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Jacques Bainville

LE DIX-HUITBRUMAIRE

1925

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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RÉCITS D’AUTREFOIS

Drame à cent actes divers, l’Histoire estla plus riche mine d’événements romanesquesqui puisse être. Par l’imprévu des situations, lavérité tragique des scènes, le développementétrange de certains faits, ou la psychologie despersonnages, elle dépasse souvent ce que peutconcevoir le talent le plus fertile des roman-ciers.

À tous ceux que passionnent les ouvragesd’imagination, les Récits d’autrefois apportentdes œuvres aussi passionnantes, faites unique-ment de vérité et de vie. Ce ne sont pas desromans historiques où la fiction se mêle à laréalité, mais des reconstitutions vivantes, co-lorées, émouvantes et pittoresques des événe-ments les plus attachants du passé, où rienn’est avancé qui ne soit d’une scrupuleuse au-

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thenticité, où nulle part n’est laissée à l’inven-tion, mais où l’attrait de la chose vécue ajouteà l’intérêt du récit.

Chaque génération voit autrement que sesdevancières les faits d’autrefois ; elle apporteà les juger plus de liberté d’esprit peut-être ouplus d’indulgence. Tout en gardant ses préfé-rences personnelles, chaque auteur de la Col-lection a voulu retracer objectivement les évé-nements qu’il avait à raconter en laissant aulecteur le soin de dégager lui-même les conclu-sions et d’établir les rapprochements entre cequi fut et ce qui est.

Ces Récits d’autrefois offrent ainsi une suited’exposés attrayants, pleins de mouvement, devie et de lumière. En rendant actuels, afin deles mieux faire comprendre des faits ou despersonnages d’autrefois, ils aident à uneconnaissance meilleure du passé comme à unmeilleur jugement des temps présents.

LES ÉDITEURS

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CHAPITRE Ier

LES ANTÉCÉDENTS ET LESCAUSES

Sainte-Beuve remarque dans ses Lundis queles trois mots qui caractérisent les principalesépoques de la Révolution ont été prononcéspar Sieyès, homme sentencieux. Au mouve-ment de 1789, il avait donné sa formule :« Qu’est-ce que le Tiers-État ? Rien. Que doit-ilêtre ? Tout ». De la Terreur, Sieyès disait sim-plement : « J’ai vécu ». À la fin du Directoire, ilmurmurait : « Je cherche une épée ».

La Révolution en était là en 1799. Elle avaitbesoin d’une épée, d’un militaire et d’un coupd’État. Il faut donc se défaire tout de suite del’idée que le 18 brumaire ait été, dans son prin-

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cipe, un attentat réactionnaire. On ne com-prend bien cette « journée » fameuse, quicontinue tant de « journées » révolutionnaires,qu’à la condition de savoir qu’elle a été provo-quée dans l’intérêt de la Révolution, pour raf-fermir la Révolution et en poursuivre le cours,par des hommes qui tenaient au nouvel ordrede choses comme à leur propre bien.

Il y avait déjà longtemps que les affairesallaient mal. Les inquiétudes des dirigeantsn’étaient pas nouvelles. Et la principale de cesinquiétudes, c’était que la France, lasse dudésordre, de la détresse financière et surtoutde la guerre sans fin, ne retournât à la monar-chie.

À cette époque la réaction était le parti dela paix. La Révolution voulait et devait conti-nuer la guerre. Deux ans plus tôt, les électionsayant donné une majorité de modérés et deroyalistes, il avait déjà fallu appeler un soldat.Augereau et les grenadiers avaient chassé lesConseils par le coup d’État de fructidor. Et Au-

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gereau avait été désigné et prêté pour cetteopération par le général en chef de l’arméed’Italie, qui, en vendémiaire, s’était signalé àl’attention des républicains en réprimant à Pa-ris une insurrection royaliste.

Ainsi les hommes de la Révolution comp-taient sur les militaires et les militaires étaientdu parti de la Révolution, qui était le parti dela guerre, contre la « faction des anciennes li-mites », laquelle voulait la paix et tendait aurétablissement de la monarchie. Les intérêtsdes révolutionnaires se confondaient avecceux de l’armée. Leurs intérêts, leurs senti-ments aussi. Hommes politiques et générauxavaient l’habitude de travailler ensemble. Iln’est donc pas étonnant que Sieyès, en 1799,alarmé par l’état désastreux des affaires pu-bliques, ait « cherché une épée ». Il n’innovaitmême pas.

Mais s’il fallait un général, ce n’était plusseulement pour écraser la contre-révolution,comme en vendémiaire et en fructidor. C’était

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pour rendre de la force au gouvernement lui-même. Le Directoire n’en pouvait plus. Fruc-tidor, coup de barre à gauche, avait rendu lepouvoir aux jacobins : les choses n’avaient pasmieux marché. La violence s’était épuisée vite.Elle n’avait pas ramené la victoire ni rempliles caisses de l’État. L’anarchie et la misèreavaient encore grandi, le mécontentementavec elles. Dans le monde politique lui-même,personne n’était satisfait, ni les jacobins ar-dents, ni un groupe nouveau, celui qu’on voittoujours se former aux époques troublées denotre histoire, une sorte de « tiers-parti »,comme on disait au temps de la Ligue, et quise composait de révolutionnaires authentiquesmais assagis, sinon dégoûtés.

De ce groupe, Sieyès était l’âme. Déjà uneélection l’avait introduit dans le vieux Direc-toire, qui tombait en pourriture, et là, aidé dansles Conseils à la fois par ses amis et par les ja-cobins, il avait conduit l’attaque contre ses col-lègues. Au cours des journées de prairial (juin

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1799) Sieyès avait réussi à se défaire de troisdes plus discrédités, Treilhard d’abord, puis LaRevellière et Merlin. Le cinquième, l’intrigantBarras, avait été son complice. Cette fois, iln’avait pas été besoin d’un « appel au soldat ».L’action parlementaire avait suffi. Mais, dansla coulisse, des généraux se tenaient prêts, s’ill’avait fallu, pour expulser les Directeurs récal-citrants. Fructidor et prairial n’étaient que lesétapes de brumaire, les écoles du coup d’Étatque méditait Sieyès et que favorisaient des ré-publicains anxieux de se sauver eux-mêmes ensauvant la République.

La situation ne s’améliorait pas sous le Di-rectoire « épuré », remanié, désormais compo-sé de Gohier, jacobin banal, d’un général quidevait tout à la politique, Moulin, égalementvenu du jacobinisme, de Barras, de Roger-Du-cos et enfin de Sieyès. Pour peindre l’état deschoses, à tous les égards calamiteux, de cesderniers mois, on disait à Paris, d’un mot quifaisait fureur : « le margouillis national ». C’est

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que l’alliance des jacobins et des néo-modérésn’avait pas survécu à la reconstitution du Di-rectoire. Le Conseil des Cinq-Cents était déma-gogique et tumultueux. Le gouvernement étaittoujours aussi faible. Seulement Sieyès en étaitle maître avec son confident Roger-Ducos. Ilsavait qu’il n’y avait rien à craindre, ni de Bar-ras, dénué de convictions, ni de Gohier et deMoulin, anciens conventionnels, hommes obs-curs, dépourvus de clairvoyance, médiocres entout, même par le caractère, et qui représen-taient la gauche dans le Directoire.

Sieyès jugeait bien que les choses ne pou-vaient continuer sans une catastrophe à l’exté-rieur et à l’intérieur. Nos armées fléchissaientsous la coalition. Le pays était plus que las.Sieyès voyait venir la contre-révolution et illa redoutait comme théoricien et comme ré-gicide. Il était temps de recourir à un « actesauveur ». Il s’agissait de sauver la Révolutionelle-même et, pour la sauver, de lui rendre ceque Sieyès et ses amis se sentaient incapables

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de lui donner, ce qui était devenu un besoinimpérieux, l’autorité et l’ordre, que seul appor-terait un homme fort, accoutumé à comman-der et à se faire obéir.

Comment cela pouvait-il être obtenu ? Parun appel à la raison, à l’intérêt même des ré-volutionnaires ? Sieyès ne le pensait pas et iln’avait pas tort. Il connaissait l’esprit duConseil des Cinq-Cents : tous les jacobins crie-raient à la dictature. Il ne se fiait pas davantageau public qui ne cessait de se plaindre du gou-vernement des « avocats » mais que le jaco-binisme intimidait. Et puis, les seuls élémentsagissants étaient royalistes et l’on risquait, enexcitant la foule, de donner la haute main auxpartisans de la monarchie. Pas de délibération,placer tout le monde devant un fait accompli,c’était la seule ressource. Il n’y avait pasd’autre voie à suivre. Un homme de grandsens, Portalis, une victime de fructidor, qui, del’exil, suivait les événements de France, an-nonçait la venue d’un « libérateur », mais il

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ajoutait : « Je crois pouvoir dire que la masseest fatiguée de choisir et de délibérer… Il fautvenir avec un plan fait, qui serait adopté dansle premier moment, qui sera celui de la lassi-tude, et qui ne le serait plus dans le second.Dans le premier moment, les ambitieux setaisent, la masse seule se meut et compte ;dans le second, la masse disparaît, et les am-bitieux ou les raisonneurs reprennent le des-sus ».

Il fallait donc un coup d’État organisé del’intérieur, ce qui est toute la définition du18 brumaire, et il ne manquait pas de générauxpour se charger de cette besogne. Mais tousn’y étaient pas propres et celui que désignaienten première ligne ses antécédents et son pres-tige était malheureusement absent. Bonaparteétait en Égypte. Malgré sa récente victoired’Aboukir, malgré les succès de ses lieutenantsen Syrie, sa situation restait d’ailleurs difficile,puisqu’il se trouvait bloqué par la flotte an-glaise. Il semblait plus que douteux qu’il pût

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revenir à temps. En tout cas, on ne pouvait l’at-tendre, et le rappeler eût été donner l’éveil.

À défaut de Bonaparte, Sieyès avait choisiJoubert, jeune héros républicain que l’on com-parait à Hoche pour ses vertus. CependantJoubert n’était pas une figure de premier plan.Pour qu’il pût s’imposer, il lui fallait une grandevictoire. Dans cette idée, Sieyès le chargea ducommandement de l’armée d’Italie. À Novi, aulieu de la victoire, Joubert trouva la défaiteet la mort. Double catastrophe puisqu’elle ac-croissait les dangers de la France et de la Ré-publique et puisqu’elle détruisait les plans deSieyès.

Au fond, c’était un mal pour un bien. Mêmesi Joubert était revenu vainqueur, il n’est pasdit que son coup d’État ne se fût pas heurtéà des difficultés bien supérieures à celles quedevait rencontrer Bonaparte. Mais les consé-quences du désastre d’Italie rendaient encoreplus sensibles et plus pressantes les raisonsd’en finir.

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Le péril extérieur avait été grand après No-vi. Non seulement l’Italie était perdue, mais ilsemblait qu’après sept ans de guerre la coa-lition fût sur le point de venir à bout de laFrance épuisée. Par un suprême effort, Mas-séna et Brune avaient réussi à l’arrêter, l’un àZurich, l’autre en Hollande. Les Russes, bat-tus en Suisse, toujours facilement découragés,s’étaient retirés de la lutte. Mais l’Angleterrerestait, opiniâtre. Dans la coalition ennemie,elle était l’âme et la caisse. Les hommes clair-voyants comprenaient que la France serait endanger tant que les Anglais ne désarmeraientpas. Ils ne désarmeraient pas tant que les Fran-çais occuperaient la Belgique, et la Révolutionne pouvait renoncer à ses conquêtes. L’inva-sion n’était que retardée. Pour combien detemps ?

À l’intérieur, la situation devenait intolé-rable. D’août à novembre, les jacobins, parleurs violences, par leurs menaces de recourirà la Terreur, par la mise en vigueur d’un impôt

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progressif sur le capital, revêtu du nom d’em-prunt forcé, achevèrent de désorganiser lepays. Ils achevèrent aussi de se rendre odieux.Le « libérateur » n’en fut que plus désiré. L’opi-nion mûrissait à vue d’œil. Une réaction sem-blait inévitable et elle se ferait contre la Révo-lution si le gouvernement lui-même n’en pre-nait l’initiative pour la diriger. Les révolution-naires assagis avaient des raisons de plus enplus fortes d’entreprendre sur de nouvellesdonnées leur opération de salut individuel etpublic.

Sieyès n’avait pas été découragé par la mortde Joubert. Tenace, il cherchait toujours ungénéral digne de confiance et qui réunît lesconditions nécessaires. En attendant de le dé-couvrir, il méditait les moyens d’assurer le suc-cès du coup d’État, il serrait de plus près sesplans, se procurait de nouveaux concours. Ilétait déjà arrivé à la conclusion que le consen-tement ou la dissolution du Conseil des Cinq-Cents – la Chambre – ne pourrait être obtenu

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qu’avec l’appui du Conseil des Anciens, le Sé-nat. Déjà aussi il s’était mis d’accord avec Lu-cien Bonaparte. Tous les éléments de la conju-ration étaient prêts. On peut même dire quele 18 brumaire était préparé autant qu’il devaitl’être, et pas plus, d’ailleurs, qu’il ne le serait. Ilne manquait plus que l’homme, quand, par unesorte de miracle, il survint.

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CHAPITRE II

LA PRÉPARATION

Le 13 octobre 1799, Joséphine dînait auLuxembourg, chez Gohier, dont c’était le tour,à ce moment-là, de présider le Directoire. Ellese laissait faire la cour par cet ancien terroriste,ce républicain d’allure austère, qui savait lajolie créole peu farouche, et qui espérait sonheure.

Il y avait bien longtemps que Joséphinen’avait eu de nouvelles de son mari. Elle étaitfâchée avec la famille Bonaparte, elle était cou-verte de dettes, et, pendant l’absence du géné-ral, elle avait été plus que légère. Elle avait ri-diculisé le héros, allant jusqu’à s’afficher avecune espèce de boulevardier, M. Charles. José-

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phine était justement inquiète de l’avenir. OuBonaparte ne reviendrait pas de son aventu-reuse expédition, ou, s’il revenait, il la répudie-rait, étant déjà informé de sa conduite. Gohierla pressait de prendre les devants et de divor-cer. Quant à Joséphine, il lui était commoded’avoir son couvert mis dans le ménage du Di-recteur, et ce soupirant haut placé, cette bellerelation (elle avait l’habitude, en femme qui abeaucoup vécu, de soigner les siennes), lui ap-paraissaient comme une garantie pour l’avenir.En effet, elle se servirait bientôt du sentimentque Gohier avait pour elle, mais ce serait pouraveugler le Directeur jusqu’au jour même ducoup d’État.

Elle dînait donc avec ses amis lorsque cettenouvelle tomba « sur la nappe » : le généralBonaparte venait de débarquer en France. Go-hier, à tous les égards, ne savait trop que pen-ser. Quant à Joséphine, elle eut aussitôt l’intui-tion du rôle à tenir. D’abord ressaisir son mari,tout de suite, le rejoindre avant son arrivée à

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Paris, sans perdre une minute. Et tandis qu’oncommandait pour elle des chevaux de poste,elle jeta au vieux jacobin ces paroles de granderouée : « Président, ne croyez pas que Bona-parte vienne avec des intentions fatales à la li-berté. Mais il faudra nous réunir pour empê-cher que des misérables ne s’emparent de lui ».

À la même heure, une autre scène se pas-sait dans un autre appartement du Luxem-bourg, celui qu’occupait le directeur Sieyès.Résolu à en finir, Sieyès croyait avoir trouvéson épée : c’était le général Moreau qui avait,après Novi, sauvé l’armée par une habile re-traite. Sieyès attendait le général, revenu d’Ita-lie le jour même, lorsque le retour de Bona-parte lui fut annoncé. Il appela aussitôt Baudin,son ami intime, le confident de ses projets.

Baudin, député des Ardennes, républicainsincère, révolutionnaire authentique, étaitconvaincu qu’un coup d’État était nécessaire,mais il se désolait « de ne pas voir où prendrele bras d’exécution ». Baudin entra chez Sieyès

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en même temps que Moreau et, en mêmetemps que lui, apprit la grande nouvelle. « Voi-là votre homme, dit Moreau à Sieyès, en par-lant de Bonaparte. Il fera votre coup d’Étatbien mieux que moi ». Cependant Moreau de-vait vouer une haine mortelle à celui qui, parun hasard extraordinaire, venait lui soufflerson rôle. Quant à Baudin, il sortit du Luxem-bourg « ivre de bonheur. » Après avoir déses-péré de la République, il la voyait enfin sauvée.Le lendemain matin, on le trouva mort et il nefit de doute pour personne qu’il était mort dejoie.

Bonaparte en France : l’opinion généraleétait que, depuis longtemps, la Révolutionn’avait eu de jour plus heureux. Il y avait un re-nouveau de confiance chez ses partisans. Sesadversaires étaient abattus. La nouvelle du re-tour, communiquée aux Cinq-Cents par les Di-recteurs, fut accueillie au cri de « Vive la Ré-publique ! ». Seuls, quelques groupes jacobins,ceux qu’on appelait les « exclusifs », ne ca-

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chaient pas qu’ils redoutaient un dictateur. Ce-pendant les royalistes consternés se disaient :« Nous voilà en République pour longtemps ».

Bonaparte avait débarqué à Fréjus le 9 oc-tobre. Tout, dans son retour, était audacieux,incroyable et irrégulier. Il avait, sans l’autori-sation du gouvernement, laissé son armée enÉgypte. Il avait échappé aux Anglais dont lesescadres surveillaient la Méditerranée. Iln’avait même pas, en touchant la terre deFrance, subi la quarantaine qui s’imposait,puisqu’il venait d’un pays où il y avait la peste,et il avait piqué droit sur Paris. Déjà renseignésur l’état des affaires, l’accueil qu’il avait trou-vé lui avait appris tout de suite qu’il étaitl’homme attendu. À Fréjus, le lieutenant deport avait, le premier, annoncé la nouvelle ences termes : « Vive la République ! Le sauveurde la France est arrivé dans notre rade ». Etil n’y avait pas eu assez de barques pourconduire les Provençaux à bord de la frégate laMuiron.

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Tout le long de la route, Bonaparte avaitrencontré le même enthousiasme : seuls lesbandits de grand chemin, qui infestaient alorsla France, avaient été insensibles à sa gloirecar ils avaient, sans vergogne, pillé ses ba-gages. À Lyon, ç’avait été du délire. Édifié dé-sormais, Bonaparte ne voulut pas à Paris d’untriomphe qui aurait pu le rendre suspect auxuns ou aux autres. Il allait conduire prudem-ment sa partie. Ayant décidé de rentrer inco-gnito, il revint par la route du Bourbonnais tan-dis que Joséphine courait au-devant de lui parla route de Bourgogne. Elle avait manqué soncoup de surprise. La grande scène de la ré-conciliation, il faudra la jouer, non plus dansl’émotion d’une rencontre sur les grands che-mins, mais à froid, dans la petite maison dela rue Chantereine, qui serait nommée désor-mais, à cause de lui, rue de la Victoire.

C’est là que Bonaparte était descendu sansque Paris, où il n’était bruit que de son retour,se doutât de sa présence. Au débotté, il s’était

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présenté chez le président Gohier, et la garde,le reconnaissant, avait crié Vive Bonaparte !Ainsi tous les présages étaient heureux. Il étaitl’homme de la situation. Sa campagned’Égypte ne l’avait pas fait oublier mais dési-rer. L’idée qu’il avait déjà conçue au momentde Campo-Formio, qu’il venait de mûrir enOrient, devenait réalisable. Diriger la Franceétait son but. Il semblait qu’il n’eût plus qu’àtendre la main pour prendre le pouvoir : il enétait encore séparé par des obstacles, que,seules, des circonstances favorables lui per-mettraient de franchir.

Nous sommes toujours portés à croire quece qui a réussi devait réussir, que ce qui aéchoué était voué à l’échec. Les raisons pourlesquelles le coup d’État serait mené à bienétaient puissantes. Et pourtant, toutes ces rai-sons auraient pu ne pas suffire. Il s’en est fallude peu que l’entreprise ne fût manquée. C’estassez d’une maladresse, d’un grain de sable,pour changer le cours de l’histoire, et l’insuc-

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cès trouve ensuite dans la « fatalité » ou dansla « force des choses » les mêmes justificationsque le succès.

Plus tard, Napoléon lui-même avait oubliéles incertitudes qui avaient entouré l’opération,les accidents qui avaient failli l’arrêter. ÀSainte-Hélène, il disait à Las Cases : « Toutema part dans le complot d’exécution se bornaà réunir à une heure fixe la foule de mes vi-siteurs, et à marcher à leur tête pour saisir lapuissance. Ce fut du seuil de ma porte, du hautde mon perron, et sans qu’ils en eussent étéprévenus d’avance, que je les conduisis à cetteconquête : ce fut au milieu de leur brillant cor-tège, de leur vive allégresse, de leur ardeurunanime que je me présentai à la barre des An-ciens pour les remercier de la dictature dont ilsm’investissaient ». À distance, Napoléon abré-geait. La vérité est moins simple. La marchedes événements fut moins unie.

Elle demandait surtout une préparation soi-gneuse et de hautes complicités. En rapportant

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à lui-même et à son prestige personnel l’heu-reuse issue de l’affaire, Napoléon omettait dedire que, si son coup d’État avait bien tourné,c’était à cause du concours qu’il avait trouvédans le gouvernement et parce que ce coupd’État avait été organisé à l’intérieur de l’État.

Car il y eut bien conspiration. Si Bonaparteétait revenu avec l’intention de prendre le pou-voir, si l’opinion publique lui était favorable,encore fallait-il savoir par quel bout engagerl’affaire. Sieyès, prudent et rusé, s’était gardéde se jeter dans les bras du général. Il l’atten-dait, il voulait le laisser venir. Quant à Bona-parte, dans son hôtel de la rue de la Victoire, ilrecevait beaucoup de visites, beaucoup d’hom-mages. Quoi qu’il en ait dit, ce n’est pas avecun simple cortège d’admirateurs qu’il pouvaitdissoudre les Conseils et former un nouveaugouvernement.

