86
HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE ROUGE

L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

HONOREacute DE BALZAC

LA COMEacuteDIE HUMAINEEacuteTUDES PHILOSOPHIQUES

LrsquoAUBERGE ROUGE

Agrave MONSIEUR LE MARQUIS DE CUSTINE

En je ne sais quelle anneacutee un banquier deParis qui avait des relations commerciales tregraves-eacutetendues en Allemagne fecirctait un de ces amislongtemps inconnus que les neacutegociants se fontde place en place par correspondance Cet amichef de je ne sais quelle maison assez impor-tante de Nuremberg eacutetait un bon gros Alle-mand homme de goucirct et drsquoeacuterudition hommede pipe surtout ayant une belle une large fi-gure nurembergeoise au front carreacute bien deacute-couvert et deacutecoreacute de quelques cheveux blondsassez rares Il offrait le type des enfants de cettepure et noble Germanie si fertile en caractegravereshonorables et dont les paisibles mœurs ne sesont jamais deacutementies mecircme apregraves sept in-vasions Lrsquoeacutetranger riait avec simplesse eacutecou-tait attentivement et buvait remarquablementbien en paraissant aimer le vin de Champagneautant peut-ecirctre que les vins pailleacutes du Jo-hannisberg Il se nommait Hermann commepresque tous les Allemands mis en scegravene par les

auteurs En homme qui ne sait rien faire leacutegegrave-rement il eacutetait bien assis agrave la table du banquiermangeait avec ce tudesque appeacutetit si ceacutelegravebreen Europe et disait un adieu consciencieux agravela cuisine du grand CAREcircME Pour faire hon-neur agrave son hocircte le maicirctre du logis avait convieacutequelques amis intimes capitalistes ou com-merccedilants plusieurs femmes aimables joliesdont le gracieux babil et les maniegraveres francheseacutetaient en harmonie avec la cordialiteacute germa-nique Vraiment si vous aviez pu voir commejrsquoen eus le plaisir cette joyeuse reacuteunion de gensqui avaient rentreacute leurs griffes commercialespour speacuteculer sur les plaisirs de la vie il vouseucirct eacuteteacute difficile de haiumlr les escomptes usurairesou de maudire les faillites Lrsquohomme ne peutpas toujours mal faire Aussi mecircme dans la so-cieacuteteacute des pirates doit-il se rencontrer quelquesheures douces pendant lesquelles vous croyezecirctre dans leur sinistre vaisseau comme sur uneescarpolette

― Avant de nous quitter monsieur Her-mann va nous raconter encore je lrsquoespegravere unehistoire allemande qui nous fasse bien peur

Ces paroles furent prononceacutees au dessert parune jeune personne pacircle et blonde qui sansdoute avait lu les contes drsquoHoffmann et les ro-mans de Walter Scott Crsquoeacutetait la fille unique dubanquier ravissante creacuteature dont lrsquoeacuteducationsrsquoachevait au Gymnase et qui raffolait despiegraveces qursquoon y joue En ce moment les convivesse trouvaient dans cette heureuse dispositionde paresse et de silence ougrave nous met un re-pas exquis quand nous avons un peu trop preacute-sumeacute de notre puissance digestive Le dos ap-puyeacute sur sa chaise le poignet leacutegegraverement soute-nu par le bord de la table chaque convive jouaitindolemment avec la lame doreacutee de son cou-teau Quand un dicircner arrive agrave ce moment de deacute-clin certaines gens tourmentent le peacutepin drsquounepoire  drsquoautres roulent une mie de pain entrele pouce et lrsquoindex  les amoureux tracent des

lettres informes avec les deacutebris des fruits  lesavares comptent leurs noyaux et les rangent surleur assiette comme un dramaturge dispose sescomparses au fond drsquoun theacuteacirctre Crsquoest de pe-tites feacuteliciteacutes gastronomiques dont nrsquoa pas te-nu compte dans son livre Brillat-Savarin au-teur si complet drsquoailleurs Les valets avaient dis-paru Le dessert eacutetait comme une escadre apregravesle combat tout deacutesempareacute pilleacute fleacutetri Les platserraient sur la table malgreacute lrsquoobstination aveclaquelle la maicirctresse du logis essayait de lesfaire remettre en place Quelques personnes re-gardaient des vues de Suisse symeacutetriquementaccrocheacutees sur les parois grises de la salle agravemanger Nul convive ne srsquoennuyait Nous neconnaissons point drsquohomme qui se soit encoreattristeacute pendant la digestion drsquoun bon dicircnerNous aimons alors agrave rester dans je ne sais quelcalme espegravece de juste milieu entre la recircveriedu penseur et la satisfaction des animaux rumi-nants qursquoil faudrait appeler la meacutelancolie ma-

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 2: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Agrave MONSIEUR LE MARQUIS DE CUSTINE

En je ne sais quelle anneacutee un banquier deParis qui avait des relations commerciales tregraves-eacutetendues en Allemagne fecirctait un de ces amislongtemps inconnus que les neacutegociants se fontde place en place par correspondance Cet amichef de je ne sais quelle maison assez impor-tante de Nuremberg eacutetait un bon gros Alle-mand homme de goucirct et drsquoeacuterudition hommede pipe surtout ayant une belle une large fi-gure nurembergeoise au front carreacute bien deacute-couvert et deacutecoreacute de quelques cheveux blondsassez rares Il offrait le type des enfants de cettepure et noble Germanie si fertile en caractegravereshonorables et dont les paisibles mœurs ne sesont jamais deacutementies mecircme apregraves sept in-vasions Lrsquoeacutetranger riait avec simplesse eacutecou-tait attentivement et buvait remarquablementbien en paraissant aimer le vin de Champagneautant peut-ecirctre que les vins pailleacutes du Jo-hannisberg Il se nommait Hermann commepresque tous les Allemands mis en scegravene par les

auteurs En homme qui ne sait rien faire leacutegegrave-rement il eacutetait bien assis agrave la table du banquiermangeait avec ce tudesque appeacutetit si ceacutelegravebreen Europe et disait un adieu consciencieux agravela cuisine du grand CAREcircME Pour faire hon-neur agrave son hocircte le maicirctre du logis avait convieacutequelques amis intimes capitalistes ou com-merccedilants plusieurs femmes aimables joliesdont le gracieux babil et les maniegraveres francheseacutetaient en harmonie avec la cordialiteacute germa-nique Vraiment si vous aviez pu voir commejrsquoen eus le plaisir cette joyeuse reacuteunion de gensqui avaient rentreacute leurs griffes commercialespour speacuteculer sur les plaisirs de la vie il vouseucirct eacuteteacute difficile de haiumlr les escomptes usurairesou de maudire les faillites Lrsquohomme ne peutpas toujours mal faire Aussi mecircme dans la so-cieacuteteacute des pirates doit-il se rencontrer quelquesheures douces pendant lesquelles vous croyezecirctre dans leur sinistre vaisseau comme sur uneescarpolette

― Avant de nous quitter monsieur Her-mann va nous raconter encore je lrsquoespegravere unehistoire allemande qui nous fasse bien peur

Ces paroles furent prononceacutees au dessert parune jeune personne pacircle et blonde qui sansdoute avait lu les contes drsquoHoffmann et les ro-mans de Walter Scott Crsquoeacutetait la fille unique dubanquier ravissante creacuteature dont lrsquoeacuteducationsrsquoachevait au Gymnase et qui raffolait despiegraveces qursquoon y joue En ce moment les convivesse trouvaient dans cette heureuse dispositionde paresse et de silence ougrave nous met un re-pas exquis quand nous avons un peu trop preacute-sumeacute de notre puissance digestive Le dos ap-puyeacute sur sa chaise le poignet leacutegegraverement soute-nu par le bord de la table chaque convive jouaitindolemment avec la lame doreacutee de son cou-teau Quand un dicircner arrive agrave ce moment de deacute-clin certaines gens tourmentent le peacutepin drsquounepoire  drsquoautres roulent une mie de pain entrele pouce et lrsquoindex  les amoureux tracent des

lettres informes avec les deacutebris des fruits  lesavares comptent leurs noyaux et les rangent surleur assiette comme un dramaturge dispose sescomparses au fond drsquoun theacuteacirctre Crsquoest de pe-tites feacuteliciteacutes gastronomiques dont nrsquoa pas te-nu compte dans son livre Brillat-Savarin au-teur si complet drsquoailleurs Les valets avaient dis-paru Le dessert eacutetait comme une escadre apregravesle combat tout deacutesempareacute pilleacute fleacutetri Les platserraient sur la table malgreacute lrsquoobstination aveclaquelle la maicirctresse du logis essayait de lesfaire remettre en place Quelques personnes re-gardaient des vues de Suisse symeacutetriquementaccrocheacutees sur les parois grises de la salle agravemanger Nul convive ne srsquoennuyait Nous neconnaissons point drsquohomme qui se soit encoreattristeacute pendant la digestion drsquoun bon dicircnerNous aimons alors agrave rester dans je ne sais quelcalme espegravece de juste milieu entre la recircveriedu penseur et la satisfaction des animaux rumi-nants qursquoil faudrait appeler la meacutelancolie ma-

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 3: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

En je ne sais quelle anneacutee un banquier deParis qui avait des relations commerciales tregraves-eacutetendues en Allemagne fecirctait un de ces amislongtemps inconnus que les neacutegociants se fontde place en place par correspondance Cet amichef de je ne sais quelle maison assez impor-tante de Nuremberg eacutetait un bon gros Alle-mand homme de goucirct et drsquoeacuterudition hommede pipe surtout ayant une belle une large fi-gure nurembergeoise au front carreacute bien deacute-couvert et deacutecoreacute de quelques cheveux blondsassez rares Il offrait le type des enfants de cettepure et noble Germanie si fertile en caractegravereshonorables et dont les paisibles mœurs ne sesont jamais deacutementies mecircme apregraves sept in-vasions Lrsquoeacutetranger riait avec simplesse eacutecou-tait attentivement et buvait remarquablementbien en paraissant aimer le vin de Champagneautant peut-ecirctre que les vins pailleacutes du Jo-hannisberg Il se nommait Hermann commepresque tous les Allemands mis en scegravene par les

auteurs En homme qui ne sait rien faire leacutegegrave-rement il eacutetait bien assis agrave la table du banquiermangeait avec ce tudesque appeacutetit si ceacutelegravebreen Europe et disait un adieu consciencieux agravela cuisine du grand CAREcircME Pour faire hon-neur agrave son hocircte le maicirctre du logis avait convieacutequelques amis intimes capitalistes ou com-merccedilants plusieurs femmes aimables joliesdont le gracieux babil et les maniegraveres francheseacutetaient en harmonie avec la cordialiteacute germa-nique Vraiment si vous aviez pu voir commejrsquoen eus le plaisir cette joyeuse reacuteunion de gensqui avaient rentreacute leurs griffes commercialespour speacuteculer sur les plaisirs de la vie il vouseucirct eacuteteacute difficile de haiumlr les escomptes usurairesou de maudire les faillites Lrsquohomme ne peutpas toujours mal faire Aussi mecircme dans la so-cieacuteteacute des pirates doit-il se rencontrer quelquesheures douces pendant lesquelles vous croyezecirctre dans leur sinistre vaisseau comme sur uneescarpolette

