promu, non ce qu'elle a masqué : les capacités d'invention et de générosité qui ont permis aux États-Unis de promouvoir le plan Marshall, avant

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l'OTAN ; de rêver à une Alliance pour le progrès latino-américain, avant de gendarmer l’Amérique endettée ; d'inventer un Peace Corps avant d'accorder priorité aux seuls militaires, etc. On rend meilleure justice aux États-Unis, en comparant ce qu'ils ont fait du Japon — non sans illusions — avec ce que le Japon des années 1930 et 1940 aurait fait d'eux, s'il avait gagné la guerre qu'il déclencha à Pearl Harbor.

Au reste, l'empire mondial des États-Unis ne verra jamais le jour, car ce pays

n'a ni le ressort, ni la ressource qui lui permettraient de s'affirmer impérieusement comme l'unique superpuissance mondiale. Ses pressions militaires viennent d'un pays où la guerre de 1941-45 n’a tué que 0,2 % de la population — et les guerres de Corée et du Vietnam, beaucoup moins encore — si bien que le moral du peuple américain n'a jamais été soumis à l'épreuve de la guerre industrielle devenant une longue boucherie où 5 à 10 % des jeunes hommes disparaissent. Par ailleurs, le déficit financier des États-Unis est tel que le burden shaving — ou partage du fardeau — devient le leitmotiv des discussions annuelles sur le budget de l'OTAN ou du Japon et que la mobilisation de force dans le Golfe, durant l'été 1990, s'est accompagnée d'une quête insistante, pour collecter les 20 ou 30 milliards de $ nécessaires au transport et à l'entretien des troupes et des armes, comme à l'aide aux pays lésés par le boycott de l'Irak. Dans la meilleure des hypothèses, les États-Unis mettront dix ans pour redresser leur budget et leur balance des paiements. Pendant ce temps les performances des économies japonaise, européenne et autres surclasseront les leurs, si bien qu'au poker diplomatique, leur superpuissance nucléaire ne leur suffira pas pour diversifier les mises.

Pendant longtemps — quelques décennies, peut-être — les États-Unis resteront

un colosse aux pieds d'argile. Leur productivité trop courte, leurs salaires qui stagnent depuis 1975, leur épargne anémique, leurs institutions financières fragiles, leurs déficits commerciaux, leur gaspillage pétrolier, la dégradation de leurs équipements publics et de beaucoup de leurs grandes villes, leur enseignement trop souvent médiocre à tous niveaux, leur violence entretenue par le commerce des armes de poing, leurs prisons presque aussi peuplées que celles de l'URSS, leurs vulnérabilités face à la drogue et à la pauvreté et le désintérêt croissant de leur population pour la religion, l'information ou la politique, composent le portrait d'un athlète fatigué, plus que d'un bâtisseur d'empire.

Plus profondément encore, l'Amérique impériale souffre d'une carence

essentielle. Hors la force des armes et l'essor du marché, elle n'a aucun projet. Son discours démocratique est démenti par beaucoup de ses interventions extérieures. Sa projection culturelle déborde mal du niveau Hollywood et Disneyland. Et surtout, rien ne permet aux États-Unis, de prévenir ou de guérir les guerres prochaines, c'est-à-dire les convulsions des pays et des systèmes régionaux qui cherchent les voies du développement économique et de la modernisation politico-culturelle et qui s'égarent dans les impasses du nationalisme exacerbé ou de la conquête vainement tentée (n° 87). Leur confiance trop exclusive dans les forces

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du marché leur interdit de prévenir les guerres régionales, tandis que l'anémie pernicieuse de la société nord-américaine nuit aux chances de rebonds novateurs.

Au tournant du 21e siècle, l'histoire semble dominée par le reflux de l'URSS,

mais un déclin peut en cacher un autre. Le Titanic américain voit venir les icebergs pétroliers, financiers et autres, mais il tarde à changer de cap.

90. — L'empire mondial à partager Retour à la table des matières

Le monde ne prend pas l'allure d'un empire américain. Il ressemblera plutôt à un empire conjoint des puissances mondiales : une coopérative impériale en somme.

L'Allemagne fraîchement unifiée est la plus avancée des puissances non-

américaines. L'ancien ange noir du 20e siècle (n° 43) a enfin réussi l'apprentissage démocratique, médiocrement commencé de 1848 à 1933. Les profondes réformes d'après 1945-50 ont mûri en deux générations. La démocratie locale et régionale est désormais bien assise. Le Parlement, approvisionné par des élections qui mêlent, à doses égales, le scrutin majoritaire local et les élus à la proportionnelle, fonctionne plutôt mieux que son homologue français. Le contrat social, explicité sous le nom de Soziale Markwirtschaft, promeut, certes, l'économie de marché, mais en la bordant de welfare et de conventions collectives (n° 62) dont la qualité n'est dépassée qu'en Suède et aux Pays-Bas. Le médiateur élu dans chaque bataillon compense la raideur de la hiérarchie militaire. Le modèle allemand de l'entreprise, plus avare de petits chefs que le modèle français, valorise la qualification technique dans toute la hiérarchie. Enfin, l'alliance intime des entreprises et des banques assure au capitalisme allemand une cohérence quasi-japonaise (n° 60). L'ensemble donne à la société allemande une stabilité qui ne porte guère aux gambades aventureuses.

Désormais unifiée, l'Allemagne doit trouver ses nouvelles marques, ce qui lui

prendra au moins dix ans : le temps de faire fructifier la RDA (n° 79) et de se repositionner vis-à-vis de l'ancien camp socialiste ; le temps, aussi, d'ajuster sa force nouvelle à une CEE bientôt élargie, sinon déjà adornée de prolongements monétaires et politiques.

Pendant quelques années, les séquelles du pacte de Varsovie pourront lui

donner matière à réflexion, non par crainte des troupes soviétiques en attente d'évacuation, qu'elle entretiendra jusqu'en 1994, mais en raison des hésitations, voire des tumultes, des pays naguère liés par ce pacte. La Bulgarie qui fait mine de craindre la Turquie, la Roumanie et la Hongrie divisées quant au sort des Hongrois de la Transylvanie roumaine, la Pologne toujours incertaine entre l'Allemagne et l'URSS, la Tchécoslovaquie aux nationalités mal soudées, hésitent sur le

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remplacement du pacte de Varsovie : les Russes partis, faut-il établir une sorte d'alliance politique, pour calmer les conflits régionaux, avec l'aide éventuelle de la CSCE ou de l'OTAN ? L'Allemagne pèsera lourdement sur ce choix qui concerne son voisinage oriental et balkanique — c'est-à-dire une zone où son poids économique et culturel va se renforcer — mais aussi son rôle paneuropéen : là s'exercera son choix quant à l'avenir souhaitable pour l'OTAN, la CSCE et les autres institutions politiques européennes.

L'unité a rendu à l'Allemagne le prestige d'une puissance pleinement

souveraine. Le géant économique n'est plus le nain politique que la France et d'autres pays se plaisaient à voir en lui. Les restrictions qui limitent l'armée allemande à 370 000 hommes et qui dénucléarisent le territoire de l'ex-RDA n'entravent pas plus l'Allemagne unifiée que les directives émanées de la CEE, car les unes et les autres ont été négociées en toute liberté.

L'Allemagne a joué des négociations de 1990, pour amorcer une nouvelle

Ostpolitik dont le marché russe est la cible principale. Les indemnités de déménagement des troupes soviétiques et les crédits bancaires promis à l'URSS — le tout équivalant à 15 milliards de marks, soit 12 milliards de $, non compris les secours alimentaires de l'hiver 1990-91 — ont certes favorisé l'accord de l'URSS au maintien de l'Allemagne unifiée dans l'OTAN. Mais, tout comme l'engagement de respecter les contrats pluriannuels conclus par la RDA, ces facilités financières visent à conserver l'ensemble des relations commerciales établies par la RDA en URSS (n° 79).

Toutefois, l'Allemagne n'a pas fait vœu de fidélité éternelle à l'OTAN. Elle y

restera certainement jusqu'à la fin des retraits de troupes et des désarmements convenus en 1990. Mais, elle aidera la France à affermir la CSCE, plus que ne le souhaitent les États-Unis (n° 89), ne serait-ce que pour aider l'URSS à déguiser son recul militaire en pacte de sécurité. Elle s'efforcera également d'éliminer, de son territoire, les engins nucléaires à courte portée (n° 88). Reste l'essentiel, c'est-à-dire la réorganisation militaire à laquelle l'Europe des années 1990 doit évidemment se livrer. Jusqu'à la fin du siècle, aucune des solutions concurrentes ne l'emportera sans doute nettement. Quelques pays seront tentés de rejoindre la France et l'Espagne, au rang des armées non intégrées dans l'OTAN. Ces mêmes pays et d'autres pourraient aussi donner une consistance croissante à l'Union de l’Europe occidentale, née en 1947, comme pacte militaire, mais surclassée par l'OTAN dès 1949 (n° 47). La France souhaite ranimer cette UEO pour en faire le pilier de l'Europe militaire, la Grande-Bretagne combat ce projet, l'Allemagne arbitrera finalement en la matière. Il se pourrait que l'UEO constitue le deuxième pilier, purement européen, qui équilibrera la puissance américaine au sein de l'OTAN. Plus tard, il se pourrait même que l'UEO du 21e siècle fasse, de l'OTAN, un mémorial de l'influence américaine, comme l'OCDE est le mémorial du plan Marshall (n° 57).