Tandis qu’il réfléchissait à tout cela, et queles difficultés lui apparaissaient plus grandesqu’il ne l’avait cru d’abord, il avait un autre

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souci : Joséphine. Oh ! Sans doute, il était bienrésolu à la répudier. Il était d’accord là-dessusavec sa famille. À ceux de ses amis qui luireprésentaient que peut-être il vaudrait mieuxqu’il évitât le scandale d’un divorce, qu’il neprît pas publiquement la figure d’un mari trom-pé, il répondait avec fermeté qu’elle partirait,que peu lui importait ce qu’on pourrait dire. Aufond de lui-même, il l’aimait toujours. Il lui ve-nait aussi à la pensée que le concours d’unefemme, et d’une femme qui savait plaire, quiavait beaucoup de relations, ne lui serait pasinutile. Ces calculs, son orgueil d’homme, sapassion encore vivante, tout se combattait enlui, lorsque Joséphine, après son voyage man-qué, le rejoignit rue de la Victoire. Il eut beaului faire dire que tout était fini, s’enfermer danssa chambre, refuser de la recevoir. Elle insista,pleura derrière la porte, amena enfin, pour l’at-tendrir, ses enfants, Eugène et Hortense, quiunirent leurs sanglots aux siens : après unejournée entière, il céda, ouvrit, et, versant lui-même des larmes, la serra dans ses bras. Avec

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la femme que, malgré tout, il ne cessait d’ai-mer, il retrouvait un apaisement du cœur etdes sens, l’équilibre et la liberté de son esprit.Ce précoce génie n’était tout de même qu’unjeune homme de trente ans troublé parl’amour. Il retrouvait aussi une auxiliaire qui neserait pas négligeable. Soulagé de ce drame in-time, il allait être tout à l’action.

Il fallait encore que quelqu’un se chargeâtde la mettre en train, et, contre la vraisem-blance, le plus malaisé fut d’aboucher Sieyès etBonaparte. L’un et l’autre devaient bien savoirqu’ils travailleraient ensemble ou qu’ils ne fe-raient rien. Cependant, il était difficile que Bo-naparte se présentât chez le Directeur et luidît : « Vous avez besoin d’une épée. Prenez-moi ». Il était aussi difficile que Sieyès fit ap-peler Bonaparte et lui dît : « Voulez-vous êtrel’exécutant du projet que j’ai conçu ? ».

Trop grands personnages tous deux, et tropméfiants pour s’aborder dans des termes aussisommaires, ils n’avaient pas non plus l’occa-

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sion de se rencontrer, sinon dans des circons-tances officielles. L’amour-propre s’en mêlait.Sieyès, déjà âgé, était susceptible et Bonaparteombrageux. L’un attendait les premiers pas del’autre. Ils auraient pu s’observer longtempss’il ne s’était rencontré des hommes décidés àles mettre en rapport pour provoquer et hâterl’événement.

Dans ce coup d’État d’apparence militaire,ce furent, au fond, des parlementaires, des po-liticiens, qui jouèrent le principal rôle, celuid’organisateurs. Quant aux préparateurs, cefurent des civils aussi et particulièrement desintellectuels. Bonaparte eut pour lui l’Institutet la plus grande partie des gens de lettres,ce qui fait l’opinion dans un pays. Il eut Ben-jamin Constant. Il eut même, par Volney, les« idéologues » : Cabanis, Tracy, le cercle des« républicains d’Auteuil », les derniers encyclo-pédistes, les philosophes voltairiens et athéesqui le considéraient comme le seul homme ca-pable de relever la Révolution expirante et de

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la continuer par des moyens autoritaires. Vol-taire, qui n’était ni un libéral ni un démocrate,mais un partisan de l’autorité, eût été de cetteécole-là. Avec Volney, un homme de théâtre,Arnault, issu de la bourgeoisie d’ancien régime,un journaliste, futur académicien, Regnault deSaint-Jean-d’Angély, tous modérés et du « tiersparti », comptaient parmi les familiers du gé-néral. Regnault en amena d’autres, et, dansle nombre, un écrivain de talent, esprit pra-tique, caractère décidé, Rœderer, par qui l’en-treprise, après avoir un peu trop langui, allaitenfin prendre forme.

Nous touchons ici à un point importantpour la suite de cette histoire, un point qui enexplique beaucoup d’autres et qui rend comptedes raisons pour lesquelles l’affaire fut près demanquer. Le bon côté de ce coup de force,c’est qu’il était désiré et provoqué par des ju-ristes et par des penseurs, par des hommes duCode et par des hommes d’étude, en un motpar des civils. Mais, pour le succès, c’en était

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aussi le côté faible. La préparation et l’exé-cution se sentiraient de ces origines. Ce qui,d’une part, donnait des chances en retirait del’autre. Le 18 brumaire serait le triomphe deceux qui voulaient, comme Portalis, « des loisraisonnables et non des lois de passion ou decolère ». Ce ne serait pas le triomphe de lasoldatesque, plutôt portée vers les jacobins,comme on l’avait vu en fructidor. Dans tout ce-la, les hommes de loi et les hommes de lettresdominaient. Ils croyaient seulement un peutrop à la vertu des idées. Ils croyaient un peutrop que le nom et la présence de Bonapartesuffiraient pour permettre une épuration desConseils suivie d’un renforcement du pouvoir.De là les incertitudes de la grande journée, oùl’on ne fut pas tout à fait sûr de l’armée, oùtout dépendit de l’attitude de la troupe au mo-ment décisif. Il peut sembler surprenant que,dans le coup d’État de Bonaparte, la partie laplus incertaine et aussi la moins bien prépa-rée ait été la partie militaire. Rien n’est plusvrai. C’est qu’en réalité ce coup d’État, à l’ori-

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gine, fut moins celui de Bonaparte que celui deSieyès.

Il s’en fallait d’ailleurs de beaucoup quetous les officiers généraux fussent disposés àrenverser le gouvernement. Jourdan, parexemple, était un fervent jacobin. Il s’en fallaitde beaucoup aussi que le vainqueur d’Arcoleet des Pyramides fût en bons termes avec tousses camarades. Quelques-uns avaient leursambitions personnelles, le jalousaient, se ju-geaient bien dignes de tenir sa place. D’autrescraignaient que, s’il devenait le maître, lescommodités que leur offrait un état de quasianarchie ne vinssent à disparaître. L’avanta-geux Augereau, qui le flattait, eut, jusqu’àSaint-Cloud, l’arrière-pensée que le pain pour-rait bien cuire pour lui. Bernadotte avait étéd’avis que Bonaparte fût mis aux arrêts à causede son départ irrégulier d’Égypte. Le ministrede la Guerre, Dubois-Crancé, n’était même pasde la combinaison, et l’on a l’habitude de pen-ser, non sans motifs que, pour un coup d’État,

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le concours du ministre de la Guerre n’est pasde trop.

Ainsi, tout avait paru facile dans les heuresqui avaient suivi le retour de Bonaparte. Àl’examen, l’entreprise présentait des difficultésque l’on n’avait pas soupçonnées d’abord. Ilfaudrait compter avec des résistances, desquestions de personnes, avec les obstaclesmêmes qu’offrait la Constitution existante. Caril fallait renverser une machine politique qui,après tout, continuait à fonctionner. D’autrepart, il n’y avait pas de temps à perdre. Siles dispositions favorables qui venaient de serévéler au retour d’Égypte n’étaient pas ex-ploitées rapidement, l’enthousiasme pouvaits’éteindre. La confiance que la foule avait enBonaparte disparaîtrait s’il n’agissait pas. Nou-veau, malgré tout, dans le monde politique etdans le monde parisien, sollicité par desconseils souvent contradictoires, Bonapartecherchait et il hésitait.

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Il a raconté plus tard qu’il pouvait choisir,pour faire son coup, entre trois éléments : leManège, c’est-à-dire les jacobins ; les Pourris,c’est-à-dire Barras ; et les Modérés, c’est-à-direSieyès. Il avait refusé de marcher avec les jaco-bins, dont il avait reçu quelques avances, parcequ’il voulait justement affranchir la France dujacobinisme. Il avait écarté les « pourris » surlesquels, par définition, on ne pouvait s’ap-puyer pour créer un régime sain. Et il avait op-té pour les modérés parce que c’était parmieux que se trouvaient les hommes les plus hon-nêtes, les plus aptes à restaurer une bonneadministration, ceux qui répondaient le mieuxaux aspirations moyennes du pays.

Le choix fut un peu moins délibéré qu’il nel’a dit : il arrangeait volontiers les choses dansses dictées de Sainte-Hélène. Les trois groupesqu’il distinguait étaient représentés dans le Di-rectoire et c’était avec une partie du Directoirequ’il devait marcher contre l’autre. Les deux ja-cobins du pouvoir exécutif, le président Gohier

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et le « général » Moulin, étaient des nullitésou peu s’en faut. Il les fréquenta les premiers,ayant été naturellement introduit auprès d’euxpar Joséphine, et il ne tarda pas à se rendrecompte qu’il se fourvoierait avec ces hommes-là et avec leur parti.

Mais Barras le retint plus longtemps qu’ilne voulait bien l’avouer par la suite. Avec ceDirecteur, il avait de bonnes relations qui re-montaient déjà loin. C’était Barras qui l’avaitdistingué au siège de Toulon, qui lui avait mis« le pied à l’étrier » en vendémiaire. Pour cetteraison aussi, Barras était porté à le regardercomme une de ses créatures, à le traiter d’unpeu haut. Et puis, Barras ne travaillait pas pourles autres, ni pour le bien public, mais pourlui-même. Il avait la réputation méritée de tra-hir tout le monde. Il était trop voluptueux ettrop repu pour être propre à l’action. En outreil était déconsidéré. Le public le méprisait. Endépit de Joséphine et de Fouché qui, par ungoût commun du faisandé, donnaient la préfé-

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rence à Barras, Bonaparte évita de se compro-mettre avec lui, tout en continuant à cultiverdes relations qui ne seraient pas inutiles.

Il ne restait plus que les modérés, Sieyès etRoger-Ducos. Les données même de la situa-tion ramenaient l’un vers l’autre Sieyès et son« épée ». Cette solution, Talleyrand, qui voyaitbeaucoup Bonaparte, ne cessait de la lui re-commander, ses frères Joseph et Lucien aussiet c’était la plus sage.

Là non plus, pourtant, tout n’était passimple. L’influence de Joséphine s’exerçait enfaveur de Barras et n’était pas sans balancercelle de Joseph et de Lucien qui l’avaient pous-sé au divorce et qui étaient dans une situationassez fausse depuis la réconciliation du mé-nage. Lucien était un haut personnage poli-tique, pénétré de son importance. Il était ca-pable de rendre les plus grands services et,sans lui, en effet, la journée de brumaire auraitfort mal tourné. Mais, de même que Barras,il se fût volontiers servi de Napoléon comme

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d’un instrument. « Il se croyait, dit Sorel, unBonaparte supérieur, étant un Bonaparte ci-vil ». L’éclat du nom qu’il portait, la renomméedu jeune général, lui avaient déjà permis, àlui, qui était pourtant plus jeune encore, de sepousser dans la politique. Il allait même parve-nir à la présidence de l’Assemblée, ce qui de-vait d’ailleurs aider puissamment au succès debrumaire. Lucien ne demandait qu’à continueret à profiter du succès de son frère, à confis-quer au besoin le coup d’État. Bonaparte, dontJoséphine excitait la méfiance, sentait ces cal-culs et se montrait peu docile aux conseils dessiens. Là encore on piétinait. Les jours pas-saient sans qu’on aboutît.

On allait entrer dans le mois de brumaire.Bonaparte et Sieyès n’avaient pas encore causéintimement. Cependant le bruit courait partoutque le général préparait quelque chose, des in-quiétudes naissaient dans le clan jacobin, dessoupçons aussi. Il fallait se hâter et le contactentre les deux hommes, pour avoir tardé, atti-

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rerait davantage l’attention. Une « pique », sur-venue bien mal à propos, recula encore l’en-trevue que Bonaparte avait fini par demanderet que Sieyès différa, s’excusant sur ce quel’heure choisie par le général était celle où leDirectoire tenait conseil. Bonaparte, assez sot-tement froissé, dit, devant vingt personnes,que si le Directeur voulait le voir, il n’avait qu’àse déranger. Au fond, ils n’avaient pas de sym-pathie l’un pour l’autre. « Ce prêtre », disaitBonaparte avec dédain en parlant de Sieyès.Leurs natures étaient opposées. Ils ne pou-vaient être réunis que par la circonstance etpour la circonstance. Ils sentaient qu’ils ne se-raient pas longs à suivre des chemins séparés.Cet incident, presque puéril, était significatif.Il risquait de gâter tout s’il ne s’était trouvédeux hommes habiles, aptes à négocier, et dé-cidés à prendre l’initiative du rapprochement :ce furent Talleyrand et Rœderer, le premierplus près du tempérament de Sieyès, le secondplus enclin vers Bonaparte.

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Dès 1795, dans le Journal de Paris, Rœdereravait réclamé « un gouvernement énergique,républicain sans populacité, un gouvernementqui ramène tous les royalistes de bonne foi,ceux qui ne veulent que la sûreté des per-sonnes et des propriétés ». Quatre ans plustard, ses idées n’avaient pas changé. Ellesétaient devenues celles d’une large partie dupublic, et il en voyait la réalisation possible.Rœderer, dit Sainte-Beuve qui l’a bien étudié,« fut l’agent le plus actif peut-être de ce qu’ilse plaisait à appeler une généreuse et patrio-tique conspiration ». Ce fut lui qui mit Sieyèset Bonaparte en contact, aidé par un hommequi était trop compromis dans la Révolutionpour ne pas désirer la sauver et pour ne pasappréhender le retour de l’ancien régime : Tal-leyrand, ancien prêtre et « défroqué » commeSieyès lui-même.

Rœderer a raconté les circonstances danslesquelles se produisit son intervention. Sonrécit montre les précautions qu’il fallait

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prendre et rend bien la physionomie et le ca-ractère de la situation telle qu’elle s’offrait à cemoment délicat :

« Bonaparte, dit-il, ne voulait rien faire sansSieyès. Sieyès ne pouvait provoquer Bona-parte. Talleyrand et moi fûmes les deux inter-médiaires qui négocièrent entre Sieyès et Bo-naparte. Tous les yeux étaient ouverts sur l’unet sur l’autre. Nous nous étions interdit touteentrevue particulière et tout entretien secret.Talleyrand était l’intermédiaire qui concertaitles démarches à faire et la conduite à tenir.Je fus chargé de négocier les conditions po-litiques d’un arrangement : je transmettais del’un à l’autre leurs vues respectives de laConstitution qui serait établie et de la positionque chacun y prendrait. En d’autres mots, latactique de l’opération était l’objet de Talley-rand, le résultat était le mien.

Talleyrand me mena deux fois le soir auLuxembourg, où Sieyès logeait comme direc-teur. Il me laissait dans sa voiture et entrait

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chez Sieyès. Quand il s’était assuré que Sieyèsn’avait ou n’attendait chez lui personned’étranger (car, pour ne pas donner d’ombrageà ses quatre collègues logés comme lui dansle petit hôtel du Luxembourg, il ne fermait ja-mais sa porte), on m’avertissait dans la voitureoù j’étais resté, et la conférence avait lieu entreSieyès, Talleyrand et moi. Dans les derniersjours, j’allais ouvertement chez Sieyès, etmême j’y dînai.

Il fallait donc être prudent. Il fallait être dis-cret. Et le 18 brumaire est loin d’avoir été pré-paré au grand jour. En même temps, il fallaitaller vite. Aux Cinq-Cents, une partie de la ma-jorité jacobine commençait à se rendre comptedu danger, un danger qui résidait dans le ja-cobinisme lui-même, dans la crainte et la ré-pulsion qu’il inspirait. Cette Chambre devenaitplus sage. Elle abrogeait l’odieux emprunt for-cé. Si ce mouvement de modération continuait,l’opinion publique allait se détendre. Le coupd’État perdrait ses raisons d’être. On retourne-

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rait pour quelque temps à une demi-tranquilli-té qui n’arrangerait et ne sauverait rien, en at-tendant une nouvelle crise. L’occasion auraitété perdue et peut-être ne s’offrirait-elle plus,ou bien elle se présenterait moins favorable-ment. Les circonstances ne seraient plus lesmêmes, les bonnes volontés se seraient attié-dies. Sieyès, homme de système, Bonaparte,homme d’action, comprirent que, s’ils lais-saient passer l’heure, elle risquait de s’envolerpour toujours. Leur prise de contact décisiveeut lieu le 30 octobre – 8 brumaire. En dixjours, tout fut monté ».

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CHAPITRE III

L’ORGANISATION

Comme Bonaparte, à ce moment-là, de-mandait à Rœderer s’il ne voyait pas de tropgrandes difficultés à ce que la « chose » se fît,la réponse fut : « Ce que je crois difficile, mêmeimpossible, c’est qu’elle ne se fasse pas, carelle est aux trois quarts faite ». Mais on enétait toujours au même point. Les trois pre-miers quarts s’étaient faits tout seul. Le qua-trième ne pouvait pas être laissé à la simple ac-tion de la nature. Il voulait une intervention demain d’homme, une sorte d’intervention chi-rurgicale, dont le succès était moins certainque ne l’affirmait Rœderer, désireux d’inspirerconfiance à l’exécutant principal. Rœderer sa-

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vait qu’il est utile, pour réussir, de croire à ceque l’on espère.

En attendant le grand jour, celui de l’exé-cution, la difficulté était d’unir un complotpresque public à un complot occulte. Pour sus-citer et entretenir l’état d’esprit nécessaire,pour recruter des adhérents, il fallait donnerl’impression qu’on allait agir. Il ne fallait pas,d’autre part, alarmer ceux qu’on se proposaitde renverser.

Sans doute, ce n’était pas des trois Direc-teurs sacrifiés d’avance qu’on avait quelquechose à craindre. On avait le moyen de rendreBarras inoffensif. Moulin ne comptait pas.Quant à Gohier, aveuglé par Joséphine qui te-nait très bien son rôle, il venait presque tousles jours rue de la Victoire sans comprendre cequi se passait. Mais, au-dessous du Directoire,souverain constitutionnel à cinq têtes, il y avaitle ministère et un seul des ministres était ac-quis, le ministre de la Justice, Cambacérès. Ily avait enfin les Conseils, et celui des Anciens

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était favorable. Quant à celui des Cinq-Cents, àqui il s’agissait d’imposer la nouvelle forme degouvernement, il était rempli de jacobins et ilpouvait, se sentant menacé, prendre le premierl’offensive. C’était ce dont les « brumairiens »avaient peur. Les principaux conjurés étaient sipeu tranquilles qu’un soir où ils étaient réunisavec Bonaparte chez Talleyrand, rue Taitbout,tout le monde se tut et quelques-uns pâlirentau bruit d’un escadron de cavalerie qui avaitparu s’arrêter à la porte. Ce n’était qu’un dé-tachement de gendarmes qui, tant Paris étaitpeu sûr, escortait la recette des jeux du Palais-Royal.

De quoi parlait-on dans ces réunions se-crètes ? En somme, on ne parlait pas de grandchose. On cherchait surtout sur qui l’on pou-vait compter. On pointait des noms dans lesConseils, dans l’administration. Berthier, quiconnaissait bien le monde militaire, dressaitdes listes. Quant au plan d’action, il existaitdéjà. Bonaparte n’eut à s’en occuper d’aucune

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manière. Tout son rôle fut d’être au servicede Sieyès qui, bien avant le retour d’Égypte,avait arrêté ses dispositions de concert avecquelques républicains de ses amis, pour la plu-part membres des Anciens. Cornet, le futurcomte Cornet, assure que la première idéeavait été donnée par Baudin des Ardennes.

Avec de pareils inspirateurs, il ne pouvaits’agir de rien que de constitutionnel. Au risquede nous répéter, nous dirons encore que Sieyèset son groupe, loin de tendre au renversementde la République, se proposaient de la consoli-der. Ils voulaient changer la Constitution, maisla changer par des moyens constitutionnels,par un vote régulier des deux Assemblées. LeConseil des Anciens était acquis. Celui desCinq-Cents n’étant pas sûr, il fallait s’y prendreen sorte qu’il fût dans la nécessité d’accepter laConstitution nouvelle qui lui serait soumise.

Et comment créer une situation telle quele Conseil des Cinq-Cents dût voter ce qu’onn’osait proposer à sa libre discussion ? On

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avait beau retourner la question dans tous lessens, il avait fallu se résoudre à recourir à laforce. Mais quelle sorte de force ? L’armée ? Ils’en fallait de beaucoup qu’elle fût unanime.Parmi les soldats et parmi les officiers, il yavait des jacobins. Les parlementaires, dont ondevait forcer le vote étaient pour les uns des« avocats », pour les autres des « patriotes. »

Et puis, comme nous l’avons vu, le ministrede la Guerre n’était pas de la combinaison. Ilfaudrait passer par-dessus sa tête, se priver parconséquent de l’appui de la discipline. La seuleressource était de se confier à un général assezinfluent sur la troupe pour la rendre favorableà l’opération. Les Cinq-Cents comprendraientalors qu’ils n’avaient qu’à s’incliner.

Il fallait encore leur ôter l’espoir qu’un mou-vement parti des faubourgs révolutionnairesleur vînt en aide. Sans doute l’ardeur de la ré-volution semblait bien éteinte. Mais on restaità la merci d’un brusque réveil, d’un hasard,d’un accident. L’idée à laquelle on s’était ar-

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rêté, c’était de faire voter d’abord par les An-ciens le transfert des deux assemblées hors deParis, sous le prétexte d’un complot anarchisteorganisé dans la capitale, ce qui justifierait enoutre des précautions militaires et une délé-gation extraordinaire du commandement de lagarnison de Paris à un général. On avait choi-si Saint-Cloud qui offrait diverses commodités,notamment pour un déploiement de troupes.

Tel quel, au fond assez vague, et laissantune large part à l’imprévu, ce plan, tout faitavant le retour de Bonaparte, était celui qui de-vait servir. C’était un coup d’État monté pardes parlementaires contre d’autres parlemen-taires, qui devait se passer tout entier dansune séance parlementaire et se terminer par unvote qui en proclamerait le succès. Qu’arrive-rait-il ensuite ? C’était plus vague encore. Sansdoute une place serait donnée dans le nouveaugouvernement au général dont le concoursétait indispensable et dont la popularité, aprèsavoir été une garantie pour le grand jour, en se-

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rait une pour la solidité de la nouvelle Consti-tution. De cette Constitution même on ne sa-vait pas grand chose, sinon qu’elle devait ren-forcer le pouvoir exécutif. Là encore le projetétait nébuleux et livrait beaucoup à l’incertain.

Ce projet plein de trous, Bonaparte l’accep-ta et s’en fit l’instrument. D’abord, c’était ceque Sieyès lui offrait. C’était cela, à prendre ouà laisser, et non autre chose. Chicaner Sieyès,changer ses batteries, refaire ses plans, qui saitsi ce n’était pas tout compromettre, si le sus-ceptible Directeur ne l’enverrait pas prome-ner ? Et puis l’imperfection même de cettecombinaison et l’incertitude qu’elle laissait nedéplaisaient pas à Bonaparte. « Ceux qui ont lesentiment et le goût de l’action, a dit AnatoleFrance, font, dans les desseins les mieuxconcertés, la part de la fortune, sachant quetoutes les grandes entreprises sont incertaines.La guerre et le jeu enseignent ces calculs deprobabilité qui font saisir les chances sanss’user à les attendre toutes ». Ainsi Bonaparte

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se fiait à son étoile. Il se disait que les chosestourneraient peut-être autrement qu’on n’ima-ginait, le jour de l’opération, et, pour le len-demain, il y avait d’amples perspectives. Sansdoute ce n’était pas ainsi qu’il eût monté l’af-faire. Mais il n’avait pas le choix et il accepta,pour ainsi dire les yeux fermés, le programmede ces parlementaires et de ces idéologuesqu’au fond du cœur il méprisait.

