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1 DELACROIX d’après son JOURNAL ZEINAB ABDELAZZIZ Avril 1967

LE JOURNAL D’EUGENE DELACROIX - زينب عبد … Lacroix d...6 peintre adorait écrire... En fait, il a confié à ses « calepins », à ses albums, à ses carnets et à sa correspondance

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DELACROIX

d’après son JOURNAL

ZEINAB ABDELAZZIZ

Avril 1967

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Avant-Propos

« Tout n’est pas dit encore et l’on ne vient jamais trop tard »

E. Delacroix

Parler de Delacroix, de ce Delacroix écrivain, ami de Baudelaire, semble être

aujourd’hui (en 1967) un projet audacieux sinon voué d’avance à un échec certain.

Pourtant, rien n’empêche de repenser une œuvre maintes fois commentée, expliquée,

analysée ou synthétisée. En fait, chacun a sa manière d’interpréter une phrase, une

page ou un journal en vue d’ajouter, de développer ou peut-être aussi de contredire,

en le prouvant, ce qui était considéré définitivement reconnu dans la tradition.

En ce qui concerne le Journal d’Eugène Delacroix, on n’a pas encore

entrepris aucune étude de valeur qui puisse mettre en lumière les idées de ce peintre-

poète qui fut aussi un critique et surtout un esthéticien. Il est à remarquer, à cet

égard, que les esthétiques diverses ne peuvent en aucune sorte omettre le nom de

l’auteur de la Liberté guidant le peuple, de la Mort de Sardanapale, de la Lutte

de Jacob, qui, en pratiquant la peinture, ne pouvait s’empêcher d’énoncer des idées

systématiquement pensées et rédigées qui, dans leur ensemble, obligent à l’examiner

sous cet angle particulier de l’esthétique.

C’est le Journal, mieux que tout autre ouvrage, qui permet de déceler les

caractéristiques d’une âme artiste et d’un esprit raisonné, donc d’un critique d’art,

d’un critique littéraire tel Delacroix. Puisse une telle étude permettre une meilleure

et plus juste interprétation de ces idées et aider à une compréhension plus profonde

de celui qui fut pratiquement un chaînon dans le patrimoine de la pensée humaine.

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Introduction

Le XIXe siècle se caractérise par sa complexité. C’est un siècle en

mouvement, « un rond-point » où se rencontrent et se dégagent les courants du passé

et ceux à venir. Au rythme saccadé des événements politiques, des bouleversements

sociaux, des découvertes scientifiques, correspond un même essor enchevêtré de

courants artistiques et littéraires. C’est un siècle où des transformations et des

réformes s’imposent en ébranlant les assises du convenu et du conventionnel. C’est

un « siècle-charnière ».

Pris en bloc, ce siècle a connu sept régimes politiques (Le Consulat,

L’Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Seconde République, le

Second Empire et la Troisième République) ; trois classes distinctes (L’Aristocratie

ou la classe gouvernante, le prolétariat et surtout la bourgeoisie ascendante) ; de

grandes découvertes scientifiques et technologiques (Mathématique, Relations entre

les phénomènes électriques et les phénomènes lumineux, la Relativité, l’Astronomie,

les Vibrations lumineuses, ondes électriques, l’Industrie du froid, des Explosifs,

etc.) ; ainsi que trois courants artistiques et littéraires (Le Romantisme, le Réalisme

et le Symbolisme). Malgré une telle complexité et aussi grâce à elle , ce siècle est

traversé par deux courants diamétralement opposées : l’un pessimiste, estimant que

l’humanité s’éloigne de plus en plus de l’âge d’or, et par là il est plus mythique que

métaphysique, ce qui explique l’atmosphère idyllique dans laquelle le Romantisme a

sublimé le passé et les pays lointains ; l’autre optimiste, fondé sur le rationalisme et

la science, trouvant que l’humanité progresse grâce à la raison, à la science et à ses

applications techniques.

Le Romantisme couvre, on le sait, à peu près la première moitié du siècle. Il

est la tendance artistique et littéraire à travers laquelle s’étend la présente étude,

mais il est aussi celui qui a connu le sommet de la lutte et de la confrontation de tous

ces événements. Il est marqué du point de vue social, par l’avènement de la

Bourgeoisie qui essaye de surpasser l’ancienne noblesse en dignité et en sérieux ; du

point de vue politique, par la présence de tendances libérales et socialistes ; et dans

le domaine artistique, par la recherche d’autres ressources que les classiques et les

écoles académiques. Dans cette atmosphère de changements fondamentaux surgit le

mal du siècle : le passé grandiose n’est plus, et les promesses à venir ne sont pas

encore.

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C’est avec le début de ce «mal» que grandit Eugène Delacroix, dont la vie

s’étend à peu près sur les deux premiers tiers du siècle : de 1798 à 1863. La première

singularité de cette vie est qu’elle s’ouvre sur un mystère. Mystère qui « intrigua ses

contemporains, nous saute aux yeux, mais à propos duquel le principal intéressé

semble bien ne s’être jamais posé de question, ou en tout cas n’avoir jamais laissé

paraître qu’il pouvait se poser de question » (P. Daix : Delacroix le libérateur, p.3).

En outre, la vie du peintre est influencée par tous les bouleversements de son siècle.

Par sa naissance et par ses études, Delacroix appartient à la grandeur rationnelle du

XVIIIe siècle. Car, s’il appartenait par sa famille officielle à la grande bourgeoisie

parisienne, le peintre tenait par son vrai père, Talleyrand, à la plus ancienne

aristocratie. Et c’est en aristocrate qu’il se conduisit dans le monde. Ayant perdu son

père à six ans, sa mère à seize, Eugène entre dans la vie avec le culte d’un

conventionnel, certes, mais surtout avec le mal du siècle doublement ressenti : en

famille et en société.

Voulant prendre part aux événements politiques et pensant peut-être pouvoir

ramener le passé, Delacroix s’affilie à une organisation de Carbonari, qui aboutit à

un échec radical. Voyant que les changements s’opèrent et s’établissent malgré lui, il

restera toujours un conservateur. « Je suis plus conservateur qu’un Senat », note-t-il

(J.I. p.55). Profondément enraciné dans le passé et voulant intensément vivre dans le

présent, Eugène restera toujours un homme divisé. En effet, la dualité sera sa grande

singularité. Il respectera les anciens, l’ordre et les hiérarchies, et aura la manie des

couleurs, des bouleversements et de la liberté. Ne pouvant donc participer aux

événements sociaux et politiques, dont la Bourgeoisie est le premier bénéficiaire,

Delacroix se limite strictement à la peinture, - contrairement à Hugo, Balzac,

Berlioz, Wagner ou même à son disciple Baudelaire. Partant de son propre échec

politique et social, Delacroix refusera ce rôle à tout artiste et s’appliquera à se faire

Dandy, mais à sa façon. La blessure de cet échec qu’il gardera dans ses tréfonds,

quoique artistement cachée, sera la cause de son aversion contre tous ceux qui

daigneront prendre part aux événements du siècle, tels Daumier, Courbet, George

Sand et autres.

Subtilement aidé par Talleyrand, par le gouvernement, et sûr de ne plus rester

oisif, car les commandes officielles étaient nombreuses, dès le début de sa carrière,

Delacroix, les années ainsi assurés, reste Révolutionnaire dans son atelier mais

Conservateur dans les Salons ! Il se réserve pour travailler avec acharnement. Cet

Acharnement, cette Habilité, exaspéraient ses ennemis. On peut lire en 1844, dans le

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Journal des Artistes : « Cet homme est l’équivalent d’un charlatan par l’importance

qu’il se donne et l’activité qu’il déploie. Jamais il ne paraît, il est toujours partout.

Jamais il ne demande mais il obtient toujours tout ». (Cité par Ph. Jullian in

Delacroix, p. 190).

Si par enthousiasme, ou par intérêt, Delacroix a peint la Liberté guidant le

peuple en 1830. Il refusera de peindre « l’Egalité » en 1848. Dorénavant il est

contre tout ce qui se passe, contre tous les changements qui s’opèrent, contre les

révolutions et les émeutes, surtout à cause de leur vandalisme et parce qu’ils se

reflètent comme le Progrès, sur la bourgeoisie, sur la matière, et non sur l’Idéal qui

n’est plus ! En s’éloignant de la mêlée, après avoir subi nombre de déceptions et de

désillusions quant à la société ou au gens, Delacroix se replie sur lui-même. C’est à

son Journal qu’il confiera les aventures et les mouvements de son cœur et de son

esprit. C’est ce qui fait l’intérêt de ces mémoires, qui contiennent en plus, sa

doctrine humaine et artistiques.

L’histoire du Journal n’a jamais été écrite, dit Joubin (J.I, p.1) : « Elle est

intéressante, assez compliquée, tourmentée et presque dramatique, comme tout ce

qui touche à ce grand homme ». Entrepris à deux reprises, du 22 Septembre 1822

jusqu’au 5 Octobre 1824, et du Janvier 1847 jusqu’au 22 Juin 1863, le Journal

représente en réalité deux parties profondément distinctes : un Journal de jeunesse,

et un Journal de l’homme dans la maturité et la vieillesse. Ces deux parties ne se

placent pas cote à cote mais il faut les mettre face à face l’une de l’autre, en plein

contraste. La première, c’est le confident intime, partagé entre un profond mal du

siècle et un enthousiasme sans borne ; la seconde, écrite avec l’intention d’être

publiée, reflète l’évolution de sa pensée ainsi que son ascendance, de plus en plus

marquée, vers la solitude et le détachement. Le silence qui les sépare permet de

saisir d’un coup d’œil leur opposition, de constater l’acheminement de son génie et

son passage du romantisme au classicisme, ou plutôt de son Romantisme à son

Classicisme. Car Delacroix diffère des classiques aussi bien qu’il diffère des

romantiques.

Entre ces deux dates, 1824 et 1847, et durant ces vingt-trois années, Delacroix

n’a pas tenu de Journal faute de temps : « Le temps est si rempli par mon travail, que

je me mets à écrire trop long ici, je n’ai plus le même entrain pour travailler » (J. II,

p. 100). Mais cela ne veut point dire qu’entre ces deux dates il n’a pas écrit. Le

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peintre adorait écrire... En fait, il a confié à ses « calepins », à ses albums, à ses

carnets et à sa correspondance nombre de réflexion ou d’observations.

Du Journal, Delacroix ne faisait point mystère de son existence. Il

envisageait même la publication posthume. Théophile Silvestre a copié en 1853 une

grande partie avec l’autorisation du peintre et sous sa direction. Aussi, à la mort du

maître, Silvestre s’est préoccupé du sort de ces précieux agendas. Il les demanda à

Jenny le Guillou, servante et confidente de Delacroix .Mais elle lui répondit qu’ils

avaient été brulés par Delacroix lui-même. Silvestre le crut et l’imprima dans ses

Documents nouveaux sur Delacroix, en 1864. Jenny avait menti : Le Journal

n’avait point été détruit.

Après la mort de Delacroix, le manuscrit du Journal fut remis par Jenny à

Constant Dutilleux, le peintre, beau-père d’Alfred Robaut ; Robaut entreprit de

copier ce manuscrit ; il rendit en 1886 une partie seulement des originaux, celle qui

avait été télécopiée, et garda l’autre ; la partie rendue à Jenny fut donnée par celle-

ci, avant sa mort, à la famille Verninac, beau-frère de Delacroix ; la partie gardée

par Robaut fut cédée par lui à Pierre Andrieu, après qu’il l’eut fait copier. Ainsi, à

partir de 1986, l’ensemble des manuscrits de Delacroix semble avoir été scindé en

deux, du fait de Robaut et ne fut plus, dans la suite, jamais reconstitué.

R. Piot reçu la copie du Journal faite par Robaut et son rôle se tint à trouver un

éditeur. Après la publication du Journal en 1893, nul n’entendit plus parler du

manuscrit original. Dix ans plus tard, les agendas commencent à paraître en vente

chez les libraires. Quelques-uns furent mutilés, vendus à la page : cinq francs, si elle

contenait un dessin ! Acquis par David Weill, il les offrit à la Bibliothèque d’Art de

l’université de Paris. Ensuite, la famille Verninac, ayant appris que les agendas

avaient été recueillis à la Bibliothèque d’Art, voulut bien joindre ceux qui lui

restaient. Ainsi se retrouve constitué le lot de manuscrits que Jenny en 1866 avait

déposés entre les mains des Verninac.

Il manque toujours le lot Robaut, qui parait irrémédiablement perdu. Pour ces

années disparues, la copie de Robaut reste la seule originale. Ainsi, sur 20 années du

Journal, 14 sont conservées à la Bibliothèque d’Art, 5 ne sont plus connues que par

la copie Robaut, et une (1848) a été perdue l’année même par Delacroix. (Joubin :

Introduction du Journal, I, pp. III-XI.).

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La copie de Robaut comporte plusieurs erreurs de lectures et surtout des

suppressions arbitraires : soit des passages qu’il jugeait inutiles, soit des extraits de

lectures de Delacroix ! L’importance de ces extraits est qu’ils constituent pour

Delacroix, un moyen de se connaître. Ce sont les passages qui lui paraissent le

mieux représenter ses propres pensées et lui faire faire des progrès dans la

connaissances de soi-même. Mieux se connaître, se connaître à fond, pour arriver à

mieux comprendre les autres et par là à mieux agir en faveur de l’humanité. Tel est

le point de départ de Delacroix, et telle est la valeur qui fait de son Journal un

monument rare.

Pour sa vie comme pour son art, Delacroix avait recours à ses propres

expériences et à celles d’autrui. Précisant son but, l’auteur ne s’envisageait pas

comme un être unilatéral mais comme une personne complexe et bizarre, composée

de dix personnes à la fois. Ce sont deux hommes différents, leur apparition séparée

ou leur confrontement qu’il a essayé d’observer et noter les remarques. C’est ce qui

fait la singularité de ce Journal.

Si, en écrivant, certains peintres font figure d’artistes doublés d’écrivains

amateurs, Delacroix fut, à la différence de ceux-là, ce grand artiste, ce grand

écrivain, bref, cet homme dont le génie se manifeste sous des formes bien variées.

Reste cette question fondamentale : Qu’est-ce-que le Journal d’Eugène

Delacroix et quelles sont les idées qu’il contient ? La réponse sera cette étude qui,

dans son ensemble et dans ses détails, tâche d’éclaircir tous les recoins du

monument.

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CHAPITRE PREMIER

DELACROIX ET LA CITÉ

La dualité, leitmotiv nécessaire.

L’éternel célibataire.

L’amitié, seul lien estimable.

Maladie du siècle et dandysme delacrucien.

La politique, slogan chimérique.

Paris, l’inévitable antipathie.

Le progrès, fanal obscur.

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Delacroix et la Cité

La Dualité Leitmotiv nécessaire

« Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures,

car ils les font capables d’inspiration et d’action : L’une enfante le projet, l’autre

l’accomplit » (J.III, p.246).

En copiant cette citations de Chateaubriand, Delacroix trouvait une véritable

définition à sa propre existence toute de contradictions : Il avait besoin du calme et

du mouvement, en même temps, sinon simultanément. L’un pour le recueillement,

l’autre pour la création. En effet, la dualité est le grand leitmotiv qui mena sa vie et

son œuvre : peu d’artistes sont aussi différemment reçus ou soulèvent autant

d’orages, de clameurs et de discussions. Delacroix, l’homme et l’œuvre, prêtèrent à

une immense divergence d’opinions.

D’après Th. Gautier : « Toute urbanité critique avait cessé pour lui, et l’on

empruntait, quand on était à court, des épithètes au catéchisme poissard. C’était un

sauvage, un barbare, un maniaque, un enragé, un fou qu’il fallait renvoyer à son lieu

de naissance, Charreton. Il avait le goût du laid, de l’ignoble, du monstrueux, et puis

il ne savait pas dessiner, il cassait plus de membres qu’un rebouteur n’en eut pu

remettre. Il jetait des sceaux de couleurs contre la toile, il peignait avec un balai

ivre » (In Histoire du Romantisme, p. 200).

Par contre, d’autres critiques seront distinctement opposés. « C’était un

curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme, de volonté ardente, de

ruse, de despotisme et enfin d’une espèce de bonté particulière et de tendresse »,

(Baudelaire : L’œuvre et la vie de Delacroix, p. 1128). C’était « L’hôte le plus gai,

dit A. Houssaye, le plus imprévu, le plus lumineux qu’on put avoir, (…) un esprit

subtil au point qu’il comprenait au premier mot » (cité par R. Huyghe, in Delacroix,

p.10).

Même sa physionomie prêta à nombre de description. Il était d’une « beauté

farouche, étrange, exotique, presque inquiétante : on eut dit un maharajah de l’Inde,

ayant reçu à Calcutta une parfaite éducation de gentleman et venant se promener en

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habit européen à travers la civilisation parisienne ». (Th. Gautier, op.cit., p.203).

D’autres verront en lui un Fauve ! Un fauve « moelleux, velouté, câlin comme un

de ces tigres dont il excelle à rendre la grâce souple et formidable, (…) des yeux à

l’expression féline », dira Gautier ; - avec « des énormes maxillaires qui font penser

aux mufles des léopards », poursuivra Maxime du Camp ; - et une « peau brune,

bistrée, mobile, se plissant comme celle du lion », ajoutera Dumas…

D’une éducation générale, multiple et quasi-universelle, Delacroix était doué

d’une vitalité extraordinaire jointe à une inlassable curiosité. En effet, il n’est

presque pas de domaine où il n’ait promené son imagination, qu’il n’ait « sinon

approfondi, du moins embrassé d’un regard compréhensif » (H. Gillot : Delacroix,

p. 90). Littérature, traduction, poésie, musique, philosophie, sciences naturelles,

équitation, chasse, pour ne pas citer son cheval de courses, la peinture, et tout ce

qu’elle exige de savoir… Rien de tout ce qui constitue la connaissance humaine ne

lui garda la porte fermée !

Ayant acquis cette vaste culture, le peintre était aussi un brillant causeur. « Il

est inutile, dit Baudelaire, de parler de la conversation d’Eugène Delacroix, qui est

un mélange admirable de solidité philosophique, de légèreté spirituelle et

d’enthousiasme brulant » (in : L’Artiste Moderne, Salon de 1859, p. 1028).

Les connaissances sociales du maître étaient d’une envergure immense : elles

allaient depuis l’humble servante au grand cœur (Jenny le Guillou, qui le servit avec

une ardeur quasi religieuse), jusqu’au duc d’Orléans. «Le duc d’Orléans l’adore :

point de réception sans lui au Pavillon de marseau dit J. L. Bory, en passant par les

membres de la mêlée romantique et la crème de la société» (in Delacroix, p. 104).

Si telles étaient les esquisses extérieurs du peintre, les siennes seront bien plus

modestes : Eugène se trouvait tel « un roseau isolé, jeté à la merci de toutes les

tempêtes » (C.G., lettre du 21.2.1821 à Soulier, p.119). «Toujours troublé comme un

faible enfant (J.I, p.118), « vulnérable et ouvert de tous les côtés à la surprise » (J.I

p.27). Mais ce « faible enfant » pour reprendre ses propres termes, bien qu’il ait été

entouré « d’un chaos, d’un capharnaüm, d’un tas de fumier, comme il le dit à Piron,

il savait parfaitement ce qu’il voulait : Être un grand homme ! (Lettre Intimes,

p.39).

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C’est pour cette raison qu’il ne négligea rien de ce qui pouvait le faire un

grand homme ou le plus irremplaçable des hommes… Grand Homme ? « Il l’a été

jusqu’au bout et dans tous les sens » dit G. Sand. Irremplaçable ? – Il a fait de lui-

même, patiemment ou impatiemment, « le plus irremplaçable des êtres », comme

dit A. Gide. En effet, Baudelaire trouva que sans lui la chaîne de l’évolution

humaine reste désespérément brisée.

Timide , impatient, ennuyé et dégoûté du tourbillon qui l’entourait et qui

envahissait le siècle, avide de connaissances, d’expressions , de gloire et de liberté ,

Delacroix ne tarda pas à se dresser un programme qu’il suivra jusqu'à la fin de son

séjour : « l’ordre dans toute chose , une satisfaction intérieure et une mémoire

ferme ; un sang-froid, une santé qui ne soit pas délabrée par la compagnie des autres,

et , beaucoup de besogne ».

L’ordre, pour faire face au tumulte des passions folles qui l’entourent ; la

satisfaction intérieure , parce qu’il doit se respecter avant tout et être à la hauteur de

son idéal ; une mémoire ferme, car il est des résolutions qu’il ne devra jamais

oublier (Surtout ses résolutions envers les femmes, que nous traiterons au point

suivant) ; un sang-froid , pour se fortifier contre la première impression ; une bonne

santé, parce qu’elle est si nécessaire au travail et répand une couleur fraîche et riante

sur tout, et enfin cette insatiable nécessité d’avoir beaucoup de besogne, car le

travail c’est toute la philosophie et la bonne manières d’arranger sa vie.

Si à 26 ans il se demandait avec effroi quelle serait sa destinée (J.I, p.109) ou

s’il n’entrevoyait pas encore l’orientation de son chemin, ce ne sera qu’une

inquiétude, mais pas la plus forte. La grande charge pour Delacroix sera de

s’observer continuellement, d’être honnête et ferme, simple et vrai, pour satisfaire

son unique pensée qui le harcèle et le tourmente de mille manières, cette « maîtresse

la plus exigeante » qu’est la peinture (J.III, p.317).

En effet, Delacroix n’intriguera que pour être tout à elle, et rien au monde ne

l’empêchera de voir les choses à sa façon. Voyant que les plus beaux et les plus

précieux instants de sa vie s’écoulent dans des distractions qui ne lui apportent, au

fond, que de l’ennui, il ne tardera pas à avoir recours à cette « barrière » que la

nature a mis entre son âme et celle de ses amis les plus intimes, à lutter et à chercher

la solitude.

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Visant d’atteindre les sommets et l’extrême plénitude de sa carrière, Delacroix

sera l’auteur du combat, et le combat ne sera que continu dans cette vie toute de

contradictions. Le bien et le mal, la volonté et le désir, soi-même et les autres, seront

les éléments principaux de cette lutte sourde et tenace. Mais le déchirement capital

qui marqua profondément la vie du peintre : c’est la Femme.

* *

*

L’Éternel Célibataire

Ce n’est point médisance que d’aborder un problème aussi délicat qu’est

celui de la naissance Delacroix, mais pour éclaircir son attitude envers les femmes et

le mariage, - attitude qui resta longtemps mystérieuse ou justifié par l’absorption

du maître par son travail.

Partant des dernières données « Il est acquis toutefois que l’état de Charles

Delacroix, avant qu’il ne fût traité, sept mois avant la naissance d’Eugène, lui avait

fait perdre tous les avantages de la virilité » (R. Huyghe : Delacroix, p 52). «Mme

de Staël faisait allusion à l’ablation d’un sarcome, de 32 livres, qui depuis quinze

ans rendaient le ministre impuissant. Elle ne fut pas la seule indiscrète, car cette

opération délicate fut commentée dans la presse avec détails », (Ph. Jullian

Delacroix, p.12). Ajoutons la note de Joubin à la page 8 du Journal I, où l’on

trouve que le récit de cette opération effroyable a été publié par l’ordre du

gouvernement, à Paris, par l’imprimerie de la République, en Frimaire an VI. On

notera que dans ce «Gouvernement», Talleyrand était ministre des Affaires

étrangères : i.e. le chef direct de l’opéré !

Nous adoptons cette hypothèse, mise à jour récemment grâce à de nombreuses

études basées sur des documents irréfutables : Un certificat médical qui devait

accompagner un bocal dans lequel était conservée cette curiosité est passé à l’Hôtel

Drouot en Novembre 1962, disant que Delacroix était le fils de Talleyrand. Son fils

unique puisqu’il resta sans enfants légitimes (Tarlé : Talleyrand, p. 319). Ce qui

justifie l’attachement subtil du cynique politicien envers le peintre.

Delacroix n’ignorait rien de son origine : l’exemplaire, relié par ses soins, du

rapport officiel sur l’opération de son père légal figurait dans sa bibliothèque, telle

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que la reçut son légataire universel, Piron (R. Huyghe : Delacroix, pp. 52 et 182).

Ne pouvant être le fils de celui qu’il avait profondément admiré, Delacroix « devait

admettre l’inconduite d’une mère tant aimée, et qui, après la mort de son époux,

vivait à Marseille avec le Général Cervoni, dont elle élevait la fille, cependant

qu’elle laissait Eugène pensionnaire à Louis-le-Grand » (op. cit. p. 182).

Doublement malheureux, par cette trahison maternelle et par toutes ces

chimères qui l’entouraient, comme le dit justement Eugène : «Quand les chimères

font un homme malheureux, à quel degré de malheur ne peut-il pas descendre », cité

par J. Pellotin, in Delacroix, p.6), Delacroix fut si profondément blessé que sa plaie

resta toute béante la vie durant.

S’il connut le bruit qui courait de son temps, au témoignage de Th. Silvestre,

de M. du camp, de Mme Joubert, amie de son cousin, et le célèbre avocat Berryer,

Delacroix «savait faire respecter son origine avec une autorité nuancée d’ironie (Ph.

Jullian : Delacroix, p.81). En effet, il fit tout son possible pour maintenir les

apparences et pour voiler ses blessures.

De son père légitime, il n’a fait mention qu’une seule fois dans son Journal,

en termes laconiques mais suffisants pour lui mémorer la conversation qui eut lieu :

« Nous avons parlé ce soir de mon digne père. Me rappeler plus en détail les

différents traits de sa vie », note-t-il chez son frère à Louroux, le 12 Septembre

1822. Un paragraphe plus loin, il marque au début de la ligne un seul mot mais qui

renferme à lui seul tout le mystère, toute la blessure : «L’Opération ».

Et Delacroix termine les notations de ce même jour par un conseil quasi-

impératif, qui projette les lumières sur son comportement : « Pense à affermir tes

principes. Pense à ton père et surmonte ta légèreté naturelle. Ne sois pas complaisant

avec les gens à conscience souple ».

Dès lors se dresse une barrière infranchissable entre lui et la femme. La

légèreté naturelle, qui le faisait palpiter ou lui donnait un chatouillement nerveux en

présence de n’importe quelle femme, quel qu’en soit la nature, sera opprimée.

Profondément blessé dans ce qu’il avait de plus sacré, Delacroix décida de garder

ces « consciences souples » à distance et ne se permettra jamais d’être sous leur

emprise. Il les fuira même s’il a pour « elles » un sentiment quelconque. Socrate ne

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dit-il pas qu’il faut combattre l’amour par la fuite ? (noté par Delacroix, le 6 Mai

1823). Et Delacroix ajoute : « la fuite est le seul remède ».

Notons que c’est en cette année, 1822, que le peintre immortalisa son drame

en lui donnant une force picturale et se peignit en Hamlet. « Enigmatique et sombre,

regard amer et perspicace, bouche ferme et point hagarde ». Personnage dans lequel

« il projetait son tourment » et y voyait une « transposition romanesque de son cas ».

(R. Huyghe : Delacroix, pp. 182 et 527).

En fait, Delacroix ne revint jamais sur sa décision : point de mariage.

De toutes ces grâces divines qui l’entouraient, qui le remplissaient de chagrin

et de plaisir à la fois, il dit qu’il ne les « possèdera jamais ». La raison ? – « plusieurs

de ces dames-là, dit-il, ont un amant dans toutes les classes possibles afin de

connaître tous les genres de mérites » (J. II, p. 334), et parce qu’il ne veut pas qu’on

lui dise qu’on l’aime et qu’on ait en même temps des procédés pour un autre !

(J. I, p. 34).

Mais si Delacroix refuse l’idée du mariage en bloc, et pour cause, cela ne

veut nullement dire qu’il est contre l’idée en elle-même : « Une épouse qui est de

votre mesure est le plus grand des biens. Je la préférerai supérieure à moi de tous

points, plutôt que le contraire » (J. I, p.34). Mais le comble à son avis était qu’on

ne peut jamais être connu et senti tout entier… Telle sera donc la souveraine plaie de

sa vie, plaie qui mène, inévitablement, à la solitude du cœur.

Si Delacroix a été, théoriquement, jusqu'à préférer sa compagne

« supérieure » à lui, cela ne l’empêchera pas de dire que « Le mari doit protection

à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Non pas à cause de sa nature

conservatrice, mais surtout pour « ces femmes qui se croient en droit de faire ce

qu’elles veulent, qui ne s’occupent que de plaisir et de toilette, qui ont trop

d’autorité, et pour qui l’adultère, qui dans le code civil est un mot immense, n’est

par le fait qu’une galanterie, une affaire de bal masqué ». (Supplément du J. III,

pp. 439-440).

Ne voulant donc subir aucune contrainte : soit celle des « impérieuses lois

d’une femme acariâtre », soit celle des « caprices d’une coquette » car « elles vous

quittent ou meurent au moment où elles pourraient vous rendre le service de vous

empêcher d’être seul » (J.I, p.34), Delacroix semble opter pour l’attitude de la fille

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de Danglar » (Dumas, Monte-Cristo, cité in J. III, P. 248) : « Je ne vois pas

pourquoi j’irai embarrasser ma vie d’un éternel compagnon, dans le naufrage de la

vie, car la vie est le naufrage éternel de nos espérances. Je jette à la mer mon bagage

inutile, voilà tout, et je reste avec ma volonté, disposé à vivre parfaitement seul et

par conséquent parfaitement libre ».

Telle fut l’idée de Delacroix concernant le mariage, mais cela ne veut point

dire qu’il soit arrivé à extirper ses propres sentiments envers la femme, à l’abolir

moralement et physiquement de sa vie ou à réduire ses aventures à de simples

liaisons ancillaires comme le pensa Lassalle-Bordes, son élève.

Delacroix adorait la femme. La beauté de son corps, « ce poème admirable »,

disait-il, l’enivrait et il gardait longtemps l’impression de la netteté du teint, de la

pureté des formes, de ce tendu de la peau qui n’appartient qu’à une vierge (J.I,

p.44). Il tenait son cœur à deux mains en la présence d’une femme, surtout si elle

avait une grande toilette qui montre ses bras et ses épaules (J.II, p.297). Il a même

été jusqu'à rêver d’avoir près de lui un moulage de la main bien-aimée de Mme de

Forget ! Ce rêve devait devenir une gracieuse réalité, dit R. Escholier (In Delacroix

et sa consolatrice, p. 138), car « Consuelo » fit mouler sa main et donna le moulage

à Delacroix. Et enfin, Delacroix avoue, tout comme Casanova, qu’il a « aimé les

femmes à la folie, mais leur a toujours préféré la liberté » (J.III, p 73).

Aussi avide de chaleur humaine, la lutte entre ses instincts et ses principes

était « magnanime » car ses « résolutions s’évanouissaient toujours en présence de

l’action » (J.I, p. 112). Ne pouvant donc assourdir sa sensualité ni continuer la fuite

Socratienne, Delacroix s’ajoute un nouveau principe : Jouir ! Jouir de ce qui est dans

ses mains sans se compromettre ! En effet, dès lors, la femme mouvra librement

dans sa vie, mais dans le cercle qu’il lui a tracé et jusqu'à ses barrières

infranchissables…

Admirant et agissant à la Casanova, le peindre ira jusqu'à la trahison : en

pleine liaison avec Mme Dalton, il arrange une escapade jusqu'à Bruxelles avec

Elisa Boulanger, tout en chargeant un de ses amis de lui porter des lettres, écrites à

l’avance, afin qu’elle ne se rendre pas compte de son absence ! Dans les bras de

Mme de Forget, il pense à George Sand et lui envoie le billet suivant : « J’ai la

douleur de ne pas être libre ce soir. Je suis pris et même enlacé, ce qui ne dit

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pourtant pas que je m’amuserais plus qu’avec vous car je vous préfère et vous

préférerait à tout » (Ph. Jullian, in Delacroix, p. 164).

Et les figures féminines seront comptées au nombre de cent et trois dans la

carrière amoureuse du peintre-Casanova : « Patriciennes et plébéienne, grande

dames et petites femmes, bourgeoises et princesses, danseuses et baronnes, bas-

bleus , artistes et notairesses, brûlantes vertus et froides, coquettes, grisettes, lorettes,

filles des rues et filles cloitrées, parisiennes et provinciales, anglaise, russes,

polonaises, grecques, mauresques et espagnoles, toutes les formes et les formats , les

couleurs et les odeurs, les fraîches moelleuses et les consumées, les belles, les pires

et même les laides mais qui ont ce quelque chose… cosa di femmina ! (Y. de

Florenne : les plus belles pages de Delacroix, p. 16 de la préface).

Aussi ample que puisse apparaitre cette orgie sardanapalesque, la femme

garda toujours le second rang après « l’unique maîtresse » : la Peinture. Si Delacroix

a connu cent et trois femmes, il en a peint mille et trois (Y. de Florenne, idem. page

292 de la préface).

Si le comportement de Delacroix avec la femme mène à quelque équivoque,

on peut dire qu’il ne manquait pas de scrupule ou de galanterie. Malgré « leur

avachissement » dit-il, il avait « du respect pour les femmes » (J.I, p.12) et gardait

en lui-même l’image de l’idéale compagne : Outre la régularité des traits ou le

charme, mot qui dit tout, « elle doit être franche, comme font deux hommes

ensemble, et pouvoir bien parler de tout sans sentir la pédante ». C’est à dire une

parfaite harmonie entre le corps et l’âme… Contrairement à la compagnie des

hommes, la société féminine a toujours eu un charme infini dans la vie du maitre :

L’œil de la femme, à son avis, pénètre mieux le génie de l’artiste …

* *

*

L’Amitié, Seul lien Estimable

Pour Delacroix, les hommes sont distinctement divisés en deux catégories :

« Une horde de créatures hideuses, des tigres et des loups animés les uns contre les

autres pour s’entredétruire, des masques et des griffes acérés prêtes à s’enfoncer

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dans votre cœur » et des « natures nobles et généreuses », de « rares mortels qui ne

semblent laissés à la terre que pour témoigner du fableaux âge d’or » (J.II, p.10).

Le grand homme sera le « Prophète » qui voit, le « Phare » qui éclaire ce que

le vulgaire ne voit pas. Ce sera cet heureux mortel qui unit le génie, l’esprit, la

finesse et la simplicité à la raison et au sens (J.I, p. 22). Mais l’homme

« exceptionnel » sera celui qui pourra réunir ces deux facultés maitresses :

l’imagination et la raison. Car, adoptant pieusement le critère du grand siècle, le

peintre trouvait que c’est l’esprit qui fait l’homme. Mais cette grandeur de l’être

humain n’empêchait pas Delacroix de mettre le doigt sur l’énigme éternelle de

l’homme et son promoteur principal : La Contradiction. « Nous sommes nous-même

plein de contradictions, de fluctuations, de mouvements en sens divers »

(J.II, p.213).

En saisissant cette réalité qui semble si simple, Delacroix pointe le nœud du

mécanisme humain. Si l’on avait déjà dit que l’homme est un petit monde, le peintre

va jusqu'à trouver que « non seulement il est dans son unité un tout complet », mais

que chaque partie en lui est « une espèce d’unité complète » (J.II, p.227), telle une

branche détachée d’un arbre et qui représente les conditions de l’arbre tout entier.

Mais cette « unité complète » qu’est l’homme n’est pas détachée du monde qui

l’entoure. Delacroix prend soin de noter la dialectique qu’il découvre entre l’homme

et la nature : « l’homme domine la nature et en est dominé. Il est le seul qui non

seulement lui résiste mais en surmonte les lois, et qui étanche son empire par sa

volonté et son activité » (J.II, p.273).

Même son éducation sera le fruit de cette réciprocité, ce sera une « Culture de

l’âme et de l’esprit par l’effet de soins et par celui des circonstances extérieures » (J.

II, p.38). L’homme n’est donc pas une créature ballottée par les vagues du hasard,

contrainte à subir les lois du destin ou jetée à sa merci, mais une force d’égale

valeur, une force qui jouit d’une volonté formidable, surtout si elle est munie de

concentration : « J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir

à bout de quelque chose et qu’il ne s’occupe que de son dessein , il doit y parvenir

malgré toutes les difficultés » (J.III, p. 80).

Mais hélas , tel n’est pas le sort de tous les mortels : la plupart des hommes

meurent sans avoir pensé, et encore , ce qui est pire pour Delacroix , se contentent

de la surface des choses , errent dans la vie sans éprouver « cet appétit de la nature,

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cette fraîcheur d’impressions » (J.II, p. 474 ), ne sont pas pénétrés par cette poésie

en action … Quand à ces « coquins » , à ces « âmes de valets sous des enveloppes

brodées » (J.II, p. 145 ), à tous ces « imbéciles » qui n’ont qu’un « sentiment

commun qui les animes , celui de se pousser et de passer sur le corps de son voisin »

(J.II, p. 367), qui ne causent que de « choses insipides » ou « baillent solitairement

au milieu de la cohue quand ils ne trouvent personne à ennuyer » (J.II, p. 313) , ce

n’étaient qu’un troupeau à quatre pattes, un troupeau fallacieux qui causait un

sentiment d’amertume et de mépris de soi-même si jamais le peintre s’y

« confondait » avec lui !

Tous ces gens n’étaient pas sans porter un masque, et surtout, un masque

hilare de contentement et de satisfaction de soi. Intrigué, mais jamais dupe de ces

natures, que de fois Delacroix n’a-t-il pas « désiré lire dans les cœurs, uniquement

pour savoir ce que contenaient de bonheur ces visages satisfaits » (J.II, p. 231).

Plongeant dans leur gouffre infini, Delacroix trouve non seulement qu’ils n’étaient

pas aussi heureux qu’ils le paraissaient, mais s’accorde avec Senancour (In

Oberman , lettre 87) pour dire qu’ « ils voilent tous leurs peines , ils élèvent leurs

fausses joies , ils s’agitent pour les faire briller à ces yeux jaloux toujours ouverts

sur autrui , ils se placent dans le point de vue favorable afin que cette larme qui reste

dans leur œil lui donne un éclat apparent et soit enviée de loin comme l’expression

du plaisir . La vanité sociale est de paraître heureux ».

Bien qu’il fut profondément instruit sur la nature humaine, toutes ces

anomalies n’empêchèrent pas Delacroix d’être humainement pionnier de voir le

fond des choses, de porter secours à autrui et, surtout, d’être « la trompette de ceux

qui feront de grandes choses » (J.I, p.17). L’homme, ce beau poème dont « nul n’a

sondé le fond de ses abimes », comme disait Baudelaire, ne reste-t-il pas quand

même ce qu’il y a de plus précieux sur terre ?

Ainsi évalué, l’homme sera attaché à Delacroix par un seul lien, par le

sentiment le plus précieux entre tous : l’Amitié. En effet, Delacroix « pratiqua

l’amitié comme un culte passionné » (H. Gillot : Delacroix, p. 3). Elle occupa dans

sa vie « une place peut-être plus importante que l’amour » (Ph. Jullian : Delacroix,

p.17).

Les Sages de l’Antiquité ne mettaient-ils pas au premier rang des biens

l’inestimable trésor d’une amitié pure ? « Sans amitié, dit un jour Delacroix à Mme

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Babut, son élève, la vie la plus heureuse en apparence doit être fort dure à

supporter » (C.G. p.160). Insupportable. Tel serait le monde, sans amitié, pour un

être comme Delacroix qui doit épancher et communiquer tout ce qu’il éprouve à un

ami…

Bien qu’elle soit rare, la « grande amitié est comme le grand génie ». C’est un

« dépôt fragile que peu de chose peut ternir ce miroir où deux têtes se réfléchissent

ensemble » (C.G., p. 111). Joubin le dit justement dans la préface de la

Correspondance générale, que « jamais le génie de Delacroix n’intervint pour

arquer les distances, et la plus éclatante carrière ne le sépara point de ses chers

compagnons ». N’avouait-il pas à Pierret : « je ne suis tout à fait heureux que

lorsque je suis avec un ami » ? Les heures qu’il doit passer avec lui sont les seules

qui demeurent dans sa mémoire … Et le peintre murmure évasivement : « L’amitié

c’est la seule chose qu’on regrette toujours, quelque part qu’on la laisse » (C.G.,

p.35).

C’est surtout à ses vieilles amitiés que Delacroix restait attaché, attendri et

sentant leur nécessité, car les nouvelles étaient, à son avis, « des arbres mal plantés

que le premier souffle déracine » (C.G., p. 294). Mais le Temps ne manqua pas de

passer son souffle sur les amitiés delacruciennes ! Désormais, Delacroix vieillissant,

rentre de ses réunions d’amis avec cette triste impression qu’il est « isolé »… « Il y

a une infinité de chose qu’ils ne me pardonnent point, et en première ligne les

avantages que le hasard me donne sur eux », note-t-il le 2 Mai 1853 (J.II, p. 34).

Que de glace ! Quelques exceptions à part, il ne lui restait dans cette société qu’un

cortège de mort…

* *

*

Maladie du Siècle et Dandysme Delacrucien

Si les contemporains de Delacroix le qualifiaient de « Fauve », cela ne veut

point dire qu’il vivait à l’écart. Bien au contraire, c’était une des élites de la société,

et c’est en dandy qu’il se pavanait dans le monde.

Le dandysme qui était « une des maladies de l’époque, un autre mal du siècle,

comme dit Cassou (in Delacroix, p.2), n’était pas une attitude extérieure seulement

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comme l’explique Ferrand (in l’Esthétique de Baudelaire, p. 50) : « En morale, dit-

il, il s’apparente au stoïcisme. Socialement, il forme une caste aristocratique qui

répugne aux vulgarités du commun. Dans la vie esthétique, le dandy est un artiste

jaloux de perfection ». Mais Baudelaire précise que le dandy doit aspirer à être

sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir devant un miroir ». (Mon cœur

mis à nu, Œ. C. p. 1273).

Et Delacroix n’aspirait au sublime qu’à travers un seul « miroir » : la peinture.

Si jamais elle lui causait des difficultés ou des peines, de n’importe quel ordre,

c’était stoïquement qu’il supportait ses douleurs. Disciple typique de Talleyrand, il

n’était pas assez simple pour descendre à l’arène avec les gens qui l’attaquent. Par

contre, avide de perfection, il savait que « tout le bien est dans la concentration, tout

le mal dans la dispersion ». Il appliquait saintement cet axiome… En réalité, rien au

monde n’arrive à le faire dévier de sa route. De là, Ph. Jullian peut justement dire

que « le dandysme de Delacroix est en effet moins un entrainement de la mode

qu’une décision » (in Delacroix, p. 91). N’avait-il pas décidé une « parfaite maîtrise

de soi-même » ? (R. Huyghe : L’Esthétique de L’Individualisme, p.18), une

maîtrise conçue sous sa plus haute forme humaine, sociale et artistique ? Décision

qui nécessite une parfaite culture, et celle de Delacroix fut quasi-universelle ; une

parfaite apparence, et Delacroix s’en rapportait à Félix Feuillet de Couches, chef du

bureau du protocole au ministère des Affaires étrangères, en matière de mode

vestimentaire (Cf. lettre du 7.6.1837 in C.G., p. 436 et autres) ; un parfait

comportement, et Delacroix était reçu dans tous les Salons : « il a fréquenté, dit

Joubin dans l’introduction de la C. G., p.7, « tout ce que Paris comptait de

personnalités. Gens de monde, artistes, écrivains, critiques d’art et journalistes,

personnages officiels à la cour, dans les ministères et les bureaux », dans le but d’un

parfait dévouement à son art, domaine qui n’atteint jamais la perfection, comme il

l’a souvent répété…

Né dans un milieu conservateur, d’une éducation purement classique,

Delacroix penchait naturellement vers tout ce qui est raffiné, vers tout ce qui a de la

tenue. S’il avait une inclinaison quelconque pour un certain clan, cela ne l’empêchait

pas de répartir la société et de voir les revers de chaque classe. Penchant vers

l’aristocratie, le peintre n’accusait pas moins son faste artificiel, ses « pompes de 20

domestiques » et « toute cette multitude de ressorts qui compliquent l’existence au

lieu de la servir ».Tout cela l’exaspérait. Mais c’est surtout contre cette nouvelle

classe ascendante que Delacroix adressait sa critique la plus acérée. En effet, cette

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triste époque, à la sortie des guerres napoléoniennes et ses batailles frénétiques,

n’était qu’une longue démonstration de la montée en flèche de cette classe

bourgeoise qui trouvait essentiellement sa force dans la spéculation.

Cette société bourgeoise était, pour Delacroix, toute de parvenus, de bottiers

et d’épiciers qu’il ne fallait pas regarder de si près (J.II, p.331). Cette

« panhypocrisiade » le consternait. Tout allait si mal, la vertu « si faible et si

chancelante » (J.II, p.142), le sentiment du devoir absent de toutes les têtes et

remplacé par une « élasticité de conscience » (J.II., p.26) qui se contente de la

surface des choses. « La froideur, l’insignifiance et la mesquinerie ôtent tout espèce

d’intérêt (J.II. p.26) ; « L’égoïsme remplace toutes les vertus qui étaient regardées

comme la sauvegarde des sociétés » (J.II., p.228) ; la médiocrité abonde et

Delacroix ne trouve sur tous les visages qu’une fièvre ardente : parvenir à tout prix.

Même les lieux lui semblent « livrés à une vicissitude perpétuelle » (J. III, p. 124).

Dans ce nouveau au monde, en changement continuel, Delacroix commence à

se regarder « comme un étranger à ce qui se passe, et pour qui l’espérance se borne à

un bon emploi de la journée » (J.II., p.125). Toutes ces figures d’intrigants et de

prostituées l’épouvantent… il déplore le monde « qui n’est plus come il était » et se

demande amèrement « quel agrément peut-on trouver chez les marchands enrichis,

qui sont à peu près tout ce qui compose aujourd’hui les classes supérieures » ((J.II.,

p.63). A ces gens, qui ont rangé les comptoirs et mis leurs livres de comptes dans

leurs armoires pour donner un bal, à ces parvenus aux idées rétrécis et en lutte avec

l’ambition de paraître distingué, Delacroix préfère une réunion de paysan.

Cela ne veut point être dire qu’il sympathisât cette « catégorie de gens à

quatre pattes » comme il se plaisait à l’appeler… il ne la regardait que du point de

vue plastique, car elle a plus de naturel et plus de pittoresque que ces poupées

brodées qu’on trouve dans les villes… La seule société qui correspondait vraiment

avec ses penchants était cette « société de gens intelligents qui comprennent tout et à

demi-mot » (J.II. p. 343).

Delacroix ramène à deux points la cause principale du changement qui atteint

les gens : le Protestantisme et la Révolution. Le premier « a dépeuplé le ciel et les

églises » et la seconde a achevé de les fixer à la glèbe de l’intérêt et de la jouissance

physique ; « elle a aboli toute espèce de croyance : au lieu de cet appui naturel que

cherche une créature aussi faible que l’homme dans une force surnaturelle, elle lui a

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présenté des mots abstraits : la raison, la justice, l’égalité, le droit » (J.II. p.227).