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En toute hypothèse, la décision se fera en Europe, car les États-Unis réduiront à presque rien leur engagement terrestre, sinon leurs bases aéronavales et leurs stocks nucléaires sur ce continent. L'attitude allemande sera décisive, tant qu'il s'agira d'évacuer les troupes étrangères et les armes nucléaires à courte portée qui encombrent son territoire. Mais la suite dépendra aussi de la France et même de l'Angleterre, si sa fidélité aux États-Unis s'assouplissait jusqu'à rendre ses forces nucléaires autonomes. En effet, le bâti d'un équipement nucléaire européen assurant une suffisante dissuasion vis-à-vis du nucléaire soviétique est, à moyen et long terme, la condition d'une émancipation politico-militaire de l'Europe. Les fusées Pluton et Hadès de la France ne peuvent frapper que l’Angleterre, l'Allemagne ou le Maghreb, si bien que leur utilité européenne est nulle, voire négative. Seuls les missiles balistiques embarqués, enterrés ou véhiculés par avion et les missiles de croisière à longue portée pourraient contribuer à une défense européenne, à partir de bases françaises ou de sites mieux dispersés dans l'éventuelle communauté militaire européenne.

Au reste, l'Europe dotée d'une capacité de dissuasion qui lui serait propre, n'a

guère besoin d'armées massives. En son sein, quelques brigades de gardiens de la paix seraient utiles pour garantir les frontières établies mais, vers l'extérieur, aucune force d'action rapide ou persévérante ne paraît nécessaire, à moins que l'Europe ne se veuille héritière des engagements post-coloniaux de la France, en Afrique, ou qu'elle réussisse à affirmer une politique étrangère commune qui l'entraînerait à multiplier ses contingents parmi les casques bleus de l'ONU. Mais, à tout prendre, on pourrait préférer que l'Europe, mère des empires coloniaux et des guerres mondiales du 20e siècle, sache se faire discrète au prochain siècle, comme l'est déjà le Japon et comme les États-Unis gagneraient à le devenir.

Liée par divers traités comme par sa constitution propre, l'Allemagne ne peut

opérer hors le territoire national, sauf pour des missions défensives, relevant de la charte de l'OTAN ou du traité de 1954, par lequel l'Allemagne a rejoint l'UEO. Une révision constitutionnelle pourrait étendre son champ d'action aux missions décidées par l'ONU. Le cas échéant, la même extension pourrait s'appliquer aux interventions pacifiantes, éventuellement décidées par la CSCE (n° 89), si le centre de prévention des conflits que cet organisme a installé, à Vienne, en 1991, ne se contente pas d'observer et de dénoncer, mais se propose également d'agir, quand les risques frontaliers, liés aux perturbations nationalistes de l'Europe orientale et balkanique, lui en offriront l'occasion.

L'Allemagne pèsera d'un poids souvent décisif, dans toutes ces évolutions.

Selon son inclination, l'OTAN survivra ou deviendra un club spécialisé où des États confrontent leurs expériences militaires. Si elle y consent, la CSCE s'écartera du rôle modeste où les États-Unis voudraient la cantonner (n° 89) pour donner vie au secrétariat permanent de Prague, au bureau des élections de Varsovie et à l'assemblée interparlementaire que la conférence de Paris, de novembre 1990, a décidé d'adjoindre au centre viennois de prévention des conflits. Si elle le souhaite,

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l'UEO peut devenir le cadre d'une coopération militaire des principaux États européens, prolongée ou non dans l'OTAN, mais libérée du commandement américain. Si elle le veut, les projets densifiant la coopération économique et monétaire, au sein de la CEE, pourront prendre vie (n° 85).

L'Allemagne peut freiner la réalisation de ces projets ou en diligenter la mise

en œuvre, chaque fois que la France, l'Italie, l’Espagne et le Benelux le voudront avec elle — ou s'y résigneront. La Grande-Bretagne, quant à elle, pourra se joindre utilement à ce concert, mais sa capacité de retarder les évolutions que d'autres souhaiteraient, ne cessera de décroître, avec son poids économique et diplomatique dans les affaires européennes et mondiales (n° 85). À terme, elle devra finalement choisir, entre l’Europe à laquelle le Tunnel la soude et l'insularité politique qui ferait d'elle une sorte de protectorat américain, au large de l'Europe.

Au demeurant, les évolutions politico-militaires de l'Europe seront lentes et

tâtonnantes, sauf urgences imprévues, si bien que leur résultat dépendra, pour beaucoup, de l'évolution générale du climat européen, au cours des deux ou trois prochaines décennies. Les progrès éventuels du contrôle parlementaire sur la CEE et dans les États où, comme en France, le parlement est anémié, mais aussi les progrès probables de la coopération interrégionale, dans une Europe où la décentralisation est de règle, et enfin les progrès souhaitables de la coopération entre appareils idéologiques — cinéma, presse, radio et télévision, éditions, arts et lettres, etc. — entraîneront finalement les États vers des ententes — ou des méfiances — débordant des commodités marchandes de l'intégration économique.

L'émancipation du Japon est moins avancée que celle de l'Allemagne, mais elle

va progresser rapidement. Le contrôle militaire exercé par les États-Unis (n° 89) persistera — tant que l'équilibre nucléaire de l'Extrême-Orient rendra leur présence indispensable — mais l'influence qu'il procure est déjà compensée par un contrôle inverse, d'ordre financier, qui se resserre d'année en année. Le Japon détient plus du tiers de la dette publique américaine. Avant la fin du siècle, il portera la moitié des bons du Trésor, émis par Washington. Quand bien même la direction du FMI lui reviendrait en 1992 (n° 55), le Japon aura d'autres ambitions. Ce pays n'est pas une Arabie saoudite, prête à verser quelques milliards de $, chaque fois que les États-Unis font la quête, pour soutenir le FMI (n° 77), financer les guerres d'Afghanistan ou d'Éthiopie (n° 47) ou gendarmer le Golfe (n° 83). Il répugne à payer sans prendre une part effective aux décisions et il sera infidèle aux États-Unis, toutes les fois où ses intérêts marchands — notamment dans le sud-est asiatique — entreront en contradiction avec les décisions américaines. Avant longtemps, l'entrée du Japon au Conseil de Sécurité de l'ONU fera problème, sauf renforcement du G7 comme directoire mondial (n° 89). Dans l'ordre militaire, une révision est également prévisible. Les États-Unis en offrent l'occasion, en pressant le Japon de coopérer davantage à leurs interventions, entre Singapour et Koweït (n° 89), mais la modification constitutionnelle requise à cette fin ne sera pas aussi spécifique. L'auto-limitation des dépenses militaires à 1 % du PIB japonais peut

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 173

durer, d'autant que ce PIB croit rapidement. Les limites qui restreignent l'aviation et la flotte seront pour le moins allégées. De même, prendra fin l'hypocrite tolérance du Japon anti-nucléaire, à l'égard des armes qui garnissent les bases et les navires des États-Unis, soit pour bannir cet armement, soit plutôt pour s'en équiper en propre, afin d'acquérir une capacité dissuasive autonome, vis-à-vis de l'URSS et de la Chine, sinon, déjà, des États-Unis. Toutefois, il est probable que le Japon s'imposera de nouvelles limitations quant à la nature et au volume de ses équipements, et quant à son aire d'action ou aux décisions internationales qui devront l'autoriser, car il lui faudra résoudre sa propre contradiction : s'émanciper des États-Unis, sans inquiéter l'Asie et sans nuire à son essor économique mondial.

Avant longtemps, tout le voisinage du Japon va se dégeler à son égard. Par

quelques concessions sur les Kouriles (n° 82), l'URSS va inciter le Japon à s'intéresser, enfin, à sa Sibérie d'autant que la crise du Golfe pétrolier, en 1990-91, aura renforcé l'intérêt des réserves sibériennes de pétrole. Puis la Corée changera de poids en s'unifiant (n° 82). Quand l'Extrême-Orient s'adjoindra ainsi à l'Asie du sud-est, dans l'aire économique pilotée par le Japon, ce pays apparaîtra comme une grande puissance pleinement asiatique et sa monomanie — qui fut d'abord militaire, puis marchande (n° 59) — atteindra sa limite. Une puissance se développe pleinement, quand elle adjoint à ses performances économiques, une diversification culturelle et un assouplissement politique, propres à envelopper sa complexité croissante. Modèle du monde des baguettes et des idéogrammes, le Japon ne peut travailler utilement la vieille civilisation sinisée, que s'il modernise et enrichit son fonctionnement ethico-politique, faute de quoi il entrera, au siècle prochain, en de nouveaux conflits avec la Chine et la Corée.

Puissance des États-Unis, émancipation de l'Allemagne et du Japon ce trio ne

va pourtant pas diriger seul les affaires mondiales, car d'autres États figurent également dans le peloton de tête des puissances déjà mondiales ou aptes à le devenir en peu de décennies. En Europe, l'Allemagne doit compter avec deux douzaines d'États point négligeables, à commencer par la Grande-Bretagne et la France, riches encore d'adhérences impériales, l'Italie dont le poids relatif ne cesse de croître et l'Espagne, réveillée du franquisme et qui redécouvre les potentialités de la Hispanidad américaine et d'un monde arabe dont elle fit glorieusement partie pendant six siècles. Par ailleurs, l'URSS et la Chine ne sont pas hors jeu : en deux ou trois décennies, la première pourrait sortir de son marasme économique, rénover sa fédération et s'inventer un mode d'emploi de l'Europe, du Japon et de quelques autres partenaires, jusqu'à regagner son rang mondial, même si, bien évidemment, d'autres évolutions plus médiocres la menacent également (n° 74) ; de façon moins incertaine, la seconde est en passe de devenir une grande puissance mondiale du 21e siècle. Enfin, dès avant le milieu du 21e siècle, d'autres émergences sont probables, sinon toutes assurées : celle de l'Inde, sinon du Pakistan ; celles du Brésil et du Mexique, sinon de l'Argentine ; celles de l'Australie et du Canada, pour qui ce sera une confirmation plus qu'une novation ; sans compter d'autres impétrants, à commencer par la Corée.