On s’explique par toutes ces raisons que le18 brumaire ait été aussi aventureux, aussi dé-cousu. On s’explique aussi qu’il n’ait pas tour-né comme le croyait Sieyès, et même qu’il aitfailli très mal tourner.

Le point le plus faible de ce programmesaute aux yeux : c’était une manœuvre en deuxtemps. Il fallait réussir deux fois, d’abordquand il s’agirait de transférer les Cinq-Centsà Saint-Cloud, ensuite lorsqu’il s’agirait de leurimposer la réforme constitutionnelle. Enfin onne savait pas très bien par quel régime on rem-placerait celui qu’on voulait supprimer. Il avait

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fallu, pour intéresser des ambitions à l’entre-prise, s’abstenir de désigner les personnes quientreraient dans le gouvernement nouveau. Onne placerait donc les Conseils ni devant un faitaccompli ni même devant un fait défini. Ons’exposait, jusqu’au dernier moment, à des dis-cussions, à des intrigues, à des surprises. Cequi restait l’élément le plus favorable, c’étaitl’atmosphère, la fatigue du public, son indif-férence aux agitations de la politique. C’étaitaussi le prestige personnel de Bonaparte. Maisalors, si le coup réussissait, il était clair que Bo-naparte récolterait ce que Sieyès avait semé.

Sieyès prenait des leçons d’équitation, cequi est le trait comique de ces journées. Il es-timait qu’un dictateur doit se présenter à che-val devant les foules. Et puis, à la manière deM. Prudhomme, dont il tenait un peu, ce che-val lui servirait à ne pas être éclipsé par Bo-naparte en cas de succès et à prendre unefuite salutaire en cas d’échec. Personnage at-tachant, singulier, celui de Sieyès. Ce n’était

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pas seulement un métaphysicien des Constitu-tions. C’était un orgueilleux. Un jour qu’il di-sait la messe, étant aumônier chez le duc d’Or-léans, il s’aperçut que les princes étaient sor-tis pendant l’office. Là-dessus, il quitta l’autelen criant qu’il ne disait pas la messe pour lacanaille. C’est à peu près de la même manièrequ’il s’en ira lorsque son chef-d’œuvre consti-tutionnel aura été malmené par Bonaparte. Ilavait bien dit un jour à Lucien : « Ce n’est plusle temps où cedant arma togae »(1). Il ne croyaitpourtant pas qu’après avoir appelé les armesà son aide, la toge leur céderait si vite. Maiscomme il était loin d’être sot, il savait aussiqu’il jouait gros jeu, le « quitte ou double » desa carrière. Un ami lui demandait à ce mo-ment-là quelle était sa garantie dans ses trac-tations avec Bonaparte. « Nulle part, répondit-il avec brusquerie. Mais, dans une grande af-faire, on est toujours forcé de donner quelquechose au hasard ». C’était justement ce quepensait Bonaparte. Là encore, Sieyès se ren-contrait avec son complice.

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Ce vétéran de la politique s’était livré aujeune général, dont la conduite était loin d’êtreirréprochable à son égard. Ce serait trop dedire que Bonaparte trahissait Sieyès. Du moinsil ne se comportait pas très loyalement. Bienrésolu à ne pas travailler pour un autre, il évi-tait de se livrer, de se fermer des portes, ilétait en coquetterie avec les adversaires de sonhaut associé. Mme de Rémusat tenait de lui-même ce mot : « Je recevais les agents desBourbons ». Il n’écartait pas non plus les ja-cobins. Ceux-ci essayaient de le séparer deSieyès et il consentait à les écouter. AlbertVandal pense que c’était pour leur « donner lechange ». C’est possible : en attendant, il pro-mettait aux jacobins, c’est-à-dire au parti de laguerre, de reconquérir l’Italie et de « releverles Républiques-sœurs ». Et cette promesse, ill’accomplira. Cependant, il se laissait acclamerdans les rues au cri de « Vive la paix ! » carc’était la paix que la masse du public attendaitd’un coup d’État. Jourdan, général jacobin,était venu, au nom d’un groupe de gauche, lui

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offrir de « le placer à la tête du pouvoir exécu-tif, pourvu que le gouvernement représentatifet la liberté fussent garantis par de bonnes ins-titutions ». Bonaparte ne dit pas non et il invi-ta Jourdan à dîner pour le 16 brumaire. C’étaitune façon de cacher son jeu, mais ce jeu étaitun peu double. Il mettait beaucoup de com-plaisance à se laisser appeler le « général Ven-démiaire ». S’il est vrai qu’il finit par prendredans ses filets Jourdan qui était chargé de lemettre dans ceux des jacobins, ce ne fut passans qu’il eût donné lui-même quelques gagesau jacobinisme.

Un moment, il s’était également laissé re-chercher par Barras et si le Directeur n’eût étémaladroit, Bonaparte eût peut-être marchéavec ce thermidorien, son ancien protecteur,qui savait mieux que Sieyès ce que c’étaitqu’une « journée », car il en avait fait, et de fa-meuses. Mais Barras lui proposa ce dont Bona-parte ne voulait à aucun prix : un partage, lecommandement des armées pour l’un, le pou-

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voir civil pour l’autre. Le pouvoir civil, c’étaitce que Bonaparte désirait le plus. Il continuases relations avec Barras, promit de le tenir aucourant de tout, et le berna jusqu’à la fin.

Ce qu’il y a de plus singulier, dans ces évé-nements, c’est leur confusion, mêlée à leur ra-pidité. Ces allées et venues, ces intrigues, cespréparatifs, tout eut lieu dans l’espace dequelques jours avec une sorte de légèreté. Ilfallait que le régime fût bien bas, bien usé, pourne pas mieux se défendre contre une entreprisedont l’organisation était, somme toute, aussiimparfaite et même si peu consistante que leprincipal exécutant, jusqu’à l’avant-veille oupeu s’en faut, hésitait encore sur le choix desmoyens.

Et tout ce que nous avons vu jusqu’icimontre assez qu’on aurait grand tort de consi-dérer le 18 brumaire comme un coup d’Étatmilitaire. Il est, à cet égard, fort différent du2 décembre. L’oncle était même dans desconditions beaucoup moins bonnes que ne le

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serait le neveu. Le prince-président, en 1851,devait agir avec l’armée contre l’Assemblée. Legénéral Bonaparte avait pour lui une partie del’Assemblée. Quant à l’armée, il n’en était passûr. Albert Vandal, fort pénétrant dans son ré-cit et dans son analyse(2), montre très bien queles soldats de ce temps étaient aussi différentsque possible de ce qu’on appelle des préto-riens. S’il y en avait parmi eux, c’étaient plu-tôt des prétoriens de la Convention. Les cé-lèbres « grenadiers de Brumaire » étaient desespèces de gendarmes politiques, le résidu desgardes françaises, ces troupes émeutières, tou-jours choyées par les gouvernements révolu-tionnaires pour les services qu’elles leuravaient rendus. On y comptait des « gaillardsd’un passé louche, de purs chenapans, des sa-cripants de faubourg enrôlés à différentesépoques ». Pour la plupart ils n’avaient jamaisquitté Paris, et leurs campagnes se réduisaientà une brève apparition en Vendée. Ce n’étaientpas de véritables militaires et la gloire de Bo-naparte les laissait à peu près indifférents. Ils

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formaient la garde du Directoire et desConseils. Ils seraient, à Saint-Cloud, au pre-mier rang et nul ne pouvait répondre d’eux.

La garnison de Paris, la cavalerie surtout,donnait plus d’espoir. Il y avait là des hommesqui avaient fait campagne, de dures cam-pagnes, hors de France, et pour qui Bonaparteétait un vrai chef. C’étaient les 8e et 9e dragonsqu’il avait eu sous ses ordres en Italie, le21e chasseur qu’il avait réorganisé autrefois.De plus, cette troupe souffrait du dénuementgénéral. Elle était mal nourrie, mal habillée.Elle n’avait aucune raison de tenir au régimeet de le défendre. Seulement son attitude dé-pendrait de celle de ses officiers qui n’étaientpas tous acquis. Et puis elle n’était pas trèsnombreuse : sept mille hommes environ. Si lesgrenadiers n’étaient que 1200, ils seraient pla-cés par leurs fonctions aux abords immédiatsde la salle où délibéreraient les Cinq-Cents.C’étaient eux qui, en définitive, décideraientdu sort de la journée et les conjurés n’avaient

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à cet égard qu’une garantie : Blanchard, quicommandait la garde des Conseils, avait aidéAugereau pour le coup de fructidor. Les jaco-bins victorieux lui avaient laissé son poste enremerciement du service qu’il leur avait rendu.Grave imprudence. Ce Blanchard, ayant trahiune fois, trahirait encore. Après avoir manquéde parole aux modérés, il manquerait de paroleaux jacobins.

Une chose dont le complot paraît bien nepas avoir été dépourvu, c’est le nerf de laguerre, c’est l’argent. On manque de précisionssur les sommes qui furent mises à la disposi-tion de Sieyès et de Bonaparte. On en manquesur les bailleurs de fonds. En tout cas, rien nefit défaut, ni pour la propagande, ni pour les af-fiches, grâce au concours de quelques hommesd’affaires qui en avaient assez de l’anarchie,que le babouvisme avait effrayés et qui étaientexaspérés par l’impôt forcé et les mesures dé-magogiques contre les fortunes. On cite Collot,qui s’était enrichi dans les fournitures de

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guerre. Symptôme curieux : la finance classée,régulière, s’abstint, bien qu’elle désirât la chuted’un gouvernement qui l’inquiétait. Elle s’abs-tint par sa timidité naturelle. Au fond, elle dé-sirait le succès, mais elle n’en était pas sûre etla prudence de ces hommes habitués à calcu-ler et à prévoir montre que l’issue apparaissaitcomme douteuse. La banque sera prête à four-nir tout ce qu’il faudra quand le coup d’État au-ra réussi, rien avant.

Le meilleur des auxiliaires, c’était encorel’usure du régime. C’était l’impuissance de laRévolution à fonder un gouvernement stable.La chimère de Sieyès était de croire qu’aprèstant de Constitutions il en construirait une quiserait meilleure que les autres. Le public étaitindifférent aux Constitutions. Il était sceptique.Il était las. Tout lui était égal pourvu qu’il eûtl’ordre, le repos, des finances saines, la paix.Si l’on cherche la raison pour laquelle devaitbien finir une affaire aussi insuffisamment pré-parée et, comme nous allons le voir, aussi mal

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conduite dans sa seconde partie, on ne peut latrouver que là, dans l’atmosphère qui favorisaitla conspiration.

Quelques jours avant le coup, Bonaparte di-sait à Rœderer : « Il n’y a pas un homme pluspusillanime que moi quand je fais un plan mili-taire. Je me grossis tous les dangers et tous lesmaux possibles dans les circonstances, je suisdans une agitation tout à fait pénible. Cela nem’empêche pas de paraître fort serein devantles personnes qui m’entourent. Je suis commeune fille qui accouche. Et, quand ma résolutionest prise, tout est oublié, hors ce qui peut lafaire réussir ».

Il paraissait en effet « fort serein ». Ses al-lures étaient dégagées. Il recevait beaucoup. Ilallait même dans le monde. Parfois, devant lespersonnes sur lesquelles ces propos étaient denature à produire un effet favorable, il s’em-portait contre le régime qui ruinait la France,contre les hommes qui la menaient à sa perte.Prudent avec ceux qu’il ne connaissait pas,

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séduisant et cajoleur avec ceux qu’il voulaitconquérir, il ne redoutait pas l’emphase quandil croyait l’occasion bonne pour placer un motà effet. Il s’essayait au rôle qu’il devait jouerbientôt, d’ailleurs mal, à Saint-Cloud. Un jour,à table, devant l’adjudant général Thiébault,tout de suite conquis, il prononça une de cesphrases, faites pour être répétées, auxquellesil donnait un tour historique : « Ces hommesravalent au niveau de leur impéritie la Francequ’ils dégradent et qui les réprouve ».

La maison de la rue de la Victoire nedésemplissait pas. Le général y tenait table ou-verte. Les savants, les « idéologues », étaientparticulièrement choyés. On tenait à donner aucoup d’État l’aspect d’une protestation des in-tellectuels contre un régime avilissant. C’était,selon l’expression de Taine, « la République in-telligente contre la République stupide ». Il yeut visite solennelle chez Mme Helvétius, à Au-teuil, comme pour honorer la philosophie duXVIIIe siècle dans la personne de cette veuve

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illustre. Cette espèce de mise en scène n’empê-chait pas des soins plus directement utilitaires.À mesure qu’on approchait de la date fixée, lesconciliabules se multipliaient. Parmi les mili-taires qui étaient à craindre, il y avait Moreau,qu’on savait ambitieux. Bonaparte sentait quecelui-là était, au fond, son ennemi. Du moinsfallait-il le neutraliser pour le moment décisif.Bonaparte, qui ne l’avait jamais rencontré, leconnut par Gohier, éternel Géronte de cettehistoire. Par des compliments aussi bien placésque ses cadeaux, Bonaparte désarma celui quideviendrait bientôt son rival et son adversaire.

Ces conquêtes personnelles, où il fallaituser de tous les moyens de séduction et d’in-fluence, alternaient avec des intrigues roma-nesques, de véritables histoires d’espionnage,comme celle du Corse Salicetti, agent des ja-cobins, et qui finit par les trahir. L’approche del’événement levait une lie d’aventuriers. Là, onallait un peu au hasard parce que Bonapartese méfiait, non sans raison, du maître de la

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police, Fouché, favorable au coup d’État, maistrop porté vers Barras et qui gardait un faiblepour les jacobins. D’ailleurs, dans les dernierstemps, Fouché ne croyait pas au succès ou af-fectait de n’y pas croire. Pour lui, il y avait tropde gens de lettres et de gens de loi dans l’af-faire. Il s’en moquait. Il pensait vraiment, etil ne se gênait pas pour le dire, que ce n’étaitpas ainsi que l’on renversait un régime, maisà main armée. Fouché, d’autre part, craignaitBonaparte et, bien qu’il sût ce qui se préparait,il se gardait d’avertir le gouvernement : il ser-vait la conspiration en la niant et répétait avecune sorte de sincérité qu’il n’en voyait nullepart les traces. Jusque dans le salon de Bo-naparte, il tournait l’idée du complot en ri-dicule, affirmant que, s’il y avait complot, laplaine de Grenelle, où l’on avait plusieurs fois,dans les temps troublés du Directoire, fusillédes séditieux, n’existait pas pour rien. Feinteou vraie, l’incrédulité de Fouché rendait ser-vice : elle rassurait les trois Directeurs dont onvoulait se débarrasser. En tout cas, il est cer-

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tain que Bonaparte et lui n’avaient pas la mêmeconception du coup. Le général voulait réus-sir au grand jour, dans un sentiment unanime,comme porté par le flot de l’opinion. Fouchévoyait moins haut, mais son expérience deschoses lui enseignait qu’il ne serait pas super-flu de prendre quelques précautions policières.

À la veille du grand jour, nombreux étaientceux qui jouaient au plus fin. Le plan de Sieyès,avec ses initiés, ses demi-initiés, ses incréduleset ses dupes ne se précisait pas autant qu’il au-rait fallu. À la veille de la réalisation, il sem-blait même devenir plus brumeux. Quant aupublic, ce qui dominait chez lui, c’était l’indiffé-rence. Comme, depuis le retour d’Égypte, il nevoyait rien venir, l’enthousiasme était un peutombé. Il fallait, pour le réveiller, que le hé-ros lui-même parût. Sa stature brève, sa figureolivâtre et amaigrie, le costume moitié civil etmoitié militaire qu’il portait, sa redingote grise,son sabre arabe attaché par un cordon de soie,

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son escorte de mamelucks : tout cet extérieur,qu’il soignait, le rendait populaire.

Le 15, une cérémonie eut lieu qui montre àquel point, dans les milieux politiques, on refu-sait encore de croire qu’il se préparât quelquechose. Un banquet par souscriptions, en l’hon-neur de Bonaparte et de Moreau, « le Scipionet le Fabius français », avait été organisé pardes membres des Conseils. Il eut lieu dansl’église de Saint-Sulpice, alors désaffectée etbaptisée temple de la Victoire. Gohier prési-dait : il était décidément de toutes les fêtes. Ily avait là sept cents personnes, dont cinq centsdéputés, quelques affiliés du coup, beaucoupd’autres qui ne se doutaient de rien. Au dehors,la foule, assez nombreuse, n’était guère sym-pathique. On entendait dire qu’au moment oùles finances étaient si basses, ce dîner était del’argent dépensé mal à propos. Dans le quar-tier, on craignait que des anarchistes ne fissentsauter l’église. Pourtant la curiosité était la plusforte. On se nommait les plus connus parmi

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les invités et, quand Bonaparte arriva, il fut ac-clamé, en même temps qu’on criait : « Vive lapaix ! ». L’équivoque ne se dissipait pas. C’étaitun général que le peuple appelait pour avoir lapaix tant désirée. On ne se doutait pas encoreque l’avènement de Bonaparte serait celui du« dieu de la guerre ».

À ce dîner, on dit que Bonaparte mangea àpeine, craignant qu’on ne mît la circonstance àprofit pour l’empoisonner. Il prononça, au des-sert, quelques paroles vagues et but « à l’unionde tous les Français », une sorte de programmeassez timide de « Bloc national ». Avant la fin,il fit le tour des tables et, sans bruit, quittaSaint-Sulpice. Dans la nuit même, il avait ren-dez-vous avec Sieyès pour prendre avec lui lesdernières dispositions. C’est dans cette entre-vue qu’ils se mirent d’accord sur ce qui sui-vrait le coup d’État : suspension des Conseilspour trois mois ; substitution de trois consuls,qui seraient Sieyès, Bonaparte et Roger-Ducos,aux cinq Directeurs. Et pendant que les

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Conseils seraient suspendus, les trois consulsélaboreraient une Constitution définitive.C’était là que Sieyès se proposait de jouer Bo-naparte et que Bonaparte attendait Sieyès.Quant aux moyens d’exécution, ils étaient tou-jours les mêmes : on commencerait par unvote brusqué du Conseil des Anciens où Sieyèsétait sûr de la majorité.

La date du 16 avait d’abord été choisie. Audernier moment, il apparut que les Anciens hé-sitaient. Leur concours sans réserve était indis-pensable. Rien, dans le plan, ne se pouvait sanseux. Tout à coup le courage leur manquait,ou la confiance. Cette hésitation annonçait lesautres, celles qui, le 19, pendant quelques ins-tants, risqueraient de perdre tout.

Du 16, la manœuvre prévue de concertavec la majorité des Anciens fut reportée au17. Le 17 était un vendredi. On a prétendu plustard que Bonaparte n’avait rien voulu tenter unjour néfaste. Arnault rapporte les choses au-trement. Le 16 au soir, il était chez Talleyrand

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avec Regnault, Rœderer, tous attendant le motd’ordre qui ne venait pas. Arnault court ruede la Victoire. Il y trouve Fouché et, commetoujours, Gohier fasciné par Joséphine. Là onparlait avec enjouement, avec scepticisme, ducoup d’État qui était le sujet des conversationsdu jour. Comment y croire, lorsque, dans lesalon du dictateur présumé, un des chefs del’État et le ministre de la police en plaisan-taient ? Gohier et Fouché sortirent enfin. AlorsArnault interroge avidement le général :

« À quelle heure demain ? dis-je à Bona-parte dès que le départ des deux témoins m’eutpermis de lui parler librement.

— Rien demain, me répondit-il.

— Rien !

— La partie est remise.

— Au point où en sont les choses ?

— Après-demain, tout sera terminé.

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— Mais demain, que n’arrivera-t-il pas ?Vous le voyez, général, le secret transpire.

— Les Anciens sont gens timorés ; ils de-mandent encore vingt-quatre heures de ré-flexion.

— Et vous les leur avez accordées ?

— Où est l’inconvénient ? Je leur laisse letemps de se convaincre que je puis faire sanseux ce que je veux faire avec eux. Au 18donc », ajouta-t-il, avec cet air de sécurité qu’ilconservait sur le champ de bataille, où il mesemblait ne s’être jamais autant exposé qu’ils’exposait alors au milieu de tant de factions,par ce délai que rien ne put le déterminer à ré-voquer.

Bonaparte s’était aperçu que les Anciensétaient timorés. Il s’en apercevait peut-être unpeu tard. Il était trop engagé pour reculer,Sieyès aussi et, s’ils reculaient, tout était per-du. Quels que fussent les risques qu’on courût

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en agissant, il y en avait de plus graves à nepas agir.

Le 16 et le 17 furent bien employés. En nechangeant rien à sa vie mondaine, Bonapartedissimulait des occupations plus sérieuses. Dé-jeuners, dîners, invitations furent encore d’ungrand secours. Le jeudi, à table et en tête àtête, il acquit la neutralité de Jourdan, s’ou-vrant à moitié de son dessein, obtenant l’aveuque la République avait besoin d’un gouverne-ment fort, promettant au militaire jacobin descompensations avantageuses. Il fallait penseraussi aux trois Directeurs qui devaient « sau-ter ». Les avis ne leur manquaient pas sur cequi se préparait. Mais Barras simplifiait latâche : il fermait les yeux, persuadé qu’il étaitindispensable et qu’au dernier moment on au-rait recours à lui. Réellement stupide, Moulinne voulait rien comprendre. Quant à Gohier,Joséphine le tenait toujours sous le charme.« En fait de conspiration, tout est permis », di-sait Bonaparte. Il tolérait que le Président fît la

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cour à sa femme et le ménage joua des toursde Scapin au vieillard amoureux. Joséphine lepria à déjeuner pour le matin du 18 et Bona-parte s’invita à dîner au Luxembourg pour lesoir du même jour. Gohier, dans ses Mémoires,a reproduit le billet effronté que la citoyenneBonaparte lui avait fait porter par son fils Eu-gène : « Venez, mon cher Gohier, et votrefemme, déjeuner avec moi demain à huitheures du matin. N’y manquez pas, j’ai à cau-ser avec vous sur des choses très intéressantes.Adieu, mon cher Gohier. Comptez toujours surma sincère amitié… ». De vraies roueries defemme galante achevaient le complot.