Non pas que Delacroix, le rationnel, eut été contre la raison, la justice, l’égalité, ou

le droit, mais il trouvait qu’en application, ces mots n’étaient plus que des chimères,

des joyaux qu’on faisait miroiter aux yeux du monde…

En ne s’arrêtant que sur le côté morale des changements et en ne s’attaquant

pas à la vraie cause, Delacroix pense en artiste : c’est toujours le coté intellectuel,

pittoresque, qui l’attire ou le guide. Mais cela ne l’empêche point de prendre le parti

de l’aristocratie, contre la bourgeoisie. Le peuple, dit-il, qui sera toujours en

majorité, se trompe en croyant que les grandes propriétés n’ont pas une grande

utilité. C’est aux pauvres gens qu’elles sont utiles, et le profit qu’ils en retirent

n’appauvrit point les riches qui les laissent profiter des petites aubaines qu’ils y

trouvent » … Quant aux petits bourgeois enrichis « Ils s’enferment chez eux et

barricadent partout les avenues. Les pauvres, privés complètement de ce côté ne

profitent même pas des droits dérisoires que leur donne l’Etat républicain » (J.I, p.

320). Par contre, cette attitude ne l’empêchera pas d’être lucide sur la menace du

capitalisme en annonçant que « la manufacture des produits, exploitées par les

grands bras d’une machine et laissant la meilleure partie de son produit entre les

mains impures et athées des agioteurs » ne laisse rien aux travailleurs.

Ayant fait son plein avec toutes ces remarques sociales, Delacroix, en tant que

peintre, n’a jamais perdu de vue « cet objet important, qu’un peintre ne peut arriver

que par le public » (C.G. p. 189). C’est pourquoi il a toujours été tiraillé entre la

nécessité d’accepter les invitations, affaire de conscience, et le désir de ne pas

bouger, plus conforme à sa nature. C’est un des traits de la dualité du Maître, comme

le dit justement Cassou (in Delacroix, p.4) : « Il se complait dans la société et en

même temps se reproche de s’y plaire, il sait ce qu’elle vaut, il sait qu’en vérité il s’y

ennuie » et pourtant il n’a jamais cessé de s’y mouvoir, car on ne peut vraiment pas

s’isoler lorsqu’on a en tête de « faire de grandes machines pour le monde » , puis,

Delacroix a, comme il le dit, « le plaisir de plaire et d’être aimé ». Non seulement de

plaire à cette société d’élus, mais même à un simple ouvrier : « Je veux plaire à un

ouvrier qui m’apporte un meuble, je veux renvoyer satisfait l’homme avec lequel le

hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou un seigneur », note-t-il

le 1.7.1854.

Si Delacroix était un brillant causeur avec les gens chez qui il trouvait une

certaine correspondance, il ne savait que dire dans les réunions mondaines, et

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souvent ces gens ne savaient que lui dire ! Il n’était sauvé de l’ennui qui

l’engloutissait que si on lui parlait peinture. Cela le mettait en bonnes dispositions…

Ce n’est qu’à cause de cette « insatiable maîtresse » qu’il endurait les artifices de la

société : « il faut être un peu l’homme des salons pour être adopté et passé par le

monde » (J.III, p. 136). De même, il trouvait « froid et ennuyeux » le genre

moderne pour les diners. Ces laquais, ces verreries, si fragiles, ce luxe sot et

effrayant lui déplait pour la raison qu’on ne « rapporte aucun souvenir de semblables

soirées : on est plus lourd le lendemain, voilà tout » (J.II, p. 314). Les impressions

que lui laissent ces sortes de soirées seront presque les mêmes « en sortant de cette

peste assoupissante (Un des diners de la Piava, J.II, p. 326) à onze heures et demie

et en respirant l’air de la rue, je me suis cru à un régal » note-t-il le 2.5.1855. De

tout ce brouhaha social, il ne se rappelle que deux ou trois morceaux de la Flûte

Enchantée qu’il chantonne en marchant !

Si la société qui allait s’embourgeoisant décevait Delacroix, la politique,

ballotée par toutes les vagues, ne le décevait pas moins. Mais ce sera toujours à

travers le prisme de la peinture qu’il vivra les événements politiques.

* *

*

La Politique, Slogan Chimérique

« Athée en politique, je ne serais jamais converti… » (J. III, p. 160). Cette

déclaration écrite à l’âge de 59 ans ne fut point la croyance de Delacroix durant sa

jeunesse. Voyant le jour quelques mois avant le Consulat et grandissant avec

l’Empire, le jeune Eugène absorba profondément cette grandeur naissante, déploya

ses facultés avec son ascension et resta toujours pour tout ce qui est impérial,

grandiose. C’est même un peu grâce à Napoléon, dit-on, qu’il doit la découverte de

sa vocation pour la peinture. (A la sortie d’une visite au Musée Napoléon, où un

grand nombre de chefs-d’œuvre était rassemblé, Delacroix décide de se consacrer à

l’étude de la peinture).

Portant les deux grandes blessures ainsi que tous les enfants du siècle, voyant

que tout ce qui était n’est plus et que tout ce qui sera ne l’est pas encore, Delacroix

trouve la Restauration un « temps de découragement et que tout va de travers »,

(C.G., lettre à Soulié du 15.2.1821). Pourtant, cela ne doit pas lui donner, dit-il, le

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droit de crier plus haut que tous les humains. A l’action et point de plaintes, semble-

t-il penser.

Tenté par la mystique napoléonienne et l’irritation contre la paisible et niaise

Restauration, Delacroix suivit Géricault, affilié à une organisation de carbonari et

assistait à leurs rendez-vous mystérieux (Ph. Jullian, Delacroix, p. 31). La

participation d’Eugène à ce mouvement de résistance ne tarda pas à faire figurer son

nom à « titre de révolutionnaire, sur la liste Civile de la Restauration » (M. P. Boyé :

La mêlée romantique, p.32). Par contre, le peintre précise dans son journal qu’il est

un révolté et non pas un révolutionnaire… Révolté, il ne l’est que trop devant cet

embourgeoisement qui envahit la société ; Révolutionnaire, il l’a été, certes, mais

rien qu’en peinture. En s’engageant dans la bataille de la liberté, Delacroix ne pense

qu’à libérer la peinture qui devint étatique, engagée et étroitement serrée dans les

langes du classicisme .C’est à une société d’artistes libres, à l’instar de celle de

Londres, qu’il a l’intention de former . En effet, c’est en janvier 1831 qu’il adhère à

la société libre de peinture et de sculpture (R. Huyghe : Delacroix, p. 199).

Delacroix usera de tous les procédés pour parvenir à son but en tant que

peintre. Ne nous trompons donc pas sur ses attitudes politiques : S’il se propose de

faire ou fait effectivement de la peinture politique, dont il puise le sujet dans les

guerres récentes des Turcs et des Grecs ou dans les incidents contemporains, ce ne

sera qu’un moyen pour se « faire distinguer », comme il l’écrit à Soulier, pour se

donner plus de contenance en face de ses adversaires et point par patriotisme. S’il

revêtit, par enthousiasme peut-être, l’uniforme de la garde nationale, il ne fait

montre à cette occasion « que de soucis vestimentaires relevant plus du dandysme

que d’un patriotisme fanatique » (R. Huyghe : Delacroix, p. 199). Qu’il ait vêtu

l’Uniforme de la Garde, cela ne veut nullement dire que Delacroix prit une part

directe ou effective dans la Révolution. « On ne le vit pas le fusil à la main, comme

Daumier ou Dumas » dit Ph. Jullian (in Delacroix, p. 100). A en croire Dumas, il

n’était pas sans crainte devant l’explosion coléreuse de la plèbe !

Mais, « sitôt le résultat obtenu, précise P. Daix, Delacroix est transformé en

un conservateur violent qui met son espoir dans la répression, Il n’est pas

passivement avec le nouveau régime : il y croit, même et surtout s’il lui préfère la

peinture ; même et surtout si la course à l’argent l’écœure. Et ce n’est pas

contradictoire. Ce dont Delacroix a envi, c’est de peindre » (in Delacroix).

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Cependant, avec cette grande envie de peindre, s’élève une peur aussi grande :

Une peur fomentée par la crainte « de ne pas avoir le temps de peindre tout ce qu’il a

dans la tête, et aussi une peur réelle du peuple, de ce lent, sourd et durable

ébranlement des profondeurs qui signale la naissance de la nouvelle classe et son

irruption sur la scène de l’histoire » (idem, p. 206) . Ce n’est plus seulement la

bourgeoisie qui effraye Delacroix, mais aussi ce spectre géant qui s’annonce : le

prolétariat ! La Révolution de 48 l’épouvante davantage…

Sans y partager les enthousiasmes et les espoirs comme Leconte de Lisle, il

n’éprouva, tel Flaubert, que découragement à la vue de ce bouleversement social (H.

Gillot : Delacroix, p. 37). Contrairement à Hugo, la courbe de l’évolution politique

de Delacroix sera plus proche de celle de Mérimée qui, après tant de révolutions,

« est arrivé à l’indifférence politique ». Parcourant toutes les grandeurs saccagées,

les Tuileries, le Palais-Royal, surtout où périt son Richelieu disant la Messe,

Delacroix condamne toutes ses orgies sanguinaires, ces vandalismes, ces révolutions

« qui mettent en fièvre les natures basses et prêtes à faire mal » (J.III, p. 292). « Où

en sont les pauvres arts avec vos incorrigibles révolutionnaires », écrit-il avec

indignation à Villot.

Si tel est le prix de la liberté, Delacroix n’en veut plus. Contrairement à

Rousseau, qui, au dire du peintre, n’avait jamais vu que le feu de la cuisine lorsqu’il

dit « je préfère une liberté mêlée de dangers à une servitude paisible », Delacroix,

lui, en est venu à l’opinion contraire… « Cette liberté achetée à coup de batailles,

écrit-il à G. Sand (C.G., lettre du 28.5.1848, p.350), n’est vraiment pas de la liberté,

laquelle consiste à aller et venir en paix, à réfléchir, à dîner surtout à ses heures et

beaucoup d’autres avantages que les agitations politiques ne respectent pas ». Et il

ne manque pas d’ajouter ironiquement : « Pardonnez-moi mes réflexions

rétrogrades » !

Toutes les idées patriotiques ou politiques n’étant plus que des slogans

chimériques, Delacroix prend son parti et enterre « l’homme d’autrefois avec ses

espérances et ses rêves d’avenir, passe et repasse avec un certain calme apparent sur

le tombeau où il a renfermé tout cela, comme s’il s’agissait d’un autre » (C.G. II,

p. 347).

Mais ce révolté qui prétend tourner le dos aux événements, ne plus lire un seul

journal, car, dit- il, « Les événements se passeront de mon appréciation puisqu’ils se

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passent de ma coopération et ne m’ont pas consulté pour ce qui s’est fait » (C.G., II

p. 348), ce révolté-là, tout retiré qu’il se voulait, ne manque pas, à Champrosay, de

mater quelques hommes de ceux qui avaient participé à l’émeute, « d’arrêter

plusieurs de ces gredins » avec l’aide des gendarmes qui lui « prêtèrent main forte

pour les conduire à Corbeil ou ailleurs, enchainés et hors d’état de nuire » (C.G.,

lettre à Mme de Forget, p. 352) . Désillusionné, Delacroix non seulement renie ou

condamne la liberté, mais devient pour un moment un agent oppresseur – si l’on

peut dire, rien que pour maintenir l’ordre, cet ordre si cher et si nécessaire à sa

création artistique. Son regard devient plus sombre, sa critique plus acerbe : les

discours de Barbès « sont faux et ampoulés », cette « race écrivacière », cette

affreuse peste moderne se joue tranquillement du peuple avec ces idées de cerveau

malade (J.I., p. 281). Voilà qu’en Delacroix, comme l’explique justement P. Daix

(in Delacroix le libérateur, p. 210) : « Le moteur n’est plus l’art, mais la peur

sociale. Si bien que lorsqu’il va publier son article sur Gros, les idées sur la peinture

seront secondes par rapports aux idées politiques, au grand rêve conservateur sur

l’Empire, sur la résurrection d’un nouveau Napoléon capable comme le premier de

faire rentrer la révolution dans l’ordre ».

Avec la vulgarité clinquante et bourgeoise du second-Empire, Delacroix

éprouve plus profondément la nostalgie des temps passées, s’éloigne des mêlées

politiques et va jusqu'à s’endormir assis lorsqu’on parle politique (J.II, p. 299).

« Tout est changé en France, et tout change encore », murmure-t-il tristement… Son

rêve évasif, il le confie à Mme de Forget : « Si au moins on pouvait aller dans un

lieu quelconque pour n’entendre parler ni de Proudhon, ni de Cabet, ni même de la

Gloire de la France ! Que je voudrais être Autrichien, mais Autrichien de l’ancien

régime alors qu’il était défendu, sous des peines les plus sévères, de s’occuper de

politique » (Cité par P. Daix in : Delacroix le libérateur, p.209).

Trouvant que tout se ressemble, que tout se répète, ici ou ailleurs, que les

batailles se déplacent comme « une tempête poussée par l’orage », non seulement

sur le continent mais sur le monde entier, Delacroix avale le calice, se résigne à une

patrie humaine et universelle : la peinture. « Je ne tiens que par ces anneaux de

chair et d’affection à ce pays qui n’est plus le mien que celui-ci où je me trouve

bien » dit-il à Pierret, le 29.2.1832.

Et le peinture-fataliste se résigna.

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Le 20 février 1847 Delacroix justifie cette résignation : « Les moralistes, les

philosophes, j’entends les véritables, tels que Marc-Aurèle, le Christ, en ne le

considérant que sous le rapport humain, n’ont jamais parlé politique. L’égalité des

droits et vingt autres chimères ne les ont pas occupés, ils n’ont recommandé aux

hommes que la résignation à la destinée, non pas à cet obscur facteur des anciens,

mais à cette nécessité éternelle que personne ne peut nier, et contre laquelle les

philanthropes ne prévaudront point, de se soumettre aux arrêts de la sévère nature.

Ils n’ont demandé autre chose au sage que de s’y conformer et de jouer son rôle à la

place qui lui a été assigné au milieu de l’harmonie générale. La maladie, la mort, la

pauvreté, les peines de l’âme, sont éternelles et tourmenteront l’humanité sous tous

les régimes ; la forme, démocratique ou anarchiques n’y fait rien ».

Ayant « trop nagé dans les mots » et « dernière les coulisses », comme il le

dit (J.III, p. 160), Delacroix ne peut quand même pas se tenir dans sa coquille

hermétiquement fermée : il continue à se « mêler », bien qu’avec réserve, à dévorer

les journaux avec avidité… « Ces journaux impertinents et menteurs qui se jouent de

notre soif pour les nouvelles », grogne-t-il (J.III p. 307). Il savait, dans ses tréfonds,

qu’on ne peut pas vivre complètement isolé…

Artiste visionnaire, toutes ces ébullitions effrénées n’ont fait que souler son

regard avide de voir. Ce regard, flambé de curiosité, il ne le projetait pas seulement

autour de lui, avec convoitise et nostalgie, mais le dardait aussi à travers l’histoire,

les époques anciennes et modernes, et surtout à travers ses propres gouffres, par-là

donc à travers l’humanité. Il a fait « de tous ces sensationnels désastres le

dramatique metteur en scène de son expression plastique » (J. Cassou : Delacroix,

p. 11). Attiré sourdement par le mythe du siècle, que de fois le peintre ne s’est-il pas

répété comme Julien Sorel que « Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’était

fait le maître du monde avec son épée… ». Mais bien qu’il éprouvât le désir de faire

des sujets de la Révolution, tel l’arrivée de Bonaparte en Egypte, Delacroix, tout

comme Balzac « recula devant la représentation de ce mythe ; Napoléon n’apparait

pas dans la Comédie Humaine et le peintre n’alla jamais au bout de trois toiles dont

l’empereur était le sujet » (Ph. Jullian : Delacroix, p.19).

Le peintre-héroïque n’a pas voulu édifier l’épopée d’autrui : c’est à la sienne,

à sa propre « Légende », à sa propre « Comédie » qu’il se mit à travailler… Aspirant

à remporter la plus grande des victoires, c’est à la plus haute qu’il visa : La victoire

sur soi-même ! Cette conquête de soi, c’est à Paris qu’elle eut lieu.

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* *

*

Paris, l’Inévitable Antipathie

Dès son jeune âge, Delacroix prit sa ville en aversion, ne ménagea point ses

expressions et Paris passa, sous sa plume, par les plus ironiques des critiques. A

vingt-trois ans déjà il déclare tout bonnement : « Paris est mon antipathie : ce bruit ;

cette saleté humide, ces cris discordants de colporteurs et de misérables me

remplissent d’ennui et de mauvaise humeur », (lettre à Soulier, du 21.2.1821).

Les petites ruelles qui étaient « loin de faire passer un régiment de front »,

« La crotte un peu partout » (C.G. p. III), les maisons qui n’étaient ni palais ni

temple écœuraient profondément le dandy de verve aristocratique.

Non seulement cela l’ennuyait, mais l’incitait à se trouver un refuge ailleurs, à

se chercher un sol plus convenable à ses penchants. Désireux de savoir si le monde

est semblable un peu partout, il demande à Soulier, qui se trouvait en Italie : Est-on

aussi bête, en ce pays-là, qu’en France ? Les paysans y sont-ils des bêtes de

somme ? », puis, ajoute avec répugnance : « Entend-on crier dans les rues : peau de

lapins, habits, galons ? » (C.G. I, p. 123). Entretemps, il conseille ironiquement à

Guillemardet de rester en Espagne où il se trouvait, car « Paris, dit-il, est peu digne

de tes regrets… Toutes les murailles suent et pleurent. L’humidité nous gagne

jusqu'au cœur ! » (Lettre du 1.12.1823).

Et tandis que les gens aspirent à aller dans cette ville-lumière, Delacroix

n’aspirait qu’à la quitter ! Il avait les rues et les figures de Paris en horreur : il lui

semblait qu’on n’est heureux que « dans ces bonnes villes où l’herbe pousse dans les

rues et où l’on n’entend parler de rien » (C.G. II, p.166). Inquiet, le parisien se

déplace dans les campagnes. Cependant, à chaque nouveau déplacement, Delacroix

ne cesse d’être épouvanté à la pensée de retourner dans ce « Paris qui est affreux »

avec toute sa « Gange », ses « guenilles », ses « infections », avec « cette chaleur

et cette poussière qu’on respire » (C.G, I p.113). Pourtant, ce qui l’assomme

davantage, c’est cette cruelle tristesse qui s’en empare tout doucement…

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La seule chose qui fasse activer son retour ne sera autre que la peinture.

Apprenant que son Dante et Virgile aux Enfers est au Luxembourg, il s’empresse

de retourner à Paris, « quitte à ne trouver que de l’envie déguisée » (J.I. p.3).

Ce retour, bien que motivé par la hâte de voir son tableau exposé, ne manque

pas de lui causer « la même antipathie » (J. II, p.278). Car, pour Delacroix, « Paris

se compose de cinq cents personnes d’esprits qui jugent et pensent pour cette masse

d’animaux à deux pieds qui habitent Paris, mais qui ne sont parisiens que de nom »

(J. II p. 343). C’est avec un de ces hommes-là, pensant et jugeant, et surtout jugeant

par lui-même, qu’il fait bon de se trouver, ajoute le maître.

Cette conviction ne tarda pas à le faire supprimer, philosophiquement, un bon

nombre des inconvénients qui l’entouraient, à tort ou à travers comme il le dit (J.II,

p.406) et d’arriver, « Grâce à un peu plus d’indépendance ou de sauvagerie » à

s’installer dans cette ville. En effet, ce n’est qu’une seule et unique fois (J.II p. 480)

qu’il note dans ses mille cinq cents pages : « Paris me paraît charmant ». Et cela

parce qu’il revenait d’une longue promenade et regardait la ville à travers « Le

jardin tout abandonné des Tuileries » …

La scène était pittoresque ! « Hors de Paris, explique le peintre, (J.II p. 240),

je me sens plus homme, à Paris, je ne suis qu’un Monsieur. On n’y trouve que des

messieurs et des dames, c'est-à-dire des poupées ». Par contre, à Dieppe, il voit des

matelots, des laboureurs, des soldats, des marchands de poisson, i.e. des sujets à

peindre. Chose essentielle pour ce peintre tenace ! Même les funérailles seront

meilleures loin de ce « Paris empesté », note-t-il à Passy (J.II p. 347). Le convoi, le

service, les figures de tous ceux qui prennent part à tout cela, tout est changé, tout

est décent, sérieux, et jusqu'à l’attitude des gens qui se mettent aux fenêtres » !

S’il lui arrive de trouver Nancy, qui est une grande et belle ville, « triste et

monotone », c’est que la largeur des rues et leur alignement le désolent : « je vois,

dit-il, le but de ma promenade à un lieu devant moi en ligne droite » (J.III, p.120). Il

n’y a que West-End, à Londres, qui soit plus ennuyeux, parce que « toutes les

maisons s’y ressemblent et que les rues y sont plus larges encore et plus

interminables » poursuit-il. « Strasbourg me plait cent fois davantage avec ses rues

étroites, mais propres ; on y respire la famille, l’ordre, une vie paisible, sans ennui ».

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Malgré son penchant vers tout ce qui est classique, Delacroix préfère la

surprise pittoresque de l’inconnu à la monotonie dévoilée ou toute crue… Pourtant il

n’était point casanier, loin de là. Delacroix aimait le monde. Avait ses sorties et ses

convives. Il ne restait chez lui que juste le temps absorbé par son travail. Ayant

constamment pris Paris en grippe à cause de tout ce vacarme politique qui la

remplissait et surtout à cause de cette roture bourgeoise qui s’implantait, qui

entamait ainsi la sainteté impériale et aristocratique, c’est à un pays de Cocagne qui

rêve Delacroix…

« Un vrai pays de Cocagne, dit Baudelaire (in l’Invitation au voyage, Œ.C.

p.253) où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe à plaisir à se mirer

dans l’ordre, où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence

et l’imprévu sont exclus ; d’où le bonheur est marié au silence »…

« Est-ce vivre que végéter comme un champignon attaché à un tronc

pourri ? dit Delacroix indigné (J.I, p. 81) … « Tant que j’aurai des jambes, j’espère

vivre matériellement », poursuit-il en désaccord avec cette société parisienne, avec

cette cité en bloc. C’est à un voyage qu’il pense. « Le voyage perpétuel, explique-t-

il serait une douce manière de passer sa vie, surtout pour un homme qui n’est pas

d’accord avec les idées qui dominent le monde dans le temps où il vit. Changer de

pays équivaut à changer de siècle », (Supplément du J.III, p.404).

C’est surtout à l’Italie et à l’Egypte qu’il pensait souvent, mais ce rêve resta

irréalisé. Les deux longs voyages qu’il ait jamais entrepris furent Londres et le

Maroc, où il découvrit dans l’un, le dandysme et l’aquarelle, dans l’autre, la lumière

et l’antiquité romaine en mouvement. « Dans ce peu de temps, dit-il, j’ai vécu vingt

fois plus qu’en quelques mois à Paris », écrit-il à Pierret le 5 juin 1832. Par contre,

ses voyages sur le continent européen, et spécialement aux stations balnéaires étaient

nombreux à cause de sa santé. Quant au trajet-navette, c’était Paris-Champrosay !

S’il était tellement agressif ou au mois assez sévère contre ce Paris, qu’est-ce

qui l’y retenait donc ? Et Delacroix s’empresse de répondre : « l’opinion de Paris

met le sceau aux réputations », (J.II, p. 343). En effet n’a-t-il pas présenté sept fois

sa candidature à l’Académie, Sceau suprême de Paris ?

Ne pouvant s’éloigner de la capitale malgré tant d’acharnement contre cette

« monstrueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines et de

pensées, la ville aux cent milles romans, la capitale du monde » (Ph. Jullian :

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Delacroix, p.141) ; contre ce Paris sombre et criminel de l’Histoire des treize ou

des Mystères ; contre ce Paris noir, miteux et cynique des lithos de Daumier,

Delacroix, élégant homme du monde, daigna dessiner ses quartiers généraux dont il

ne dépassa les frontières que peu ou prou : « les Tuileries, le Louvre, Le Rond-point

des Champs- Elysées, le faubourg Saint- Germain, province aristocratique, et la

Sorbonne, province universitaire. C’était donc Rive Droite, dit Ph. Jullian « que l’on

avait plus de chance de rencontrer le peintre » (ibid. p.143).

Et Paris déplaira toujours à Delacroix qui n’a cessé de rêver à son Eldorado

perdu ! Jusqu’au 26 Septembre 1854, il notera : «Paris me cause toujours la même

antipathie », même et surtout si cette capitale était la scène de ce que Hugo appelle :

« le grand fil mystérieux du labyrinthe Humain : le Progrès » !

* *

*

Le Progrès, Fanal Obscur

Si Delacroix était en désaccord avec la société, la politique, ou s’il n’aimait

pas Paris, il n’accusait pas moins la première utopie de son temps : le Progrès. En

effet, à « l’heure ou le second empire triomphant bouleverse le vieux Paris, à l’heure

ou démocrates et socialistes saluent le progrès mécanique et y voient une certitude

de libération pour le prolétaire, le peintre de la Sibylle se tourne vers le passé et ne

cède pas à l’enthousiasme général : « il envisage avec tristesse la France nouvelle »

dit R. Escholier (in : Delacroix et sa consolatrice, p. 165). A cette confusion,

Delacroix porte des fois des jugements parfois naïfs sur les machines, son attitude

est celle du stoïcien qui voit la civilisation antique disparaître sous la pression des

barbares et des cultes orientaux. Le suffrage universel et la vapeur, qui n’apportent

rien aux arts, ne l’intéressent pas.

Mais Delacroix allait plus loin et dépassait le stade des jugements naïfs. Il

avait une attitude bien déterminée contre cet élan si caractéristique de son siècle.

D’après son journal , où presque pas un élément du progrès n’est épargné et non

sans raillerie, Delacroix semble dire à l’unisson avec son grand disciple

Baudelaire (in Exposition Universelle , Œ.C. p. 958) , qui définit le progrès comme

étant un « fanal obscur, une invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie

de la Nature ou de la Divinité », « Une lanterne moderne qui jette des ténèbres sur

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tous les objets de la connaissance », et de conclure avec le poète , à propos de cette «

idée grotesque » disant : « qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout

éteindre ce fanal perfide » !

Et Delacroix ne manquera pas d’essayer, de son côté, « d’éteindre ce fanal

perfide » dans la mesure où peut s’étendre son domaine. Le 24 mars 1854, il note :

«à deux heures et demi, séance à la commission de l’industrie. Discussion sur le

règlement concernant l’exposition des ouvrages faits depuis le commencement du

siècle. J’ai combattu avec succès, aidé de Mérimée, cette proposition, qui a été

écartée ».

On ne peut s’empêcher de demander, non sans curiosité, « mais pourquoi

donc tant d’aversion contre le progrès » ? C’est à P. Valery (in : Pièces sur l’Art,

p. 216 et suivantes), qui définit très clairement la cause, que nous aurons recours.

Partant du fait que le « bourgeois » est le contraire de « l’artiste », Valery

précise que le premier « aime le solide et croit au perfectionnement » tandis que le

second « se réserve le domaine du Rêve. C’est justement cette frayeur de voir percer

le voile impénétrable de la nature qui stupéfia Delacroix. Car « presque tous les

songes qu’avait faits l’humanité et qui figurent dans nos fables de divers ordres, dit

Valery, sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le Fabuleux est dans le

commerce (…). L’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle

procède de la science et des capitaux ». Tout ce qui existe, dépend « de plus en plus

étroitement des sciences positives et donc de moins en moins de ce qui fut ».

Partisan de la sagesse antique, et par là de son célèbre critère : Nil in eodem

statu permanent, Delacroix, outré par cette marche tenace, dont l’ascension se fait au

détriment de la stabilité classique, laisse déborder son indignation sur les pages de

son mémorandum.

La science ? - « Que de chapitres à ajouter, dit-il, à celui qui traiterait de

l’inutilité des savants ! » (J.II, p. 400), surtout « ces savants qui se piquent de savoir

là où la nature a manifestement voulu opposer à nos yeux un voile impénétrable »,

(cité par H. Gillot, in Delacroix, p. 57). Cette race de créatures qui ose, qui a

l’audace de démentir ce qui existe déjà et qui se livre à de nouvelles

expérimentations ! Et Delacroix s’empresse de donner comme exemple, pour

l’inutilité de ces recherches, le cas de Charles Bonnet, qui « se rendit aveugle par

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son acharnement à découvrir le mystère de la génération chez la race intéressante

des pucerons » (J.II, p. 400). Inutile d’ajouter que là aussi c’est le « peintre » qui

juge, pour lequel perdre les yeux est une chose fatale.

L’exposition d’horticulture qui fut un des événements de la collaboration

agricole universelle, sera un bon prétexte à son sarcasme : « Le plus simple bon

sens, dit-il, eut suffi pour convaincre de l’inutilité de cette réunion avant qu’on ne

l’ait effectuée » (J.II, p. 451-5). Devant toutes ces inventions grandioses, Delacroix

n’éprouve que la plus grande tristesse, se croyant « dans un arsenal et au milieu de

machines de guerres. Oui, dit-il avec indignation, cette effroyable machine armée de

crocs et de pointes, hérissée de lames tranchantes, est destinée à donner à l’homme

son pain de tous les jours ! (…) Pauvre peuples abusés, vous ne trouverez pas le

bonheur dans l’absence de travail ».

Son indignation ne sera que plus grande contre la France labourée à la

mécanique, et par là contre Girardin qui « croit toujours fermement à l’avènement

du bien-être universel, et croit grandement contribuer au bonheur des hommes, en

les dispensant du travail » (J.II, p.51). Si le peintre s’alarme en premier abord pour

la disparition de la charrue ou du chariot, c’est qu’il déplore la disparition du

pittoresque et non en sympathisant avec ces « pauvres gens », comme il les nomme.

A ce chômage imaginé, Delacroix pense naïvement qu’il « faudra faire des villes

proportionnées à cette foule désœuvrée et déshéritée, qui n’aura plus rien à faire aux

champs ; il faudra leur construire d’immenses casernes où ils se logeront pêle-

mêle ».

Naïf, disons-nous, parce qu’il n’a pas voulu voir que l’évolution crée, durant

sa propre marche et en même temps qu’avec ses problèmes, les solutions

nécessaires. Ainsi, l’évolution industrielle n’a fait qu’absorber « cette foule

désœuvrée » et aucun pays, à commencer par la France, n’a été contraint de

construire des casernes pour l’abriter !

Le chemin de fer, cette formidable invention qui révolutionna les moyens de

transports, n’est pour le peintre qu’un « cyclope avec des sifflements sauvages » qui

sillonne les champs et les montagnes ! Ce n’est pas seulement le spectacle mécanisé

qu’il déplore, mais aussi « l’impossibilité de voyager dans ces maudits chemins de

fer sans être assassiné par la conversation » (J.II, p. 89), sans cet « ennui perpétuel

de voir de nouvelles figures monter et descendre ». Ce qui est loin de la solitude ou

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du mouvement rythmé des chevaux… Ce n’est que lorsqu’il est « jeté dans

d’affreuses carrioles, entassé et confondu avec toutes la canaille possible » (J.II, p.

384) que le dandy trouve les communications dans tous les pays qui ne sont pas

traversés par le chemin de fer : « intolérables » !

C’est surtout le « désordre » causé par le progrès que condamne cet amateur

de la stabilité « qui hait le mouvement qui déplace les lignes », ce progrès qui

« consiste à mettre en guerre toutes les classes par les sottes ambitions excitées dans

les classes inferieures » (J.II, p. 207).

A ces « indignes philanthropes », à ces « philosophes sans cœur et sans

imagination », à tous ces « faiseurs de feuilletons, écrivassiers, faiseurs de projets »,

à Saint-Simon, à Fourier et à leur semblables, Delacroix lance un cri désespéré :

« Au lieu de transformer le genre humain en un vil troupeau, laissez-lui son véritable

héritage, l’attachement, le dévouement au sol ! ». Puis murmure désespérément :

« Quel noble spectacle dans ce meilleur des siècles, que ce bétail engraissé par les

philosophes ! » (J.II, p. 52-3).

De même, ce n’est pas sans grande déploration que Delacroix regardait les

progrès guerriers. Il sentait une « profonde pitié pour ces moutons habillés en loup »

dont le métier, comme dit Voltaire, est de tuer et d’être tué pour gagner leur vie !

Cette opération machinale, de lancer cette foudre terrible, « forme un triste

spectacle pour un cœur qui penche encore vers les combats chevaleresques et pour

qui « l’héroïsme consiste à approcher l’ennemi » et non pas à lui « envoyer

philosophiquement des balles de plomb et de fer » (J.II, pp.265-6). « Cette

humiliante situation, poursuit le maître, ne fera qu’annihiler de plus en plus la

bravoure personnelle et métamorphoser tout à fait le métier de soldat en celui de

mécanicien ». On ne peut s’empêcher d’ajouter : « qu’aurait-il pensé de notre ère

atomique !

Malgré tant de progrès réalisés en son siècle, Delacroix trouve qu’il n’y a

vraiment pas eu de progrès : « jusqu'à la vapeur, qui change tout, affirme-t-il (J.II,

p. 251), cet art n’a pas fait un pas depuis deux cents ans », - ce qui l’incite à

déclarer son courroux contre ces races de savants qui ne connaissent qu’une chose :

aller vite.

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« Qu’elles aillent donc au diables et plus vite encore avec leurs machines et

tous leurs perfectionnements qui font de l’homme une autre machine » (J.II, p.243).

Cette avidité de vitesse, cette rage d’évoluer, d’aller toujours plus vite, Delacroix la

renie pour la simple raison qu’elle n’y peut rien contre l’Ennui qui s’empare de

l’homme.

Par contre, les arguments qu’il avance font de lui un visionnaire, ne serait-ce

par hasard ou peut-être grâce à sa rage. N’est-ce pas la description du cosmonaute

logé dans sa capsule ? Écoutez-le : « Quand on aura mis les voyageurs logés

commodément dans un canon, de manière à ce que ce canon les envoie aussi vite

que les boulets dans toutes les directions où il leur plaira d’aller, la civilisation aura

fait un grand pas sans doute : nous marchons vers cet heureux temps qui aura

supprimé l’espace mais qui n’aura pas supprimé l’ennui, attendu la nécessité

toujours croissante de remplir les heures dont les allées et venues occupaient au

moins une partie » (J.II, p. 244).

Trouvant le progrès indéfini et continu une « chimère partout démentie dans

l’histoire et par la nature », Delacroix est amené à conclure : « je crois, d’après les

renseignements qui nous crèvent les yeux depuis un an, qu’on peut affirmer que tout

progrès doit amener nécessairement non pas un progrès plus grand encore, mais à la

fin négation du progrès, retour au point dont on est parti » (J.II, pp. 289-90), et

d’ajouter quelques lignes plus loin, « N’est-il pas évident que le progrès, c'est-à-dire

la marche progressive des choses a amené à l’heure qu’il est la société sur le bord de

l’abime ou elle peut très bien tomber pour faire place à une barbarie complète ? ».

Arrivé à cette conclusion, Delacroix affirme la nécessité d’accepter et de subir

la fatalité de la sagesse antique, car, « on ne peut sortir de l’ornière qu’en retournant

à l’enfance des sociétés ».

Si Delacroix s’acharne avec une telle ténacité contre le progrès, qu’il voit se

réaliser grâce à la bourgeoisie ascendante, c’est que ce progrès se reflétait sur la

matière et point sur les hommes, dont la passion de changer, d’aller plus vite,

d’arriver coûte que coûte , dévorait le cœur.

« Faites des chemins de fer et des télégraphes, traversez en un clin d’œil les

terres et les mers, mais dirigez les passions comme vous dirigez les aérostats !

Abolissez surtout les passions mauvaises, qui dans les cœurs, n’ont pas perdu leur

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empire détestable, en dépit des maximes libérales et fraternelles de l’époque ». (J.II,

p.60.)

Ennoblir les hommes, élever leurs passions à un niveau de grandeur d’âme

classique, telle est l’idée que propose Delacroix aux Saint-Simoniens et aux

fouriéristes, « faiseurs de maximes ». « Là est le problème du progrès, leur dit-il, et

même du véritable bonheur » (Idem)

Le maître, parfaitement obsédé par l’antiquité et totalement accaparé par sa

peinture, refusait de saisir que l’homme ne peut évoluer sans la société et que c’est

partant du progrès de l’évolution social que l’homme lui-même évolue…Trouvant

que le « fameux progrès » doit rendre l’homme plus véritablement malheureux par

la suppression de la distance et la suppression du travail, voyant que tout

s’accomplit, quand-même, malgré sa profonde indignation, différemment exprimée,

c’est à la religion que Delacroix a recours cette fois-ci pour essayer de freiner cette

marche gigantesque, car « la religion expliquait mieux que tous les systèmes la

destinée de l’homme, c'est-à-dire la Résignation » (J.I, p. 204).

Résigné, Delacroix trouve que même la religion n’y peut rien contre cette

marche inébranlable du progrès, qui ne cesse de dévoiler le mystère universel… Ce

qui le mena à trouver un ultime refuge dans le chant du cygne : « Il faut absolument

que l’homme s’en aille pour ne pas assister, lui si fragile, à la ruine de tous les objets

contemporains » (J.II, p. 132).

Ayant tout essayé contre la propagation du progrès, contre ce Titan

impossible, Delacroix ne cessa d’être pris de frayeur en voyant cette indestructible

volonté des gens, cette insistance, de vouloir toujours percer le voile de l’inconnu…

Il n’est d’ailleurs pas le seul à se cabrer devant le crescendo machiniste, dilemme

qui laisse s’élever jusqu'à nos jours, un grand point d’interrogation :

Et quoi après ?

On peut donc conclure, sans grand risque d’erreur, que Delacroix, curieux

mélange de contradictions, était en désaccords avec la Cité en bloc. Edifié pour la

vie, et pour cause, par les circonstances de sa naissance, il dressa une barrière

infranchissable entre lui et la Femme : point de mariage, sans toutefois se priver de

jouissance ! Trouvant l’homme un composé bizarre et inexplicable de contraires,

c’est à l’amitié, seul lien estimable, qu’il a tenu. Accusant la société qui allait

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s’embourgeoisant, il ne trouvait dans la politique que des slogans chimériques. Paris,

scène et coulisse de tous ces bouleversements, était regardé avec aversion, de même

le progrès, qui se reflétait sur la matière et point sur les hommes.

Condamnant toutes les vilenies qui règnent dans la cité, Delacroix estime

donc que rien n’est vrai que nos propres illusions, et se consacre au seul domaine où

il a trouvé correspondance sans tricherie : la Peinture…

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CHAPITRE II

DELACROIX ESTHÉTICIEN

La relativité du Beau

La réalité contemporaine, objet de l’art

L’artiste continue l’œuvre du Créateur

Le travail, éternel échappatoire

Le peintre mélomane

Prédilections littéraires

Qu’est-ce-que le Style ?

La Pierre recréée

La vie en couleurs

La bête noire et la 8e Muse !

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DELACROIX ESTHÉTICIEN

La Relativité du Beau

Le Beau ! « Par où commencer un sujet si vaste qui a exercé tant de célèbres

écrivains ? », demande Delacroix (J.III, p. 346). Bien qu’il n’ignorait pas tout ce qui

a été déjà écrit sur ce thème, ce sujet reste un des plus intéressants et des plus

intrigants pour le peintre, parce qu’avec lui tout n’est jamais dit et que tout le

monde peut être d’un avis différent.

« Est-il un cœur assez dur, reprend le maître, une âme assez sèche pour ne

pas s’ouvrir d’aise à ce mot ? Le beau, c’est comme si on disait le Bonheur »…

Définition très vague qui le rapproche de celle que donne Stendhal « Le Beau n’est

que la promesse du Bonheur ».

Bien qu’il existât plusieurs définitions, pour ne pas dire mille, appropriées à

tous les yeux, à toutes les âmes, selon leurs inclinations ou leurs constitutions

particulières, Delacroix se devait d’ajouter sa pierre à cet édifice sans bornes.

Voulant éviter le galimatias des philosophes, comme dit Voltaire : « Demandez à un

crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to Kalon, il vous répondra que

c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large

et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est

pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le

diable, il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue.

Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par des galimatias », (Le

Dictionnaire philosophique, p.63). Quoique étant d’accord avec l’ironique penseur

en ce que « Le beau est souvent très relatif » , le peintre essaye en premier lieu de

distinguer entre deux catégories : « Celui des gens délicats, des gens bien élevés,

ayant été jusqu’en rhétorique et ayant des égards à garder dans le monde ; et celui

des gens du commun, des gens grossiers, des crocheteurs , si vous voulez, enfin de

ceux qui n’ont qu’une âme, pourvu que c’en soit réellement une, c'est-à-dire capable

de sortir et de sauter d’aise à la vue d’une représentation quelconque de la nature »,

(Supplément du J.III, p. 347).

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Trouvant cette définition un peu schématique, Delacroix a recours une

seconde fois à Voltaire pour dire : « Nous n’appelons beau que ce qui cause à notre

âme et à nos sens du plaisir et de l’admiration » (J.III, p.2).

Plaisir et admiration. Deux termes encore, aussi indicibles que celui de

bonheur, mais qui ouvrent un certain horizon à l’esprit, et sont loin de toutes ces

«pédantesques définitions modernes, telles que la splendeur du bon, etc., ou que le

beau est la régularité, qu’il est ce qui ressemble le plus à Raphaël ou à l’antique et

autre sottise » (J.III, p. 1).

Si Delacroix, à 59 ans, ose faire égaler l’Antique pour lequel il a voué tout un

culte à des « sottises » ou du moins le dépasse comme modèle, c’est qu’il est arrivé

à cet âge, et bien avant, à déborder du cadre clos d’une époque donnée, pour aboutir

à un humanisme universel. Il est sorti de l’abstraction idéale du passé pour aboutir à

une compréhension plus globale, plus réelle.

« Le sobriquet du Beau Idéal » ne sera plus qu’un mot employé toutes les fois

que l’on veut parler allemand ou sortir du sujet à la faveur d’une terminologie

imprécise. (Ch. M auras : Prologue d’un essai sur la critique, p. 48)

Plus de règles, plus de conformité avec autrui, quel qu’en soit le degré

d’élévation, vive la liberté pour laquelle il a combattu frénétiquement et avec

obstination. Ce qui fit rejeter à Delacroix les règles classiques, c’est qu’il a trouvé

que le Beau, domaine immense, tenant du divin, de la réalité et du mystère, ne peut

être calqué : il doit émaner de sa propre sphère, de son milieu. Cela ne veut point

dire qu’il soit limitable ou restreint à quelque lieue. « Le Beau est partout, dit

Delacroix, et chaque homme non seulement le voit, mais doit absolument le rendre à

sa manière » (J.II, p. 355).

Du point de vue technique, l’expression de tout ce qui est beau ne sera pas

laissée au hasard ou ne sera pas limitée à un seul élément au détriment d’un autre.

Le Beau ressortira, assure Delacroix (J.II, p. 142) de « la rencontre de toutes les

convenances. Il implique la réunion de plusieurs qualités : l’harmonie en serait

l’expression la plus large ». Si Delacroix opte dans ses « calepins » pour la

définition que donne Mersey, disant que « Le Beau est le vrai idéalisé » il ne pense

pas moins à ce que dit Boileau de tous les arts : « rien n’est beau que le Vrai ».

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Vérité et idéal, réalité et vision personnelle, ou autrement dit, le vrai idéalisé à

travers l’imagination créatrice, le vrai partant de la réalité tangible allant jusqu’au

mystère. Telle sera la double ressource du Beau dans l’art. La dualité de l’art n’est-

elle pas une conséquence fatale de la dualité de l’homme, comme dit Baudelaire ?

(in le peintre de la vie moderne, Œ.C. p. 1154). Mais cette expression toute

personnelle du beau, venant de l’individualité de l’artiste et non d’après des

modèles-cliches, n’était pas acceptée sans polémique. Cependant, en plein débat,

Delacroix trouvait que :

« C’est le propre du beau dans l’art, comme du vrai dans la science, de

soulever à sa naissance les plus vives oppositions et de ne s’établir dans l’admiration

comme la vérité dans la croyance, qu’après une lutte opiniâtre et prolongée. Et ce

qui n’est pas moins remarquables, poursuit-il, c’est que dans ce conflit de

l’enthousiasme et de la routine, la violence de la lutte est en raison de l’excellence

de l’œuvre qui la provoque » (cité par P. Daix in Delacroix le libérateur, p. 237).

Ce sera dans l’accord des qualités individuelles avec les lois générales du

beau que ressortirait la véritable originalité. Mais pour que cette originalité atteigne

sa plénitude, il faudrait qu’elle soit simple et vrai. Bien que Delacroix préférât

laisser la définition de cette question indécise, et recula devant une entreprise aussi

vaste, à mesure qu’il avançait dans la vie il continuait à trouver en lui-même que « la

Vérité est ce qu’il y a de plus beau et de plus rare » (J.I, p.439). Le beau serait donc

la vérité à travers l’artiste et exprimée par les moyens les plus simples de l’art.

* *

*

La Réalité Contemporaine Objet de l’Art

Si Gœthe dit (in Faust, p. 44) que l’art est long et notre vie est courte,

Delacroix trouvera ce domaine infini « qui n’arrive point à la perfection comme le

commerce et l’industrie » (J.III, p. 361). C’est pour cela qu’il pensait saintement

que « la pratique d’un art demande un homme tout entier » (J.III, p.253). Ajoutons

que c’est une des raisons pour lesquelles le maître ne se maria point, car « l’art est si

long que pour arriver à systématiser certains principes qui, au fond, régissent

chaque partie de l’art, il faut la vie entière » (J.III, p. 220) ; ou, comme dirait

Voltaire : « Il faut le cultiver toute sa vie ».

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Étant un des moyens de rapprochement spirituel des hommes entre eux,

puisqu’il présente une certaine prise de conscience, et « nous donne le sentiment

immédiat de la vie la plus intense et la plus expansive tout ensemble, la plus

individuelle et la plus sociale » (Guyau, cité par Ch. Lalo, in : Notions

d’Esthétique, p. 75) , Delacroix insiste, d’après la marche nécessaire que suivent

tous les arts et d’après sa propre évolution, sur la nécessite d’être de son temps : « Il

est puéril de vouloir remonter le courant des âges et d’aller chercher dans des

maîtres primitifs » (J.III.p.7 ).

Si Delacroix durant sa jeunesse optait pour les anciens parce que leur lecture

le « retrempe » et « l’attendrit » dans ses pensées , parce qu’ils sont « si vrais, si

purs, si enfants » (C.G. I , p. 26) ; s’il applaudissait bien ses amis d’aimer l’antiquité

parce qu’elle est la source de tout ; s’il trouvait surtout dans leurs vers « un

abattement, un malaise, ou le dégoût d’un homme qui se heurte partout pour trouver

des distractions et à qui tout rappelle son déboire » ; s’il trouvait même « quelques

rapports peu éloignés » de sa propre nature ou de sa situation ; Delacroix, à l’âge

mûr, ne tardera pas à se « lasser vite » de l’antiquité malgré son attachement

précédent. Cette lassitude ne lui sera provoquée que grâce à l’abus sans fin de

l’imitation des classiques. Ce qui lui permit non de nier catégoriquement leur

empire, mais de voir clair, de juger plus objectivement.

Partant de l’idée que « l’antiquité est pleine de grâce, sans afféterie de la

nature : rien ne choque, on ne regrette rien : il ne manque rien et il n’y a rien de

trop », Delacroix aboutit à ce que « le vrai dans toute question ne saurait être

absolu » et à partir de là, il reprend ses points de vues : « Les grecs, qui sont la

perfection, ne sont pas aussi parfaits ; les modernes, qui offrent plus de défaillances

ou de fautes, ne sont pas aussi défectueux que l’on pense et comprennent par des

qualités particulières les fautes et les défaillances dont l’antique parait exempt »

(J.III, p. 177).