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Ainsi, le système mondial, débarrassé de l'ordonnancement simplificateur que

lui imposait la guerre froide, va devenir une mosaïque de systèmes régionaux assez distincts (n° 87), mais innervés par les mêmes réseaux de banques et de multinationales, mosaïque sur laquelle se détachera une constellation de puissances mondiales, bientôt enrichie d'étoiles nouvelles. Dans ce monde multipolaire, où le marché mondial finira de s'insinuer dans chaque territoire — fût-il albanais, birman ou cubain — aucune puissance ne disposera d'un espace exclusif.

Les anciens antagonistes de la guerre froide ne pourront pas forger entre eux

une alliance qui piloterait la politique internationale, tant l'URSS est affaiblie et incertaine et tant les États-Unis perdent le contrôle de leurs soutiens allemands et japonais. La confiance que les États-Unis inspirent aux divers gouvernants — arabes ou non — qui se souviennent de la façon dont ils abandonnèrent le Shah d'Iran (1979) ou leurs fidèles Marcos des Philippines (1987), Zia du Pakistan (1988), etc., n'est guère supérieure à l'estime que l'URSS peut désormais escompter, de La Havane à PyongYang, comme dans les peuples qui virent longtemps, en elle, le foyer de tous les combats anti-impérialistes. D'où l'obligation d'en venir à des formules plus complexes dont la charte des Nations Unies, quoique vieillie, fixe le cadre.

D'ici la fin du 20e siècle, la configuration des puissances mondiales restera

dominée par les États-Unis. L'URSS anémiée, mais non édentée, l'Allemagne encore tenue par les séquelles de l'OTAN et le Japon continuant à se démailloter, pèseront néanmoins sur eux, plus que la France, la Grande-Bretagne et toutes autres puissances.

Mais, dès le premier 21e siècle, l'obsolescence de l'OTAN, l'affirmation de

l'Allemagne unifiée et l'émancipation du Japon modifieront l'équilibre mondial, d'autant que l'Europe entière, l'Asie du sud-est et, peut-être, l'Amérique latine seront, à des degrés divers, en voie d'affermissement et d'enrichissement, tandis qu'à l'inverse, les États-Unis perdront de leur poids comme de leur crédit. Les inconnues principales de cette période tiendront, d'une part, au rythme et à l'ampleur de la montée chinoise et de la remontée russe et, d'autre part, à l'évolution de l'Europe — vers plus d'autonomie nucléaire ? — et du monde en son entier — vers une prolifération aggravée ou contenue ? En usant peu ou prou de l'ONU, la configuration multipolaire des puissances se dessinera nettement. Ses tests principaux résulteront non seulement des spasmes du Proche et Moyen Orient et, plus encore, de l'Afrique, mais aussi de la façon dont les puissances s'orienteront dans un monde avide d'enseignants et de médecins, ombré de satellites aptes à diffuser le pire des cirques et le meilleur des cultures, et alourdi de deux milliards d'habitants supplémentaires, en vingt ans à peine.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 175

Pendant le plein 21e siècle, les puissances capables de peser dans la plupart des affaires mondiales se multiplieront peu à peu, jusqu'à dépasser la douzaine, en fin de siècle. On doutera que l'ONU puisse s'adapter sans retard à cette évolution, mais la régionalisation de son Assemblée générale et la réforme de son Conseil de Sécurité deviendront néanmoins probables (n° 91). Le Japon et l'Allemagne seront vraisemblablement des membres permanents de ce Conseil, hors le cas où l'Europe y parlerait déjà d'une seule voix. En 2045, cette Europe fêtera son premier siècle sans guerre majeure ; elle pourrait avoir mûri, jusqu'à faire de sa CEE une communauté effectivement européenne et à transformer sa CSCE en une sorte d'ONU régionale, exemple qui pourrait être suivi par l'Asie glorieuse d'entre Séoul et Djakarta et par une Amérique latine qui aurait assagi Washington.

En ce cas, les vigilances politiques internationales s'exerceront, de plus en plus,

vers des fins nouvelles : politique énergétique accompagnant la relève du pétrole, soins écologiques requis par un monde où l'industrie se banalisera, codes de bonne conduite médiatique, etc. Néanmoins, la politique traditionnelle — celle que la guerre prolonge par d'autres moyens... — gardera tous ses droits dans une Afrique que sa difficile transition démographique rendra convulsive, dans un Proche et Moyen Orient qui tarderait à éteindre ses volcans et aux abords des pays-éléphants n'ayant pas encore appris à bien galoper (n° 80).

Toutefois, cette perspective assez optimiste découle d'hypothèses peut-être

infondées : que les États-Unis, aussi rageurs soient-ils de perdre leur surpuissance, sauront trouver la voie de quelque rebond utile ou d'un réinvestissement dans leur amélioration propre ; que, dans la douzaine de puissances devenant mondiales, aucun État ne rêvera de suprématie, de croisade ou d'un bonheur nouveau à faire partager d'urgence à d'autres États, fussent-ils rétifs ; que du long chapelet des conflits régionaux et locaux, aucune infection mondiale ne résultera, par exemple après un viol du tabou nucléaire ; et qu'enfin le 21e siècle saura maîtriser les discontinuités nouvelles qui scanderont la succession des générations dans l'imaginaire des peuples, même si ces discontinuités sont plus douces que le 1917 russe, le 1941 américain ou le 1945 japonais... 490 LE MONDE AU 2je SIÈCLE

91. — Discipliner les États... Retour à la table des matières

Comment les États dont l'effectif a quintuplé au long du 20e siècle, s'adapteront-ils à la structure politique internationale du siècle prochain.

L'inégalité objective de ces États est évidente, malgré l'égalité aussi parfaite

qu'imaginaire que le droit international établit entre eux. À juste titre, l'histoire de tous les systèmes mondiaux, prend pour point de départ leur inégalité consubstantielle et repère le centre d'où leur structure d'ensemble est maîtrisée.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 176

L'empire central des mondes anciens (n° 9), la ville centrale des mondes marchands (n° 14) et les puissances prédominantes des mondes capitalistes apparaissent alors comme la clé de voûte de leurs systèmes mondiaux respectifs. Dans les premiers mondes capitalistes, le centre est une plaque d'États, d'abord juxtaposés, d'où l'économie mondiale, la culture moderne et les possessions impériales reçoivent leurs impulsions essentielles (n° 38). Après l’ère des guerres et des révolutions (n° 44), cette plaque d'États centraux commence à se corroder (n° 68).

Désormais, l'économie mondiale est soumise à un champ de forces, unifié par

une accumulation du capital qui ignore les frontières. Les États pris dans ce champ impérialiste (n° 65) jouissent de souplesses variables selon leur richesse par tête, et de capacités d'action extérieure qui dépendent principalement de leur produit global. Ils s'efforcent parfois d'infléchir l'évolution de ce produit, mais les agents principaux de l'accumulation que sont les multinationales industrielles et financières influencent plus directement la quotité et la localisation de ce produit, en se coordonnant ou non avec leurs États d'origine et d'activité. Ainsi, la pyramide des puissances économiques et le réseau des multinationales se combinent dynamiquement, en densifiant ou en évidant le territoire des divers États. Par surcroît, des réseaux proprement politiques ou culturels prolifèrent également : bases et alliances militaires ; réseaux de télécommunications et de diffusions médiatiques ; liaisons diplomatiques ; institutions culturelles et scientifiques projetées à l'étranger ; églises, partis et ONG, etc. De ce fait, le centre du monde est stratifié et mobile. Il a fallu quelques siècles pour qu'Amsterdam ou Londres s'affirment, avant d'amorcer un déclin, mais un quart de siècle a suffi pour construire, à Singapour ou à Hong-Kong, l'assise première d'une probable excroissance du centre.

À l'époque des productions assistées par ordinateur et des télécommunications

mondiales et instantanées, mais aussi à l'époque où le capital fixé en usines et en machines doit être amorti en moins de cinq ans, sauf à devenir obsolète, la seule garantie de centralité — c'est-à-dire de richesse durable de l'empilement local des centres d'actions économiques, politiques et culturels — résultera, pour l'essentiel, de deux facteurs : la qualité et l'adaptabilité de la force de travail ; la commodité et l'efficience des équipements publics de tous ordres, produits ou suscités par l'État (n° 65). Autrement dit, la centralité résultera, à tout moment, de l'effet cumulatif des politiques poursuivies pendant les deux ou trois décennies précédentes.

Le centre du monde n'est plus une plaque d'États, c'est désormais un réseau de

villes rendues prépondérantes par leurs fonctions économiques, administratives et culturelles. La vulnérabilité croissante de maintes conurbations pourrait entraîner, d'ici quelques décennies, une condensation des fonctions centrales, dans des enclaves plus restreintes encore et sans doute plus éparses : quelques quartiers des villes somptueuses mais pourrissantes, comme New York, ou polluées, comme Tokyo, joints à quelques pays exigus et disciplinés, comme les Pays-Bas, ou à

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quelques régions comme Londres et ses comtés voisins, le tout agrémenté des Singapour qui ne manqueront pas de se multiplier, sans toujours entraîner un État étendu.

Les puissances de rang mondial (n° 90) et le centre du système mondial

désignent donc des réalités dont le recouvrement spatial est imparfait. Le rang s'acquiert par force nue, en équipements et en bases militaires, en ingérences dans des pays proches ou lointains, si bien que l'URSS des années 1950 à 1980 a pu jouer un rôle mondial, sans disposer des attributs de la centralité (n° 68). À l'inverse, des villes comme Amsterdam, Zurich ou Milan, peuvent entraîner tout ou partie de leur pays vers une position centrale dont la jouissance ne procure pas automatiquement, à leur État, une influence mondiale.