― Avant de nous quitter monsieur Her-mann va nous raconter encore je lrsquoespegravere unehistoire allemande qui nous fasse bien peur

Ces paroles furent prononceacutees au dessert parune jeune personne pacircle et blonde qui sansdoute avait lu les contes drsquoHoffmann et les ro-mans de Walter Scott Crsquoeacutetait la fille unique dubanquier ravissante creacuteature dont lrsquoeacuteducationsrsquoachevait au Gymnase et qui raffolait despiegraveces qursquoon y joue En ce moment les convivesse trouvaient dans cette heureuse dispositionde paresse et de silence ougrave nous met un re-pas exquis quand nous avons un peu trop preacute-sumeacute de notre puissance digestive Le dos ap-puyeacute sur sa chaise le poignet leacutegegraverement soute-nu par le bord de la table chaque convive jouaitindolemment avec la lame doreacutee de son cou-teau Quand un dicircner arrive agrave ce moment de deacute-clin certaines gens tourmentent le peacutepin drsquounepoire  drsquoautres roulent une mie de pain entrele pouce et lrsquoindex  les amoureux tracent des

lettres informes avec les deacutebris des fruits  lesavares comptent leurs noyaux et les rangent surleur assiette comme un dramaturge dispose sescomparses au fond drsquoun theacuteacirctre Crsquoest de pe-tites feacuteliciteacutes gastronomiques dont nrsquoa pas te-nu compte dans son livre Brillat-Savarin au-teur si complet drsquoailleurs Les valets avaient dis-paru Le dessert eacutetait comme une escadre apregravesle combat tout deacutesempareacute pilleacute fleacutetri Les platserraient sur la table malgreacute lrsquoobstination aveclaquelle la maicirctresse du logis essayait de lesfaire remettre en place Quelques personnes re-gardaient des vues de Suisse symeacutetriquementaccrocheacutees sur les parois grises de la salle agravemanger Nul convive ne srsquoennuyait Nous neconnaissons point drsquohomme qui se soit encoreattristeacute pendant la digestion drsquoun bon dicircnerNous aimons alors agrave rester dans je ne sais quelcalme espegravece de juste milieu entre la recircveriedu penseur et la satisfaction des animaux rumi-nants qursquoil faudrait appeler la meacutelancolie ma-

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 4: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

auteurs En homme qui ne sait rien faire leacutegegrave-rement il eacutetait bien assis agrave la table du banquiermangeait avec ce tudesque appeacutetit si ceacutelegravebreen Europe et disait un adieu consciencieux agravela cuisine du grand CAREcircME Pour faire hon-neur agrave son hocircte le maicirctre du logis avait convieacutequelques amis intimes capitalistes ou com-merccedilants plusieurs femmes aimables joliesdont le gracieux babil et les maniegraveres francheseacutetaient en harmonie avec la cordialiteacute germa-nique Vraiment si vous aviez pu voir commejrsquoen eus le plaisir cette joyeuse reacuteunion de gensqui avaient rentreacute leurs griffes commercialespour speacuteculer sur les plaisirs de la vie il vouseucirct eacuteteacute difficile de haiumlr les escomptes usurairesou de maudire les faillites Lrsquohomme ne peutpas toujours mal faire Aussi mecircme dans la so-cieacuteteacute des pirates doit-il se rencontrer quelquesheures douces pendant lesquelles vous croyezecirctre dans leur sinistre vaisseau comme sur uneescarpolette

― Avant de nous quitter monsieur Her-mann va nous raconter encore je lrsquoespegravere unehistoire allemande qui nous fasse bien peur

Ces paroles furent prononceacutees au dessert parune jeune personne pacircle et blonde qui sansdoute avait lu les contes drsquoHoffmann et les ro-mans de Walter Scott Crsquoeacutetait la fille unique dubanquier ravissante creacuteature dont lrsquoeacuteducationsrsquoachevait au Gymnase et qui raffolait despiegraveces qursquoon y joue En ce moment les convivesse trouvaient dans cette heureuse dispositionde paresse et de silence ougrave nous met un re-pas exquis quand nous avons un peu trop preacute-sumeacute de notre puissance digestive Le dos ap-puyeacute sur sa chaise le poignet leacutegegraverement soute-nu par le bord de la table chaque convive jouaitindolemment avec la lame doreacutee de son cou-teau Quand un dicircner arrive agrave ce moment de deacute-clin certaines gens tourmentent le peacutepin drsquounepoire  drsquoautres roulent une mie de pain entrele pouce et lrsquoindex  les amoureux tracent des

lettres informes avec les deacutebris des fruits  lesavares comptent leurs noyaux et les rangent surleur assiette comme un dramaturge dispose sescomparses au fond drsquoun theacuteacirctre Crsquoest de pe-tites feacuteliciteacutes gastronomiques dont nrsquoa pas te-nu compte dans son livre Brillat-Savarin au-teur si complet drsquoailleurs Les valets avaient dis-paru Le dessert eacutetait comme une escadre apregravesle combat tout deacutesempareacute pilleacute fleacutetri Les platserraient sur la table malgreacute lrsquoobstination aveclaquelle la maicirctresse du logis essayait de lesfaire remettre en place Quelques personnes re-gardaient des vues de Suisse symeacutetriquementaccrocheacutees sur les parois grises de la salle agravemanger Nul convive ne srsquoennuyait Nous neconnaissons point drsquohomme qui se soit encoreattristeacute pendant la digestion drsquoun bon dicircnerNous aimons alors agrave rester dans je ne sais quelcalme espegravece de juste milieu entre la recircveriedu penseur et la satisfaction des animaux rumi-nants qursquoil faudrait appeler la meacutelancolie ma-

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 5: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Avant de nous quitter monsieur Her-mann va nous raconter encore je lrsquoespegravere unehistoire allemande qui nous fasse bien peur

Ces paroles furent prononceacutees au dessert parune jeune personne pacircle et blonde qui sansdoute avait lu les contes drsquoHoffmann et les ro-mans de Walter Scott Crsquoeacutetait la fille unique dubanquier ravissante creacuteature dont lrsquoeacuteducationsrsquoachevait au Gymnase et qui raffolait despiegraveces qursquoon y joue En ce moment les convivesse trouvaient dans cette heureuse dispositionde paresse et de silence ougrave nous met un re-pas exquis quand nous avons un peu trop preacute-sumeacute de notre puissance digestive Le dos ap-puyeacute sur sa chaise le poignet leacutegegraverement soute-nu par le bord de la table chaque convive jouaitindolemment avec la lame doreacutee de son cou-teau Quand un dicircner arrive agrave ce moment de deacute-clin certaines gens tourmentent le peacutepin drsquounepoire  drsquoautres roulent une mie de pain entrele pouce et lrsquoindex  les amoureux tracent des

lettres informes avec les deacutebris des fruits  lesavares comptent leurs noyaux et les rangent surleur assiette comme un dramaturge dispose sescomparses au fond drsquoun theacuteacirctre Crsquoest de pe-tites feacuteliciteacutes gastronomiques dont nrsquoa pas te-nu compte dans son livre Brillat-Savarin au-teur si complet drsquoailleurs Les valets avaient dis-paru Le dessert eacutetait comme une escadre apregravesle combat tout deacutesempareacute pilleacute fleacutetri Les platserraient sur la table malgreacute lrsquoobstination aveclaquelle la maicirctresse du logis essayait de lesfaire remettre en place Quelques personnes re-gardaient des vues de Suisse symeacutetriquementaccrocheacutees sur les parois grises de la salle agravemanger Nul convive ne srsquoennuyait Nous neconnaissons point drsquohomme qui se soit encoreattristeacute pendant la digestion drsquoun bon dicircnerNous aimons alors agrave rester dans je ne sais quelcalme espegravece de juste milieu entre la recircveriedu penseur et la satisfaction des animaux rumi-nants qursquoil faudrait appeler la meacutelancolie ma-

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 6: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

lettres informes avec les deacutebris des fruits  lesavares comptent leurs noyaux et les rangent surleur assiette comme un dramaturge dispose sescomparses au fond drsquoun theacuteacirctre Crsquoest de pe-tites feacuteliciteacutes gastronomiques dont nrsquoa pas te-nu compte dans son livre Brillat-Savarin au-teur si complet drsquoailleurs Les valets avaient dis-paru Le dessert eacutetait comme une escadre apregravesle combat tout deacutesempareacute pilleacute fleacutetri Les platserraient sur la table malgreacute lrsquoobstination aveclaquelle la maicirctresse du logis essayait de lesfaire remettre en place Quelques personnes re-gardaient des vues de Suisse symeacutetriquementaccrocheacutees sur les parois grises de la salle agravemanger Nul convive ne srsquoennuyait Nous neconnaissons point drsquohomme qui se soit encoreattristeacute pendant la digestion drsquoun bon dicircnerNous aimons alors agrave rester dans je ne sais quelcalme espegravece de juste milieu entre la recircveriedu penseur et la satisfaction des animaux rumi-nants qursquoil faudrait appeler la meacutelancolie ma-

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 7: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

teacuterielle de la gastronomie Aussi les convivesse tournegraverent-ils spontaneacutement vers le bon Al-lemand enchanteacutes tous drsquoavoir une ballade agraveeacutecouter fut-elle mecircme sans inteacuterecirct Pendantcette benoicircte pause la voix drsquoun conteur sembletoujours deacutelicieuse agrave nos sens engourdis elleen favorise le bonheur neacutegatif Chercheur detableaux jrsquoadmirais ces visages eacutegayeacutes par unsourire eacuteclaireacutes par les bougies et que la bonnechegravere avait empourpreacutes  leurs expressions di-verses produisaient de piquants effets agrave traversles candeacutelabres les corbeilles en porcelaine lesfruits et les cristaux

Mon imagination fut tout agrave coup saisie parlrsquoaspect du convive qui se trouvait preacuteciseacutementen face de moi Crsquoeacutetait un homme de moyennetaille assez gras rieur qui avait la tournure lesmaniegraveres drsquoun agent de change et qui paraissaitnrsquoecirctre doueacute que drsquoun esprit fort ordinaire je nelrsquoavais pas encore remarqueacute  en ce moment safigure sans doute assombrie par un faux jour