Donc, c’est à la réalité contemporaine qu’il faut avoir recours, ou, autrement

dit, vivre sa vie tout en la cultivant. Pour mener à bien cette culture, qui doit durer

tout le long de la vie de l’artiste, et pour éviter de tomber dans un hiatus qui le

séparerait de la société, Delacroix conseille savamment qu’ « il faut se servir des

moyens qui sont familiers aux temps où vous vivez, sans cela vous n’êtes pas

compris et vous ne vivez pas, sans cela vous n’êtes pas compris et vous ne vivez pas.

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Ce moyen d’un autre âge que vous allez employer pour parler à des hommes de

votre temps, sera toujours un moyen factice et les gens qui viendront après vous, en

comparant cette manière d’emprunt aux ouvrages de l’époque où cette manière était

la seule connue et comprise et par conséquent supérieurement mise en œuvre, vous

condamneront à l’infériorité, comme vous vous y serez condamné vous-même »

(J.III, p.7).

Ce n’est pas seulement vivre sa vie, la comprendre, l’assimiler pour

l’exprimer, mais aussi et surtout, employer les moyens de son temps afin que la

compréhension et la communication entre l’artiste et la société soit réciproque. Mais

pour que cette communication, qui constitue un des principaux éléments de la

création artistique, soit complète, ou aussi complète que possible, il faudra que

l’artiste arrive à une certaine maîtrise d’expression , qu’il n’acquerra, dit Delacroix,

que si « les idées et la forme se pénètrent d’une manière presque aussi intime que

l’âme et le corps » (J.III, p. 51). Quel est l’art dans lequel l’exécution ne suive si

intimement l’invention ? demande-t-il un peu plus loin. Dans la peinture, dans la

poésie, la forme se confond avec la conception » (souligné par Delacroix).

Là Delacroix aborde et tranche, en même temps, l’éternel problème qui

suscite encore de nos jours nombre de débats sophistiqués ! Point de séparation entre

la forme et le contenu. Car, dans l’art comme dans toute chose humaine, le contenu a

une importance décisive, ou comme disait Diderot, « L’œuvre d’art constitue un tout

ayant son utilité et son sens ; elle naît et se nourrit du réel ». Et pour reprendre les

termes du peintre, l’art sans idée ne serait-il pas un homme sans âme, c'est-à-dire un

cadavre ? Cette idée ou cette âme à communiquer, c’est à l’artiste de la trouver, de

l’exprimer par les moyens les plus simple et les plus modernes.

* *

*

L’Artiste continue L’Œuvre du Créateur

« Nous avons débuté, raconte Houssaye, par cette idée que Dieu ayant trouvé

son œuvre imparfaite, après avoir créé le monde, en avait rêvé un plus beau, plus fin,

plus digne d’un tel maître ; que l’artiste et le poète avaient reçu la mission de

continuer le rêve de Dieu et de gravir l’âpre montagne où fleurit son idéal », (cité

par A. Ferrand, in l’Esthétique de Baudelaire, p. 105).

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Bien qu’elle paraisse assez audacieuse, cette idée se rapproche de tant d’autres

définitions et ne manque pas de vérité. Leibnitz ne qualifiera-t-il pas l’artiste de

petite divinité et Baudelaire ne parlera-t-il pas de l’homme-dieu ! Partant du mystère

et du réel, l’Art, sublime domaine de communication parmi les hommes, est un acte

de création. C’est ce qui donne à l’Artiste une part de divinité. Lamennais dira alors

que « l’Art est pour l’homme ce qu’est en Dieu la puissance créatrice »… et van

Gogh dira plus tard : « Je peux me passer de Dieu, de ma vie, mais jamais de la

puissance de créer ». Quant à Delacroix, il résume très savamment que le triomphe

de l’artiste : « C’est de donner la vie » (Supplément du J.III, p. 362).

Donner la vie, créer, idéaliser, extraire des choses « ce qu’elles contiennent

pour l’esprit et pour le sentiment » n’est pas une tâche simple pour celui qui prétend

s’y hasarder… Être artiste ou se vouloir à l’image du Créateur, ne serait-ce

qu’architectoniquement, ne veut seulement pas dire avoir le don, le génie de faire

ou d’exprimer, mais implique aussi une connaissance très étendue du monde et une

pratique sans arrêt. « Celui qui n’est pas capable de tout peindre, les palais et les

masures, les sentiments de tendresse et ceux de cruauté, les affections limitées de la

famille et la charité universelle, la grâce du végétal et les miracles de l’architecture,

tout ce qu’il y a de plus doux et tout ce qui existe de plus horrible, le sens intime de

la beauté extérieure de chaque religion, la physionomie morale et physique de

chaque nation, tout enfin, depuis le visible jusqu'à l’invisible, depuis le ciel jusqu'à

l’enfer, celui-là, dis-je, n’est vraiment pas le poète dans l’immense étendue du mot

et selon le cœur de Dieu », (Baudelaire répétant l’idée de Delacroix in Critique

Littéraire, Œ.C, p. 707).

Tel serait le type du peintre-poète. L’artiste doit donc connaître toute la

nature, mais ne la posséder et ne l’employer que comme un dictionnaire. « La réalité

devient ainsi non le point d’aboutissement mais seulement le point de départ », (R.

Huyghe, in l’Esthétique de l’Individualisme, p. 7).

Laissant la part du mystère planer dans son ombre, c’est le domaine de la

pratique-acquisitive que développe Delacroix dans son Journal. Parlant de

l’inspiration en premier lieu, de cet état d’extase créatrice, c’est à lui-même que doit

avoir recours chaque artiste et point à des excitations extérieures. « Heureux, dit-il

sont ceux qui, comme Voltaire et d’autres grands hommes, ont pu se trouver dans

cet état inspiré en buvant de l’eau et en se tenant au régime » (J.III, p. 40). Heureux,

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parce qu’ils seraient arrivés à la parfaite maîtrise de soi-même, maîtrise qui ne

s’acquiert pas sans hardiesse… Ne répétait-il pas souvent « Qu’il faut une grande

hardiesse pour oser être soi ? Sans une hardiesse extrême, ajoutera-t-il plus tard, il

n’y a pas de beautés ».

A cette beauté d’expression, le peintre n’accédera que par le concours de

beaucoup de moyens tous ensemble, voire de tous les moyens : La justesse de l’œil,

la sureté de la main, l’art de conduire le tableau depuis l’ébauche jusqu’au

complément de l’œuvre, l’art de grouper , l’art de porter à propos la lumière, de

colorer avec vivacité, le pouvoir de supprimer les détails inutiles, repoussants ou

sots, d’user de tout pour arriver à donner une fête à son gré. Car « Le premier mérite

d’un tableau est d’être une fête pour l’œil ». Telle a été la dernière pensée du maître,

(J.III, p. 335). Outre cette acquisition de toutes les facultés c’est une sorte d’instinct

qui fera démêler à l’artiste supérieur où doit résider essentiellement l’intérêt de sa

composition puisque « La source principale de l’intérêt vient de l’âme et elle va

à l’âme du spectateur d’une manière irrésistible », ajoute-t-il.

Ainsi, le grand artiste, l’homme supérieur, ne sera pas seulement celui qui a

«le sentiment de l’unité et le pouvoir de la réaliser dans son ouvrage » (J.III, p.

152), ou « celui qui sait concentrer l’intérêt, mais celui qui sait s’arrêter, celui, qui

sait qu’il a fait ce qu’il est possible de faire » (J.III, p. 40). Car, bien qu’il ait sa part

de divin, l’être humain a ses limites qu’il ne peut dépasser… Il est peu d’artistes, dit

Delacroix, et il parle « de ceux qui méritent véritablement ce nom, qui s’aperçoivent

au milieu ou au déclin de leur carrière, que le temps leur manque pour apprendre ce

qu’ils ignorent, ou pour recommencer sur nouveaux frais une instruction fausse ou

incomplète » (J.III, p.24).

Ayant abordé tous les éléments concernant l’artiste et soi-même, l’artiste et la

création, Delacroix soulève cet éternel problème : la situation de l’artiste par rapport

à la société, dans le sens où celle-ci lui doit protection. Ce n’est point le faste d’une

richesse qu’entendait Delacroix, ni ces petites commodités, mais une nécessité de

l’indépendance et une tranquillité d’esprit… « C’est d’être affranchi de ces troubles

et de ces démarches ignobles qu’entrainent les embarras d’argent… Il faut avoir sans

cesse devant les yeux la nécessité de ce calme, de cette absence des soucis matériels,

qui permet d’être tout entier à des tentatives élevées et qui empêche l’âme et l’esprit

de se dégrader », (J.II, .280).

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Il est inutile de souligner l’importance d’un tel problème qui hante jusqu'à nos

jours la plupart des artistes. Ce dont nous déplorons, c’est que Delacroix n’ait pas

présenté de solutions précises dans son Journal, tel qu’il le fit pour les autres

questions artistiques. Toutefois, l’indication suivante montre qu’il recueillait des

notes pour faire un article sur « la situation des artistes, chez les anciens et les

modernes, à faire pour le dictionnaire de l’Académie ».

Mais malgré toutes les souffrances qu’endure l’artiste, que ce soit d’ordre

artistique ou matériel, Delacroix trouve que l’artiste reste le plus heureux des

hommes ! Si telle était la conviction du maître dès l’âge de 21 ans, c’est qu’il

n’entendait point par bonheur toutes ces félicités matérielles, qu’il était loin

d’acquérir alors, mais la capacité qu’il a à « combler le vide affreux de l’âme, vide

qui est au bonheur comme les ténèbres sont au soleil » (C.G.I, p.49).

C’est au génie, au talent et à l’imagination qu’aura recours l’artiste, cet

homme qui, nul doute, jouit d’un ensemble d’aptitudes propres à sa nature de

créateur.

* *

*

Génie, Talent et Imagination

Il ne faut point être doté de clairvoyance pour voir ces ténèbres, vide affreux

de l’âme, mais avoir le génie de les éclairer. Tel serait le rôle du génie,

« ordonnateur du chaos » (Baldensperger : la critique et l’histoire littéraire en

France, p. 168). Ordonnateur, certes, puisqu’il est considéré comme un être

supérieurement raisonnable, selon Delacroix.

Malgré cette raison, qualité première du génie, le peintre distingue deux

groupes parmi ces grands hommes : « des génies fougueux, indisciplinés,

n’obéissant qu’à l’instinct qui, sans doute, se trompent quelquefois », des êtres qui

ne conduisent par leur génies, mais qui en sont conduits, ce qui les mènent à

«tomber dans la froideur et sont au-dessous ou plutôt à côté d’eux-mêmes » ; et des

génies « divins, qui obéissent à leur naturel, mais qui lui commandent aussi, des

êtres qui « tiennent en bride leur imagination », qui « se réforment ou se dirigent à

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leur gré sans tomber dans des contradictions ou des erreurs choquantes » ( J.II,

p. 356).

Se gouverner, se maîtriser soi-même, comme disait Weber, pour pouvoir

régner sur autrui, idée qui n’est point étrangère au dandysme delacrucien. Qu’il soit

frénétique ou en bride, le génie, comme le temps, marche toujours et ne peut

rester «ni stationnaire ni oisif » (J.III, p.365) : il improvise avec élégance et vigueur,

se crée un monde, même s’il reste incompris ou refusé. Ce monde, exprimé grâce au

vaste dictionnaire de la nature et grâce à soi-même, sera la vision caractéristique de

chaque génie, car, ce qui fait les hommes de génies, ou plutôt ce qu’ils font, dit

Delacroix, ce ne sont point les idées neuves, c’est cette idée qui les possède, que ce

qui a été dit ne l’a pas encore été assez (J.I, p. 101), idée qui les pousse à reprendre,

à recréer la matière dans ses plus amples variations.

Dans cette aptitude de créer, de donner la vie, Delacroix distingue aussi entre

deux sortes de talents : des talent nés et des talents maniérés. Des talents qui

«viennent au monde tout prêt et armés de toutes pièces », qui trouvent d’instinct le

moyen d’arriver à exprimer leurs idées. C’est, dit-il, « un mélange d’élans spontanés

et de tâtonnements, à travers lesquels l’idée se fait jour avec un charme peut-être

plus particulier que celui qui peut offrir la production d’un maître consommé »

(J.III, p.221). L’homme doué de ce talent-là, « obéit à chaque instant à une émotion

vraie, méprise tout ce qui ne le conduit pas à une plus vive expression de sa pensée »

(J.III, p.4).

Quant aux talents maniérés, ils ne peuvent éveiller un intérêt véritable, « Ils

peuvent exciter la curiosité, flatter un gout du moment, s’adresser à des passions qui

n’ont rien de commun avec l’art ». De ceux-là, Delacroix dit qu’ils n’ont qu’une

pente, qu’une habitude : « Ils suivent l’impulsion de la main plus qu’ils ne la

dirigent ».

Comme entité en soi, le talent est pour Delacroix, un funeste présent de la

nature ! Funeste, certes, puisque l’être qui le possède n’est seulement pas

« ordinairement le plus persécuté, mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce

fardeau » (J.I, p. 61). Car, le fait de se rendre compte de la portée de sa charge et de

sa responsabilité n’est pas un simple fardeau : il exige un exercice continu et une

prise de conscience clair et nette. Ce qui mène le peintre à dire, non sans consolation

en pensant à lui-même, que « les talents formés plus lentement, plus péniblement,

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sont destinés à vivre davantage dans leur force et dans leur ampleur » (J. III,

p. 135). Mais « quel dommage, s’écrie-t-il, que l’expérience arrive tout juste à l’âge

ou les forces s’en vont ! C’est une cruelle décision de la nature que ce dont du talent,

qui n’arrive jamais qu’à force de temps et d’études qui usent la vigueur nécessaire à

l’exécution » (J.I, p.180).

Toujours désireux de s’exprimer et de créer, Delacroix, le pessimiste, se

demande avec inquiétude et en accord avec Sainte-Beuve : « Y-a-t-il du nouveau ?

Y-a-t-il encore du neuf en ce monde ? Y-a-t-il encore quelques part encore de la

verve, de l’ardeur, de la jeunesse et de l’avenir ? Y a-t-il quelqu’un qui tente et qui

promette ? » (J.III, p.265).

La réponse : le talent ne se trouve qu’entre les mains de « cette fille chérie de

Dieu éternellement mobile et toujours nouvelle : l’Imagination », dira Goethe (in

Faust). « Elle est la première qualité de l’artiste » précise Delacroix, car chez lui

«elle ne représente pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin

qu’il veut obtenir » (J.III, p.45). A quoi ajoute Bachelard que « C’est la faculté de

former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité » (cité par G. Picon

in : L’œuvre d’art et l’imagination. p. 51). C’est cette délicatesse subtile de

sentiments qui fait voir dans les ténèbres, qui fait voir là où les autres ne voient pas,

et qui fait voir d’une façon différente…

Ainsi définie, l’imagination est donc la faculté de sélectionner, de simplifier,

de composer pour recréer la nature selon sa propre vision. Au fond, qu’est ce qui fait

de l’artiste un homme extraordinaire si ce n’est « radicalement une manière tout à

fait propre à lui de voir les choses » (J.I, p. 81), ou comme disait Gauguin :

« L’artiste se reconnaît à la qualité de sa transfiguration ». Mais pour arriver à une

vraie et complète expression personnelle, cela nécessite une complète liberté de

toutes les convenances : « Point de règles pour les grandes âmes », dit Delacroix

(J.I, p. 87). Elles sont pour les gens qui n’ont que le talent, lequel s’acquiert par

l’étude et la pratique. Pourtant, cela ne diminue point l’importance qu’accordait le

peintre au travail assidu.

* *

*

Le Travail, éternel Échappatoire

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Le travail, pour Delacroix, n’est pas seulement « Toute la philosophie et la

bonne matière d’arranger sa vie », le seul plaisir qu’il éprouve durant ses jours, ou

un désir de produire pour donner du prix au temps, mais une nécessité insatiable

d’aller à toutes les âmes (J.II, p.12). Cette constante nécessité d’épanchement,

d’expression, allait s’accentuant au fur et à mesure que le désaccord entre lui et la

société s’aggravait. Si Charles du Bos voyait la possibilité, la plus acceptable entre

toutes, d’échapper au désespoir total dans l’acte d’écrire ; si Baudelaire insistait sur

l’importance d’être toujours ivre, de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », c’est

dans le travail que Delacroix trouvait la boisson par excellence capable de le soûler :

il y lampait avec ardeur… « Nous travaillons jusqu'à l’agonie, écrit-il à George

Sand. Que faire autre chose dans le monde, à moins de s’enivrer, quand vient le

moment où le réel n’est plus à la hauteur du rêve ? » (cité par R. Huyghe in

Delacroix p. 28).

Que ce rêve ne soit plus ou ne le soit pas encore, Delacroix ne se soûlait,

quoiqu’il se voulut retiré de ce monde, que partant de l’univers et allant vers lui,

pour aboutir à l’expression de l’humanité dans toute sa totalité. Son aspiration était

d’aller à la rencontre de toutes les âmes, de vivre en elles, et « c’est vivre dans

l’esprit des autres qui enivre ! » ajoute-t-l (J.I., p. 102).

Orienté par ce besoin de faire quelque chose, les idées de ses travaux le

poursuivaient et le hantaient comme un spectre (C.G. I, p.87). Le seul salut, ou la

seule issue pour lui, était de mettre ces idées en exécution. C’est ce qui le faisait

courir se mettre au travail avec ardeur et plaisir, « comme les autres courent chez

leur maîtresse » (J.II, p. 125). Car à son chevalet il oublie les ennuis et les soucis

qui sont le lot de tout le monde. Le travail équivaudra donc au grand remède.

Remède contre le mal du siècle et contre le mal qui envahit son âme. Travailler sans

s’attendre à la promesse d’une réponse quelconque est déjà un plaisir en soi. « Ce

mouvement, explique-t-il (J.II, p.407), cette variété de situations et d’émotions

donne à tous les sentiments plus de vivacité : on résiste mieux, en variant son

existence, à l’engourdissement mortel de l’ennui ».

Avec le temps, il fera plus que s’enivrer au travail : il s’y enterrera, comme il

le dit (J.II, p. 303) : « Je suis heureux de m’enterrer dans l’étude… Douce

tranquillité que les passions ne peuvent donner ! ».

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En effet, après avoir regardé de près dans la société et dans le cœur humain,

après avoir trouvé que ses conceptions idéales ne concordent pas avec les moralités

des êtres masqués qui l’entourent, et après avoir trouvé que rien n’est vrai sur cette

terre que les illusions que nous créons nous-mêmes, car tout est mensonge,

Delacroix n’a plus confiance que dans le travail, seul domaine capable de lui donner

une certaine tranquillité. Cette tranquillité, en laquelle il pouvait croire sans se

sentir dupe, était capitale pour lui : il en avait besoin afin de créer silencieusement.

C’est au travail, dans la plus vaste étendue du terme, qu’il ramène les lois

supérieures de l’art et point à « une sorte d’inspiration qui vient de je ne sais où, qui

marche au hasard et ne présente que l’extérieur pittoresque des choses » dit-il (à

Andrieu, en 1853). « Travaillez- donc le plus que vous pourrez » sera son conseil le

plus cher et le plus sincère à tout artiste, à tout être qui veut échapper à l’ennui de

cette terre avec tout le mal qu’elle porte…

Notons que Delacroix, en parlant de l’artiste, ne désignait pas seulement les

peintres de ses conseils : il s’adressait aussi aux musiciens et aux hommes des

lettres, s’attaquait à la musique et à la littérature.

* *

*

Le Peintre Mélomane

L’artiste, d’après Gabriel Marcel, est avant tout quelqu’un qui écoute. Car la

musique est l’émanation mystérieuse qui englobe l’univers. « Elle creuse le ciel »,

dit Baudelaire. Elle le creuse pour le dévoiler… Elle plonge dans les espaces infinis,

dans les profondeurs de l’espace, pour donner jour à quelques ondes azurées, à

quelques béatitudes extatiques … ou, comme dirait Delacroix de cette muse céleste :

« C’est la volupté de l’imagination » (J.I, p.58). Pour Delacroix, la musique est « la

meilleure nourriture pour l’âme (J.I., p. 275). Le temps donné à un concert n’est

jamais perdu ou compté comme un dérangement. Non pas que le peintre avait

l’intention de transposer ses impressions musicales en expressions plastique ou de

traduire la musique et la symboliser en couleur comme feraient certains peintre du

vingtième siècle, tel Delaunay, Klee et autres ; mais parce que la musique, capable

d’exprimer toutes les passions, toutes les douleurs, toutes les souffrances, en un mot,

l’humanité entière, le mettait « dans un état d’exaltation favorable à la peinture :

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(J.II, p. 370). Elle le stimulait, l’aidait à franchir le seuil des limites, pour passer au

monde de la création.

Ainsi définie, cela ne veut point dire que Delacroix se donnait abstraitement

ou vaguement à la musique. Bien au contraire, « Il goûte, il comprend la musique

d’une manière si impérieuse, dit George Sand, (Dans une lettre à Th. Silvestre), qu’il

eut été probablement un grand musicien, s’il n’eut pas choisi d’être un grand

peintre ». En effet, la culture musicale de Delacroix égale sa culture littéraire et

artistique aussi bien en étendue, en originalité qu’en contradictions !

Dès son enfance, il donne des signes précoces de vocation musicale : il s’est

donné tour à tour au piano, au violon, et à la guitare. Ne pouvant se consacrer

pratiquement, faute de temps, il se contente de suivre l’évolution musicale et de

vivre dans son atmosphère. Il a même été jusqu'à se faire membre du club des

Mozartiens, dit Gillot (in Delacroix, p. 137). A ces dons naturels, constamment

enrichis, s’ajoutera la réflexion, la méditation et la critique.

Ce ne serait pas trop de dire, d’après son journal, qu’il possédait les mélodies

dans sa mémoire, où elles trouvaient de profonds et des durables résonnances. Parmi

tant de maîtres, ses préférences allaient essentiellement à Mozart, Beethoven et

Chopin. Mozart, c’est le génie-né inspiré, qui n’a pas eu besoin de l’expérience : «

elle s’est trouvée chez lui au niveau de l’inspiration ». C’est un des génies qui

« tirent des choses seulement ce qu’il faut montrer à l’esprit » (J.I, p. 187).

Réunissant la grâce et l’expression, le bouffon et le terrible : la délicieuse tristesse à

la sérénité et à l’élégance, l’inspiration à la science, le tout dans la juste mesure, à la

perfection, Mozart sera « supérieur à tous par sa forme achevée » (J.II, p. 25). Les

termes « sublime » et « céleste » ne seront cités que maintes fois pour qualifier ce

« créateur de l’art moderne porté à son comble ! » (J.I, p. 347). Delacroix vouera un

culte à ce dieu-culte qui ne sera jamais assagi avec l’âge et qui ira jusqu'à le faire

guérir de ses maux physiques : « ma fatigue fut suspendue en l’écoutant » dit-il

(J.I, p.212).

Ainsi dévoué, Delacroix sera un des fervents défenseurs de Mozart : malheur

à qui s’avisera de le critiquer en sa présence ! (il ne sera traité que de fou et de

corrupteur !). Mais d’où vient tant de dévotion ? Est-ce à cause des affinités qui lient

les deux artistes, même dans leur méthode de travail (Mozart, comme Delacroix,

portait toujours un petit livre où il notait tout ce qu’il composait, toutes les mélodies

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qui se présenteraient à son esprit), ou bien est-ce à cause de ce que Mozart respire le

calme d’une époque ordonnée, époque si chère à Delacroix ? Bien que Mozart

puisse dire : « je suis maître de moi comme de l’univers », bien qu’il représentât la

perfection même aux yeux du peintre, Mozart n’occupera que le domaine céleste :

« il transporte au ciel, mais n’ouvre pas d’horizon à l’esprit, précise le peintre. Ce

sera à Beethoven d’ouvrir cette porte-là.

Que Delacroix ait osé, comme il le dit, remarquer que les morceaux de

Beethoven « sont en général trop longs, malgré l’étonnante variété qu’il introduit

dans la manière dont il fait revenir les mêmes motifs » ( J.I, p.201 ) ; qu’il ait trouvé

des « paysages communs à côté de sublimes beautés » ( J.I, p. 190) ; que Beethoven

ait « souvent dépensé beaucoup de sueurs sur ses passages très faibles ou très

choquants » (J.II, p. 104), ou que ses manuscrits soient aussi « raturés que ceux de

l’Arioste », qu’il ait « tourné le dos à des principes éternels » ( J.I. p. 284) – ce que

Mozart n’a jamais fait ; que Delacroix finisse par le trouver décidément, terriblement

inégal » (J.I ,p. 283), cela n’empêchera pas Beethoven d’être un génie plein de

fougue et d’effet, charmant, sublime, céleste, frénétique, en un mot : de son temps,

dit Delacroix .

Être de son temps, l’expliquer par des moyens qui lui sont connus, d’après sa

propre vision et son propre gré, c’est le conseil suprême que donne Delacroix à tout

artiste. « C’est ce qui fait que Beethoven nous remue davantage, ajoute-t-il, ayant

exprimé ce qu’il y a de plus tragique et de plus sublime » (J.II, p. 154). Avec

l’andante de sa Héroïque, Beethoven a touché la partie douloureuse de

l’imagination et c’est sur le plan de la douleur humaine que les deux maîtres se

rencontrèrent… C’est aussi ce qui fait que Beethoven parvint à ouvrir cette « porte »

à l’esprit, à franchir le seuil céleste et à lier le ciel à la terre.

Se hasarder à exprimer l’abime de la douleur humaine est une charge pénible

qui fait dire sombrement à Delacroix que « cet homme est toujours triste »…

Toujours triste, mais sur un autre niveau, sera le troisième dieu : Chopin.

Si opposé qu’ils soient de culture, de tendances, de goût, Chopin et Delacroix

se comprennent pourtant profondément par le cœur », dit G. de Pourtalès (in Chopin

ou le poète. P. 151). Deux caractères violents, concentrés, pudiques, maladifs, deux

déités quittant l’Olympe pour la Terre, c’est dans le dessert aride du piano que ces

deux âmes se rencontrèrent…

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Homme exquis par le cœur et par l’esprit, Génie parfait, charmant et sublime,

Chopin « ressemble le plus à Mozart que qui que ce soit », dit Delacroix (J.II,

p.340) : « Rien de banal, composition parfaite, que peut-on trouver de plus

complet ? » ajoute-t-il. En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin a

fait preuve d’un rare génie mélodique et de hautes facultés harmoniques. C’est par le

sentiment qui déborde toutes ses œuvres, « Sentiments éminemment romantiques,

individuels, propres à leur auteur » (souligné par Delacroix) qu’il touche la corde

humaine, qu’il fait vibrer toute la lyre…

Ayant atteint la plénitude de l’expression, faisant montre d’une parfaite et

immense maîtrise de toutes les formes capables de ressortir du clavier jusqu’aux

plus fines ornementations, c’est à travers toutes ces mélodies que Delacroix trouvait

correspondance et continuation en Chopin. C’est aussi avec lui que le peintre

s’initiait à la science de la musique, à ce qui établit la logique et les reflets dans cet

art. Ce qui le mena à noter (J.I, p. 284) que : « La science envisagée ainsi,

démontrée par un homme comme Chopin, est l’Art lui-même, c’est la Raison elle-

même, ornée par le génie, mais suivant une marche nécessaire et continue par des

lois supérieure ».

A part la science, c’est par cette idée chère à Delacroix, romantique au

suprême degré, Chopin est aussi de son temps car il se sert des progrès que les autres

ont fait faire à son art. Et c’est par là que Chopin se rapproche le plus de Beethoven.

Le peintre chérira toujours ce « bon petit Chopin », « ce chopinette », cet

incomparable génie que le ciel a envié à la terre » (J.III, p. 319). Il rêvera souvent

de lui, ne pouvant plus le voir dans ce monde ni entendre ses divins accords.

Diamétralement opposée sera l’attitude de Delacroix envers les autres

contemporains, surtout « ces prétendus novateurs ». Que Chopin ait détesté la

musique qui n’est quelque chose qu’à l’aide des trombones opposées aux flûtes et

aux hautbois ou concordant ensemble, qu’il ait été contre les sonorités fortes, c’est

peut-être là une des raisons pour lesquelles Delacroix était contre les contemporains

qui osaient faire autre chose ou se déchainèrent contre le calme et l’ordre des

anciens. « Les Berlioz, les Hugo, tous ces réformateurs prétendus », (J.I, p.290)

n’ont été que sévèrement et injustement jugé par le peintre !

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Si 1830 est marquée par trois grands achèvements artistiques : Hernani, la

Fantastique et la Liberté guidant le peuple, cela ne veut nullement dire, hélas, que

leurs auteurs pratiquaient une amitié quelconque l’un envers l’autre…

Berlioz, « l’insupportable Berlioz », ce « bruit assommant » cet « héroïque

gâchis » (J.I, p. 346) deviendra si proverbial sous la plume du peintre qu’il répètera

souvent : « cela vous poursuit comme les trompettes de Berlioz » ! Et l’histoire de

ce musicien novateur ne sera qu’ironiquement notée : « c’est une verve quelconque,

déréglée, soutenue de réminiscences plaquées et d’un certain brio dans les

instruments ; l’illusion d’un génie fougueux emporté par ses idées et incapable de

plus encore » (J.I, p. 455). Puis, comparant Berlioz et Mendelssohn, il écrira : «l’un

et l’autre manquant d’idées, ils cachent de leur mieux cette absence capitale par tous

les moyens que leur suggèrent leur habileté et leur mémoire » (Idem).

Wagner, cet autre créateur plein de fougue, n’est pas sauvé de cette haine, si

l’on peut ainsi qualifier ce sentiment, et la seule fois que son nom figurera dans le

Journal on ne lira que ces trois lignes : « Ce Wagner veut innover, il croit être dans

la vérité ; il supprime beaucoup des conventions de la musique, croyant que les

conventions ne sont pas fondées sur des lois nécessaires » (J.II, p. 390).

De même, cette critique érudite, acerbe et contradictoire, ne sera pas moins

employée en parlant de la littérature et des hommes des lettres.

* *

*

Prédilections Littéraires

La parole étant le moyen d’expression le plus indispensable et le plus

commun dans cette Foire qu’est la vie, la littérature en est l’expression la plus

élevée. Delacroix pourra affirmer qu’elle est l’art de tout le monde, dans le sens

qu’on l’apprend sans s’en douter (J.II, p. 152). Cela ne signifie pas qu’il se perdait

dans ce labyrinthe ou en acceptait toutes les sorties ! En littérature aussi bien qu’en

toute chose, Delacroix, honnête homme au sens le plus complet du terme, avait ses

prédilections et ses critères.

Ennemi déclaré de tous ceux qui portent enseigne, des esprits bornés, affectés,

ou des pédants gonflés, il dit très simplement et très profondément que « les

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hommes qui savent ce qu’ils ont à dire écrivent bien » (J.II, p. 108). Telle sera son

principal axiome qu’il ne modifiera point avec l’âge. En effet, dit Baudelaire (in

Œuvre et la vie de Delacroix, Œ.C., p. 1126), « Delacroix eut une sympathie très

prononcée pour les écrivains concis et concentrés , ceux dont la prose peu chargée

d’ornements a l’air d’imiter les mouvements rapides de la pensée et dont la phrase

ressemble à un geste » Et le peintre ajoutera : « je hais les écrivains peu naturels et

qui n’ont que du style et des pensées sans avoir une source vraie et sensible »

(C.G.I, p. 147).

En fait, il ne suffit pas à l’écrivain d’acquérir un style parfait, approprié, ou

d’être muni de quelques idées. Le feu sacré, cette touche céleste, ce je ne sais quoi

d’inexprimable sont indispensables. Autrement, ces écrivassiers qui ont des idées,

mais qui ne savent pas les ordonner ou les exprimer seraient comme « ces généraux

barbares qui mènent au combat des nuées de Perses ou de Huns combattant au

hasard, sans unité, sans effort, et par conséquent sans résultat » (J.III, p.52).

Pourtant, précise le peintre : « Les mauvais écrivains se trouvent aussi bien parmi

ceux qui ont des idées que chez ceux qui en sont dépourvus ».

Si Delacroix semble exigeant, c’est qu’il considérait les livres « comme de

vrais amis » (C.G.I, p.88). La raison ?- « Leur conversation silencieuse, dit-il, est

exempte de querelles et de division ». C’est pour cette même raison qu’il ne

supportait pas les longueurs, défaut capital. Un livre donc, comme toute œuvre d’art,

doit englober tous les éléments techniques et créateurs. S’il est mal fait dans son

ensemble, « Il ne peut être sauvé par la beauté des détails, ni même par l’ingénieuse

conception de l’ouvrage lui-même. Il faut que toutes les parties ingénieuses ou non,

concourent dans une certaine mesure à la connexion du tout, et par contre, il faut

dans un ouvrage bien ordonné et logiquement conduit, que les détails n’en déparent

point la conception » (J.III, p. 273.)

Et Delacroix ne manque pas de montrer que, même parmi les écrivains

considérés comme génie par l’histoire, il distingue entre deux familles principales :

les génies singuliers, qui offrent des côtés si désagréables, tels Corneille,

Shakespeare, Homère, emportées par des bonds irréguliers, qui vous surprennent

autant par leurs chutes soudaines que par les élans qui les font gravir de sublimes

hauteurs ; et les génies d’un trait, tel Racine, Virgile, Arioste (J.III, p. 104). Mais

bien qu’il aimât l’Antique en général, le peintre avait une certaine estime envers

chaque auteur :

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Homère, source prodigieuse, divine, d’où tout a coulé, était si élevé à ses yeux

que « être un Homère » est devenu un exemple ou un critère d’évaluation. Virgile,

malgré le fait qu’il soit parmi ces génies-nés ou génies d’un trait, « si plein de traits

admirables de sentiments, n’a pas ce je ne sais quoi de profondément humain qui

nous montre, dans Homère, des hommes comme nous ».

C’est à Horace surtout qu’iront ses prédilections et avec lequel il trouvera plus

de correspondance. « Maître de l’art de vivre en jouissant de la vie, mais aussi

maître du stoïcisme, Horace est, avec Marc-Aurèle, celui auquel reviennent le plus

familièrement ses lectures (H. Gillot : Delacroix, p. 93). Delacroix ne cache point la

raison : « C’est le plus grand médecin de l’âme, celui qui vous révèle le mieux, qui

vous attache le mieux à la vie dans certaines circonstances et vous apprend le plus à

la mépriser dans d’autres ». Et ce qui plus est : il ne dit que ce qui est à dire !

Ayant lu la Divine Comédie dans son texte original, de même que les Latins,

Delacroix trouve que Dante est « neuf comme la Nature »… Il est vraiment le

premier des poètes car « on frissonne avec lui comme devant la chose… C’est une

carrière unique » (J.I, p.95-96).

Admirateur des poètes Antiques qui ont réuni toutes les images, le gai, le

tragique, le convenable, le tendu, bref toute l’étendue possible de l’expression,

Delacroix n’était pas moins chaleureux envers le Grand Siècle. Si Corneille « tombe

dans des monstruosité à côté des plus belles conceptions » (J.II, p. 103), il ne

prépare pas moins ce siècle de perfection souveraine. Par contre, Racine qui est

«trop parfait », n’est pas exempt de critique. Car cette « perfection », et l’absence de

lacune et de disparates lui ôtent le piquant que l’on trouve à des ouvrages pleins de

beautés et de défauts à la fois » (J.II, p. 137). Ses rôles sont presque tous parfaits dit

Delacroix : « il a pensé à tout, n’a point fait de remplissage » (J.II, p. 290). Mais de

toutes ses œuvres, Britannicus reste un chef-d’œuvre de force, de simplicité, un

miracle de nuances, bref, tout ce qui constitue Racine. Bien que son seul défaut soit

la perfection même, Racine jouit d’un double estime auprès de peintre : « Il était

romantique pour les gens de son temps ; et pour tous les temps un classique, c'est-à-

dire, parfait » (J.III, p.23).

Molière, qui ferma un jour Plaute et Térence pour dire à ses amis : « J’ai

assez de ces modèles ; je regarde à présent en moi et autour de moi » est « un de ces

robustes tempérament d’artistes, dit Delacroix, qui osèrent dépouiller le fanatisme

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presque aveugle de l’imitation des grands maître ». Si Delacroix sent une parenté

quelconque entre lui et Molière ne serait-ce que ce trait d’avoir osé regarder autour

de soi et surtout en soi, la correspondance et la ressemblance de tempérament entre

lui et Voltaire sera plus frappante.

Outre les attraits physiques, les douleurs stomacales, etc., penseur et peintre

avaient nombre de similarités : les mêmes méthodes, les mêmes facilités de travail,

les idées, l’ironie, l’humour, l’acerbité de la critique et surtout cet art de prendre en

tout ce qui est la fleur… Voltaire sera aussi un exemple à suivre, non seulement en

question de goût ou parce qu’il met chaque chose à sa place, mais à cause de son

Dictionnaire Philosophique,- forme que Delacroix a toujours rêvé et essayé de

suivre pour son Dictionnaire des Beaux-Arts. Nombreux sont les passages et les

articles concernant le cynique penseur et qui sont relevés tout le long du journal.

Membre de cette famille qui voue un culte à la raison, « qui jouit du goût

naturel de la vraie simplicité, Boileau est un homme qu’il faut avoir sous son chevet,

il délecte et purifie : il faut aimer le beau et l’honnête, tandis que nos modernes

n’exhalent que d’acres parfums, mortels parfois pour l’âme et faussant l’imagination

par des spectacles de fantaisie » (J.III, p. 231).

Des novateurs du XVIII siècle, Delacroix n’avait qu’une faible estime. Dès sa

jeunesse, il ne conteste à Rousseau, « faiseur de morale », ni le génie ni le don

d’écrivain. « Tout infecté de bile qu’il était contre la corruption des villes, tout

misérable et persécuté qu’il a pu y vivre, il n’a jamais pris le parti si simple de se

faire laboureur ! » écrit-il ironiquement (à Félix Guillemardet, en 1819). Mais bien

qu’il trouvât chez lui quelque chose « qui n’est pas naturelle, qui sent l’effort et qui

accuse un esprit dans lequel se combattent le faux et le vrai, (J.II, p. 281), Rousseau

reste un des premiers qui aient traduit « ces sentiments d’impressions vagues et de

mélancolie » qui, grâce à lui, se sont généralisés par la suite. Mais personne, parmi

tant de maîtres, n’égalera cette « merveille de lucidité, d’éclat et de simplicité tout

ensemble » qu’est Voltaire (J.II, p. 94).

De tous les écrivains d’Outre-Rhin, Goethe est celui qui le fascinait le plus.

Le Goethe du Faust, cette œuvre « qui va du ciel à la terre, du possible à

l’impossible, de la grossièreté à la délicatesse ; ou toutes les antithèses que le jeu

d’une audacieuse imagination peut créer y sont réunis » (Goethe s’entretenant avec

Eckermann, cité par R. Huyghe, in : Delacroix, p. 463).

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Ne connaissant que le Latin, l’Italien et l’anglais, c’est dans les traductions

françaises de Viardet qu’il lisait la littérature russe. Delacroix éprouvait un étrange

plaisir à lire les Nouvelles russes de Gogol ou la Fille du Capitaine de Pouchkine.

Mais malgré ce « parfum de réalité » qui surprend et étonne, Delacroix remarque

que ces romans « se ressemblent tous : ce sont toujours des histoires de petites

garnisons sur les frontières de l’Asie. Ces côtés ont tenu une grande place dans

l’histoire des Russes et on voit que les esprits de cette nation y sont sans cesse

tournés » (J.II, p. 189).

De toutes les œuvres d’outre-monts ce sont Faust et Hamlet qui forment le

miroir à deux faces où se regardait le peintre et où il trouvait plus de reflets et de

questions semblables aux siennes que n’ importe où ailleurs… Mais c’est surtout à

la littérature anglaise qu’iront ses méditations, ses lectures et ses sources

d’inspiration. Soit à cause de son voyage et ses découvertes, soit parce qu’il fuyait

l’école académique. Shakespeare lui arrache les plus chaudes exclamations, par ses

grandeurs et par ses décadences. Il est un de ces génies particulièrement doués, qui

portent « le flambeau dans les coins secrets de notre âme », car il peint ce « petit

monde de sentiments qui sont chez tous les hommes de tous les temps. (J.II, p. 443).

C’est ce qui fait l’universalité de cet autre grand libérateur littéraire.

Bien que Delacroix soit nettement contre le mélange des genres, il pardonne

ce « vice » à Shakespeare parce que son art est à lui. Cet art psychologique et

poétique, qui n’est ni comique ni tragique, mais une telle puissance de réalité « qu’il

nous fait adopter son personnage comme si c’était le portrait d’un homme que nous

eussions connu » (J.II, pp.323-4). Et Delacroix s’accorder avec Chateaubriand en ce

que : « Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi au besoin

et à l’aliment de la pensée. Ces génies-mère qui semblent avoir enfanté et allaité

tous les autres… Car leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l’esprit

humain ». (J.III, p. 240).

L’autre écrivain envers lequel Delacroix consacrait un culte aussi profond et

aussi plein d’admiration et de réserve était Byron. Là aussi on peut dire que de

parenté entre le poète et le peintre, que d’affinités entre leur nature énergiques, leurs

génies audacieux et même entre leur physique : « maigreur, teint jaune, faiblesse,

cette sensation réciproque, ce besoin d’écrire, « besoin qui bouillonne en moi, écrira

le peintre après Byron, comme une torture dont il faut que je me délivre… mais ce

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n’est jamais un plaisir, au contraire, la composition n’est qu’un labeur violent »

(Supplément du J.III, p. 448). Que de pages, que de préceptes byroniens ne seront

cités tout au long du Journal, et que de peintures ne lui devront leur source !

Pourtant, et malgré cette grande admiration des écrivains du Nord, Delacroix estime

que « le développement des lettres françaises a été compromis par l’influence des

littératures germaniques et anglaises » (cité par H. Gillot in Delacroix, p. 110).

Que Shakespeare soit un génie original, un homme à qui on ne peut rien

dérober, comme il ne faut rien lui retrancher, ce n’est pas une raison pour le calquer.

Qu’un Goethe, avec tout son génie, « aille le recommencer trois siècles après », ce

n’est pas non plus une raison pour faire de son œuvre un modèle à suivre. C’est à la

réalité française, contemporaine, que Delacroix veut tourner l’intérêt des artistes

français. Car « ce siècle sans pudeur et sain frein », abâtardi par l’imitation et

infesté du mauvais goût des étrangers, était atteint d’un défaut capital, voire

impardonnable aux yeux du peintre : « la littérature moderne met de la sensiblerie

partout » (J.III, p. 309), abonde de « remplissage » et, ce qui plus est : « on

mélange le comique au tragique » !

Si les romans de Dumas étaient une des distractions auxquelles Delacroix

avait recours durant ses heures d’ennui, cela ne l’empêchera pas de critiquer

l’homme et l’œuvre. Intrigué par cette vie don juanesque que mène en large « ce

terrible Dumas », Delacroix ne cache pas une certaine envie de cette heureuse

insouciance de l’écrivain, ce bohème aux incessants besoins d’argent. (J.II, p. 120).

Il est vrai que le peintre aimait beaucoup Dumas, comme il le dit, mais cet amour

n’est pas suffisant pour le tenir en éveil durant la lecture et Delacroix s’endormait

par intervalles ! La raisons ? « Ses romans sont charmants au commencement, puis,

comme à l’ordinaire, viennent des parties ennuyeuses, mal dirigées ou

emphatiques… Ce mélange du comique et du pathétique est décidément de mauvais

goût » (J.II, p. 322).

Ce qui ressort aux yeux de Delacroix de ce mélange et de ce remplissage,

c’est « une œuvre battarde, qui ne présente à l’esprit ni des détails aussi poussant, ni

un ensemble qui constitue dans le souvenir une unité bien marquée. Résultat : quand

on a lu cela, on n’a rien lu » (J.I, p. 181).

C’est aussi le même défaut qu’il reproche à George Sand. Qu’elle se sauvât

des tristesses de la vie dans la compétition de figures idéales, qu’elle ait passé parmi

le nombre des cent et trois féminités dans la carrière amoureuse du peintre, quoique

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une des plus favorites, cela ne la sauve point de la critique. Auteur dramatique ?

- « Elle ne connaît pas le point intéressant. Elle le noie dans des détails et émousse

continuellement l’impression qui devrait résulter de la scène et des caractères »

(J.II, p.421). Partant d’excellentes données, commençant par un début toujours

piquant, « elle ne tarde pas à trainer au milieu de la pièce… la situation ne fait pas

un pas. Où donc réside son talent ? « dans quelques mots pleins charmes », répond

Delacroix (J.II, p.124). Romancière ?- « Elle commet la faute, grave, aux veux de

cet aristocrate, dit Gillot (in Delacroix, p. 117) de se faire non seulement le porte-

parole de tant d’utopies humanitaires qu’il reprouve , au nom de la dignité de l’art ,

mais aussi l’apôtre du peuple ». Tout comme Dumas, elle est coutumière de cet abus

du détail, abus dans lequel se noie tout l’intérêt.

Mais le type par excellence de cet abus des détails « lilliputiens » (J.III,

p. 207) ne sera personne d’autre que Balzac ! Balzac « ce bavard », cet auteur

« d’atroces gâchis », dont le talent est une « imperfection incurable » ne sera jamais

sauvé aux yeux du peintre ni pardonné malgré toute l’ampleur de sa Comédie

« curieuse erreur d’optique », comme dit Gillot ! (in Delacroix, p. 121). Les

paysans ? – « Ils deviennent, en avançant, presque aussi insupportable que les

bavardages de Dumas. La triste Eugénie Grandet ? – « point de mesure, point

d’ensemble, point de proportion » (J.III, p. 255). Ursule Mirouet ? – « Genre faux

d’abord et faux ensuite ses caractères » (J.III, p. 300).

Et Delacroix poursuivra son aversion, quoique atténuée avec l’âge, contre

l’auteur de la Comédie Humaine. Notons, par contre que le peintre a copié dans son

Journal plusieurs passages de Balzac, surtout certaines idées concernant les arts.

Cette sévérité de jugement est-elle due à « L’aspect soi-disant dandy, avec quelque

chose de discordant dans la toilette et déjà brèche-dent » ? Ou bien parce que

l’écrivain représentait constamment cette classe qui faisait horreur à Delacroix avec

son irruption obstinée et tapageuse sur la scène de la civilisation française ?! Ce qui

semble probable, c’est que cette question du détail se relie, dans la pensée du

peintre, à celle du réalisme, tendance qu’il n’acceptait point en art.

Omission voulue ou indifférence, le nom de Flaubert n’est point mentionné

par l’auteur du Journal, qui a été jusqu'à comparer les romanciers réalistes aux

enfants qui imitent la nature dans leurs jeux en mettant, comme décor, de vraies

branches d’arbres pour les représenter. Mais bien qu’il ait complètement négligé de

faire allusion à l’auteur de Madame Bovary, Delacroix, chose curieuse, ne

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partageait pas moins la haine que Flaubert avouait contre le romantisme : en 1849, il

note désespérément : « je commence à prendre furieusement en grippe les Schubert,

les rêveurs, les chateaubriands, les Lamartine… Est-ce que les amants regardent la

lune quand ils trouvent près d’eux leur maitresse ? A la bonne heure ! » (J.I, p. 340).