S'agissant des États bien ancrés au centre par la richesse, la complexité et le

rayonnement de leurs villes, on observera que, sous des formes de régime différenciées (n° 62), ils expriment tous une domination interventionniste-bourgeoise, c'est-à-dire un ordre politique où les classes capitalistes et propriétaires exercent, de façon souvent indirecte, une influence prépondérante, cependant que l'État qui prélève puis dépense jusqu'à 45-50 % du PIB, intervient nécessairement dans de multiples aspects du fonctionnement social (n° 65). De tels États s'accommodent bien des régimes démocratiques, même si, partout au monde, ils tardent à canaliser les nouveaux pouvoirs politico-culturels, nés de l'expansion des multinationales multimédias que le satellite rend omniprésentes, et à dresser le code de bonne conduite applicable par les autres multinationales industrielles et financières. On peut donc augurer que les Parlements du 21e siècle auront à s'étoffer de solides capacités d'expertise et d'action médiatique, s'ils veulent exercer un rôle plus que décoratif.

Ailleurs, dans les immenses régions périphériques du monde qu'il est vain

d'unifier imaginairement, sous le nom de Tiers-Monde, de Sud ou à toute autre enseigne — les types de domination hérités de l'histoire pré-capitaliste (n° 26) achèvent leur lent dépérissement. Quand les principautés africaines et arabes auront été modernisées, la domination interventionniste-bourgeoise ne deviendra pas, pour autant, le modèle politique exclusif. Ici et là, en Chine notamment (n° 73), la domination étatique-socialiste pourrait survivre, un temps encore. Néanmoins, le concurrent principal sera, pour longtemps, la domination militaire-nationalitaire qui a mûri tout au long du 20e siècle, en de nombreux pays, sous des régimes dosant inégalement l'exaltation populiste, la dictature militaire et divers éléments de décor démocratique.

Ce modèle où le nationalisme précède la cristallisation effective de la nation et

où la contrainte l'emporte généralement sur le consentement des classes dominées, s'adapte bien aux sociétés où la révolution communale et la révolution démocratique-bourgeoise n'ont pu mûrir (n° 60) et où la modernisation grinçante qui accompagne les débuts de l'accumulation capitaliste, s'opère dans la douleur :

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celle des classes salariées, s'entend, et plus encore celle des déclassés, déjà arrachés à la terre, mais que le marché du travail ne peut absorber (n° 35). Ces traits caractérisent d'immenses masses humaines : l'Afrique entière, presque toute l'Asie et l'Amérique latine en beaucoup de ses États.

Néanmoins, le 21e siècle ne se réduira pas au duo des États interventionnistes-

bourgeois, souvent centraux, et des États militaires-nationalitaires, toujours périphériques, car des formes de régime assez variées irisent cette distinction fondamentale où, d'ailleurs, les États ne sont pas figés. En outre, de nouveaux agencements vont naître, que des expériences réussies pourraient convertir en modèles : ainsi de la Corée, de Taïwan et du sud-est asiatique où un nouveau type d'État, inspiré par certains traits de l'histoire japonaise, semble en passe de se former.

De plus en plus souvent, des États de formation récente ou d'appareillage

médiocre, s'effondrent sous des poussées internes et externes. Le Liban depuis 1975, l'Éthiopie et la Somalie peu après, l'Afghanistan et le Cambodge depuis 1979 et, de façon plus limitée, l'Ouganda, le Soudan, le Liberia, la Somalie ou plusieurs pays d'Amérique centrale, tels le Honduras ou le Salvador, se sont débilités de la sorte, jusqu'à produire, parfois, d'énormes flux de réfugiés. En 1990, l’Afrique en comptait 17 millions et l'Amérique centrale 1 million, soit environ 2,5 % de la population totale, en l'un et l'autre cas. Les cataclysmes démographiques qui mûrissent en Afrique, au Proche et Moyen-Orient et dans quelques autres zones comme le Bangladesh, pourraient multiplier les effondrements étatiques de cette sorte, pendant la majeure partie du 21e siècle. La pression en faveur d'une restructuration politique du système mondial s'accroîtra d'autant.

Elle conduirait à des transformations bénéfiques, si elle aboutissait à une

organisation des pouvoirs internationaux, régionaux — ou continentaux (n° 87) — étatiques et infra-étatiques, en pyramides où chaque étage exercerait des compétences correspondant à son échelle, tandis que chaque étage supérieur garantirait l'ordre public des niveaux inférieurs, en leur épargnant les formes barbares de la domination politique. Une telle perspective est assurément irénique, mais elle n'est pas totalement utopique. Trois bonnes décennies d'organisation progressive ont appris aux grands et aux petits États de l'Europe entière, à coopérer pacifiquement. À leur manière, l'Inde et l'Indonésie post-coloniales ont maintenu la coexistence, à peu près pacifique, de peuples entre lesquels de multiples guerres étaient — et demeurent — possibles. À plus courte échelle, les principautés marchandes juxtaposées dans la Malaisie ou dans les Émirats Arabes Unis voient s'accélérer, sans drames, leur fusion en un État modernisable. D'autres exemples plus douteux s'esquissent dans les Caraïbes (n° 85) ou dans la Fondation des îles du Pacifique, assemblée en 1988.

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À l'époque des grands espaces économiques (n° 80) et des systèmes régionaux d'équilibre inter-étatique (n° 87), l'emboîtement pyramidal des pouvoirs serait précieux, car il relativiserait deux aspects des dominations étatiques établies : la propriété exclusive d'un territoire, hérité de l'histoire ; et la fusion — effective, projetée ou rêvée — de la population de ce territoire en une nation accouplée à l'État. En effet, on peut penser, avec Toynbee, que la fission de l'atome et l'État-nation ne peuvent coexister longuement et, surtout, on doit prêter attention à l'une des rares prédictions de Raymond Aron, formulée en 1962 : « D'ici un demi-siècle au plus, il sera impossible d'admettre que la répartition de la terre entre les peuples est un fait accompli et que le taux de progression démographique est l'affaire de chaque nation prise individuellement, mais non de l'humanité prise dans son ensemble » (1,749).

Villes immenses de l’An 2000 Retour à la table des cartes

L'ONU peut-elle jouer un rôle décisif en ce domaine ? Elle s'est enrichie, en

1990, de son 160e adhérent — le Liechtenstein — tandis que, par fusion des deux Yémen et des deux Allemagnes, elle voyait se vider deux de ses sièges. Mais il existe encore quelques Suisse et Corée, absentes de l'ONU, et parmi les trente

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territoires du Pacifique ou des Caraïbes qui demeurent sous la tutelle de puissances, comme les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, etc., plusieurs pourraient accéder à une indépendance qui leur ouvrira les portes de l'ONU. En outre, l'URSS n'occupe que trois sièges à l'ONU, alors que beaucoup de ses 15 républiques songent à rejoindre l'Ukraine et la Biélorussie en cette enceinte. Ainsi, sur la lancée présente, l'ONU pourrait fort bien compter 200 membres. Au pire, d'autres agglomérats de peuples divers, comme l'Inde ou l'Indonésie, pourraient, en s'émiettant, produire à foison de nouveaux candidats à une Assemblée générale où le principe un État, une voix est de règle.

Un tel principe n'a guère de sens, dans une assemblée d'États souverains dont le

gouvernement n'est pas lié par ses dires ou ses votes à l'ONU, d'autant que cette organisation internationale ne dispose même pas de l'autorité morale qui sacraliserait ses blâmes éventuels. L'ONU n'a de poids qu'en certains de ses organes. Son secrétariat est, au mieux, une agence diplomatique qui peut être efficace ; mais c'est aussi une machinerie dont les rouages ont été multipliés, depuis 1945, sans grande utilité, et sans grande prise sur les agences satellites, elles aussi multipliées, à l'échelle mondiale comme à l'échelle continentale. Une telle enflure n'a pas d'importance financière, quoi qu'en disent les États-Unis et quelques autres pays en retard de cotisations, car le système complet de l'ONU coûte moins cher qu'une grande ville comme New York : de 4 à 5 dix millièmes du PIB mondial *. Le déficit est organisationnel, il naît d'un brouillard d'institutions bavardes et trop souvent inopérantes.

Le Conseil de Sécurité est parfois plus prometteur, même si la guerre froide l'a

souvent transformé en tribune de propagande. Pour l'avenir prochain, la cohérence manifestée par les membres permanents de ce Conseil à l'encontre de l'Irak, envahisseur du Koweit, augure peut-être d'interventions plus fréquentes et plus fermes que par le passé, auquel cas le déficit principal de l'ONU deviendra patent — et réparable.

En effet, les sanctions économiques ou militaires que le Conseil de Sécurité

peut décider, procèdent très généralement d'une volonté de défendre le statu quo politique mondial. Il s'agit de maintenir les frontières, de restaurer les autorités légitimes, de garantir les États souverains. L'ONU tend ainsi à fonctionner comme conservatoire des États qu'elle fédère. Elle vise au maintien d'une paix qui se confond avec l'ordre existant, elle ne sait pas prévoir les effets des grands dynamismes démographiques, économiques et culturels qui travaillent le système mondial. En essayant de défendre la paix dans l'ordre présent, elle aide à produire les désordres générateurs des guerres futures.

Il en irait autrement, si le gardiennage confié au Conseil de Sécurité était

accouplé à une prudente prévision des transformations inévitables et à un patient

* Maurice Bertrand — Refaire l'ONU ! Un programme pour la paix. Éditions ZOE, Genève, 1986. Les réflexions qui suivent doivent beaucoup à cet ouvrage pertinent.

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travail diplomatique tendant à organiser les évolutions inéluctables. Le Conseil Économique et Social, créé par la charte de 1945, aurait pu remplir ce rôle, à l'échelle mondiale, sinon à l'échelle régionale où le même besoin existe. Mais il a dépéri, par anémie graisseuse, quand ses 18 membres originaux ont été portés, par étapes, jusqu'à 54, cependant que les agences ayant mission de promouvoir l'aide, le commerce, la coopération, le développement, etc., se sont multipliées, côte à côte. L'ONU économique, écologique et sociale reste à inventer, pour orienter les activités du FMI et de la Banque mondiale, pour inciter le GATT à soutenir les produits-à-rente, pour marier l'OPEP et l’AIE et leur faire concevoir une politique à long terme du pétrole et, plus généralement, pour aider les États à produire, brique après brique, ce nouvel ordre économique mondial tant célébré aux tribunes de l'ONU.