Quant aux préparatifs immédiats du coupd’État lui-même, ils se réduisaient à peu dechose. Le plan de Sieyès servait toujours et, àl’épreuve, il se révélait un peu grêle. Le pre-mier acte, c’était le décret par lequel les An-ciens transféreraient les Conseils à Saint-Cloudet confieraient à Bonaparte le commandementde la force armée. On avait heureusement pour

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soi les présidents des deux assemblées, plus,aux Anciens, les « inspecteurs de la salle »,nous dirions les questeurs, qui avaient le pou-voir de convoquer une séance extraordinaire.Le décret de translation, sur lequel reposaittout le coup d’État parlementaire, fut rédigéd’avance ainsi qu’une adresse aux Parisiens,dont le premier jet, de la main de Rœderer,fut corrigé par Bourrienne, sous la dictée dugénéral. Pour imprimer cette affiche, le fils deRœderer s’était engagé dans une imprimerieet composa en secret le document qui sembleavoir été dissimulé à Sieyès. Quant à la presse,on s’en occupa à peine, peut-être parce qu’onla savait sympathique. On ne s’en servit quepour répandre le bruit d’un attentat imminentdes terroristes contre la représentation natio-nale, ce qui devait bien disposer les Parisienset justifier le vote du décret par les Anciens.Enfin Talleyrand tint toute prête la lettre de dé-mission qu’on ferait signer à Barras.

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Il fallait, en effet, démolir le Directoire enobligeant, par la persuasion ou d’une autre ma-nière, trois des Directeurs à se démettre,comme il fallait, par des moyens encore moinsdéfinis, obtenir l’adhésion des Cinq-Cents. Ily avait en somme deux contraintes à exercer,deux batailles à gagner.

Cependant, Bonaparte s’assurait de tous leséléments militaires qu’il pouvait embaucher, etc’était moins qu’on ne croit d’ordinaire. Le gé-néral Sébastiani, tout dévoué, fut mis dans laconfidence : on compta sur lui et sur ses dra-gons. Enfin des lettres individuelles furent en-voyées à tous les officiers amis qui étaient pré-sents à Paris, comme si chacun d’eux devait setrouver seul, le 18 de bon matin, rue de la Vic-toire, pour une audience privée.

Le soir du 17, soir suprême, il y avait dînerchez Cambacérès, l’unique complice sérieuxqu’on eût dans le ministère. Quelques-uns desinitiés étaient là. Contrairement à la légende,on ne fit ni grandes phrases ni plans d’avenir.

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On ne jeta pas les bases du Code Civil. On nese jura pas de sauver la France. Les convivesétaient préoccupés, certains anxieux, commeà la veille d’une journée où ils joueraient leurcarrière, leur liberté, peut-être leur vie.

Si Bonaparte dormit bien, personne ne l’asu. Mais il dormit peu. À deux heures du matin,il faisait dire à Moreau et à Macdonald d’êtrechez lui à la pointe du jour. À cette heure ma-tinale, le Conseil des Anciens serait convoquéd’urgence, comme s’il y avait péril public etimminent.

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CHAPITRE IV

LE 18, JOURNÉE FACILE

On a pris l’habitude de dire « le 18 bru-maire », comme si tout s’était décidé ce jour-là. Ce fut, à la vérité, la journée la plus facile.Elle préparait l’autre. Elle n’en préjugeait pasl’issue.

Les sénateurs qui furent tirés de leur som-meil, entre cinq et six heures, par la convoca-tion des « inspecteurs de la salle », ne furentpas très étonnés. Ils étaient tous ou presquetous consentants. Pendant la nuit, les inspec-teurs avaient fait du bon travail. D’abord ilsavaient mis en scène la conspiration anarchistequi devait servir de prétexte à la translation. Ilsavaient donné à la garde l’ordre de prendre les

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armes, comme si les Tuileries allaient être at-taquées par des bandes venues des faubourgs.En hâte, volets clos et rideaux fermés pour quela lumière dans le palais, à cette heure insolite,ne donnât pas de soupçons, ils avaient écritdes billets de convocation qui ne parvinrentguère qu’à ceux des Anciens qu’on savait favo-rables à l’opération. C’était sans doute la majo-rité. Mais le choix avait été arrêté d’avance, etavec discernement.

Il ne faisait pas encore jour lorsque les An-ciens – ceux du moins qu’on n’avait pas oubliéstout exprès – se rendirent à cette séance vé-ritablement extraordinaire qui devait se tenirà sept heures du matin. Peut-être auraient-ilsrépondu avec moins d’empressement, s’ilsavaient su que le gouvernement était déjà pré-venu et se méfiait. Cependant, fidèle à la pa-role qu’il avait donnée à Bonaparte, Sébastianiavait fait sonner le boute-selle pour une revueet ses dragons étaient prêts lorsque, du minis-tère de la Guerre, on lui apporta l’ordre, signé

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Dubois-Crancé, de consigner son régiment à lacaserne. Sébastiani passa outre. S’il avait obéi,la suite des choses eût été changée.

Les ministres étaient donc avertis. Le pré-sident du Directoire également. L’invitation deJoséphine à ce breakfast, à ce petit déjeunerde huit heures du matin, lui avait déjà semblébizarre. Étant donné les rumeurs qui étaientparvenues dans la nuit au gouvernement, Go-hier flaira un piège et se contenta d’envoyer safemme rue de la Victoire.

Un étrange spectacle y attendait la ci-toyenne Gohier. Elle vit la maison de la rue dela Victoire pleine d’officiers généraux et d’offi-ciers supérieurs qui débordaient jusque dans lacour et le jardin. Bonaparte, sur le perron, re-cevait les arrivants. Il retenait ceux qui, ayantcompris ce qu’il attendait d’eux, s’effarou-chaient et faisaient mine de se retirer. Il futfort contrarié de voir la citoyenne Gohier venirseule et insista, peu adroitement, pour qu’ellepriât son mari de la rejoindre. Il proposa même

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de faire porter un mot d’elle au Luxembourg.Plus fine que lui, la citoyenne Gohier ne refusapas. Mais, dans sa lettre, elle mit son mari aucourant de ce qu’elle avait vu et de ce qui sepassait et lui conseilla de rester chez lui s’il nevoulait pas être pris dans une souricière.

À ce moment-là, heureusement pour lesconjurés, le principal était fait. Dès huit heures,les Anciens avaient voté le décret de transla-tion du Corps législatif, à la demande du pré-sident de la commission des inspecteurs et surun rapport pathétique de Cornet qui dénonçaitune subversion imminente, le fameux complotanarchiste, la conjonction des terroristes deParis avec des bandes venues des départe-ments. Par mesure de sécurité, pour le salutde la représentation populaire et de la Répu-blique, les Conseils ne devaient plus tenirséance avant le lendemain midi, au palais deSaint-Cloud, sous la protection de la force ar-mée dont le commandement était confié, avecl’exécution du décret, au général Bonaparte.

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Bien que les assistants eussent été triés surle volet, ce nom émut quelques membres quivoulurent demander des explications, formulerdes réserves : on leur ferma la bouche. Les An-ciens votèrent en outre un message à la nationpour l’informer du danger qu’elle avait couruet promettre que l’ordre serait maintenu. Onajoutait que l’ordre à l’intérieur était la condi-tion de la paix à l’extérieur. Message habile,puisqu’il répondait aux vœux du plus grandnombre, et qui se terminait, comme on pensebien, par une profession de foi républicaine.

Dès huit heures du matin, les trois Direc-teurs, ainsi que les ministres hostiles ou étran-gers au coup d’État, étaient placés devant unfait accompli qui était un fait légal, ou dumoins revêtu des apparences de la légalité. Legouvernement qui allait être renversé n’avaitpas tout ignoré mais il était resté presqueinerte. En cela, il était à l’image de la popu-lation. Un rapport du député Lacuée l’avaitconstaté peu de temps avant : « L’esprit public

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se trouve amorti et comme nul ». Paris, ens’éveillant, assista à cette prise d’armes sanss’émouvoir et sans s’étonner. Le gouvernementne trouvait personne pour le défendre. Pourles mêmes raisons, il faudrait aussi que Sieyèset Bonaparte réussissent par eux-mêmes. S’ilséchouaient, ils rencontreraient la même indif-férence et la même atonie.

En attendant qu’on lui apportât le décretd’où découlerait son autorité, Bonaparte conti-nuait sur place ses embauchages. Bernadotteavait été convoqué comme les autres et il étaitvenu. Voyant de quoi il s’agissait, le subtilBéarnais glissa, s’échappa. Mais, comme on lacraignait, sa dérobade avait été prévue. JosephBonaparte, son beau-frère, se chargeait de luiet le retint à déjeuner avec quelques parlemen-taires qu’on se proposait de « chambrer ». Lacuisine, continuait à jouer un rôle importantdans l’affaire.

Si Bernadotte misait sur deux tableaux, il yavait un mécontent dont il fallait s’assurer sans

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aucune espèce d’hésitation ni de doute. C’étaitLefebvre, commandant de la place de Paris, etque Bonaparte allait déposséder tout à l’heure.Il était accouru, hors de lui, pour protester.Mais le mari de « Madame Sans Gêne » étaitun cœur simple, droit et sentimental. Il admi-rait le héros d’Arcole et des Pyramides. Il futému par une éloquente peinture des maux dela patrie, par une adjuration pathétique, plusencore par le don que lui fit Bonaparte du ci-meterre qu’il portait en Égypte. « Pleurant etsacrant à la fois », dit Albert Vandal, il promit« de jeter ces b… d’avocats à la rivière ». Re-crue trop précieuse pour la laisser se re-prendre : Lefebvre ne fut plus quitté des yeux,jusqu’au moment où Bonaparte eut en main ledécret.

Il arriva enfin, porté par un « Messagerd’État » en grand uniforme, qui n’était autreque le dévoué Cornet qu’accompagnaient deuxquesteurs du Conseil des Anciens. Aussitôt enpossession du précieux papier, Bonaparte le

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lut attentivement et nota qu’il plaçait sous sonautorité tous les effectifs de la garnison de Pa-ris, excepté la garde du Directoire. Soit que lesDirecteurs récalcitrants voulussent employerla garde pour se défendre, soit que Sieyès (etil en eut l’intention), se proposât d’avoir uneforce à son service quand le coup serait fait,il y avait là un oubli qui pouvait devenir fâ-cheux. Bonaparte s’empressa de le réparer ennommant la garde dans l’ordre du jour qu’il ré-digea sur-le-champ pour avertir la garnison deParis qu’il devenait son chef. D’ailleurs, il avaitdes intelligences avec le commandant de cesgardiens constitutionnels qui s’empressa de lerejoindre, abandonnant le Luxembourg.

Bonaparte donna rapidement les ordres né-cessaires. Cette partie du programme était sonœuvre et elle était prévoyante. Pour tout ce quidépendait de lui, il avait mis les chances deson côté. Les affiches, les brochures de propa-gande étaient prêtes : il ordonne de poser lesunes, de distribuer les autres. Il concentre au-

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tour des Tuileries toutes ses troupes afin de lesavoir sous la main et de faire corps avec l’As-semblée dont il tient ses pouvoirs : elle aussidoit être dans l’impossibilité de se reprendre.Ensuite, instruit par l’expérience des journéesrévolutionnaires, où une seule « section » avaitparfois décidé de tout, il s’assure de la gardenationale tandis que Réal, autre complice,commissaire près du « département », suspendles douze conseils municipaux parisiens. Ilétait douteux qu’un mouvement fût à craindredans Paris. Mais, après tout, on n’avait aucunecertitude. Dans le doute, mieux valait se pré-munir contre un hasard.

Ces mesures prises, c’était pour Bonapartele moment de payer de sa personne et de jouerle grand jeu. Un peu de théâtre devenait né-cessaire. À neuf heures, en uniforme sans cha-marrures, coiffé du petit chapeau, conforme àl’image sous laquelle il était déjà connu et po-pulaire, il avance sur le perron, le décret à lamain, tenant toujours Lefebvre à côté de lui,

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et jette ces paroles à la foule des militaires :« La République est en danger, il s’agit de lasauver ! ». Depuis le jour de son débarquementà Fréjus, le salut de la République c’est uneidée, ce sont des mots qui n’ont cessé de l’ac-compagner et dont il n’a cessé de se servir.Sous ces mots, chacun place ce qu’il veut. LaRépublique, pour les militaires qui sont réunislà, c’est la continuation de la Révolution guer-rière. Ils veulent un pouvoir plus vigoureuxtandis que la masse aspire à la paix du dedanset du dehors et qu’elle est lasse d’un régime àla fois faible et tyrannique. C’est sur ces sortesde malentendus que se font presque toujoursen politique les grands changements.

À la brève proclamation du chef, la fouledes officiers répond par une clameur enthou-siaste et jure de le suivre. Aussitôt Bonaparteprend la tête de la plus brillante cavalcadequ’on pût voir, une revue des gloires du pro-chain Empire : Murat, Lannes, Marmont, Ber-thier, Lefebvre, Macdonald sont là. Le cortège

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se rend aux Tuileries par les boulevards, grossides détachements de cavalerie disposésd’avance sur la route. Partout les passants sontsympathiques. On sait déjà ou l’on comprendce qui va se passer. C’est la fin du Directoireet personne ne le regrette. Personne ne lèveraitseulement le petit doigt pour le défendre. Maisil faudra aussi que Bonaparte réussisse toutseul : Paris est trop usé par dix ans de révo-lutions pour prendre n’importe quelle initia-tive. Littéralement, c’est une poignée d’indivi-dus qui doit décider du sort de la masse. Ce-pendant les hommes qui ont du flair croient ausuccès. Un encouragement arrive : de ses fe-nêtres, le financier Ouvrard a vu passer le cor-tège. Aussitôt, il écrit à l’amiral Bruix, avec quiil est en relations, et le prie de faire connaîtreà Bonaparte qu’il met à son service tous lesfonds nécessaires. Avec son instinct de spécu-lateur, Ouvrard se met à la hausse sur le géné-ral : symptôme tout à fait bon.

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À mesure que le cortège approchait desTuileries, on se pressait sur son passage. Lebruit se répandait qu’il se préparait quelquechose. Les curieux sortaient de leurs maisons.Il en venait de tous ces quartiers du centre,bourgeois et commerçants, où s’étaient déjàtrouvées les « sections » modérées de thermi-dor, et qui étaient les plus dégoûtés du Direc-toire. Lorsque Bonaparte arriva aux Tuileries,il rencontra une foule assez nombreuse d’oùpartirent des cris de « : Vive le libérateur ! ».Paris était évidemment favorable. On appritque les faubourgs eux-mêmes, où la nouvelleparvint plus lentement, ne donnaient pas lemoindre signe qu’ils eussent envie de bouger.

Pendant ce temps, une autre scène se pas-sait au Luxembourg. Des cinq Directeurs, noussavons déjà que deux étaient les principauxauteurs du complot, qu’un troisième, Barras,jouait au plus fin et que les deux autres de-vaient être les victimes de la journée. Sieyès etRoger-Ducos étaient, naturellement, tenus au

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courant de tout. Averti que les Anciens avaientbien voté le décret et que le décret était entreles mains de Bonaparte, Sieyès se disposa àse rendre de son côté aux Tuileries, commeil était convenu. Seulement une surprise désa-gréable l’attendait. Il avait prévu son arrivée,une arrivée presque aussi imposante que cellede Bonaparte. Il voulait se montrer entouréde la garde directoriale. Lorsqu’il chercha lagarde, il s’aperçut qu’elle était déjà partie : sonassocié la lui avait soufflée. Force fut à Sieyès,qui ne renonçait pas à se montrer à cheval, detrotter vers les Tuileries accompagné, en toutet pour tout, de deux aides de camp. Son en-trée fut peu triomphale. Toujours prête à rire,la foule parisienne s’amusa de ce défroqué, dece philosophe des constitutions, médiocre-ment assuré sur la selle, et qui faisait ses dé-buts de cavalier. Avant de partir, il avait prisune suprême leçon d’équitation dans le jardindu Luxembourg.

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Quant à Roger-Ducos, il feignait de ne riensavoir. Gohier, déjà averti par sa femme, ve-nait de tout apprendre. Plus de doute : jusqu’audernier moment, dans la maison de la rue dela Victoire, on l’avait endormi, on l’avait berné.Cette friponne de Joséphine, ce coquin de Bo-naparte, qui simulait le mari complaisant,s’étaient moqués de lui : mais tout était encorepire que le pauvre homme n’imaginait. Usantde ses pouvoirs présidentiels, il fit convoquerd’urgence ses collègues. Seuls, Moulin et Ro-ger-Ducos se rendirent à sa convocation.L’huissier vint dire au président que Sieyèsétait déjà sorti. Quant à Barras, il fit répondrequ’il prenait son bain. Comme le président in-sistait, Barras demanda une heure pour ache-ver sa toilette. Gohier et Moulin trépignaient.Roger-Ducos, le plus subtil de tous, profita dece répit et dit qu’il sortait un instant pour alleraux nouvelles. Il ne reparut pas. Sans bruit,sans l’apparat de Sieyès, il se rendit aux Tui-leries où son entrée passa inaperçue : bonne

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note aux yeux de Bonaparte. Le rusé garçongagna là son siège de consul.

Le tête-à-tête de Gohier et de Moulin seprolongeait. Les deux Directeurs commen-çaient à sentir que leur situation devenait ridi-cule. Ils attendaient toujours Barras pour déli-bérer. Quand Barras fut sorti de son bain, il sedéclara malade et resta chez lui. En réalité, ilne doutait pas que Bonaparte ne pensât à lui etne lui réservât une place dans le nouveau gou-vernement. Il attendait ses émissaires et il nedevait pas tarder en effet à les recevoir maischargés d’une autre mission que celle qu’il es-pérait.

L’absence voulue de Barras mettait Gohieret Moulin dans l’impossibilité d’agir. À trois, ilsétaient la majorité. Ils représentaient le pou-voir exécutif. Ils pouvaient refuser de promul-guer le décret des Anciens, inconstitutionneldans la partie où il nommait Bonaparte chef su-prême de la force armée. Alors, faisant appelau Conseil des Cinq-Cents, ils auraient réuni

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tout ce qui était hostile au coup d’État, rallié cequ’il y avait de jacobins dans les assemblées,dans l’armée, dans la rue même, sans comp-ter qu’ils auraient le prestige que confère tou-jours l’exercice de l’autorité régulière. Réduitsà eux deux, ils ne pouvaient rien. La défectionde Barras les paralysait et ils n’avaient ni as-sez de caractère ni assez d’énergie pour ten-ter quelque chose par eux-mêmes. Leur seuleressource était dans les formes légales. Cetteressource leur échappait du moment qu’ils nepouvaient, faute de Barras, faute d’une voix,représenter la légalité. D’ailleurs, ils n’avaientmême pas entre leurs mains le texte sur lequelils auraient pu fonder une protestation. Les ins-pecteurs des Anciens s’étaient gardés de leurcommuniquer la partie du décret qui investis-sait Bonaparte du commandement.

Déjà très désemparés, les deux Directeurséchangeaient des propos aussi amers que vainslorsqu’ils reçurent la visite du ministre de lapolice. Tenu hors de la confidence, Fouché

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n’avait été averti que le matin par Bonaparteque c’était pour ce jour-là. Il n’avait fait aucuneopposition, aucune critique, se renfermantdans le rôle d’observateur des événementspour son compte personnel. Sa ligne deconduite était toute tracée. Gardien de l’ordrepublic, il se contenterait de veiller au maintiende l’ordre dans une affaire où la légalité pou-vait se trouver d’un côté aussi bien que del’autre. Il venait au Luxembourg, non pour of-frir ses services à ce qui restait du Directoire,mais pour prendre la température de la mai-son. Il la trouva fort basse. Gohier ne sut querécriminer contre la police qui n’avait rien vu,rien empêché. Pas plus que son collègue, ilne donnait l’impression d’avoir un plan arrêté,une décision nette. Fouché était édifié. Il n’hé-sita plus. Laissant ces deux hommes à la dé-rive, il courut se mettre, cette fois sans réserve,au service du coup d’État, et il donna l’ordre defermer les portes de Paris.

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Retombés dans leur solitude et leur inac-tion, Gohier et Moulin finirent par prendre leparti d’aller, eux aussi, aux Tuileries. Quant àBarras, sa belle confiance commençait à fai-blir. Ne voyant rien venir, il s’impatientait, et ilchargea, assez naïvement, son secrétaire Bot-tot d’aller rappeler à Bonaparte qu’il attendaitquelque chose.

Lorsque Bottot arriva aux Tuileries, laséance des Anciens venait de s’achever àl’avantage de Bonaparte qui recevait de touscôtés des félicitations. Il est vrai que si laséance s’était bien terminée, ce n’avait pas étésans un passage difficile à franchir. Entré aupalais un peu avant dix heures, Bonaparteavait été introduit aussitôt dans la salle desséances, accompagné de son état-major. Là, ilavait fallu prendre la parole, épreuve à laquelleil n’était pas préparé, et son inexpérience, quine fut pas trop sensible le 18, allait être dan-gereuse le 19. Le général, en recevant l’investi-ture, devait prêter serment, et ce serment, qui

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impliquait fidélité à la Constitution, lui brûlaitla langue. Aussi Bonaparte avait-il pris le par-ti de le noyer dans un petit discours qu’il avaitappris par cœur mais qu’il récita assez mal etqui était ainsi conçu :

« Citoyens représentants, la République al-lait périr, votre décret vient de la sauver. Mal-heur à ceux qui voudraient s’opposer à sonexécution ; aidé de tous mes compagnonsd’armes rassemblés ici autour de moi, je sauraiprévenir leurs efforts. On cherche en vain desexemples dans le passé pour inquiéter vos es-prits ; rien dans l’histoire ne ressemble auXVIIIe siècle, et rien, dans ce siècle, ne res-semble à sa fin… Nous voulons la République.Nous la voulons fondée sur la vraie liberté, surle régime représentatif… Nous l’aurons, je lejure, en mon nom et au nom de mes compa-gnons d’armes ».

Berthier, Lefebvre et les autres appuyèrentpar un sonore « Nous le jurons ! » auquel lestribunes firent écho. Toutefois la harangue, dé-

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bitée avec une certaine hésitation, n’était pastrès adroite. Un législateur méticuleux, Garat,celui qu’on surnommait le « jacobin malgrélui », remarqua aussitôt que le général n’avaitpas dit un mot de la Constitution. Au fond, celangage et cette manifestation militaire avaienttroublé un certain nombre d’Anciens. Si Garatavait eu le loisir de développer ses observa-tions, la séance aurait pu prendre une tournuredésagréable. Le président Lemercier tira Bo-naparte d’embarras, comme Lucien, le lende-main, devait le tirer d’une situation beaucoupplus critique. Il invoqua le décret, aux termesduquel aucune discussion parlementaire nepouvait plus avoir lieu qu’à Saint-Cloud, et laséance fut levée.