Ce qu’il reproche essentiellement à ces faiseurs de romans ou de pièces, c’est

qu’ils ne veulent pas comprendre que l’homme est un composé bizarre et

inexplicable de contraires… « Leurs hommes sont tout d’une pièce. Il n’en est pas

de cette sorte. Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se montrent tous

dans la même heure, à de certain moments » (J.II, p. 127). C’est la lutte de ces

«hommes » ensemble, de leur confrontation, que doivent exprimer les auteurs et non

pas se contenter ou se forcer de montrer leurs héros unilatéraux !

Foncièrement opposés aussi seront les deux génies élus par l’histoire à être

chefs du romantisme. Si Hugo pouvait tour à tour « manger la moitié d’un bœuf ou

jeûner pendant trois jours, dormir trente-six heures de suite ou passer dix nuits

blanches » (M.P. Boyé : la Mêlée Romantique, p. 171), Delacroix ne suivait qu’un

régime sanitaire. « Phraseur dangereux » , poète qui « n’a jamais approché de cent

lieues de la vérité et de la simplicité » , les ouvrages de Hugo « ressemblent au

brouillon d’un homme qui a du talent : il dit tout ce qui lui vient » (J.III, p. 435) ,

qu’il ait déclaré bizarrement avoir mis des bonnets rouges aux vieux dictionnaires,

cela ne fournit qu’une raison de plus à Delacroix pour le traiter de réformateur

prétendu qui veut abolir les lois éternelles du goût et de la logique qui régissent les

arts.

Malgré tant de divergences qui le séparent du romantisme hugolien, que ce

soit de principes ou de tempérament, « il faut souligner, dit R. Huyghe, (in

Delacroix, p. 249) qu’en un temps où la valeur réelle de Stendhal était encore si

méconnue, le coup d’œil de Delacroix l’avait décelée. Dans les notes biographiques

confiés par lui à Piron il affirmait : je le regarde comme l’écrivain qui a peut-être le

plus de cachet avec le meilleur français qu’il soit possible de parler : j’entends parmi

les modernes ».

Parlant de l’écrivain comme de l’artiste, Delacroix soulève encore une fois le

problème de l’assertivement à cause des besoins matériels. Le cas de la « Pauvre

Aurore », de ce « bon Dumas », harcelés par le temps et les exigences, le poussent à

réfléchir sur cette impasse, sur cette inquiétude qui tourmente encore quelques

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écrivains : « la nécessité d’écrire à tant la page est la funeste cause qui minerait de

plus robustes talents encore » (J.II, p.94). Mais là aussi, Delacroix met le doigt sur la

cause, la détermine, sans toutefois présenter aucune solution. Par contre ces idées

concernant le style seront plus précises.

* *

*

Qu’est-ce que le Style ?

« On n’est jamais long quand on dit ce qu’on doit dire », Delacroix (J.III, p.

435). Avec cette réflexion, le peintre résume toute sa pensée sur la rhétorique. Art

sur lequel « depuis Horace à Fénelon, dit Maurras (in Prologue d’un essai sur la

critique, p. 73), les gens de goût s’attachent à louer la simplicité. Ils la

recommandent comme le meilleur point de l’art d’écrire »… Et Delacroix ne cessera

point d’être en quête d’une expression simple, vraie et concise. Dans cette recherche

il s’apparente à celui dont il a pu déceler le mérite : Stendhal.

Le style, représentant le mode de la conception de chaque pensée, n’est

mauvais, que parce qu’il n’est pas vrai. La première qualité du style serait donc qu’il

ne causât point « la plus petite idée fausse dans la tête du lecteur qui sait le

langage », dit Delacroix.

La vérité ou la simplicité qu’entend le peintre ne veut point dire l’abus et

l’accumulation de menus détails au nom du réalisme. C’est pour cette raison qu’il

condamne le style moderne dans ses notes consacrées au dictionnaire des Beaux-

Arts (J.III, p. 54), en même temps qu’il condamne ce sentimentalisme qui atteignit

son apogée avec le déclin du romantisme : « Le style moderne est mauvais. Abus de

la sentimentalité, du pittoresque à propos de tout. Si un amiral raconte des

campagnes de mer, il le fait dans un style de romancier et presque d’humanitaire…

On cri que ce dithyrambe perpétuel gagnera l’esprit du lecteur… La philosophie, les

sciences, tout ce qui s’écrit à propos de ces différents objets, est empreint de cette

fausse couleur, de ce style d’emprunt… De ce style pleurard, toujours prêt à s’arrêter

en chemin pour gémir sur l’ambition des conquérants, sur la rigueur des saisons, sur

les souffrances humaines »… (J.III, p. 54).

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Dans tout ce « Gâchis », Delacroix ne trouve « rien de mâle ou rien qui fasse

l’effet uniquement convenable » (J.III, p.55). Pourquoi tout n’est-il pas à sa place et

raconté simplement ? se demande-t-il.

S’il soutient avec Chateaubriand que les beautés réelles sont de tout temps, de

tous les pays, il l’approuve pour les beautés concernant les sentiments et la pensée,

non pas pour celles du style, car « le style n’est pas comme la pensée, cosmopolite :

il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui » (J.III, p. 242).

Cette individualité personnelle, c’est la part que doit ajouter l’écrivain de lui-

même, simplement et sincèrement. Il est vrai que « le style ne peut résulter que

d’une très grande recherche » (J.I, p. 200), mais cette recherche, ce labeur continu

doivent rester inaperçus et secondaires par rapport à l’idée. Car, Si Delacroix était

contre tout artiste qui s’éprend de son habilité technique, c’est qu’il considérait le

style comme moyen et jamais comme but.

Un moyen qu’il faut toujours maintenir en faveur à ce que l’écrivain doit

communiquer. » A quoi servirait le plus beau style, et le plus fini sur des pensées

informes ou communes ? » Dit l’auteur du Journal (le 26 Octobre 1853).

C’est sur le plan de la pensée humaine que Delacroix cherchait

correspondance avec les êtres et c’est pour cela qu’il se demandait, en accordant la

première importance à cette valeur, « Le plus beau triomphe de l’écrivain n’est-il

pas de faire penser ceux qui peuvent penser ? » (J.III, p. 447).

* *

*

La Pierre Recréée

Contrairement à la littérature ou à la peinture, l’architecture ne pose pas de

problèmes à Delacroix, dans le sens où il la trouve « l’idéal même, car tout y est

idéalisé par l’homme » (J.I, p. 488). Ce qui veut dire que tous les éléments qui la

constituent sont de sa propre invention, même la ligne droite : « elle n’est nulle part

dans la nature ».

Autre avantage à cet art qui se suffit à lui-même, c’est qu’il ne prend rien dans

la nature directement, comme la sculpture ou la peinture. En cela, l’architecture « se

rapproche de la musique, à moins qu’on ne prétende que comme la musique rappelle

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certains bruits de la création. L’architecture imite la tanière, ou la caverne, ou la

forêt ; mais ce n’est pas là l’imitation directe comme l’entend en parlant des deux

arts qui copient les formes précises que la nature présente » (J.I, p. 489).

A cette caractéristique, Delacroix ajoute une seconde, aussi importante :

l’architecture unit l’art à l’utile, puisque l’utilité forme son point de départ. Et les

chefs-d’œuvre qu’elle produit à toutes les époques viennent de ce que « le goût du

moment, la nouveauté des usages, introduisent des changements ».

L’architecte, le véritable architecte, celui qui remplit réellement toutes les

conditions de son art, sera aux yeux de Delacroix : « un phénix plus rare qu’un

grand peintre, un grand poète et un grand musicien » (J.I, p 374). Cependant, il ne

sera artiste, c'est-à-dire créateur et maître de son œuvre, que s’il arrive à prêter « des

ornements convenables à cet Utile, qui est son Thème » (idem). Là aussi, le génie est

indispensable comme dans tous les arts. Car, un architecte de génie, même s’il copie

un monument il saura, par des variantes, le rendre original : « il le rendra propre à la

place, il observera dans les distances, les proportions, un ordre tel qu’il rendra

nouveau ».

S’attaquant à l’architecture contemporaine, Delacroix note en 1860, qu’elle

« est tombée de nos jours dans une complète dégradation ; c’est un art qui ne sait

plus où il en est ». Qu’est-ce qui lui vaut cette remarque ? Toujours cet éternel

dilemme delacrucien : les modernes ont, soit rompu avec toutes les traditions des

anciens, soit imité leur art jusqu'à la plus banale des pastiches ! Leur art « veut faire

du nouveau, et il n’y a pas d’hommes nouveaux » (J.III, p. 255). A cette course en

quête de nouveautés, le peintre trouve que « La bizarrerie tient lieu de cette

nouveauté tant cherchée. Les anciens, poursuit-il, sont arrivés par degré au comble

de la perfection, non pas tout d’un coup, non en se disant qu’il fallait absolument

étonner les esprits, mais en montant par degré et presque sans s’en douter à cette

perfection qui a été le fruit du génie appuyé sur la tradition ».

Non pas imitation mais continuation, pense Delacroix. Continuation en accord

avec les nécessités qu’impose le temps : « La vie renfermée et inquiète de nos pères,

occupés sans cesse à se défendre dans les maisons, à épier l’attaquant par des

meurtriers qui laissaient à peine pénétrer le jour, les rues étroites, ennemis du

développement des lignes que comporte le génie antique, convenaient à une société

opprimée et sans cesse sur le qui-vive » (J.III,p.256).

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Mais, s’il y a des architectes qui se défient d’eux-mêmes et de leurs confrères

à ce point qu’ils disent avec une espèce de candeur : « il n’y a plus d’inventeurs, et

même que l’invention n’est plus possible, que le cercle est fermé », à ceux-là le

maître dira et répétera sans cesse de regarder en soi, autour de soi, et ce qui plus est :

de vivre leur temps. C’est en travaillant que problèmes et impasses se ressoudent…

Ce qui a frappé Delacroix dans l’architecture Perse, c’est son caractère qu’il

présente en exemple : « Quoique dans le goût arabe, néanmoins tout est particulier

au pays. La forme des coupoles, des ogives, les détails des chapiteaux, les

ornements, tout est original. On peut, au contraire, parcourir l’Europe aujourd’hui, et

depuis Cadix jusqu'à Petersburg, tout ce qui se fait en architecture a l’air de sortir du

même atelier. Nos architectes n’ont qu’un procédé, c’est d’en revenir toujours à la

pureté primitive de l’art grec. Que le Parthénon soit un sommet ou un modèle de

perfection, cela n’est pas une raison pour le calquer en tout lieu. » (J.I, p. 348).

« Quand j’étais à Bordeaux il y a cinq ans, dit Delacroix en 1850, j’ai trouvé

le Parthénon partout : casernes, églises, fontaines, tout en tient »…

Si tout préparait les anciens à exceller en architecture, soit grâce à leurs

devanciers, - « les grecs : eux-mêmes continuant les Egyptiens », ils demeurent

aussi les maîtres de la sculpture. Car, outre tout ce que l’antiquité pharaonique leur

légua dans ce domaine, leur « religion plastique qui professe le culte de la forme

humaine, le climat et les mœurs qui favorisent le développement de la beauté

physique constituaient une base bien solide, propre à mener cet art jusqu'à ses plus

hauts degrés.

Ce qui permit aux Anciens de créer tout un Olympe de divinités ou

d’humanité, c’est qu’ils ont toujours été égal, sereins, complets. « Il semble que les

ouvrages soient ceux d’un seul artiste : les nuances de style diffèrent à des époques

diverses, mais n’enlèvent pas à un seul morceau antique cette valeur singulière

qu’ils doivent tous à cette unité de doctrine, à cette tradition de force continue et de

simplicité ». Mais malgré leur grandeur, leur beauté, leur vérité et même leur

simplicité, tout cela tient du passé. C’est beau dans son cadre, à son époque. « Le

calme de ces belles figures, reprend Delacroix, n’éveille en rien cette partie de

l’imagination que les modernes intéressent par tant de points. Cette turbulence

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sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de mystérieux d’agrandi qui passionne

son moindre ouvrage, tout cela est de nous ».

Décelant ce qu’il y a de valeureux dans tous les siècles comme dans toutes les

écoles, Delacroix est « captivé » par les naïfs, parce qu’ils ont connu le procédé

antique mais l’adoptèrent à leur idéal. Si les statues un peu raides, un peu gothiques

de l’époque antérieure ne lui disaient rien, étant attiré par les ouvrages du quinzième

siècle et du commencement de la renaissance des arts, il ne tardera pas à leur rendre

justice et admirera leur « sublime impression ».

Parcourant les chefs-d’œuvre de l’histoire, Delacroix continue sa quête à la

recherche du Beau et de la vérité à travers les âges. S’il trouve qu’au seizième siècle

s’élèvent en France des monuments qui correspondent avec ceux d’outremonts, il ne

tardera pas à designer tout le mérite qu’ils renferment.

Tels ces deux tombeaux de la cathédrale de Rouen : « Les mérites de l’antique

s’y trouvent réunis à ce je ne sais quoi de moderne, à la grâce de la Renaissance : les

clavicules, les Bras, les jambes, les pieds, tout cela d’un style et d’une exécution au-

dessus de tout » (J.I, p. 312).

Si le genre académique, triomphant en sculpture aussi bien qu’en peinture,

envahit le siècle suivant, seul un artiste se détache de l’école majestueuse et

monotone, de sa routine qui submerge le siècle sans réussir à le doter d’un style

original.

Seul Puget s’apparente à Michel-Ange par cette fougue, par cette puissance et

par cette hardiesse qui ose donner vie à la pierre et au marbre. Ce n’est pas sans

raison que Delacroix le qualifiera de « plus grand sculpteur français » et prendra en

charge de défendre ses œuvres, de les soustraire aux intempéries et aux ravages du

temps (On trouvera dans la Correspondance générale de Delacroix des lettres

adressées, en 1844, à l’Administration et à la Revue des Beaux-arts, appuyant la

sauvegarde de ces chefs-d’œuvre), car aux yeux de la postérité Puget « efface tout ce

que son époque a produit et admiré ».

Trouvant la décadence partout, l’auteur du Journal ne partage pas moins les

conceptions de son temps contre l’art du dix-huitième siècle, qu’il intitule en un

mot : « Banalités ! ». Si Pigalle est la figure la plus en relief de son temps, cela

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n’empêche qu’il perdait beaucoup aux yeux de Delacroix même et surtout par son

réalisme. « L’exécution des figures est merveilleuse, mais elles vous font presque

peur, tant elles sont imitées d’après le modèle vivant ». Le réalisme, à son avis,

devrait être défini l’antipode de l’art… N’admettant pas cet abus du réalisme, qui

atteint son comble avec les pastiches de la nature humaine, Delacroix se demande :

« Qu’est-ce que serait, en sculpteur, par exemple, un art réaliste ?- De simples

moulages sur natures seraient toujours au-dessus de l’imitation la plus parfaite que la

main de l’homme puisse produire ». (J.III, p. 266).

Delacroix ne demandait , à tout artiste, que de dépasser la vision réelle qu’il a

devant les yeux et d’avoir recours à l’effet, en ajoutant ce « je ne sais quoi de brin

de sel » et en faisant beaucoup de sacrifices. Le premier des principes en tout art

n’est-il pas celui de la nécessité des sacrifices ? Mais c’est surtout à la peinture que

seront consacrées ses plus longues et plus profondes réflexions…

* *

*

La Vie en Couleurs

« La peinture, c’est la vie ! »

En effet, rien n’est plus exact, comme définition, que cette réponse quasi-

dramatique de Delacroix à son ami Soulier… C’est la vie avec toutes ses grandeurs,

ses contrastes et ses déchirements ; c’est le flambeau mené à travers les coins de

cette immense « Bouche d’Ombre » ; c’est ce qu’ajoute l’homme-dieu à l’œuvre du

créateur…

Domaine inépuisable de correspondances, la peinture est « un pont jeté entre

l’esprit du peintre et celui du spectateur » (J.III, p. 39). Inépuisable, certes, puisque

ce qui a été montré « ne représente pas la centième partie de ce qu’il y a à dire »

(J.II, p. 277). Il y a toujours du neuf, et comme dit Delacroix, « la nouveauté est

dans l’esprit qui crée, et non dans la nature qui est peinte ». C’est l’originalité du

peintre, la part qu’il ajoute de lui-même, qui donne la nouveauté aux sujets. Là

Delacroix s’empresse de marquer la différence principale entre la peinture et tout

autre art : « L’auteur n’y est point présent, et n’est point en commerce avec vous

comme l’écrivain ou l’orateur. Il offre une réalité tangible en quelque sorte, qui est

pourtant pleine de mystère. Votre attention n’est pas prise pour dupe ; les bonnes

parties sautent aux yeux en un moment ; si la médiocrité de l’ouvrage est

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insupportable, vous en avez vite détourné la vue, tandis que celle d’un chef-d’œuvre

vous arrête malgré vous, vous fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous

convie qu’un charme invincible ». C’est ce qui fait aussi l’avantage dont jouit le

peintre, qui est plus maître de ce qu’il veut exprimer que le poète ou le musicien

livré à des interprètes. En un mot, « l’ouvrage du peintre n’est pas soumis aux

mêmes altérations » (J.II, p. 99).

Si l’on parle de la nécessité d’être universel, c’est que l’artiste doit être

savant, car « la peinture est le métier le plus long et le plus difficile », dit Delacroix

très consciemment. Il lui faut l’érudition comme au compositeur, et il lui faut aussi

l’exécution comme au violon. Par science, Delacroix désigne l’importance et l’utilité

de tous les éléments. C’est l’harmonie et ses combinaisons qui feront adopter à

toutes ces parties composantes et intégrantes une sorte d’union comme à un chant

unique… Car chacune de ces parties a son expression propre et aucune d’entre elles

ne peut remplacer l’autre que partiellement et à la rigueur…

Si le maître exige dessin et contour, reflet, mouvement, forme et harmonie,

contenu, clair et obscur, perspective, proportion, composition, chaleur d’expression,

spontanéité et raison, fougue , bref la concurrence de tout un ensemble d’éléments

pour arriver à donner vie à un tableau, cela ne veut point dire accumulation, mais

une sorte de base nécessaire, capable de faire voir, dans une amplification

simplifiée , tous les objets suivant leur importance, de faire valoir l’idée, de la

mettre en relief afin que le tableau soit « une fête pour l’œil ». La grande supériorité

d’une œuvre ressortira non de ce qu’elle offre aux yeux une image qui satisfait

l’imagination, mais lorsqu’elle aura fixé pour toujours l’objet et ira au-delà de la

conception. (J.I, p. 446).

En réalité, l’expérience de Delacroix abonde tout le long du journal, mais ce

qu’il regrette le plus, c’est « cet exercice de copier, entièrement négligé par les

écoles modernes, et qui était la source d’un immense savoir. » (J.III, p. 25). Copier

dans le sens d’apprendre, de saisir la technique, de voir d’une façon presque

palpable, comment cela a été fait, afin de pouvoir le dépasser. Copier dans le sens

d’apprentissage, si l’on veut, mais jamais dans le but ce d’imitation. Delacroix

n’avait qu’une grande horreur des imitations : « ce qui est odieux, dit-il, c’est

l’imitation des grand maîtres par des imbéciles qui sont faux de geste et d’intention

par-dessus le marché ». (J.III, p. 196).

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Delacroix accordait autant d’importance à toutes les étapes artistiques, depuis

l’ébauche jusqu'à ce « je ne sais quoi d’inexplicable » qui semble venir de quelque

émanation mystérieuse. L’idée première, le croquis, est en quelques sorte « l’œuf ou

l’embryon de l’idée qui contient tout, si l’on veut, mais il faut dégager ce tout, qui

n’est autre chose que la réunion de chaque partie », (J.II, p. 169). La meilleure

ébauche sera celle qui tranquillise le peintre sur l’issue du tableau. Et heureux sera

l’artiste qui pourra conserver la spontanéité, cette verve vigoureuse du premier jet,

qui est parfois meilleure que l’œuvre finie. Chopin ne disait-il pas que ses

improvisations étaient beaucoup plus hardies que ses compositions achevées ?

Si Delacroix avait une certaine réserve à l’égard d’une œuvre achevée, c’est

qu’elle « enferme l’imagination dans un cercle et lui défend d’aller au- delà ». De là

vient sa préférence de laisser une porte ouverte, afin que chacun puisse pénétrer dans

l’œuvre et participer à son achèvement.

Delacroix, qui avait la passion des notes et des croquis et qui « s’y livrait en

quelque lieu qu’il fût » (Baudelaire), revient maintes fois sur le problème du dessin

dans son Journal. Ce n’est pas trop de dire qu’il lui accordait une grande

importance, contrairement à ce que disent les fanatiques ingresques car il a laissé

plus de six mille dessins ! « Ces dessins protestaient après sa mort contre les

reproches d’improvisation et de facilité, dont on l’avait si injustement abreuvé de

son vivant » (Y. Sjoberg : Pour comprendre Delacroix, p. 91). L’artiste à qui l’on

faisait ce reproche de négliger cet art, marque au début de son Journal : « La

première et la plus importante chose en peinture ce sont les contours » (J.I, p. 69).

En réalité, il ne concevait pas le dessin en lignes, » dures, cruelles, despotiques,

immobiles », ainsi qu’une « camisole de force », mais en lignes « vivantes et

agitées » capables de traduire le mouvement, la vie qui palpite au fond des âmes,-

même au risque de ce que les philistins nommeraient incorrections, exagérations ou

erreurs !

Si Ingres pensait que « la couleur ajoute des ornements à la peinture, mais

qu’elle n’en est que la dame d’atour » (Ingres : Ecrits sur l’Art, p. 8). Delacroix

avait « besoin de la couleur », voyait la vie en couleur, lui trouvait une force

beaucoup plus mystérieuse et plus puissante : « elle agit pour ainsi dire à notre

insu », ou comme dirait Gauguin plus tard » : « les couleurs sont encore plus

explicatives quoique moins multiples que les lignes ». Pourtant, malgré sa grande

passion pour la couleur, et malgré le fait qu’il concevait la vie et le mouvement en

chromatique, Delacroix certifie que « la couleur n’est rien, si elle n’est concevable

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au sujet, et si elle n’augmente pas l’effet du tableau par l’imagination » (J.II, p. 1).

En effet, ligne et couleur, ces « frères proclamés ennemis par l’Académisme de

Lebrun », ne forment aux yeux de Delacroix que l’esprit et le corps d’un seul être.

Se cherchant à travers les âges, c’est à la Renaissance, période unique dans

l’histoire des arts, que vont les préférences de Delacroix. Période préparé par cette

famille de longue lignée, commençant par les Giotto, les Cimabue, les Ghirlandajo,

dont les compositions austères, raides, maigres et contournées rappellent les

imagiers gothiques. Ensuite vient l’apparition grandiose de cet autre génie des arts et

des sciences, qui fit faire à la peinture son pas décisif : Leonard de Vinci. « On ne

peut qu’être émerveille du progrès immense que Leonard fit à son art », dit

Delacroix. Cet émerveillement est du à ce que le Vinci est un de ces premiers qui

osèrent rompre d’un coup avec la peinture traditionnelle du quinzième siècle. Il

arriva « sans erreurs, sans défaillances, sans exagérations et comme d’un seul bond,

à ce naturalisme judicieux, également éloigné de l’imitation servile et d’un idéal

vide et chimérique » (J.III, p. 285). Ce qui émerveille Delacroix, c’est que « cet

homme dont la manière est si caractéristique, n’a point de rhétorique. Toujours

attentif à la nature, la consultant sans cesse, il ne s’imite jamais lui-même ». Mais

c’est surtout à sa science encyclopédique, universelle et sans égale que va

l’admiration d’Eugène. Seuls, Raphaël et Michel Ange, ses deux émules méritent au

même titre, cet éloge de Delacroix.

Dès sa jeunesse, Delacroix partage le préjugé qui associe au nom de Raphaël

l’idée de toutes les perfections. Non pas qu’il ait atteint plus qu’un autre à la

perfection et au sublime, mais parce que lui seul a porté à un degré unique ces

qualités : le charme du style et l’élégance de l’exécution. Ce ne serait pas trop de la

baptiser, d’après Delacroix, le Mozart de la peinture. Car il est arrivé à ce « point

précis ou l’art devait ouvrir tous ses trésors à une imagination comme la sienne »

(Delacroix : Œuvres littéraires, cité par Gillot, in Delacroix p. 176). S’il arrive à

Delacroix de soulever quelques fautes d’ensemble, de proportions, de perspective

aérienne ou même de costume, cela n’empêche pas les figures « de vivre de l’âme

qu’il leur communiquait : ses yeux vivent » (Supplément du J. III, p. 362).

En Michel-Ange, Delacroix reconnaît une âme sœur, « tourmentée, elle aussi,

par le problème de la vie et de la mort, possédée par l’inspiration, ballottée sans

cesse entre l’enthousiasme et le renoncement » (H. Gillot : Delacroix, p. 178).

Excessif en tout comme son protecteur Jules II, porté d’instinct à « tout ce que l’on

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peut concevoir de plus grand, de plus démesuré, de plus intrépide », ses ouvrages

donnent la « sensation la plus épurée et la plus élevée qu’il soit possible d’éprouver

dans un art ». Son grand mérite, poursuit l’auteur du Journal, vient de ce qu’il « met

du grand et du terrible même dans un membre isolé » (J.II, p. 283). Avec ces deux

titans se termine le règne du style épique, ayant atteint le sommet de son expression.

C’est à l’école vénitienne que sera légué le flambeau…

« L’arrangement, chez Véronèse, est ce qu’il y a de préférable bien qu’il n’ait

aucun intérêt dramatique, dit Delacroix ». Qu’il peigne le Christ ou un bourgeois de

Venise, ce sont toujours ses robes de chambres, ses fonds bleus, ses petits nègres

portant de petits chiens, tout cela, il est vrai, arrangé avec l’harmonie des lignes et de

la couleur » (J.II, p. 151).

Considéré comme un des plus grands coloristes, mais aussi un des premiers

dessinateurs, le Titien, qui possède cette qualité si rare : « Ce sang froid animé »

(J.III. p. 58) , est regardé comme le créateur du paysage : « il y a introduit cette

largeur qu’il a mis dans le rendu des figures et des draperies » au sens précis du

terme, le Titien possède cette maîtrise de moyens : « soins particuliers, couleurs

broyées, dessiccation des différentes couches », en un mot, « l’art des préparations »

(J.III, p. 40). Non seulement les procédés techniques, reprend Delacroix, « les

qualités du peintre sont portées chez lui au plus haut point : ce qu’il fait est fait ; les

yeux regardent et sont animés du feu de la vie. La vie et la raison sont partout ».

Si Delacroix n’a jamais pu réaliser son rêve d’aller en Italie, c’est grâce à

deux séjours en Belgique et en Hollande qu’il prit contact avec l’art flamand, art

qu’il n’a cessé d’étudier et d’admirer avec une sympathie égale. Rubens ? « Gloire à

cet Homère de la peinture, à ce père de la chaleur et de l’enthousiasme dans cet art

où il efface tout, non pas, si l’on veut, par la perfection qu’il a portée dans telle ou

telle partie, mais par cette force secrète et cette vie de l’âme qu’il a mise partout »

(J.II, p. 95). Rubens, c’est cette spontanéité fougueuse, le pinceau en furie, cette

verve incomparable, l’abandon et l’audace le plus complet. N’est-ce pas là le plus

sûr cachet de la supériorité de l’artiste ?

Tenté de le préférer à Raphaël, Rembrandt, homme du Nord, se distingue

aussi par ses emportements excessifs. « Véritablement, dit Delacroix, ce n’est qu’à

lui qu’on voit commencer, dans les tableaux, ces accords des accessoires du sujet

principal, qui me paraît à moi une des parties les plus importantes, si ce n’est la plus

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importante » (J.II, p.212). Maître du vague, du communicable dans l’ombre,

Rembrandt est de tous les peintres celui qui sait le mieux « éclairer d’un trait de

lumière le fonds des âmes ».

C’est toujours grâce à un voyage en Angleterre que Delacroix, grand

admirateur de l’école anglaise, prend contact avec ces œuvres dans leur cadre,

« Ecole éminente et peu appréciée dans notre pays » écrit-il. Si tous les artistes

anglais passent sous la plume de Delacroix, c’est à Constable qu’ira sa préférence et

à Bonington sa sympathie !

L’influence qu’exerça Constable sur l’auteur du Massacre de Scio n’est que

très connue ; et c’est grâce à sa découverte qu’il reprit le fond et le ciel de son œuvre

quelques jours avant le vernissage. De même, la reconnaissance de Delacroix à

l’aquarelliste anglais sera reconnue maintes fois durant ses écrits. Il admira en

lui « l’homme rempli de sentiments », mais surtout la maîtrise de son art, de son

exécution transparente, de ces « espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi,

indépendamment de tout sujet et de toute imitation ».

Delacroix ne cessera de répéter que le vrai peintre est celui qui connaît toute

la nature, non pas pour s’en tenir à sa juste copie, comme dit Ingres, mais pour la

dépasser. C’est une des raisons pour lesquelles il admira Albert Dürer. Il est le

maître par excellence de la gravure, dit Eugène, et il ne cessera de l’étudier avec

intérêt. Il retrouve en lui « le charme prenant des vieux maîtres » (Gillot : Delacroix,

p. 247).

Le choc génial de Goya, dit Huyghe, confirma en Delacroix ce qu’il avait

entrevu à travers les Anglais : « Le dessin, détourné de la forme pour se mettre au

service de l’expression, c'est-à-dire de la vie, peut traduire par le délié de l’écriture

et l’atmosphère de la tâche, l’intensité fugitive des impressions » (in Delacroix,

pp.108-109). Devant opter pour Goya ou Raphaël, le débridé ou le calme, c’est avec

le premier qu’Eugène correspond de toute sa fougue impatiente, et avec le second

par sa pensée ordonné. C’est surtout dans les esquisses de ses tableaux, dans ses

ébauches, dans cette idée première jetée avec audace que l’on remarque une

similarité frappante entre les œuvres de Goya et celles de Delacroix.

Quant aux écoles systématiques, à l’étude assidue et préférée du modèle

vivant, c’est aux Carrache, « hommes très supérieurs, qui se sont dits un jour qu’il

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fallait reprendre pour leur compte ce qui avait échappé à ces devanciers illustres »

(J.III, p. 269), que Delacroix ramène le début.

Lesueur, peintre de la naïveté angélique, coloriste-né, « observateur

scrupuleux et poétique en même temps de l’histoire et des mouvements du cœur

humain , il est avec le Poussin dont la grâce est une muse qu’il n’a jamais entrevue,

ceux à qui revient le mérite d’avoir ouvert une carrière toute nouvelle à la peinture

en la ramenant à l’étude de la nature. « Le plus classique de tous les peintres », le

Poussin reste, malgré son manque de grâce, « un des novateurs les plus hardis que

présente l’histoire de la peinture (J.II, p.30).

Si la peinture mignarde et coquète, élégante et facile triomphe suivant la

courbe des évolutions sociales, c’est avec Watteau qu’elle atteint son comble ! «Un

de ses tableaux nus devant vos yeux, dit Delacroix (J.II, p. 221), le factice vous

saute aux yeux. Vous vous lassez vite de la convention qu’il représente ».

« Les idées politiques et philosophiques de grandeur et de liberté proclamées

en faveur du peuple, vinrent sans doute renforcer le dégoût inspiré à David par cette

école mignardaise dont il était issu, (H. Gillot : Delacroix, p. 216). Cette répulsion,

qui est « son principal titre de gloire » aux yeux de Delacroix, le conduisit à l’étude

des Anciens. Par malheur, cette étude tourna à l’imitation peu intelligente de

l’extérieure au lieu de pénétrer l’esprit Antique.

Résultat ? - « Art d’antiquaire »… « Terrible froideur » reprend l’auteur du

Journal. « Cette froideur était en lui-même, continue-t-il, il semble qu’il fût satisfait

quand il avait bien imité le petit morceau de nature qu’il avait sous les yeux ». Son

exécution est tellement froide » qu’elle refroidirait des idées plus élevées et plus

animées que les siennes » (J.III, p.44)

Une véritable furie d’antique s’ensuit.

Si Delacroix juge sévèrement l’art de son temps, que ce soit, à cause de

« l’absence absolue de caractère » ou à cause de « cet éternel blanc » étalé partout et

qui donne cette impression que « l’œuvre est faite avec de la farine » (J.I. p. 178),

c’est à Ingres qu’est adressée la critique la plus acerbe. Cet Ingres « qui n’a rien

d’homérique que la prétention » (J.III, p. 43), cette « cervelle toute de travers », qui

n’a point d’imagination, est « pitoyable ». Le ridicule qui abonde et déborde de ses

œuvres « est l’impression complète d’une incomplète intelligence » (J.II, p. 327). A

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toutes ces attestations, Delacroix ajoute qu’il lui est gré de quelques qualités, d’une

« certaine suavité de détails qui ont du charme, malgré ou à cause de leur

affectation » (J.II, p. 182). « Sa folie, écrit-il, ne peut aller plus loin. Que peut-on

critiquer dans des ouvrages contemporains après ces cochonneries ?! ».

Faisant le bilan de ceux qui composent la famille de verve chromatique, de

ceux qui s’évadèrent de la froideur des pastiches, du blanc et du gris, Delacroix

place Prud’hon au début. « Il est le seul à avoir retrouvé le « véritable esprit de

l’antique » : le secret du grand, du beau, du vrai et surtout du simple. Il est aussi le

seul « dont l’exécution soit égale à l’idée » (J.III, p. 54).

Gros est aussi un de ces « évadés » de l’école, mais il a l’avantage d’être le

premier à avoir pris pour sujet une action contemporaine et éleva jusqu’aux nues la

représentation du naturel. Unissant la force à « l’élégance, le dessin à la couleur et à

la hardiesse, l’auteur des Pestiférés de Jaffa n’est pas seulement un des précurseurs

qui sondèrent le terrain pour l’arrivée de Delacroix, mais aussi un de ses émules en

procédé de travail. Ecoutez-le parler à Delestre son élève (J.I, p. 178), cité par R.

Huyghe in Delacroix, p. 117) : « Il faut procéder par ensembles, ensembles de

mouvement, de longueur, de lumière, d’ombre, ensembles d’effet. Vous ne pouvez

vous occuper d’une portion sans regarder le tout… Conduisez simultanément chaque

partie de telle sorte que si votre besogne venait à être interrompue, il y ait

homogénéité dans chaque fraction, quel que soit le degré d’avancement ». Cette

réflexion ne semble-t-elle pas venir de la bouche de celui dont l’œuvre en cours

d’exécution constituait toujours un tout ?

Apparenté à Delacroix et par sa fougue et par sa tenue de dandy, épris de

chevaux jusqu'à la folie, Géricault, enlevé prématurément à la peinture, est celui qui,

après Gros, lança Delacroix au débridé de l’expression. L’amitié de deux artistes,

quoique de courte durée, eut une profonde influence sur Eugène, « quel sublime

modèle et quel précieux souvenir de cet homme extraordinaire » (J.I, p. 66), s’écrit-

il. Si le jugement de Delacroix change ou s’atténue avec le temps, si au début il lui

trouvait vigueur, fougue, et fermeté, si quelques années plus tard, en mars 1855, tout

cela lui paraitra « très froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails sont

rendus », c’est que Delacroix, dans sa course frénétique a été bien au-delà de son

précurseur… Mais il placera toujours Géricault au nombre de cette lignée d’artistes

qui ouvriront des horizons infinis.

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Gloire à ces précurseurs, à ces évadées de la froideur, à ceux qui osèrent

percer de nouvelles sorties, même s’ils ne pénétrèrent pas profondément : il leur

suffit d’avoir ouvert la porte… cette porte qui resta largement ouverte devant

Delacroix.

Mais après la moitié du siècle, d’autres courants commencèrent leur marche.

En 1859, l’auteur du Massacre écrit à Dumas père : « Vous vous plaigniez avec

raison de la tendance des arts… nous visions en haut, autrefois. Heureux qui pouvait

y atteindre. Je ne crains que la taille des lutteurs d’aujourd’hui ne leur permette pas

d’en avoir la pensée. Leur petite vérité étroite n’est pas celle des maîtres. Ils la

cherchent terre à terre, avec un microscope. Adieu à la grande brosse ».

Des divergences de principes trop profonds le séparaient des réalistes

systématiques, dit Gillot. Retiré, après tant de révolutions et tant de déceptions, ne

concevant pas que les arts peuvent être accessibles à ces révolutionnaires qui

ravagent tout sur leur passage, n’admettant pas que l’artiste puisse se mêler, il

critique amèrement cette « caravane d’artistes » qui se perd dans la mêlée politique

et sociale. Millet, qui ne lit que la Bible et se vante d’être paysan, est de « la pléiade

ou de l’escouade des artistes à barbes qui ont fait la révolution de 48, ou qui y ont

applaudi, croyant apparemment qu’il y aurait « l’égalité des talents comme celle des

fortunes » (J.II, p. 20). Mais malgré ces divergences, Delacroix rendait justice aux

maîtres de Fontainebleau et décelait la caractéristique de chaque peintre, bien qu’il

ne trouvât point cette grandeur fougueuse, toujours en ascension, qu’il sentait

bouillonner en lui-même.

Solitaire, dans cet immense chaos de la création, ne conversant qu’à travers

les émanations de ses émules et prédécesseurs, Delacroix cherche avec nostalgie,

parmi ses contemporains, mais ne trouve aucune correspondance… « Tout a changé

et change encore », murmure-t-il tristement.

Cependant, malgré son aversion déclarée contre le Progrès, il ne manquera

pas d’applaudir une de ses remarquables inventions : la photographie. C’est parce

qu’elle a affaire avec l’art que cette nouvelle création a été admirée par le maître

vieillissant.

* *

*

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La Bête noire et la 8e Muse

« Si cette invention du daguerréotype eut été faite, il y a trente ans, peut-être

ma carrière eut-elle été plus remplie ». Plus remplie, dit-il, et non abîmée ou

pervertie comme le diraient quelques artistes plus tard et même de nos jours, ne

voyant dans l’appareil photographique qu’une bête noire à fuir et non pas un moyen

d’aide technique.

La photographie a été grandement discutée et différemment accueillie,

Baudelaire (in : Le public moderne et la photographie, Œ.C.p.1035) prit en

charge de mettre cette découverte dans son véritable devoir. Elle doit être : « La

servante des sciences et des arts, mais la très-humble servante, comme l’imprimerie

et la sténographie, qui n’ont ni crée ni suppléé la littérature, qu’elle enrichisse

rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa

mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux

microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de

l’astronomie, qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-côte de quiconque a besoin

dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux…

Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire,

sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à

nous ».

A l’appareil, la réalité matérielle ; à l’artiste, le rêve et l’imagination. C’est ce

que Delacroix a essayé de voir dans cette invention, sans l’accuser, comme son

grand disciple, et c’est ce qui l’incita à trouver dans cet « enfant du progrès » un

nouveau point de départ, un nouvel horizon qui s’ouvre ». L’instruction que donne

ce procédé à un homme qui peint de mémoire est un avantage inestimable » (J.II,

p.89), dit celui qui fut un des premiers à s’en servir bien avant Degas. Son

enthousiasme était tel qu’il a été jusqu’à se faire membre de la société Française de

photographie. (R. Huyghe : Delacroix, p.372).

« La nouvelle technique, divulguée vers 1839, poursuit R. Huyghe, prit un

essor soudain lorsqu’en 1847, Blanquart-Evrard eut fait connaître le procédé de la

photographie sur papier, inventé déjà depuis quelques années, mais resté inexploité.

Delacroix, qui se fit daguerréotypé plusieurs fois par les grands photographes de son

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temps, suivait de près la progression de cette invention et travaillait souvent d’après

des épreuves que lui passaient ses amis.

« La possibilité d’étudier d’après de semblables résultats, eut sur moi une

influence dont je me fais une idée seulement par l’utilité dont ils me sont encore,

même avec le peu de temps que je puis consacrer à des études approfondis : c’est la

démonstration palpable du vrai dessin de la nature, dont nous n’avons jamais

autrement que des idées bien imparfaites » (cité par P. Daix in : Delacroix le

libérateur, p.223).

Ces différences et ces démonstrations seront plus flagrantes encore avec les

photographies instantanées du major Muybridge, au moyen desquelles Degas « fut

un des premiers à étudier les vrais figures du noble animal en mouvement » (P.

Valery : Degas, Danse, Dessin, p.64). Mais les notes de Dutilleux (cité par P. Daix,

op. cit. p.223), d’une grande importance, montrent combien Delacroix n’admirait

pas seulement en théoricien les photographies, dessinait considérablement d’après

les plaques daguerriennes et les épreuves sur papier, mais intervenait lui-même pour

les prises de vues : « Je possède un album composé de poses de modèles, hommes

et femmes, qui furent indiquées par lui, saisies sous ses yeux par l’objectif…

Phénomène incroyable ! Le choix de la nature, l’attitude, la distribution de la

lumière, la torsion des membres sont si singuliers, si voulus qu’on dirait beaucoup

de ces épreuves qu’elles ont été prises d’après des originaux mêmes du maître.

L’artiste était en quelque sorte souveraine maîtresse de la machine et de la matière.

Le rayonnement de l’idéal qu’il portait en lui transformait en héros vaincus et

rêveurs, nymphes nerveuses et pantelantes des modèles à trois francs la séance ».

Maîtriser l’appareil comme on maîtrise sa propre main. Tel sera le précepte de

Delacroix qui regardait avec passion et sans fatigue ces photographies d’après des

hommes nus,- « Ce poème admirable, ce corps humain, sur lequel j’apprends à lire,

dit-il, (J.II, p. 399) et dont la vue m’en dit plus que les inventions des écrivassiers ».

Répondant à tant d’interrogations qui se posent encore au vingtième siècle

finissant, Delacroix montre la différence qu’il y a entre l’artiste et l’appareil.

Différence qui réside principalement dans le choix « Voyez cette scène intéressante,

dit-il (J.II, p. 86, qui se passera, si vous voulez, autour du lit d’une femme

mourante : rendez, saisissez, s’il est possible, par la photographie, cet ensemble, il

sera déparé par mille côtés. C’est que, suivant le degré de votre imagination, la

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scène vous paraître plus ou moins belle, vous serez poète plus ou moins, dans cette

scène ou vous êtes acteur ; vous ne voyez que ce qui est intéressant, tandis que

l’instrument aura tout mis ».

En photographie aussi bien qu’en peinture, Delacroix fait place d’honneur à

ce « je ne sais quoi d’inexprimable », de flou et d’indéfini, à cet espacement ou, si

l’on peut dire, à ce vide aérien qui doit se trouver dans les œuvres. Celles qui

saisissent d’avantage à son avis, « sont celles ou l’impalpable même du procédé

pour rendre d’une manière absolue, laisse certaines lacunes, certains repos pour l’œil

qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets » (J.III, p. 232).

C'est-à-dire choisir, dégager l’essentiel afin que l’effet parte directement à l’esprit.

Si l’on attribue le plus souvent cette libération de l’œil, du regard, à la

photographie, dont le rôle en effet sera décisif, il faut rendre cette justice à

Delacroix, comme dit P. Daix (in Delacroix le libérateur, p. 190). « Bien avant que

la photographie puisse jouer ce rôle fondant la lumière des paysagistes anglais et de

Turner, la liberté des aquarellistes, le mouvement repris à Gros et Géricault pour être

capable de tout dire de la fièvre qui le hantait, il a eu d’instinct cette nouvelle

attitude, cette confiance dans son œil, contre l’apparence commune de la perspective

géométrique, ce sens de sa responsabilité créatrice, de sa responsabilité de peintre ».

Et Delacroix ne cesse d’affirmer l’ampleur de l’immense horizon qu’il

entrevoyait d’après les premiers pas de cette découverte. « En vérité, dit-il (J.III, p.

59) qu’un homme de génie se serve du daguerréotype comme il faut s’en servir et il

s’élèvera à une hauteur que nous ne connaissons pas ». Il ira même jusqu'à prévoir la

8e muse : Le cinéma !

Parlant des raffinements qui doivent intervenir en matière des arts, Delacroix

note le 9 avril 1856 : « on viendra à exécuter des symphonies en même temps qu’on

offrira aux yeux de beaux tableaux pour compléter l’impression ». Mis au point en

1895, le cinéma ne devint sonore qu’en 1927, c'est-à-dire soixante et une année

après la prédication de Delacroix. N’est-ce pas là une des premières définitions de

cet art qui fit effectivement et en quelques années des progrès fantastiques ?

* *

*

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En désaccord avec la cité, c’est vers l’immense domaine des Arts que

Delacroix s’est tourné. Ses réflexions profondes et quelquefois contradictoires,

s’attaquent à tous les éléments qui constituent ce domaine. Trouvant le Beau relatif,

Delacroix dépasse l’antiquité comme modèle suprême et demande à tout artiste de

l’exprimer d’après sa propre vision. C’est surtout à la réalité contemporaine que tout

art doit prendre son point de départ, en liant, toutefois, l’idée à la forme ; point de

séparation entre « l’âme et le corps ». Ayant comme mission de continuer le rêve du

Créateur, l’artiste doit avoir une connaissance très étendue de tous les moyens de

son art et doit le pratiquer sans arrêt, afin de pouvoir choisir, assimiler, et donner vie

à son œuvre.

A part les critères artistiques, l’auteur du Journal réfléchit longuement sur

chaque art séparément, jugeant la musique en mélomane, la littérature en écrivain, et

la peinture en Maître.

Ses musiciens préférés sont : Mozart, le génie-né-inspiré ; Beethoven, qui

exprime les déchirements de la souffrance humaine ; et Chopin, génie unique et

éminemment romantique. Par contre, Berlioz et Wagner, ces « prétendus novateurs »

seront injustement jugés.

Ennemi déclaré des pédants, il aime les écrivains concis qui ont une source

vraie et sensible. C’est pour cela qu’il préfère, en général, les Anciens aux

Modernes, surtout à ses contemporains qui se noient dans la sensiblerie… Hugo et

Balzac seront mis au nombre de cette famille de « prétendus novateurs » !

Cependant, Delacroix décèle le mérite de Stendhal.

En peinture, domaine inépuisable, Delacroix exige la concurrence de tous les

éléments, afin que le tableau soit une fête pour l’œil. Choisissant le flambeau de

chaque époque, c’est à la Renaissance et à tous ceux qui s’apparentent qu’iront ses

préférences. Gloire à cette famille audacieuse, de verve chromatique, et

condamnation à cette lignée mignarde !

Bien qu’il fut contre le Progrès, il ne manquât pas d’applaudir sa nouvelle

invention : la photographie, et fut un des premiers à s’en servir. Ainsi, on peut

conclure sommairement que Delacroix, en matière sociale, jugeait partiellement ;

par contre, en domaine artistique, il était Maître-Visionnaire malgré ses partis-pris.

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Chapitre III

DELACROIX ARTISTE

* Peintre : gloire à la lutte humaine

* Ecrivain : émule des grands penseurs

* Critiques : partial et impressionniste

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DELACROIX ARTISTE

Gloire à la lutte humaine

« Je veux y passer quelques temps (chez Guérin) pour avoir au moins un petit

talent d’amateur »… Telle était, en 1813, dans une lettre à Allard, (C.G.I, p. 6) toute

l’ambition et toute l’aspiration de celui qui comprit l’univers par son esprit. Ce petit

« roseau isolé », qui n’aspirait même pas à dépasser le cercle d’amateur, ignorait

qu’il serait capable de créer une œuvre gigantesque, qu’il serait lui-même un de ces

Homère incomparables, et que c’est à lui qu’incomberait la charge de faire la

synthèse du Passé et d’ouvrir les voies de l’Avenir en peinture.