Encore conviendrait-il que ce travail de longue haleine soit correctement

concrétisé sur le terrain, ce qui suppose une double action de l'ONU, à l'échelle continentale — c'est-à-dire à l'échelle des systèmes régionaux (n° 87) : une action diplomatique, afin de diminuer les conflits potentiels, là où ils se répètent fréquemment ; mais aussi une action pratique, afin de coordonner les opérations régionales des diverses agences sous une direction responsable. À ce dernier titre — et vu l'urgence (n° 84) — on aimerait que l’Afrique, découpée en zones très peu nombreuses, devienne le premier continent où la coopération organique de l'OMS, de la FAO, du HCR et de tous les autres organes onusiens utiles, soit fermement agencée, et que de grands efforts soient faits pour qu'elle s'étende au maximum d'ONG.

Une telle coordination régionale aiderait à faire mûrir d'autres réformes

auxquelles les institutions, indépendantes de l'ONU, qui naissent ou s'affermissent en divers continents (n° 87) contribueraient également. Elle autoriserait, à terme, la formation de sortes d'ONU régionales qui géreraient, en première instance, les conflits régionaux et qui permettraient de réduire l'Assemblée générale aux seuls membres délégués par les Assemblées régionales. L'un des principaux rôles des Assemblées régionales — et de leur secrétariat propre — devrait être de multiplier les négociations, lentes et prudentes, mais propres à calmer le jeu régional, en incitant aux mesures de confiance et de contrôle qui aident à prévenir les conflits ouverts et en repérant, de façon détaillée, les menaces liées au mépris de l'environnement naturel, aux tensions démographiques, aux terrorismes politiques, aux exaltations racistes ou fanatiques et à toutes les autres sources d'insécurité qui jailliront d'abondance au 21e siècle.

En poussant plus loin l'utopie, pour répondre aux maux, déjà diagnostiquables,

dont souffrira le système mondial en son entier, on souhaiterait que l'ONU devienne le foyer d'interrogations techniques permanentes sur les effets potentiels des novations industrielles et scientifiques (n° 78) ; qu'elle soit aussi la source de propositions visant à régulariser d'un même mouvement le crédit, le commerce et le développement, à l'échelle mondiale ; qu'elle aide à actualiser les normes anti-

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prolifération nucléaire (et autre) ; et que, de proche en proche, elle apprenne aux États à prévenir les risques qu'ils imposent aux peuples qu'ils contrôlent, par imprévision des avenirs même les plus prévisibles et par surestimation des valeurs et des vertus, nées de leur histoire passée.

Le monde a appris, dans d'immenses souffrances, à secourir les apatrides et les

réfugiés que les guerres produisent d'abondance et à distribuer un peu d'aide internationale, par charité ou comme prime d'assurance. C'est là un réel progrès, au regard de la sauvagerie antérieure. Un nouveau progrès serait de prévenir les catastrophes, onéreuses en vies humaines, que provoqueront, au siècle prochain, les lenteurs de la transition démographique (n° 78). Après quoi, d'autres étapes, d'ores et déjà supputables, deviendront à leur tour souhaitables, pour atténuer les inégalités des classes et des peuples. Mais ce serait trop demander aux États qui convertissent ces inégalités en un ordre public, que de s'avancer hardiment dans cette direction. Mieux vaut souhaiter qu'ils apprennent, d'abord, à se hiérarchiser, c'est-à-dire à établir, entre eux, un droit qui ait chance de rivaliser avec leurs armes et un ordre international qui puisse tempérer leurs pouvoirs souverains.

92. — Le droit des peuples à disposer d'États de droit Retour à la table des matières

À trop prêter attention aux actes des États et aux discours de leurs classes régnantes, on risquerait d'oublier la cargaison incommode que ces États transportent vers un avenir trop souvent ignoré, cargaison qui est parfois si mal arrimée que le navire ne répond plus au gouvernail de ses gouvernants. L'oubli serait d'autant plus grave, qu'au prochain siècle, la culture de chaque peuple (n° 59) sera transformée, en toutes régions, plus qu'elle ne l'a été au cours d'aucun des siècles précédents.

À la fin du 21e siècle, les pays à majorité rurale seront une singularité

évanescente. Les 8 ou 9 milliards d'hommes supplémentaires que le siècle produira (n° 75) gonfleront les villes. À l'échelle mondiale, les industries du logement, les services publics et les transports urbains seront des plus sollicités, pour réduire l'énorme poussée des bidonvilles. En 1986, le BIT a pu calculer qu'il fallait, dès alors, un effort annuel supplémentaire, égal à 1,5 % du PIB mondial, pour résorber en moins d'une génération l'habitat précaire et insalubre. Dès 2020, l'effort annuel à cette fin devra déjà être quadruplé. Malgré les retards qui risquent de s'accumuler au long du 21e siècle, la production de tissu urbain comptera plus, au siècle prochain, que la production d'automobiles et de routes n'a pesé, au 20e siècle. L'expérience urbaine deviendra le fonds commun de la vie humaine, dans le monde entier. Mais ce sera une expérience différenciée où les villes-bandits, comme Lagos ou Karachi, et les villes en décomposition, comme New York, pourraient être plus nombreuses que les villes parfois somptueuses de la vieille

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Europe ou que les réussites nouvelles, comme Singapour où, en trente ans, une compagnie publique a su loger 90 % d'une population énormément accrue.

D'autres expériences se mondialiseront de même, notamment celles de

l'automobile, de la télévision, de l'école et de l’hôpital ou, plus haut dans l'échelle des revenus, celles du tourisme et des loisirs. Tous ces mouvements seront sous-tendus par l'énorme novation technique qui finit de mûrir grâce à la conjonction d'émetteurs variés et de signaux numérisés, aisément transmettables et décidables par toute une gamme de terminaux. Tous seront enveloppés par des appareils idéologiques ignorant les frontières, à l'instar des multinationales japonaises ou autres qui rachètent les grands studios hollywoodiens. L'activité des Églises, des Universités, des organes d'information, des éditeurs, des partis, des syndicats, des ONG, etc., se transformera radicalement, de façon aujourd'hui insoupçonnable. En outre, les progrès de la traduction automatique aideront à débabeliser les communications, même si le transcodage linguistique ne restituera pas toute la charge des cultures distinctes dont les langages sont les véhicules.

Le nombre des boucles où chaque homme inscrira ses relations de toute sorte,

sera considérablement élargi (n° 59), entraînant une individualisation plus marquée, si tant est que l'homme se singularise, comme individu, quand il participe, simultanément et successivement, à un plus grand nombre de cercles de convivance. La répétition de banalités qui caractérise beaucoup d'émissions de radio ou de télévision fera place — si les États y veillent — à l'ouverture de choix dans l'espace des communications accessibles. Individualisation accrue pour tous et communication plus riche pour qui saura s'y orienter : la mobilité idéologique des peuples en sera considérablement accrue, par foisonnement des opinions et des genres de vie.

Au demeurant, la novation la plus radicale, qui est déjà bien entamée et qui se

poursuivra inéluctablement, quelles que soient les résistances des États arabes et africains, résultera de la transition démographique à laquelle l'humanité ne peut échapper (n° 78). Les moyens d'une baisse de la fécondité bouleversent maintes traditions. Célibat, retard du mariage féminin, avortement et contraception masculine ou féminine perturbent le rôle des familles, les habitus qu'elles transmettent, la sexualité des individus, le rôle social des femmes et, donc, des hommes, etc. De proche en proche, il s'ensuit une véritable révolution culturelle, déjà entreprise au centre du système mondial, mais qui gagnera le monde entier.

Expériences mondialisées, communications de portée mondiale, généralisation

de la transition démographique : ces labours profonds ne garantiront cependant pas une meilleure cohérence des cultures, ni une coexistence plus facile des peuples héritiers d'histoires diverses, car les identités collectives ont une forte inertie : il faut plusieurs générations et un travail multiforme des familles et des appareils idéologiques, pour réduire une mentalité dominante à l'état de séquelles folkloriques.

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Le système mondial en vigueur produira des étrangers en abondance, qu'ils

soient travailleurs, étudiants, touristes ou réfugiés. La misère des villes immenses et pauvres et des campagnes ravagées par des bandes armées, dans les États évanescents (n° 84) se joindra à l'inégale dispersion des croîts, démographiques, des emplois offrables et des richesses accumulées, pour provoquer des fuites massives, vers d'hypothétiques exodes. La production de visas d'entrée dans les pays riches ou favorables à l'immigration, pèsera plus que les rounds du GATT (n° 76) dans les relations internationales du 21e siècle.

Souvent, cette production d'étrangers saturera les capacités intégratives des

sociétés, sauf effort méthodique d'États attirant un peuplement supplémentaire ou suscitant l'accueil de diasporas. Il est probable qu'à l'avenir, une part au moins des grands espaces disponibles — en Argentine, au Brésil, au Mexique, au Pérou, mais aussi en Mongolie et en Chine du Nord-Ouest ou en Sibérie, et encore au Soudan, au Zaïre ou en Afrique australe, etc. — verra son peuplement se densifier, par suite de migrations organisées, si les capitaux requis à cette fin deviennent disponibles. Mais l'établissement de tels courants migratoires sera délicat, dans un monde qui est entièrement occupé par des États jaloux de leurs territoires et par des peuples fiers de leur identité propre.

Les lois du retour explicitent les différences identitaires, en distinguant, du tout

venant, les bons immigrants à accueillir par priorité ; mais elles ne permettent pas, pour autant, une assimilation immédiate des nouveaux venus. Les 185 000 juifs soviétiques reçus en Israël, en 1990, ignorent à peu près tout de l'hébreu et du mode de vie israélien. Le demi-million d'immigrants, d'origine supposée germanique, qui a afflué en RFA, en 1989, en plus des transfuges de la RDA, a dévalué, un peu plus, les immigrés turcs et yougoslaves qui servent de volant de main-d'œuvre à la riche Allemagne.

