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Peter Lang AG Le mal royal au moyen âge: du roi malade au roi guerisseur Author(s): Jacques Le Goff Source: Mediaevistik, Vol. 1 (1988), pp. 101-109 Published by: Peter Lang AG Stable URL: http://www.jstor.org/stable/42583663 . Accessed: 17/06/2014 14:49 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Peter Lang AG is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Mediaevistik. http://www.jstor.org This content downloaded from 84.113.23.30 on Tue, 17 Jun 2014 14:49:22 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Le mal royal au moyen âge: du roi malade au roi guerisseur

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Peter Lang AG

Le mal royal au moyen âge: du roi malade au roi guerisseurAuthor(s): Jacques Le GoffSource: Mediaevistik, Vol. 1 (1988), pp. 101-109Published by: Peter Lang AGStable URL: http://www.jstor.org/stable/42583663 .

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Jacques Le Goff

Le mal royal au moyen âge: du roi malade au roi guerisseur

Le miracle attribué au Moyen Age et à l'époque modeme aux rois d'Angleterre et de France ajustement retenu l'attention des historiens. C'était un élément important de l'i- déologie monarchique dans ces deux pays. Il est normal que l'intérêt des historiens se soit surtout porté sur les aspects religieux et politiques de cette croyance devenue une sorte d'institution. Marc Bloch dans Les Rois Thaumaturges (1924) a été le seul à donner à ce phénomène historique toutes ses dimensions. Sa démarche apparaît aujourd'hui toujours plus pionnière et féconde. Il a étudé le rite et la liturgie dans lesquels se plaçait l'exercice du miracle royal, il a replacé le toucher des écrouelles dans l'ensemble de rites, de légendes, de croyances qui constituait le caractère sacré de la monarchie et l'a éclairé par référence au grand thème folklorique et ethnologique de la "royauté sacrée". L'influence de son frère médecin, comme il le dit lui-même dans l'Avant-Propos de l'ouvrage, l'a amené à se pencher sur les aspects médicaux du miracle, sur la nature de la maladie guérie et du processus miraculeux de sa guérison, sur les pratiques de médecine "populaire", "superstitieuse" ou "magique" à propos du toucher des écrouelles et plus encore des ver- tus guérisseuses des anneaux fabriqués avec les pièces d'or et d'argent que les rois d'An- gleterre, au moins à partir du XlVè siècle, déposaient sur un autel le Vendredi Saint. Ces anneaux (cramp-rings) avaient la réputation de guérir l'épilepsie.

Quant aux écrouelles, objet d'une éventuelle guérison miraculeuse par le toucher des rois d'Angleterre et de France, Marc Bloch ne s'est pas préoccupé de savoir comment elles avaient été "choisies" pour être la maladie guérie par les rois. Il se contente d'indi- quer en deux pages1 ce que sont les écrouelles, scrofula ou strumae en latin, au Moyen Age, maladie identifiée avec celle que les médecins désignent aujourd'hui comme l'adé- nite tuberculeuse, inflammation des ganglions lymphatiques due aux bacilles de la tuber- culose. Il note judicieusement qu'on distinguait mal au Moyen Age "les différentes affec- tions ganglionnaires", que "le langage populaire était plus imprécis que le vocabulaire technique" et qu'il y avait en conséquence "une confusion, apparente dans bien des textes, entre les écrouelles et diverses affections de la face ou même des yeux". Il indique enfin que dans l'ancienne France, on appelait couramment les écrouelles le mal le roi et qu' "en Angleterre on disait: King's evil"2.

Dans un important article, en 1980, Frank Barlow a étudié le problème de cette "mal- adie royale"3.

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Je n'ai pas de données nouvelles à proposer sur cette maladie, encore moins de solu- tions à apporter aux problèmes historiques qu'elle soulève. Je voudrais simplement, à partir de l'article de Frank Barlow, poser le problème de la désignation de certaines mala- dies comme "mal royal" et surtout des changements dans l'attribution de cette dénomina- tion à telle ou telle maladie. Pourquoi à telle ou telle époque, n'a-t-on plus appelé telle maladie "mal royal" et a-t-on transféré cette étiquette à telle ou telle autre maladie?