Les Cinq-Cents avaient été convoqués à lamême heure pour entendre le message des An-ciens. Dans la majorité jacobine du Palais-Bourbon, il y avait une grande agitation, uneviolente colère : l’affaire, avec ces gens-là,n’irait pas toute seule. La lecture du décret fut

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accueillie par du tumulte, coupée d’interjec-tions. De tous côtés on demandait la parole.Lucien présidait. Comme Lemercier, il ne per-mit aucune discussion, renvoya tout au lende-main, à Saint-Cloud, et leva la séance. Les dé-putés durent se séparer. Les opposants avaientvingt-quatre heures pour organiser leur résis-tance, soulever les organisations jacobines, etle bruit courait que, dans le faubourg Saint-Antoine, jusque-là inerte, le fameux Santerreameutait les « patriotes ». Heureusement desdragons de bonne mine, rangés autour du Pa-lais-Bourbon, conseillaient la prudence auxplus enragés des jacobins.

En sortant de la salle des Anciens, Bona-parte s’était rendu à la questure où il retrouvales inspecteurs des deux Assemblées, Sieyès,Roger-Ducos et un certain nombre d’hommespolitiques. On se congratula. L’affaire com-mençait bien. Le premier obstacle était franchi.Toutefois le général était sourdement mécon-tent de lui-même. Il s’était senti inférieur dans

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son rôle d’orateur et il en restait irrité. Il des-cendait au jardin pour se montrer aux troupeslorsqu’il rencontra l’émissaire de Barras. Ce futsur le malheureux Bottot qu’il passa sa mau-vaise humeur. Il avait une revanche d’élo-quence à prendre. Saisissant Bottot par le bras,le fixant au sol à trois pas de lui, et commesi ce petit secrétaire avait été à lui seul toutela pourriture du Directoire, il lui adressa de-vant cent personnes l’apostrophe fameuse :« Qu’avez-vous fait de cette France que je vousavais laissée si brillante ? Je vous ai laissé lapaix, j’ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissédes victoires, j’ai retrouvé des revers ! Je vousai laissé les millions d’Italie, j’ai retrouvé par-tout des lois spoliatrices et la misère ! Qu’avez-vous fait de cent mille Français que je connais-sais, mes compagnons de gloire ? Ils sontmorts. Cet état de choses ne peut durer. Avanttrois ans, il nous conduirait au despotisme…Il est temps enfin de rendre aux défenseurs dela patrie la confiance à laquelle ils ont tant dedroits ».

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Peu de paroles de Napoléon ont eu autantd’écho que celles-là, bien qu’elles aient été pro-noncées presque par hasard et adressées à unpersonnage infime. Dans la circonstance, ellesétaient bien faites pour produire l’impressionque Bonaparte cherchait. Elles résumaient entraits vigoureux la situation. Elles étaient forte-ment scandées. Chose curieuse : elles n’étaientpas de Bonaparte. Les grands hommesprennent leur bien où ils le trouvent. Quelquesjours plus tôt, le club jacobin de Grenoble,« une jacobinière de province, dit Albert Van-dal, enragée contre l’oppression et la corrup-tion directoriales », avait envoyé au général,encore considéré là-bas comme le « généralVendémiaire » et le véritable sauveur de la Ré-publique, un témoignage d’admiration et de fi-délité qui était une charge à fond contre leDirectoire. C’est là que Bonaparte avait pris,non seulement l’idée, mais le mouvement, plu-sieurs phrases mêmes de l’apostrophe dont ilavait foudroyé Bottot.

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Ce qui donne bien la couleur de ces évé-nements et la vraie note sur les incertitudesqui subsistaient encore, c’est qu’aussitôt aprèscette théâtrale algarade, destinée à la galerie,Bonaparte glissa quelques paroles rassurantesà l’envoyé de Barras. On continuait de penserà l’ami des anciens jours, on ne ferait rien sanslui… C’est qu’il fallait ménager Barras pour nepas donner l’éveil au Luxembourg.

Après cette scène, véhémente autant qu’ar-rangée, Bonaparte, montant à cheval, avaitparcouru les rangs des troupes. Sa monture,une belle bête, mais difficile, ne l’aidait guère àharanguer les soldats. Là encore il fut peu sa-tisfait de son éloquence. Il fallut que Berthier,plusieurs fois, l’aidât à terminer ses phrases.Néanmoins le succès fut vif et fort, propre àdonner confiance pour la suite. Le général putmême approcher la foule qui devenait de plusen plus nombreuse et se massait contre lesgrilles des Tuileries. Il lui adressa quelques pa-roles. D’ailleurs, Paris n’ignorait plus rien. Les

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affiches étaient déjà posées. Les brochurespréparées par les écrivains du complot étaientdistribuées en abondance. On y prolongeait,bien entendu, la grande équivoque de l’accordavec Sieyès : Bonaparte venait sauver la Répu-blique et non la renverser. Il n’était ni Césarni Cromwell. Au contraire, il venait chasser lesbas tyrans, ceux qui en avaient « tant fait »qu’il n’y avait « plus de Constitution ».

La Constitution, il restait à la démolir etc’est à quoi les principaux conjurés s’em-ployèrent sur l’heure. Pour le moment dumoins, il n’y avait rien à craindre du Conseildes Cinq-Cents. Pendant vingt-quatre heureson était tranquille de ce côté-là. Dans l’inter-valle, il fallait avoir obtenu autre chose : c’étaitqu’il n’y eût plus de pouvoir exécutif lorsque, lelendemain, les deux Assemblées se réuniraientà Saint-Cloud. Pour cela, il importait de dislo-quer tout de suite le Directoire, ce qui fut ron-dement et habilement mené.

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De retour dans le salon des inspecteurs, Bo-naparte y retrouva, autour de Sieyès et de Ro-ger-Ducos, Cambacérès et quelques autres mi-nistres, venus d’ailleurs sans beaucoup d’em-pressement. On avait besoin d’eux pour don-ner force exécutoire au décret, toujours dans ledessein de garder les apparences de la légali-té. Là, une difficulté se présentait. Pour que ledécret devînt loi, il fallait qu’il fût signé par leprésident du Directoire, et, sur l’ordre du pré-sident, revêtu du sceau de la République. Lesceau, on l’avait bien : Lagarde, le secrétairedu Directoire, affilié au complot, l’avait appor-té.

Mais Gohier n’était pas là. Cambacérès, mi-nistre de la Justice, fut prié d’apposer le sceausans attendre l’ordre du pouvoir exécutif. Prisde timidité ou de scrupules, il s’y refusait etmettait en avant des raisons juridiques. On seregardait et Bonaparte s’impatientait. Allait-onbutter sur un obstacle aussi ridicule ? Camba-cérès consentit enfin à se tenir pour satisfait si,

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en l’absence de Gohier, Sieyès signait et scel-lait. En lui-même, l’incident était de peu d’im-portance. Il prouvait du moins que le Direc-toire ne pouvait subsister sans de graves in-convénients.

Pour le jeter par terre, Sieyès et Roger-Du-cos étaient résolus à donner leur démission.Mais il fallait qu’un troisième Directeur se fûtdémis, sinon ayant une majorité, l’Exécutif res-tait viable. À cet instant même, au Luxem-bourg, Talleyrand et l’amiral Bruix persua-daient Barras qu’il n’avait plus qu’à s’en aller.

Depuis le moment où, prétextant son bainpuis une migraine, il avait refusé de se joindreà Gohier et à Moulin, Barras attendait que Bo-naparte lui fît signe. Il commençait à se dépiteret Bottot, en lui rendant compte de sa mission,avait accru ses inquiétudes. Lorsque Talley-rand et Bruix se firent annoncer, il eut un mo-ment d’espoir qui ne dura pas. Les deux en-voyés de Bonaparte le mirent au fait sans tar-der. Talleyrand lui donna lecture de la lettre de

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démission, fort pompeuse, et qu’en style nobleon avait rédigée pour lui. Barras écouta, com-prit, signa sans protestations, sans histoires.Tout se passa le mieux du monde, avec dou-ceur et courtoisie. Les arguments dont Talley-rand – ce genre de mission lui convenait à mer-veille – était chargé de se servir étaient pro-bablement de deux sortes : si le Directeur vou-lait résister, il y avait beaucoup de choses àdire et à révéler sur son compte et on ne leménagerait pas. Mais s’il s’en allait gentiment,on lui accordait une indemnité fort tentantepour un homme qui aimait l’argent. Bien quele secret ait été gardé sur cette affaire, il y alieu de croire que Bonaparte avait pensé que lemeilleur était de traiter ce « pourri » en « pour-ri ».

Barras, sans esclandre, avait vidé la place.Sur l’heure, il avait pris sa voiture pour se re-tirer dans sa terre de Grosbois, escorté par unpeloton de dragons qui ne lui permettrait pasde revenir sur Paris. Grand soulagement pour

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les conjurés. Sa démission désorganisait le Di-rectoire. Elle servait à autre chose encore. Ellefaisait une dupe et une dupe d’importance :Gohier. Joséphine n’avait pas perdu son temps.Elle avait chapitré la femme du président,l’avait rassurée, avait feint de la mettre dans laconfidence, et, cette fausse confidence, c’étaitque Bonaparte voulait renvoyer Barras, maisBarras tout seul et qu’avec les autres il ne refu-serait pas de s’arranger. Mis au courant, Gohierfut alléché. L’abandon, l’impuissance où il sesentait dans le Luxembourg vide lui donnaientenvie d’aller à son tour aux nouvelles. Il finitpar entraîner Moulin aux Tuileries.

Lorsqu’ils arrivèrent, Sieyès venait de si-gner le décret. Ils arrivaient à point. On leurlaissa l’illusion qu’on n’en avait voulu qu’à Bar-ras, et Gohier fit bonne mine à Bonaparte, luirappela qu’ils devaient dîner ensemble le soir.De bonne grâce, il consentit à signer lui-mêmele décret, dès lors tout à fait régulier. Mais àpeine en possession de la précieuse pièce, les

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conjurés changèrent de ton. Sieyès et Roger-Ducos annoncèrent qu’eux aussi avaient donnéleur démission. Trois des Directeurs sur cinqétant partis, le Directoire n’avait plus qu’à sedissoudre pour fonder un nouveau pouvoirexécutif. Gohier ne comprenait pas ou ne vou-lait pas comprendre. S’il y avait un pouvoirnouveau, il devait en être. Il fatiguait tout lemonde de sa loquacité, de son insistance, deson dîner dont il ne démordait pas. Bonapartefinit par lui dire brutalement que ce n’était pasle jour de dîner en ville. Ce qu’on voulait de lui,c’était sa démission.

On le lui répéta plus doucement, mais sansambages. Alors il refusa net. Le bonhommese fâchait, invoquait la Constitution, la Répu-blique, son honneur. La dispute eût pris uncaractère désagréable, peut-être dangereux, siMoulin, de son côté, ne fût resté complètementapathique. On prétendait que Moulin avait desliens de parenté avec Santerre, et Bonapartevenait d’être instruit que le vieil agitateur ten-

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tait de soulever les faubourgs. Bonaparte saisitcette occasion de bousculer le Directeur.

« — Général Moulin, lui dit-il, vous êtes pa-rent de Santerre ?

— Non, répondit l’autre, je ne suis pas sonparent mais son ami.

— J’apprends, poursuivit Bonaparte, qu’ilremue dans les faubourgs. Dites-lui qu’au pre-mier mouvement, je le fais fusiller ».

Moulin protesta d’abord. Puis, Bonaparteayant répété, avec une fermeté convaincante,qu’il ferait comme il avait dit et que, si Santerrebougeait, il serait fusillé – ce qui était assezmenaçant pour les autres jacobins – Moulin seradoucit. Il jugeait bien la situation et sentaitqu’il n’y avait rien à faire. « Santerre, dit-il,ne réunirait pas quatre hommes », ce qui étaitd’ailleurs vrai.

Cette réponse plut à Bonaparte parcequ’elle entrait dans ses idées. Comme nous leverrons encore, il désirait que son coup d’État

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se fît sans effusion de sang ni violence. Il n’enétait que plus acharné à vouloir la démissiondes deux Directeurs. Mais, à toutes ses objur-gations, à celles des autres assistants, les deuxhommes opposaient la force d’inertie. Bona-parte, se tournant maintenant vers Gohier,voulut emporter le morceau. Il parla sur le tondu commandement : « La République est enpéril. Il faut la sauver. Je le veux. Sieyès et Du-cos ont donné leur démission. Barras vient dedonner la sienne. Vous êtes deux, isolés, im-puissants, vous ne pouvez rien. Je vous en-gage à ne pas résister ». De son côté, Boulayde la Meurthe, qui serait bientôt le comte Bou-lay, murmurait à l’oreille du président rétif :« Vous ne voulez pas, citoyen Gohier, qu’onmette à cette demande plus que de l’invita-tion ». Tout fut inutile. Les deux Directeurs ré-pondirent qu’ils n’abandonneraient pas leposte que la République leur avait confié, qu’ilsresteraient fidèles à la Constitution et à la loi.

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Cette conversation ne pouvait pas se pro-longer. Elle devenait même assez embarras-sante. L’obstination des deux Directeurs n’étaitpas dangereuse. Ils ne laissaient paraître au-cune intention d’organiser une résistance. Maisc’était à eux, c’était autour de leur nom queles opposants pouvaient se rallier. Surtout, leplan des conjurés rencontrait là un point d’ar-rêt. Au lieu d’une opération légale et constitu-tionnelle d’un bout à l’autre, telle qu’elle eûtété par la démission volontaire des deux Di-recteurs, il fallait recourir à d’autres moyens.La difficulté qui se présentait n’était pas insur-montable, mais c’était une difficulté.

Il entrait si peu dans le dessein des auteursdu coup d’État d’user de violence qu’ils lais-sèrent partir Gohier et Moulin. Tous deux,d’ailleurs, rentrèrent sagement au Luxem-bourg. S’ils eussent pensé à appeler le peupleaux armes, l’aspect seul de Paris les en eût dis-suadés : dans cet ordre d’idées il n’y avait rienà faire.

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Cependant, on ne pouvait les laisser livrés àeux-mêmes. Après leur départ, on se concertarapidement et il fut décidé que les deux récalci-trants seraient mis en surveillance, consignés,ou plutôt séquestrés dans le Luxembourg. Mo-reau fut chargé de monter cette garde peu glo-rieuse qui lui devint encore plus déplaisantepar un incident qui vaut la peine d’être rappor-té, car il montre bien que la troupe n’était ni sidocile, ni si sûre. Trois cents hommes avaientété commandés pour aller au Luxembourg. Aumoment de partir, des murmures s’élevèrentdans leurs rangs et Bonaparte, averti, accou-rut. Les hommes se plaignaient que Moreau fûtun modéré, un « patriote » suspect, un républi-cain douteux. Était-ce à un chef pareil qu’onpouvait se fier pour « sauver la République » ?Bonaparte dut intervenir, parler aux soldats, seporter garant de Moreau. La troupe se laissaconvaincre, obéit, et, d’ailleurs, remplit fortbien sa mission. Mais il y avait là un indice quin’était pas à négliger.

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L’histoire ne dit pas ce que devint le dînerpour lequel le président, une heure plus tôt,comptait encore sur Bonaparte. À peine lesdeux Directeurs étaient-ils rentrés au Luxem-bourg que Moreau se présentait. Il voulut rem-plir sa mission avec tact, en homme du monde.Mais Moulin lui montra la porte et lui indiquaque, s’il voulait le garder, sa place était dansl’antichambre. Le geste du jacobin ne manquaitpas de dignité et la position de Moreau était as-sez humiliante. Qui sait si, pendant cette désa-gréable faction, ne naquirent pas les senti-ments de jalousie qui devaient un jour associerle vainqueur de Hohenlinden aux complotscontre le Premier Consul ?

Cependant les soldats prenaient des pré-cautions qui n’étaient pas inutiles. Ils visitaientles appartements du Luxembourg, en fer-maient toutes les portes, installaient un poste àl’entrée du palais où se rendaient déjà des visi-teurs, surtout des parlementaires, qui se heur-taient à la consigne : « On n’entre pas ». Les

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deux Directeurs voulurent envoyer une pro-testation aux Conseils. Elle fut aussitôt inter-ceptée et la surveillance se resserra. Gohiers’est même plaint qu’une sentinelle fût restéele soir au pied de son lit. D’ailleurs son histoire,comme celle de Moulin, finit là. Le lendemain,le coup d’État ayant réussi, ils n’eurent plus,l’un et l’autre, qu’à disparaître. L’un et l’autre,plus tard, accepteront des emplois de l’Empire.

Qu’il eût fallu garder manu militari deux despersonnages les plus importants de la Répu-blique et couper leurs communications avec ledehors, c’était déjà le signe que le coup d’Étatne se ferait pas tout seul, que le vœu public,la persuasion, une habile manœuvre parlemen-taire pourraient ne pas suffire. Chose curieuse :Sieyès paraît avoir compris l’avertissementmieux que Bonaparte. Ce fut le civil qui recom-manda des mesures de rigueur dont ne vou-lut à aucun prix le militaire. Bonaparte crut enavoir assez fait en disposant ses troupes sur lespoints principaux de Paris et sur la route de

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Saint-Cloud ainsi qu’en réglant le service pourle lendemain. Le calme était complet dans larue, Santerre lui-même et les faubourgs se te-naient tranquilles : Bonaparte ne voulut pas sé-vir contre les personnes. Déjà il s’était emportécontre Fouché, l’accusant de tout gâter par ex-cès de zèle, parce que le ministre de la Policeavait fait fermer les barrières de Paris. Pendantle Conseil qui se tint aux Tuileries dans l’après-midi et qui se prolongea dans la nuit fort tard,deux conceptions se heurtèrent.

Sieyès, comme Fouché, avait l’expériencedes « journées » révolutionnaires. Ils savaientcomme elles se faisaient, comment elles réus-sissaient. Canons pointés sur la Convention le2 juin 1793 pour achever la déroute des Giron-dins ; appel aux sections modérées de la gardenationale pour renverser Robespierre en ther-midor ; irruption d’Augereau et de ses grena-diers en fructidor : c’était, dans la Révolution,une règle presque constante. Il avait fallu aiderou achever du dehors ce qui s’était fait à l’in-

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térieur des Assemblées. Sieyès était convain-cu que, cette fois encore, les choses se pas-seraient de la même manière. Lorsque laConvention avait mis Robespierre « hors laloi », elle avait réussi à abattre le dictateurparce qu’un secours extérieur lui était venu.Que Bonaparte fût mis hors la loi à Saint-Cloud, que la troupe fût émue par cet appel,qui sait ce qui pouvait se passer ? La séance depure forme qui s’était tenue le matin avait as-sez montré que les dispositions du Conseil desCinq-Cents étaient mauvaises. Il fallait prendreles devants si l’on ne voulait s’exposer à degrands risques. Sieyès proposait donc que l’onarrêtât tout de suite quarante députés parmiles jacobins les plus farouches. De cette ma-nière, on intimiderait les autres et l’on seraitsûr de la majorité.

Cette épuration violente, Bonaparte s’y re-fusa obstinément. On a dit qu’il ne voulait passuivre le précédent des journées révolution-naires, justement parce qu’il voulait rompre

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avec les procédés révolutionnaires, les mé-thodes insurrectionnelles, et montrer que sarévolution nationale terminait la révolution.Peut-être avait-il une autre pensée. Que l’opé-ration parlementaire fût trop facile, qu’elleréussît trop vite et trop bien, les parlemen-taires seraient les maîtres. Il n’ignorait pas queSieyès l’avait pris comme exécutant, commeinstrument. Il savait que l’ambition de son frèreLucien était de devenir le Bonaparte civil. Il sevoyait, le coup fait, éloigné du pouvoir et re-légué aux armées. Par une contradiction ap-parente, il semblait donc trouver les plans deSieyès à la fois trop mous et trop violents,écoutant avec quelque pitié l’exposé de la pro-cédure qui serait appliquée le lendemain àSaint-Cloud, s’opposant, d’autre part, à l’arres-tation des meneurs jacobins qui eût facilitécette procédure. Bonaparte tenait à garder sescoudées franches, à se réserver un rôle person-nel aussi large et aussi décisif que possible. Ilcontinuait à jouer tout ou rien afin de réduiredans les bénéfices la part de ses associés.

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Ce conseil des Tuileries avait commencédans l’enthousiasme. Le succès de la matinée,l’affluence des ralliements, l’attitude de Paris,avaient mis tout le monde de bonne humeur.Lorsque les conjurés se séparèrent au milieude la nuit, ils étaient un peu plus froids, unpeu moins contents les uns des autres. Finale-ment, on n’avait rien décidé pour le lendemain.Il s’agissait toujours d’obtenir des Conseils, parun vote régulier, l’abolition du Directoire etle principe d’une réforme constitutionnelle quipermettrait la création légale d’un Consulat.Mais comment, sur l’initiative de qui, cette ré-forme serait-elle proposée au vote ? Qui diri-gerait les débats ? Lucien, sans doute, le pré-sident. Mais il fallait prévoir des incidents deséance, se partager les emplois. Et, sur tousces points importants, on avait émis des aviscontradictoires, les tacticiens parlementairesn’avaient pu se mettre d’accord et l’on n’avaitpas pris de décision ferme, c’est-à-dire qu’on li-vrait la journée du lendemain à de singuliershasards.

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C’était peut-être ce que désirait Bonaparte.Il en avait, en tout cas, si bien le sentiment,qu’il prit quelques assurances à l’insu de sesassociés. Dire qu’il les trahissait serait trop.Mais enfin, il agissait et négociait sans eux. Parle Corse Salicetti, que nous avons déjà vu ap-paraître, il se tenait en communication avec lesjacobins. Il leur faisait savoir que Sieyès avaitvoulu mettre quarante d’entre eux en prisonpréventive et que lui, Bonaparte, s’y était op-posé. Il leur promettait pour le lendemain uneexplication franche, amicale même, à table, carla politique se conduit toujours par des déjeu-ners et des dîners. Là encore, sans doute, ilsuivait son idée d’union nationale tout en es-sayant de neutraliser ses adversaires ou de nepas les rendre irréconciliables dans l’avenir.Mais plus on avance dans ce récit et moins onpeut s’empêcher de croire qu’il se ménageaitdes sympathies à gauche pour s’imposer plusfacilement à Sieyès et à ses autres complices.