D'une façon plus générale, tous les États qui exaltent l'identité d'un peuple, au

détriment d'autres éléments, vivant sur leur territoire ou près de leurs frontières, menacent gravement leur ordre public interne et la paix de leurs voisins. Les immigrés au statut incertain, les étrangers diversement discriminés ne sont qu'une des figures d'un drame qui se joue, ailleurs par accaparement tribal ou ethnique des armes et des ressources des États les plus rudimentaires (n° 48), par dédain des minorités nationales et par toutes autres exaltations xénophobes.

La sagesse empirique des Empires que leur immensité rendait hétérogène ou

des Cités ouvertes au commerce lointain, a progressivement dégagé certaines normes (n° 15) que les États centraux des mondes capitalistes ont perfectionnées au cours des 19e et 20e siècles, par une dialectique où l'exaltation nationalitaire et le respect des étrangers — asile, refuge, droit des minorités, protection des individus, etc., — ont progressé de conserve. Plusieurs des formations étatiques-socialistes du 20e siècle, à commencer par l'URSS, ont théorisé un modèle d'État

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 185

multinational que leur pratique n'a que partiellement appliqué, non sans d'hypocrites contradictions (n° 72). À moindres frais théoriques, divers autres États ont poursuivi dans cette même voie, de façon toujours contradictoire : aux extrêmes de la richesse économique et de la variété culturelle, l'Inde et le Canada sont, autant que l'URSS, des exemples à méditer.

Leur leçon la plus évidente est que la coexistence pacifique de peuples

différents est un devoir d’État, un travail politique sans lequel les affrontements entre ethnies ou entre nationalités reprennent une vigueur que des appareils religieux, partisans ou autres sont souvent prêts à stimuler. Le monde est trop riche de tensions inassouvies et d'armes surpuissantes, pour qu'on puisse encourager où que ce soit cette fièvre toujours contagieuse. La sagesse du 21e siècle devrait être d'assurer, par contrainte étatique, la coexistence pacifique des peuples et des fractions de peuples, inclus dans un même État ou logés dans des États contigus, en les aidant à valoriser leurs cultures propres, mais en les empêchant de s'en prendre à d'autres peuples ou éléments de peuples. Rien ne sera plus dangereux, en ce siècle, que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, quand ce droit se traduit par la revendication d'un nouvel État, pleinement souverain, où une ancienne minorité nationale devient maîtresse de son État-nation, au grand dam des sous-minorités inscrites dans celui-ci. La seule manifestation raisonnable — c'est-à-dire pacifique — du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est de jouer prudemment de pouvoirs bien décentralisés, dans une pyramide fermement hiérarchisée (n° 91).

Toutefois, ces orientations supposent qu'en leur entier ou par fractions, les

peuples occupent des territoires cohérents et distincts. C'est souvent le cas, même si la juxtaposition villageoise de jadis a été remplacée par un enchevêtrement industriel et urbain souvent inextricable. Mais il est aussi des peuples, parfois privés de tout État de référence, qui ont été ou se sont dispersés de par le monde, et dont l'exil a transformé l'identité sans l'effacer (n° 16). Le droit international qui accorde protection aux apatrides et aux réfugiés s'enrichirait en consacrant l'existence de nationalités a-territoriales dont la gestion reviendrait à des organismes comme le Congrès mondial juif ou le Congrès mondial tzigane, etc., nationalités dont la citoyenneté serait régie par les États de résidence. Les responsabilités respectives d'un tel Congrès mondial, des États de résidence et de l'éventuel Foyer national installé en quelque État territorial — tels Israël, le Liban, l'Arménie, etc. — auraient à être négociées entre ces divers sujets de droit international, selon des principes à faire définir par l'ONU.

D'apparence aussi utopiques que les suggestions économiques (n° 81) ou

politiques (n° 87) qui les ont précédées, les propositions visant à mieux asservir les États aux intérêts des peuples et à mieux calmer les passions des peuples par l'action des États, ont cependant un mérite essentiel. Elles indiquent la voie à prendre pour accroître le consentement dont les États bénéficient et, donc, pour alléger la contrainte qu'ils exercent.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 186

Le système mondial actuel ne suscite guère d'enthousiasme, car ses progrès

réels ou potentiels (n° 75) sont enrobés de guerres et de crises répétitives ou de cataclysmes nouveaux, tels ceux qui menacent l'Afrique (n° 84). Les médias modernes, mal guidés par des États inexpérimentés et mal domestiqués par des utilisateurs encore fascinés, surdramatisent le spectacle qu'ils extraient de ce monde. Qui plus est, les novations hégémoniques du 20e siècle (n° 62) s'effondrent sans relève bien assurée. Le fascisme ne survit pas comme conception du monde, mais il persiste dans la pratique politique de divers États où il pourrait s'enrichir, demain, de capacités nouvelles, fournies par l'électronique de surveillance ou par les drogues psychotropes. Le communisme dont les succès idéologiques ont été plus considérables, n'a pourtant jamais pu se soutenir de pratiques étatiques un tant soit peu exemplaires, si bien qu'il a fini par s'effondrer.

Dès lors, les novations hégémoniques du 19e siècle (n° 37) aussi imparfaites

soient-elles, prennent un regain de vigueur. L'État de droit, enrichi d'un welfare substantiel (n° 62) et de pratiques électives et parlementaires point trop vidées de leur sens (n° 36), façonne des opinions publiques d'assez bonne qualité, même si l'exaltation nationalitaire qui les a longtemps déformées, n'est pas encore tarie et si l'avilissement médiatique qui les submerge tarde à être endigué.

Toutefois le fréquent désordre du monde en cette fin de 20e siècle profite

surtout aux hégémonies archaïques de forme religieuse (n° 22). L'islam occupe, de ce point de vue, une place prééminente pour des raisons qui doivent beaucoup aux surcroîts démographiques, aux rentes pétrolières et aux crises politiques des régions islamisées, à commencer par le Proche et Moyen Orient arabe (n° 83) et peu à la lecture d'un Coran qui — comme toute Bible — peut supporter les gloses les plus diverses. Ces réviviscences activées par l'Arabie conservatrice, par l'Iran à la révolution déviée et par quelques États modernistes que leurs errements politiques ont vulnérabilisés – tels l'Égypte, l'Algérie ou l'Irak — accompagnent de leurs ricochets les travailleurs immigrés en Europe et une part au moins des intellectuels qui y ont fui.

Mais l'islam ne jouit d'aucun monopole. Les religions chrétiennes, diversement

stimulées par un effondrement communiste qu'elles croient avoir provoqué, tentent de raffermir leurs bastions européens et américains et d'évangéliser une Afrique et une Asie, plus avides d'emplois que de baptêmes. Les religions plus courtes ne sont pas plus généreuses : le rabbinat qui engonce Israël accentue son conservatisme ; le bouddhisme qui fleurit en Birmanie n'y dérange guère la dictature militaire. Seuls les pays où des peuples divers et des confessions multiples ont à coexister, dans un État tourné vers l'expansion économique et le développement culturel, réussissent à marier le zèle religieux et une laïcité minimale : celle de la rue, sinon de l'école. L'Asie commence à s'enrichir de telles évolutions qui préparent, peut-être, une hégémonie juridique de meilleur aloi ;

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mais non une hégémonie en tous points semblable à celles dont les riches sociétés ont multiplié les variantes, au centre du système mondial.

Une telle hégémonie juridique deviendra-t-elle la marque des sociétés

développées, comme si l'économie marchande, l'État de droit et le plein exercice des libertés d'association et d'expression étaient, par nature, les effets de la modernisation réussie ? On se gardera d'en préjuger, d'autant que l'occidentalisation, désormais amorcée dans toutes les sociétés, suscite de puissantes réactions politiques et culturelles, si bien que divers syncrétismes s'élaborent, par métissage de civilisations anciennes et de modernisations de style européo-américain (n° 68). La course à la primauté s'est livrée, jusqu'ici, entre États développés, mais il se pourrait qu'au siècle prochain, elle se dispute plutôt entre des civilisations, différenciées moins par leurs niveaux de production que par leurs orientations politico-culturelles.

Les règles du savoir-vivre entre États — c'est-à-dire les moyens de convertir

les luttes des milliers de peuples, de taille inégale, et des dizaines d'États qui les incluent, en dynamismes internationaux féconds — demeurent incertaines, parce que la longue tradition belliqueuse des États, encore exacerbée pendant l'ère des guerres et des révolutions (n° 44) occulte les timides expériences accumulées, du droit des gens à la Société des Nations et à l'ONU, comme des Tribunaux Russell à Amnesty International. Néanmoins, les rudiments de ce savoir-vivre se laissent apercevoir dans ceux des traités internationaux où les normes techniques et les droits des citoyens l'emportent sur les partages territoriaux. De là à reconnaître, en toutes matières, la prééminence des décisions du Conseil de Sécurité, des jugements de la Cour Internationale de La Haye et des normes d'éthique politique élaborées par les ONG les plus expérimentées et à appuyer ces orientations des ressources militaires, financières et médiatiques des États aptes à leur donner force, il existe un écart encore immense. On doutera que le 21e siècle suffise à le résorber, même si les bénéfices de la paix et de la croissance économique peuvent, comme ceux du welfare et du développement culturel, susciter plus de consentement que les exaltations guerrières et les inégalités compétitives.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 188

Un autre monde...

« Peuple ami, camarade, compagnon de planète » PICHETTE

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Assurément, un nouveau monde prend tournure depuis la fin des années 1980, mais on ne lui assignera ni date de naissance, ni nom de baptême, car les systèmes mondiaux se succèdent par de sourdes transitions dont la portée ne se laisse pas lire dans l'évènement. Avec le mur de Berlin, un pan du passé s'est effondré, mais aucun plan d'avenir n'a été tracé pour autant.