En effet, alors que les médecins grecs semblent avoir ignoré toute "maladie royale", l'expression morbus regius apparaît dans la littérature médicale et scientifique latine à partir de Vairon (1er siècle av. J.Ch.) jusqu'au médecin numide Caelius Aurelianus du Ve siècle4. Elle désigne exclusivement la jaunisse également appelée, à cause de sa couleur, aurigolaurugo (de aurum, or) ou morbus arquatus (de arquus , arc-en-ciel)5.

Mais une autre tradition avait été recueillie par les Pères de l'Eglise qui identifiait la lèpre comme étant le morbus re gius, la maladie royale. On trouve par exemple cette assi- milation du mal royal à la lèpre chez saint Jérôme et chez Rufin. Fred Barlow pense, de façon , me semble-t-il, pertinente, que les Pères de l'Eglise ont été conduits à cette inter- prétation par l'histoire juive qui attribuait cette maladie, la lèpre, aux rois de Judée de la famille dHérode.

Par la suite, les auteurs chrétiens médiévaux qui emploieront le terme morbus regius l'appliqueront toujours, soit à la jaunisse soit à la lèpre, avec une préférence de plus en plus grande pour la lèpre. C'est d'une part l'avantage de la tradition patristique sur la tradi- tion romaine antique et la suprématie acquise par la lèpre entre le Ve et le XlVe siècle dans le domaine nosologique, aussi bien comme maladie réelle que comme mal symboli- que, qui expliquent sans doute ce choix.

Fred Barlow n'a relevé dans les textes écrits en latin, en France et en Angleterre, aucune identification du morbus regius avec les glandulae, strumae (mot savant), scrofae ou scrofulae (ou vulgairement scroellae-mcien français écrouelles -, terme signalé par le confesseur et biographe de Saint Louis, le dominicain Geoffroy de Beaulieu, comme "populaire" dans sa Vita Ludovici , rédigée en 1274-12756) avant le milieu du Xmè siècle. Quant à l'expression vernaculaire "le mal le roi" ou "the King's evil" elle n'est attestée que dans des textes postérieurs.

Le problème est donc: pourquoi l'expression morbus re gius désigne-t-elle une autre maladie que les maladies traditionnellement appelées ainsi à partir du XlIIè siècle? Quelles innovations et de quel ordre: médical, culturel, politique expliquent-elles ce changement? Quels enjeux sont liés à ce transfert de vocabulaire?

Des auteurs du Moyen Age ont-ils donné une explication de l'application de l'expres- sion morbus regius aux écrouelles? Un maître de Montpellier, Gilbert l'Anglais, est sans doute le premier à parler du toucher des écrouelles dans un manuel de médecine, le Com- pendium medicine, composé probablement peu avant 1250: où il dit: "les écrouelles ... appelées aussi mal royal parce que les rois les guérissent"7. Ce que Fred Barlow com- mente fort bien en disant que l'on croyait que les rois (d'Angleterre et de France) guéris- saient la maladie royale en touchant les malades et que la maladie était appelée royale parce que les rois la touchaient: éteemel problème de la poule et de l'oeuf®.

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On connaît le dossier des plus anciennes mentions du miracle royal^. Le premier, Hel- gaud, moine de Fleury-sur-Loire dans sa Vie de Robert le Pieux écrite vers 1033 rapporte que "la vertu divine conféra à cet homme parfait une telle grâce pour guérir les corps que, lorsqu'il touchait de sa très pieuse main la plaie des malades et qu'il les marquait du signe de la sainte Croix, il les délivrait de toute la douleur de leur mal"10. Il n'est ici question d'aucune maladie particulière mais quelques lignes auparavant Helgaud signale que le roi Robert, à l'instar du Christ, s'approchait des lépreux avec empressement et "de sa propre bouche, il imprimait des baisers sur leurs mains" 1 1 . Je ne veux pas faire dire à ce texte plus qu'il ne dit explicitement, mais je note la proximité entre l'évocation des lépreux et la mention du pouvoir guérisseur du roi. On est encore dans une ambiance qui rapproche la lèpre des maux guéris par le roi. Dans son traité des reliques des saints (De pignoribus sanctorum ), rédigé vers 1 129-1 120, Guibert de Nogent attribue au roi régnant Louis VI la guérison par le toucher, accompagné d'un signe de croix, de "malades souffrant d'é- crouelles ( scrophas) au cou ou en d'autres parties du corps" et affirme que son père Phi- lippe 1er (1060-1 108) avait exercé au début de son règne le même pouvoir miraculeux, qu'il avait perdu par la suite à cause de ses péchés12.