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 8: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

me parut avoir changeacute de caractegravere  elle eacutetaitdevenue terreuse  des teintes violacirctres la sillon-naient Vous eussiez dit de la tecircte cadaveacuteriquedrsquoun agonisant Immobile comme les person-nages peints dans un Diorama ses yeux heacutebeacute-teacutes restaient fixeacutes sur les eacutetincelantes facettesdrsquoun bouchon de cristal  mais il ne les comp-tait certes pas et semblait abicircmeacute dans quelquecontemplation fantastique de lrsquoavenir ou dupasseacute Quand jrsquoeus longtemps examineacute cetteface eacutequivoque elle me fit penser  ― Souffre-t-il  me dis-je Agrave-t-il trop bu  Est-il ruineacute par labaisse des fonds publics Songe-t-il agrave jouer sescreacuteanciers 

― Voyez  dis-je agrave ma voisine en lui mon-trant le visage de lrsquoinconnu nrsquoest-ce pas unefaillite en fleur 

― Oh  me reacutepondit-elle il serait plus gaiPuis hochant gracieusement la tecircte elle ajouta ― Si celui-lagrave se ruine jamais je lrsquoirai dire agrave Peacute-kin  Il possegravede un million en fonds de terre 

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 9: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Crsquoest un ancien fournisseur des armeacutees impeacute-riales un bon homme assez original Il srsquoest re-marieacute par speacuteculation et rend neacuteanmoins safemme extrecircmement heureuse Il a une joliefille que pendant fort longtemps il nrsquoa pas vou-lu reconnaicirctre  mais la mort de son fils tueacutemalheureusement en duel lrsquoa contraint agrave laprendre avec lui car il ne pouvait plus avoirdrsquoenfants La pauvre fille est ainsi devenue toutagrave coup une des plus riches heacuteritiegraveres de ParisLa perte de son fils unique a plongeacute ce cherhomme dans un chagrin qui reparaicirct quelque-fois

En ce moment le fournisseur leva les yeuxsur moi  son regard me fit tressaillir tant il eacutetaitsombre et pensif  Assureacutement ce coup drsquoœil reacute-sumait toute une vie Mais tout agrave coup sa phy-sionomie devint gaie  il prit le bouchon de cris-tal le mit par un mouvement machinal agrave unecarafe pleine drsquoeau qui se trouvait devant sonassiette et tourna la tecircte vers monsieur Her-

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 10: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

mann en souriant Cet homme beacuteatifieacute par sesjouissances gastronomiques nrsquoavait sans doutepas deux ideacutees dans la cervelle et ne songeaitagrave rien Aussi eus-je en quelque sorte honte deprodiguer ma science divinatoire in anima vilidrsquoun eacutepais financier Pendant que je faisais enpure perte des observations phreacutenologiques lebon Allemand srsquoeacutetait lesteacute le nez drsquoune prise detabac et commenccedilait son histoire Il me seraitassez difficile de la reproduire dans les mecircmestermes avec ses interruptions freacutequentes et sesdigressions verbeuses Aussi lrsquoai-je eacutecrite agrave maguise laissant les fautes au Nurembergeois etmrsquoemparant de ce qursquoelle peut avoir de poeacute-tique et drsquointeacuteressant avec la candeur des eacutecri-vains qui oublient de mettre au titre de leurslivres  traduit de lrsquoallemand

LrsquoIDEacuteE ET LE FAIT

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 11: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Vers la fin de vendeacutemiaire an VII eacutepoquereacutepublicaine qui dans le style actuel corres-pond au 20 octobre 1799 deux jeunes genspartis de Bonn degraves le matin eacutetaient arriveacutes agrave lachute du jour aux environs drsquoAndernach pe-tite ville situeacutee sur la rive gauche du Rhin agravequelques lieues de Coblentz En ce momentlrsquoarmeacutee franccedilaise commandeacutee par le geacuteneacuteralAugereau manœuvrait en preacutesence des Autri-chiens qui occupaient la rive droite du fleuveLe quartier geacuteneacuteral de la division reacutepublicaineeacutetait agrave Coblentz et lrsquoune des demi-brigadesappartenant au corps drsquoAugereau se trouvaitcantonneacutee agrave Andernach Les deux voyageurseacutetaient Franccedilais Agrave voir leurs uniformes bleusmeacutelangeacutes de blanc agrave parements de veloursrouge leurs sabres surtout le chapeau cou-vert drsquoune toile cireacutee verte et orneacute drsquoun plumettricolore les paysans allemands eux-mecircmesauraient reconnu des chirurgiens militaireshommes de science et de meacuterite aimeacutes pour

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 12: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

la plupart non-seulement agrave lrsquoarmeacutee mais en-core dans les pays envahis par nos troupes Agravecette eacutepoque plusieurs enfants de famille ar-racheacutes agrave leur stage meacutedical par la reacutecente loisur la conscription due au geacuteneacuteral Jourdanavaient naturellement mieux aimeacute continuerleurs eacutetudes sur le champ de bataille que drsquoecirctreastreints au service militaire peu en harmonieavec leur eacuteducation premiegravere et leurs paisiblesdestineacutees Hommes de science pacifiques etserviables ces jeunes gens faisaient quelquebien au milieu de tant de malheurs et sympa-thisaient avec les eacuterudits des diverses contreacuteespar lesquelles passait la cruelle civilisation de laReacutepublique Armeacutes lrsquoun et lrsquoautre drsquoune feuillede route et munis drsquoune commission de sous-aide signeacutee Coste et Bernadotte ces deux jeunesgens se rendaient agrave la demi-brigade agrave laquelleils eacutetaient attacheacutes Tous deux appartenaient agravedes familles bourgeoises de Beauvais meacutediocre-ment riches mais ougrave les mœurs douces et la

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 13: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

loyauteacute des provinces se transmettaient commeune partie de lrsquoheacuteritage Ameneacutes sur le theacuteacirctrede la guerre avant lrsquoeacutepoque indiqueacutee pour leurentreacutee en fonctions par une curiositeacute bien na-turelle aux jeunes gens ils avaient voyageacute par ladiligence jusqursquoagrave Strasbourg Quoique la pru-dence maternelle ne leur eucirct laisseacute emporterqursquoune faible somme ils se croyaient riches enposseacutedant quelques louis veacuteritable treacutesor dansun temps ougrave les assignats eacutetaient arriveacutes audernier degreacute drsquoavilissement et ougrave lrsquoor valaitbeaucoup drsquoargent Les deux sous-aides acircgeacutesde vingt ans au plus obeacuteirent agrave la poeacutesie deleur situation avec tout lrsquoenthousiasme de lajeunesse De Strasbourg agrave Bonn ils avaient vi-siteacute lrsquoEacutelectorat et les rives du Rhin en artistesen philosophes en observateurs Quand nousavons une destineacutee scientifique nous sommesagrave cet acircge des ecirctres veacuteritablement multiplesMecircme en faisant lrsquoamour ou en voyageant unsous-aide doit theacutesauriser les rudiments de sa

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 14: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

fortune ou de sa gloire agrave venir Les deux jeunesgens srsquoeacutetaient donc abandonneacutes agrave cette admira-tion profonde dont sont saisis les hommes ins-truits agrave lrsquoaspect des rives du Rhin et des pay-sages de la Souabe entre Mayence et Cologne nature forte riche puissamment accidenteacuteepleine de souvenirs feacuteodaux verdoyante maisqui garde en tous lieux les empreintes du feret du feu Louis XIV et Turenne ont cauteacuteri-seacute cette ravissante contreacutee Ccedilagrave et lagrave des ruinesattestent lrsquoorgueil ou peut-ecirctre la preacutevoyancedu roi de Versailles qui fit abattre les admi-rables chacircteaux dont eacutetait jadis orneacutee cette par-tie de lrsquoAllemagne En voyant cette terre mer-veilleuse couverte de forecircts et ougrave le pitto-resque du moyen acircge abonde mais en ruinesvous concevez le geacutenie allemand ses recircveries etson mysticisme Cependant le seacutejour des deuxamis agrave Bonn avait un but de science et de plai-sir tout agrave la fois Le grand hocircpital de lrsquoarmeacuteegallo-batave et de la division drsquoAugereau eacutetait

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 15: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

eacutetabli dans le palais mecircme de lrsquoEacutelecteur Lessous-aides de fraicircche date y eacutetaient donc alleacutesvoir des camarades remettre des lettres de re-commandation agrave leurs chefs et srsquoy familiariseravec les premiegraveres impressions de leur meacutetierMais aussi lagrave comme ailleurs ils deacutepouillegraverentquelques-uns de ces preacutejugeacutes exclusifs auxquelsnous restons si longtemps fidegraveles en faveur desmonuments et des beauteacutes de notre pays natalSurpris agrave lrsquoaspect des colonnes de marbre dontest orneacute le palais eacutelectoral ils allegraverent admirantle grandiose des constructions allemandes ettrouvegraverent agrave chaque pas de nouveaux treacutesorsantiques ou modernes De temps en temps leschemins dans lesquels erraient les deux amis ense dirigeant vers Andernach les amenaient surle piton drsquoune montagne de granit plus eacuteleveacuteeque les autres Lagrave par une deacutecoupure de la fo-recirct par une anfractuositeacute des rochers ils aper-cevaient quelque vue du Rhin encadreacutee dansle gregraves ou festonneacutee par de vigoureuses veacutegeacute-

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 16: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

tations Les valleacutees les sentiers les arbres ex-halaient cette senteur automnale qui porte agravela recircverie  les cimes des bois commenccedilaient agravese dorer agrave prendre des tons chauds et brunssignes de vieillesse  les feuilles tombaient maisle ciel eacutetait encore drsquoun bel azur et les cheminssecs se dessinaient comme des lignes jeunesdans le paysage alors eacuteclaireacute par les obliquesrayons du soleil couchant Agrave une demi-lieuedrsquoAndernach les deux amis marchegraverent au mi-lieu drsquoun profond silence comme si la guerrene deacutevastait pas ce beau pays et suivirent unchemin pratiqueacute pour les chegravevres agrave travers leshautes murailles de granit bleuacirctre entre les-quelles le Rhin bouillonne Bientocirct ils descen-dirent par un des versants de la gorge au fondde laquelle se trouve la petite ville assise aveccoquetterie au bord du fleuve ougrave elle offre unjoli port aux mariniers ― LrsquoAllemagne est unbien beau pays srsquoeacutecria lrsquoun des deux jeunesgens nommeacute Prosper Magnan agrave lrsquoinstant ougrave il

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 17: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

entrevit les maisons peintes drsquoAndernach pres-seacutees comme des œufs dans un panier seacutepareacuteespar des arbres par des jardins et des fleurs Puisil admira pendant un moment les toits pointusagrave solives saillantes les escaliers de bois les gale-ries de mille habitations paisibles et les barquesbalanceacutees par les flots dans le port

Au moment ougrave monsieur Hermann pro-nonccedila le nom de Prosper Magnan le fournis-seur saisit la carafe se versa de lrsquoeau dans sonverre et le vida drsquoun trait Ce mouvement ayantattireacute mon attention je crus remarquer un leacutegertremblement dans ses mains et de lrsquohumiditeacutesur le front du capitaliste