Pendant des millénaires, la litanie des mondes anciens, parfois interrompue par

une avalanche de peuples migrants, a été scandée par l'usure des États, notamment par la décalcification du squelette militaire des plus vastes d'entre eux. Le seul transformateur de mondes anciens qui ait produit de substantielles novations a été le commerce lointain, encore que les empires de toute taille aient souvent su émonder le lierre marchand, pour en tirer profit.

Ce lierre vivace a prospéré plus sauvagement quand ses racines, protégées des

empires par la distance, ont pu s'envelopper de cités ou d'émirats florissants et quand ses branches ont proliféré jusqu'à s'accrocher à des mondes anciens encore ignorants les uns des autres.

Finalement, les mondes marchands les plus solides ont entremêlé leurs

branchages, en Europe, tandis que leurs États protecteurs affirmaient leur puissance à mesure que leurs flottes bâtissaient des empires d'un type nouveau. Les réseaux marchands se sont enflés de nodules coloniaux, les empires anciens ont été corrodés de plus belle, des pans entiers en ont été détachés comme provinces lointaines des empires coloniaux en formation. Peu à peu, le monde colonial et marchand, enraciné en Europe, a projeté ses tentacules par toutes les mers de la planète.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 189

Vers la fin du 18e siècle, un second transformateur est entré en action. Conjuguant une révolution des techniques de production et une novation des emplois du capital marchand, il a pris la forme d'un capitalisme industriel, plus tard enrichi de prolongements financiers ; il a contaminé, de l'intérieur, tout le système colonial et marchand jusqu'à le convertir en un premier monde capitaliste qui a fini par s'étaler sur la planète entière.

Ce monde a implosé au début du 20e siècle, par le conflit des puissances

européennes qui s'étaient partagé la planète. En trois longues décennies de révolutions, de crises économiques et de guerres, il a engendré une société soviétique qui s'est voulue anti-capitaliste et dont l'exemple et les conquêtes ont finalement touché un cinquième des terres émergées. Néanmoins, le ressort fondamental de l'accumulation capitaliste ne s'est pas détendu pour autant, si bien que les tempêtes du premier 20e siècle ont caractérisé un deuxième monde capitaliste.

Le troisième système mondial capitaliste, celui des années 1945-50 à 1985-90 a

tiré son originalité de trois novations distinctes : la persistance d'une vaste région étatique-socialiste radicalement opposée au capitalisme ; la décolonisation qui a couvert d'États souverains la planète entière ; et l'armement nucléaire des puissances principales. D'où les performances contrastées de ce monde qui a interdit les guerres centrales et stimulé les guerres périphériques, tout en libérant l'accumulation capitaliste des barrières coloniales.

Il en va des mondes comme des hommes : aucun destin ne les guide, aucune

destination ne les attend. Mais les uns et les autres sont portés par un devenir dont les ressorts se laissent repérer quand ils sont bien tendus. On ne peut deviner les novations qui infléchiront leur avenir, mais on peut connaître les élans que leur passé leur imprime.

À la différence des deux systèmes mondiaux précédents qui ont pris fin à

l'occasion de guerres centrales, de plus en plus mondiales, le troisième monde capitaliste s'est achevé parce que l'un de ses piliers s'est effondré. Le reflux de l'URSS, l'isolement de la Chine et l'émancipation des pays, naguère corsetés par le pacte de Varsovie ont mis fin à la guerre froide sur le théâtre européen — bientôt désencombré de ses accessoires nucléaires et guerriers — et sur les terrains périphériques des luttes anti-impérialistes. Mieux, la plupart des pays étatiques-socialistes d'hier, ont pris le virage vers le libre marché des produits et des capitaux et vers la propriété privée des moyens de production. Hormis la Chine à demi réticente, le capitalisme est en mesure d'opérer à l'échelle mondiale. Donc, le quatrième monde capitaliste sera nettement plus capitaliste que ses trois prédécesseurs, car aucune chasse gardée coloniale, ni aucune enclave étatique-socialiste, ni même aucune haute barrière douanière, n'y fractionneront le champ de l'accumulation du capital.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 190

Un capitalisme ainsi désentravé déploiera pleinement les propriétés qu'on lui connaît. Il stimulera la production de marchandises et la marchandisation des activités nouvelles ou encore étrangères à son domaine, autant que les lois et les mœurs le permettront. Il résoudra ses déséquilibres conjoncturels et ses disproportions structurelles — nées des modifications durables des techniques, des demandes et des localisations — par des crises dont la gravité dépendra des capacités d’action des États. Dépourvu de puissances impériales à domaines réservés, il activera néanmoins le champ de forces impérialiste qui entretient les inégalités entre classes et entre peuples, à charge pour les États et les ONG de minorer ou non ces inégalités par les moyens du welfare et de la coopération internationale.

Soumis dès l'origine à de telles impulsions capitalistes, le nouveau système

mondial est aussi l'héritier des contentieux accumulés par une foule d'États inégaux et par les peuples hétérogènes que ces États contrôlent. Les guerres régionales, les révolutions locales et les crises conjoncturelles qui resteront son lot habituel pourraient donc être aggravées par de redoutables novations.

Vues des premières années 1990, les péripéties les plus périlleuses pourraient

résulter : du débordement mondial des guerres nées dans le Proche et Moyen Orient volcanique ou dans la miséreuse Afrique sud-saharienne ; du viol délibéré du tabou nucléaire par quelque puissance que ce soit, mais tout spécialement par l'URSS ou les États-Unis ; d'un nouveau prosélytisme révolutionnaire à visées mondiales, quels qu'en soient l'appareillage et l'inspiration. En ces diverses directions, d'ailleurs entrecroisables, se dessine le même risque majeur : que le quatrième monde capitaliste devienne, à son tour, une ère de guerres et de révolutions, égalant ou surclassant les contre-performances économiques, politiques et culturelles du deuxième monde capitaliste, celui des années 1911-14 à 1945-50.

Une telle régression est possible, parce que les classes dirigeantes des

principales puissances mondiales pourraient ne rien comprendre à l'après-guerre froide. Privées de la menace communiste qui a suscité de prudentes politiques welfaristes et anti-crises, ainsi qu'un confinement régional des conflits armés, elles pourraient tarder à mesurer les effets impétueux que l'expansion illimitée du capitalisme peut produire, au détriment des classes salariées et des générations dépendantes de redistributions fiscales et welfaristes, comme des pays exportateurs de produits-à-rente. En effet, la prédominance incontrôlée de l'accumulation capitaliste, via un marché libre d'entraves, conduirait à des crises économiques aussi ravageuses que celles du 19e siècle européen, mais cette fois à l'échelle du monde entier, c'est-à-dire dans un domaine capitaliste vingt-cinq à cinquante fois plus peuplé que celui des grandes crises du 19e siècle.

Pourtant, le monde d'après 1990 n'est soumis à aucune fatalité. Tardive ou non,

la sagesse que les peuples et les États tirent de leurs luttes, peut se concrétiser par

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 191

de nouveaux contrepoids politico-culturels, imposés à un marché mondial qui devient trop pesant.

Qu'il s'agisse de réguler la circulation internationale des capitaux de prêt ou

d'investissement, de canaliser la libre convertibilité des monnaies, d'ajuster les échanges de marchandises entre les grands espaces économiques, de modérer les aléas des prix pour les produits-à-rente, de solvabiliser plus ou moins la demande des pays démunis ou de soumettre les techniques industrielles aux protections écologiques : toutes ces revendications, déjà vivantes, promettent de contrebalancer les désordres marchands et, donc, de libérer plus vite les énormes potentiels de production dont la révolution informatique est porteuse.

Mais de telles orientations impliquent que les principales puissances mondiales

apprendront à gérer leur pluralité et sauront aboutir, au moins occasionnellement, à des décisions coopératives, effectivement suivies d'effets. Un tel apprentissage sera plus fructueux, si le système mondial décourage la désagrégation des pays immenses et hétérogènes — comme la Chine, l'Inde, l'URSS, etc. — et encourage la cristallisation de l'actuel trop-plein d'États en groupements sans doute régionaux — mais peut-être aussi fondés sur d'autres affinités, plus culturelles que géographiques — afin que le nombre des partenaires, aptes à peser sur les décisions d'intérêt mondial, s'accroisse en mêlant aux puissances mondiales d'aujourd'hui, d'autres puissances exprimant une part au moins des intérêts des sociétés périphériques.

Si la pluralité des puissances mondiales est ainsi assumée, étendue et organisée,

le monde pourrait non seulement éviter la prolifération sauvage de l'armement nucléaire qui résulterait d'un viol du tabou bloquant son emploi, mais aussi s'écarter de la prolifération lente et sournoise qui demeurera de règle tant que se perpétuera le trop-plein d'États. Deux lignes d'évolution s'offriraient alors, sans qu'on puisse préjuger de leurs chances respectives : soit vers une anti-prolifération rigoureuse, préparée et accompagnée par un désarmement partiel des puissances nucléaires ; soit vers le délicat apprentissage, en plusieurs régions, d'une dissuasion réciproque, combinable avec celle que l'URSS et les États-Unis continueront d'exercer l'un envers l'autre.

Border le marché mondial de garde-fous, réduire le trop plein des États, étendre

les capacités dissuasives du nucléaire : de telles transformations du système mondial d'après 1990 seraient assurément bénéfiques, mais leur évidence n'éblouira les gouvernements qu'au prix de luttes et de débats contraignants.

L'après-transition démographique que l'on peut déjà soupçonner ne mobilise

pas davantage l'attention des États. Certes, la réduction de la fécondité est désormais visée par la plupart d'entre eux, hors le Proche et Moyen-Orient et le gros de l'Afrique. Mais l'adaptation des lois aux nouvelles relations sociales qui s'établissent entre les individus, les familles et les générations, à mesure que la

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transition démographique s'accomplit, ne nourrit guère la réflexion politique, comme si l'héritage, le partage familial des revenus, l'alliance des lignages, la prime éducation des enfants ou les effets induits par une sexualité plus libre, étaient choses inessentielles. De ce fait, le monde subit à l'aveuglette la plus radicale des révolutions.