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C’eût été peut-être habile si Bonaparten’avait lui-même gâté ce jeu par ses écarts delangage. Il faisait répéter partout qu’il n’étaitni un César ni un Cromwell. Une brochure ré-pandue à profusion depuis le matin, Dialogueentre un membre du Conseil des Anciens et unmembre du Conseil des Cinq-Cents tournait enridicule l’idée qu’il pût aspirer à la dictature.Son refus de frapper à la tête le parti jacobinétait sans doute d’accord avec cette apologie.Mais, pendant cette journée, il avait parlé àmaintes reprises en dictateur. Il s’était montrébrutal et autoritaire. Parmi les membres desdeux Assemblées qui lui étaient le plus favo-rables, beaucoup commençaient à se deman-der s’il venait bien sauver la République, s’ilsn’allaient pas se donner sinon un tyran, dumoins un maître. On avait remarqué aussi queBonaparte parlait en petit comité avec une ru-desse impérieuse, mais qu’il manquait d’élo-quence et même d’idées et de sang-froid enprésence d’une assemblée. Ses débuts dansl’enceinte des lois avaient été mauvais. Il

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n’était guère plus brillant parlementaire queSieyès n’était brillant cavalier. Bonaparte,mieux doué pour le commandement que pourla délibération, pourrait-il faire un chef civil ?Malgré ses prudences et ses dénégations, neserait-il pas poussé vers la dictature militaire ?

Ces appréhensions naissaient chez certainsmodérés qui, partisans du coup d’État poursauver le pays et la République, restaient at-tachés au régime de libre discussion. D’autres,moins sensibles au succès obtenu qu’aux fai-blesses qu’on avait pu observer dans les évé-nements qui s’étaient accomplis depuis le ma-tin, se demandaient si l’on ne se trouverait pas,à Saint-Cloud, devant de grandes difficultés, etleur résolution mollissait un peu. Enfin, les ja-cobins, sachant par Bonaparte lui-même qu’ilsne seraient ni arrêtés ni inquiétés, s’enhardis-saient, s’excitaient les uns les autres et les dé-putés du parti se concertaient pour le lende-main.

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À l’heure où chacun s’en fut coucher, il yavait du doute chez les uns, une volonté derésistance chez les autres. Quand Bonapartese retrouva seul, il se sentit lui-même un peumoins confiant. Il pleuvait. La nuit était noire.Il faisait un de ces temps qui pèsent sur lesâmes, détrempent les caractères, ouvrent lescœurs les plus solides à des craintes mysté-rieuses. Bonaparte, arrivé rue de la Victoire,se contenta de dire à son fidèle Bourrienne cequi résumait ses réflexions : « Cela n’a pas ététrop mal aujourd’hui ; nous verrons demain ».C’était juste. Ce n’était pas enthousiaste.

Avant de s’endormir, il s’assura que ses pis-tolets étaient chargés et les laissa à portée desa main.

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CHAPITRE V

À SAINT-CLOUD, LE 19

Avec les ténèbres, s’éloignèrent les an-goisses et les défaillances. Lorsque Bonapartesauta du lit, « la diane chantait dans la cour descasernes ». Les hommes d’action étaient dis-pos. Chez les autres, au contraire, chez ceuxque nous avons déjà vus hésitants, la nuit avaitencore porté conseil et leurs doutes n’étaientpas dissipés. Ils s’étaient plutôt accrus.

Mais la partie était engagée et il n’y avaitplus qu’à jouer la partie. Les ordres de Bona-parte recevaient leur exécution. La cavalerieétait en route pour Saint-Cloud, conduite parMurat. Le général Sérurier suivait avec les fan-tassins. Tout allait dépendre de l’élément mi-

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litaire, et comment répondre de l’attitude dela troupe dans tous les cas qui pouvaient seproduire ? Les grenadiers de la garde consti-tutionnelle étaient les moins sûrs. Il n’en futenvoyé à Saint-Cloud que la moitié environ,ceux, semble-t-il, qui n’étaient pas connus pouravoir des opinions trop jacobines.

Les Conseils étaient convoqués à Saint-Cloud pour midi. Le général eut encore letemps de recevoir des visiteurs. Ses compa-gnons d’armes s’empressaient. « Croyez-vousdonc qu’on va se battre ? » leur disait-il enriant d’un air de confiance. Mais des amis dé-voués tenaient à l’accompagner, à lui servir degardes du corps. Berthier, qui avait un clou etsouffrait horriblement, insista pour être de lapartie. Il fallut enjoindre à Lannes, dont uneblessure s’était réveillée, de rester dans sachambre. On emmena aussi Gardanne qui ai-mait le général et que le général aimait bien.C’était un homme de Marseille qui avait l’airpeu martial. Il avait un gros ventre et le souffle

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court. Mais il ne manquait pas de coup d’œil.Lui et Berthier rendraient service au momentpsychologique.

Bonaparte avait moins de satisfaction avecles civils. Il connaissait leurs hésitations etleurs murmures. Cambacérès, qui avait déjàfait tant d’objections, était venu rue de la Vic-toire pour en apporter de nouvelles et pourprodiguer les conseils de prudence. N’ayantpas assisté à la délibération nocturne de laveille, il était d’abord allé chez Chazal et s’étaitenquis des décisions prises. « On n’est fixé surrien, lui avait répondu Chazal. Je ne sais tropcomment tout cela finira ». Cambacérès étaitinquiet et ne fut pas plus tranquille après avoirvu Bonaparte, au point qu’il crut bon decontracter une sorte d’assurance contre lesrisques de la journée. Si les choses tournaientmal à Saint-Cloud, les complices restés à Parisseraient en péril. Et les choses pouvaient maltourner. Bonaparte pouvait être arrêté ou as-sassiné. Sieyès n’avait-il pas fait préparer une

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bonne chaise de poste qui l’attendrait non loinde l’Orangerie pour l’emmener en cas d’échec ?Cambacérès songea que la vengeance des ja-cobins ne manquerait pas d’atteindre ceux quis’étaient, comme lui, compromis dans l’aven-ture. Après avoir quitté la rue de la Victoire,ayant trouvé Bonaparte inaccessible à sescraintes, il se mit en quête d’hommes capablesd’organiser comme un coup d’État de re-change. À qui Cambacérès pensa-t-il ? Peut-être à Moreau. Bonaparte eût été bien surpriset profondément irrité de savoir qu’on lui cher-chait déjà des remplaçants. Ce qui était peut-être plus grave, c’était l’insécurité où se sen-taient des hommes qu’on pouvait ranger aunombre des « brumairiens » et qui, mainte-nant, avaient peine à croire au succès et mêmeà la solidité de ce qui allait se faire. Quelquesinstants plus tard, en traversant la place où laguillotine s’était tenue si longtemps en perma-nence, Bourrienne disait à Lavalette : « Nouscoucherons demain au Luxembourg ou nous fi-nirons ici ».

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La séance des Conseils devait s’ouvrir àSaint-Cloud à midi. Il fallait partir. Joséphinedemanda à voir encore une fois son mari, unpeu comme avant une bataille. Cette marquede tendresse plut à Bonaparte, toujours plusamoureux qu’il ne voulait bien se l’avouer.« Pourtant, cette journée n’est pas une journéede femmes », dit-il comme il allait l’embrasser.

Il monta en voiture avec ses aides de camp,son cheval ayant été conduit d’avance à Saint-Cloud. Un peloton de cavalerie l’escortait. Lapluie avait cessé. Il faisait assez beau. Dansla rue, on reconnaissait le général, on le sa-luait. L’accueil des Parisiens, comme la veille,était confiant. Le matin, la presse avait étébonne. Les journaux modérés étaient naturel-lement favorables au coup d’État. Quant auxfeuilles jacobines, laissées libres de paraître,elles étaient d’une prudence remarquable. Laplus violente reprochait à Barras, à Gohier et àMoulin de s’être laissés débarquer : elle ne par-lait pas de ceux qui avaient exigé leur démis-

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sion, moyen de crier sans danger aux dépensdes victimes en ménageant les plus forts.

L’aspect de Paris promettait à Bonaparteque la capitale, derrière lui, resterait tranquilleen attendant son retour, le coup réussi.D’ailleurs Fouché, fidèle à sa ligne de conduite,répondait de l’ordre et faisait dire que le pre-mier qui bougerait serait « jeté à la rivière ». Ils’occupait de Paris, au général de s’occuper deSaint-Cloud. Paris, toute la journée, resta à l’af-fût des nouvelles sans qu’un jacobin osât re-muer.

Sur la route qu’on suivait alors pour allerà Saint-Cloud, c’était un défilé prodigieux degens qui se rendaient là comme au spectacle.D’abord tous les hommes que nous avons vusà l’œuvre dans la préparation du 18 brumaire :Talleyrand, Rœderer, Arnault, BenjaminConstant, Collot le financier, muni de dix millefrancs qui pourraient être utiles. Sans compter,bien entendu, tous ceux, militaires, fonction-naires, parlementaires qui étaient en service

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commandé, sans compter aussi les informa-teurs et les correspondants de journaux, lesagents diplomatiques ou leurs espions, enfinla foule des simples curieux. On allait voir ledompteur entrer dans la ménagerie, quelques-uns avec l’espoir qu’il serait mangé.

Saint-Cloud ressemblait à Chantilly un jourde courses ou à Versailles le jour où l’on élitun président de la République. Les restaurantsétaient pris d’assaut. Les déjeuners, pargroupes, étaient fort gais, abondaient en motsd’esprit. C’était un de ces moments où toutsemble facile. Le coup d’État prenait l’allured’une partie de plaisir. Bonaparte lui-même selaissait aller à l’illusion qu’il ne rencontreraitpas plus d’obstacles que la veille aux Tuileries.Il disait à Le Couteulx, à qui il parlait à cœurouvert : « Si les députés ne sont pas entraînéspar la force des choses, subjugués par un évé-nement dont la toute-puissance est dans l’opi-nion publique, alors nous leur ferons sentir leurfaiblesse ». Des mots… Un incident, un rien

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pouvaient étrangement compliquer le pro-gramme.

Un détail, d’apparence peu grave, faillit toutgâter. Il était convenu, comme nous l’avonsdit, que la séance des Conseils s’ouvrirait àmidi. C’était pour cette heure-là qu’ils étaientconvoqués. Les parlementaires avaient étéexacts. Menuisiers et tapissiers étaient en re-tard. Ce retard matériel, que Sieyès et les orga-nisateurs civils de la journée avaient oublié decalculer, eut des conséquences qu’ils n’avaientpas calculées davantage.

Le château de Saint-Cloud n’existe plus au-jourd’hui : les Allemands l’ont brûlé en 1870.C’était un fort joli palais, plein de souvenirs.Henriette d’Angleterre y avait vécu. Louis XIVs’y était épris de La Vallière. Il s’agissait deloger là-dedans plusieurs centaines de législa-teurs et l’arrangement n’était pas terminé. Onavait bien prévu que le Conseil des Ancienssiégerait au premier étage, dans la galeried’Apollon, tandis que l’Orangerie, annexe du

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château, était réservée aux Cinq-Cents. Grâceà ces dispositions, les deux Chambres devaientêtre séparées et il serait facile d’empêcher lescommunications de l’une à l’autre.

Mais, à midi, la galerie d’Apollon et l’Oran-gerie étaient encore occupées par des équipesd’ouvriers qui rangeaient des banquettes,clouaient des planches et des tentures, au mi-lieu d’un flot de poussière et dans le vacarmedes marteaux. Ne pouvant entrer dans leurssalles respectives, les membres des deux As-semblées, vêtus de leurs pompeux uniformes– toge romaine, écharpe et toque – revenaientsur l’esplanade. Des groupes s’y formaient, desconversations s’engageaient, et les jacobinsdes Cinq-Cents, mêlés aux modérés des An-ciens, les harcelaient de questions embarras-santes. Pourquoi avaient-ils voté le décret,éloigné les Conseils de Paris ? Que voulait-onfaire ? Renverser la Constitution ? Donner lepouvoir à Bonaparte ? Alors, c’était la dicta-ture ? On voulait renverser la République ?

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Les Anciens étaient encore plus troubléslorsqu’on leur disait : « Au fond, vous pensezque le gouvernement ne vaut rien, qu’il ne peutplus durer. Eh bien ! nous sommes d’accordavec vous. Seulement, pourquoi renverser laConstitution ? À quoi bon un coup d’État, unbouleversement dont nul ne peut prévoir lessuites ? Voulez-vous reconstituer le Directoire,y porter des hommes éminents ? Nous yconsentons. Voulez-vous même y introduireBonaparte ? Il n’a pas l’âge pour être Directeur,mais on pourra faire une exception pour lui ».Et les Anciens restaient perplexes parce que,s’ils refusaient ces propositions, ils avouaientque leur but était bien de changer le régime. Et,s’ils les acceptaient, on rentrait dans l’ornièred’où Sieyès et les réformateurs voulaient sortir.

Véhémentes ou habilement conciliantes,ces objections étaient propres à ébranler deshommes qui, nous l’avons vu, commençaient àse demander depuis la veille si, en introduisantBonaparte au gouvernement, ils n’allaient pas

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se donner un maître. Tout ce que ces modérésavaient fait jusque-là, c’était par peur des jaco-bins. Cette peur leur avait donné du courage.Elle pouvait leur en retirer si elle devenait tropvive. Le contact direct de l’extrême-gauche nevalait rien pour les hommes du juste milieu.Ils répondaient faiblement aux questions dontils étaient pressés, se défendaient de complo-ter contre la République. Finalement, ils nesavaient plus bien si ce qui dominait en euxc’étaient les scrupules républicains, la craintedu despotisme ou celle du terrorisme.

Les Anciens étaient fort troublés lors-qu’après cette sorte de longue séance en pleinvent, qui n’était pas au programme, ils mon-tèrent vers deux heures à la galerie d’Apollontandis que les Cinq-Cents prenaient place dansl’Orangerie. Cette heure perdue et dangereu-sement perdue avait paru longue à Bonapartequi l’avait employée à hâter l’installation, à serendre compte de la disposition des lieux. Plu-sieurs fois, pendant ses allées et venues, des

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mots mal sonnants, tels que « brigand, scélé-rat », étaient venus jusqu’à ses oreilles. Des té-moins observèrent qu’il devenait nerveux. Ungrand cabinet lui avait été réservé. Sieyès etRoger-Ducos s’y étaient établis tandis que legénéral entrait et sortait « avec assez d’agita-tion », bousculait les sous-ordres, se montraitexigeant et brutal, et, pour tout dire, déplai-sant. Thiébault, comme il le raconte dans sesMémoires, s’esquiva pour échapper à ses co-lères et blâma ce manque d’égards pour les in-férieurs.

On s’esquivait beaucoup, en vérité, et sousles prétextes les plus divers. Il semblait que levent eût tourné. Il y avait moins d’empresse-ment vers Sieyès et Roger-Ducos qui commen-çaient à se morfondre au coin du feu, vers Bo-naparte dont l’énervement grandissait.

La séance s’était ouverte enfin pour lesdeux assemblées après ce retard désastreux.Les nouvelles qui en arrivaient n’étaient pasbonnes. Elles expliquaient la demi-solitude où

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se trouvaient soudain ceux qu’une vraie foulefélicitait la veille. D’abord, les Anciens, impres-sionnés, menaçaient d’aller à la débandade. Iln’y avait chez eux qu’une minorité jacobine,mais elle fut tout de suite agressive, intimidantla majorité. Quelques membres de cette mino-rité se plaignirent d’avoir été oubliés dans ladistribution des lettres de convocation pour laséance du 18. Ils demandèrent sur ce point,à la commission des inspecteurs, des explica-tions qui furent naturellement embarrassées.Triomphant de cet embarras, ils voulurent quela commission s’expliquât en outre sur les mo-tifs du transfert des Conseils à Saint-Cloud. Laveille, aucun débat n’avait été permis sur ce su-jet qui était pourtant le principal. Aujourd’hui,il fallait justifier le transfert et le décret.

À des moments pareils, tout est perdu dansune Assemblée, si quelqu’un ne trouve un dé-rivatif, avec la connivence du président. Sou-tenu par le président Lemercier, un brumai-rien, Cornudet, apporta une motion préjudi-

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cielle qui coupait court à une dangereuse dis-cussion en rappelant le Conseil au respect de laforme. Brid’oison allait peut-être sauver Bona-parte. Les spécialistes du droit parlementairevenaient en effet de découvrir que les Conseils,pour délibérer valablement dans leur nouvellerésidence, devaient se notifier entre eux et no-tifier au Directoire qu’ils étaient réunis. Forma-lité vide mais salutaire : les Cinq-Cents, de leurcôté, l’avaient oubliée. Quant au Directoire, iln’existait plus. La notification servit de pré-texte à ce qui devenait urgent : une suspensionde séance.

Pendant ce temps-là, aux Cinq-Cents, lesprotestations avaient été encore plus violentes.Dans cette assemblée, c’était la majorité quiétait jacobine. Lucien, devenu président parune sorte de surprise, n’ignorait pas que laséance serait chaude. Mais la précaution qu’ilavait prise pour détourner l’orage devait êtreinutile. D’accord avec lui, un député brumai-rien, Émile Gandin, émule de Cornudet, avait

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préparé un projet de résolution qui tendait ànommer une commission chargée d’examinersi le décret de transfert était fondé en fait, sile complot anarchiste était réel. Le renvoi àune commission, c’est le moyen classique d’en-terrer une affaire. Les Cinq-Cents le savaientbien. Aussi Gandin fut-il interrompu dès lespremiers mots par des clameurs violentes etobligé de descendre de la tribune. Les jacobinscriaient à tue-tête : « À bas les dictateurs ! Pasde dictature ! Nous n’avons pas peur des baïon-nettes ! ». Vainement Lucien rappelle à l’ordreles députés les plus bruyants. On le hue, on lemenace. Nul ne sait comment ce charivari vafinir, lorsque, bien innocemment, un des exal-tés propose une diversion : que, sur-le-champ,par appel nominal, les députés viennent prêterserment à la Constitution menacée. Manifes-tation purement théâtrale qui ne pouvait êtrebonne, par la lenteur du défilé, qu’à ramener lecalme dans les esprits. Un autre jacobin, plussubtil, proposait qu’en même temps le Conseildes Anciens fût invité à donner des explica-

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tions sur l’initiative qu’il avait prise la veille.Les Cinq-Cents ne se rendirent pas compte dela portée de cette manœuvre. Ils l’écartèrent,préférèrent la plus tapageuse. Un à un les dé-putés vinrent à la tribune jurer fidélité à laConstitution et la cérémonie dura jusqu’àquatre heures.

C’était autant de gagné si, pendant cetemps, les Anciens avaient fait quelque chose.Mais leur assemblée hésitait, ne savait à quoise résoudre. À trois heures et demie, ils étaientrentrés en séance pour entendre la réponseà leur message. La réponse, c’était une lettrepar laquelle le secrétaire du Directoire faisaitsavoir que le Directoire n’existait plus, troisde ses membres (on disait même faussementquatre) ayant donné leur démission.

L’effet qu’on attendait de cette lettre, c’étaitque le Conseil des Anciens, prenant acte dela carence du pouvoir exécutif, décidât sur-le-champ d’en créer un nouveau. La propositionCornudet avait été faite à dessein, d’accord

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avec Sieyès et Bonaparte. C’était le moyend’introduire la nomination d’un autre gouver-nement.

Mais les Anciens semblaient avoir épuiséla veille toute leur énergie. Ils étaient frappésde timidité et d’une sorte de stupeur. Abolirla Constitution, en voter une nouvelle tandisqu’à côté, dans l’Orangerie, les députés prê-taient serment à l’ancienne, c’était une har-diesse dont ils se sentaient incapables. Lesmots d’illégalité, d’usurpation, les épouvan-taient. Alors, dans la « plaine », entre les bru-mairiens décidés et les anti-brumairiens ar-dents, le flottement grandit. On négociait, onparlementait entre les groupes. Si, au lieu desupprimer le Directoire, on le reconstituait,Sieyès y entrerait avec Roger-Ducos, Bona-parte et deux hommes choisis par eux. Ce se-rait une solution moyenne qui ne froisseraitpersonne. On ferait l’économie d’un boulever-sement. Enfin, on échapperait au reproche deprêter la main à la dictature, et peut-être beau-

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coup de ces modérés, qui avaient réfléchi de-puis vingt-quatre heures, voulaient-ils échap-per à la dictature elle-même.

Ce qu’ils ne voyaient pas, c’était que leursolution moyenne, étant une concession, allaitencourager les jacobins et surexciter les Cinq-Cents. Déjà, comme une traînée de poudre, lanouvelle s’était répandue que le coup d’Étatlanguissait, qu’un échec était possible. Et lebruit, sans doute, était venu jusqu’à Paris. Onsignalait à Saint-Cloud « des gens de mauvaisemine » appelés, disait-on, par les agents desjacobins. Et ce qui n’était plus un « on dit »,c’était la présence d’Augereau et de Jourdan.Les deux généraux du jacobinisme, à la suitedes promesses secrètes de Bonaparte, avaientcru bon de faire les morts. Avertis que le coupétait sur le point de manquer, ils accouraientpour en prendre la suite et pour jouer la partieavec les anti-brumairiens. Augereau vintmême jusqu’à Bonaparte. « Te voilà dans unejolie position », lui dit-il. Feignant de l’intérêt

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pour son vieux camarade, il lui conseilla, enle tutoyant toujours, de renoncer à son entre-prise. Bonaparte répondit alors selon les uns :« Le vin est tiré, il faut le boire », selon lesautres : « Les affaires allaient plus mal à Ar-cole ». Et il se défit de l’importun.

Il venait pourtant de recevoir le plus netdes avertissements. Son échec était escompté.Sa succession était presque ouverte. Les rem-plaçants rôdaient autour de lui. D’autre part, ilétait clair que le plan d’opérations de Sieyès,avec les moyens parlementaires qu’il avait pré-vus, faisait long feu. À la décharge de Sieyès,il convient de se rappeler que Bonaparte avaitrefusé d’épurer les Conseils et d’arrêter les me-neurs, ce qui eût été pourtant le moyen sûrd’avoir la « plaine » avec soi. Toutefois, les re-grets étaient stériles autant que les reproches.À ce moment décisif, on s’apercevait qu’unearistocratie de légistes, de philosophes,d’hommes de lettres ne suffisait pas pour ren-verser un gouvernement, en fonder un autre,

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sauver le pays et l’État. Ce qui avait fait laforce du mouvement en faisait, au moment del’exécution, la dangereuse faiblesse. AlbertVandal dit, d’un mot qui résume tout : « L’Insti-tut était en train de manquer son coup d’État ».

Il n’était pas encore quatre heures. Bientôt,dans l’Orangerie, le défilé à la tribune seraitterminé et que feraient les Cinq-Cents ? Quantaux Anciens, ils avaient suspendu leur séancepour la seconde fois. C’était le moment de re-prendre contact avec eux, de les décider à uneattitude virile, de leur rappeler leur vote dela veille pour en tirer les conséquences. End’autres termes, le moment était venu pour Bo-naparte d’intervenir en personne, sinon tout al-lait à la dérive.