Sans que le nom de morbus regius lui soit donné, la maladie dont guérissent les rois de France est désormais identifiée comme étant les écrouelles.

Guibert de Nogent ajoutait polémiquement qu'à sa connaissance les rois de France étaient les seuls à guérir les écrouelles et que notamment "le roi d'Angleterre n'avait jamais eu l'audace de tenter cette guérison" Peu après Guillaume de Malmesbury dans ses GestaRegum (1 1 1 8-1 125) rappelle la guérison miraculeuse d'une jeune femme scro- fuleuse qu'aurait accomplie Edouard le Confesseur et ajoute: "de notre temps, quelques- uns se servent de ces miracles pour une oeuvre de fausseté; ils prétendent que le roi possé- dait le pouvoir de guérir cette maladie, non en vertu de sa sainteté, mais à titre héréditaire comme un privilège de race royale". Je pense avec Fred Barlow que Guillaume de Mal- mesbury répliquait ainsi à Guibert de Nogent, en rappelant qu'un roi d'Angleterre, saint Edouard le Confesseur (mort en 1066) avait bien guéri les scrofuleux mais en ajoutant qu'il l'avait fait parce qu'il était saint et qu'aucun roi, contrairement à ce que certains dis- aient alors, n'accomplissait ce miracle en vertu de son simple pouvoir royal. Il refusait de croire au pouvoir de guérir les écrouelles non seulement des souverains anglais non per- sonnellement saints mais aussi des rois de France, que ce soit Philippe 1er ou Louis VI, au contraire de ce que prétendait Guibert1^. Mais ce qui m'importe seulement ici, c'est de noter que dans l'Angleterre de la fin du Xlè et du début du Xllè siècle - que ce soit pour en affirmer la vérité (à propos d'Edouard le Confesseur) ou la nier (à propos des autres rois) - le morbus que guérissaient les rois était de plus en plus identifié avec les écrouelles.

Fred Barlow a relevé trois autres passages où Guillaume de Malmesbury parle du morbus regius ou regia valetudo. Dans deux cas, il parle d'ulcères, dans le troisième de pustules15. Mais dans deux de ces cas, il identifie explicitement la maladie avec la lèpre.

A la fin du Xiè siècle et au Xllè siècle donc, coexistent l'ancienne tradition patristique selon laquelle le mal royal c'est la lèpre, et une nouvelle tendance à spécialiser les rois d'Angleterre et de France dans la guérison d'ulcérations et plus précisément des

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écrouelles. Robert de Blois, archidiacre de Bath, et conseiller du roi d'Angleterre Henri 1er, dans une lettre écrite peu après 1 182, déclare que le roi (en général) reçoit du sacre- ment de l'onction royale la grâce de guérir "la peste bubonique et les écrouelles"1^.

Le cas de Saint Louis, mort en 1270 et canonisé en 1297 est complexe et éclairant à la fois.

D'une part, pendant sa vie, Louis IX, parmi ses pratiques d'humilité, de piété et de compassion, a recherché le contact avec les lépreux, comme son ancêtre Robert le Pieux, non cité dans les textes concernant Saint Louis, et surtout, sur le modèle implicite du Christ. Le roi va visiter régulièrement un moine lépreux, horrible à voir, vivant à l'écart de ses frères à l'abbaye de Royaumont et lui donne à manger, agenouillé devant lui. Il va bai- ser la main d'un lépreux qu'il rencontre dans la rue à Compiègne. La bulle de canonisation de Boniface VIII et un des deux sermons que le pape prononça à cette occasion rappellent ces visites du saint roi au lépreux et le souverain pontife parle du "pus des ulcères" du

1 7 lépreux que Saint Louis essuyait .

De l'autre, parmi les miracles posthumes de Saint Louis recueillis au cours du procès de canonisation et rassemblés par Guillaume de Saint Pathus dans les Miracles de Saint Louis , un certain nombre concerne des malades atteints de fistules (fistulae ) d'apostumes (struma), de tumeurs (tumor) et, dans un cas des écrouelles (scrofulae). H s'agit de "tous ceux qui sont guéris d'une maladie productrice de laideur et de saleté, de pus et ď "ordure": fistules, apostumes, ganglions, plaies, etc. ... tout ce peuple purulent et fétide..."18.