― Comment se nomme lrsquoancien fournisseurdemandai-je agrave ma complaisante voisine

― Taillefer me reacutepondit-elle― Vous trouvez-vous indisposeacute mrsquoeacutecriai-je

en voyant pacirclir ce singulier personnage― Nullement dit-il en me remerciant par un

geste de politesse Jrsquoeacutecoute ajouta-t-il en faisant

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 18: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

un signe de tecircte aux convives qui le regardegraverenttous simultaneacutement

― Jrsquoai oublieacute dit monsieur Hermann le nomde lrsquoautre jeune homme Seulement les confi-dences de Prosper Magnan mrsquoont appris queson compagnon eacutetait brun assez maigre et jo-vial Si vous le permettez je lrsquoappellerai Wil-hem pour donner plus de clarteacute au reacutecit decette histoire

Le bon Allemand reprit sa narration apregravesavoir ainsi sans respect pour le romantisme etla couleur locale baptiseacute le sous-aide franccedilaisdrsquoun nom germanique

― Au moment ougrave les deux jeunes gensarrivegraverent agrave Andernach il eacutetait donc nuitclose Preacutesumant qursquoils perdraient beaucoup detemps agrave trouver leurs chefs agrave srsquoen faire recon-naicirctre agrave obtenir drsquoeux un gicircte militaire dansune ville deacutejagrave pleine de soldats ils avaient reacute-solu de passer leur derniegravere nuit de liberteacutedans une auberge situeacutee agrave une centaine de pas

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 19: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

drsquoAndernach et de laquelle ils avaient admi-reacute du haut des rochers les riches couleurs em-bellies par les feux du soleil couchant Entiegravere-ment peinte en rouge cette auberge produisaitun piquant effet dans le paysage soit en se deacute-tachant sur la masse geacuteneacuterale de la ville soit enopposant son large rideau de pourpre agrave la ver-dure des diffeacuterents feuillages et sa teinte viveaux tons grisacirctres de lrsquoeau Cette maison devaitson nom agrave la deacutecoration exteacuterieure qui lui avaiteacuteteacute sans doute imposeacutee depuis un temps im-meacutemorial par le caprice de son fondateur Unesuperstition mercantile assez naturelle aux dif-feacuterents possesseurs de ce logis renommeacute par-mi les mariniers du Rhin en avait fait soi-gneusement conserver le costume En enten-dant le pas des chevaux le maicirctre de lrsquoAubergerouge vint sur le seuil de la porte ― Par Dieusrsquoeacutecria-t-il messieurs un peu plus tard vousauriez eacuteteacute forceacutes de coucher agrave la belle eacutetoilecomme la plupart de vos compatriotes qui bi-

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 20: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

vouaquent de lrsquoautre cocircteacute drsquoAndernach Chezmoi tout est occupeacute  Si vous tenez agrave coucherdans un bon lit je nrsquoai plus que ma proprechambre agrave vous offrir Quant agrave vos chevauxje vais leur faire mettre une litiegravere dans uncoin de la cour Aujourdrsquohui mon eacutecurie estpleine de chreacutetiens ― Ces messieurs viennentde France reprit-il apregraves une leacutegegravere pause― De Bonn srsquoeacutecria Prosper Et nous nrsquoavonsencore rien mangeacute depuis ce matin ― Oh quant aux vivres  dit lrsquoaubergiste en hochantla tecircte On vient de dix lieues agrave la ronde fairedes noces agrave lrsquoAuberge rouge Vous allez avoirun festin de prince le poisson du Rhin  crsquoesttout dire Apregraves avoir confieacute leurs montures fa-tigueacutees aux soins de lrsquohocircte qui appelait assezinutilement ses valets les sous-aides entregraverentdans la salle commune de lrsquoauberge Les nuageseacutepais et blanchacirctres exhaleacutes par une nombreuseassembleacutee de fumeurs ne leur permirent pas dedistinguer drsquoabord les gens avec lesquels ils al-

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 21: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

laient se trouver  mais lorsqursquoils se furent as-sis pregraves drsquoune table avec la patience pratiquede ces voyageurs philosophes qui ont recon-nu lrsquoinutiliteacute du bruit ils deacutemecirclegraverent agrave tra-vers les vapeurs du tabac les accessoires obligeacutesdrsquoune auberge allemande  le poecircle lrsquohorlogeles tables les pots de biegravere les longues pipes ccedilagrave et lagrave des figures heacuteteacuteroclites juives alle-mandes  puis les visages rudes de quelquesmariniers Les eacutepaulettes de plusieurs officiersfranccedilais eacutetincelaient dans ce brouillard et lecliquetis des eacuteperons et des sabres retentissaitincessamment sur le carreau Les uns jouaientaux cartes drsquoautres se disputaient se taisaientmangeaient buvaient ou se promenaient Unegrosse petite femme ayant le bonnet de veloursnoir la piegravece drsquoestomac bleu et argent la pe-lote le trousseau de clefs lrsquoagrafe drsquoargent lescheveux tresseacutes marques distinctives de toutesles maicirctresses drsquoauberges allemandes et dontle costume est drsquoailleurs si exactement colorieacute

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 22: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

dans une foule drsquoestampes qursquoil est trop vul-gaire pour ecirctre deacutecrit la femme de lrsquoaubergistedonc fit patienter et impatienter les deux amisavec une habileteacute fort remarquable Insensible-ment le bruit diminua les voyageurs se reti-regraverent et le nuage de fumeacutee se dissipa Lorsquele couvert des sous-aides fut mis que la clas-sique carpe du Rhin parut sur la table onzeheures sonnaient et la salle eacutetait vide Le si-lence de la nuit laissait entendre vaguementet le bruit que faisaient les chevaux en man-geant leur provende ou en piaffant et le mur-mure des eaux du Rhin et ces espegraveces de ru-meurs indeacutefinissables qui animent une aubergepleine quand chacun srsquoy couche Les portes etles fenecirctres srsquoouvraient et se fermaient des voixmurmuraient de vagues paroles et quelques in-terpellations retentissaient dans les chambresEn ce moment de silence et de tumulte les deuxFranccedilais et lrsquohocircte occupeacute agrave leur vanter Ander-nach le repas son vin du Rhin lrsquoarmeacutee reacutepu-

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 23: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

blicaine et sa femme eacutecoutegraverent avec une sortedrsquointeacuterecirct les cris rauques de quelques marinierset les bruissements drsquoun bateau qui abordait auport Lrsquoaubergiste familiariseacute sans doute avecles interrogations gutturales de ces batelierssortit preacutecipitamment et revint bientocirct Il ra-mena un gros petit homme derriegravere lequel mar-chaient deux mariniers portant une lourde va-lise et quelques ballots Ses paquets deacuteposeacutesdans la salle le petit homme prit lui-mecircme savalise et la garda pregraves de lui en srsquoasseyant sansceacutereacutemonie agrave table devant les deux sous-aides― Allez coucher agrave votre bateau dit-il aux ma-riniers puisque lrsquoauberge est pleine Tout bienconsideacutereacute cela vaudra mieux ― Monsieur ditlrsquohocircte au nouvel arriveacute voilagrave tout ce qui mereste de provisions Et il montrait le souper ser-vi aux deux Franccedilais ― Je nrsquoai pas une croucirctede pain pas un os ― Et de la choucroute ― Pas de quoi mettre dans le deacute de ma femme Comme jrsquoai eu lrsquohonneur de vous le dire vous

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 24: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

ne pouvez avoir drsquoautre lit que la chaise sur la-quelle vous ecirctes et drsquoautre chambre que cettesalle Agrave ces mots le petit homme jeta sur lrsquohocirctesur la salle et sur les deux Franccedilais un regard ougravela prudence et lrsquoeffroi se peignirent eacutegalement

― Ici je dois vous faire observer dit mon-sieur Hermann en srsquointerrompant que nousnrsquoavons jamais su ni le veacuteritable nom nilrsquohistoire de cet inconnu  seulement ses pa-piers ont appris qursquoil venait drsquoAix-la-Chapelle il avait pris le nom de Walhenfer et posseacute-dait aux environs de Neuwied une manufacturedrsquoeacutepingles assez consideacuterable Comme tous lesfabricants de ce pays il portait une redingotede drap commun une culotte et un gilet en ve-lours vert fonceacute des bottes et une large cein-ture de cuir Sa figure eacutetait toute ronde ses ma-niegraveres franches et cordiales  mais pendant cettesoireacutee il lui fut tregraves-difficile de deacuteguiser en-tiegraverement des appreacutehensions secregravetes ou peut-ecirctre de cruels soucis Lrsquoopinion de lrsquoaubergiste

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 25: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

a toujours eacuteteacute que ce neacutegociant allemand fuyaitson pays Plus tard jrsquoai su que sa fabrique avaiteacuteteacute brucircleacutee par un de ces hasards malheureu-sement si freacutequents en temps de guerre Mal-greacute son expression geacuteneacuteralement soucieuse saphysionomie annonccedilait une grande bonhomieIl avait de beaux traits et surtout un large coudont la blancheur eacutetait si bien releveacutee par unecravate noire que Wilhem le montra par raille-rie agrave Prosper

Ici monsieur Taillefer but un verre drsquoeau― Prosper offrit avec courtoisie au neacutegociant

de partager leur souper et Wahlenfer acceptasans faccedilon comme un homme qui se sentait enmesure de reconnaicirctre cette politesse  il couchasa valise agrave terre mit ses pieds dessus ocircta sonchapeau srsquoattabla se deacutebarrassa de ses gantset de deux pistolets qursquoil avait agrave sa ceintureLrsquohocircte ayant promptement donneacute un couvertles trois convives commencegraverent agrave satisfaire as-sez silencieusement leur appeacutetit Lrsquoatmosphegravere

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 26: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

de la salle eacutetait si chaude et les mouches sinombreuses que Prosper pria lrsquohocircte drsquoouvrirla croiseacutee qui donnait sur la porte afin de re-nouveler lrsquoair Cette fenecirctre eacutetait barricadeacutee parune barre de fer dont les deux bouts entraientdans des trous pratiqueacutes aux deux coins delrsquoembrasure Pour plus de seacutecuriteacute deux eacutecrousattacheacutes agrave chacun des volets recevaient deuxvis Par hasard Prosper examina la maniegraveredont srsquoy prenait lrsquohocircte pour ouvrir la fenecirctre

― Mais puisque je vous parle des loca-liteacutes nous dit monsieur Hermann je doisvous deacutepeindre les dispositions inteacuterieures delrsquoauberge  car de la connaissance exacte deslieux deacutepend lrsquointeacuterecirct de celle histoire La salleougrave se trouvaient les trois personnages dont jevous parle avait deux portes de sortie Lrsquounedonnait sur le chemin drsquoAndernach qui longe leRhin Lagrave devant lrsquoauberge se trouvait naturel-lement un petit deacutebarcadegravere ougrave le bateau loueacutepar le neacutegociant pour son voyage eacutetait amar-