Accompagné de Berthier, de Bourrienne, deson frère Joseph, de Lavallette et de quelquesaides de camp, le général se rend à la galeried’Apollon. Les Anciens y causaient debout, pargroupes. En voyant entrer le général qui venaitcomme pour leur rendre visite entre deux

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séances, ils regagnèrent leurs places. Au fond,les Anciens n’étaient pas mal disposés pour lui.Ils désiraient l’entendre. Peut-être leur appor-tait-il lui-même la transaction qu’ils appelaientde leurs vœux. Un grand silence s’établit et leSénat fut toute oreilles.

Pour Bonaparte, c’était l’épreuve pénible etredoutable. Ce qu’il venait dire, ce n’était pasdu tout ce que les Anciens espéraient. Et ilfallait parler d’abondance, prononcer un dis-cours, la seule chose peut-être dont il ne fûtpas capable. Déjà énervé par les incidents fâ-cheux qui se succédaient depuis midi, il fut sai-si de cette timidité et de cette angoisse queles gens de théâtre appellent le trac. Une voixrauque, entrecoupée, des paroles à la fois vio-lentes et sans suite, la personne malingre, étri-quée du dictateur, son air de très jeune hommemal portant : en quelques instants, le hérosperdait son prestige. Et, sur ces vieux routiers,sur ces politiciens experts dans l’art oratoire,il produisit tout d’un coup une piètre impres-

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sion. Les « avocats », chez eux, dans leur mi-lieu, prenaient leur revanche du mépris dontle général les avait couverts depuis le momentoù, quittant l’Égypte, il avait annoncé qu’il ren-trait en France pour les chasser.

Cependant il fallait dire quelque chose. Bo-naparte se jeta à l’eau. Sa harangue, dans laversion officielle qui en a été donnée par le Mo-niteur, est décousue. Il n’est pourtant pas dé-fendu de penser que cette version a été arran-gée, ce qui laisse croire que, dans la bouche dugénéral, les phrases se sont succédé avec unesingulière incohérence, les phrases et aussi lesmétaphores banales auxquelles ne manquaitmême pas le : « Vous êtes sur un volcan ». Cesont des lambeaux de discours qui sortentd’une poitrine oppressée. « Sa pensée même lefuit », dit Albert Sorel. Bref une espèce de dé-route.

Ce qu’il voulait dire, c’était que le Conseildes Anciens devait achever ce qu’il avait com-mencé la veille : « Qu’il prenne des mesures,

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qu’il parle ! Me voici pour exécuter ». À ce mo-ment, une voix l’interrompit : « Et la Constitu-tion ? » s’écria Linglet. Désarçonné, Bonapartegarda le silence. Le compte rendu officiel porteque l’orateur « se recueille un moment ». Puis,fouetté par l’interruption, il réplique, et, dansce mauvais monologue, c’est son meilleur pas-sage : « La Constitution ! Vous l’avez vous-mêmes anéantie. Au 18 fructidor, vous l’avezviolée. Vous l’avez violée au 22 floréal. Vousl’avez violée au 30 prairial. Elle n’obtient plusle respect de personne. Je dirai tout ».

Que va-t-il dire ? Ce qu’on attend, ce sontdes révélations sur ce complot jacobin, anar-chiste, qui sert de prétexte à tout depuis deuxjours. Mais rien de précis ne sort de la bouchedu général, et pour cause. Il parle vaguementde complot, d’attentat, d’hommes sinistres quise préparent à relever l’échafaud. Mais, commeil sait peu de chose de leurs sanglants desseins,il en revient à parler de lui-même, à présenterune apologie emphatique : « Je ne suis point

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un intrigant : vous me connaissez. Je croisavoir donné assez de gages de mon dévoue-ment à ma patrie. Si je suis un perfide, soyeztous des Brutus ».

L’orateur novice s’embourbait, et ses amis,dans le Conseil, commençaient à souffrir cruel-lement. Pour le tirer de là, il fallait en finir. Ilsproposèrent de passer au vote et, avant de vo-ter, de reprendre la séance régulière aux hon-neurs de laquelle Bonaparte serait admis.

Mais, dès qu’il s’agit de prendre une dé-cision, l’incertitude des Anciens recommence.Ils ne sont plus dans le même état d’esprit quela veille. Ils hésitent à voter des mesures quen’approuveraient pas, à côté, les Cinq-Cents.Les conciliabules qui se sont tenus de midi àdeux heures pèsent sur eux. Et puis les oppo-sants, écartés la veille par un tour de passe-passe, sont là. Ils exigent maintenant sur le fa-meux complot des explications en règle. Plusd’allusions vagues. Le cri ordinaire de toutesles assemblées en pareil cas retentit : « Les

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noms ! Citez les noms ! ». Bonaparte, pris audépourvu, répond que Barras et Moulin lui ontfait part de projets révolutionnaires. Là-dessus,dans un vacarme effroyable, plusieurs repré-sentants réclament une enquête.

L’affaire tournait mal. Non seulement Bona-parte n’avait pu convaincre celle des deux As-semblées qui lui était le plus favorable : il al-lait encore l’indisposer. S’irritant d’autant plusqu’il se sentait moins persuasif, il se mettait àmenacer. Des mots qu’il avait dits ailleurs luirevenaient à l’esprit. Un jour, au Caire, il avaitépouvanté une délégation de notables musul-mans par une image de style oriental : « Souve-nez-vous que je marche accompagné du dieude la victoire et du dieu de la guerre ». Cettephrase, il s’en resservit, et, sur une assembléefrançaise, elle devait produire une impressiondétestable. Il y eut de violents murmures quiexaspérèrent Bonaparte. Il essaya encore degagner les Anciens en les excitant contre lesCinq-Cents. Ses excitations tombèrent dans le

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vide. Alors, cherchant toujours un effet, il setourna vers les grenadiers qui l’avaient accom-pagné et, s’adressant à eux : « Vous, mes cama-rades, vous, braves grenadiers, que je vois au-tour de cette enceinte, si quelque orateur, sol-dé par l’étranger, ose prononcer contre votregénéral les mots Hors la loi, que le foudre de laguerre l’écrase à l’instant ».

Bonaparte avait accumulé les maladresses.Il mettait ses amis à une dure épreuve. Les An-ciens, déjà ébranlés, commençaient à craindreune dictature militaire et il les effrayait par unlangage militariste. En vain le président Le-mercier vient en aide au général, l’excuse, leramène à la question. Bonaparte a pataugé. Ilpatauge encore. Ce que son intervention chezles Anciens devait produire, c’était, d’après leplan convenu avec Sieyès, une motion en fa-veur d’un gouvernement nouveau. Loin d’avoirfait jaillir cette initiative, il l’a empêchée etcompromise. Il n’a plus qu’une chose à faire,

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c’est de sortir, laissant les Anciens poursuivreune discussion qui se perd dans les sables.

Lorsque Bonaparte quitta la Galerie d’Apol-lon, il ne paraissait pas se rendre compte deson échec. Il était redevenu maître de sesnerfs. « Tout ira bien », fit-il dire à Joséphine.Dans un couloir, le fidèle Arnault l’attend. Tal-leyrand, Fouché aussi, sont inquiets. Ils ont en-voyé Arnault vers le général pour lui conseillerde brusquer les choses. Bonaparte n’acceptepas de conseils et répète que tout ira bien. Lagarde ne vient-elle pas de l’acclamer à sa sor-tie du Conseil des Anciens ? Ces vivats n’ont-ils pas été entendus dans la galerie d’Apollon etjusque dans l’Orangerie ? Qu’on le laisse faire.La principale précaution est prise. Jourdan,Augereau, Bernadotte peut-être, rôdent par là :l’ordre est donné de sabrer le premier, quelqu’il soit, qui adressera la parole aux troupessans la permission du commandant suprêmede la force armée.

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C’est une chose curieuse qu’après son fias-co chez les Anciens, Bonaparte ait voulu serendre chez les Cinq-Cents. Il était pourtantrenseigné. À l’Orangerie, la première partie dela séance avait été houleuse, son frère Lucienconspué. De leur côté, les Cinq-Cents étaientinstruits des paroles qu’il venait de prononcersur eux dans l’autre assemblée. Albert Vandelsuppose donc qu’il venait parmi ces jacobinspour faire éclater une violence, un scandale,démontrer par le fait qu’une réforme profondedu régime était nécessaire. Lui-même a pré-tendu par la suite qu’il venait tenter une ma-nœuvre de division et, en révélant les confi-dences de Jourdan, jeter l’une contre l’autre lesdeux fractions de la gauche. Il ne comptait pas,dans ses combinaisons, sur ce qui allait se pro-duire, c’est-à-dire un vulgaire pugilat.

Bonaparte avait avec lui ses officiers etquelques grenadiers particulièrement sûrs. Ila raconté lui-même que deux de ces hommeslui dirent qu’il ne savait pas au milieu de qui

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il allait, que ces gens-là étaient « capables detout ». Mais il était soldat, il savait payer desa personne, et à la guerre comme à la guerre.Ce qu’il ne distinguait peut-être pas, c’était ladifférence entre le pont d’Arcole et une rixe àcoups de poing avec les gaillards des clubs.

Le Conseil des Cinq-Cents attendait la com-munication officielle des Anciens au sujet ducomplot et de la translation. Lorsque l’on en-tendit le poste prendre les armes, on crut quec’était le messager d’État qui entrait. Mais unecohue obstruait la porte, comme on le voit auPalais-Bourbon les jours de grande séance. Bo-naparte, séparé de sa suite, dut se glisser à tra-vers cette foule et ne fut pas aperçu tout desuite. Comme il approchait de la tribune, il seheurta à un groupe de jacobins, hommes depoigne, qui avaient l’habitude d’en surveillerl’accès. À peine eurent-ils reconnu le général,qu’ils se mirent à crier : À bas le dictateur ! Àbas le tyran ! Alors un tumulte effroyable éclate.Les députés se lèvent de leurs bancs en pous-

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sant des clameurs, des injures et des menaces :Hors la loi ! Tue ! Tue ! au milieu de mots pom-peux comme celui de Destrem : « Est-ce doncpour cela que tu as vaincu ? ».

L’espace qui séparait la tribune des ban-quettes s’était rempli d’une foule hurlante etgesticulante au milieu de laquelle, loin de pou-voir dire un mot, Bonaparte étouffait. Despoings tendus par quelques colosses étaienttout près de s’abattre sur lui et, dans cette rixe,il paraissait encore plus petit et plus frêle.

La scène menaçait de mal tourner. Et s’iln’est pas possible de dire qu’il s’en est fallu depeu que César ne tombât sous le poignard deBrutus, comme la légende créée et propagéepar les brumairiens l’affirma tout de suite, ilest vrai qu’il fut maltraité et même brutalisé. Ilétait en très mauvais état, fort pâle, respirantà peine et près de se trouver mal, lorsque Mu-rat, Lefebvre et Gardanne s’élancèrent à sonsecours suivis des grenadiers qu’il avait laissésà la porte et qui vinrent le dégager. Ils le ra-

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menèrent vers la sortie en lui faisant un rem-part de leurs corps, non sans qu’il se produisîtencore une bousculade sérieuse dans laquellefut déchirée la manche d’un de ces soldats quis’appelait Thomé.

La manche de Thomé, pièce à conviction,allait jouer un rôle aussi important dans la se-conde partie de ce drame que le retard desmenuisiers et des tapissiers dans la première.On commença, en effet, à répéter à traversSaint-Cloud que le général venait d’échapper àune tentative d’assassinat, ce qui devait servirpuissamment, auprès de la troupe, à obtenir lemouvement décisif et final.

Car si l’intervention de Bonaparte auConseil des Anciens avait été un fiasco, sonentrée chez les Cinq-Cents était un désastre.Non seulement le plan de Sieyès, le plan d’ac-tion parlementaire, avortait, mais c’était l’As-semblée qui prenait l’offensive. Le cri de Horsla loi n’était ni un mot théâtral, ni une formulede style. C’était celui qui avait servi à renverser

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Robespierre. S’il trouvait de l’écho dans le pu-blic mêlé qui avait envahi Saint-Cloud, s’il entrouvait, chose plus grave, dans la garde, onpouvait considérer que tout était perdu. Il yaurait une journée jacobine au lieu d’un coupd’État des modérés. Assurément c’était Sieyèsqui, la veille, avait raison lorsqu’il essayait deconvaincre Bonaparte que leur plan n’était pasréalisable ou les exposait à de grands hasardssi l’on ne battait pas le fer pendant qu’il étaitchaud et si l’on n’arrêtait pas préventivementune quarantaine de ces meneurs qui venaient,dans l’Orangerie, de montrer que, pour des« avocats », ils s’entendaient assez à la boxe.

La sortie de Bonaparte, emporté à demiévanoui, n’avait pas été brillante. À son entréedans le grand cabinet ou se tenaient toujoursSieyès et Roger-Ducos de plus en plus inquiets,on ne l’eût pas reconnu. Le militaire, l’hommed’action, fourvoyé dans la bagarre, était défait,égaré, à peine remis de sa syncope. Il eut làsa défaillance. On raconte que, s’adressant à

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Sieyès, il l’appela « général » et lui dit presqueplaintivement : « Ils veulent me mettre hors laloi ». Sieyès trouva la force de faire un mot his-torique : « Ce sont eux qui s’y sont mis », ré-pondit-il.

Il fallut quelque temps à Bonaparte pour re-prendre ses esprits. Il avait reçu une violentecommotion nerveuse. Ce furent ses associés,ce fut Sieyès, « ce prêtre », qui durent, pendantquelques instants, avoir de l’énergie à sa place.Sa machine physique l’avait bien trahi.

Cependant la séance se poursuivait auxCinq-Cents et elle prenait un tour dangereux.Au moment de la sortie de Bonaparte, le tu-multe avait redoublé. Il y avait même eu unesorte de panique dans les tribunes réservéesau public. Maintenant on délibérait. Les dépu-tés prenaient avantage de ce qu’ils considé-raient comme l’expulsion d’un général factieuxet ils voulaient contraindre Lucien à faire vo-ter la mise hors la loi. Le jeune président, quivenait d’assister avec un serrement de cœur à

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la mésaventure de son frère, n’avait pas per-du son sang-froid. Il résista aux sommations,aux menaces que les jacobins les plus enragés,les boxeurs qui venaient de faire leurs preuves,apportaient jusqu’à son fauteuil en le tutoyant :« Marche donc, président ! Mets aux voix ! ».Lucien s’efforce d’expliquer, au milieu des vo-ciférations, que l’Assemblée n’a pas voulu en-tendre le général, qu’elle ne lui a pas laissédire un mot. Elle ne peut pas prononcer contrece héros la plus cruelle condamnation dontelle dispose sans lui avoir permis de parler.Mais les clameurs redoublent contre Lucienqui se couvre, cède la présidence à son amiChazal, et, crânement, demande à prendre laparole comme simple député, marchant à l’as-saut de la tribune, s’y cramponnant, malgré lesbousculades, en attendant son tour de parole.Ces scènes violentes, qui n’étaient pas rares,ne donnaient-elles pas raison aux hommes quivoulaient en finir avec un régime qui offrait desspectacles aussi désordonnés ?

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Cette fureur, dans la circonstance, eut pour-tant l’avantage de ne pas laisser venir en dis-cussion des propositions dont les consé-quences auraient pu être sérieuses. Tandis queles enragés s’époumonaient à crier Hors la loi,de plus subtils demandaient que le décret quinommait Bonaparte au commandement destroupes fût annulé pour cause d’illégalité.D’autres, heureusement, voulaient l’annulationde tout le décret, si bien qu’au milieu de tropde motions et d’ordres du jour, l’Assemblée,toujours troublée par des cris furieux, piétinasans se résoudre à rien et gaspilla un tempsprécieux. L’allégorie de Martin qui, pour unpoint, perdit son âne, est celle qui convient àtoute cette histoire. Lucien avait pu dire toutbas à l’inspecteur de la salle Frégeville : « Ilfaut que la séance soit interrompue avant dixminutes, ou je ne réponds de rien ». D’eux-mêmes les Cinq-Cents accordèrent ce répit,tandis que Frégeville courait avertir Sieyès etRoger-Ducos.

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Ces dix minutes furent remplies par deuxscènes de véritable théâtre qui précipitèrent ledénouement.

Au premier étage, dans le salon où Bona-parte reprenait ses esprits, on se rendaitcompte que le coup d’État parlementaire étaitbien manqué et que la situation devenait pé-rilleuse. Sieyès était catégorique : on ne pou-vait plus en sortir que par la force. N’avait-il pas dit depuis plusieurs mois qu’il lui fallaitune épée ? Cet homme qui avait porté pendantvingt ans la robe ecclésiastique était, dans leConseil, le plus énergique et le plus clair-voyant. Murat, qui, ce jour-là, gagna la mainde Caroline, et Leclerc, déjà mari de Pauline,étaient également d’avis qu’il fallait jouer letout pour le tout. C’était, semble-t-il, Bona-parte qui hésitait encore, tant le cri de Hors laloi l’avait frappé. Il n’était toujours pas sûr quela garde constitutionnelle marchât, qu’elle nefût pas sensible à un appel des représentantsdu peuple. Sans doute on pouvait compter sur

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les autres éléments de troupe, sur les vrais sol-dats. Mais allait-on risquer une collision, peut-être sanglante, entre les deux sortes de mili-taires ? Pour garder un semblant de légalité,pour agir sur la garde des Conseils, il faudraitmontrer un papier. L’idée qu’on adopta fut desolliciter des Anciens un nouveau décret quidonnerait cette fois à Bonaparte le pouvoir ci-vil.

C’était vraiment une idée de gens en dé-route. On revenait à la situation de la veille.On tournait en rond. Quelle apparence y avait-il que l’Assemblée, mal disposée, effrayée parle déchaînement des Cinq-Cents, pût voterquelque chose d’aussi grave ? Néanmoins,Fargues, un des conjurés, Ancien lui-même, sechargea d’obtenir le décret en faisant à ses col-lègues un tableau pathétique de la situation, enleur représentant les périls qu’avait courus legénéral investi de leur confiance, l’attentat au-quel les députés jacobins venaient de se livrersur lui. Fargues ne devait d’ailleurs rien obte-

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nir : les Anciens avaient peur. Ils se conten-tèrent de nommer une commission pourmettre leur responsabilité à l’abri. Si l’on avaitattendu leur décret pour agir, on se fût trouvédevant le néant.

Mais à peine Fargues avait-il quitté le grandsalon du premier étage où l’état-major du coupd’État restait perplexe, que deux messagers deTalleyrand entraient. Talleyrand s’était tenutoute la journée dans une autre partie du châ-teau, suivant les mouvements des deux Assem-blées, surveillant les impressions des uns etdes autres, renseigné minute par minute et prêtà corriger les défaillances. Ses confidents, Du-quesnoy et Montrond, arrivèrent à point. Ilsvenaient dire qu’il n’était plus possible de rete-nir les Cinq-Cents et que le décret de proscrip-tion allait finir par être rendu contre le général,mis au ban de la République comme factieux.

À ces mots, Bonaparte sort de la prostrationoù il était depuis l’échauffourée de l’Orangerie.Selon le mot vulgaire, là très vrai, ses nerfs

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avaient repris le dessus. Tirant son épée, ils’approche des fenêtres qui donnent sur lagrande terrasse, garnie de soldats et pousse lecri : « Aux armes ! ».

Ce cri était un commandement, et, aussitôt,l’ordre du général fut répété par tous les chefsde section. Dans un bruit de fers tirés du four-reau, les hommes s’alignaient, prenaient leurspositions, les grenadiers de la garde constitu-tionnelle à portée immédiate du château. Der-rière se trouvaient les fantassins de Sérurier,les dragons de Sébastiani. C’était toujours parces énigmatiques grenadiers, par ces briscardsde la Révolution qu’il fallait commencer et, àce moment suprême, on était moins sûr que ja-mais de leur attitude.

C’était à eux que Bonaparte devait parlerd’abord. Il était descendu dans la cour, escortéde son état-major et suivi des yeux, non sansangoisse, par les civils qui restaient dans legrand salon. Sieyès, à ce moment-là, songeaità la berline qu’il avait eu la prudence de com-

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mander en cas d’échec. Il n’était pas le seulqui se rendît compte des risques de la journée.Talleyrand, un peu pâle, étonnait par sa fer-meté et sa présence d’esprit. Un des conjurés,Villetard, avait amené son fils et son neveu,presque des enfants, les avait laissés dans undes fourrés du parc et leur avait dit : « Si vousne me voyez pas avant ce soir, sauvez-vouscomme vous pourrez : c’est que je serai mort ».

Le soir tombait, un soir gris de novembre.On approchait de cinq heures et bientôt ce se-rait la nuit, il ne serait plus possible d’agir surla troupe, de l’enlever par la mise en scène etle geste. Nouveau contretemps, le cheval desti-né à Bonaparte et qu’avait prêté l’amiral Bruixétait une belle bête, mais fougueuse, qui se ca-brait et ruait. Le général eut toutes les peinesdu monde à se mettre et à se tenir en selle.Encore devait-il parler aux hommes en conti-nuant à maîtriser sa monture. Dans cette at-titude peu propre à en imposer, il parcourutles rangs des grenadiers, leur demandant s’il

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pouvait compter sur eux. Pas de réponse. Ceshommes restaient silencieux, immobiles sousles armes. Sieyès, qui suivait la scène du bal-con, s’imagina un moment, paraît-il, qu’ils s’ap-prêtaient à cerner le général comme pour l’ar-rêter. À ce moment-là, c’était Sieyès qui avaitles plus vives appréhensions, elles lui faisaientvoir les choses sous un aspect tragique, et, luiqui avait été jusque-là d’un si beau sang-froid,il tournait au pessimisme.

Cependant Bonaparte avait hâte de se trou-ver parmi les vrais soldats et il avait galopévers eux, sur la terrasse, certain d’être bien ac-cueilli. En effet, à peine eut-il paru que desacclamations enthousiastes retentirent. Bona-parte profita aussitôt de ces bonnes disposi-tions. Par saccades, à mots coupés, ayant tou-jours peine à conduire son cheval, il accusa lesCinq-Cents d’avoir voulu l’assassiner, les cou-vrit d’injures, les accusa d’être à la solde del’Angleterre. Ce fut une scène qui laissa à tousles témoins une impression profonde. Le vi-

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sage de Bonaparte portait des traces de sangqui prêtaient à croire que la tentative d’assassi-nat n’était pas une fable. À la vérité, Bonaparteavait rapporté d’Égypte une irritation des hu-meurs, une sorte d’eczéma, et, dans son éner-vement, il venait d’écorcher ses boutons, cequi lui donnait un aspect « sinistre ». Pour êtredû au hasard, l’effet n’en fut pas moins violent.La troupe, qui avait déjà des rancunes contreles députés qu’elle rendait responsables de sespropres misères, fut saisie de colère et d’émo-tion. On pouvait la conduire où l’on voudrait.Elle était prête à marcher avec son général et àfaire tout ce qu’il lui demanderait.