« Poissardement » salué à son aurore (Étrange erreur dont chaque génération

s’étonne après coup et qu’elle recommence naïvement « dit Th. Gautier : Histoire

du Romantisme, p. 201), amèrement harcelé et par la vie et par le feu qui

l’embrassait, Delacroix était « froidement déterminé à chercher les moyens

d’exprimer la passion de la manière la plus visible » (Baudelaire : Œuvre et vie

d’Eugene Delacroix, Œ.CC. p. 1118), et obstinément décidé à atteindre la maturité

artistique. En effet, rien ne put l’empêcher ou le faire dévier de sa décision. Le but

principal de sa vie fut de délivrer la peinture enchaînée, d’apporter plus de « lumière

et de couleur en même temps qu’un mouvement plus frénétique » (M. G.-Michel :

Grandes époques de la peinture moderne, p. 27). Rien ne témoigne mieux de cette

détermination constante et de cet incessant labeur que son œuvre même : Robaut

(cité par Huyghe in : Delacroix, p. 198) a dénombré « 6.629 dessins et 1.525 pastels,

aquarelles ou lavis, en regard de 853 peintures, une soixantaine d’albums », pour ne

rien dire de sa peinture murale. Cela ne démontre-t-il pas de quelle passion immense

pour la peinture, et de quelle volonté formidable il était doué ?

Inspiré mais lucide, conscient de sa propre valeur et de ses possibilités,

Delacroix accordait une grande importance à l’entrainement quotidien. A l’instar de

Paganini, cet autre génie tant admiré, qui s’exerçait chaque jour à faire une heure de

gamme, le peintre ne laissait point passer une journée sans avoir esquissé quelques

lignes. Il luttera toujours pour conquérir les obstacles qui se présentent, pour

maîtriser ses moyens d’expressions. En 1861, deux ans avant sa mort, Delacroix

note encore :

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« Ce qui me paraissait de loin facile à surmonter me présente d’horribles et

incessantes difficultés. Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre,

me relève, au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments quand je

l’ai quitté » (J.III, p. 317).

Combat éternel, certes, puisqu’il n’a fait que le représenter dans toute son

œuvre. Sa vie elle-même n’a-t-elle pas été un combat éternel ? Mais cette lutte,

quoique obstinée, était loin de l’épuiser. Bien au contraire, étant sa raison d’être, elle

l’animait et le vivifiait : « Rien ne me charme plus que la peinture et voilà que par-

dessus le marché, elle me donne une santé d’homme de trente ans. Elle est mon

unique pensée et je n’intrigue que pour être tout à elle ».

C’est avec une persévérance frénétique que Delacroix prit en charge de

parvenir à l’apothéose de l’expression. Mais sa lutte ne fut pas débridée. C’est en

s’observant, en s’observant de près et continuellement qu’il menait son attelage,

muni d’un double harnais : le cœur et la raison. Illustrateur de la lutte humaine,

Delacroix ne se passera jamais de ses deux chevaux de courses. « Ce qui me fait

plaisir, dit-il (J.I, p. 53), c’est que j’acquiers de la raison, sans perdre l’émotion

excitée par le beau ». Son précepte était d’ailleurs que le véritable artiste doit

posséder une main habille, une tête froide et un cœur chaud.

Le long chemin qu’il devait parcourir n’était point stratifié, uniforme, mais

jalonné de personnages qui le hantaient… Des personnages légendaires, historiques

ou contemporains qu’il devait exprimer. En 1822, il annonce à son ami Soulier

(C.G. I, p. 140) qu’il « tente un coup de fortune » en peignant Dante et Virgile aux

Enfers. Mais, comme le dit justement Olga Wormser, ce fut « un coup de tonnerre

dans le ciel de la peinture » (Attrait de Delacroix, p. 11) … Coup qui ébranla les

assises de la peinture classique, déchaîna une critique de furie mais annonça, en

même temps, la naissance d’un peintre. Et quel peintre ! (« Désormais, chaque

envoi de Delacroix au salon, jusqu'à la consécration des dernières années, suscitera

les mêmes remous » op.cit. p.12). Deux années plus tard, le Journal reflète

l’histoire de la genèse du Massacre de Scio. Toutes les peines qu’endura Eugène

palpitent encore : Et le Massacre déclencha une seconde vague de fureur, mais

plaça son auteur officiellement dans la coterie romantique, alors que la Mort de

Sardanapale marquera le paroxysme du débat : « Les uns disent que c’est une chute

complète, que la Mort de Sardanapale est la mort des romantiques, puisque

romantisme il y a ; les autres comme ça, que je suis inganno… Moi je dis que ce

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sont des imbéciles, que ce tableau a des qualités et des défauts » explique le peintre

(à Soulier, C.G., p. 213). D’optique précise, Delacroix ne sera jamais dérouté par la

critique, bonne ou mauvaise, pour ou contre lui. Il saura toujours où réside la valeur

de son œuvre et quels sont les défauts.

1830 marques l’apogée de sa carrière romantique : la peinture voit édifiée sa

Liberté ! Trente ans plus tard, Victor Hugo empruntera les figures immortalisées

par le peintre sur la barricade, pour les héros des Misérables, y compris Gavroche.

Après la Révolution, couronné chef d’école, entouré d’amis bien placés,

Delacroix est pourvu de commandes officielles et débordé d’activité. Ensuite,

intervient le grand événement de sa vie : Le voyage en Afrique. Quelques mois au

Maroc, interrompus par une escapade en Espagne, Séville et Cadix, où tout Goya

palpitait autour de lui, ainsi qu’un rapide séjour en Algérie constituent l’envergure

de ce voyage.

La révélation de l’Afrique marque, en effet, un grand tournant dans la vie

artistique du Maître qui, devant tant de clarté, de lumière, de couleurs et de

somptuosité majestueuse, est atteint d’une orgie expansive de production. En réalité,

les carnets de croquis, les notes rapidement jetées, les lettres à ses amis, ne sont

qu’une démonstration pétillante de ce qu’il a dû éprouver devant une telle splendeur

en Fougue. Paysages, hommes, costumes, chevaux, tout, tout est nouveau à l’œil

scruteur du peintre ; jusqu’aux odeurs douces et enivrantes du harem ! Ce choc de

lumière accompagna Delacroix toute sa vie. Et jusqu'à la fin de sa carrière il

reproduira ces impressions, reprendra les mêmes thèmes, différemment traités, telles

dans les Femmes d’Alger ou dans les différentes scènes de chevaux.

Cependant, une transformation capitale s’avère dans la technique du peintre :

suppression du détail superflu : « Je n’ai commencé à faire quelque chose de

passable dans mon voyage d’Afrique, qu’au moment où j’avais assez oublié les

petits détails pour ne me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et

poétique ; jusque-là, j’étais poursuivi par l’amour de l’exactitude, que le plus grand

nombre prend pour la vérité » (J.II, p. 92).

Outre cette fantastique réalité où la misère se pare de beauté par la magie de la

lumière, le Maroc et l’Algérie ont surtout révélé, aux yeux de Delacroix, la grandeur

de l’Antiquité. Une Antiquité en mouvement, pleine de vie, de chaleur et non pas

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figée dans un glacis éternel : « L’Antique n’a rien de plus beau, dit-il à Pierret (dans

sa lettre au 29 Février 1832). Imagine, mon ami, ce que c’est que de voir couchés au

soleil, se promenant dans la rue, raccommodant des savates, des personnages

consulaires, des Cantons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air

dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde ».

Voyant les Romains et les Grecs se promener à sa porte, dans leur bournous

majestueux, Delacroix a bien ri des grecs de David… Reprenant son sérieux, il juge

utile, sinon indispensable, de faire éprouver ce même choc, cette même réalité

lumineuse, à tous ceux qui veulent se hasarder dans le domaine de la peinture : « Si

l’école de peinture persiste, à proposer toujours des sujets aux jeunes nourrissons

des Muses, la famille de Priam et d’Atrée, je suis convaincu qu’il vaudrait pour eux

infiniment davantage être envoyés comme mousse en Barbarie (Afrique) que de

fatiguer plus longtemps la terre classique de Rome ».

Jusqu'à ce voyage, l’Histoire et la Littérature avaient été les supports

orientaux de son œuvre. Ensuite, Delacroix accède à un orientalisme vrai, fondé sur

l’observation et la correspondance directe avec le miracle de la lumière. Le

changement opéré sur sa vision était tel, qu’il revint sur ses jugements littéraires.

Attiré par le romantisme nordique, en réaction contre l’école des Beaux-Arts et son

classicisme, Delacroix ne tarda pas, après 1833, à condamner les héros de Goethe et

de Shakespeare, qu’il voit désormais sous un jour réel et non imaginaire ou fictif…

Il ira jusqu'à trouver Goethe « un esprit mesquin et entaché d’affectation ». Les

héros de Byron « des matamores, des espèces de mannequins dont on chercherait en

vain les types dans la nature ». (J.III, p. 431), et ceux de Shakespeare « ampoulés et

boursouflés » !

Un tel retour sur son admiration première ne s’explique que par la découverte

de la réalité tangible, si l’on peut dire, et de la simplicité dont le goût n’est autre

chose que le beau, comme il dit, qui l’a toujours hanté et qu’il a toujours désiré avoir

(J.I, p. 20). Cette simplicité antique, découverte à travers la révélation de l’Afrique,

le ramène vers ce classicisme « vivifié par la lumière et la vérité, celui dont

Baudelaire faisait le chef de l’école moderne » (R. Hardy : Delacroix, p.156). Mais

c’est surtout grâce à ses grands travaux que Delacroix atteindra au sommet de cette

simplicité classique, toute frémissante de vie, de grandeur et de luminosité. Travaux

qu’il a peints d’abord avec son cœur. Rien n’est plus touchant que cet aveu qu’il

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confie à ses « calepins » : « Mon cœur bat plus vite quand je me trouve en présence

de grandes murailles à peindre » (J.II, p. 209).

En effet, toute son aspiration était d’obtenir « quelques pieds de murailles »

(Lettre au baron Rivet, du 15 Février 1838) pour satisfaire le besoin de faire grand

qui devint excessif. Ces quelques pieds de murailles qu’il a peint dans sa carrière ne

constituent autre chose que : le Salon du roi et sa Bibliothèque au Palais-Bourdon ;

la coupole et l’hémicycle de la Bibliothèque de la chambre des Pairs au Palais du

Luxembourg ; le plafond central de la Galerie d’Apollon au Louvre ; le plafond du

Salon de la Paix à l’hôtel de ville ainsi que les murs de la chapelle des Saintes-

Anges à l’Eglise Saint-Sulpice !

Visionnaire, mais lucide, Delacroix ne s’est pas borné à représenter quelques

figures « mythologiques ou allégoriques sans relation ou presque avec le cadre

architectural qu’il se voyait confier » (M. Sérullaz : Les peintures murales de

Delacroix, p. 75), mais avait recours à son immense culture, puisait dans toutes les

sources, afin de trouver le sujet adéquat. Ainsi, c’est au grand livre de la vie qu’il

avait recours…

Peintre d’Histoires ? Il ne se propose point d’illustrer une anecdote ou un fait

divers du passée, comme dit Gillot (in : Delacroix, p. 363). L’histoire ne l’intéresse

et ne l’inspire que : « dans la mesure où elle est susceptible d’intéresser et

d’émouvoir son âme », dans la mesure où il se retrouve lui-même, et dans la mesure

où il peut trouver ce « sentiment solennel et funestement poétique de la faiblesse

humaine, source intarissable des émotions les plus fortes » (J.I. p.).

Qu’il ait puisé dans tant de sources, qu’il ait peint des sujets religieux,

mythologiques, allégoriques, historiques de l’Antiquité, du Moyen-âge, de la

Renaissance, des temps Modernes et de l’époque contemporaine, des sujets

littéraires tirés de Byron, de Goethe , des Mille et une nuits, de Racine, de Walter

Scott, de Shakespeare, du Tasse, de Jérusalem Délivrée ; des sujets divers,

marocains ou orientaux, des portraits, des animaux ou des paysages, c’est toujours la

souffrance humaine qui l’intéressait, qui correspondait avec ses propres douleurs…

La souffrance du sort inconnu, la souffrance de cet éternel combat des deux

pôles entre lesquels oscille l’humanité : le clair et l’obscur, l’être et le néant, la vie et

la mort. Au drame de la destinée, Delacroix mêle celui de la nature. « Il projette sur

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elle la douleur de son âme » (H. Gillot : Delacroix, p. 366), - âme éternellement

triste et par sa vision et par sa charge… C’est pourquoi Baudelaire peut dire très

justement que « la couleur de Delacroix est souvent plaintive » (in : De la couleur,

Salon 1846 ; Œ.C. p. 883).

Contrairement à ce que dit Ph. Jullian : « Le génie de Delacroix est universel,

touche à tout sauf au paysage », (in Delacroix, p. 131), Delacroix a touché au

paysage. Il a même fait plus que toucher : il a ouvert à l’infini les profondeurs sans

limites de l’horizon, il a établi une sorte de correspondance, de dialogue pathétique

dans son œuvre. Delacroix n’a peint qu’une dizaine de paysages, ce qui représente

un nombre minime par rapport à ses tableaux, mais cela n’empêche la présence

effective de la nature, presque partout dans son œuvre. Même si elle n’est pas peinte,

on sent la nature toute fougueuse entourer ses personnages. Seulement, la nature est

là pour seconder l’être humain et non le contraire. Si jamais il peint une nature

morte, c’est toujours dans le cadre de la grande Nature qu’il le conçoit. La variété de

ses fonds pittoresques est grande ; elle est due à la multiplicité de ses différents états

d’âme. Des paysages crépusculaires, étouffants, alourdis par tant de luttes, des

nuages angoissés, empesés d’orages et de pleurs, tiraillés comme les êtres qu’ils

couvrent. Telle est le rôle de la nature et du paysage dans l’œuvre de Delacroix.

Chanter la présence de l’homme, s’harmoniser avec les événements les plus curieux

de son être, avec les tempêtes qui se passent sous le ciel immense de son crâne…

De là on peut dire que Delacroix a été, dans le domaine du paysage, le

précurseur immédiat des impressionnistes. Non seulement pour avoir pénétré les

lumières de la terre, mais aussi par sa technique de flochetage ou en hachures qu’il

introduit depuis le Massacre de Scio, et maîtrisa plus tard surtout dans ses tableaux

animaliers. Que de peintres ne lui devront la première donnée de leurs œuvres. Le

titre que P. Signac donne à son ouvrage, n’est-il pas significatif ? « Invoquons

l’autorité du Génie haut et clair d’Eugène Delacroix : les règles de couleurs, de

lignes et de compositions ont été promulguées par le grand peintre » assure-t-il…

(in D’E. Delacroix au Néo- Impressionnisme ; citée par M. Rheims in : Delacroix,

p. 241).

Si les néo-impressionnistes recherchent le maximum de couleur et de lumière,

ce but est clairement indiqué par ce beau cri de Delacroix : « l’ennemi de toute

peinture est le gris ». N’a-t-il pas évoqué et pratiqué aussi la division de la touche

afin que celle-ci obtienne plus d’énergie et de fraicheur ? Delacroix ne s’intéressait

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pas seulement à la couleur, mais à tout le tableau et à sa portée. « Malheur au tableau

qui ne montre rien au-delà du fini » dit-il (J.III, p. 402). Tout comme Matisse, mais

bien avant, il pensait « qu’une œuvre doit porter en elle-même sa signification

entière et l’imposer au spectateur avant qu’il n’en connaisse le sujet » (cité par R.

Huyghe in Dialogue avec le Visible, p. 207).

Delacroix a été au-delà de l’écorce des phénomènes et des règles : il a compris

et reconnu que le personnage principal d’un tableau n’est pas la lumière, mais l’être

humain avec toute la diversité et la complexité de ses sentiments. Précurseur,

Delacroix l’a été non seulement en technique mais en vision aussi. La citation

suivante n’affirme-t-elle pas qu’il annonce Lucien Couteau ?... « Je voyais tout à

l’heure ces demoiselles bleues, jaunes, vertes, qui se jouaient sur les herbes le long

de la rivière. A l’aspect de ces papillons qui ne sont pas des papillons, bien que leurs

corps présentent de l’analogie, dont les ailes se déploient un peu comme celles des

sauterelles, et qui ne sont pas des sauterelles, j’ai pensé à cette inépuisable variété de

la nature, toujours conséquente à elle-même, mais toujours diverse, affectant les

formes les plus variées avec l’usage des mêmes organes » (J.III, p. 286).

Son processus en portrait était aussi à l’inverse de ce qui était reconnu ou

établit jusqu’alors : ne se contentant pas de l’apparence extérieure ou de la

ressemblance, Delacroix pénètre la partie la plus intime de l’être, pour faire surgir

«l’individualisme le plus aigu, les sentiments les plus secrets, l’être lui-même dans

ce qu’il a d’insondable, de mystérieux » (M. Sérullaz : Delacroix, p.183). Cette

introspection, Delacroix l’applique aussi dans l’étude des animaux. Ses Chevaux

cabrés, hennissants, galopants, effrayés par les tonnerres, sortant de l’eau, se

débattant, en furie, bref passant par tous les états d’âme, démontrent sa maîtrise et

son maniement aisé. Maître animalier, peintre par excellence des fauves, Delacroix

n’aimait pas seulement les animaux, mais avait une certaine inclination envers eux :

« Quelle sympathie, j’éprouve pour les animaux ! Que ces créatures me touchent !

Quelle variété la nature a mise dans leurs instincts, dans leurs formes que j’étudie

sans cesse », (J.III, p. 168).

En effet, il ne cessait de se rendre au jardin des plantes pour étudier de près,

pour épier chaque mouvement, chaque expression féline et surtout pour observer les

différentes combinaisons : « J’ai remarqué qu’en général le ton clair qui se remarque

sous le ventre, sous les pattes, etc., se mariait plus doucement avec le reste de la

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peau que je ne le fais ordinairement, j’exagère le blanc » écrit-il en 1855 (J.III, p.

334).

Ce don de tout observer, de tout scruter, le fait rejoindre le domaine des

savants les plus avancés. Si Swedenborg avance dans sa théorie de la nature « que

chaque organe se compose de molécules homogènes et d’un tout complet de parties

similaires : ainsi les poumons se composent d’un nombre de petits poumons, le foie

de petits foies, etc. » (Cité au J.III, p. 156). Delacroix s’était déjà aperçu de cette

vérité. Placé en face de la nature ou sous le chêne d’Antin, il a souvent dit que les

branches de l’arbre étaient elles-mêmes de petits arbres complets.

Peintre religieux ? Joubin relève que Delacroix est « peut-être le seul peintre

religieux du XIXe siècle ». Mais ne nous trompons point sur les sentiments de foi du

peintre. « Élevé sous l’Empire et dans une société éloigné de la religion »

(J. Cassou : Delacroix.), lecteur assidu de Voltaire, de Diderot et de Pascal,

Delacroix « refusait sa conviction à la foi, aux dogmes et aux rites » (R. Huyghe :

Delacroix, p. 485). C’est par le côté purement esthétique qu’il envisageait la

religion et en était ému jusqu’au tréfonds de son âme. C’est surtout par cette

connexion très intime entre le cérémonial, la musique et le pittoresque qu’il

correspondait avec l’église : «Je me rappelle mon enthousiasme, lorsque je peignais

à Saint-Denis du Saint-Sacrement et que j’entendais la musique des offices, le

dimanche était doublement un jour de fête ; je faisais toujours ce jour-là une bonne

séance » (J.II, p. 136).

Que ces toiles soient nées de commandes ou de son propre choix, Delacroix

puisait dans la Bible tout comme dans les Mille et une nuits ! Point par fanatisme

ou par croyance, mais parce que ce Livre était d’une vision largement imaginaire,

débordant de souffrances et de solennités. Il pourra donc s’écrier : « Quelles plus

belles occasions que ces sujets religieux ! (J.II, p. 135). Ainsi, sa seule adoration

sera et restera toujours la peinture : « Quelle adoration que celle que j’ai pour la

peinture ! Le seul souvenir de certains tableaux me pénètre d’un sentiment qui me

remue de tout mon être » (J.II, p. 95). Et Baudelaire pourra dire excellemment (in

Salon 1846, Œ.C. p.893) que : « Lui seul , peut-être, dans notre siècle incrédule, a

conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides et froids, comme les œuvres de

concours, ni pédants, mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous les

philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme, et croient

posséder avant tout la symbolique et les traditions primitives pour remuer et faire

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chanter la corde religieuse ». Ni vides ni froids, certes puisqu’il ajoutait, comme

dans tous ses tableaux, une part de lui-même.

Créateur sans bornes, Delacroix avait recours à toutes sortes de données

extérieures qui correspondent avec les données personnelles afin d’aboutir à une

parfaite démonstration de son idéal. La Mort de Sardanapale en est sans doute un

exemple caractéristique. La composition de ce tableau n’est pas ainsi décrite dans la

pièce de Byron. Cependant, l’incident relaté par Boyé (in la mêlée romantique,

p. 107), démontre ce point de départ personnel, qui correspond avec la scène du

poète, et depuis lequel le peintre a conçu la composition de son œuvre : « À

Marseille, on était infesté de moustiques. Chaque fenêtre du logis avait sa

moustiquaire. Un soir que, par imprudence, il avait été laissé seul dans sa chambre,

l’enfant mit feu à la moustiquaire avec une bougie. L’enfant admire la flamme et ne

pense pas d’abord à appeler au secours. Il reste couché sur son lit et admire. Mais le

feu prend au rideau, au matelas, aux draps et jusqu’à la chemise du petit Eugène, qui

sent les morsures et se mit à hurler. Il a conservé toute sa vie, sur les bras, la trace

des brûlures ».

Faut-il la concurrence immédiate de tant de sources, de tant de connaissances

et de maîtrise pour qu’une œuvre atteigne sa plénitudes ? Si, et davantage même, dit

le peintre qui note le 21 Juillet 1850 : « Il faut être très hardi, il faut donc être hors

de soi-même, amens pour être tout ce qu’on peut être » (J.I, p. 394).

Amens ! Voilà bien ce qu’il réclame de lui-même et de tous ceux qui se

hasardent dans le domaine de la création. Être hors de soi, éperdu, emporté par

toutes les forces déchainées de soi-même afin de pouvoir capter ces émanations

chaotiques, leurs donner forme et vie dans une transfiguration complète : « Je plains

les gens qui travaillent tranquillement et froidement. Je crois que tout ce qu’ils font

ne peut être que froid et tranquille, et ne peut mettre le spectateur que dans un état de

froideur et de tranquillité » (J.II, p. 172). Delacroix voulait non seulement travailler

dans un état frénétique mais aussi communiquer cette secousse au spectateur.

À partir de 1845 commence la hantise de la mort. Son frère Charles, nombre

d’amis, Chopin, pour ne pas rappeler Géricault ; tout ce cortège funèbre, plus sa

santé déficiente, plus l’envie ou la haine que lui vouaient ses collègues ou rapins,

ainsi que toutes les déceptions essuyées l’incitèrent à un plus grand isolement, à un

plus grand désintéressement politique et à une plus profonde concentration sur la

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peinture. Avec 1848 en vue, une grande interrogation s’élève : « le nouveau régime

va-t-il le dédaigner parce qu’il a reçu du précédent commandes et faveurs ? » (Olga

Wormser : Attrait de Delacroix, p. 20).

Ayant toujours des amis bien placés, la peur s’apaise, la vie reprend son

rythme avec d’autres commandes… « J’ignore ce qui se passe à Paris, ne le

cherchant pas, évitant même de le savoir », écrit le peintre, qui ne veut plus aucun

dérangement, à Mme de Forget, en 1848.

Travaillant avec une frénésie continue (J.II, p. 286), bouillonnante mais

raisonnée, sa palette change de ton. Elle est moins brillante peut-être comme il

l’avoue à Perron,– mais ne s’égare plus. C’est un instrument qui ne joue que ce qu’il

veut lui faire jouer. En réalité, les thèmes qui possédaient le peintre étaient

inépuisables. Et c’est justement qu’il note en 1856, dans son Journal : « En fait de

compositions arrêtées et prêtes pour l’exécution, j’ai de la besogne pour deux

existences humaines, et quant aux projets de toute espèce, c'est-à-dire de la matière

pour occuper l’esprit et la main, j’en ai pour quatre cents ans ».

Mais voilà que Delacroix est accablé de demandes, de petits tableaux

marocains, animaliers ou religieux. S’étonnant, mais content au fond de son être, le

peintre s’écrie : « Jamais il n’y a eu tant d’empressement. Il semble que mes

peintures sont une nouveauté découverte récemment » (J.III, p. 15). Mais Hélas !

« Tout le bonheur vient tard, comme il l’écrit le lendemain. C’est comme une petite

vogue auprès des amateurs ; ils savent m’enrichir après m’avoir méprisé » (J.II,

p.16) …

Enrichi ou méprisé, la marche ascendante et inébranlable de Delacroix allait

s’élevant à toutes les hauteurs en réalisant ses rêves… N’est-ce pas là une entière

démonstration de ce que dit Musset de la vie des peintres ? « Réaliser des rêves,

voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toutes leurs

forces et sans y rien changer », Lorenzaccio, II, sc. II. Mais Delacroix dépassa son

rêve et se dépassa lui-même. De petit amateur, il accéda à Chef d’école ; de petit

roseau, à un chêne Prieur, dont les branches radieuses annoncent le tressaillement

impressionniste et ses divisions…

* *

*

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Émule des Grands Penseurs

Delacroix, peintre ?- Le plus grand ! Serait le cri lancé, de son temps jusqu’à

nos jours. Delacroix, écrivains ?- Que de points d’interrogations ne s’élèveraient, à

quoi il ne serait pas trop de dire : un des plus grands. En effet, l’œuvre écrite

d’Eugène Delacroix garnirait à elle seule tout un rayon de bibliothèque et ferait la

gloire d’un homme qui n’aurait consacré sa vie qu’à écrire.

Une Correspondance générale qui contiennent cinq volumes ; un Journal de

mille cinq cents pages et qui constitue à lui seul « un monument capital de l’art

français » (A. Joubin : Introduction du journal, p. XIX), des Œuvres littéraires

(Etant épuisées et vu l’Impossibilité de les consulter sur place, à la Bibliothèque

Nationale de Paris, nous nous excusons de ne pas avoir pu traiter cet ouvrage, capital

pour cette thèse) comprenant des doctrines en matières d’art, des impressions et

méditations ainsi que des essais sur des artistes célèbres, réunis en deux volumes ;

pour ne rien citer de ses deux nouvelles, de sa pièce de théâtre, de quelques poèmes,

ainsi qu’un grand nombre de carnets, d’essais et de lettres qui restent encore inédits

et qui font, à peu près, le pendant de ce qui précède !

Etroitement en contact avec la vie, curieux et avide de capter toutes ses

manifestations, Delacroix, dans ses écrits est en combat continue ainsi qu’avec sa

peinture. Sa dualité n’est pas moins apparente. Génie universel et homme du monde,

c’est par là que Delacroix participe au dandysme Baudelairien. Visant la perfection

dans tous les domaines de l’expression, le peintre maniait aussi bien le pinceau que

la plume et ne faisait pas moindre usage de la parole. « Il avait bien vingt manières

différentes de prononcer « mon cher monsieur » ; ce qui représenteraient, pour une

oreille exercée, une curieuse gamme de sentiments » (Baudelaire : Œuvre et vie de

Delacroix, Œ.C. p. 1130).

Créateur dans toute la puissance du terme, Delacroix se mouvait de la palette

à l’écritoire avec la même hantise, la même perspicacité et la même maîtrise.

Conservateur vis-à-vis du monde ne croyant en aucun progrès, voyant que tout se

répète, ici ou ailleurs, qu’il n’y a rien de nouveau, Delacroix en domaine artistique,

était d’attitude diamétralement opposée. Il n’y a pas un brin d’herbe qui n’ait suscité

sa vision chromatique, il n’y a pas un jour où il n’ait trouvé dans le plus mauvais

journal quelque chose d’intéressant noter. De là vient sa remarque « qu’il faudrait

toujours lire la plume à la main » (J.III, p. 97). Car, rédiger ses idées c’est les

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approfondir davantage. Rédiger sans crainte d’expression ou de contradiction. Tel

est le conseil du peintre à lui-même et a autrui.

« Qu’un homme de talent, qui veut fixer des pensées sur les arts, les répande

à mesure qu’elles lui viennent, qu’il ne craigne pas de se contredire, il y aura plus de

fruit à recueillir au milieu de la profession de ses idées, même contradictoires, que

de la trame peignée, resserrée, découpée, d’un ouvrage dans lequel la forme l’aura

occupé » (J.I, p. 496).

En effet, les écrits du peintre contiennent nombre de contradictions mais sont

toutes fructueuses, révélatrices ou justifiées. Tiraillé par le besoin de s’exprimer et

en peinture et par écrit, que de fois ces deux arts ne tinrent une lutte acharnée dans

son esprit ! « L’écriture et la peinture se sont enfin rencontrées en bataille rangée. Il

fallait que l’une des deux l’emportât et c’est la peinture qui a été victorieuse » écrit-

il à Mme de Forget en 1844. Jalousement attaché à la peinture, Delacroix poursuit

dans la même lettre : « j’ai renoncé à l’écriture justement au moment où je

commençais à y prendre goût et c’est justement pour cela que j’y ai renoncé ».

Renoncement qui fut bientôt démenti puisqu’il reprit la charge d’être « La

trompette de ceux qui feront de grandes choses » (J.I.) – et son dernier article, sur

Charlet, date du 1er Juillet 1862 ! Devant opter, quelque fois, pour un des deux

modes d’expressions, c’était souvent à sa santé qu’il laissait le choix. Pour peindre,

il devait avoir une santé complètement bonne ; pour écrire, ce n’était pas aussi

nécessaire « les idées peuvent me venir quand je suis souffrant et que je tiens la

plume : à mon chevalet, et le pinceau à la main, ce n’est pas de même » dit-il (J.II,

p. 480).

Au fond, ce n’était ni question de choix ni de facilités, car, pour écrire aussi

bien que pour peindre, Delacroix avait besoin de beaucoup de combinaisons, de

compositions, de la participation de nombre de connaissances et de données afin de

pouvoir atteindre son idéal. La fournaise où tous ces éléments se fondaient était sans

doute extraordinaire. Dès sa jeunesse, Delacroix était hanté par tous les arts, tiraillé

par leurs différents attraits et ne savait où il trouverait sa complète correspondance.

Âme inquiète, angoissée, ne trouvant résonnances que dans les hauteurs sublimes de

la sphère artistique, Delacroix se débattait continuellement avec le temps, limité, qui

imposait un choix déterminé.

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Si Eugène essaya ses capacités avec toutes les Muses, de la musique et la

sculpture à la littérature et à la peinture, dans leurs différents domaines, écrire et

peindre restent les deux pôles entre lesquels il oscillait et ne pouvait limiter ou

réduire davantage. En littérature, il s’était donné à toutes les formes : poésie,

nouvelle, pièce de théâtre, essais et critiques. Mais, une fois inscrit chez Guérin,

absorbé par l’étude assidue du dessin, sa production littéraire diminua grandement,

et c’est alors qu’il ne put étouffer une plainte à Piron (Lettres Intimes, p. 42) :

« Oh ! Où est le bon temps où ma plume aussi fraîche que mon imagination courait

sur le papier en prose comme en vers ! ».

Inquiet, voyant qu’il n’aboutissait pas encore à son rivage, ne trouvant pas

son style ni même sa forme d’expression, une autre plainte, plus perçante, se fait

sentir deux ans plus tard : « Si je savais peindre et surtout peindre avec la parole,

oh ! » (C.G.I, p.49). Insistance insatiable et nostalgique plutôt que plainte, puisqu’il

était atteint d’une rage de s’épancher par écrit : « Quelle est cette rage, non

seulement de composer, mais de se faire imprimer ? » (J.I, p. 102).

Autre que les éloges, c’est vivre dans l’esprit des autres que cherchait

Delacroix… « La manie et la gageure de tous les René de tous les Chatterton de

notre temps, c’était d’être grand poète et de mourir ». Et Delacroix ne faisait pas

défaut à cette lignée poétiquement éperdue, avec la seule différence, c’est qu’il n’a

jamais pensé à la mort. « Je rime dur. Je suis un véritable Welche. J’enfonçais à

vrais coups de marteau de petits mots dans mes vers pelotonnés et ficelés, » dit-il à

Pierret (en 1820, C.G.I, p.88).

Bien que cette déclaration se contredise avec celle qui la précède de trois

années, Delacroix ne cessera de lutter contre sa mémoire rebelle pour faire des vers

rimés ou non, mais à sa façon. Ces cris étouffés, lancés dans deux jours de suite,

avec une déchirante nostalgie, trouveront de profonds échos tout le long du

Journal : « Pourquoi ne suis-je pas poète » (J.I, pp.85-86) … « Que je voudrais

être poète ! Tout me serait inspiration ». Par contre, le désir d’écrire des romans

n’était pas aussi constant dans sa vie. Il est vrai qu’il se hasarda au début de sa

carrière, mais la frayeur de faire une œuvre continue le mobilisait. Là il pourrait dire

avec la Fontaine : « les longs ouvrages me font peur ! ». Cependant, l’envie d’écrire

un roman se manifeste çà et là dans ses écrits, surtout dans ses lettres à Mme de

Forget et à G. Sand.

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Ainsi, les formes littéraires qu’il pratiquait effectivement restent les articles et

les essais, publiés dans le Moniteur, la Revue des deux Mondes et le Plutarque

Français. Cela n’empêche que jusqu’à 1850, l’auteur du Journal était hésitant sur

le domaine d’expression qui conviendrait le mieux à son tempérament, aspirait

encore à faire Son œuvre littéraires…

S’il ne s’agissait que de rattacher les pensées les unes aux autres, Delacroix se

serait tout de suite trouvé armé et sur le terrain, mais la suite à observer, le plan à

respecter, pour ne rien embrouiller, voilà la difficulté. Contrairement au tableau, qui

se voit d’un coup d’œil, le manuscrit ne se voit même pas à la page mais mot par

mot ! « Il faut une force singulière pour pouvoir en même temps embrasser

l’ensemble de l’ouvrage et de conduire avec l’abondance ou la sobriété nécessaire à

travers les développements qui n’arrivent que successivement » (J.I, p. 393).

Trois années plus tard, Delacroix continue à s’observer, à comparer entre ses

deux vocations, tout en reconnaissant ses peines et ses qualités : « Ce diable de

métier exige une concentration plus grande vue que je ne suis habitué à en mettre à

la peinture, et cependant j’écris avec une grande facilité ; je remplirai des pages

entières sans faire presque de ratures (…). La peine que j’éprouve vient de la

nécessité de faire un travail dans une certaines étendue, dans lequel je suis obligé

d’embrasser beaucoup de choses diverses ; Je manque d’une méthode fixe pour

coordonner les parties , les disposer dans leur ordre, et surtout, après toutes les notes

que je prends à l’avance, pour me rappeler tout ce que j’ai résolu de faire figurer

dans ma prose » (J.II, p. 39).

Pourtant, il continue à prendre notes, à marquer les sujets qui l’intéressent ou

qu’il entend traiter. Rien n’est plus intéressant que de suivre au jour le jour, la

genèse d’un de ses articles pour voir fonctionner cette fournaise !

Vendredi 6 Mai : Delacroix passe la journée à faire ses paquets pour aller à

Champrosay. Il fait des provisions énormes de couleurs et de toiles, tout en

sachant que « cet article maudit » (Sur le Poussin, J, II, p.37) qu’il s’est

engagé à faire, le fera renoncer à toute peinture pendant son séjour.

Dimanche 8 Mai : « Essayé pendant toute cette journée de débrouiller mon article

du Poussin. Je me persuade qu’il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout, si

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toutefois j’y parviens : C’est de ne point penser à la peinture jusqu'à ce qu’il

soit fait ».

Mardi 10 Mai : « Les matins, je me débats avec Poussin…tantôt je veux envoyer

tout promener, tantôt je m’y reprends avec une espèce de feu. Cette matinée

n’a pas été trop mauvaise pour le pauvre article. Apres avoir commencé à

disposer clairement sur de grandes feuilles de papier, et en séparant les

alinéas, les objets principaux que j’ai à traiter, je suis sorti vers midi, enchanté

de moi-même et de mon courage à monter l’assaut de mon article ».

Jeudi 12 Mai : « J’ai beaucoup travaillé au damnable article. Débrouillé comme j’ai

pu, au crayon, tout ce que j’ai à dire, sur de grandes feuilles de papier. Je serai

tenté de croire que la méthode de Pascal, d’écrire chaque pensée détachée sur

un petit morceau de papier, n’est pas trop mauvaise, surtout dans une

disposition où je n’ai pas le loisir d’apprendre le métier d’écrivain. On aurait

toutes ses divisions et subdivisions sous les yeux comme un jeu de cartes, et

l’on serait frappé plus facilement de l’ordre à y mettre.

Vendredi 13 Mai : « J’ai essayé de l’article, et après avoir écrit quelques lignes que

je veux mettre en tête de la première partie (car j’ai envie de le faire en deux

fois, une partie biographique, une autre sur l’examen du talent et des

ouvrages) après avoir écrit ces quelques mots une mauvaise disposition m’a

saisi et je n’ai fait que lire et même dormir jusqu’au milieu de la journée.

Samedi 14 Mai : « J’ai beaucoup travaillé toute la matinée à extraire des notes, pour

la partie historique du Poussin. Il y a peu de jours où je me livre à ce travail

avec beaucoup d’entrain ; d’autres où il me répugne horriblement. Quoi qu’il

en soit, je persévère et j’espère que je viendrai à bout ».

Mardi 24 Mai : « Travaillé toute la matinée et paperassé ou pris d’une belle

ardeur ».

Mercredi 25 Mai : « Journée de travail complète. Je suis à flot : je sors des fatras et

je rédige ; j’espère définitivement m’en tirer. Après une journée fatigante,

écrivant près de la fenêtre, par un soleil qui m’avait obligé de mettre un store

de toile ».

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Dimanche 29 Mai : « Tous ces jours derniers se sont écoulés rapidement, moitié

travaillant et moitié sortant, mais beaucoup moins le dernier, à cause de la

pluie que nous avons depuis deux ou trois jours. Tantôt je veux jeter Poussin

par la fenêtre, tantôt je le reprends avec fureur ou par raison ».

Mardi 31 Mai : « Je n’ai pas quitté ma chambre et m’en suis tiré en travaillant à

l’article : J’ai écrit ou copié beaucoup. Apres dîner, continuation de la même

disposition ».

Dimanche 5 Juin : « Tous les jours derniers, à peu près, même vie. Travaillé et

presque terminé l’article ».

Mardi 7 Juin : « Achevé l’article ».

Dimanche 26 Juin : « Ce matin l’article du Poussin a paru » (dans le Moniteur).

Vendredi 8 Juillet : « Diné chez Veron que j’avais rencontré il y a quelques jours

sur le boulevard. Il m’avait complimenté sur mon article du Poussin. Jusqu’à

présent, j’ai racolé un assez grand nombre de compliments à cette occasion.

Cela me payera-t-il de l’ennui que j’ai eu à le faire ? ».

Un mois de labeur, de lutte et de persévérance. Là Delacroix peut très bien

dire avec David Coperfield que « je ne pensais pas, quand je lisais des livres, qu’il

fallait tant travailler pour les faire… C’est quelque fois une tâche assez dure que de

les lires ; quant à les écrire, ce travail a son charme » … (J.III, p. 111).

C’est ce charme-là, ce charme de torsion que prend le conflit et la compétition

avec soi-même qui fascinait Delacroix à faire cet effort généreux, à se débattre

contre « ce métier ce chien » (J.II, p. 211) comme il l’appelait.

Reste le grand rêve : son Dictionnaire des beaux-Arts. En sortant du Musée

Napoléon, Eugène avait trouvé sa vocation de peintre. En lisant les grands

classiques, il voulait faire Son œuvre littéraire. En effet, le 26 Janvier 1824 il

marque, pour la première fois, l’idée de cet ouvrage : « J’ai oublié de noter que

j’avais envie de faire par la suite une sorte de mémoire sur la peinture où je pourrai

traiter des différences des arts entre eux ».

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Toute sa vie durant il ne cessera d’être hanté, harcelé, par cette idée de

Dictionnaire, « thème commode » (J.II, p. 83), où la difficulté de l’enchainement

n’est pas nécessaire, où il pourra insérer de petits articles sur les artistes célèbres

mettant en relief le pas que ces grands hommes ont fait faire à l’art, et non pas les

menus détails de leur vie. Passant en vue toutes les formes possibles, il professe

avant tout sa prédilection pour les ouvrages de courte haleine « qui ne fatiguent pas

plus le lecteur qu’ils n’ont fatigué l’auteur » (J.II, p. 170). Dans cette famille de

«courte haleine » Delacroix admire Montaigne, qui « écrit à bâtons rompus » (J.III,

p. 28), Voltaire et Bayle, pour leurs Dictionnaires ; Addison et son Spectateur,

recueil d’Essais dont il rêve de faire un ouvrage dans le même genre, Senancour et

Montesquieu pour la forme des Lettres. Forme sur laquelle il médita plus

longuement en essayant toutes les variantes : « Des dialogues, des extraits d’une

correspondance ; des lettres entre deux amis, l’un triste, l’autre gai, les deux faces de

la vie, lettres et observations critiques ; lettres sur toutes sortes de sujets, écrit-il en

1857 » (J.III, p. 43).

Mais pourquoi tant d’insistance pour un dictionnaire ? – « Un dictionnaire

n’est pas un livre : C’est un instrument, un outil pour faire des livres ou tout autre

chose » (J.III p.26). Le but principal serait d’instruire de « donner ou éclaircir

certains principes essentiels, éclairer l’inexpérience avec plus ou moins de succès,

montrer la route à suivre et signaler les écueils sur les routes dangereuses ou

proscrites par le goût » dit-il (J.III p. 250).

Et pourquoi sur les Beaux-Arts ? Parce que, dit Delacroix (J.III, p. 8) « la

plupart des livres sur les arts sont faits par des gens qui ne sont pas artistes : de là

tant de fausses notions et de jugements portés au hasard du caprice et de la

prévention. Je crois fermement que tout homme qui a reçu une éducation libéral peut

parler pertinemment d’un livre, mais non pas d’un ouvrage de peinture ou de

sculpture ».

Dès le 11 janvier 1857, le lendemain de son élection à l’Académie, Delacroix

s’empresse de rédiger son dictionnaire. « Cet homme admirable songeait à se rendre

utile par une œuvre où il voulait répandre ses idées et sa doctrine », dit Joubin (note

I, J.III, p.9). Prenant son ouvrage au sérieux, Delacroix commence par manier le

titre : « Essais d’un dictionnaire des Beaux-arts ; Petit Dictionnaire Philosophique

des Beaux-arts ; Abrégé d’un Dictionnaire des Beaux-Arts ; Extraits d’un

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Dictionnaire philosophique des Beaux-arts, de la Peinture et de la Sculpture »

(J.III, P.9).

Le Journal assiste, par la suite, à une sorte de récapitulation, à de longues

notes titrées, à des variations, à des renvois aux précédents « calepins » bref, à un

travail acharné, voulant embrasser tous les termes à la fois. Trouvant que

l’envergure d’une tâche pareille dépassait ses propres possibilités temporelles, tout

en voulant atteindre au maximum de la perfection, Delacroix pense à un travail

collectif : « Un dictionnaire de ce genre sera relativement nul s’il est l’ouvrage d’un

seul homme de talent, il serait meilleur encore, ou plutôt il serait le meilleur

possible, s’il était l’ouvrage de plusieurs hommes de talents, mais à la condition que

chacun d’eux traitât son sujet sans la participation de ses confrères » (J.III ,p. 249).

Et cela non par égoïsme, mais afin d’éviter les banalités, de garder l’originalité de

chaque auteur et de mettre en relief le fruit de l’expérience personnelle.

Génie illimité, Delacroix avait l’intention d’écrire, outre le dictionnaire

proprement dit, un ouvrage suivi sur l’esthétique. « Il faut de toutes mes notes,

autres que celles qui s’appliquent au Dictionnaire, faire un ouvrage suivi, au moyen

de la jonction des passages analogues et au moyen de transition insensibles. Il ne

faut donc pas les détacher et les publier séparément. Par exemple, mettre ensemble

tout ce qui est du spectacle de la nature » (J.III, p. 42).

Ce qu’il envisageait n’était pas seulement un ouvrage d’esthétique toute

simple, mais une esthétique de la vie, si l’on peut dire. Un ouvrage où passerait tout

ce qui a trait à l’être humain. Après une comparaison entre l’homme qui réfléchit et

celui qui ne réfléchit point, Delacroix note : « mettre ceci avec les contradictions de

l’opinion des hommes sur ce qui fait le malheur : chapitre des malheurs nécessaire »

(J.II, p. 230). Même renvoi, trois pages après, concernant « le chapitre du labourage

à la mécanique » ; ou bien il note : « Je relis cela. Se rapporter à ce que j’ai écrit au

commencement de cette année dans le calepin de 1860 sur le même sujet, mais avec

une conclusion différente. » (J.III, p. 178).

Mais Hélas ! Cette œuvre, comme la précédente, repose en germination dans

le journal. C’est ce qui fait d’ailleurs la valeur et la rareté de ce monument rare dans

la littérature française, comme dit Joubin : (in Introduction du J.I, p. XIX)

«Monument unique, dans tous les cas, puisqu’on n’en trouverait point un autre

exemple dans l’histoire de notre art national ».

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Débridé, ne supportant aucune barrière, Delacroix s’est toujours opposé

contre ce qu’il appelle « La limitation des genres » et a cherché sa voie dans les

directions les plus variées. Si la peinture semble avoir occupé la place d’honneur, il

n’a pas moins aimé et pratiqué l’art d’écrire. « Toute sa vie, il a adoré écrire, pour

lui-même d’abord, pour les autres ensuite » (Introduction du J.I, p. XIX). Pour lui

d’abord, parce que c’est « un moyen de se guider, de se corriger, de devenir

meilleur, ou, pour reprendre les termes de l’auteur lui-même : « Je l’écris pour moi

seul, je serai donc vrai je l’espère ; j’en deviendrai meilleur, (J.I, p. 1). Pour les

autres, ensuite, car Delacroix a effectivement pensé à la postérité, parce que c’est un

beau privilège lié à l’amitié du Génie, que de donner une existence impérissable à

tout ce qu’on a aimé.

L’importance d’un journal, aux yeux de Delacroix, vient de ce que tous ces

grands penseurs, tant admirés par lui, avaient le leur. « Voltaire devait noter ses

idées : son secrétaire le dit, Pascal nous en laisse la preuve dans ses Pensées, qui

sont des matériaux pour un ouvrage » (J. III, p. 277). Sculptant sa statue, Delacroix

a créé un merveilleux document humain et esthétique, « Un des sommets de la

pensée humaine » (P. Lavelon : Histoire de l’Art, p.471). Et c’est par là qu’il peut

aborder ses œuvres.