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 27: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

reacute Lrsquoautre porte avait sa sortie sur la cour delrsquoauberge Cette cour eacutetait entoureacutee de murstregraves-eacuteleveacutes et remplie pour le moment de bes-tiaux et de chevaux les eacutecuries eacutetant pleinesde monde La grande porte venait drsquoecirctre sisoigneusement barricadeacutee que pour plus depromptitude lrsquohocircte avait fait entrer le neacutego-ciant et les mariniers par la porte de la sallequi donnait sur la rue Apregraves avoir ouvert la fe-necirctre selon le deacutesir de Prosper Magnan il semit agrave fermer cette porte glissa les barres dansleurs trous et vissa les eacutecrous La chambre delrsquohocircte ougrave devaient coucher les deux sous-aideseacutetait contigueuml agrave la salle commune et se trou-vait seacutepareacutee par un mur assez leacuteger de la cui-sine ougrave lrsquohocirctesse et son mari devaient proba-blement passer la nuit La servante venait desortir et drsquoaller chercher son gicircte dans quelquecregraveche dans le coin drsquoun grenier ou partoutailleurs Il est facile de comprendre que la sallecommune la chambre de lrsquohocircte et la cuisine

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 28: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

eacutetaient en quelque sorte isoleacutees du reste delrsquoauberge Il y avait dans la cour deux groschiens dont les aboiements graves annonccedilaientdes gardiens vigilants et tregraves irritables ― Quelsilence et quelle belle nuit  dit Wilhem en re-gardant le ciel lorsque lrsquohocircte eut fini de fer-mer la porte Alors le clapotis des flots eacutetaitle seul bruit qui se fit entendre ― Messieursdit le neacutegociant aux deux Franccedilais permet-tez-moi de vous offrir quelques bouteilles devin pour arroser votre carpe Nous nous deacutelas-serons de la fatigue de la journeacutee en buvantAgrave votre air et agrave lrsquoeacutetat de vos vecirctements je voisque comme moi vous avez bien fait du che-min aujourdrsquohui Les deux amis acceptegraverent etlrsquohocircte sortit par la porte de la cuisine pour al-ler agrave sa cave sans doute situeacutee sous cette par-tie du bacirctiment Lorsque cinq veacuteneacuterables bou-teilles apporteacutees par lrsquoaubergiste furent sur latable sa femme achevait de servir le repas Elledonna agrave la salle et aux mets son coup drsquoœil de

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 29: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

maicirctresse de maison  puis certaine drsquoavoir preacute-venu toutes les exigences des voyageurs ellerentra dans la cuisine Les quatre convives carlrsquohocircte fut inviteacute agrave boire ne lrsquoentendirent passe coucher  mais plus tard pendant les inter-valles de silence qui seacuteparegraverent les causeries desbuveurs quelques ronflements tregraves-accentueacutesrendus encore plus sonores par les planchescreuses de la soupente ougrave elle srsquoeacutetait nicheacuteefirent sourire les amis et surtout lrsquohocircte Versminuit lorsqursquoil nrsquoy eut plus sur la table quedes biscuits du fromage des fruits secs et dubon vin les convives principalement les deuxjeunes Franccedilais devinrent communicatifs Ilsparlegraverent de leur pays de leurs eacutetudes de laguerre Enfin la conversation srsquoanima ProsperMagnan fit venir quelques larmes dans les yeuxdu neacutegociant fugitif quand avec cette fran-chise picarde et la naiumlveteacute drsquoune nature bonneet tendre il supposa ce que devait faire sa megravereau moment ougrave il se trouvait lui sur les bords

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 30: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

du Rhin ― Je la vois disait-il lisant sa priegraveredu soir avant de se coucher  Elle ne mrsquooubliecertes pas et doit se demander  ― Ougrave est-ilmon pauvre Prosper  Mais si elle a gagneacute aujeu quelques sous agrave sa voisine ― agrave ta megraverepeut-ecirctre ajouta-t-il en poussant le coude deWilhem elle va les mettre dans le grand potde terre rouge ougrave elle amasse la somme neacute-cessaire agrave lrsquoacquisition des trente arpents en-claveacutes dans son petit domaine de LeschevilleCes trente arpents valent bien environ soixantemille francs Voilagrave de bonnes prairies Ah  si jeles avais un jour je vivrais toute ma vie agrave Les-cheville sans ambition  Combien de fois monpegravere a-t-il deacutesireacute ces trente arpents et le joliruisseau qui serpente dans ces preacutes-lagrave  Enfinil est mort sans pouvoir les acheter Jrsquoy ai biensouvent joueacute  ― Monsieur Walhenfer nrsquoavez-vous pas aussi votre hoc erat in votis  deman-da Wilhem ― Oui monsieur oui  mais il eacutetaittout venu et maintenant Le bonhomme gar-

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 31: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

da le silence sans achever sa phrase ― Moi ditlrsquohocircte dont le visage srsquoeacutetait leacutegegraverement empour-preacute jrsquoai lrsquoanneacutee derniegravere acheteacute un clos que jedeacutesirais avoir depuis dix ans Ils causegraverent ainsien gens dont la langue eacutetait deacutelieacutee par le vin etprirent les uns pour les autres cette amitieacute pas-sagegravere de laquelle nous sommes peu avares envoyage en sorte qursquoau moment ougrave ils allegraverentse coucher Wilhem offrit son lit au neacutegociant― Vous pouvez drsquoautant mieux lrsquoaccepter luidit-il que je puis coucher avec Prosper Ce nesera certes ni la premiegravere ni la derniegravere foisVous ecirctes notre doyen nous devons honorer lavieillesse  ― Bah  dit lrsquohocircte le lit de ma femmea plusieurs matelas vous en mettrez un parterre Et il alla fermer la croiseacutee en faisant lebruit que comportait cette prudente opeacuteration― Jrsquoaccepte dit le neacutegociant Jrsquoavoue ajouta-t-il en baissant la voix et regardant les deux amisque je le deacutesirais Mes bateliers me semblentsuspects Pour cette nuit je ne suis pas facirccheacute

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 32: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

drsquoecirctre en compagnie de deux braves et bonsjeunes gens de deux militaires franccedilais  Jrsquoaicent mille francs en or et en diamants dans mavalise  Lrsquoaffectueuse reacuteserve avec laquelle cetteimprudente confidence fut reccedilue par les deuxjeunes gens rassura le bon Allemand Lrsquohocircteaida ses voyageurs agrave deacutefaire un des lits Puisquand tout fut arrangeacute pour le mieux il leursouhaita le bonsoir et alla se coucher Le neacute-gociant et les deux sous-aides plaisantegraverent surla nature de leurs oreillers Prosper mettait satrousse drsquoinstruments et celle de Wilhem sousson matelas afin de lrsquoexhausser et de remplacerle traversin qui lui manquait au moment ougravepar un excegraves de prudence Walhenfer placcedilaitsa valise sous son chevet ― Nous dormironstous deux sur notre fortune  vous sur votre or moi sur ma trousse  Reste agrave savoir si mes ins-truments me vaudront autant drsquoor que vous enavez acquis ― Vous pouvez lrsquoespeacuterer dit le neacute-gociant Le travail et la probiteacute viennent agrave bout

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 33: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

de tout mais ayez de la patience Bientocirct Wal-henfer et Wilhem srsquoendormirent Soit que sonlit fucirct trop dur soit que son extrecircme fatigue fucirctune cause drsquoinsomnie soit par une fatale dispo-sition drsquoacircme Prosper Magnan resta eacuteveilleacute Sespenseacutees prirent insensiblement une mauvaisepente Il songea tregraves-exclusivement aux centmille francs sur lesquels dormait le neacutegociantPour lui cent mille francs eacutetaient une immensefortune tout venue Il commenccedila par les em-ployer de mille maniegraveres diffeacuterentes en faisantdes chacircteaux en Espagne comme nous en fai-sons tous avec tant de bonheur pendant le mo-ment qui preacutecegravede notre sommeil agrave cette heureougrave les images naissent confuses dans notre en-tendement et ougrave souvent par le silence de lanuit la penseacutee acquiert une puissance magiqueIl comblait les vœux de sa megravere il achetait lestrente arpents de prairie il eacutepousait une de-moiselle de Beauvais agrave laquelle la disproportionde leurs fortunes lui deacutefendait drsquoaspirer en ce

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 34: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

moment Il srsquoarrangeait avec cette somme touteune vie de deacutelices et se voyait heureux pegraverede famille riche consideacutereacute dans sa provinceet peut-ecirctre maire de Beauvais Sa tecircte picardesrsquoenflammant il chercha les moyens de chan-ger ses fictions en reacutealiteacutes Il mit une chaleurextraordinaire agrave combiner un crime en theacuteorieTout en recircvant la mort du neacutegociant il voyaitdistinctement lrsquoor et les diamants Il en avaitles yeux eacuteblouis Son cœur palpitait La deacuteli-beacuteration eacutetait deacutejagrave sans doute un crime Fas-cineacute par cette masse drsquoor il srsquoenivra morale-ment par des raisonnements assassins Il se de-manda si ce pauvre Allemand avait bien besoinde vivre et supposa qursquoil nrsquoavait jamais existeacuteBref il conccedilut le crime de maniegravere agrave en assurerlrsquoimpuniteacute Lrsquoautre rive du Rhin eacutetait occupeacuteepar les Autrichiens  il y avait au bas des fenecirctresune barque et des bateliers  il pouvait couper lecou de cet homme le jeter dans le Rhin se sau-ver par la croiseacutee avec la valise offrir de lrsquoor aux

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 35: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

mariniers et passer en Autriche Il alla jusqursquoagravecalculer le degreacute drsquoadresse qursquoil avait su acqueacute-rir en se servant de ses instruments de chirur-gie afin de trancher la tecircte de sa victime de ma-niegravere agrave ce qursquoelle ne poussacirct pas un seul cri

Lagrave monsieur Taillefer srsquoessuya le front et butencore un peu drsquoeau

― Prosper se leva lentement et sans faire au-cun bruit Certain de nrsquoavoir reacuteveilleacute personneil srsquohabilla se rendit dans la salle commune puis avec cette fatale intelligence que lrsquohommetrouve soudainement en lui avec cette puis-sance de tact et de volonteacute qui ne manque ja-mais ni aux prisonniers ni aux criminels danslrsquoaccomplissement de leurs projets il deacutevissales barres de fer les sortit de leurs trous sansfaire le plus leacuteger bruit les placcedila pregraves du muret ouvrit les volets en pesant sur les gonds afindrsquoen assourdir les grincements La lune ayantjeteacute sa pacircle clarteacute sur cette scegravene lui permitde voir faiblement les objets dans la chambre