Enfin Louis IX en tant que roi de France a, de son vivant, guéri des malades des écrouelles en les touchant en même temps qu'il faisait un signe de croix

J'ai indiqué ailleurs que, parvenant aux même conclusions que Fred Barlow, j'esti- mais qu' "il est probable que le rite royal de la guérison des écrouelles n'est devenu une pratique habituelle en France et en Angleterre qu'au milieu du XQIè siècle"20.

C'est le moment où peut s'établir une nouvelle définition du morbus regius comme le prouve le cas exemplaire de Saint Louis. La lèpre n'est plus le morbus re gius» La relation traditionnelle venue des Pères de l'Eglise entre le roi et la lèpre s'est transformée. La lèpre est devenue une maladie qui fait l'objet d'une simple dévotion particulière des rois. Dans le cadre du développement de l'imitation du Christ comme moteur de la piété, et en parti- culier de l'image du roi comme oint du Seigneur, le roi touche les lépreux, le roi pratique le baiser aux lépreux. C'est, dans le nouveau système de la charité, l'œuvre de miséricorde par excellence. Mais le roi ne guérit pas les lépreux, il n'y a pas de miracle royal du tou- cher de la lèpre. La lèpre tient une autre place dans la société: mal massif, mal symbolique qui incarne le péché, la lèpre est objet d'horreur, de mise à l'écart, d'enfermement dans les maladreries. Peut-être aussi la médecine a-t-elle reconnu dans la lèpre un mal incurable que l'on exclut plus ou moins du domaine ambigu du miracle où la mentalité médiévale mêle d'une façon déconcertante pour nous des éléments de rationalité scientifique et des croyances à l'éventuelle intervention toute-puissante de Dieu en n'importe quelle situa- tion. En tout cas, au milieu du Xfflè siècle, dans le domaine religieux où évolue le roi, la

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lèpre n'est plus qu'une occasion exceptionnellement significative mais non spécifique de se montrer miséricordieux et d'imiter le Christ.

D'autre part, dans le domaine du miracle, s'est établie une catégorie aux frontières floues, aux dénominations médicales flottantes, dont le critère est un symptôme exté- rieur: altération de la peau sous la forme le plus souvent d'une grosseur infectée ou d'un ulcère. Pour des raisons d'aspect physique et de caractéristiques physiologiques, cette catégorie s'étend entre deux pôles: la lèpre, relativement bien reconnue médicalement et de plus en plus traitée par l'isolement plutôt que par le miracle et un type de ganglion pathologique que l'on appelle écrouelles. Ce type aussi tend à être mieux reconnu médi- calement et à s'identifier avec ce que la médecine moderne appellera l'adénite tubercu- leuse, mais les écrouelles, dont les textes d'époque nous disent explicitement qu'il s'agit d'un mot populaire et non d'un terme savant, s'appliquent aussi à des malades dont les symptômes ressemblent à ceux de l'actuelle adénite tuberculeuse sans y correspondre scientifiquement. Ce caractère vague est évidemment le résultat des incertitudes de la nosologie médiévale et de son vocabulaire et de l'irruption permanente du populaire et du symbolique dans le champ de la médecine. Mais l'exemple de Saint Louis montre bien qu'il y a, au milieu du XlIIè siècle, identification désormais presque absolue entre les écrouelles et l'antique morbus re gius. Dans un seul cas, comme on l'a vu, la guérison des écrouelles, et cela résulte de la seule déclaration, entérinée, il est vrai, par le procès de canonisation, d'une femme que l'on peut dire du peuple (la veuve d'un employé au cellier du roi), a été opérée par le cadavre de Saint Louis en tant que saint (en puissance, puisque le miracle a eu lieu sur le chemin de retour du roi encore loin de la canonisation officielle) et non par Louis IX vivant en tant que roi de France21.

Voilà donc acquis au milieu du XlIIè siècle, le transfert de l'expression morbus regius de la jaunisse (depuis longtemps tombée en désuétude) et de la lèpre vers les écrouelles. Comment l'expliquer?