Entrepris à deux reprises, du 3 Septembre 1822 jusqu’au 5 Octobre 1824, et

du 19 Janvier 1847 jusqu’au 22 Juin 1863, le Journal représente deux parties très

distinctes de forme et de contenu. Ce silence de 23 années permet de saisir, et en

quelle saillie, l’évolution de l’auteur, l’acheminement de sa pensée, ainsi que son

évolution du romantisme au classicisme delacrucien. Le sien en toutes lettres,

puisque le dynamisme qu’il a introduit n’appartient et ne revient qu’à sa propre

vision.

Tiraillé, comme tous les enfants du siècle, par le mal qui s’empare de tout et

par l’enthousiasme qui l’embrase, Delacroix fait figure de romantique par excellence

dans la première partie du Journal. Il note avec la même passion et la même fougue

ses ardeurs sentimentales, ses révélations artistiques ainsi que la découverte de ses

premiers émules. Il faut attendre la grande entreprise du Massacre de Scio, comme

dit Huyghe (in : Delacroix, p. 171), « pour que le journal sorte des exaltations

amoureuses juvéniles ou des considérations morales un peu scolaires qui l’avaient

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absorbé jusqu’ici », et pour que l’auteur se donne comme but de « contenter le fond

tout noir » (J.I, p. 97) qu’il porte en lui.

Le second Journal montre un aspect tout à fait différent, bien qu’il soit du

même auteur. « C’est un journal bougon, fâché contre le monde et son train où la

seule joie vient du travail quand il marche bien » (P. Daix : Delacroix le libérateur,

p. 204). Au vagabondage d’une âme lyrique, tumultueuse, succède la réflexion

d’une pensée murie par l’expérience, assagie par la vie. De 26 à 49 ans, lacune qui

sépare les deux journaux, que d’événements, de révolutions, de désillusions et que

de révélations dans la vie du maitre ! Allant progressivement vers une solitude

croissante, vers un détachement plus marqué du monde extérieur, c’est un profond et

triste monologue que tiendra Delacroix durant les années suivantes. Triste, certes,

mais dans la plus sublime expression du terme.

Ici encore, l’auteur continue à s’observer, à projeter des lumières sur ses

recoins les plus sombres : « Je suis entouré de mes calepins des années précédentes ;

plus ils se rapprochent du moment présent et plus j’y vois devenir rare cette plainte

éternelle contre l’ennui et le vide que je ressentais autre fois » (J.II, p. 112).

Non seulement il se surveille, mais continue à ajouter de nouvelles idées,

quitte à se contredire : « j’ajoute ceci aujourd’hui que j’ai acquis, depuis le jour où

furent écrites ces réflexions, huit années d’expériences » (J.III, p 276).

Le plaisir qu’il éprouvait en lisant ses pensées antérieures ou les mentions de

ce qu’il a fait tel jour, qui il a vu, où il était, lui donnaient de vrais remords toutes les

fois qu’il négligeait de noter ses impressions. Les variations de ces regrets sont

touchantes par leur simple sincérité : « Je n’ai pas écrit depuis le 16 et j’en suis

fâché : j’aurai pu noter diverses choses intéressantes » ; (J.I, p. 266) ; « J’ai laissé

écouler plusieurs jours sans écrire et je le regrette » ; (J.I, p. 278) ; « Pourquoi ai-je

délaissé cette occupation, qui me coûte si peu, de jeter de temps en temps sur ces

livres ce qui se passe dans mon existence et surtout dans mon cerveau » (J.III,

p. 182).

L’importance qu’il accordait à ces écritures vient de ce qu’elles fixent quelque

chose de ce qui se passe si vite, de tous ces mouvements de chaque jour. « Il me

semble que ces brimborions, écrites à la volée, sont tout ce qui me reste de ma vie, à

mesure qu’elle s’écoule » (J.II, p. 147).

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Un fait caractéristique se fait jour tout le long du Journal, c’est ce nombre

croissant des articles à traiter et des idées à développer. Tel l’ouvrage qu’il avait

l’intention de faire sur Leonard de Vinci : « Ce serait un ouvrage curieux qu’un

commentaire sur le traité de la peinture de Léonard » (J.III, p. 284), avec lequel il

trouvait beaucoup d’analogie même en questions guerrières ! Ou bien ce traité de

cours de dessin imprimé : « Sous ce titre, dit-il mettre les Etudes d’après nature,

d’après les maîtres. Etudes d’animaux de toutes sortes. D’après l’antique, Anatomie

et même paysage, le tout photographié » (Souligné par Delacroix, ce qui montre,

encore, l’intérêt qu’il prenait à cette invention). De même, il pense à réunir en

albums les illustrations lithographiques, faites ou à faire, tirées de W. Scott, de

Byron, de Goethe et de Shakespeare » (J.III, p. 316).

A part cette mine inépuisable de projets, qui constitue le côté littéraire et

penseur de l’auteur, à part le côté analytique qui dévoile la psychologie du maître

ou celui qui révèle ses découvertes plastiques et techniques , le Journal comporte un

côté quotidien de mémoires, où sont notées quelques recettes de café (J.II, p. 475),

de vinaigre Beauharnais (J.III, p. 293), des conseils thérapeutiques ou d’entretiens,

tels : « Branches d’absinthe pour éviter les vers des lainages » ( J.II , p. 465) ; ainsi

que les adresses et les caractéristiques de ses modèles : « Sidonie : ensemble beau,

détails non. Maria : Blonde, tête de Junon. Toutes deux, rue du Roule, 16 » (J.III,

p. 239).

Est-ce à cause de ces simples notes que Delacroix se faisait du souci, se

demandait sur l’avenir de ses « Calepins » ? Cette citation l’affirme clairement : « Il

y a nécessairement dans des notes de ce genre écrites en courant, beaucoup de

choses qu’on aimerait plus tard à n’y pas trouver. Les détails vulgaires ne se laissent

pas exprimer facilement, et il est naturel de craindre l’usage que l’on pourrait faire

dans un temps éloigné, de beaucoup de choses sans l’intérêt et écrites sans soin »

(J.III, p. 182. Notons que c’est la première fois que Delacroix se préoccupe de

l’usage que la postérité pourrait faire de ses notes).

Reste un attrait à signaler : celui des copies. En effet, le journal abonde de

citations, allant d’une phrase à plus d’une dizaine de pages, copiées dans toutes

sortes d’œuvres. Non seulement chez ces grand Homère, mais même chez des

artistes qu’il trouvait piteux ou boursouflés, comme Dumas, G. Sand ou Balzac !

Mais c’est un attrait que justifie cette citation, tirée des Prisons de S. Pellico : « plus

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d’un livre m’est cher et cependant en lui, c’est lui rarement que je cherche, je me

cherche moi-même » (J.III, p. 400).

Lues de ce point de vue, toutes ces citations révèlent profondément des coins

d’ombres dans cette âme mystérieuses, et montrent combien Delacroix se cherchait à

travers autrui ; correspondait largement, et presque uniquement, dans les hauteurs

sublimes de la création humaine. C’est pour cela qu’il ne serait pas trop de dire avec

C.R. Marx que « Le Journal de Delacroix devrait être la bible de tout peintre. »

(In : Maîtres du XIXe et du XXe siècle, p. 16)

À part cet éternel monologue, Delacroix avait son duetto. D’une immense

envergure, sa correspondance s’étend, en général, depuis l’humble gouvernante

jusqu’aux ministres plénipotentiels ; mais trouve échos et résonnances, en

particuliers, avec ses amies et ses favorites. (Il est à regretter que sa correspondance

féminine ait été largement détruire). Si le Journal et les Articles représentent le

côté un peu solennelle et académique de ses écrits, de ses réflexions, par contre,

Delacroix apparaît dans sa correspondance finement souple, alerte, et chose étrange,

de bonne humeur ! Que de lettres ne gardent encore cette sympathie hilare et la

communiquent au lecteur…

Dans ces centaines de missives adressées aux correspondants les plus divers,

l’auteur témoigne d’abord d’une « connaissance profonde de la langue française

puisée aux sources classiques », dit Joubin (in Introduction du J.I, p. XIV). C’est

bien là le résultat d’une fréquentation continuelle des écrivains classiques et

modernes. Un autre attrait se montre et fait la caractéristique de ces écrits, c’est

l’étonnante variété des sujets traités, ainsi que leur étendue. Car, contrairement au

Journal, la correspondance n’a point été interrompue. De 1804 (date de la première

lettre écrite par Eugène, âgé de six ans), elle va d’un trait jusqu’en 1863.

Dans ces « brimborions » improvisés spontanément, surgit Delacroix. Sa vie,

(La première lettre datant de 1804 et la dernière du 21 Juillet 1863), ses passions, ses

mouvements, ses ambitions et ses tristesses, sa modeste simplicité, son acharnement

au travail et surtout son amour-passion pour la peinture. Tous les épisodes de son

existence y sont reflétés avec chaleur, quoiqu’il ait préféré garder sa réserve. Mais,

amoureux de toute correspondance humaine, Delacroix ne pouvait s’abstenir, et

comme il le dit justement à Mme de Forget (C.G.II, p. 167) : « malgré soi, on se

fait trop connaître dans ses lettres » !

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Une jeunesse difficile, gênée et mélancolique, une vie chargée, aussi bien de

labeur, de joies que de douleurs ; une vieillesse sereine, nostalgique et largement

ironique. Voilà tout ce qui se dégage et se révèle à travers ces belles pages.

Le Style, c’est l’homme, disait souvent Delacroix. En effet, personne n’a mis

ce précepte en pratique autant que lui. Si l’on suit de près le style de tous ses écrits,

c’est bien Delacroix qui se dévoile à tous les âges, à tous les états d’âme. D’une

variété immense, son style comprend et embrasse autant de contradictions et de

phases que lui. Dans les premières lettres, comme dit Dupont (à la préface des

Lettres Intimes, p. 13), « Les sentiments l’emportent sur la pensée et leur

enthousiasme débordant frise parfois la naïveté ». Rien de plus simple et de plus

sincère que sa première lettre, écrite à l’âge de six ans, à son frère : « Mon cher

Henri, je t’aime de tout mon cœur, je pense à tout moment à toi, je voudrais te voir

pour te caresser. Reviens vite pour faire notre bonheur » (lettre du 1 janvier 1804,

C.G. I, p.4).

Cette clarté d’expression, ce don de dire directement et simplement ce qu’il

veut, Delacroix le gardera toujours. Cela n’empêche l’auteur de s’inquiéter sur les

tournures que prennent ses locutions, de s’observer comme d’habitude : « Il est

vrai, dit-il (C.G.I, p. 59), que mon style est des moins épistolaires et a quelquefois

un air pédant que tu lui connais fort bien et dont je m’aperçois avec chagrin, parce

que cela me fait craindre de n’être pas naturel ».

Là l’auteur semble rejoindre Senancour lorsqu’il se demandait (Oberman,

lettre LXXX, du 2 Août 1801) : « Quelle manière adopterais-je ? Aucune. J’écrirai

comme on parle, sans y songer, s’il faut autrement, je n’écrirai point ». Et voilà que

Delacroix prend la même décision : « Je prends toujours le parti de mettre ici tout ce

qui viendra à l’esprit comme si je te parlais », dit-il au même correspondant Pierret.

Dès lors, Delacroix se laisse aller à la dérive de ses sentiments. D’abord, c’est la

même fougue, la même violence qui se débat dans son âme ainsi que l’éternelle

exagération imaginaire : « Enfin, que te dire ? J’étais furieux et j’aurais écrasé la

maison si j’avais eu à ma disposition un tonnerre » (C.G.I. 14).

Influencé par le style du siècle précédent Delacroix, intervient dans ses écrits,

laisse échapper de petits commentaires qui donnent plus de vie et de naturel à son

récit, tel « j’ai la goutte au nez » ,ou bien « je suis encoussiné dans un grand

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fauteuil » ou alors, en décrivant la chambre où il dormait dans l’abbaye à Valmont et

tout le mystère qui l’entoure : « prends garde, cela prend tournure de roman » ,puis

ajoute quelques lignes plus loin : « je te vois trembler d’ici » (Lettres Intimes,

p. 27).

Commencent les études systématiques et commencent les plaintes à cause de

la fuite du temps : « Il me semble qu’autrefois les mois procédaient avec calme,

prenaient leur place tour à tour sans m’étourdir. Aujourd’hui je ne vois dans l’été

que l’hiver qui arrive, dans l’hiver l’été qui vient » (C.G.I, p. 16). Mais cela

n’empêche le débordement de ses sentiments envers ses amis, seules personnes avec

qui il trouvait des résonnances humaines, sa mère étant morte, sa sœur, sèche de

caractère et ses frères occupés par la vie. « Envois- moi encore une lettre, écrit-il à

Pierret son ami, (C.G.I, p. 30) et passe la nuit à la faire longue, longue : va chez un

papetier te faire battre du papier bien fin pour pouvoir mettre plus » ! Et une année

plus tard : « Tu me feras surtout le plus grand plaisir de serrer tes lignes plus encore

que je ne l’ai fait et de me dire, dire, dire un monde de chose de ton cœur » (C.G. I,

p. 51).

Avec ce déversement et cette spontanéité, l’auteur tombait quelquefois dans

des locutions toutes faites, telles « d’estoc et de taille », « mais comme il est un

terme à tout » ou bien « on mange à gogo » (C.G. I p, 113). Mais ce qu’il aimait

davantage, c’était ce jeu de mot naïf, un peu scolaire. Parlant des coëtlosquet, il dit à

Soulier (C.G. I p, 212 ) : « La dernier fois que j’y ai été, le bon général était malade

et en général ils étaient tous assez souffrants » , ou bien, décrivant son nouvel

appartement à Pierret (C.G. I p, 236 ), il écrit : « il a pour surcroit un escalier qui lui

est propre et qui est propre » et quelques lignes plus loin il ajoute : « j’espère que

cela te donnera envie d’envoyer faire foutre les mines et de faire de l’art sinon du

lard » !

Faisant feu de tout bois pour nourrir son désir d’épanchement, Delacroix usait

de toutes les langues qu’il connaissait pour s’exprimer, ne cherchait point les mots

s’ils ne venaient à lui ! Que de phrases ou que de mots ne seront pas écrits en latin,

en italien ou en anglais. La lettre suivante, adressée à Soulier, (C.G.I, p. 179) est une

des plus typiques : « Nous avions espéré former une Société de peintres à l’instant

de celle de Londres, j’ai fait venir les Law and regulations par le moyen de Fielding.

But I fear the Frenchman will not have the constancy necessary in such a business,

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parce qu’un artiste never will consent to lose a quarter of an hour a week for

occupying himself of the common good of the society » !

Si ce long mélange est dû à ce qu’il parlait d’un ami Anglais ou citait Londres

comme exemple, l’influence du milieu ou des incidents ne sera pas moins présente

dans ses écrits. Décrivant à Pierret le cadre dans lequel il a dû passer la quarantaine à

Toulon (Lors de son retour du Maroc, C.G.II , p. 333), il dit : « Il y a la perspective

agréable de trois cimetières propres à enterrer les gens qui meurent autant d’ennui, je

pense, que de peste, et le meuble principal qui occupe agréablement l’entrée est une

table de pierre sur laquelle on fait l’autopsie des trépassés », ou bien écrivant à G.

Sand, lors de la Révolution de 48, il dit ( C.G.II, p. 342) : « Que de choses en peu de

jours ! J’ai mis plus de temps à répondre à la meilleure, à la plus affectueuse lettre

que l’on n’en a mis ici à renverser un gouvernement ! « Et à Mme de Forget (C.G.

II, p. 359) : « Si je peux obtenir d’être relâché, je partirai bientôt et je t’arriverai

comme une bombe ».

Soucieux de perfection, Delacroix devient peu à peu puriste, se met à des

recherches linguistiques, remonte à l’origine des mots tout en suivant le cours de

leur évolution contemporaine. Après la mort de son frère Charles, il écrit à

l’architecte Roche, le 15.2.1846 : « Je vous demanderai dans l’inscription relative à

mon frère de mettre « mort à Bordeaux » au lieu de décédé. Toute réflexion faite, je

trouve à ce dernier mot, en dépit de l’usage, quelque chose de vulgaire, si vous

voulez, de légal, qui ne va pas à la tristesse des tombeaux… J’ai mis dans l’épitaphe

commandant de la légion d’honneur et non pas commandeur, qui est l’appellation

moderne ».

Le Journal renferme aussi de ces petites remarques et ces recherches

linguistiques, qu’il ne cessa de noter. Si ce mémorandum suit les mêmes impulsions

qui se révèlent dans la Correspondance, il n’en a pas moins ses attraits particuliers.

C’est surtout par son style télégraphique qui ressemble fort à une esquisse captée sur

le vif qu’il est intéressant, où l’on voit autant de portraits littéraires que de

descriptions de la nature. Décrivant Mme Guyon, il note : « elle est très aimable et

encore très bien : des yeux charmants, avec une bouche qui annonce des penchants

redoutables » (J.III, p. 200). N’est-ce pas là le physique et le caractère d’une

personne en une phrase ? Ou bien ces lignes écrites à Cadix, qui évoquent les

silencieuses émanations nocturnes : « Minuit sonne aux franciscains. Singulière

émotion dans ce pays si étrange. Ce clair de lune. Ces tours blanches aux rayons de

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la lune, (J.I, p. 153). Et cinq jours plus tard : « Alcala. La nuit. La lune sur l’eau

mélancolique. Le cri des grenouilles. La Chapelle Gothique mauresque …

L’aqueduc » (J.I, p. 155). Ce même style, qui ne semble écrit que pour remémorer à

l’auteur ses propres réflexions, est employé, quelquefois, pour ses critiques

artistiques. Parlant d’un tableau de Courbet, il note brièvement (J.III, p. 18) : « le

rouet, la quenouille, admirable ; la robe, le fauteuil lourds et sans grâce ».

Grand admirateur de l’humanité, Delacroix ne manque pas d’accorder nombre

d’adjectifs humains à des éléments solides, surtout à sa peinture adorée. Si les

murailles de Paris « suent et pleurent », les couleurs seront autrement animées. « Ce

charmant jaune paille », le « beau brun », le « vert chaud » et le « blanc sombre »

(J.II, p. 7) seront longuement et amoureusement décrits par le peintre qui n’était

point avare de ses connaissances et les notait avec minutie.

L’attrait stylistique principal qui jaillit du Journal c’est la grande variation de

formes avec lesquelles il est rédigé, parfois l’auteur se parle à lui-même, s’adresse la

parole comme s’il s’agissait de deux personnes l’une supérieure à l’autre : « Quand

tu as découvert une faiblesse en toi, au lieu de la dissimuler, abrège ton rôle et tes

ambages, corrige-toi » (J.I, p. 17). C’est surtout dans le premier Journal que ce

style est plus fréquent. D’autres fois il donne l’impression de se parler à haute voix :

« où est la petite vue sur toile peintre à l’huile d’après nature ? Je crois que je l’ai

donnée à rentoiler » (J.II, p. 462).

Ce n’est qu’en pensant à la postérité, aux ouvrages qu’il entendait écrire, que

son style devient quelque peu pompeux, emploi la première personne du pluriel :

« Nous avons dit qu’une bonne exécution était de la plus grande importance » (J.III,

p. 55) , et l’on voit surgir des superlatifs, tels : « Excellentissimes » ( J.II ,p. 373) ,

et autres … Reste le plus bel aspect de ces mémoires , que l’on voit venir

tardivement dans ce style : la description impressionniste. Ce qui donne à l’auteur, à

cet éternel observateur, une certaine continuité dans le temps et dans l’espace : « Je

jouis dans ce moment même d’un plaisir délicieux. Dans le petit jardin du bon

cousin, j’entends les cloches qui me ravissent, et je sens qu’une partie du plaisir que

j’ai à les entendre vient de ce qu’elles me rappellent celles de Belgique. Ma

jouissance se compose donc à la fois de la situation où je me trouve et de celle que je

me rappelle » (J.III, p. 230).

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Si Delacroix hésitait sur sa vocation , oscillait entre peinture et littérature,

rêvait d’être auteur littéraire et recherchait à travers les écrits de tous les siècles ; s’il

se voulait auteur d’une œuvre déterminée, que ce soit le Dictionnaire des Beaux-arts,

l’ouvrage sur l’esthétique ou tout autre traité sur l’art ou sur la vie , il reste une

œuvre toute faite , prête à être recueillie de ce formidable Journal et dont l’auteur

ne se rendait peut-être pas compte de son écriture : Un recueil de pensées, de

Caractères et de Maximes.

En vérité, il ne serait pas trop de mettre cet artiste fulgurant et lucide, au

même niveau que Pascal, la Bruyère ou la Rochefoucauld. Car, venant d’un être

dont la plume n’était pas l’outil, qui passait son temps à peindre beaucoup plus qu’à

vivre ou à écrire, ces centaines de pensées frappent par leur décision, par leur

concision ainsi que par leur profondeur. Les lumières qui émanent de ces

fulgurations éclairent quelques mystères de cet esprit sans borne, qui les paya de

dures expériences :

- Ce qu’il y a de plus réel pour moi, ce sont les illusions que je crée avec ma

peinture. Le reste est sable mouvant (I, p.53).

- Heureux ou malheureux, je le suis toujours à l’extrême (I, p. 366).

- J’ai toute ma vie trouvé le temps trop long (II, p. 242).

- Quel dommage que l’expérience arrive tout juste quand les forces s’en vont (I,

p.180).

- Chez la plupart des hommes, l’intelligence est un terrain qui demeure en

friche presque toute la vie (I, p. 230).

- Le plus grand nombre des hommes se compose de malheureux, qui sont

privés des choses essentielles à la vie. (II, 215).

- Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs (II, p. 77).

- La jeunesse voit tout devant elle et veut aspirer à tout, c’est ce qui fait son

inquiétude et son agitation continuelle (II, p. 81).

- Les gens médiocres ont réponses à tout et ne sont étonné de rien. (I, p. 461).

- Ne fais que juste ce qu’il faudra (I, p. 18).

- Fortifie-toi contre la première impression ; conserve ton sang-froid (I, p. 26).

- Si tu cultive ton âme, elle trouvera jour pour se montrer (I, p. 104).

- C’est se respecter qu’être sans voile et franc (I, p.111).

- Agis pour ne pas souffrir (I, p. 487).

- L’habitude de l’ordre dans les idées est pour toi la seule route au bonheur (I,

p. 26).

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- Une seule occupation, périodiquement fixe dans la vie, ordonne tout le reste

de la vie : tout vient tourner autour de cela (I, p. 10).

- On est effrayé, en voyant la carte du globe, de cette masse d’ignorance et

d’abrutissement qui règne sur sa surface (III, p. 158).

- Bizarre nature, toujours semblable, inexplicable à jamais (I, p. 365).

- Le sentiment fait des miracles (III, p. 50).

- Le secret de n’avoir pas d’ennui, c’est d’avoir des idées (I, p. 385).

- Sans hardiesse, et une hardiesse extrême, il n’y a pas de beautés (I, p. 394).

- Il faut une grande hardiesse pour oser être soi (III, p. 248).

- Le beau n’est pas une chose qui puisse se peser dans des balances (III, p. 353).

- Point de règles pour les grandes âmes : elles sont pour les gens qui n’ont que

le talent qu’on acquiert (I, p. 87).

- L’influence des lignes principales est immense dans une composition (I, p.

168).

- On ne peut rien admirer sans regretter quelque chose (III, p. 186).

- Tout passe et nous passons (III, p. 192).

- La vérité est ce qu’il y a de plus beau et de plus rare (I, p. 439).

- Le secret du Bonheur n’est pas de posséder les choses mais d’en jouir (II, p.

82).

- La vraie science du philosophe devrait consister à jouir de tout (I, p. 107).

- Le bien est si simple (I, p. 107).

- Je ne crois pas à cette petite personne appelée âme dont on nous gratifie (III,

p. 195).

- Dieu est en nous (III, p.329).

* *

*

Partial et Impressionniste

« Si tout grand artiste gêne, c’est parce qu’il est inclassable et

incommensurable, parce que inspiré et favorisé de Dieu, il est unique » disait C. R.

Marx (Le plus grand des critiques d’art, in Delacroix, p.223).

En réalité, aucun de ces «artistes uniques » n’est inclassable, ou difficile à

classer, en tant que critique, qu’Eugène Delacroix ! Aussi varié dans ses jugements

que dans sa palette, ses critiques en littérature, en musique et en peinture constituent

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un labyrinthe de réflexions : non pas enchevêtrées, mais ayant le cœur et la raison

comme fil conducteur.

Ennemi déclaré des règles et des systèmes, Delacroix fait figure de critique

impressionniste. Se bornant à noter cette rencontre immédiate et naïve entre lui et

l’œuvre d’art, il marque ses réactions subjectives d’une façon pure et simple, quitte à

se contredire ou à se reprendre. Et s’il s’apparente par-là à Montaigne qui disait,

dans son chapitre des Livres, qu’il est incapable de science systématique et ne

marquerait que les impressions que lui ont laissées des livres qu’il a lus, puisqu’il ne

cherche aux livres qu’à s’y donner du plaisir par un honnête amusement, ou s’il

étudie, il n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de soi-même et qui

instruise à bien mourir et à bien vivre, Delacroix va jusqu’à appliquer la même idée

de Gide, tant d’année à l’avance, qui ne trouvait dans le livre qu’un prétexte pour

exprimer ses propres pensées.

Ne suivant d’autres orientations que celle du naturel et ne soupçonnant même

pas qu’il puisse se tromper, car il sait qu’il a bon goût, Delacroix fait montre d’un

vrai critique d’après la conception de Ch. Maurras (in Prologue d’un essai sur la

critique, pp. 44-45). De là aussi on peut le rapprocher à Voltaire, sa critique se

ramenant à un rôle de découverte, de diffusion et de soutient. Mais si Delacroix va à

la rencontre de tant de Maîtres, c’est surtout avec Baudelaire qu’il s’accorde le plus.

Trouvant que « la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique, non pas

celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni

amour et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament »

(Baudelaire : A quoi bon la critique, Œ. C. p. 877) , Delacroix se donne dès sa

jeunesse, à une critique « partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point

de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons » ( Idem).

Ouvrir toujours plus d’horizons : telle a été la critique delacruienne dans tous

les domaines, quitte à être constamment en « guerre avec le genre humain » (J.II, p.

130). Trouvant qu’il est « naturel qu’on attaque ce qu’on n’aime pas » (J.II, p. 35),

sa critique, très partiale même, était aussi orientée par la haine que par l’amour, mais

avait pour guide la logique. A quelques exceptions près, Delacroix a souvent justifié

la cause de son choix ou de son attaque. En littérature, comme en tout art, il

accordait une grande importance à la concurrence de tous les éléments, afin

d’aboutir à une sorte d’unité, d’effet direct, qui est le fait de tout artiste.

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Disciple avoué des littératures classiques, Delacroix dégustait avec parti-pris

l’œuvre de ses contemporains, cherchait en vain cette simplicité d’expression, de

sélection, mais ne voyait que descriptions ! « La description qui foisonne les

romans modernes est un signe de stérilité : il est incontestablement plus facile de

d’écrire le vêtement, l’extérieur des choses, que suivre délicatement le

développement des caractères et la peinture du cœur » (J.II, p. 441).

Cette manie de tout marquer, de ne point laisser de porte ouverte afin que le

lecteur puisse pénétrer dans l’œuvre, participer à sa formation, épuise non seulement

la matière, mais « avant tout la curiosité du lecteur » écrit-il (J.III, p. 207). De là

Delacroix condamne les « peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent

pas eux-mêmes par leurs actions » (J.III, p. 267), ce mélange d’un vrai à outrance

que les arts repoussent avec les sentiments, les caractères ou les situations les plus

fausses et les plus outrées (J.III, p. 217), dit-il, car « quoi de plus faux que ces

caractères arrangés et tout d’une pièce ? » (J.III, p. 300).

Cependant, Delacroix réhabilite ses condamnés. « Je dois rendre justice à

Dumas et à Balzac, dit-il (J.III, p. 304). Il y a dans la peinture des remords de son

maître de poste d’Ursule Mirouet des traits d’une grande vérité. De même, dans les

Mémoires de Balsamo « Qui vous donnent envie quelque fois de jeter le livre par la

fenêtre, dans d’autres moments, il y a un attrait de curiosité qui vous retient toute

une soirée sur ces singuliers livres, dans lesquels on ne peut s’empêcher d’admirer la

verve et une certaine imagination mais dont vous ne pouvez estimer l’auteur en tant

qu’artiste » (J.I, p. 490).

De G. Sand, il dit qu’elle a « Incontestablement un grand talent, mais elle est

avertie encore moins que la plupart des écrivains, de ce qui lui va le mieux. Suis-je

injuste encore ? Je l’aime pourtant, mais il faut dire que ses ouvrages ne dureront

pas. Elle manque de goût » (J.II, p. 123).

Partant du point de vue que tout est relatif, Delacroix jugeait les auteurs en les

comparant soit ensembles soit avec les anciens : « Mis en regard de Véron, Dumas

parait un grand homme et je ne doute pas que ce soit son opinion à lui-même ; mais

qu’est-ce que Dumas et presque tout ce qui écrit aujourd’hui en comparaison d’un

prodige tel que Voltaire ? » (J.II, p. 94).

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Si Delacroix se dressait contre ce qu’il nomme remplissage, bavardage

désordonné, alignement sans fin de phrase et de volumes semés de bonnes et de

détestables choses, sans frein, sans loi, sans sobriété, sans ménagement pour le bon

sens du lecteur, il accordait aussi une grande importance au premier jet, à l’ébauche,

à cet embryon qui semble contenir la part divine de l’œuvre, à la première

impression et enfin à cet effet d’unité et d’ensemble . Car « quel est le but suprême

de tout art, si ce n’est l’effet » (J.III, p. 267).

Que Delacroix visionnaire ait décelé le mérite de Stendhal, dans un temps où

celui-ci était encore méconnu, ce n’est qu’un hommage de plus à son avantage. Mais

d’où vient tant d’antipathie, pour ne pas dire d’hostilité, à l’égard de ses

contemporains ? Laissons, à la rigueur, Dumas, G. Sand, Lamartine, mais Balzac ?

Mais Hugo ? Stendhal était-il la seule personne avec laquelle il trouvait quelques

affinités ? Est-ce à cause du rôle politique ou social qu’ils tenaient ? Rôle que

Delacroix s’est abstenu de vivre, ne concevant pas qu’un artiste puisse aussi bien

garder les hauteurs de son domaine tout en se préoccupant de la vie plébéienne, d’où

cette appellation qu’il leur accorde, non sans ironie : « ces réformateurs

prétendus » ? (J.I, p. 290). Ou bien est-ce à cause de ce qu’il a justement trouvé,

qu’ils sont forcés ou réduits d’écrire à tant la page et qu’ « ils battent monnaie avec

les volumes qu’ils entassent » (J.II, p. 91) ou alors, mettant comme critère Son

œuvre romanesque, qu’il n’a point écrite, et ne trouvant aucune correspondance

entre son imagination, sa propre vision et ce qui se fait jour, il rejette et condamne ?

En fait, on ne saurait le dire, et c’est là un des côtés-mystères de Delacroix,

dont la vie et l’œuvre restent moitié ombre moitie lumière.

En musique comme en littérature, la critique de Delacroix est motivée par un

parti-pris très prononcé. Sachant que la technique ne se montre que la palette à la

main, Delacroix, grand liseur, était aussi grand mélomane. Il assistait presque à tous

les concerts, à tous les récitals de son temps. Non pas dans une loge avec les gens du

monde, ce qui était un plaisir très imparfait » (J.I, p. 276) à ses yeux, mais au

parterre et près de l’artiste, si possible.

Il avouait sa prédilection pour Mozart, qu’il défendait avec acharnement ;

admirait grandement Paganini et ses tours de forces, indéchiffrables pour la plupart

des violons habiles et vouait une amitié sans réserve à son cher petit Chopin. Pour

Mozart et Chopin, sa critique allait d’un trait, spontanée et justifiée. Que de fois il ne

s’est pas donné en avant-coureur afin d’initier les gens à leur mérite ! Il est vrai que

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pour Chopin comme pour Stendhal, Delacroix devança le jugement de la postérité et

révéla la place unique qu’ils devaient tenir dans l’histoire.

Le Journal renferme aussi d’innombrables comparaisons, de commentaires et

de réflexions, où l’on trouve quelque fois sa santé comme promoteur à ces

jugements : « Le soir, Lucretia Borgia : Je me suis amusé d’un bout à l’autre,

encore plus que l’autre jour à la Cenerentola. Musique, acteurs, décorations,

costumes, tout cela m’a intéressé. J’ai fait réparation, dans cette soirée à l’infortuné

Donizetti, mort à présent, et à qui je rends justice, imitant en cela le commun des

mortels, Hélas ! Et même les premiers parmi eux. Ils sont tous injustes pour le talent

contemporain » (J.II, p. 121).

Un mois plus tard il note : « L’autre jour, à Lucretia, je rendais justice à

Donizetti ; je me repentais de ma sévérité à son égard. Aujourd’hui tout cela a paru

à ma courbature et à ma fatigue, bien bruyant, bien peu intéressant. Rien du sujet, ni

des passions, excepté peut-être le fameux quintette. L’ornement tient toute la place

dans cette musique ; ce ne sont que festons et astragales : je l’appelle de la musique

sensuelle, uniquement, qui n’est calculée que pour chatouiller l’oreille un moment »

(J.II, p. 139).

Qu’il ait si vite changé d’avis ou qu’il se reprenne encore une fois, c’est

question de goût et de circonstance, si l’on veut. Mais ce qui frappe et attire

l’attention dans cette critique, c’est cette phrase très distincte. « Ils sont tous injustes

pour le talent contemporain » ! Là on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement

entre cette réflexion et son attitude par rapport à Berlioz. Attitude qui était faite non

seulement de réserve et d’aversion, mais qui touchait le blasphème. Venant de la

part de celui qui n’a cessé de réclamer la hardiesse à tout artiste, d’inciter à cette

hardiesse, de demander à chacun d’ajouter son âme à celles qui l’ont précédée, de

montrer le neuf dans ce que les autres ont méconnu, cette agressivité ne fait que

soulever nombre d’interrogations.

Une telle aversion est-elle due à ce que Berlioz ait tourné le dos aux règles

convenues ? Et Delacroix, qu’a-t-il fait des règles classiques, de la composition

pyramidale et des convenances ? Peut-on se permettre l’idée qu’il défendait à autrui

ce qu’il s’accordait à lui-même ? Peut-on parler d’une rivalité quelconque entre

l’auteur de la Damnation de Faust et celui qui illustra Faust par ses fulgurantes

lithographies ? Non seulement Faust car Berlioz a obtenu « Le grand prix de Rome

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pour sa Cantate de Sardanapale » (Th. Gautier : Histoire du Romantisme, p.

263). Par contre Delacroix n’a été que houspillé pour son œuvre qui traite du même

sujet. Parlant de rivalité, si jamais il y en a, on peut avancer que Berlioz ne se

limitait pas à la musique mais étendait aussi son domaine d’expression jusqu'à la

littérature. « Berlioz n’était pas seulement un compositeur de premier ordre, c’était

un écrivain plein de sens d’esprit et d’humour. Il a fait longtemps le feuilleton de

musique au journal des débats » (op.cit. p. 268) Ou bien est-ce à cause de leurs

différentes opinions politiques ? Une chose reste incontestable, c’est que Berlioz,

tout comme Hugo, a été injustement jugé par Delacroix.

Tout le long du Journal, Delacroix révèle un profond attachement à la

musique, suit jusqu’à l’évolution des instruments, espère que viendra le jour où l’on

arrivera à faire l’imitation exacte de la nature et des tempêtes. Eh bien, il est connu

dans l’histoire de la Musique, que de toutes les descriptions, la « tempête » de la

Fantastique reste sans pareille, unique dans son roulement, pour ne rien dire du

reste de la symphonie. Pourtant, elle était condamnée par Delacroix ! En réalité,

Berlioz faisait autre que plaquer deux accords et remplir entre eux par quelques

notes ! Comme le dit Delacroix dans son Journal.

Étant une des rares exceptions qui possèdent à fond les différents secrets de la

peinture, Delacroix, critique d’art, est étrangement perspicace. Cela ne veut

nullement dire qu’il ne revenait pas sur ses idées ou qu’il n’avait pas ses partis-pris.

Au contraire. En peinture, comme en tout art, l’auteur du Journal avait ses

condamnés et ses élus. Mais avec cette différence près, qu’il était plus maître de lui-

même en faisant mine d’indifférence, si l’on peut dire, face à ses jugés, tout en

gardant la même ironie.

De ses privilégiés, il ne serait pas trop de dire, qu’en entité, le choix de

Delacroix est celui de l’histoire, même postérieure. C’est le choix des élus, de ceux

qui constituent l’Olympe des créateurs. Rien de plus typique que sa révélation de cet

autre génie, maître des ombres : « Peut-être découvrira-t-on que Rembrandt est

beaucoup plus grand peintre que Raphaël… J’écris ce blasphème propre à faire se

dresser les cheveux de tous les hommes d’écoles. Bien qu’on puisse préférer cette

Emphase majestueuses de Raphaël, on pourrait affirmer, sans se faire lapider par les

hommes de goût, mais j’entends d’un goût véritable et sincère, que le grand

Hollandais était plus naturellement peintre que le studieux élève du Pérugin » (J.I,

pp. 439-40).

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Delacroix ne cache pas ce choix malgré le culte qu’il vouait à Raphaël : La

critique du peintre ne révélait pas seulement des « phrases » qui jalonnent

l’évolution artistique ou les comparait, mais discernait le moindre génie, quel que

soit son degré d’élévation. Et dire que c’est là que devait se révéler son égoïsme, si

égoïsme il y a ! C’est le même domaine et rien de plus normal que de trouver

compétition et concurrence. Même lorsqu’il s’avisera de critiquer celui dont la foule

a fait son émule, Delacroix soulignera et les défauts et les qualités. Rien de plus

caractéristique que cet entretien. Cité par C.R.-Marx (in : Le plus grand critique

d’art, in Delacroix, pp.212-213) qui date de Janvier 1841, mais que G. Sand ne

devait publier qu’en 1871 dans un feuilleton du temps :

« Il faut juger l’œuvre et oublier l’homme. Je sais fort bien que M. Ingres me

traite de faquin et de paltoquet dans son intimité et qu’il chasse ses élèves quand il

croit apercevoir en eux une tendance à la couleur. Mais je ne veux plus rien savoir

de lui quand je juge son tableau. Il a fait ce qu’il a pu, le père Ingres, pour être

coloriste. Seulement il confond la coloration avec la couleur. Avez-vous remarqué

que dans la Stratonice, il y a un luxe de coloration très ingénieux, très cherché, très

chatoyant, qui ne produit pas le moindre effet de couleur ? Ça reluit comme un

miroir. On s’y regarderait pour faire sa barbe. Avec tant soit de vraie couleur, son

pavé fuirait et il n’aurait pas eu besoin de ce millier de petites lignes. Pourtant il a

essayé d’y jeter des lumières. Il a mis du soleil là où il en faut, rigoureusement, et je

suis sûr qu’il est content. Il croit que la lumière est faite pour embellir ; il ne sait pas

qu’elle est faite pour animer. Il a étudié avec une précision très délicate les plus

petits effets de jour sur les marbres, les dorures, les étoffes. Il n’a oublié qu’une

chose : les reflets. Ah bien oui, les reflets ! Il n’a jamais entendu parler de cela. Il ne

se doute pas que tout est reflet dans la nature et que la couleur est un échange de

reflets. Il n’y a ni soleil ni lumière, ni air dans tout cela. Rien ne se détache dans ce

tableau charmant, d’une niaiserie bizarre. Il s’est mis à flanquer des tons sur son

sujet après coup comme du non pareil sur un gâteau bien cuit… Il a mis du rouge sur

un coussin, un vert par ici, du bleu par-là, un rouge éclatant, un lilas d’une extrême

fraîcheur, un bleu céleste. Il a le goût de l’ajustement et la science du costume. Mais

les tons livides et termes d’un vieux mur de Rembrandt sont bien autrement riches

que cette prodigalité de tons éclatants et qui restent isolés, froids, criards…

Remarquez que le criard est toujours froid ! Ils croient (Les émules d’Ingres) qu’ils

ont inventé ou tout au moins découvert la ligne, c'est-à-dire qu’ils croient tenir le

contour. Eh bien, le contour se moque d’eux et leur tourne le dos… Voyez un enfant

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de Rubens. C’est de l’arc en ciel fondu sur la chair, l’éclairant et le pénétrant, lui

donnant l’éclat, le relief, la circulation, la palpitation, la vie sortant à pleins bords de

la toile… Les Ingristes ont voulu changer la nature. Ils ont fait de l’homme une

ardoise bien découpée sur les bords. Et pour qu’on ne doute pas de leur intention, il

y en a qui ne font plus que des ombres chinoises à teintes plates colées sur des fonds

d’or. J’avoue que c’est une manière de simplifier l’art. Mais il y en avait une plus

sûre encore, qui serait de n’en plus faire du tout ».

On ne peut nier le côté sarcastique ni l’ironie de cette critique, mais aussi rien

de plus pénétrant ! Il est vrai qu’outre cette perfection technique et luisante, toutes

les affres de la vie et tous ses frémissements y manquent… Et rien de plus essentiel

à Delacroix que tous ces éléments qui contiennent et donnent la vie : soleil,

poussière, lumière, air, chaleur, palpitation, boue, bref un débordement de vie en

lutte et en mouvement.

Solitaire, Delacroix était en quête d’une correspondance, d’un vrai émule qui

fasse son pendant ou son contrepoids, un de ceux qui osent, qui osent tout rejeter

pour montrer du neuf, mais ne trouvait point d’égal… Toute la lignée qui formait ses

ancêtres plastiques n’était plus. Prud’hon est mort en 1823, Géricault prématurément

enlevé en 1824 et Gros s’est suicidé en 1835. Seul dans ces sommets, Delacroix

voudrait « identifier son âme avec celle d’un autre » (J.I, p. 85). Mais en peinture,

sa recherche fut vaine. C’est là peut-être une des raisons de sa clémence envers tous

les peintres… Se sentant supérieur, et supérieur à tous, car Delacroix était très

conscient de sa propre valeur, il n’éprouvait aucune inquiétude, voyait clair. Par

contre, Hugo et Berlioz étaient ses vrais contrepoids. Tous deux avaient osé, avaient

ébranlé les assises du convenu, avaient montré du nouveau. Il ne serait pas trop de

dire qu’ils tinrent, en littérature et en musique, ce même rôle que lui en peinture. Et

c’est dans le domaine de la création artistique, dans toute l’étendue du terme, que

Delacroix voulait se mesurer…

Est-ce là la raison pour laquelle il les prit en aversion ? Peut-on avancer cette

hypothèse que, Delacroix, homme-dieu, était atteint de narcissisme et que, cherchant

son image, il s’empressait de l’effacer avant d’être attiré vers l’abime ou pour se

garder unique ? Faisant le défilé de tous ceux qui formaient le cercle des amis du

peintre, de ceux qui étaient acceptés de pénétrer dans son monde ou de ses élus, on

ne trouve que certaines ressemblances, et pour la plupart physiques ou méthodiques.

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Mais aucun parmi ceux-là ne pouvait constituer son pendant dans la création, du

moins de son vivant !

Cherchant la Solitude comme on cherche sa proie, Delacroix, grand

promeneur solitaire et dans la vie et dans son art, se voulait aussi unique ou seul,

même dans son dernier repos. Cette citation de son testament ne l’affirme-t-elle

pas ? : « Mon tombeau sera au cimetière du Père Lachaise, sur la hauteur, dans un

endroit un peu écarté. Il n’y sera placé ni emblème, ni buste, ni statue ; mon

tombeau sera copié très exactement sur l’antique, ou Vignole, ou Palladio, avec des

saillies très prononcées, contrairement à tout ce qui se fait aujourd’hui en

architecture » (Cité par J. Florenne : Les plus belles pages de Delacroix, p. 287).

* *

*

Porter une conclusion sur Delacroix artiste ne serait que trop schématique.

Mais l’on peut dire, sans risque d’erreur ou d’exagération, qu’il est la cristallisation

du passé et l’annonce de l’avenir. Ayant en but de délivrer la peinture enchaînée, et

par l’état et par l’académisme, c’est grâce au choc lumineux de l’Afrique qu’il est

arrivé à une vision dynamique. Précurseur en technique comme en vision, il a ouvert

la voie toute large aux impressionnistes et a annoncé le style employé par Lucien

couteau. Le drame humain et sa lutte éternelle était ce qui l’intéressait dans la vie et

guidait sa vision créatrice.

Delacroix écrivain, c’est toujours l’humanité qui l’intéresse. Harcelé par cette

idée de faire parvenir sa pensée et son expérience à l’esprit des autres, il essayé

toutes les formes littéraires. Delacroix se cherchait à travers les écrits des autres et

voulait communiquer avec le monde par ses écrits. Si faute de temps, il n’a pas eu la

possibilité de réaliser tous ses projets littéraires, le Journal contient plusieurs de ces

œuvres en germination ou qui attendent d’être recueillies.

Critique impressionniste, Delacroix juge avec parti-pris cherchant

l’identification de son âme avec celle d’un autre et, poussé par la vie à une extrême

solitude, il est atteint de narcissisme et condamne ses vrais émules contemporains

afin de rester unique… Seul il se voulait, et seul il est resté même dans sa tombe.

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Chapitre IV

Delacroix Romantique

- Fougueux : l’identification débridée

- Nostalgique : le spleen transitoire

- Religieux : l’éternel mystique

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L’Identification Débridée

« De la bataille romantique, Delacroix seul semble être sorti vraiment

vainqueur » dit Boyé (in : La mêlée romantique, p.79). En effet, nul autre artiste ne

put mieux ou autant que lui, assimiler et transformer tous ces courants qui

traversaient le siècle. Car il est arrivé à créer, dans une synthèse globale, une forme

nouvelle et personnelle.

S’il était de mode dans l’école romantique d’être pâle, livide, verdâtre, un peu

cadavéreux, comme dit Gautier (in : Histoire du romantisme, p. 31), car cela

donnait l’air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords »,

Delacroix n’avait que naturellement ces symptômes : en 1820, il était déjà un

modèle de sécheresse accompli. En cette même année, il écrit à F. Guillemardet la

description suivante : « Dire que je suis pâle sera encore étonner ces gens-là

puisqu’on me trouvait déjà vert. C’est précisément ce qui me dispensera de te dire

de quelle couleur je suis parce qu’après pâle et vert, je ne vois que vert et pâle pour

recommencer. Quant à la faiblesse, ce n’est pas la même chose. Je suis d’une

faiblesse plus que pâle et plus que verte » (Lettres Intimes : p. 112).

A cette santé débile, à ce corps chétif, squelettique, Delacroix alliait une

vitalité fantastique et une avidité extraordinaire de connaissances et d’expressions.

Parler avec lui morale, philosophie, tranquillité d’âme en ce temps-là, c’était vouloir

éteindre un édifice en flamme avec un verre d’eau… « Il me faudrait à moi des

remèdes violents », dit-il à Piron (Lettres Intimes, p. 112). Ces remèdes c’est dans

la mêlée romantique que Delacroix les trouva. Constamment en lutte, le romantisme

n’a pas connu de moments où ses lois fussent reconnues ou définitivement admises.

« Il n’a connu que la bataille contre un ennemi, la tradition classique, à qui cent

cinquante ans de règne avaient donné une autorité toujours vivante ». (Van

Tieghem : Doctrine littéraire, p. 182).