Il n’était pas possible d’en dire autant desgrenadiers. Non seulement ils gardaient leurattitude incertaine, mais encore ils étaient tra-vaillés par des jacobins, qui, sortant de l’Oran-gerie et bravant la défense de parler aux sol-dats, leur rappelaient leur devoir constitution-nel, les conjuraient de ne pas trahir la Répu-blique, les assuraient que, dans un moment,

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Bonaparte serait mis hors la loi. Ce seul mot,la loi, inspirait du respect à ces hommes quiavaient été comme les gardes du corps de laRévolution. Sans l’autre scène dont nous par-lions tout à l’heure, la seconde, qui au mêmemoment, avait le Conseil des Cinq-Cents pourthéâtre, il est peu probable que les grenadiersdu Corps législatif, de qui tout dépendait,eussent été entraînés.

Cette scène, Lucien venait de la jouer « engrand acteur politique ». Nous l’avons laissécomme il s’efforçait à la tribune de défendreson frère, de le disculper, d’écarter le vote deproscription. L’Assemblée refusait de l’en-tendre. La partie était bien perdue. Alors Lu-cien eut une inspiration. Soudain, il se défait desa toge. Il la jette sur le rebord de la tribuneavec sa toque et son écharpe et, d’une voixqu’il rend pathétique et sonore, s’écrie : « Jedois renoncer à me faire entendre. Il n’y a plusde liberté. En signe de deuil public, je déposeici les marques de la magistrature populaire ».

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C’était encore du théâtre, mais du meilleur.Il ne faut pas oublier que les hommes de cetemps-là avaient l’expérience des journées dela Révolution, des moyens par lesquelss’étaient accomplis tant de thermidors et defructidors, des subterfuges par lesquels, à tra-vers tant de coups de force, les apparencesde la légalité avaient toujours été maintenues.Ce que Lucien venait de tenter, c’était de seconfondre avec la loi, de faire comme si le droitet la liberté de l’Assemblée venaient d’être vio-lés en sa personne. Alors le scrupule des grena-diers céderait. Ces prétoriens de la Révolutionseraient déliés par ce que Sorel appelle juste-ment « un exorcisme sacré », le président desCinq-Cents appelant lui-même la force arméeà faire respecter son autorité contre les Cinq-Cents.

Cependant, après son geste théâtral, Lucienn’était pas en meilleure posture. Furieux decette diversion, les jacobins criaient plus fortque jamais hors la loi ! Ils assaillaient la tribune

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et s’efforçaient d’en arracher Lucien qui étaitsur le point d’être bousculé aussi gravementque l’avait été son frère quelques instants plustôt. Tout à coup, un capitaine à la tête de dixhommes entre dans l’Orangerie en criant Vivela République ! Ce sont des grenadiers envoyésau secours du président en danger. Cette in-tervention est conforme à leur devoir de gar-diens du Corps législatif : la manœuvre de Lu-cien commence à réussir, et Bonaparte, avertipar Frégeville, a compris tout de suite le partiqu’il était possible d’en tirer.

À l’entrée de ces soldats que leur capitaineannonce par un cri d’un loyalisme républicainsi rassurant, les Cinq-Cents se calment. Sansdoute c’est l’armée, fidèle à la Constitution,qui vient se mettre aux ordres des législateurs.Dans cette agréable illusion, les plus acharnésjacobins abandonnent même leur assaut de latribune. Le capitaine y monte, avertit d’un motChazal qui maintenant préside, et, s’adressantà Lucien, lui dit qu’il vient le délivrer et lui de-

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mande de le suivre. Soit qu’il fût épuisé parses efforts, soit qu’il eût une méfiance, Lucienne répondit pas. Il semblait même ne pas voir.Alors le capitaine le prit sous les bras, le portapresque, avec un grand respect, « comme uncorps saint », puis le fit sortir entouré des dixgrenadiers.

Tout cela avait été si rapide que le Conseilne se ressaisit qu’après leur départ. À leur tour,les députés comprirent que la partie venait dese retourner brusquement. Quelques minutesplus tôt, ils pouvaient la gagner. Maintenantelle était bien perdue.

Aussitôt arrivé dans la cour, Lucien, quiavait retrouvé ses esprits, demande un chevalet voilà le président de l’Assemblée aux côtésde son frère. Il ne s’agit plus entre eux de riva-lité. Il n’y a plus de Bonaparte militaire et deBonaparte civil. Tous deux jouent leur destinéeensemble et ce sera la faute de Lucien si, plustard, il gâche la sienne.

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S’avançant vers les grenadiers de la garde,puisque c’était eux qu’il s’agissait de décider,il leur adressa avec feu et avec toute la forcede conviction nécessaire une harangue où illeur démontrait que la liberté était violée. Illes appelait à la sauver et à la rétablir. Le pré-sident du Conseil des Cinq-Cents lui-même dé-clarait que la majorité, dont il était l’expres-sion, se trouvait terrorisée par quelques re-présentants qui, armés de poignards, ne per-mettaient à personne de prendre la parole etmenaçaient leurs collègues de mort. C’étaientdes furieux, d’audacieux brigands, « sans doutesoldés par l’Angleterre », qui s’étaient révoltéscontre le Conseil des Anciens, contre le décretrégulier par lequel le commandement étaitdonné au général Bonaparte. Par là, ilss’étaient mis eux-mêmes hors la loi. Alors iln’y avait plus de recours que dans la forcearmée. « Je confie aux guerriers, dit Lucienen terminant, le soin de délivrer la majoritéde leurs représentants. Généraux, soldats, ci-toyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs

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en France que ceux qui vont se rendre auprèsde moi. Quant à ceux qui persisteront à resterdans l’Orangerie, il importe qu’on les expulse.Ce ne sont plus les représentants du peuplemais les représentants du poignard ».

Discours vraiment décisif. La vérité y étaithabilement déformée ou sollicitée. Mais il de-vait produire l’effet qu’il fallait parce qu’il étaitexactement dans le fil des choses, dans le sensde la journée, parce qu’il restait fidèle au ca-ractère que le coup d’État devait avoir dansla pensée de ceux qui les premiers l’avaientconçu : continuation de la méthode et desidées révolutionnaires et non rupture avecelles ; participation directe des principaux per-sonnages de l’État et des détenteurs de l’auto-rité publique.

Lucien, par sa harangue civile, avait produitsur la garde du Corps législatif l’effet que Na-poléon avait obtenu sur la troupe. Celle-ci, parderrière, bouillait d’entrer en action. Il fallaitpresque la retenir et les grenadiers sentaient

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cette impatience dans leur dos. Lucien s’aper-çoit qu’il a partie gagnée. Acteur excellent, fer-tile en ressources, il imagine encore un autrejeu de scène. Prenant une épée de la main d’undes officiers qui sont près de lui, il en met lapointe sur la poitrine de son frère et jure qu’ille tuera si jamais, au lieu de sauver la Répu-blique, il viole la liberté.

Cette mimique, renouvelée du répertoire dela Révolution, devait être irrésistible. Les gre-nadiers retrouvent les gestes, l’éloquence, lestyle de tragédie dont ils ont été nourris depuisdix ans. Enfin, ils sont conquis. Ils sont à point.Bonaparte qui les surveille, qui lit leurs sen-timents sur leur visage, donne un ordre. Lestambours battent la charge. Murat, avec sonbel allant d’entraîneur d’hommes, se met à latête d’un groupe de grenadiers et se fait suivre.Alors toute la garde constitutionnelle s’ébranle,et, au pas de charge, se dirige vers l’Orangerietandis que la cour se vide devant elle et que,de loin, les curieux, qui ont compris, poussent

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des cris d’encouragement et conspuent les ja-cobins.

Au bruit qui se rapproche, au roulementdes tambours, la panique a commencé dansl’Orangerie. Déjà le public, effrayé, a quittéprécipitamment les galeries. Dans la salle, lesCinq-Cents éperdus voient que c’est la fin et nesavent plus que crier : « Vive la République !Vive la Constitution de l’an III ! » lorsque lespremières baïonnettes apparaissent. L’entréeétait étroite et les soldats ne pénétraient dansla salle qu’assez lentement, tandis que des dé-putés, à la tribune, leur criaient qu’ils « ter-nissaient leurs lauriers ». Mais le mouvementétait lancé. Rien ne pouvait plus le retenir. Mu-rat, toujours en avant, annonçait aux Cinq-Cents que l’Assemblée était dissoute. Les of-ficiers répétaient ses paroles au milieu du tu-multe, ordonnant à tous les représentants desortir. Beaucoup ne se l’étaient pas fait diredeux fois. D’autres, les extrémistes, les enra-gés, ceux qui faisaient le coup de poing tout

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à l’heure, ne pouvaient que le tendre, impuis-sants, refoulés par le flot des hommes armés.En cinq minutes, la salle fut vide. Les unsavaient sauté par les fenêtres. Les autresavaient pris la porte avec plus de calme, pro-testant qu’ils cédaient à la violence. Raresfurent ceux qui restèrent à leur banc, tentèrentune résistance. Les grenadiers soulevaient cesmanifestants de leur siège. On n’insistait pas. Iln’y eut aucune violence contre les personnes.L’évacuation finale fut seulement un peu plusprécipitée et laissa à la garde, qui prenait goûtà sa besogne, une impression de ridicule. Legrenadier Thomas racontait plus tard : « Tousles pigeons pattus se sont sauvés par les croi-sées et nous avons été maîtres de la salle ».Le capitaine Coignet ajoute un trait : « Et puisnous voyons de gros Monsieurs qui passaientpar les croisées ; les manteaux, les beaux bon-nets et les plumes tombaient à terre ; les grena-diers arrachaient les galons de ces beaux man-teaux ».

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Le lendemain, les habitants de Saint-Cloudramassèrent des toques et des écharpes dansles bois. Car, une fois hors de l’Orangerie, lesdéputés ne se trouvèrent pas dans une situa-tion plus agréable. Les abords du palais étaientcernés par la troupe qui fit rapidement circulerles représentants empêtrés dans leur toge ro-maine : ce costume classique, bon pour la so-lennité des séances, ne valait rien pour lacourse à pied. Quand tout le monde fut dehors,les grilles furent fermées et les factionnairesgoguenardaient : « On sort, mais on n’entrepas ».

Le coup d’État était accompli après des flot-tements qui avaient failli lui être funestes. Lereste n’était plus que formalités. Le Conseildes Anciens, fort penaud, siégeait toujours. Ilécoutait un des Cinq-Cents, un obstiné qui nerenonçait pas et qui était venu lui dénoncerl’attentat commis contre la représentation po-pulaire, lorsque Lucien entra et coupa court.Il raconta l’événement, le justifia encore par

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la tentative d’assassinat contre son frère. LesAnciens ne demandaient qu’à se laisserconvaincre. Le coup étant fait, ils étaient déjàconvaincus depuis dix minutes, et, cette fois,prêts à voter tout ce que l’on voudrait. L’em-pressé Cornudet, prompt à rendre service et àrédiger des textes, apporta le projet de Consti-tution provisoire, but des conjurés : troisConsuls, Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos,ajournement des Conseils jusqu’à la Constitu-tion définitive. Il n’y eut qu’un seul opposant.« La farce est jouée », fit Réal.

Personne n’a répété ce qui se dit entre lesconjurés lorsqu’ils se retrouvèrent dans ce sa-lon où ils avaient vu de près la déroute et passépar de mortelles angoisses. On sait seulementque Talleyrand prononça ce mot sage : « Il fautdîner ». On ignore où Bonaparte et les princi-paux auteurs du coup d’État dînèrent. Ce dutêtre agréablement. Les nouvelles de Parisétaient bonnes. La population approuvaitl’événement de Saint-Cloud et s’en réjouissait.

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Il n’y avait pas à craindre un retour offensif desjacobins : Fouché, plein de prévoyance, étaitsur le qui-vive. Ses agents surveillaient lesportes de Paris pour interdire l’entrée aux « en-ragés » des Cinq-Cents qui eussent tenté unedernière chance de soulever les faubourgs. Latranquillité dans la capitale était parfaite. Onjoua dans les théâtres comme à l’ordinaire et lepréfet de police y fit lire une notice officielle,relation succincte et d’un arrangement ingé-nieux. Le public était informé que le généralBonaparte « étant entré au Conseil des Cinq-Cents pour dénoncer des manœuvres contre-révolutionnaires », avait failli être assassiné.Par bonheur, « le génie de la République avaitsauvé ce général », et « le Corps législatif avaitpris toutes les mesures qui pouvaient assurerle triomphe et la gloire de la République ». Lafable était audacieuse. Mais les Parisiens nedemandaient qu’à l’accepter.

On s’occupait, à Saint-Cloud, à donner àcette fable un semblant de consistance. Sieyès,

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Lucien, Bonaparte lui-même ne renonçaientpas à habiller le coup de force dans les formesparlementaires. Après avoir chassé et disperséles Cinq-Cents, on se mit à la recherche deceux qui, déjà consentants ou assouplis parl’épreuve, voudraient bien revenir siéger. Unecurieuse chasse à l’homme commença dans lanuit. On courait maintenant après les fuyards.On put en ramener un certain nombre, centcinquante environ, peut-être plus si l’on enjuge par les compensations qui furent accor-dées plus tard à d’anciens membres des Cinq-Cents.

Aux chandelles, devant ce Parlement-crou-pion, Lucien, ayant repris le fauteuil de la pré-sidence, fit voter le changement de Constitu-tion que les Anciens avaient déjà adopté. Toutfut fait dans les règles. Une commission futnommée. Des rapporteurs conclurent à l’adop-tion. Boulay et Cabanis justifièrent les événe-ments de la journée, selon la doctrine brumai-rienne, par le besoin de renforcer le gouverne-

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ment afin de sauver la Révolution et la Répu-blique, de les arracher aux partis et de concilierl’ordre et la liberté. C’est ce que Taine appelle« l’alliance de la philosophie et du sabre ».Tout brumaire est là. Et, pour consacrer l’al-liance, les trois Consuls déjà désignés furentinvités à prêter serment à la République une etindivisible et à ses principes. Les législateursprésents jurèrent à leur tour. Un orateur dé-clara que c’était aussi beau et aussi grand quele serment du Jeu de Paume. Peut-être était-il sincère. On cachait sous les fleurs de l’anti-phrase le rôle que les baïonnettes venaient dejouer, la force des baïonnettes, ô Mirabeau !

Cette régularisation du coup d’État, cesdernières formalités parlementaires durèrentjusqu’à onze heures du soir. Alors Bonaparte ti-ra une proclamation au pays qu’il tenait touteprête. Il y insistait sur la tentative d’assassinat,vraiment précieuse, dont il avait failli être vic-time. C’était l’excuse du coup de force, il an-nonçait aussi qu’il n’était « l’homme d’aucun

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parti ». Et c’était ce qui devait le mieux plaireaux Français.

Tout était fini et finissait bien. On rentratard à Paris dans des voitures qui avaient failli,quelques heures plus tôt, servir à la fuite. Bo-naparte, qui avait pour compagnon le fidèleBourrienne, resta silencieux jusqu’au retourrue de la Victoire. On est libre de penser qu’ilméditait son gouvernement futur. Il avait aussile droit d’être brisé par les émotions de cesdeux jours.

Sieyès et Roger-Ducos n’avaient d’autre do-micile que le Luxembourg. Ils y revinrent cou-cher à deux pas de Gohier et de Moulin tou-jours gardés à vue. Moreau n’avait pas quittésa faction une minute. Comme il s’ennuyait,il avait beaucoup fumé, au point d’incommo-der ses prisonniers. Moreau, qui avait failli êtrechoisi par Sieyès pour exécuter le coup d’État,avait fumé la pipe pendant que Bonaparte pre-nait le pouvoir…

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CHAPITRE VI

CONCLUSION

« Il me faut une épée, » avait dit Sieyèsquelques mois plus tôt. L’homme aux sen-tences se défendait d’avoir dit, après le 18 bru-maire : « Messieurs, nous avons un maître ; cejeune homme sait tout, peut tout et veut tout ».Mais, ce qui revenait à peu près au même,Sieyès avait répondu à Bonaparte, qui lui of-frait d’être deuxième consul : « Je ne veux pasêtre votre aide de camp ». Il sera comte del’Empire.

Sieyès avait été l’instrument de toute cetteaffaire, et, à la vérité, le principal instrument.Rien n’eût été possible sans lui. Le 18 brumairereste le type du coup d’État organisé de l’inté-

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rieur. D’ailleurs imparfaitement organisé. « Ja-mais coup d’État plus mal conçu ne fut plusmal conduit ». Coup d’État d’idéologues, servipar un général très jeune, novice en politiqueet passablement intrigant.

Et pourtant, cette opération césarienne res-tait dans le fil des traditions révolutionnaires.Si elle avait échoué, ce qui ne fut pas loin d’ad-venir, il se fût probablement produit ce que lesconjurés cherchaient à éviter par-dessus tout,ce qui était reculé jusqu’en 1814 : une restaura-tion de la monarchie. La logique de la situationvoulait ou bien un dictateur pour continuer laRévolution, ou bien les Bourbons pour la finir.Le coup d’État une fois accompli, il n’y avaitplus, pour ses promoteurs parlementaires, deplace qu’en sous-ordre. Sieyès lui-même se ré-signa tout de suite aux coups de hache que Bo-naparte donna dans sa Constitution.

Le lendemain de la journée de Saint-Cloud,la France entière se trouva consentante. Il nedevait plus y avoir d’adversaires et d’oppo-

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sants sérieux que les royalistes intransigeants.C’était donc bien la France de la Révolutionqui donnait à Bonaparte le pouvoir personnel.Thiers a dit pourquoi. Il l’a dit, sans doute,avec une emphase d’assez mauvais goût, maisavec assez de vérité pour que sa conclusiondoive servir à tout récit de cet événement fa-meux :

« Le 18 et le 19 brumaire, dit Thiers, étaientdonc nécessaires. On pourrait seulement direque le 20 fut condamnable et que le héros abu-sa du service qu’il venait de rendre. Mais onrépondra qu’il venait achever une tâche mysté-rieuse, qu’il tenait, sans s’en douter, de la des-tinée et qu’il accomplissait sans le vouloir. Cen’était pas la liberté qu’il venait fonder, car ellene pouvait pas exister encore ; il venait, sousles formes monarchiques, continuer la révolu-tion dans le monde ; il venait la continuer en seplaçant, lui, plébéien, sur un trône ; en condui-sant le pontife à Paris pour verser l’huile sa-crée sur un front plébéien ; en créant une aris-

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tocratie avec des plébéiens ; en obligeant lesvieilles aristocraties à s’associer à son aristo-cratie plébéienne ; en faisant des rois avec desplébéiens ; en recevant dans son lit la fille desCésars et en mêlant un sang plébéien à l’un dessangs les plus vieux de l’Europe ; en mêlant en-fin tous les peuples, en répandant les lois fran-çaises en Allemagne, en Italie, en Espagne ; endonnant des démentis à tant de prestiges, enébranlant, en confondant tant de choses ».

Faites abstraction de la redondance, toutcela est vrai. Le citoyen Bonaparte, premierconsul, puis consul à vie, puis empereur, venaitcontinuer la Révolution. Il venait aussi conti-nuer la guerre révolutionnaire, la guerre pourles frontières naturelles, qui ne finira qu’à Wa-terloo. Si le 18 brumaire a trompé et dupé quel-qu’un, c’est l’homme dans la rue qui voulaitl’ordre mais qui criait aussi : « Vive la paix ! ».Le coup d’État a été fait contre les « patriotes »jacobins, mais il les a presque tous ralliés en-suite parce qu’il devait anéantir la « faction des

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anciennes limites », le parti des conservateurset des « monarchiens ».

De l’ouverture des États Généraux au18 brumaire, il y a dix ans et demi. Il y ena quinze du 18 brumaire à la première abdi-cation. Tout cela est d’un seul tenant, dansun espace de temps relativement court. Et lescontemporains savaient très bien dans quellesconditions Bonaparte avait pris le pouvoir. Ilssavaient que la journée de Saint-Cloud, dontl’issue, jusqu’au dernier moment, était restéedouteuse, n’avait été qu’une journée révolu-tionnaire comme une autre. L’impression dura.Il y eut des témoins et des acteurs de ces évé-nements pour en retenir la moralité. Si la cam-pagne de Marengo avait mal tourné, des rem-plaçants étaient prêts. Quand survinrent lesrevers d’Espagne, les premiers de l’Empire,quelques-uns des bénéficiaires du régime sedemandèrent si ce n’était pas le moment de« réaliser ». Le général Malet lui-même, danssa conspiration avortée, se souviendra des ori-

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gines de l’Empire napoléonien. Enfin, le31 mars 1814, le Sénat qui proclamera la dé-chéance de l’empereur sera le résidu desConseils de 1799, eux-mêmes issus de laConvention. « On vit alors, dit Albert Sorel,les hommes qui l’avaient élevé en brumaire lerenverser du pouvoir par les mêmes moyens,et, en quelque sorte, par une répétition desmêmes scènes. Parmi les maréchaux qui lui ar-rachèrent son abdication à Fontainebleau, onaurait reconnu des figurants de son escorte deSaint-Cloud ». De même Talleyrand et Fouchéseront encore là, avec leurs procédés, leursintrigues invariables. Ils seront là, cette fois,pour le renverser. La fragilité de l’Empire étaitdans les incertitudes du 18 brumaire.

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Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Bainville, Jacques, Le dix-huitbrumaire, Récits d’autrefois, Paris, Hachette,1925. D’autres éditions ont pu être consultéesen vue de l’établissement du présent texte.L’illustration de première page reprend le dé-tail de Orangerie du parc de Saint-Cloud – Coupd'État des 18-19 brumaire an VIII Le général Bo-naparte au Conseil des Cinq-Cents, à Saint Cloud.10 novembre 1799, huile sur toile de FrançoisBouchot, 1840 (Palais de Versailles).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Merci

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— Sources :

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1 « Que les armes cèdent à la toge ! ». C’est unvers que Cicéron fit à sa propre louange, en mé-moire de son consulat.

2 « L’avènement de Bonaparte ». C’est le récitd’Albert Vandal, complet et vrai, que nous suivronspresque toujours pour les deux Journées.

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Table des matières

RÉCITS D’AUTREFOISCHAPITRE Ier LES ANTÉCÉDENTSET LES CAUSESCHAPITRE II LA PRÉPARATIONCHAPITRE III L’ORGANISATIONCHAPITRE IV LE 18, JOURNÉE FA-CILECHAPITRE V À SAINT-CLOUD, LE19CHAPITRE VI CONCLUSIONCe livre numérique