La première explication, qui a été avancée depuis longtemps par les historiens et récemment encore par Fred Barlow , et qui propose un phénomène qui a indéniable- ment joué un rôle important, c'est la spécialisation du roi comme auteur de miracles ou plutôt comme intercesseur car Dieu seul accomplit les miracles.

Cette spécialisation correspond à un mouvement général de piété populaire qui tend à spécialiser les saints dans la protection de telle ou telle catégorie et dans la guérison de telle ou telle maladie. Or comme l'a bien dit Fred Barlow, le processus de genèse du miracle royal est "an underground movement".

Au cours de cette période de genèse, du Xlè au milieu du Xmè siècle, le morbus regius a d'ailleurs rencontré certaines de ces maladies familièrement désignées par le nom du saint spécialisé dans leur guérison. C'est le cas pour le lupus, maladie ulcéreuse de la peau, alors appelé mal saint Eloi23.

Marc Bloch avait avec perspicacité repéré le culte à Corbeny dans l'Aisne, dans un prieuré dépendant depuis le Xè siècle de l'abbaye de Saint Rémi de Reims, d'un saint populaire Marculphe ou Marcou(l) qui, à partir au moins du XlIIè siècle, passa pour gué- rir lui aussi les écrouelles, d'où le nom de mal saint Marcou qui fut aussi donné au mal le

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roi24. Dans des conditions qui nous échappent25, sous l'égide sans doute de Saint Rémi de Reims, le rapprochement se fit entre le pouvoir thaumaturgique de saint Marcoul de Corbeny et celui des rois de France. Selon une tradition attestée depuis Jean le Bon ( 1 350), les rois de France jusqu'à Louis XIV, qui ramena la cérémonie de Corbeny à Saint Rémi de Reims, immédiatement après leur sacre à Reims allaient faire un pèlerinage à Corbeny et y exerçaient pour la première fois rituellement le toucher miraculeux des écrouelles.

Si l'on a bien noté cette spécialisation du pouvoir thaumaturgique des rois de France, on n'a pas souligné que l'Eglise a dû, sans aucun doute à mes yeux, la favoriser. L'Eglise en effet a toujours été réticente dans la reconnaissance soit d'un caractère sacerdotal soit d'une vertu thaumaturgique des rois de France en tant que tels. Le roi, laïc d'une nature particulière, n'était malgré tout qu'un laïc qui devait mériter éventuellement la sainteté par ses mérites personnels. Pierre de Blois l'avait bien rappelé à la fin du Xllè siècle. De même que l'Eglise avait fortement limité à certains détails du sacre le caractère sacerdotal des rois de France et d'Angleterre, elle a certainement favorisé la limitation du pouvoir thaumaturgique de ces rois à la guérison d'une seule maladie, assez répandue sans doute, mais qui situait la "sainteté" des rois faiseurs de miracles au niveau de saints de moyenne ou petite importance.

Mais l'essentiel à mes yeux dans ce changement de nature du morbus re gius n'est pas là.

Le morbus re gius des traditions anciennes, romaine ou patristique, s'appliquait à une maladie du roi, une maladie qui, sans lui être réservée, avait sufisamment frappé de rois dans le passé, un passé enfoui dans la mémoire collective, pour être nommé "royale". Une sorte de maladie sacrée liée au corps du roi. Dans le temps où se déroulait le processus qui opérait le transfert de l'appellation morbus regius de la jaunisse et de la lèpre aux écrouelles, au moins un cas historique redonnait une base concrète à la définition de la lèpre comme morbus regius. En 1 174, Baudouin IV, âgé de treize ans qui venait d'être oint et couronné roi de Jérusalem était lépreux. En 1 1 81, le pape Alexandre IH, dans l'en- cyclique Cor Nostrum avait récusé la possibilité pour Baudouin IV de demeurer roi à cause de sa maladie et en 1 1 84 le nouveau pape Lucius ni avait confirmé Cor Nostrum et repris dans une lettre au roi d'Angleterre Henri II les raisons pour lesquelles les pontifes ne pouvaient admettre la royauté de Baudozin IV. La maladie du roi, selon eux, était le signe d'une culpabilité individuelle et collective qui expliquait les défaites des Chrétiens face aux Musulmans et les malheurs de la Terre Sainte. La défense des lieux saints passait par une purification de la présence chrétienne dont la maladie du roi incarnait l'indignité et la perpétuait26.