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 36: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

ougrave dormaient Wilhem et Walhenfer Lagrave il mrsquoadit srsquoecirctre un moment arrecircteacute Les palpitationsde son cœur eacutetaient si fortes si profondes sisonores qursquoil en avait eacuteteacute comme eacutepouvanteacutePuis il craignait de ne pouvoir agir avec sang-froid  ses mains tremblaient et la plante de sespieds lui paraissait appuyeacutee sur des charbonsardents Mais lrsquoexeacutecution de son dessein eacutetaitaccompagneacutee de tant de bonheur qursquoil vit uneespegravece de preacutedestination dans cette faveur dusort Il ouvrit la fenecirctre revint dans la chambreprit sa trousse y chercha lrsquoinstrument le plusconvenable pour achever son crime ― Quandjrsquoarrivai pregraves du lit me dit-il je me recomman-dai machinalement agrave Dieu Au moment ougrave illevait le bras en rassemblant toute sa force ilentendit en lui comme une voix et crut aper-cevoir une lumiegravere Il jeta lrsquoinstrument sur sonlit se sauva dans lrsquoautre piegravece et vint se placeragrave la fenecirctre Lagrave il conccedilut la plus profonde hor-reur pour lui-mecircme  et sentant neacuteanmoins sa

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 37: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

vertu faible craignant encore de succomber agravela fascination agrave laquelle il eacutetait en proie il sautavivement sur le chemin et se promena le longdu Rhin en faisant pour ainsi dire sentinelledevant lrsquoauberge Souvent il atteignait Ander-nach dans sa promenade preacutecipiteacutee  souventaussi ses pas le conduisaient au versant par le-quel il eacutetait descendu pour arriver agrave lrsquoauberge mais le silence de la nuit eacutetait si profond il sefiait si bien sur les chiens de garde que par-fois il perdit de vue la fenecirctre qursquoil avait laisseacuteeouverte Son but eacutetait de se lasser et drsquoappelerle sommeil Cependant en marchant ainsi sousun ciel sans nuages en en admirant les belleseacutetoiles frappeacute peut-ecirctre aussi par lrsquoair pur dela nuit et par le bruissement meacutelancolique desflots il tomba dans une recircverie qui le ramenapar degreacutes agrave de saines ideacutees de morale La rai-son finit par dissiper complegravetement sa freacuteneacutesiemomentaneacutee Les enseignements de son eacutedu-cation les preacuteceptes religieux et surtout mrsquoa-

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 38: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

t-il dit les images de la vie modeste qursquoil avaitjusqursquoalors meneacutee sous le toit paternel triom-phegraverent de ses mauvaises penseacutees Quand il re-vint apregraves une longue meacuteditation au charmede laquelle il srsquoeacutetait abandonneacute sur le bord duRhin en restant accoudeacute sur une grosse pierreil aurait pu mrsquoa-t-il dit non pas dormir maisveiller pregraves drsquoun milliard en or Au moment ougravesa probiteacute se releva fiegravere et forte de ce combatil se mit agrave genoux dans un sentiment drsquoextaseet de bonheur remercia Dieu se trouva heu-reux leacuteger content comme au jour de sa pre-miegravere communion ougrave il srsquoeacutetait cru digne desanges parce qursquoil avait passeacute la journeacutee sanspeacutecher ni en paroles ni en actions ni en pen-seacutee Il revint agrave lrsquoauberge ferma la fenecirctre sanscraindre de faire du bruit et se mit au lit sur-le-champ Sa lassitude morale et physique le livrasans deacutefense au sommeil Peu de temps apregravesavoir poseacute sa tecircte sur son matelas il tomba danscette somnolence premiegravere et fantastique qui

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 39: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

preacutecegravede toujours un profond sommeil Alorsles sens srsquoengourdissent et la vie srsquoabolit gra-duellement  les penseacutees sont incomplegravetes et lesderniers tressaillements de nos sens simulentune sorte de recircverie ― Comme lrsquoair est lourdse dit Prosper Il me semble que je respire unevapeur humide Il srsquoexpliqua vaguement cet ef-fet de lrsquoatmosphegravere par la diffeacuterence qui devaitexister entre la tempeacuterature de la chambre etlrsquoair pur de la campagne Mais il entendit bien-tocirct un bruit peacuteriodique assez semblable agrave ce-lui que font les gouttes drsquoeau drsquoune fontaine entombant du robinet Obeacuteissant agrave une terreurpanique il voulut se lever et appeler lrsquohocircte reacute-veiller le neacutegociant ou Wilhem  mais il se sou-vint alors pour son malheur de lrsquohorloge debois  et croyant reconnaicirctre le mouvement dubalancier il srsquoendormit dans cette indistincte etconfuse perception

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 40: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Voulez-vous de lrsquoeau monsieur Taillefer dit le maicirctre de la maison en voyant le banquierprendre machinalement la carafe

Elle eacutetait videMonsieur Hermann continua son reacute-

cit apregraves la leacutegegravere pause occasionneacutee parlrsquoobservation du banquier

― Le lendemain matin dit-il Prosper Ma-gnan fut reacuteveilleacute par un grand bruit Il lui sem-blait avoir entendu des cris perccedilants et il res-sentait ce violent tressaillement de nerfs quenous subissons lorsque nous achevons au reacute-veil une sensation peacutenible commenceacutee pen-dant notre sommeil Il srsquoaccomplit en nous unfait physiologique un sursaut pour me ser-vir de lrsquoexpression vulgaire qui nrsquoa pas encoreeacuteteacute suffisamment observeacute quoiqursquoil contiennedes pheacutenomegravenes curieux pour la science Cetteterrible angoisse produite peut-ecirctre par unereacuteunion trop subite de nos deux naturespresque toujours seacutepareacutees pendant le sommeil

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 41: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

est ordinairement rapide  mais elle persistachez le pauvre sous-aide srsquoaccrut mecircme toutagrave coup et lui causa la plus affreuse horripila-tion quand il aperccedilut une mare de sang entreson matelas et le lit de Walhenfer La tecircte dupauvre Allemand gisait agrave terre le corps eacutetaitresteacute dans le lit Tout le sang avait jailli par lecou En voyant les yeux encore ouverts et fixesen voyant le sang qui avait tacheacute ses draps etmecircme ses mains en reconnaissant son instru-ment de chirurgie sur le lit Prosper Magnansrsquoeacutevanouit et tomba dans le sang de Walhen-fer ― Crsquoeacutetait deacutejagrave mrsquoa-t-il dit une punition demes penseacutees Quand il reprit connaissance ilse trouva dans la salle commune Il eacutetait assissur une chaise environneacute de soldats franccedilais etdevant une foule attentive et curieuse Il regar-da stupidement un officier reacutepublicain occupeacuteagrave recueillir les deacutepositions de quelques teacutemoinset agrave reacutediger sans doute un procegraves-verbal Il re-connut lrsquohocircte sa femme les deux mariniers et

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 42: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

la servante de lrsquoauberge Lrsquoinstrument de chi-rurgie dont srsquoeacutetait servi lrsquoassassin

Ici monsieur Taillefer toussa tira son mou-choir de poche pour se moucher et srsquoessuya lefront Ces mouvements assez naturels ne furentremarqueacutes que par moi  tous les convivesavaient les yeux attacheacutes sur monsieur Her-mann et lrsquoeacutecoutaient avec une sorte drsquoaviditeacuteLe fournisseur appuya son coude sur la tablemit sa tecircte dans sa main droite et regarda fixe-ment Hermann Degraves lors il ne laissa plus eacutechap-per aucune marque drsquoeacutemotion ni drsquointeacuterecirct mais sa physionomie resta pensive et terreusecomme au moment ougrave il avait joueacute avec le bou-chon de la carafe

― Lrsquoinstrument de chirurgie dont srsquoeacutetait ser-vi lrsquoassassin se trouvait sur la table avec latrousse le portefeuille et les papiers de Pros-per Les regards de lrsquoassembleacutee se dirigeaient al-ternativement sur ces piegraveces de conviction etsur le jeune homme qui paraissait mourant et

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 43: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

dont les yeux eacuteteints semblaient ne rien voir Larumeur confuse qui se faisait entendre au de-hors accusait la preacutesence de la foule attireacutee de-vant lrsquoauberge par la nouvelle du crime et peut-ecirctre aussi par le deacutesir de connaicirctre lrsquoassassinLe pas des sentinelles placeacutees sous les fenecirctresde la salle le bruit de leurs fusils dominaientle murmure des conversations populaires  maislrsquoauberge eacutetait fermeacutee la cour eacutetait vide et si-lencieuse Incapable de soutenir le regard delrsquoofficier qui verbalisait Prosper Magnan sesentit la main presseacutee par un homme et le-va les yeux pour voir quel eacutetait son protec-teur parmi cette foule ennemie Il reconnut agravelrsquouniforme le chirurgien-major de la demi-bri-gade cantonneacutee agrave Andernach Le regard de cethomme eacutetait si perccedilant si seacutevegravere que le pauvrejeune homme en frissonna et laissa aller sa tecirctesur le dos de la chaise Un soldat lui fit res-pirer du vinaigre et il reprit aussitocirct connais-sance Cependant ses yeux hagards parurent

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 44: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

tellement priveacutes de vie et drsquointelligence quele chirurgien dit agrave lrsquoofficier apregraves avoir tacircteacute lepouls de Prosper  ― Capitaine il est impossibledrsquointerroger cet homme-lagrave dans ce moment-ci― Eh  bien emmenez-le reacutepondit le capitaineen interrompant le chirurgien et en srsquoadressantagrave un caporal qui se trouvait derriegravere le sous-aide ― Sacreacute lacircche lui dit agrave voix basse le soldattacircche au moins de marcher ferme devant cesmacirctins drsquoAllemands afin de sauver lrsquohonneurde la Reacutepublique Cette interpellation reacuteveillaProsper Magnan qui se leva fit quelques pas mais lorsque la porte srsquoouvrit qursquoil se sentitfrappeacute par lrsquoair exteacuterieur et qursquoil vit entrer lafoule ses forces lrsquoabandonnegraverent ses genouxfleacutechirent il chancela ― Ce tonnerre de cara-bin-lagrave meacuterite deux fois lagrave mort  Marche donc dirent les deux soldats qui lui precirctaient le se-cours de leurs bras afin de le soutenir ― Oh le lacircche  le lacircche  Crsquoest lui  crsquoest lui  le voi-lagrave  le voilagrave  Ces mots lui semblaient dits par

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 45: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

une seule voix la voix tumultueuse de la foulequi lrsquoaccompagnait en lrsquoinjuriant et grossissaitagrave chaque pas Pendant le trajet de lrsquoauberge agravela prison le tapage que le peuple et les soldatsfaisaient en marchant le murmure des diffeacute-rents colloques la vue du ciel et la fraicirccheur delrsquoair lrsquoaspect drsquoAndernach et le frissonnementdes eaux du Rhin ces impressions arrivaientagrave lrsquoacircme du sous-aide vagues confuses ternescomme toutes les sensations qursquoil avait eacuteprou-veacutees depuis son reacuteveil Par moments il croyaitmrsquoa-t-il dit ne plus exister