De même, on craindra que la révolution informatique soit considérée, à tort,

comme un simple rebond de la révolution industrielle capitaliste. En fait, cette novation d'apparence technique commence à peine à bouleverser les capacités productives des sociétés, mais elle va produire en peu de décennies, une discontinuité plus nette encore que celle qui s'est établie, en quelques siècles, entre les sociétés industrielles et leurs ancêtres. On doit craindre que les États tardent à découvrir les problèmes immenses que cette novation provoquera en matière d'éducation, d'emploi, de production, de santé, de culture, etc. Les caravelles de l'informatique ont déjà pris la mer, mais nul État ne sait vers quelles Amériques elles voguent...

Explosion marchande, révolution informatique, bouleversement

démographique : ces vagues de fond se mêleront au ressac de l'occidentalisation qui assaille toutes les sociétés encore peu industrialisées, sans que les États trop nombreux, parfois trop petits et souvent trop pauvres, soient aptes à gérer la modernisation, à acclimater les novations. D'où leur fréquente valorisation de ressources traditionnelles, religieuses notamment, pour contenir vaille que vaille les poussées modernisatrices et les fréquentes misères qu'elles bousculent.

Les sociétés où la raison, le débat et la démocratie ont droit de cité

demeureront, pour longtemps, minoritaires et vulnérables. Tout au plus peut-on nourrir l'optimisme progressiste auquel l’Europe des Lumières a donné naissance, en observant que cette Europe, précisément, est plus libre que jamais. Elle peut s'orienter vers un avenir plus généreux que conquérant, au bénéfice de la paix régionale qu'elle saura éventuellement consolider, de l'expansion économique qu'elle pourrait poursuivre et de la nouvelle Renaissance dont la fin de la guerre froide lui offre l'occasion. De là à réfléchir aux chances nouvelles d'un socialisme qui deviendrait, enfin, la volonté de comprendre les sociétés, pour les transformer par des choix démocratiques éclairés, il n'y a qu'un pas, mais on se gardera de le franchir ici. Le passage de la théorie sociale au projet socialiste vaut un autre ouvrage.

Le monde qui prend forme depuis 1985-90 est dangereux. Son ressort le plus

essentiel — l'accumulation du capital — est d'une extraordinaire efficacité, pour produire des marchandises et des crises, des inégalités et des guerres. La nature même du système mondial va donc se jouer, pour un temps, autour d'une alternative simple : la fin de la guerre froide va-t-elle déboucher sur une variété accrue de guerres régionales, aisément mondialisables si les grandes puissances d'Europe et d'Amérique s'en mêlent, en heurtant les intérêts et les convictions des

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masses immenses de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique latine ? Ou bien, l'apprentissage de la dissuasion, de la circonspection anti-guerres et de l'action anti-crises, qui a commencé dans le troisième monde capitaliste, va-t-il se poursuivre et s'enrichir dans le quatrième monde de cette espèce, alors que le péril rouge — qui fut source de tant de prudences — a désormais disparu ?

Il faudrait peu de guerres du Golfe pour que la première option l'emporte, dans

un monde redécouvrant la sauvagerie du premier 20e siècle. Mais il faudra encore de longues décennies de paix européenne et de déminage des conflits régionaux — à grand renfort de solutions politiques et non militaires — pour que la deuxième option, en s'affirmant, laisse apercevoir en tous domaines les immenses bénéfices qu'elle peut procurer aux peuples.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 194

ANNEXES ET TABLES

Bibliographie sommaire

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Un répertoire complet des livres et articles consultés pour les besoins du présent livre occuperait un volume entier. Beaucoup de ces ouvrages ont été référencés dans les tomes II à VI de La Société ou sont répertoriés dans les ouvrages retenus ci-après, lesquels ont été choisis en raison de leur valeur méthodologique ou de leur pertinence très actuelle dans un domaine essentiel.

(1) — Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations — Calmann-Lévy, Paris, 1962.

(2) — Raymond ARON, Penser la guerre, Clausewitz (2 vol.). — Gallimard, Paris, 1976.

(3) — Raymond ARON, Les dernières années du siècle — Julliard, Paris, 1984. (4) — Paul Bairoch, De Jericho à Mexico ; villes et économie dans l'histoire —

Gallimard, Paris, 1985. (5) — Paul Bairoch et Maurice Lévy-Leboyer, Disparities in economic

development since the Industrial Revolution. Macmillan, London, 1985 (1ère édition 1981).

(6) — Étienne Balazs, La bureaucratie céleste — Gallimard. Paris, 1988. (7) — Jean-François BAYART, L’État en Afrique — Fayard, Paris, 1989. (8) — Bartolomé BENNASSAR (sous la direction de), Histoire des Espagnols (2

vol.) — A. Colin, Paris, 1985. (9) — Jean BOUVIER, René Girault et Jacques Thobie, La France impériale

1880-1914 et L'impérialisme à la française 1914-1960 — 1er volume : Mégalis, Paris 1982 ; 2e volume : La Découverte, Paris, 1986.

(10) — Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle (3 vol.) — A. Colin, Paris, 1979.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 195

(11) — François CHEVALIER, L'Amérique latine de l'indépendance à nos jours — P.U.F., Paris, 1977.

(12) — Catherine Coquery-Vidrovitch, Afrique noire, permanences et ruptures — Payot, Paris, 1985

(13) — Philippe Dolligner, La Hanse XIIe-XVIIIe siècles — Aubier, Paris, 1984 (1re éd. 1964).

(14) — Francis DVORNIK, Les Slaves. Le Seuil, Paris, 1970 (1re éd. 1956). (15) — Michel FOUCHER, Fronts et frontières — Un tour du monde géopolitique

— Fayard, Paris, 1988. (16) — Jacques GERNET, Le monde chinois — A. Colin, Paris, 1972. (17) — Bertrand GILLE et alii, Histoire des Techniques — Gallimard, Paris, 1978. (18) — Rudolf HILFERDING, Le capital financier — Éditions de Minuit, Paris,

1970 (1re éd. : Vienne, 1910). (19) — Alain Joxe, Le cycle de la dissuasion (1945-1990) — La Découverte et

Fondation pour les études de Défense nationale. Paris, 1990. (20) — Charles P. KINDLEBERGER, The international Corporation — A

symposium — M.I.T. Press, Cambridge, Massachusetts, 1970. (21) — Yves LACOSTE, Unité et diversité du Tiers-Monde (3 vol.) —

Maspero/Hérodote, Paris, 1980. (22) — Frederic C. LANE, Venise, une république maritime — Flammarion,

Paris, 1985 (1re éd. Mass, 1973). (23) — Dennis L. Meadows et alii, The limits to growth — New York, 1972

(Édition française, Fayard, 1973). (24) — Donald W. Meinig, The shaping of America — Yale U.P. New Haven and

London, 1986. (25) — Michio MORISHIMA, Why has Japan succeeded ? — Cambridge U.P.,

1982 (Traduction française : sous le titre Capitalisme et confucianisme — Flammarion, Paris, 1987).

(26) — Jan TINBERGEN (sous la direction de), RIO : Reshaping the International Order — New York, 1976.

(27) — Alain TOURAINE, La parole et le sang. Politique et société en Amérique latine — O. Jacob, Paris, 1988.

(28) — Léon VANDERMEERSCH, Le monde sinisé — PUF, Paris, 1986. (29) — Immanuel WALLERSTEIN, The modem World System (2 vol.) — New

York, 1974 et 1980 (Édition française : Flammarion, 1980 et 1984).

Les annuaires statistiques, les atlas, les recueils de données des institutions nationales et internationales mis à contribution sont également très nombreux. Parmi les plus utilisés, on notera seulement : (30) — Colin Mc EVEDY and Richard JONES, Atlas of World Population History

— Penguin Books, 1978.

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Robert Fossaert, Le monde au 21e siècle, 3e Partie, (1991) 196

(31) — Grosser Historischer Weltatlas — (3 vol, très nombreux collaborateurs). Bayerischer Schulbuch Verlag, Munich, 1953 à 1970 (et mises à jour ultérieures).

Parmi les périodiques et revues, on mentionnera seulement deux publications

aisément accessibles au public français et dont la pertinence est grande :

(32) — Hérodote — Revue de géographie et de géopolitique. (33) — Population et Société — Bulletin de l'Institut National d'Études

Démographiques.

Pour plus de précisions théoriques Retour à la table des matières

Le lecteur qui souhaiterait examiner plus avant les concepts macrosociologiques dont le présent volume fait usage, pourra se reporter aux tomes II à VI de La Société (Éditions du Seuil, 1977 à 1983) référencés ci-après par leur numéro.

Appareil (s) d'État, appareils idéologiques (III). Bloc mécanique (II, V, VI). Capital, capitalisme (II) ; Cité (V) ; civilisation (VI) ; classes (IV, VI) ; convivance

(VI) ; culture (VI). Démocratie (V, VI) ; discours social (commun, total) (VI) ; domination (IV, V). Économie (II) ; églises (III) ; empires (V) ; État (V) ; ethnie (VI) ; exploitation (II). Formation économique (II) ; formation politique (V) ; formation idéologique (VI). Habitus (VI) ; hégémonie (VI). Identité (s) (VI) ; idéologie (VI). Marchandise, marché (II) ; mode de production (II). Nation, nationalité (VI). Peuples (VI) ; politique (V) ; pouvoir d'État (V) ; primauté (VI) ; propriété (II). Régime (forme de —) (V) ; régnants (V) ; réseaux idéologiques (VI) ; révolution

(s) (II, V, VI). Socialisme étatique (II, V) ; société civile (V) ; statuts (de classe) (IV). Tenants (V) ; tribus (VI). Valeur (II) ; vecteurs (III, VI). Welfare (VI).