Dans le même temps, Chrétien de Troyes dans Perceval faisait retomber sur l'infir- mité du roi "mahaigné", blessé et impotent, la responsabilité, l'état misérable de son royaume: l'infirmité du corps du roi entraînait l'infirmité du corps du royaume2^.

Mais le nouveau "mal royal" est un mal que le roi guérit chez les autres. D'une forme de sacralité qui relève de l'identification du royaume, du groupe de ses habitants au roi2**, on est passé à une conception de la tri-fonctionnalité telle qu'elle a été définie par Georges

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Dumézil dans la pensée indo-européenne et dans les sociétés qui en ont reçu une empreinte plus ou moins forte, où le roi exerce - d'une façon limitée mais symbolique, en particulier parce qu'il s'agit de la guérison d'une maladie évoquant l'impureté, l'infection des glandes - son pouvoir dans le domaine des première et troisième fonction. Il est devenu un thaumaturge guérisseur. L'émergence de ce statut a sans doute été favorisé par un certain effacement , chez les rois de l'Occident chrétien, de la deuxième fonction, la fonction guerrière. Ou plutôt par un certain déclin de la conception du roi comme chef de guerre victorieux, encore vivace au Moyen Age pour le grand-père de Saint Louis, Philippe-Auguste. Pour Saint Louis, lui-même, on voit, à lire un chroniqueur comme l'Anglais Mathieu Paris, que ses contemporains ont été partagés, face à sa défaite humiliante à la croisade, entre la conception traditionnelle de tristesse inquiète et même de mépris pour un roi vaincu et une nouvelle conception du roi-Christ retrouvant sur des bases nouvelles la vieille conception chrétienne du roi souffre-passion2^ et fondant donc le prestige royal sur la manière de souffrir la défaite. De façon générale, Saint Louis est l'incarnation d'un nouveau type de roi, le roi-souffrant, image du Christ de la Passion. Saint Louis fut un roi souffrant d'abord dans son corps de malade et d'ascète. Ce n'est un paradoxe qu'apparent que le premier roi de France qui ait exercé à part entière le pouvoir de guérir la nouvelle maladie royale, les écrouelles, ait été aussi le premier dont les souffrances corporelles personnelles aient été exaltées. Le morbus regius s'était transféré du roi malade au roi guérisseur. C'est selon un tout autre ordre de valeurs que l'ancien que le roi chrétien pouvait être sans indignité et sans risque pour son peuple un roi souffrant, un roi malade acquéreur de grâces qui retombaient aussi sur son peuple.

L'histoire des noms de maladie, comme celle de la plupart des transferts de sens dans le vocabulaire, souvent liée à d'importants enjeux historiques, révèle des mutations insti- tutionnelles, idéologiques et mentales plus ou moins grandes^. Depuis Marc Bloch et Kantorowicz, depuis que les historiens lisent les ethnologues de la royauté, après Frazer, notre connaissance de la royauté du passé dans les sociétés historiques s'est enrichie mais aussi compliquée. Nous savons que la royauté historique a mis enjeu de manière multiple - qui oblige à une recherche pluridisciplinaire - le corps du roi. Ainsi s'avère la nécessité de construire une anthropologie politique historique.

Notes

1 M. Bloch, Les rois thaumaturges, 3'-éd. (avec une préface de J. Le Goff) Paris, 1 983 , pp. 27- 28.

2 F. Barlow, (voir. n. 3 infra) ajoute la traduction cynelic adi en anglo-saxon (p. 4) et souligne que le teime evil est celui qui en moyen anglais désigne le mal dans la traduction du Pater Noster (libera nos a malo) mais que dans le cas de "the King's Evil", evil signifie tout simplement maladie (illness ou malady). Je pense que le rapprochement avec l'oraisaon dominicale devait être au moins confusément perçu au Moyen Age et conférer àia dénomina- tion vernaculaire du "mal royal" une connotation religieuse inexistante dans l'appellation latine morbus regius.

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3 F. Barlow, "The King's Evil" in English Historical Review 95, 1980, pp. 3-27. Fred Barlow indique p. 4, n. 3 "I hope to give elsewhere a fuller account of the early history of morbus regius" . A ma connaissance, cette étude, si elle existe, n'a pas été publiée et je n'ai pas d'autre ambition ici que de souligner l'importance du problème et d'appeler de mes voeux la parution de cette recherche.