La solidarité entre artistes et écrivains n’a jamais été aussi nécessaire pour

faire face, non seulement à cet ennemi, dont les fondements de ses dogmes étaient

solidement cimentés, mais aussi contre ce bourgeois, « roi du jour, doctrinaire,

électrique, utilitaire, gagneur d’argent et philistin » (A. Cassage : Théorie de l’art

pour l’art, p. 16). Car en langage romantique, le bourgeois signifiait la personne qui

n’a d’autre culte que celui de la pièce à cent sous, d’autre idéal que la conservation

de son être.

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De même, les moules académiques, empruntés aux Grecs et aux Romains

devinrent insuffisants, voire usés, par rapport à cette génération assoiffée d’une ère

nouvelle. La recherche d’un nouveau mode d’expression, d’autres formules et

surtout d’autres ressources était indispensable. Menant une bataille à double front,

l’artiste cherchait, tout en attaquant cette cible académique et bourgeoise, la

libération de son Moi, l’étude et l’exaltation de son âme intime. Partant de ce point

de vue, le romantisme se trouvait dans la manière de sentir, dans l’expression de ce

sentiment. C’est ce qui faisait dire à Delacroix que : « si l’on entend par romantique

la libre manifestation de mes impressions personnelles et ma répugnance pour les

recettes académiques, non seulement je suis romantique, mais je l’étais à quinze

ans ». (Cité par Y. Florence, in : les plus belles pages de Delacroix, (propos

recueillis) p. XXXV).

Mais l’artiste n’était pas en quête d’une expression isolée par le monde. Bien

au contraire, c’est à travers ce monde et par une communication réciproque qu’il se

cherchait. Et le grand artiste serait celui qui « saura deviner la vie complexe de son

temps et établir entre son œuvre et les atmosphères contemporaines une parfaite

correspondance » (A Ferrand : Esthétique de Baudelaire, p. 117). C’est ce qui

marque une différence capitale entre le romantisme pleurard et celui de Delacroix.

Car, si la plupart des artistes s’adonnèrent à une lamentation personnelle, se

perdirent dans le mal du siècle, Delacroix, qui n’était point dépourvu de ces

sentiments, sut voir l’insuffisance du vieux mot désespéré de la Bruyère que « tout

est dit et l’on vient trop tard ».

Seul, dans toute cette mêlée verdâtre, Delacroix se répétait à lui-même et à

autrui, que tout n’a pas été dit, que la manière de le dire est loin d’être épuisée sinon

inépuisable. Et cela, tout en poursuivant la lutte contre soi et contre le temps, avec le

même acharnement et le même résultat, mais sans désespérer : « Le résultat de mes

jours est toujours le même : un désir infini de ce qu’on n’obtient jamais, un vide

qu’on ne peut combler, une extrême démangeaison de produire de toutes les

manières, de lutter le plus possible contre le temps qui nous entraîne, et les

distractions qui jettent un voile sur notre âme, presque toujours aussi une sorte de

calme philosophique qui prépare à la souffrance et élève au-dessus des bagatelles »

(J.I, p. 85).

Là il convient de citer la réflexion de Stendhal, qui dit justement « qu’il faut

du courage pour être romantique, car il faut hasarder » (in : Racine et

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Shakespeare). Et Delacroix, qui avait sa propre conception du romantisme, ne

manquait ni courage ni audace pour se hasarder, il avait même tellement d’audace

que cela l’effrayait et il ne voyait pas où tout cela le mènerait. Mais au lieu de se

laisser entraîner dans un pâle tourbillon, il se domptait pour s’arracher. S’il lui

arrivait quelquefois de plonger dans l’obscurité, de se demander : « Dans quelles

ténèbres suis-je plongé ? L’Avenir est tout noir. Le passé qui n’est point resté, l’est

autant » (J.I, p. 70), ce ne sera qu’une demande passagère. Au lieu de rester dans

cette noirceur atone, il a su voir en couleur, car Delacroix regardait la vie, non

seulement face à face, mais en essayant de lui extirper toutes ses sensations. Et la

couleur, comme dit Berenson (in : Arts Visuels, pp. 96-8), « appartient au monde

des sensations immédiates (…). Elle doit servir à de rapides identifications, faciliter

l’interprétation des formes, l’articulation des masses, et rendre plus rapide la

perception de la forme, des valeurs tactiles du mouvement ».

Concevant donc la couleur comme un moyen essentiel d’identification,

Delacroix a saisi la vie complexe de son temps et a essayé d’établir entre son œuvre,

sa conception et les incidents contemporains, une certaine correspondance. Qu’il ait

été couronné romantique ou chef du romantisme, c’est pour avoir compris cette

doctrine autrement que tous les lyriques de 1830 , pour avoir introduit vie , fougue et

mouvement dans la vision maladive, et pour avoir ouvert tant d’horizons…

Ce n’est pas dans une œuvre étrangère à ce monde ni aux courants qui se

trouvaient déjà qu’il a été ouvrir ces voies… C’est en se servant du progrès de son

temps, pour employer un mot qui lui est cher, qu’il a puisé les sources premières et

perça ces vastes perspectifs. Il n’hésita point à faire de toute l’étendue de l’évolution

humaine le tremplin qui devait l’élancer vers ces hauteurs fantastiques. Le

romantisme se manifestait déjà depuis nombre d’années avant d’être introduit en

France : c’est grâce à quelques artistes nordiques et germaniques qu’il vit son

expansion. Constable, le premier, introduit la fraîcheur de la touche et sa division ;

Turner, « poussa son romantisme jusqu'à évoquer les désastres et les agonies du

genre humain » ; Füssli aborda le rêve et l’irréel, se plut à « frôler la zone du

terrible » ; Friedrich, toujours en quête d’échappatoire, « ses personnages regardent

vers le fond du tableau » (P. Courthion : Le Romantisme, pp. 36-49). Mais, si la

peinture est redevable à chacun de ces peintres, pour ne rien dire de Goya, pour la

libération ou l’introduction d’un élément déterminé, c’est grâce à Delacroix qu’elle

doit sa complète libération.

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L’entrée de Delacroix en scène ne fut pas sans secousses, sans frémissements

et sans découvertes. La première entre toutes c’est d’avoir trouvé « qu’il n’y a pas

opposition entre l’antiquité grecque ou romaine et ce qu’on appelle à Paris : l’Orient,

bien au contraire, il y a identité profonde » (P. Daix : Delacroix le libérateur, p.

170). Cette identité, c’est par la lumière et le mouvement qu’elle s’est réfléchie sur

son œuvre. Outre cette vision synthétique, deux grands thèmes restent essentiels

dans sa bataille d’expression : la vie et la Mort. La vie, c’est à travers la nature que

Delacroix la concevait, « je renais avec la verdure », dit-il à Soulier en Mai 1830

(C.G. p. 257) ; la mort, c’est à travers la lutte humaine qu’il l’exprimait.

Comme tous les romantiques, Eugène communie avec la nature, non pas

maladivement, pâlement, mais à sa façon. Une belle scène l’attire au point de rester

deux ou trois heures sous la pluie et le vent. Il éprouvait le besoin de se secouer, de

sortir des idées de tous les jours, de mettre la tête dehors, pour « chercher à lire dans

la création » (J.I, p. 163). Cette « lecture » lui passait les mêmes tressaillements des

feuilles, le renouvelait, lui causait un charme enivrant, l’enchantait. Toujours

semblables, inexplicables à jamais, les sentiments mélancoliques que lui inspirait le

spectacle de la nature étaient une nécessité pour son être : « Ce sentiment mal

définit, que chaque homme peut-être a cru lui être particulier, s’est trouvé avoir un

écho chez tous les êtres sensibles » dit-il (J.II, p. 48). Il ira jusqu'à se croire le seul

concerné par cette nature : « Il me semble que ce spectacle est fait pour moi seul »

précise-t-il (J.II. p. 90).

Mais que demandait-il à cette vaste scène ? Qu’exigeait-il et de la nature et de

lui-même ? Ce qui est clair dans son Journal, c’est que toutes les fois qu’il voyait

un vrai matin, il s’épanouissait, croyait jouir pour la première fois et s’arrachait

avec difficulté. Cette immense et profonde joie. Cette insistance de communication,

démontrent-elles qu’il cherchait à s’identifier avec la nature ? L’odeur délicieuse de

la verdure toute fraîche, la rosée qui scintille, les étoiles brillantes, tremblantes dans

les hauteurs splendides, tous ces reflets ne cesseront de l’émouvoir jusqu’au fond de

l’âme. La leçon que tire Delacroix : c’est l’Unité. « Seule la nature a le secret de

mettre de l’unité même dans les parties détachées d’un tout » (J.III, p. 83). C’est ce

qui fait sa grandeur en tant que paysagiste car il n’a pas reproduit la nature, il s’est

éloigné de ce scrupule exclusif de ne montrer que ce qui se montre : Delacroix a

représenté le reflet et l’effet de la nature. Il a peint le « moment esthétique »

qu’explique Berenson joliment (in Arts Visuels, p. 102), ce moment de vision

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mystique où tout s’efface pour ne laisser existence qu’a ces émanations

communicables dans le silence…

Si, par contre, Delacroix a exprimé cet autre thème romantique : la Mort, ce

n’est point comme but qu’il l’envisageait, mais comme moyen. Là se trouve une

autre différence capitale dans son optique romantique. Il était loin d’appeler la mort

son ange gardien, comme Vigny ! Ce n’était point « la paix douce », mais le prétexte

qu’il prenait pour exorciser toutes les laves qui fomentaient dans son gouffre noir.

Dans ce thème, il ne voyait pas la Mort Délivrante, mais la lutte, la révolte et

l’Accusation. La lutte entre ces deux pôles suprêmes, parmi lesquels se déroule toute

l’existence humaine ; la révolte contre ce sort inconnu, contre ce joug de plomb

intitulé la fatalité ; l’accusation flagrante de ce ciel impassible. Est-il un tableau plus

accusateur que son Orpheline au Cimetière ?

Pourtant, Delacroix qui a si souvent représenté le duel avec la mort n’a jamais

tenté au suicide. Contrairement à tous ou à la plupart des romantiques, le fait qui

l’intéressait, qui l’attirait dans ce sujet c’est qu’il représente l’apothéose des

souffrances humaines, domaine inépuisable…

Si ces deux grands thèmes ont exercé une grande attraction sur la peinture,

d’autres sujets romantiques ont aussi aimanté son œuvre. La soldatomanie qui,

depuis le début du siècle, gagnait jusqu'à la poésie et la musique, en passant par la

peinture, se cristallisa dans ses tableaux par le thème du Cheval. « Sa fougue, sa

détente, sa nervosité rapide conviennent à 1’ère nouvelle où se déchainent les

ardeurs du romantisme et s’esquisse la vitesse moderne » (R. Huyghe : Delacroix, p.

88). Il est vrai que l’extension de son emploi par Napoléon renouvelle la tactique

militaire, mais son entrée galopante dans les arts syncopa les rythmes, saccada les

phrases et cabriola les compositions…

Füssli fut un des premiers à lui céder une importante place dans ses

Cauchemars ; Gros et Géricault étaient ses introducteurs perpétuels dans la peinture

française ; mais Delacroix a fait plus que de le représenter comme « compagnon de

l’homme, dont il partage les amours et les haines » (P. Courthion : le Romantisme,

p. 83). Chez lui, le cheval se dépasse. C’est un symbole qui passe par toutes les

teintes et par tous les états d’âme. Symbole qui représente non seulement

l’historicité, l’esprit chevaleresque, le culte de l’honneur, la promesse, l’esprit de

sacrifice et d’endurance, l’héroïsme ou le combat, mais dans lequel le peintre

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trouvait une sorte d’identification. Il l’a peint sauvage, effréné, solitaire, en lutte, en

guerre contre un émule, contre un maître ou contre la nature. Ce n’est pas seulement

son œil ou son regard qui s’effarouche, s’exprime, mais c’est toute son existence qui

est en mouvement.

C’est grâce à de longues études que Delacroix est arrivé à être le maître

incontestable du cheval. Attiré par tout ce que cette noble bête a de beauté virile, de

majestueux, de douloureux, « non content d’observer comme son ami Géricault, le

cheval dans l’imprévu de ses attitudes, au hasard des rencontres de la rue ou de la

route » (Gillot : Delacroix, p. 284), le peintre, dès sa jeunesse, projette une étude

méthodique et une observation sans fin. Tout le long du Journal on peut suivre au

pas, les réflexions du peintre et tous les soucis qu’il se faisait : « Voir à la poste pour

étudier des chevaux » ; « Il faut absolument se mettre à faire des chevaux. Aller

dans une écurie tous les matins » ; « Hier je fus avec Champmartin étudier les

chevaux morts » ; « J’ai observé dans l’omnibus, à mon retour, l’effet de la demi-

teinte dans les chevaux comme les bais, les noirs, enfin à peau luisante » (J.I, pp.

14- 25- 30- 180).

Insatiable, malgré tant d’études et de remarques, Delacroix continue à être

attiré par cet animal expressif, où les frénésies et les tristesses du siècle se reflétaient

dans le regard assombri. En 1854, c'est-à-dire à l’âge de 56 ans, l’auteur du Journal

note durant un voyage à Dieppe : « Je me suis campé bravement au milieu du

chemin et en ai fait plusieurs dessins. Ceci se passait dans l’allée des voitures qui

bordent la rivière d’Arques, au grand étonnement des passants élégants et autres se

demandant quel intérêt pouvait exciter cette pauvre rosse dont ils me voyaient si

occupé » (J.II, p. 239). Mais c’est surtout au voyage d’Afriques, où les plus doux

sont des diables, que Delacroix doit la révélation palpable du cheval. Il est vrai que

cette initiation commença avec ses cours d’équitations, puis avec son voyage en

Angleterre. Cependant, la Correspondance de la période qu’il passa au Maroc, ainsi

que les notes-repères qui accompagnent ses dessins révèlent la Splendeur de cette

nouvelle impression qui le marqua pour la vie. « Tout ce que Gros et Rubens ont

inventé de furie n’est que peu de choses auprès » écrit-il en 1831 (C.G. p. 311).

Bien que Delacroix éprouvât tant de joie à communiquer ses propres

frénésies, à les identifier avec celles de cette créature hautaine, il ne pensait pas

moins à l’amertume qui se joint toujours à ce plaisir fugitif. « Cette appréhension de

la rapidité et du néant, à la fin, gâte toute jouissance », murmure-t-il (J.II, p. 69).

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N’oublions pas que le seul plaisir qui le faisait frémir de bonheur et de contentement

n’était autre que le travail…

Dans toute la mêlée romantique, Delacroix n’a vraiment eu de partenaires que

Stendhal et Baudelaire, dont le dandysme était l’héroïsme de la dignité individuelle,

dignité qui vouait un culte à l’égoïsme. Spleen, Beylisme et idéal. Tel était le trait

commun entre ces trois héros qui poussèrent l’individualisme jusqu'à son comble,

même au prix de l’incompréhension, de l’hostilité ou de la solitude. Tous deux,

écrivain et poète, avaient l’esprit dominateur, impliquaient une discipline aux

flambées de leur âme et conjuguaient au goût de l’individualité la nécessité d’une

certaine tenue. Tous deux correspondaient, en un sens, avec sa perspective

personnelle.

Si Stendhal a trouvé la cristallisation, phase ultime, dans l’amour, Delacroix la

trouva dans la peinture ; si Baudelaire s’est proposé d’extraire la beauté du Mal,

Delacroix se proposait d’extraire la beauté du Laid ! Même si l’on relève quelques

différences dans leur application ou dans leur conception de cette doctrine, le thème

suprême reste le même : un maximum d’élévation distinguée…

Le fait que Stendhal ait trouvé l’essentiel de la vie dans la chasse au bonheur

et non au travail, que Baudelaire ait trahi son dandysme, en 48, en faisant « Le coup

de feu sur les barricades » au lieu de s’abstenir, n’est que différences partiales, si

l’on veut, mais c’est là que réside la cause de cette subtile barrière qui fit toujours de

Stendhal : « Le pauvre Beyle », et de Baudelaire : « Le cher Monsieur ».

Appellations qui ne changèrent point malgré l’intimité apparente.

C’est ce qui fait que malgré ces quelques affinités ou hétérogénéités,

Delacroix reste une incarnation unique du romantisme. Il ne serait pas trop de dire

qu’il représente le type romantique par excellence. Un romantique qui a aimé et

désiré la vie au lieu de la refuser, qui l’a vécue intensément, profondément et dans

toute son ampleur, qui n’aimait rien de fade, rien de neutre ou d’insinué, jusqu’aux

plaies, il les voulait toutes béantes. Un romantique qui a aimé le sang, couleur de

rouge ; un débridé au harnais de plomb, intitulé : la Raison ; qui planait dans les

ténèbres et exigeait que tout soit de clarté !

Cependant, l’Ennui, principal ennemi contre lequel il faut toujours combattre,

gagnait ce solitaire parmi la foule. Il le poursuivait partout et son ombre s’étend tout

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le long du Journal. En effet, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas

s’ennuyer et savoir se tirer, à force de volonté, de cette largueur où l’on risque de

tomber à chaque instant, ou, comme dit Delacroix : « Il faut conjurer comme on peut

les fantômes de cette diable vie qu’on nous a donné, je ne sais pourquoi et qui

devient amère si facilement, quand on ne présente pas à l’ennui et aux ennuis un

front d’acier » (J.II, p. 241). Ce front d’acier avait son secret contre cet éternel

accompagnateur : c’était d’avoir des idées. Cependant, comme chez tout être

humain, les idées étaient quelque fois incapables de le tirer ou de le sauver de sa

tristesse. Il devenait de plus en plus triste et tombait parfois dans des accès de

tristesse que rien ne pouvait le délivrer.

Ce n’était ni le brouillard, ni le mauvais temps qui étaient la cause. Il ne lui

suffirait pas d’être libre de vrais sujets de tristesses : « C’est quand il fait nuit dans

notre âme que tout nous parait ou lugubre ou insupportable », dit-il (J.II, p. 66).

C’est la nuit des autres que Delacroix voyait sombrer… mais c’était un calice

d’amertume qu’il fallait avaler. Car, « tôt ou tard, dit-il amèrement, arrivent les

vains regrets et des espérances encore plus vaines qui vous tourmentent et vous

affaiblissent » (Lettres Intimes, p. 51) … Mais loin de s’enivrer à la romantique,

Delacroix boit son calice jusqu’à la lie, calmement, enterre l’homme fougueux

d’autres fois et s’attaque à la peinture avec furie, tranquillement, mais aussi avec une

certaine nostalgie…

* *

*

Le Spleen Transitoire

Après les années trente, l’orage s’apaise par rapport à Delacroix. Il n’est plus

dans la mêlée : elle s’est transposée en lui-même et devint : la lutte avec soi contre le

sort. Les dieux ne sont-ils pas une aide aux cœurs qui luttent contre le sort ? Ce sera

d’ailleurs son conseil à qui le demande : « lutte avec courage contre les malheurs et

ne laisse perdre aucune parcelle de ce temps qui ne sera pas ingrat et t’apportera

plutôt que tu ne penses le fruit de tes sueurs », dit-il à Pierret (C.G. p. 75).

Obstination, acharnement, et non passivité. Telle est la théorie de cette révolte

qui ne voulait point lâcher sa bride au destin. Ce qu’il exigeait de sa personne,

nécessitait chaque atome de son effort, de sa pensée et de sa vie. Delacroix décide, et

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se retire. « Je ne puis et ne doit vivre que par l’esprit, la nourriture qu’il demande est

plus nécessaire à ma vie que celle qu’il faut à mon corps » (J.I, p. 385).

Après toute cette fougue, après avoir senti se réveiller en lui la passion des

grandes choses, il n’aspire plus qu’à un seul but afin de se recueillir, de produire tout

ce que la vision de ce panorama romantique lui a dévoilé : la tranquillité. C’est là

qu’il pourra dire avec son disciple : « Je hais le mouvement qui déplace les

lignes »…

Oui, le peintre du Mouvement veut que rien ne bouge dans cet univers, qui

semble être fait pour lui seul, que rien ne se déplace pour qu’il puisse esquisser son

immense fresque. C’est pourquoi la tranquillité serait le souverain bien qu’il faudra

mettre au-dessus de tout. Il le dit très clairement : «Si l’Homme est destiné à trouver

un jour que le calme est au-dessus de tout pourquoi ne pas se mettre à une vie qui

donne ce calme anticipe, mêlé toutefois à quelques-unes des douceurs qui ne sont

pas les affreux bouleversements que causent les passions ? (J.II, p. 457).

En effet, Delacroix ferma les portes de son atelier à double tours, quitte à être

accusé de misanthrope, afin de fournir ce calme indispensable à son labeur. Dès lors,

il pourra dire très sûrement à Soulier que « la tranquillité est la déesse à laquelle je

sacrifie, elle est la dame de mes pensées et tout ce qui m’en détourné me chagrine »

(Lettres Intimes, p. 179). Jusqu’à ses émotions, il essayera de les épargner pour les

beaux ouvrages ou les belles actions. Il s’impose une sorte de retirement, non

seulement du monde mais de lui-même ; plonge dans ses profondeurs insondées, se

consacrant entièrement à la création. Si la période frénétique d’expansion a passé, il

était temps de contempler…

Avec cet éloignement, Delacroix accédait à une sorte de spleen, que nombre

de faits participèrent à sa formation : l’hostilité de ses collègues ou des critiques, le

changement qui se produit dans la société, sa santé qui s’aggrave et surtout l’âge

qu’il gagne … A 44 ans, il constate tristement qu’il a le spleen et l’annonce à G.

Sand (C.G.II, p. 116) : « J’ai décidément le spleen, ma pauvre amie. Un mien ami

m’a dit avoir passé par cette espèce d’âge critique, il m’a assuré que c’était l’affaire

de quelques années avant d’arriver au bord de l’indifférence… Cette perspective n’a

rien de gai et je suis véritablement dans un triste état… Il faut un temps affreux pour

les nerfs. Une seule chose le compense : Le Travail ».

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Si autour des années cinquante le romantisme est tout à fait mort, à Paris ou

ailleurs, celui de Delacroix reste toujours flamboyant dans son âme, mais entouré

d’un silence nostalgique. Que de choses ont passé… Le peintre, retiré près de son

frère, peut murmurer calmement : « j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ».

Ces souvenirs, l’auteur du Journal ne les gardait point avec une amertume

quelconque. Bien au contraire, ils étaient « l’asile, le saint des saints où on se

réfugie, si on peut, sur les ailes de l’âme, pour se tirer du souci de chaque jour »

(J.II, p.66). Non pas pour s’évader du présent, mais pour se ravitailler, pour se

donner un appui contre le temps et la vieillesse. C’étaient les données intimes qu’il

joignait aux données extérieures. Concevant la vie à travers sa palette et ses

principes, Delacroix ajoutait au souvenir une touche artistique de vitalité et

d’animosité : une touche complémentaire. Même la pensée, la réflexion, devait avoir

chez lui un reflet. Et le reflet du souvenir était la jouissance ! Là aussi, et en plein

romantisme nostalgique, il diffère des romantiques à la Schubert, à la Lamartine,

qu’il avait déjà « pris en grippe ». Le souvenir ne laissait point couler ses larmes, ne

lui arrachait point des cris et des regrets comme à Musset. Ce n’était ni tombe

ignorée, ni sable muet, ni un triste voile du passé ; ce n’était ni bonté consolatrice ou

même simple cicatrice… Le souvenir, pour Delacroix, était accompagné de

jouissance. « C’est l’idéal ajouté au réel. La mémoire dégage le moment délicieux

ou fait l’illusion nécessaire » explique-t-il (J.II, p. 471).

Si on remarque là un trait d’une analyse psychologique, rien d’étonnant. Cet

éternel observateur qui ne cessait en tout moment de scruter, d’étudier, d’analyser

pour faire des rapprochements ou des synthèses, était pionnier en psychanalyse, et

peut-être à son insu !

En effet, une année avant la naissance de Freud, Delacroix parle de

l’inconscient dans le sens freudien. Le 11 Septembre 1855 il note dans son journal :

« Je pensais, en voyant des objets véritablement bizarres, à ce petit monde que

l’homme porte en lui. Les gens qui disent que l’homme apprend tout par l’éducation

sont des imbéciles, y compris les grands philosophes qui ont soutenu cette thèse.

Quelques singuliers et inattendus que soient les spectacles qui s’offrent à nos yeux,

ils ne nous surprennent jamais complètement ; il y a en nous un écho qui répond à

toutes les impressions : ou nous avons vu cela ailleurs, ou bien toutes les

combinaisons possibles des choses sont à l’avance dans notre cerveau. En les

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retrouvant dans ce monde passager, nous ne faisons qu’ouvrir une case de notre

cerveau ou de notre âme » (II, p. 374).

De là, Daniel Schneider peut avancer cette hypothèse sans aucune crainte

d’erreur, que Delacroix est un précurseur de la psychanalyse : « Delacroix was a

precursor of psychoanalysis. In one place in the Journal, he stresses that « that little

World » which all men bear within them, as « sentiments » which never reach

consciousness and so cannot be analysed » (in: The psychoanalyst and the artist,

p. 149).

Non seulement le peintre découvrit l’inconscient, mais essaya tout le long du

Journal de noter ses remarques en analysant le travail, le fonctionnement ou le

mécanisme du génie, de l’imagination et du rêve, entre tant d’autres phénomènes

psychiques. Un traité de psychanalyse serait intéressant à faire sur ce point qui,

malheureusement, dépasse nos limites. D’ailleurs Freud le cite comme preuve et

référence dans ses Basic Writting (In : The Dream work), p. 464), Delacroix

disant sur la structure logique du rêve que « cette fonction d’interprétation n’est pas

particulière au rêve, c’est le même travail de coordination logique que nous faisons

sur nos sensations pendant la veille ».

Le peintre ne manque pas de faire place d’honneur au sentiment, qu’il trouve

« le meilleur guide dès l’origine, dans les arts et même dans les sciences » (J.II, p.

194). Le meilleur et non le seul, précise-t-il. Car tout instinct venant du cœur, il doit

être précisé sinon accompagné par la raison. Poussant son observation plus

profondément, il se rend compte combien « les objets changent peu malgré

l’instabilité des choses humaines, si on les compare à nous-mêmes et à nos

sentiments » (J.II, p. 59).

S’il est couronné Maître du Mouvement, ce n’est pas seulement pour l’avoir

rendu dans ses peintures, mais pour l’avoir saisis dans l’essence même de la vie et

du mécanisme humain. Il est vrai que le sentiment fait des miracles, comme il l’a

déjà dit, mais, le ramenant cette fois-ci à la peinture, Delacroix trouve que « c’est la

touche intelligente qui résume, qui donne l’équivalent » (J.III, p. 50). Cela montre

l’importance qu’il accordait au rapport entre le cœur et la raison, le conscient et

l’inconscient, enfin à cette éternelle dualité promotrice de sa vie et de son œuvre.

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Ce qu’il désirait le plus, la cinquantaine passée, c’était de s’arrêter au point où

il était, de jouir longtemps des avantages que cet âge mûr procure à l’esprit, non

désabusé, mais vraiment raisonnable. Cependant, ce désaccord singulier entre la

force de l’esprit qu’amène l’âge et l’affaiblissement du corps, qui en est aussi la

conséquence, le frappait toujours et lui paraissait une contradiction dans les décrets

de la nature : « Faut-il y voir un avertissement que c’est surtout vers les choses de

l’esprit qu’il faut se tourner quand le corps et les sens nous font défaut ? » se

demande-t-il en 1856 (J.II, p. 425).

Ce qu’il constate calmement, c’est que la jeunesse peut se partager entre

toutes les émotions, par contre, « Le trésor se resserre avec l’âge » (J.II, p. 302).

De là vient la nécessité de la concentration et du choix. Si le trésor émotif se

restreint avec l’âge. Cela ne veut point dire que la personne âgée finit par en être

privée. Tout au contraire, assure le peintre prenant de l’âge : elle peut jouir, goûter

autant de plaisir dans son fauteuil que la jeunesse dans l’orgueil et l’exubérance de

la vie. C’est là que Delacroix trouve une sorte de compensation à l’éloignement qu’il

s’est imposé de la vie mondaine. D’ailleurs ce n’est pas la seule remarque qu’il fait

en suivant l’évolution de son âge.

Quinquagénaire, Delacroix réunit pour son usage personnel, dans son

Journal, les éléments d’un traité de la vieillesse. Il s’observait vieillir, comme s’il

s’agissait d’un autre, et continuait à rédiger ses remarques. Une des principales

observations est qu’ « en vieillissant, il faut bien s’apercevoir qu’il y a un masque

sur presque toute chose, mais on s’indigne moins contre cette apparence menteuse,

et on s’accoutume à se contenter de ce qui se voit » (J.I, p. 298). Le révolté,

l’indigné d’autrefois, cède la place au résigné à venir.

D’une santé aussi capricieuse que son imagination, variante comme un

baromètre, Delacroix était quand même loin de s’abattre dans cet isolement, car il

avait l’esprit trop élastique. Il lui suffisait de se rappeler l’exemple de tant

d’obstacles surmontés par sa persévérance. Cela lui permettait de jouir du

changement qu’il subissait lentement, de continuer à avoir des aspirations et des

ambitions. « Quoique dans un âge avancé de la vie, mon imagination et un certain je

ne sais quoi me font sentir des mouvements, des élans, des aspirations qui sentent

encore les belles années. Une ambition effrénée n’a pas asservi mes facultés et ne

m’a pas fait sacrifier le plaisir de jouir de moi et de mes facultés », note-t-il (J.III,

p. 166).

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Renfermée dans les murs de l’atelier, son ambition n’est plus vouée qu’à la

peinture, sans avoir un seul moment de vide ou de regret pour les distractions que les

visites, ou ce qu’on appelle les plaisirs peuvent donner. Au brouhaha des

mondanités, Delacroix préfère le silence. Le silence qui impose, qui s’empare des

idées et transpose dans une autre sphère, où les émanations s’échangent saintement.

A part son attachement au recueillement, le peintre dandy s’éloignait de ces gens

médiocres qui ont réponse à tout et qui ne sont étonnés de rien. C’est une attitude

qu’il ne pouvait concevoir et qui marque un autre avantage à son romantisme qui,

malgré l’âge, a su garder cette grâce, ce dont de la surprise. Rien n’est jamais banal à

ses yeux. « Tout ce que je vois m’enchante », dit –il à l’âge de 57 ans (J.II p. 379).

En réalité, Delacroix a toujours gardé flamboyant en son âme, en toute heure

et en tout lieu, ce feu sacre de la surprise, de l’étonnement, de l’enchantement. La

nouveauté était partout à ses yeux : car c’est de lui-même, à sa façon et de son

propre gré qu’il regardait. Ce promeneur solitaire accordait une prime importance à

l’observation et non à la possession. C’est ce qui décide de son attitude par rapport à

l’amour. N’oubliant point son ancienne blessure, qui repose sourdement dans ses

tréfonds, Delacroix refuse la possession : « Le secret du bonheur n’est pas de

posséder les choses, mais d’en jouir » (J.II, p. 82).

De la frivolité de jeunesse, Delacroix avait fait son plein il y a longtemps.

Ayant pris contact direct avec la vie et la société, il traite les romantiques de

passagers : « Pourquoi tout cela passera-t-il ? Parce que ce n’est point vrai (…) Les

amants ne pleurent pas ensemble, ils ne font pas d’hymnes à l’infini et font peu de

descriptions, les heures vraiment délicieuses passent bien vite et on ne les remplit

pas ainsi (…). Ce vague, cette tristesse perpétuelle ne peignent personne. C’est

l’école de l’amour malade. C’est une triste recommandation et cependant les

femmes font semblant de raffoler de ces balivernes. C’est par contenance ; elles

savent bien à quoi s’en tenir sur ce qui fait le fond même de l’amour. Elles vantent

les faiseurs d’odes et d’invocations ; mais elles attirent et recherchent soigneusement

les hommes bien portants et attentifs à leurs charmes » (J.I, p. 340).

Ce manque de confiance, subtil ou déclaré, envers la femme, Delacroix le

gardera toujours. Par contre, foncièrement contre « l’amour malade », doué d’une

volonté formidable et extrêmement conscient de sa propre personne, il jouissait de

«l’amour sain » mais sans se compromettre. Au fond, que reste-t-il de l’amour, à son

avis ? - « Cendre et poussière, moins que cela. Mais des émotions pures de l’amitié

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dans la jeunesse, un monde de sensations délicieuses. Voilà où je me refugie bien

souvent » écrit-il à Soulier. (Cité par Ph. Jullian, in : Delacroix, p. 215). Il est vrai

que l’auteur du Journal savait jouir de la moindre des choses. Un simple regard

était suffisant pour l’émouvoir. « L’expression des yeux suffit à charmer » (J.II,

p. 325), assure-t-il. Un simple regard suffisait comme donnée première à ses rêves

ou à ses sentiments. Mais dorénavant, le peintre refuse de dépenser, d’éparpiller sa

cervelle, son sang et sa chair, comme le dit Baudelaire, (in l’Amour et le Crâne,

Œ, C. p. 113) pour autre chose que la peinture, domaine qui lui garantissait sa

continuité dans la vie, refusant de l’obtenir biologiquement ! « Après le malheur de

naître, je n’en connais de plus grand que celui de donner le jour à un homme »,

souligne-t-il (J.III, p. 260).

Ce n’est point faute d’expériences que Delacroix prit cette attitude. Delacroix

a connu toute sorte d’amour, a rencontré son grand amour, mais préféra à tous son

éternel amour : la peinture. Au bonheur corporel, le peintre-poète restitue le bonheur

spirituel : « Se sentir enseveli dans les papiers qui parlent, je veux dire les dessins,

les ébauches, les souvenirs : lire deux actes de Britannicus en s’étonnant chaque

fois d’avantages de ce comble de perfection ; l’espoir , si j’ose dire la certitude, de

n’être pas dérangé ; un peu ou beaucoup de travail , mais surtout la sécurité dans la

solitude , voilà un bonheur qui , dans beaucoup de moments , parait supérieur à tous

les autres » (J.II , p. 285).

Aboutissant à une sorte de résignation, Delacroix est convaincu que le

bonheur, sur cette terre, n’est pas dans les passions mais dans le contentement de

soi-même. Mais à ce genre de satisfaction on n’accède qu’à la suite d’une quasi-

complète réalisation de l’idéal qu’on porte en soi. Cependant, le peintre essaye

toutes les ressources possibles autres que ses découvertes précédentes. C’est dans la

vertu qu’il pense trouver une seconde possibilité : « Je suppose que les gens doués

d’une solide vertu doivent posséder une grande partie de ce contentement dont je

fais la condition du bonheur : n’étant pas assez vertueux pour me plaire à moi-même

de ce côté-là , je me rattrape sur la satisfaction véritable que donne le travail » (J.II,

p. 366) .Car le plaisir de céder à l’inspiration et de s’entourer des créations de

l’imagination est « le bonheur le plus pur et le plus exempt d’amertume » (J.III,

p. 358).

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Ayant acquis l’habitude de l’ordre dans les idées et dans toute chose, ayant

fait grande place aux jouissances de l’esprit, Delacroix, arrivant au déclin de l’âge,

envisage un bonheur calme, une sorte de sérénité religieuse, spirituelle.

* *

*

L’Éternel Mystique

« Tout est intéressé pour moi dans la nécessité de me renforcer d’avantage

dans la solitude », avait écrit Delacroix à l’âge de 26 ans (J.I. p.67), c'est-à-dire en

1824 : en pleine mêlée romantique. Comme tous les enfants du siècle, ce sentiment

lui était imposé, l’accaparait, mais point à cause d’une incompréhension

quelconque : « Ce qui fait le tourment de mon âme, dit-il (J.I. p. 102) c’est la

solitude. Plus la mienne se répand avec les amis et les habitudes ou les plaisirs

journaliers plus il me semble qu’elle m’échappe et se retire dans sa forteresse ».

Prenant comme exemple le poète qui vit dans la solitude, mais qui produit beaucoup,

qui jouit de ces trésors qu’il porte dans son sein mais qui se dérobent à lui dès qu’il

se donne aux autres, Delacroix constate : « quand on se livre tout entier à son âme,

elle s’ouvre toute à vous, et c’est alors que la capricieuse vous permet le plus grand

des bonheurs… Celui de la montrer sous mille formes, d’en faire part aux autres, de

s’étudier soi-même, de se peindre continuellement dans ses ouvrages »…

Ne pouvant aboutir à une complète identification avec autrui, car il était

contraint d’être un homme différent avec chacun d’eux, ou plutôt de montrer à

chacun la face qu’il comprend, Delacroix trouvait cette incompréhension et ce

manque d’identification une grande misère, et même plus : « C’est une des plus

grandes misères de ne pouvoir être connu et senti tout entier par un même homme ;

et quand j’y pense , je crois que c’est la souveraine plaie de la vie : c’est cette

solitude à laquelle le cœur est condamné » (J.I ,p. 34).

Aspirant à une parfaite maîtrise de sa personne, corps et âme, le peintre refuse

catégoriquement de voir s’échapper son âme, et ce qui plus est, de lui voir défendre

sa forteresse. Par pur raisonnement et par pure conscience de son objectif, il choisit :

« Je défends ma porte et m’enterre dans ma solitude », dit-il très distinctement (J.II,

p. 463). Il s’enterre non pour mourir, loin de là, cette idée ne l’a effleuré qu’une

seule fois, en rêve, et il se réveilla en sursaut ! Delacroix refusait la mort. Il s’isolait

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pour créer. Toute création n’a-t-elle pas besoin de sanctuaire ? Cette douce solitude,

ce sentiment délicieux de l’indépendance, et surtout ce sentiment de s’appartenir

était capital pour la genèse de son labeur.

Que cette sainte solitude ou que les peintures murales qu’il accomplissait

l’incitèrent à réfléchir sur le domaine religieux, ce n’était point nouveau à ses

aptitudes. Celui qui avait l’habitude de tout discuter, avait aussi ses pensées et ses

contradictions sur ce domaine. Dès sa prime jeunesse, Delacroix semble frappé par

le principe de l’antagonisme sur lequel la vie est fondée. Le problème de l’âme et du

corps est un des premiers à avoir précocement attiré son attention. Encore élève de

troisième, en 1812, Eugène note sur la couverture intérieure d’un de ses cahiers

scolaires : « Le corps et l’âme sont deux amis qui ne se peuvent quitter, et deux

ennemis qui ne peuvent souffrir » (R. Huyghe : Delacroix, p. 462).

Constatation assez intéressante venant d’un élève de 14 ans, et qui révèle sa

prise de conscience prématurée. Abordant cette question un peu plus profondément,

Eugène ne tarde pas à tomber dans d’immenses irrésolutions : qu’est-ce que la vie,

Dieu, l’âme, enfin toutes ces interrogations qui intriguent tout être qui pense, et

surtout qui se hasarde dans le domaine de la création.

Dès le début du Journal on assiste à cette lutte profonde qui se mène

sourdement. Apres avoir pensé à sa vanité en comparaison des étoiles et des

planètes suspendues, à la justice, à l’amitié, aux sentiments divins gravés au cœur de

l’homme, il n’a plus trouvé de grand dans l’univers que lui et son auteur. « Cette

idée me frappe, dit-il ; (J.I, p. 19). Peut-il ne pas exister ? Quoi ? Le hasard, en

combinant les éléments, en aurait fait jaillir les vertus, reflets d’une grandeur

inconnue ! Puis, trois lignes plus loin, son hésitation l’emporte : « Oh ! Si tu peux

croire de toutes les forces de ton être à ce Dieu qui a inventé le devoir, tes

irrésolutions seront fixées. Car avoue que c’est toujours cette vie, la crainte pour elle

ou pour son aise, qui trouble tes jours rapides, qui couleraient en paix, si tu voyais

au bout le sein de ton divin Père pour te recevoir ! »

Pourtant, si le Journal commence par une indécision aussi claire, ou si une

grande interrogation s’élève dès les premières pages, il se termine par une

affirmation de l’auteur, acquise par l’étendue de toute son existence : « Dieu est en

nous » (J.III, p. 329).

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Cependant un phénomène reste intrigant aux yeux du maître : La Mort.

Phénomène qui ne cessera de l’intriguer, d’attirer ses réflexions. Il est vrai que

Delacroix eut affaire avec ce domaine dès son jeune âge : la perte de son père

d’abord, son frère Henri, sa mère ensuite, mais c’est surtout avec la mort de

Géricault que ses idées prirent une acuité intéressante : « Pauvre Géricault ! Je t’ai

vu descendre dans une étroite demeure, où il n’y a plus même de rêves. Et cependant

je ne peux le croire » (J.I. p. 99).

L’auteur, qui n’était point de ceux qui trouvaient que tout est arrangé dans la

nature, continue dans ses irrésolutions qui ne cessèrent depuis ce lugubre incident. Il

refusait de voir la fin ou une fin quelconque, capable de clore le chapitre de la vie :

« Il ne vit plus ; il me parlait, son esprit entendait le mien : rien de tout cela n’est là.

Mais ce tombeau. Repose-t-il dans ce tombeau aussi froid que la tombe elle-même ?

Son âme vient-elle errer autour de son mouvement ? Et quand je pense à lui, est-ce

elle encore qui vient secouer ma mémoire ? » (J.I, p. 51).

Il ne peut ni s’accoutumer ni accepter cette idée. Son seul désir n’est alors

qu’un élargissement sans fin de ses connaissances. Le Journal fait montre de

plusieurs citations, de débats ou de simples constatations. Pourtant, l’auteur continue

avec ses contradictions et ses irrésolutions. Il ne croit pas à « cette petite personne

appelée âme dont on nous gratifie » (J.II, p. 195) et il refuse en même temps de

croire à son périssement ! L’âme existe-t-elle avant notre naissance ? Existera-t-elle

après notre mort ? Une chose pourtant s’éclaircie dans l’esprit du peintre : « Dieu a

mis l’esprit dans le monde comme une des forces nécessaires. Il n’est pas tout

comme le disent ces fameux idéalistes et platoniciens ; il y est comme l’électricité,

comme toutes les forces impondérables qui agissent sur la matière. Je suis composé

de matière et d’esprit : ces deux éléments ne peuvent périr » (J.II, p. 270).

S’il lui arrive de rendre Dieu responsable des malheurs humains, des

différences qui existent non seulement entre les classes, mais entre chaque personne,

au lieu de s’attaquer aux vraies causes sociales et politiques, Delacroix constate une

vérité, certaine à ses yeux, c’est qu’il est composé de deux éléments impérissables.

Transformables, certes, en ce qui concerne le corps, mais de l’âme, rien de décisif ou

de précis. Peut-on faire de cet être impalpable « des portions et des émanations du

grand être » ? (J.III, p. 259) C’est une supposition qui se présente…

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Vivant intensément sa vie, son siècle et ses courants, Delacroix eut aussi

affaire avec le domaine du spiritisme, fort en vogue à cette époque. Mais là encore,

le peintre-poète a des contradictions ! Croyait-il, ne croyait-il pas ? Les deux

possibilités se présentent !

Précocement aussi, Delacroix aborde ce problème. A l’âge de 15 ans, on le

voit parler de l’Abbaye de Valmont (à F. Guillemardet, in Lettres Intimes, pp. 27,

28). Après une morne description de la cave où les moines se trouvent enterrés, il

ajoute : « Il y a une demoiselle qui revient à minuit et qui se met à courir comme une

folle dans les environs… Il est vrai qu’elle ne m’est pas encore venue tirer les pieds

mais je m’y attends incessamment ».

Le Journal aussi contient des remarques sur ce sujet. Si en 1853 il y eut une

frénésie de tables tournantes, de magnétisme, Delacroix ne manqua pas de noter ses

expériences avec Mmes Villot, Marbouty, de Querelles, de Rubempré ou autres… Il

assistait effectivement à ces séances, éprouvait par ses yeux cette fameuse

découverte. On faisait tourner des chapeaux, des guéridons, on soignait des malades,

mais ce qui l’intriguait ou suscitait son ironie humoristique, c’étaient ces séances

dans lesquelles les esprits dictaient des paroles et des discours. « Comme tout se

perfectionne ! Les tables vont aussi faisant du progrès ! Dans les commencements,

elles frappaient un certain nombre de coups, qui voulait dire oui ou non (…)

Depuis, on en a fabriqué tout exprès qui ont au centre une aiguille de bois, qui va

tour à tour se fixer sur les lettres de l’alphabet tracées en cercle en les choisissant,

bien entendu, avec le plus grand à propos, pour former des phrases d’un profond

admirable, en manière d’oracles. On a encore dépassé ce point de leur éducation déjà

assez surprenant : On se place sous la main une petite planche à laquelle est adopté

un crayon, et en s’appuyant ainsi armé sur la table inspirée, le crayon trace de lui-

même des paroles des discours entiers. Elle m’a parlé (Alberthe de Rubempré) de

gros manuscrits dont les tables sont les auteurs, et qui feront sans doute la fortune de

ces gens assez doués de fluide pour donner à la matière tout cet esprit. On sera ainsi

un grand homme à bon marché » (J.II, p. 117- 118).

Par contre, malgré cette ironie Delacroix semble avoir eu une certaine

croyance au spiritisme, sinon à la réincarnation. En 1843, c'est-à-dire à 45 ans, âge

assez mûr pour un homme, Delacroix écrit à G. Sand : « Je m’endors et j’entre alors

dans la vie antérieure. Je suppose qu’alors le corps se repose et que c’est l’âme qui

se promène. Imaginez que ma chienne d’âme est trois fois sur cinq avec vous et

toute âme qu’elle est, se conduit de la manière la plus inconvenante. Est-ce que cela

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n’indique pas ou que le système n’a pas le sens commun, ou que je vous fréquentais

autrefois plus assidument que je ne fais dans cette dernière et périssable

transformation en peintre, que je subis en ce moment » (C.G. p. 115).

Qu’il ait eu une croyance quelconque, irrésolue ou discutée, une chose reste

incontestable, c’est que, menant la vie d’un cénobite, entièrement consacré au

travail, à la réflexion et à la solitude, Delacroix, ayant atteint un certain degré

d’élévation spirituel, est arrivé à ce stade où l’on peut capter les émanations des

choses et des événements par intuition. Quoique ce domaine reste incertain jusqu'à

nos jours, l’auteur du journal n’a pas cessé de noter ses impressions ou ses

expériences : « J’ai appris après déjeuner, la mort du pauvre Chopin. Chose étrange,

le matin avant de me lever, j’étais frappé par cette idée. Voilà plusieurs fois que

j’éprouve de ces sortes de pressentiments » (J.I, p. 325).

Elève assidu du 18eme siècle, qu’il admirait grandement, Delacroix était « au

sens stricte du mot, un incroyant » (R. Huyghe : Delacroix, p. 485). C'est-à-dire

refusait, en premier lieu, le fanatisme religieux et ses superstitions primitives. Ce

n’est point à l’église qu’il allait chercher des éclaircissements ou des réponses.

Ayant comme guide la raison, base de toute grandeur, celui à qui l’idée du pêché

était étrangère, qui n’avait jamais reçu d’éducation religieuse, resta sur un plan

purement esthétique et morale » (Ph. Jullian : Delacroix, p. 138). Si le retour à la

religion, comme dit Boyé (in : La mêlée romantique) est une des caractéristique du

romantisme naissant, Delacroix diffère, là aussi, de la mêlée des années trente.