― Jrsquoeacutetais alors en prison dit monsieur Her-mann en srsquointerrompant Enthousiaste commenous le sommes tous agrave vingt ans jrsquoavais vouludeacutefendre mon pays et commandais une com-pagnie franche que jrsquoavais organiseacutee aux envi-rons drsquoAndernach Quelques jours auparavantjrsquoeacutetais tombeacute pendant la nuit au milieu drsquoundeacutetachement franccedilais composeacute de huit centshommes Nous eacutetions tout au plus deux cents

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 46: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Mes espions mrsquoavaient vendu Je fus jeteacute dansla prison drsquoAndernach Il srsquoagissait alors de mefusiller pour faire un exemple qui intimidacirctle pays Les Franccedilais parlaient aussi de repreacute-sailles mais le meurtre dont les reacutepublicainsvoulaient tirer vengeance sur moi ne srsquoeacutetait pascommis dans lrsquoEacutelectorat Mon pegravere avait obte-nu un sursis de trois jours afin de pouvoir allerdemander ma gracircce au geacuteneacuteral Augereau qui lalui accorda Je vis donc Prosper Magnan au mo-ment ougrave il entra dans la prison drsquoAndernachet il mrsquoinspira la plus profonde pitieacute Quoiqursquoilfucirct pacircle deacutefait tacheacute de sang sa physionomieavait un caractegravere de candeur et drsquoinnocencequi me frappa vivement Pour moi lrsquoAllemagnerespirait dans ses longs cheveux blonds dansses yeux bleus Veacuteritable image de mon pays deacute-faillant il mrsquoapparut comme une victime et noncomme un meurtrier Au moment ougrave il passasous ma fenecirctre il jeta je ne sais ougrave le sou-rire amer et meacutelancolique drsquoun alieacuteneacute qui re-

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 47: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

trouve une fugitive lueur de raison Ce sourirenrsquoeacutetait certes pas celui drsquoun assassin Quand jevis le geocirclier je le questionnai sur son nouveauprisonnier ― Il nrsquoa pas parleacute depuis qursquoil estdans son cachot Il srsquoest assis a mis sa tecircte entreses mains et dort ou reacutefleacutechit agrave son affaire Agraveentendre les Franccedilais il aura son compte de-main matin et sera fusilleacute dans les vingt-quatreheures Je demeurai le soir sous la fenecirctre duprisonnier pendant le court instant qui mrsquoeacutetaitaccordeacute pour faire une promenade dans la courde la prison Nous causacircmes ensemble et ilme raconta naiumlvement son aventure en reacutepon-dant avec assez de justesse agrave mes diffeacuterentesquestions Apregraves cette premiegravere conversationje ne doutai plus de son innocence Je deman-dai jrsquoobtins la faveur de rester quelques heurespregraves de lui Je le vis donc agrave plusieurs repriseset le pauvre enfant mrsquoinitia sans deacutetour agrave toutesses penseacutees Il se croyait agrave la fois innocent etcoupable Se souvenant de lrsquohorrible tentation

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 48: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

agrave laquelle il avait eu la force de reacutesister il crai-gnait drsquoavoir accompli pendant son sommeilet dans un accegraves de somnambulisme le crimeqursquoil recircvait eacuteveilleacute ― Mais votre compagnon lui dis-je ― Oh  srsquoeacutecria-t-il avec feu Wilhemest incapable Il nrsquoacheva mecircme pas Agrave cetteparole chaleureuse pleine de jeunesse et de ver-tu je lui serrai la main ― Agrave son reacuteveil reprit-ilil aura sans doute eacuteteacute eacutepouvanteacute il aura perdula tecircte il se sera sauveacute ― Sans vous eacuteveiller luidis-je Mais alors votre deacutefense sera facile car lavalise de Walhenfer nrsquoaura pas eacuteteacute voleacutee Toutagrave coup il fondit en larmes ― Oh  oui je suisinnocent srsquoeacutecria-t-il Je nrsquoai pas tueacute Je me sou-viens de mes songes Je jouais aux barres avecmes camarades de colleacutege Je nrsquoai pas ducirc couperla tecircte de ce neacutegociant en recircvant que je couraisPuis malgreacute les lueurs drsquoespoir qui parfois luirendirent un peu de calme il se sentait toujourseacutecraseacute par un remords Il avait bien certaine-ment leveacute le bras pour trancher la tecircte du neacutego-

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 49: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

ciant Il se faisait justice et ne se trouvait pas lecœur pur apregraves avoir commis le crime dans sapenseacutee ― Et cependant  je suis bon  srsquoeacutecriait-il Ocirc ma pauvre megravere  Peut-ecirctre en ce momentjoue-t-elle gaiement agrave lrsquoimpeacuteriale avec ses voi-sines dans son petit salon de tapisserie Si ellesavait que jrsquoai seulement leveacute la main pour as-sassiner un homme Oh  elle mourrait  Et jesuis en prison accuseacute drsquoavoir commis un crimeSi je nrsquoai pas tueacute cet homme je tuerai certai-nement ma megravere  Agrave ces mots il ne pleura pas mais animeacute de cette fureur courte et vive as-sez familiegravere aux Picards il srsquoeacutelanccedila vers la mu-raille et si je ne lrsquoavais retenu il srsquoy serait bri-seacute la tecircte ― Attendez votre jugement lui dis-je Vous serez acquitteacute vous ecirctes innocent Etvotre megravere ― Ma megravere srsquoeacutecria-t-il avec fu-reur elle apprendra mon accusation avant toutDans les petites villes cela se fait ainsi la pauvrefemme en mourra de chagrin Drsquoailleurs je nesuis pas innocent Voulez-vous savoir toute la

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 50: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

veacuteriteacute  Je sens que jrsquoai perdu la virginiteacute de maconscience Apregraves ce terrible mot il srsquoassit secroisa les bras sur la poitrine inclina la tecircte etregarda la terre drsquoun air sombre En ce momentle porte-clefs vint me prier de rentrer dans machambre  mais facirccheacute drsquoabandonner mon com-pagnon en un instant ougrave son deacutecouragementme paraissait si profond je le serrai dans mesbras avec amitieacute ― Prenez patience lui dis-jetout ira bien peut-ecirctre Si la voix drsquoun hon-necircte homme peut faire taire vos doutes appre-nez que je vous estime et vous aime Acceptezmon amitieacute et dormez sur mon cœur si vousnrsquoecirctes pas en paix avec le vocirctre Le lendemainun caporal et quatre fusiliers vinrent chercherle sous-aide vers neuf heures En entendant lebruit que firent les soldats je me mis agrave ma fe-necirctre Lorsque le jeune homme traversa la couril jeta les yeux sur moi Jamais je nrsquooublieraice regard plein de penseacutees de pressentimentsde reacutesignation et de je ne sais quelle gracircce

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 51: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

triste et meacutelancolique Ce fut une espegravece de tes-tament silencieux et intelligible par lequel unami leacuteguait sa vie perdue agrave son dernier amiLa nuit avait sans doute eacuteteacute bien dure biensolitaire pour lui  mais aussi peut-ecirctre la pacirc-leur empreinte sur son visage accusait-elle unstoiumlcisme puiseacute dans une nouvelle estime delui-mecircme Peut-ecirctre srsquoeacutetait-il purifieacute par un re-mords et croyait-il laver sa faute dans sa dou-leur et dans sa honte Il marchait drsquoun pas fermeet degraves le matin il avait fait disparaicirctre les tachesde sang dont il srsquoeacutetait involontairement souilleacute― Mes mains y ont fatalement trempeacute pendantque je dormais car mon sommeil est toujourstregraves-agiteacute mrsquoavait-il dit la veille avec un hor-rible accent de deacutesespoir Jrsquoappris qursquoil allaitcomparaicirctre devant un conseil de guerre Ladivision devait le surlendemain se porter enavant et le chef de demi-brigade ne voulait pasquitter Andernach sans faire justice du crimesur les lieux mecircmes ougrave il avait eacuteteacute commis

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 52: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Je restai dans une mortelle angoisse pendantle temps que dura ce conseil Enfin vers mi-di Prosper Magnan fut rameneacute en prison Jefaisais en ce moment ma promenade accoutu-meacutee  il mrsquoaperccedilut et vint se jeter dans mes bras― Perdu me dit-il Je suis perdu sans espoir Ici pour tout le monde je serai donc un assas-sin Il releva la tecircte avec fierteacute ― Cette injus-tice mrsquoa rendu tout entier agrave mon innocence Mavie aurait toujours eacuteteacute troubleacutee ma mort serasans reproche Mais y a-t-il un avenir  Toutle dix-huitiegraveme siegravecle eacutetait dans cette interroga-tion soudaine Il resta pensif ― Enfin lui dis-je comment avez-vous reacutepondu  que vous a-t-on demandeacute  nrsquoavez-vous pas dit naiumlvement lefait comme vous me lrsquoavez raconteacute  Il me regar-da fixement pendant un moment  puis apregravescette pause effrayante il me reacutepondit avec unefieacutevreuse vivaciteacute de paroles  ― Ils mrsquoont de-mandeacute drsquoabord  laquo Ecirctes-vous sorti de lrsquoaubergependant la nuit  raquo Jrsquoai dit  ― Oui ― laquo Par ougrave  raquo

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 53: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Jrsquoai rougi et jrsquoai reacutepondu  ― Par la fenecirctre― laquo Vous lrsquoaviez donc ouverte  raquo ― Oui  ai-jedit laquo Vous y avez mis bien de la preacutecautionLrsquoaubergiste nrsquoa rien entendu  raquo Je suis resteacutestupeacutefait Les mariniers ont deacuteclareacute mrsquoavoir vume promenant allant tantocirct agrave Andernach tan-tocirct vers la forecirct ― Jrsquoai fait disent-ils plusieursvoyages Jrsquoai enterreacute lrsquoor et les diamants En-fin la valise ne srsquoest pas retrouveacutee  Puis jrsquoeacutetaistoujours en guerre avec mes remords Quandje voulais parler  laquo Tu as voulu commettre lecrime  raquo me criait une voix impitoyable Touteacutetait contre moi mecircme moi  Ils mrsquoont ques-tionneacute sur mon camarade et je lrsquoai compleacutete-ment deacutefendu Alors ils mrsquoont dit  laquo ― Nousdevons trouver un coupable entre vous votrecamarade lrsquoaubergiste et sa femme  Ce matintoutes les fenecirctres et les portes se sont trouveacuteesfermeacutees  raquo ― Agrave cette observation reprit-il jesuis resteacute sans voix sans force sans acircme Plussucircr de mon ami que de moi-mecircme je ne pou-

