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Le Caillou philosophe, une jolie histoire offerte par Little Fashion Gallery avec le LFBook de la collection Printemps/Eté 2013.
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Le Caillou philosophe*
_* Un philosophe est un penseur.
Un caillou philosophe est un caillou qui pense.
TEXTE CLAIRE CASTILLONILLUSTRATIONS MARINA VANDEL
CETTE HISTOIRE ILLUS-
TRÉE
VOUS EST OFFERTE PAR
LITTLE FASHION
GALLERY
_
_
Je suis Cayoutchou, un caillou rond et gris, rose sous certaines lumières.
J’allais dire rose quand je souris. Mais je ne souris plus depuis long-
temps. Je suis originaire du mont Blanc, le plus haut sommet d’Europe.
Aujourd’hui, j’habite à Saint-Étienne, 72, rue du Hors-Piste. Oui, ça va,
hein… Je ne suis pas d’humeur à plaisanter.
Bertrand a cru bon de me baptiser, puis de m’offrir à sa maman.
Du haut de ses sept ans, il est parti au ski. Et il en est revenu avec moi
dans sa poche. Ah ça ! Coincé dans son anorak, j’ai peu chanté au
retour dans le car. Je pensais à ma famille de cailloux, à mon petit
coin tranquille entre mes grands-parents, à l’ombre d’un sapin et au
pied d’un ruisseau. À la montagne, je vivais en pleine nature. Quelque-
fois, une marmotte prenait appui sur moi pour sauter jusqu’aux herbes
sans se mouiller les pieds. Bertrand aurait dû choisir d’emporter avec
lui ma cousine Jessica, elle rêve de la ville, elle voudrait être pavé, elle
estime que caillou, c’est sans avenir. Elle ne croit pas si bien dire. Si
elle voyait la place que j’occupe aujourd’hui, moi Cayoutchou, comme
bouchon au fond d’un évier… Blanc, certes. Mais blanc usé !
La maman de Bertrand s’est d’abord extasiée sur ma délicatesse.
Le temps passant, je n’ai plus eu droit à ma place sur la fenêtre de la
cuisine, entre le vase de fleurs et le pot de thym, car elle a décidé de me
planter dans l’évier.
Regarde comme ton caillou permet parfaitement de fermer le trou
de l’évier, a-t-elle dit à Bertrand, Cayoutchou va servir de bonde !
Depuis, je vis coincé là, avec, deux fois par jour, la vaisselle qu’on
me déverse. Dessus. On laisse tremper. Je me souviens d’oncle Roland,
le père de Jessica, il me mettait en garde. Comme il avait raison ! Il me
disait qu’hélas, je ne servirais jamais qu’à faire des ricochets ou à viser
des cibles. Oncle Roland en souffrait :
— Mes enfants, nous, cailloux, avons une belle âme ! Mais comment
le dire aux gens qui nous prennent seulement pour des projectiles ?
Avec le temps, je noircis. Je prends garde à mon esprit. Le soir, je
le force à voyager, en rêve et en pensée, jusqu’à ma belle montagne.
Là, je retrouve mes amis, pierres, coccinelles, conifères, génépis. Je me
repose auprès d’eux. Je me dis qu’un jour, bientôt, je les retrouverai,
alors je suis patient. Car je suis philosophe.
Mais, à force de tremper dans de l’eau sale, ça me gratte, figurez-
vous ! J’ai de la mousse qui pousse. Et mon manteau tout vert – enfin,
vert jaune parce que la chlorophylle ne court pas les éviers – intrigue
soudain Bertrand. Il me regarde germer. Je fais une allergie au liquide
vaisselle mais Bertrand est intrigué. Et si j’étais vivant ?
Dans ma tête, je lui déclame un poème et je voudrais qu’il l’entende.
Libère-moi, tu me le dois ! Il me glisse dans sa poche et part en pro-
menade. Au bord de la rivière, il me ressort et me lave. Je suis prêt à
encaisser un ricochet si c’est pour regagner ma liberté… Mais Bertrand
me lâche doucement. Gentiment, il me dit :
— Tu deviens moche, tu péris. Va vite, petit Cayoutchou,
l’eau est meilleure ici…
Rose, blanc, étincelant, je remonte le courant. Quand je reverrai les
miens, je penserai à Bertrand, petit garçon philosophe qui a compris
sans les mots que la liberté, c’est beau.