4 Pour Varron, voir Pline l'Ancien, Naturalis historia, XXn, 54. Caelius Auielianus, On acute diseases and on chronic diseases , ed. et trad, anglaise de I.E. Drabkin, Chicago, 1950.

5 Les médecins grecs connaissaient, bien entendu, la jaunisse qu'ils appelaient ikteros (ictère, en français), qui avait donné en latin l'adjectif ictericus , qui a la jaunisse, et le nom, icterus , du loriot, oiseau qui passait pour guérir la jaunisse selon Pline l'Ancien (H.N. XXX, 94). On notera la fonction du jaune comme couleur sacrée dans certaines sociétés (par exemple la Chine où le jaune était la couleur impériale).

6 Compendium medicine Gilberti anglici tam morborum universalium quam particularium nondum medicis sed et cyrurgicis utilissimum, ed. de Lyon, 1510, fol. CLXXULU: chapitre De scrophulis et g landulis: "et vocantur scrophule ... et etiam morbus regis quia reges hune morbum curant", Marc Bloch (Les rois thaumaturges, op. cit. p. 115) avait vérifié sur le manuscrit 173 de la Bibliothèque Municipale de Vendôme (fol. 122 a) qu'il ne s'agissait pas d'une interpolation.

7 F. Barlow, loc. cit ., p. 13. 8 J. Le Goff, Le miracle royal, Actes du colloque de Paris (1986) pour le centenaire de la nais-

sance de Marc Bloch (sous presse). 9 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux , éd. trad, et notes de R.H. Bautier et G. Laboiy,

Paris, 1965, p. 129. 10 Ibid. p. 127. 11 M. Bloch, Les rois thaumaturges, op. cit. pp. 29-3 1 . 12 Ibid. p. 46. 13 M. Bloch, Ibid. pp. 43-45. F. Barlow, loc. cit., pp. 17-18. F. Barlow a rectifié la date de la plus

ancienne Vita d'Edouard le Confeseur racontant la guérison de la femme scrofuleuse datée pareneurpar Marc Bloch entre 1 103 et 1 120 et écrite en réalité peu après 1066. Je partage son opinion selon laquelle il est impossible de faire dire au texte de Guillaume de Malmesbury comme le voulait Marc Bloch qu'Henri 1er aurait revendiqué le pouvoir de guérir les écrouelles.

14 Ces trois textes se trouvent dans les Gesta Pontificum , éd. N.E.S.A. Hamilton, p. 145, Ibid., p. 306 et dans la Vita Wufstani, éd. R.R. Darlington, p. 57. Cf. F. Barlow, loc. cit., pp. 5-7

15 "defectus inguinariae pesti s et curatio scrophularum" (Ep. 14, 150, PL. 207, 42, 439. Cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, pp. 41-42. F. Barlow, loc. cit. p. 19. Tai essayé d'expliquer ailleurs (Preface à la nouvelle éd. des Rois thaumaturges , de Marc Bloch, 1 983 , pp. XDI-XV) la présence déconcertante dans ce texte de la peste bubonique inexistante en Occident depuis le Vmè siècle.

16 "Saniem ulcerum ejus studiose detergenda" (HF, XXm, p. 150). On trouvera l'ensemble des références dans J. Le Goff, "Un roi souffrant: Saint Louis" in La souffrance au Moyen Age (France, XHè - XV è siècles). Actes du colloque de Varsovie (1984) publiés dans les Cahiers de Varsovie , Varsovie, 1988, p. 66.

17 J. Le Goff, "Saint de l'Eglise et saint du peuple: les miracles officiels de Saint Louis entre sa mort et sa canonisation (1270-1297) in Histoire sociale, sensibilités collectives et mentali- tés, Mélanges Robert Mandrou, Paris, 1985, pp. 176-178. Cf. S. Chennaf et O. Redon, "Les miracles de Saint Louis", in J. Gélis et O. Redon, éd. Les miracles miroirs des corps, Paris, 1983, pp. 53-85.

1 8 C'est le témoignage de Geoffroy de Beaulieu, Vita Sancii Ludovici, cap. XXXV, HF, XX, p. 20 et de Guillaume de Saint Pathus (Vie de Saint Louis, éd. Delaborde, p. 99 et p. 1242).