« Les toiles religieuses de Delacroix étaient nées de commandes » (R. Huyghe :

Delacroix, p. 485) et non de son propre choix. Le seul tableau religieux qu’il ait

pensé à faire était à l’occasion d’une cérémonie de confirmation. Mais « Ce projet

s’en ira peut-être avec mes sentiments catholiques du moment » (J.II, p. 186) dit-il

en pensant à ce sujet.

En effet, Delacroix comme Goethe (in : Faust, p. 43), ne voyait dans les

prêtres de son temps que des comédiens. Des comédiens qui ne se contentent point

de leur domaine, mais veulent pousser leur empire jusqu'à envahir l’instruction

publique et accaparer tout (J.III, p. 171). Jusqu'à sa mort, cette idée ne changera

point : « Sur son lit de mort, on le sait par tradition orale, dit Huyghe (in :

Delacroix, p. 23), il refusa les secours d’une religion dont il s’était détaché. Le

médecin parlant devant lui des derniers sacrements, il murmura : vous entendez ce

qu’il dit … pourquoi cette comédie ? ».

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Dans l’église, il ne voyait qu’un théâtre où se passaient toutes ces cérémonies,

faites mieux pour émouvoir le côté esthétique que religieux : « Assez grande

impression, note-t-il (J.II, p. 236). De cette foule en robes de toutes couleurs et en

habits brodés : la musique, l’évêque, tout cela est fait pour émouvoir ! L’Église m’a

paru, comme toujours, une des moins faites pour élever et frapper ».

En réalité, Delacroix ne voyait dans la religion que ses grandes possibilités

pour l’imagination, et n’était attiré que par le côté artistique et pittoresque : « Le

Christianisme aime le pittoresque. La peinture s’allie mieux que la sculpture avec

ses pompes et s’accorde plus intimement avec le sentiment chrétien » (J.II, p. 236).

Peintre de la douleur humaine, source intarissable pour l’art, Delacroix

trouvait de profondes résonnances dans les mélodies et les thèmes religieux. « J’ai

été frappé de la messe des Morts, de tout ce qu’il y a dans la religion pour

l’imagination » (J.II, p. 330). Et Baudelaire ajoute (in : Religion, Histoire,

Fantaisie, Œ.C, p. 10490 : « La douleur et la pompe, qui éclatent si haut dans la

religion, font toujours écho dans son esprit ». Si le peintre aimait les églises, ce

n’était que pour leur atmosphère, pour ce spectacle grandiose, sombre et élevé,

éclairé par une demi-douzaine de chandelles fumeuses placées çà et là. C’est surtout

l’ancienneté de l’édifice qui l’attirait davantage : « Il me semble qu’elles sont

tapissées de tous les vœux que les cœurs souffrants y ont exhalés vers le ciel (…). Je

préfère la plus petite église du village comme le temps l’a faite, à Saint-Orient de

Rouen restaurée, ce Saint-Orient si majestueux, si sombre, si sublime dans son

obscurité d’autrefois, qui est aujourd’hui tout brillant de ses grattages, de ces vitraux

neufs » (J.III, p. 122).

À part le côté humain, les vœux incrustés sur le marbre comme sur le bois, le

côté cérémonial, office, musique, chant, lueur de chandelles, c'est-à-dire le

pittoresque, l’église ne disait rien à Delacroix. De même la bible. Ce n’est pas en

tant que livre saint qu’il la lisait ou l’auscultait dans ses moments de détresse, mais

en tant qu’une « mine féconde de motifs » (J.I, p. 92). Ou comme dirait Jullian (in :

Delacroix, p. 14), « la lecture de la Bible lui inspirera de grandes pensée et quelques

chefs-d’œuvre, mais bien après la lecture de Byron ou de Goethe ».

En réalité, le nombre des tableaux religieux et les projets de tableaux que le

peintre a réalisé dépasse la soixantaine (Table alphabétique des œuvres de

Delacroix, in J.III, pp.501- 503). Ce qui montre la fécondité de cette « mine » par

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rapport à son imagination. Pour ces sujets comme ceux de l’histoire ou de la nature,

ce n’est point le côté illustration qu’il représentait, mais toujours ce moment

esthétique du drame humain. Moment qui lui permettait de communiquer avec ce

qu’il y a de plus sublime dans la religion, et par là, d’introduire la réalité au milieu

d’un songe … C’est ce qu’il appelait « le plus grand tour de force en peinture »

(J.II, p. 88).

Croyant en une religion qui n’est pas fondée sur la crainte et où l’homme peut

marcher autrement qu’à coups de punitions ou de récompenses, la vérité

qu’entrevoyait Delacroix était bien au-dessus des églises, débordait du cadre

ecclésiastique. C’est dans le domaine des émanations suprêmes de la création qu’il

éleva sa croyance : en l’Art. Domaine dans lequel il cherchait son identification. Si à

la fin de l’année 1862, quelques mois avant sa mort, Delacroix le fataliste,

l’incroyant, arrive à saisir que « Dieu est en nous » et l’explique dans une admirable

page de réflexion et d’analyse, bien qu’il soit loin de la religion strictement dite, il

arrive à percevoir au fond de lui-même et au fond de tout être, cette quête

inébranlable vers le meilleur, cette évolution continuelle qui s’opère même à notre

insu !

Avec cette pensée, dit Huyghe ( in Delacroix, p. 525) Delacroix : « semble

curieusement ouvrir la voie où s’engagera bientôt la philosophie spiritualiste

française, en particulier, celle de jules Lagneau (1851-1894) définissant Dieu

comme une force intérieure, immanente que nous percevons dans notre exigence de

la « valeur », ou encore celle de Léon Brunschwig (1869-1944), l’identifiant avec le

principe de notre propre conscience de l’esprit ».

Ayant sa part de divin, Delacroix est arrivé à saisir un sens de l’infini ou de la

grande Divinité. Suivant toujours comme méthode de s’intéresser au particulier pour

s’élever au général, partant de l’idée que nous sommes des portions ou des

émanations de l’Etre Suprême , qui serait l’entité de tous les êtres, Delacroix semble

dire, par sa vie et par ses pensées, qu’il faut d’abord commencer par se comprendre

soi-même pour arriver à la compréhension de toute l’humanité, et par là, à celle de

Dieu. C’est ce qui l’a fait pousser le culte de l’Individualisme jusqu'à l’extrême …

Cependant, la curiosité du mystère universel, de ces émanations subtiles qui

semblent l’entourer n’ont point cessé de la harceler. Delacroix, le résigné, mène une

lutte volcanique, mais artistement cachée. Celui qui se moquait des savants, de ceux

qui veulent percer le voile impénétrable que la nature a baissé sur son énigme, veut

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savoir. Il veut savoir ce secret, veut pénétrer dans ces sombres passages jalousement

gardés. Voulant inlassablement savoir par qui, c’est dans la genèse qu’il trouve la

réponse : ce passage est gardé par l’Ange. C’est à travers sa vision chromatique, son

isolement, sa tranquillité et ses laves que Delacroix arrivera à s’ouvrir un passage, à

l’éclairer par son phare pour écrire son testament mural…

Le 28 Avril 1849 il est chargé d’exécuter les peintures murales qui doivent

décorer la chapelle des fonts baptismaux dans l’église Saint-Supplice, à Paris (M.

Sérullaz : Peintures Murale de Delacroix, p. 150), le choix des sujets à traiter

n’était point simple. Cette fois-ci il n’avait pas affaire avec des données extérieures

et personnelles tout simplement : il y avait l’approbation des curés et des prêtres à

obtenir ! Ce n’est que vers la fin de l’année que la décision fut prise : « C’est

aujourd’hui que j’ai arrêté avec le curé et son vicaire, M. Goujon, que je ferai les

Saintes-Anges et je m’aperçois en écrivain ceci, que c’est le jour même de leur fête

que j’ai pris ce parti » (J.I. p. 310).

Le travail des esquisses continue jusqu'au printemps de l’année suivante, tout

en s’occupant de la préparation des murs. Mais voilà qu’une nouvelle commande

vient l’occuper : celle du Salon de la Paix à l’hôtel de Ville. Les travaux dureront de

1852 à 1854.

Cependant, le travail à Saint-Sulpice continue mais lentement. Ce n’est que

durant l’été 1854 qu’il reprend l’église, tout en essayant d’obtenir la permission de

travailler les dimanches : « Le matin rendez-vous chez l’Abbé Coquant pour lui

demander de me laisser travailler le dimanche (A Saint-Sulpice). Impossibilité sur

impossibilité. L’Empereur, l’Impératrice, Monseigneur conspirent pour qu’un

pauvre peintre comme moi ne commette pas le sacrilège de donner cours, le

dimanche comme tous les jours, à des idées qu’il tire du cerveau pour glorifier le

Seigneur. J’aimais beaucoup au contraire à travailler de préférence le dimanche dans

les églises : la musique des offices m’exaltent beaucoup. J’ai beaucoup fait à Saint-

Denis du Saint-Sacrement » (J.II, pp 224-225).

Encore une fois tous semble se réunir pour le contrarier : les travaux des

ornements, plus sa santé qui commence à décliner. Pourtant, en Août 1856, il est en

pleine activité. Diverses notations du Journal le montrent : « après la matinée de

travail à l’église, parti à 5 heures pour Saint-Germain » ; « Travaillé à l’église avec

assez de fatigue, il y a quinze jours de travail effectif aujourd’hui ! » ; « Repris

aujourd’hui le tableau de Jacob à Saint-Sulpice » ; « J’ai beaucoup fait la journée :

remonté le groupe entier, etc. L’ébauche était très bonne » ; « je mène la vie d’un

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cénobite et tous mes jours se ressemblent. Je travaille tous les jours à Saint-Sulpice,

sauf les dimanches, et ne vois personnes » (J.II, pp. 464-465).

Si jusqu’ici l’exécution s’accomplissait avec peine, elle ne tardera pas à

devenir infernale aux yeux de son auteur, comme il l’avoue à Mme de Forget : « Je

ne sais encore quand je reviendrai à Paris, mon infernal travail de Saint-Sulpice me

rappelle » (C.G. IV, p. 44). Agé de 62 ans, d’une santé débile mais d’une volonté

formidable, Delacroix se dresse un régime très strict pour mener à bien son labeur

qui date depuis des années maintenant. Sa lettre à Antoine Berryer est très

émouvante :

« Je vous ai promis de vous donner des nouvelles de l’héroïque résolution que

j’ai prise et que j’ai tenue jusqu’ici de me lever tous les jours à cinq heures et demie

du matin pour prendre le premier convoi qui me conduit à Saint-Sulpice, où je

travaille quelques-heures, pour revenir ici dîner de bonne heure, sobrement, me

coucher à huit heures, pour recommencer le lendemain (…). L’intérêt, la passion

pour mon travail m’animent (…) Je ne redoute guère qu’un rhume qui serait un

obstacle sérieux, sauf cet inconvénient, je continuerai autant que je le pourrai et ne

ralentirai pas, car mon entrain s’accroit et la fatigue des premiers jours diminue. Je

vous assure que je cours à mon église avec une ardeur que nous mettions autrefois à

courir dans de tout autre lieux » (C.G. IV, pp 203-204).

Pourtant, son inquiétude pour terminer sa besogne grandit. Sa correspondance

durant l’année 1861 reflète le labeur acharné auquel il a consacré sa vie, labeur qu’il

intitule justement de galérien : « J’avance beaucoup mais je mène une vie de

chartreux (…). C’est un travail de galérien : J’ai tenté de grandes impossibilités avec

la peinture mate et difficile à gouverner » (C.G.IV, p. 241).

Enfin le 29 Juillet, la corvée de cette « galère » est terminée, les invitations

sont faites, accompagnées d’une notice sur l’œuvre. Désignant la lutte de Jacob avec

l’Ange Delacroix écrit : « cette lutte est regardée, par les livres Saints, comme un

emblème des épreuves que Dieu envoie quelque fois à ses élus ».

Une fois terminé, c’est avec un grand recueillement nostalgique que Delacroix

pense au chant du Cygne, sa peinture de Saint-Sulpice. « Je pense souvent à nos

séances dans l’église, comme le prisonnier qui, redu à la liberté, regrette quelquefois

le pain de munition mangé entre les quatre murs » écrit-il à Andrieu, mi-décembre

1861.

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Quelques historiens ou critiques d’art estiment que les décorations de Saint-

Sulpice restent le sommet de l’art de Delacroix à cause de leur vaste portée. Ils

s’étonnent qu’elles viennent d’un peintre si peu croyant ! Mais comme le dit

justement Sérullaz : (in : Peintures murales de Delacroix, pp. 178-179) : « La foi

seule ne suffit pas à créer des chefs-d’œuvre et nombreux sont les artistes qui l’ont

exprimé sans dépasser le stade de l’imagerie pieuse. Delacroix, lui, plaçant sa foi

exclusivement dans son art, qui devenait par là-même source divine, élan du cœur et

de l’âme, et il tendait vers cet absolu qui l’élève hors du commun, vers les sphères

les plus hautes sinon du mysticisme, du moins du mystère de la spiritualité ».

Dans ce thème, comme dans la plupart des sujets que le peintre a abordés, il

dépassa le récit biblique pour aboutir à une sorte de conclusion, de synthèse à ce que

furent sa vie et ses pensées. Le moment dans lequel se déroule la scène accentue

l’atmosphère mystérieuse qui l’entoure : l’Aube. L’annonce d’un nouveau jour. Le

lever du soleil dissipant les Ténèbres. Les grands chênes jaillissant de la terre,

symbolisent la vie du peintre, son rôle dans l’histoire de l’art, tout en glorifiant ses

longues promenades dans la forêt du Sénat où il aimait à observer deux arbres

séculaires : le Chêne prieur et le chêne d’Antin, qui lui permirent de saisir le

principe des arbres. « A la distance nécessaire pour en embrasser toutes les parties, il

parait d’une grandeur ordinaire ; si je me place au-dessous de ses branches,

l’impression change complètement : n’apercevant que le tronc auquel je touche

presque et la naissance de ses grosses branches qui s’étendent au-dessus de ma tête

comme les immenses bras de ce géant de la forêt, je suis étonné de la grandeur de

ses détails ; en un mot, je le trouve grand et même effrayant de grandeur » (J.II,

p. 42).

C’est justement cette effrayante grandeur dont il visait la réalisation en

peinture et qu’il a réussi à exprimer. Grandeur qui, par rapport aux figures du

premier plan, démontre l’immensité de l’univers et les horizons dans lesquels se

meut l’être humain. La lutte qui se déroule entre Jacob et l’Ange, bien qu’elle ait

prêtée à nombre d’interprétations, représente cet éternel combat de dualité que mena

l’artiste, en particulier, et que mène l’homme en général.

Si l’abbé Patouille (cité par M. Sérullaz, op.cit. p.179) se demandait

« Pourquoi le peintre a-t-il représenté sur ces murs uniques des anges irrités ? » Puis

reproche à ces peintures d’être sulfureuses, des compositions violentes, terribles qui,

loin d’inspirer aux âmes la paix et le recueillement, la quiétude, les jette dans une

sorte d’agitation pleine d’effroi » on peut, sans grand risque d’erreur, répondre que :

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c’est justement ce que voulait Delacroix, et c’est justement ce qui caractérise son

romantisme religieux. Il a introduit la lutte, la mêlée, l’antagonisme ainsi que la

persistance de l’homme pour dévoiler le mystère, au sein même de l’église.

Ce n’est pas sans dessein que le peintre a choisi ce sujet. A part son intention

d’opposer « à la ruée frénétique du jeune berger l’implacable sérénité de l’ange »,

comme dit Escholier (in : La peinture française, XIXe siècle, II, p.82), Delacroix a

voulu introduire dans tout spectateur la secousse de l’étonnement, même en plein

recueillement, l’incitation à la pensée et à la révolte. Si Delacroix est arrivé à une

certaine définition de Dieu ou du mystère, le Testament mural qu’il lègue glorifie la

lutte de l’homme sur la terre. Il n’a point représenté Jacob vaincu, mais en pleine

bataille. C’est la seule idée sur laquelle le Maître-Visionnaire n’est jamais revenu, et

qui englobe tout son romantisme. La lutte, non pas pour mourir romantiquement

mais pour vivre pleinement sa vie, pour continuer à lui arracher plus de

connaissance et plus de secrets…

S’il éternisa quelque chose, entre tant d’autres, c’est l’idée de cette ténacité

immuable, qui caractérise l’homme, perçant toujours avec sa tête, avec son

raisonnement, le voile mystérieux de l’Univers…

* *

*

Ainsi, on peut avancer que Delacroix dit avec raison qu’il était romantique

depuis l’âge de quinze ans. Car depuis cet âge, c’est la libre manifestation de ses

impressions personnelles qu’il pratiquait… Contrairement à tous ces romantiques

pleurards, quoique ayant les mêmes attraits, c’est d’une optique tout à fait différente

qu’il regardait la vie et s’exprimait avec frénésie. Ces deux grands thèmes, la vie et

la Mort, lui servirent de point de départ pour introduire fougue et mouvement dans

son art.

Ne voulant point être un de ses passagers qui traversent la terre, Delacroix,

très consciemment, voulait laisser son empreinte, la marquer profondément dans

l’histoire. Il s’éloigne de tout ce qui peut empêcher son travail, et s’il ressent une

certaine nostalgie envers le tumulte mondain, cela l’incitera à plus de concentration.

Eloigné, mais suivant l’évolution du siècle, n’ayant confiance qu’en sa propre

création, c'est-à-dire à travers son œuvre qu’il cherche à s’identifier. Aboutissant à

un grand degré de recueillement, Delacroix, l’incroyant, trouve que « Dieu est en

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nous », que nous sommes des portions de cette Grande Source d’Emanations. C’est

ce qui le poussa à rejeter l’idée du prêtre, grand comédien, et à ne voir dans l’église

que le théâtre de cette vaste comédie intitulé la religion strictement dite. Dans ce

domaine il ne correspond qu’avec le côté pittoresque. De là, la Bible fut une mine

féconde de motifs.

Le Testament que lègue le peintre à la postérité et qu’il acquit de toute

l’expérience de sa vie, c’est l’incitation à la lutte sans toutefois négliger le

sentiment. Lutter avec raison, avec acharnement, afin d’arracher à la nature plus de

connaissances et afin de dévoiler plus de secrets.

Lutter pour vivre et non pour mourir …

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CONCLUSION

A la question « quelle valeur peut avoir le Journal d’Eugène Delacroix ? »

On peut répondre que c’est un monument littéraire unique, qui réunit dans son sein

plusieurs œuvres en germination, ainsi que nombre d’idées qui font de leur auteur un

sociologue, un moraliste et surtout un esthéticien. Il s’agit donc d’une œuvre dont

les pages, d’une admirable richesse, contiennent des pensées diverses, qui

représentent la vie et l’œuvre du peintre et qui mettent en relief son trait

caractéristique : la dualité.

En effet, Delacroix se révèle d’après son journal un romantique qui a la

passion du classique, un révolutionnaire qui vénère les institutions établies, un

ennemi de la bourgeoisie qui fut peintre officiel du pouvoir , un moderniste qui ne

croyait guère en tout progrès , un passionné qui s’appliquait à se faire dandy. C’était

aussi l’homme du monde solitaire, le réservé qui adorait l’épanchement, le débridé

qui vénérait la raison ! Partout le homo duplexe se fait jour. Mais loin de le dérouter,

cette dualité constitue sa grandeur humaine et artistique.

Sur le plan humain, Delacroix a saisi le mécanisme de l’être, de l’individu, qui

peut être essentiellement mené à la contradiction. Au lieu de s’étonner ou de refuser

cette situation, il a fait de la dualité, voire de la contradiction, le fondement même de

sa vie et de son œuvre. Il se plaisait à voir s’opérer toutes les conséquences de cette

contradiction.

Considérant la société comme un abîme d’injustices, de regrets et de

désillusions, Delacroix « avait grande frayeur d’être dupe » (Baudelaire : Œuvres et

vie de Delacroix, Œ.C, p.1128). Ajoutons que Baudelaire avait raison de trouver en

lui un sosie. C’est justement cette frayeur qui l’incita à se consacrer au seul domaine

sans tricherie : la peinture. Il cultiva cet art avec toute la sincérité requise et avec une

adoration qui fut rarement connue avant lui. Pourtant, ce culte ne l’empêcha point de

s’écarter de ses semblables. Bien qu’il fût isolé en quelques sorte du commun des

mortels et enfermé par moments dans sa tour d’Ivoire, Delacroix savait qu’il ne

pouvait parvenir à sa complète réalisation sans vivre pleinement sa vie dans cette

société. C’est pourquoi il la mettait sous le microscope du savant. Aussi peut-on le

considérer comme un sociologue qui observe, qui scrute tous les événements, voire

toutes les données. Il semble que l’observation qui fut toujours le point de départ de

sa pensée picturale, « l’excitant » qui mène à l’exécution d’une toile, était elle-

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même l’origine de ses idées sociales. S’il s’entoura de barrières, c’était afin de se

préserver, de ne pas être entamé, car il a voulu exister librement et de son propre gré.

Dans cette longue retraite, Delacroix, l’éternel observateur, n’a pas voulu se

confier au miroir, tel Rembrandt, pour suivre les changements qui s’opèrent dans

son âme. Il n’a pas été un narcisse malade, trop égoïste. Bien au contraire, celui qui

pratiquera le narcissisme à sa façon dans le domaine de la critique ne le fut pas dans

sa peinture ou dans ses écrits. Il a ainsi fait du narcissisme une profession de foi

critique ! L’auteur du Journal s’est donc servi du miroir intérieur, moins miroitant,

mais qui capte les multiples faces de son évolution. C’est à travers le prisme du Moi

que Delacroix se regarde, et regarde autour de lui. Le Journal tient donc lieu d’un

confident auquel il pouvait adresser toutes ses idées sans crainte d’interruption, de

contradiction ou de trahison.

Sur le plan esthétique, et ceci compte avant tout autre chose, le Journal

explique à merveille la genèse de l’œuvre plastique du peinture. Aussi l’a-t-on

souvent considéré comme un esthéticien. Les auteurs des traités et des esquisses

d’esthétique, Français ou non Français, le considèrent toujours comme le penseur

qui leur permet de mieux saisir la valeur de l’œuvre d’art ; d’autant plus que

Delacroix, généreux qu’il était, ne manquait pas de noter soigneusement toute

réflexion qui lui semblait valable ou toute découverte technique.

Outre les ouvrages inclus dans le journal et qu’il serait intéressant de

recueillir, on trouve des remarques d’une importance capitale, qui concernent la

technique picturale. Cette technique, il est vrai, ne peut être entièrement saisie que

par un peintre. Cependant, la doctrine de Delacroix, si l’on peut ainsi parler, va

facilement à toutes les âmes. Cette doctrine humaine et artistique peut être ramenée

à ce qui suit :

L’humain : être soi, être vrai, c'est-à-dire honnête, franc et sincère. Choisir,

car la vie consiste à choisir librement et de son propre gré. Lutter pour exister

pleinement et posséder entièrement sa vie.

L’artiste : Avoir une connaissance quasi-universelle. Posséder son art (de

façon à pouvoir faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre pendant le

temps qu’il met à tomber du quatrième étage au sol), et le pratiquer toute sa vie.

Connaître toutes les règles sans s’en tenir à leurs limites, mais s’en servir afin

d’arriver à l’expression personnelle. Eviter la quête artificielle ou intentionnelle du

nouveau, car le nouveau provient par degré de l’évolution générale et en travaillant.

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L’art : C’est de la réalité contemporaine que tout art doit tirer son essence

première. La nature doit être envisagée comme un dictionnaire et non comme un

aboutissement. Le style ou la technique, comme moyen d’expression et non comme

but. La concurrence de tous les éléments afin que l’œuvre atteigne sa plénitude.

Point de séparation entre la forme et contenu. Point d’imitation, mais continuation

en ayant recours aux procédés modernes de son temps.

Ce qui ressort au premier abord de cette doctrine, c’est sa modernité, dans le

sens que Delacroix aborde et tranche des problèmes qui soulèvent encore, de nos

jours, nombre de discutions. La leçon, s’il est permis d’employer ce terme, qui se

dégage de cette œuvre, de ce monument littéraire, c’est d’oser être soi afin de se

réaliser et d’exprimer son temps. Point de limitation pour l’artiste créateur. Point de

règles. A lui d’user, de plonger ses racines dans le terroir de son époque afin de

donner vie à sa propre vision. C’est là que Delacroix est moderne.

Si l’auteur du Journal accorde une grande importance au reflet, à

l’association de tous les éléments, c'est-à-dire a l’Unité, c’est qu’elle est la grande et

la profonde valeur que lui a inspirée la nature. Unité en tout et point de séparation.

Unité entre le corps et l’âme, le cœur et la raison, unité entre la forme et le contenu,

la ligne et la couleur ; unité entre le mouvement et l’ordre, la fougue et le calme.

En se réservant exclusivement pour sa peinture, et même en refusant le réel

dans sa perspective politique, Delacroix a retrouvé « les mêmes grandes inventions

qu’un Courbet ou un Daumier qui eux sont dans le mouvement profond du peuple »

(P. Daix : Delacroix le libérateur, p. 224). Car c’est sur le plan de la lutte et de la

douleur humaine qu’il est arrivé à transposer sa recherche, et par là à correspondre

avec son époque et qu’il continuera à correspondre avec les époques à venir. C’est

ce qui fait qu’il est parmi nous, et c’est ce qui lui donne sa continuité dans la vie,

continuité qu’il a refusé d’obtenir autrement que par son œuvre.

Si Delacroix, romantique par excellence, peintre de l’âme en plein

mouvement, a poussé le culte du Moi jusqu'à atteindre un certain degré de

narcissisme, il est, par son œuvre et par ses idées, le grand libérateur de la peinture

et le grand chaînon de l’évolution artistique. Sa grandeur vient de ce qu’il n’a jamais

cessé de chercher, de travailler, d’essayer de maîtriser son art et d’en posséder

entièrement le sens. Il n’a pas seulement libéré la peinture étatique et académique, il

a aussi transformé le rapport entre la peinture et le spectateur. Il a rompu cette

barrière invisible entre le tableau et le spectateur qui ne peut point regarder son

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œuvre passivement, mais participe à sa formation, à son action et à la douleur qui en

ressort. C’est là aussi que l’on trouve une autre similarité entre lui et Goya.

Si Baudelaire a dit très justement : « Otez Delacroix et la chaîne de

l’évolution artistique reste à jamais brisée», c’est que Delacroix est effectivement

l’aboutissement de tous les siècles précédents et l’annonce des courants suivants. Il

est la cristallisation du Passé et le tressaillement de l’Avenir. Et si le XIXe siècle se

caractérise en tant que siècle-charnière, Delacroix présente le même attrait : c’est un

Génie-charnière. Il a ouvert la porte toute large, non seulement aux peintres, mais à

tous ceux qui ont besoin du beau, du vrai, de la douleur et de la lutte pour mieux

vivre ou pour avoir une vie meilleure.

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Dates et Concordances

1798 : Le 26 Avril, naissance à Charenton Saint-Maurice de Ferdinand-Victor-

Eugène Delacroix, dont le père serait Talleyrand. Sa mère Victoire Oeben,

fille de l’ébéniste du roi, avait déjà donné naissance en 1779 à Charles-Henri

qui servit dans l’armée impériale ; en 1780 à Henriette, futur épouse de

Raymond Verminac et en 1784 à Henri, tué en 1807 par un boulet, le soir de

Friedland.

1799 : Naissance de Balzac

1802 : Naissance de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas, père

1803 : Naissance d’Hector Berlioz

1804 : Gros expose les Pestiférés de Jaffa. Naissance de Georges Sand

1806 : Installation à Paris de Madame Delacroix, son mari Charles Delacroix étant

mort à Bordeaux où il était préfet. Delacroix entre comme interne au Lycée

Imperial. Naissance de Daumier.

1813 : Premier séjour de Delacroix à Valmont. Naissance de R. Wagner.

1815 : 1er Octobre, Delacroix devient élève chez Guérin, sur la recommandation de

son oncle Henri Reisner.

1816 : Delacroix fait la connaissance de Soulier, qui, avec F. Guillemardet et F.

Leblond, anciens condisciples du Lycée Imperial, deviendra un de ses plus

fidèles amis. Le 16 mars, Delacroix entre à l’école des Beaux-Arts.

1819 : Delacroix peint, pour l’église d’Ocermont, la Vierge des Moissons. C’est la

première œuvre commandée. Géricault expose le Radeau de la Méduse.

Naissance de Courbet et de Jongkind.

1820 : Ruiné par les désastreuses opérations financières des siens, Delacroix est

réduit à faire, pour le Miroir, des caricatures et des charges satiriques.

1821 : Naissance de Baudelaire et de Flaubert.

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1822 : Gros fait recevoir au Salon le Dante et Virgile aux Enfers. Le 3 septembre,

Delacroix commence son Journal de jeunesse. Les peintures noires de la

Quinta Del Sordo, de Goya

1823 : Mort de Prud’hon

1824 : Delacroix, qui intervient dans la bataille romantique, fréquente V. Hugo et le

Cénacle des jeunes écrivains, présente au salon le Massacre de Socio. Le 5

Octobre, fin du premier Journal. Mort de Géricault et de Byron.

1825 : 25 Mai, Delacroix arrive à Londres où il restera jusqu'à la fin d’Août. Au

cours de ce séjour, il fréquente les théâtres, découvre Shakespeare. En

septembre, il exécute les lithographies de Macbeth. Mort de David et de

Füssli.

1827 : Delacroix expose une Nature morte au homard et la Mort de

Sardanapale qui provoque dès l’ouverture du Salon un véritable scandale.

La préface de Cromwell, mort de W. Blake et de Beethoven.

1828 : Delacroix fait la suite de 19 lithographies de Faust. Mort de Goya et de

Bonington.

1830 : Delacroix présente la Liberté guidant le peuple.

La représentation d’Hernani, la symphonie Fantastique.

1831 : Le Rouge et le Noir.

1832 : Voyage de 6 mois en Afrique du Nord. C’est une date capitale dans la vie et

l’œuvre de Delacroix. Désigné grâce à l’intermédiaire de Mlle Mars, pour

accompagner le Comte Charles de Mornay, chargé par le gouvernement de

Louis-Philippe de négocier avec le Sultan du Maroc, le peintre s’embarque

le 11 janvier à Toulon, et arrive le 24 janvier devant Tanger. Mi-mai, il

séjourne en Espagne, fin juin, il fait une escale à Alger. Mort de Goethe.

1833 : Delacroix rencontre Jenny le Guillou à laquelle il va confier le soin de

diriger son intérieur. Le peintre est chargé de la décoration du Salon du Roi,

au Palais Bourbon. L’œuvre sera achevée en 1837.

1835 : Mort de Gros

1837 : Mort de Constable.

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1838 : Delacroix est chargé de la décoration de la Bibliothèque du Palais-

Bourbon, qui ne sera achevée qu’en 1847.Mort de Talleyrand.

1939 : Voyage de Delacroix en Hollande avec Elisa Boulanger.

1840 : Delacroix est chargé de décorer la coupole et l’hémicycle de la Bibliothèque

de la Chambre des Pairs au Palais du Luxembourg qui sera achevée en 1846.

1842 : Et presque chaque année entre 1844 et 1846 Delacroix passe une partie de

l’été à Nohant chez G. Sand et Chopin. Mort de Stendhal.

1844 : L’amour de Delacroix pour sa cousine J.de Forget, depuis dix ans sa

maîtresse, est désormais partie intégrante de sa vie.

1846 : Baudelaire s’oppose, au Salon, à la comparaison devenu courante entre V.

Hugo et Delacroix.

1847 : 19 Janvier, début du second Journal. Delacroix est chargé de la décoration

de l’église Saint-Sulpice à Paris qui ne sera terminée qu’en 1861.

1848 : Mort de Chateaubriand.

1849 : Mort de Chopin

1850 : Delacroix voit se confier la décoration du plafond central dans la Galerie

d’Apollon au Louvre, qu’il terminera en 1851. Mort de Balzac.

1851 : Delacroix est chargé de décorer le plafond du Salon de la Paix à l’Hôtel de

ville, terminé en 1854. Mort de Turner.

1853 : Naissance de Van Gogh.

1854 : Delacroix passe quelque semaines à Augerville, chez son cousin Berryer, où

il retournera en 1855, en 1857 et en 1859. Il parle avec émotion dans son

Journal de cette maison de campagne. Il fait aussi plusieurs séjours à

Dieppe, où il contemple la mer durant des heures.

1855 : Ingres et Delacroix représentent la peinture française à l’Exposition

Universelle. Chacun a sa salle. Ingres expose 40 toiles, Delacroix 35.

Delacroix reçoit l’Ordre de la Légion d’honneur et la grande Médaille de

l’Exposition.

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1957 : Delacroix est élu à l’Institut, après avoir essuyé sept échecs ! Baudelaire

présente les Fleurs du Mal, et Flaubert Madame Bovary.

1859 : Delacroix expose huit de ses toiles au Palais de l’Industrie, seul Baudelaire

rend hommage au maître malade et vieillissant. Rencontre de Claude Monet

et de Camille Pissarro. Naissance de Georges Seurat.

1860 : Grande exposition de peinture moderne : Delacroix participe avec Corot,

Courbet, Millet.

1861 : Edouard Manet débute au Salon et rencontre Baudelaire.

1862 : Claude Monet, Auguste Renoir, Alfred Sisley se rencontrent à l’Atelier de

Gleyre. Degas peint ses premières courses de chevaux à Longchamp.

1863 : 22 juin, fin du Journal de l’homme mur et de la vieillesse. Le 13 Août,

Delacroix expire à 7 heures du soir, 6, place Fürstenberg, où il était installé

depuis le 28 décembre 1857.

Naissance de Paul Signac.

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Bibliographie

I- Œuvres Littéraires de Delacroix

1- Essais de Jeunesse :

Victoria, pièces de théâtre, en projet d’édition

Les dangers de la Cour, nouvelle, Aubanel, 1960

Alfred, nouvelle, publiée in les Nouvelles Littéraires, le 14 Août 1952.

2- Articles sur L’esthétique et sur les artistes célèbres :

Œuvres littéraires, II Tomes, Grés, paris 1923.

3- Notes consignées par Delacroix sur ses carnets, albums, et feuilles

volantes :

Journal d’Eugène Delacroix, présenté par Joubin, III tomes, Plon, Paris

1960.

Extraits du journal, présentés par Y. Hucher, 10-18, Paris 1963.

4- Correspondance :

Correspondance Générale : V tomes, Plon, Paris, 1936

Lettres Intimes, Piron, Gallimard, paris 1954.

II- Ouvrages consultés sur Delacroix

Baudelaire (Charles) : Vie et œuvre de Delacroix, in Œuvres complètes, La

pléiade, Belgique 1954.

Cassou (Jean) : Delacroix, Edition du Dimanche, Paris 1947.

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Daix (Pierre) : Delacroix le libérateur, club des amis du livre, Paris 1963.

Escholier (Raymond) : Eugène Delacroix et sa consolatrice, librairie Armand

Colin, Paris 1932.

Florenne (Yves de) : Les plus belles pages de Delacroix, Mercure de France,

Mayenne 1963.

Gillot (Hubert) : Eugène Delacroix, les belles lettres, Paris 1928.

Huyghe (René) : * Delacroix ou le combat solitaire, Hachette, Paris 1964.

* Delacroix (Génie et Réalité), Hachette, Paris 1963.

* L’Esthétique de l’individualisme, à travers Delacroix

et Baudelaire, the Zaharof lecture, Oxford Press 1955.

Jullian (Philippe) : Delacroix, Albin Michel, Paris 1963.

Pelletier (Jean) : Delacroix, Hypérion, s. d.

Sérullaz (Maurice) : les peintures murales d’Eugène Delacroix, Temps, Paris

1963.

Sjoberg (Yves) : Pour comprendre Delacroix, Beauchesne, Paris 1963.

Wormser(Olga) : Attrait De Delacroix, la Farandole, Paris 1963.

Articles :

Lettres Françaises, No. 982 du 12 au 18 juin 1963, numéro consacré à

Delacroix.

Nouvelles Littéraires, No 1862 du 9 mai 1963, numéro consacré à Delacroix.

Paris Match, No. 734 du 4 mai 1963, reportage : Henriette Chaudet et Hubert

de Segonzac, pp. 66- 83.

Nous nous excusons du petit nombre de ces ouvrages :

Ce sont les seuls que nous ayons pu obtenir (en 1967)

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III- Généralités

Alain : Propos sur l’esthétique, Presse Universitaire de France Paris 1949.

Baldensperger (Fernand) : La Critique et l’histoire Littéraire en France, au

XIX et au début du XX siècle, Brentano, New York 1945.

Baudelaire (Charles) : Œuvres complètes, la Pléiade, Belgique, 1954.

Berenson (Bernhard) : Esthétique et Histoire des Arts Visuels, Albin Michel,

Dijon 1953.

Boyé (Maurice Pierre) : La Mêlée Romantique, Julliard, Paris 1946.

Cassagne (Albert) : La théorie de l’Art pour l’Art en France, Lucien

Derbons, Paris 1959.

Courthion (Pierre) : Le Romantisme, Skira, 1961.

Escholier (Raymond) : La Peinture Française au XIX siècle, II vol.

Ferrand (André) : L’Esthétique de Baudelaire, Hachette, Paris 1933.

Freud (Sigmund) : Basic Writing, Modern Library, New York 1938.

Gauthier (Théophile) : Histoire du Romantisme, Bibliothèque-Charpentier,

Paris 1927.

Goethe (Johann) : Faust et le second Faust, Garnier, Paris, s.d.

Huyghe (René) : Dialogue avec le Visible, Flammarion, Paris 1955.

Ingres (Dominique) : Ecrits sur l’Art, La Jeune Parque, Paris 1947.

Kies : L’Art de tous les Temps, II vol, Sequoia, Bruxelles 1966.

Lalo (Charles) : Notions d’Esthétique, Presse Universitaire de France, Paris

1948.

Lavedan (Pierre) : Histoire de l’Art, PUF, Paris 1950.

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Levaillant (Maurice) : l’Œuvre de Victor Hugo, Librairie Delagrave, Paris

1950.

Marx (Claude Roger) : Maîtres du XIX et du XX siècle : Coll. Les problèmes

de l’Art, Genève 1954.

Maurras (Charles) : Prologue d’un Essai sur la critique, Laporte Etroite, Paris

1932.

Michel (Michel Georges) : Les Grandes Epoques de la peinture Moderne

de Delacroix à nos jours, Brentano 1944.

Montaigne : Essais, II Vol. Garnier, Paris 1922.

Musset (Alfred de) : Comédies et Proverbes, Variétés, Québec Canada, 1945.

Pichois (Claude) : Philarète Charles et la vie littéraire au temps du

Romantisme, II vol. Librairie José Corti, Paris 1965.

Picon (Gaiton) : L’Œuvre d’Art et l’Imagination, Hachette, Paris 1955.

Pourtalès (Guiz de) : Chopin ou le Poète, Gallimard, paris 1963.

Raynal (Maurice) : Le Dix-Neuvième siècle, Formes et Couleurs Nouvelles,

de Goya à Gauguin, Skira, Genève 1961.

Schneider (Daniel) : The psychoanalyst and the artist, Mentor Book, 1962.

Senancour : Oberman

Tarlé : Talleyrand, éd. en langues étrangères, Moscou, 1958.

Valery (Paul) : Degas, Danse, Dessin, Gallimard, Paris 1949.

Van Tieghem(Philippe) : Petite Histoire des Grandes Doctrines Littéraires

en France, Presse Universitaire de France, Paris 1950.

Voltaire : Dictionnaire Philosophique, Garnier Flammarion, Paris 1964.

Ne figurent sur cet index que les ouvrages directement cités dans le texte.

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Liste des planches

* Frontispice : Delacroix par lui-même ; et une de ses signatures

* La Barque de Dante

* La Liberté guidant le peuple

* Le Massacre de Scio

* La Mort de Sardanapale

* Femmes d’Alger dans leur appartement

* Femmes d’Alger dans leur intérieur

* Nature morte aux homards

* Tête de chat

* Cheval effrayé par l’orage

* Jeune orpheline au cimetière

* La lutte de Jacob avec l’Ange

* la lutte de Jacob avec l’Ange (détail)

* Verso première couverture : Première page du Journal ; Cheval et Cavalier

* Verso deuxième couverture : page de l’Album du Maroc ; page du Journal

avec croquis, daté du 13 septembre 1855

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Table des matières

Avant-Propos ……………………………………………..

Introduction : Le Siècle, l’homme et le Journal ………..

Chapitre I :

Delacroix et la Cité : de lui-même, la dualité leitmotiv de sa vie et de son

œuvre ; de la femme, édifié par l’incident de sa naissance, Delacroix ne se maria

jamais, mais agira à la Casanova ; de l’homme, étant un composé bizarre et

inextricable de contradictions, seule l’amitié est le lien à maintenir ; de la société, le

dandysme, une des maladies du siècle, celui de Delacroix n’est pas un entrainement

mais une désignation. La bourgeoisie, toute de parvenus est à éviter ; Delacroix n’y

trouve de lien qu’à travers l’art ; de la politique, Delacroix trouve la politique des

slogans chimériques, il ne prend part que dans la mesure où cela l’aide en tant que

peintre ; de Paris, scènes et coulisses des bouleversements, Paris est antipathique au

peintre qui pense à un pays de cocagne ; du progrès, Delacroix condamne le Progrès

qui tient du bourgeois, des capitaux et non de l’artiste, qui se reflète sur la matière et

non sur les hommes.

Conclusion sommaire : Delacroix est en désaccord avec la Cité……………..

Chapitre II : Delacroix Esthéticien :

Du Beau, étant relatif, tout artiste doit l’exprimer d’après sa propre vision ; de

l’Art, nécessite la vie entière. C’est à la réalité contemporaine qu’il doit prendre son

point de départ. Point de séparation entre idée et forme ; l’Artiste, il a comme

mission de continuer le rêve du Créateur. Il doit avoir une connaissance très étendue

de son art et le pratiquer sans arrêt ; Génie, Talent, Imagination, deux sortes de

Génies : génie-nés et génie-maniérés. Le Talent : funeste fardeau. L’Imagination :

première qualité de l’artiste ; du Travail, seul moyen d’échapper à l’ennui et d’aller à

la rencontre de toutes les âmes ; Musique et Musiciens, la musique c’est la

nourriture de l’âme. Les maîtres préférés Mozart, Beethoven et Chopin, par contre,

Berlioz et Wagner seront des prétendus novateurs ; Littérature et Hommes de

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Lettres, la littérature c’est l’art de tout le monde. Delacroix préfère les Anciens aux

Modernes, noyés dans la sensiblerie. Il condamne Hugo et Balzac, décèle le mérite

de Stendal ; du Style, doit être simple, vrai, secondaire à l’idée, employé comme

moyen et non comme but ; Architecture et Sculpture, l’architecture est un domaine

qui se suffit à lui-même, ne prend rien à la nature et unit l’art à l’utile. Condamne le

réalisme en sculpture ; Peinture et peintres, domaine inépuisable, la peinture c’est la

vie. La nouveauté réside dans l’esprit qui la crée. Delacroix exige la concurrence de

tous les éléments, préfère les peintres de verve chromatique et condamne les

mignardes ; Photographie, très utile par rapport au peintre. La différence entre

l’appareil et l’artiste réside dans le choix.

Conclusion sommaire : point d’imitation, point de règles. Delacroix, le

moderne, le libérateur, condamne ceux qui appliquent sa théorie ! .……………

Chapitre III : Delacroix artiste :

A : Delacroix Peintre, a recours à toutes les données afin d’exprimer la lutte

de l’humanité ; Peintre mural, atteint au sommet d’un classicisme simplifié et en

mouvement ; Peintre d’histoire, c’est la souffrance humaine qui l’intéresse ;

Paysagiste, précurseur immédiat des impressionnistes ; Portraitiste, pénètre la partie

intime de l’être ; Animalier, révèle les différents états d’âme de la bête ; Religieux,

correspond avec la religion par son côté artistique, la Bible n’est qu’une mine

féconde pour l’imagination ; Peintre d’humanité, seul le drame de l’Homme

l’intéresse ; Ecrivain, avide d’expression, il essaye toutes les formes : articles, seule

forme achevée de son vivant ; dictionnaire des Beaux-Arts, fruit de son expérience

personnelle, reste inachevé dans le Journal ; Le journal, entrepris à deux reprises,

Monument unique, contient plusieurs œuvres en germination ; Sa Correspondance,

allant d’un trait, elle révèle Delacroix malgré lui ; Son Style, expansif, spontané,

érudit, impressionniste ; Ses Maximes, Delacroix égale par sa pensée les grands

écrivains. B : Delacroix Critique : juge partiellement et avec parti-pris ; Littéraire,

condamne la littérature moderne pour sa sensiblerie, injuste envers Hugo et Balzac ;

Musical, même attitude qu’en littérature, condamne injustement Berlioz qui tourna

le dos aux règles convenues ; Critique d’Art, fait le choix de l’histoire, plus clément

envers les peintres.

Conclusion sommaire : chaînon entre le passé et l’avenir, il est précurseur en

technique et en vision. Pousse le culte du Moi à l’extrême, il est atteint de

narcissisme et condamne ses vrais émules……………………………………

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Chapitre IV : Delacroix Romantique :

A : Fougueux : le romantisme, libre manifestation des impressions

personnelles. Delacroix introduit fougue et mouvement. Grands thèmes : la vie et la

mort. La Vie, c’est à travers la nature qui seule possède le secret de l’unité que

Delacroix communie ; La Mort, c’est un point de départ pour son expression

artistique. Elle représente lutte, révolte et accusation ; Le Cheval, Delacroix y voit

une sorte d’identification à ses instincts et à ses états d’âme ; Le Plaisir, il est

toujours gâté par la nuit de l’âme. B : Nostalgique : Delacroix sacrifie tout à la

tranquillité, déesse du travail ; Spleen, causé par l’éloignement et par l’âge, mais il

n’est que transitoire ; le Souvenir, envisagé comme source de jouissance et non

d’amertume ; Psychologie, Delacroix parle de l’inconscient et du mécanisme du rêve

bien avant Freud, né en 1856 ; l’Amour, passager, prête à d’irrémédiables blessures ;

le Bonheur, c’est la réalisation de soi-même par le travail. C : Religieux : par la

solitude et le travail Delacroix atteint un certain degré de mysticisme : Dieu, « Il est

en nous » ; la Mort, Delacroix ne l’admet pas comme fin ; l’Ame, force nécessaire

pour le corps, impérissable, portion du Grand Etre ; le Spiritisme, Delacroix croit à

la réincarnation, mais rejette l’idée du spiritisme quand elle touche à l’art ; l’Eglise,

Théâtre où se déroule la comédie des prêtres ; la Religion, Delacroix ne correspond

que par le côté pittoresque qui est une grande possibilité pour l’imagination ; la

Bible, mine féconde de motifs ; Testament du peintre, sa peinture murale de Saint-

Sulpice.

Conclusion sommaire : Delacroix glorifie la lutte de l’homme, la lutte pour

vivre et non pour mourir…………………………………………………………

Conclusion Générale : Le Journal est une œuvre qui n’a pas livré tout son

sens : elle contient plusieurs œuvres en germination ou qui restent à cueillir.

Delacroix est la cristallisation du passé et le tressaillement de

l’avenir…………………

Dates et Concordances ……………………………………………………

Bibliographie ………………………………………………………………

Liste des planches …………………………………………………………

Table des matières ………………………………………………………..