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Page 10: Le mal royal au moyen âge: du roi malade au roi guerisseur

Mediaevistik 1 • 1988 109

19 Préface à M. Bloch, Les rois thaumaturges , éd. 1983, p. XVI. 20 Je crois qu'on peut d'ailleurs, sans excès de subtilité, considérer que le miracle a été accepté

par l'Eglise parmi les miracles du saint, parce que le roi, tant qu'il n'est pas enterré, est encore le roi doté de tous ses privilèges, même si son successeur, non encore sacré, assume le titre et la fonction. A.M. Hocart écrit dans Rois et courtisans (traduction française p. 205): "il n'y a pas à proprement parler d'interrègne dans le sens où nous l'entendons habituellement: il y a toujours un roi, et c'est le roi défunt". C'est le problème très complexe du corps du roi au Moyen Age que je perçois différemment de la thèse exposée par E. Kantorowicz dans son grand livre justement célèbre The King's two Bodies. Je crois que pour les Français du Moyen Age il n'y a pas eu deux corps du roi mais un seul, mais ce corps avait des prérogatives et un statut très particuliers, qui ont d'ailleurs évolué. Le corps de Saint Louis a eu une importance historique toute spéciale.

21 F. Barlow, loc. cit. p. 16 22 Ibid., p. 11. 23 M. Bloch, Les rois thaumaturges , op. cit. pp. 26 1 -308 . 24 J.P. Poly dans une intéressante communication présentée lors du colloque d'Auxene dans le

cadre du Millénaire capétien (juin 1987) a ouvert de nouveaux horizons sur le sanctuaire de Corbény . L'attribution à saint Marcou(l) de la guérison des écrouelles qui affectaient le ou les malades vient sans doute d'un jeu de mots comparable à ceux qui intervenaient fréquemment dans les patronages miraculeux des saints.

25 Tout ceci a fait l'objet d'une remarquable étude de Mark Gregoy Pegg: "The B ody and Percep- tions of authority: Leprosy and Baldwin IV. Cor Nostrum and Perceval," dont je souhaite la publication rapide. Je remercie l'auteur de m'avoir communiqué son étude. T oute le mérite de cette recherche lui revient. M.G. Pegg montre que l'Orient chrétien ne voit aucun mal à ce que règne un roi lépreux. La conception du roi lépreux indigne est occidentale.

26 C'est lademoiselle à la mule qui dit à Perceval, coupable de n'avoir pas posé les questions qu'il fallait: "si tu avais posé les questions, le puissant roi qui est dans la peine serait maintenant guéri de sa blessure (plaie) et gouvernerait en paix sa terre, dont il ne gouvernera jamais plus lamoindre parcelle. Et sais-tu ce qu'il adviendra du fait de ce roi qui ne gouvernera pas saterre et qui n'est pas guéri de ses blessures? Les dames en perdront leurs maris, les terres en seront dévastées, les jeunes filles, privées d'appui, resteront orphelines, bien des chevaliers mourront - et tous connaîtront le malheur à cause de toi" Ç Perceval , v. 4670-4683, trad, de Jacques Ribard, Paris 1979, p. 94).

27 C'est un des grands thèmes de A.M. Hocart concernant la nature et la fonction de la royauté (Cf. Rois et courtisans , trad, frse, les passages signalés p. 377 dans l'Index sub verbo "prospérité (dépend du roi)". Luc de Heusch rappelle que "les souverains du Monomotapa étaient mis à mort lorsqu'ils présentaient le moindre défaut physique, s'ils tombaient malades ou devenaient impuissants". {Mythes et Rites Bantous. t. H. Rois nés d'un coeur de vache , Paris, 1982, p. 317).

28 R. Folz, Les saints rois du Moyen Age en Occident (VIè - XIII è siècles ), Bruxelles, 1984. 29 J. Le Goff, "Un roi souffrant: Saint Louis" Cf. supra, n. 17. 30 [Cf. aussi: Le corps souffrant. Maladies et médications {Razo, Cahiers du Centre d'Études

Médievales de Nice), Nice 1984 - Françoise Bériac, Histoire des lépreux au moyen âge, Paris 1988. Anm. d. Hrsg.]

Prof. Dr. J. Le Goff Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales 54, Boulevard Raspail F -75006 Paris

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