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 54: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

vais lrsquoaccuser Jrsquoai compris que nous eacutetions re-gardeacutes tous deux comme eacutegalement complicesde lrsquoassassinat et que je passais pour le plusmaladroit  Jrsquoai voulu expliquer le crime par lesomnambulisme et justifier mon ami  alors jrsquoaidivagueacute Je suis perdu Jrsquoai lu ma condamna-tion dans les yeux de mes juges Ils ont lais-seacute eacutechapper des sourires drsquoincreacuteduliteacute Tout estdit Plus drsquoincertitude Demain je serai fusilleacute― Je ne pense plus agrave moi reprit-il mais agrave mapauvre megravere  Il srsquoarrecircta regarda le ciel et neversa pas de larmes Ses yeux eacutetaient secs et for-tement convulseacutes ― Freacutedeacuteric  ― Ah  lrsquoautre senommait Freacutedeacuteric Freacutedeacuteric  Oui crsquoest bien lagravele nom  srsquoeacutecria monsieur Hermann drsquoun air detriomphe

Ma voisine me poussa le pied et me fitun signe en me montrant monsieur TailleferLrsquoancien fournisseur avait neacutegligemment lais-seacute tomber sa main sur ses yeux  mais entre les

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 55: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

intervalles de ses doigts nous crucircmes voir uneflamme sombre dans son regard

― Hein  me dit-elle agrave lrsquooreille Srsquoil se nom-mait Freacutedeacuteric

Je reacutepondis en la guignant de lrsquoœil commepour lui dire  laquo Silence  raquo

Hermann reprit ainsi  ― Freacutedeacuteric srsquoeacutecria lesous-aide Freacutedeacuteric mrsquoa lacircchement abandon-neacute Il aura eu peur Peut-ecirctre se sera-t-il cacheacutedans lrsquoauberge car nos deux chevaux eacutetaientencore le matin dans la cour ― Quel incom-preacutehensible mystegravere ajouta-t-il apregraves un mo-ment de silence Le somnambulisme le som-nambulisme  Je nrsquoen ai eu qursquoun seul accegraves dansma vie et encore agrave lrsquoacircge de six ans ― Mrsquoenirai-je drsquoici reprit-il frappant du pied sur laterre en emportant tout ce qursquoil y a drsquoamitieacutedans le monde  Mourrai-je donc deux fois endoutant drsquoune fraterniteacute commenceacutee agrave lrsquoacircge decinq ans et continueacutee au colleacutege aux eacutecoles Ougrave est Freacutedeacuteric  Il pleura Nous tenons donc

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 56: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

plus agrave un sentiment qursquoagrave la vie ― Rentronsme dit-il je preacutefegravere ecirctre dans mon cachot Jene voudrais pas qursquoon me vit pleurant Jrsquoiraicourageusement agrave la mort mais je ne sais pasfaire de lrsquoheacuteroiumlsme agrave contretemps et jrsquoavoueque je regrette ma jeune et belle vie Pendantcette nuit je nrsquoai pas dormi  je me suis rap-peleacute les scegravenes de mon enfance et me suis vucourant dans ces prairies dont le souvenir apeut-ecirctre causeacute ma perte ― Jrsquoavais de lrsquoavenirme dit-il en srsquointerrompant Douze hommes un sous-lieutenant qui criera  ― Portez armesen joue feu  un roulement de tambours  etlrsquoinfamie  voilagrave mon avenir maintenant Oh  ily a un Dieu ou tout cela serait par trop niaisAlors il me prit et me serra dans ses bras enmrsquoeacutetreignant avec force ― Ah  vous ecirctes le der-nier homme avec lequel jrsquoaurai pu eacutepanchermon acircme Vous serez libre vous  vous ver-rez votre megravere  Je ne sais si vous ecirctes riche oupauvre mais qursquoimporte  vous ecirctes le monde

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 57: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

entier pour moi Ils ne se battront pas tou-jours ceux-ci Eh  bien quand ils seront enpaix allez agrave Beauvais Si ma megravere survit agrave la fa-tale nouvelle de ma mort vous lrsquoy trouverezDites-lui ces consolantes paroles  ― Il eacutetait in-nocent  ― Elle vous croira reprit-il Je vais luieacutecrire  mais vous lui porterez mon dernier re-gard vous lui direz que vous ecirctes le dernierhomme que jrsquoaurai embrasseacute Ah  combien ellevous aimera la pauvre femme  vous qui aurezeacuteteacute mon dernier ami ― Ici dit-il apregraves un mo-ment de silence pendant lequel il resta commeaccableacute sous le poids de ses souvenirs chefs etsoldats me sont inconnus et je leur fais horreuragrave tous Sans vous mon innocence serait un se-cret entre le ciel et moi Je lui jurai drsquoaccomplirsaintement ses derniegraveres volonteacutes Mes parolesmon effusion de cœur le touchegraverent Peu detemps apregraves les soldats revinrent le chercheret le ramenegraverent au conseil de guerre Il eacutetaitcondamneacute Jrsquoignore les formaliteacutes qui devaient

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 58: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

suivre ou accompagner ce premier jugement jene sais pas si le jeune chirurgien deacutefendit sa viedans toutes les regravegles  mais il srsquoattendait agrave mar-cher au supplice le lendemain matin et passala nuit agrave eacutecrire agrave sa megravere ― Nous serons librestous deux me dit-il en souriant quand je lrsquoallaivoir le lendemain  jrsquoai appris que le geacuteneacuteral asigneacute votre gracircce Je restai silencieux et le re-gardai pour bien graver ses traits dans ma meacute-moire Alors il prit une expression de deacutegoucirctet me dit  ― Jrsquoai eacuteteacute tristement lacircche  Jrsquoai pen-dant toute la nuit demandeacute ma gracircce agrave ces mu-railles Et il me montrait les murs de son ca-chot ― Oui oui reprit-il jrsquoai hurleacute de deacuteses-poir je me suis reacutevolteacute jrsquoai subi la plus ter-rible des agonies morales ― Jrsquoeacutetais seul  Main-tenant je pense agrave ce que vont dire les autresLe courage est un costume agrave prendre Je dois al-ler deacutecemment agrave la mort Aussi

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 59: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

LES DEUX JUSTICES

― Oh  nrsquoachevez pas  srsquoeacutecria la jeune per-sonne qui avait demandeacute cette histoire etqui interrompit alors brusquement le Nurem-bergeois Je veux demeurer dans lrsquoincertitudeet croire qursquoil a eacuteteacute sauveacute Si jrsquoapprenaisaujourdrsquohui qursquoil a eacuteteacute fusilleacute je ne dormiraispas cette nuit Demain vous me direz le reste

Nous nous levacircmes de table En acceptant lebras de monsieur Hermann ma voisine lui dit ― Il a eacuteteacute fusilleacute nrsquoest-ce pas

― Oui Je fus teacutemoin de lrsquoexeacutecution― Comment monsieur dit-elle vous avez

pu― Il lrsquoavait deacutesireacute madame Il y a quelque

chose de bien affreux agrave suivre le convoi drsquounhomme vivant drsquoun homme que lrsquoon aimedrsquoun innocent  Ce pauvre jeune homme ne ces-sa pas de me regarder Il semblait ne plus vivre

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 60: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

qursquoen moi  Il voulait disait-il que je reportasseson dernier soupir agrave sa megravere

― Eh  bien lrsquoavez-vous vue ― Agrave la paix drsquoAmiens je vins en France

pour apporter agrave la megravere cette belle parole ― Il eacutetait innocent Jrsquoavais religieusement en-trepris ce pegravelerinage Mais madame Magnaneacutetait morte de consomption Ce ne fut pas sansune eacutemotion profonde que je brucirclai la lettredont jrsquoeacutetais porteur Vous vous moquerez peut-ecirctre de mon exaltation germanique mais je visun drame de meacutelancolie sublime dans le se-cret eacuteternel qui allait ensevelir ces adieux jeteacutesentre deux tombes ignoreacutes de toute la creacuteationcomme un cri pousseacute au milieu du deacutesert par levoyageur que surprend un lion

― Et si lrsquoon vous mettait face agrave face avecun des hommes qui sont dans ce salon envous disant  ― Voilagrave le meurtrier  ne se-rait-ce pas un autre drame  lui demandai-je enlrsquointerrompant Et que feriez-vous 

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 61: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Monsieur Hermann alla prendre son cha-peau et sortit

― Vous agissez en jeune homme et bien leacute-gegraverement me dit ma voisine Regardez Taille-fer  tenez  assis dans la bergegravere lagrave au coin dela chemineacutee mademoiselle Fanny lui preacutesenteune tasse de cafeacute Il sourit Un assassin que lereacutecit de cette aventure aurait ducirc mettre au sup-plice pourrait-il montrer tant de calme  Nrsquoa-t-il pas un air vraiment patriarcal 

― Oui mais allez lui demander srsquoil a fait laguerre en Allemagne mrsquoeacutecriai-je

― Pourquoi non Et avec cette audace dont les femmes

manquent rarement lorsqursquoune entreprise leursourit ou que leur esprit est domineacute par la cu-riositeacute ma voisine srsquoavanccedila vers le fournisseur

― Vous ecirctes alleacute en Allemagne  lui dit-elleTaillefer faillit laisser tomber sa soucoupe― Moi  madame  non jamais

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 62: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Que dis-tu donc lagrave Taillefer  reacutepliqua lebanquier en lrsquointerrompant nrsquoeacutetais-tu pas dansles vivres agrave la campagne de Wagram 

― Ah oui  reacutepondit monsieur Taillefercette fois-lagrave jrsquoy suis alleacute

― Vous vous trompez crsquoest un bon hommeme dit ma voisine en revenant pregraves de moi

― Heacute  bien mrsquoeacutecriai-je avant la fin de la soi-reacutee je chasserai le meurtrier hors de la fange ougraveil se cache

Il se passe tous les jours sous nos yeuxun pheacutenomegravene moral drsquoune profondeur eacuteton-nante et cependant trop simple pour ecirctre re-marqueacute Si dans un salon deux hommes serencontrent dont lrsquoun ait le droit de meacutepri-ser ou de haiumlr lrsquoautre soit par la connais-sance drsquoun fait intime et latent dont il est en-tacheacute soit par un eacutetat secret ou mecircme parune vengeance agrave venir ces deux hommes sedevinent et pressentent lrsquoabicircme qui les reacutepareou doit les seacuteparer Ils srsquoobservent agrave leur in-

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 63: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

su se preacuteoccupent drsquoeux-mecircmes  leurs regardsleurs gestes laissent transpirer une indeacutefinis-sable eacutemanation de leur penseacutee il y a un ai-mant entre eux Je ne sais qui srsquoattire le plusfortement de la vengeance ou du crime de lahaine ou de lrsquoinsulte Semblables au precirctre quine pouvait consacrer lrsquohostie en preacutesence dumalin esprit ils sont tous deux gecircneacutes deacutefiants lrsquoun est poli lrsquoautre sombre je ne sais lequel lrsquoun rougit ou pacirclit lrsquoautre tremble Souvent levengeur est aussi lacircche que la victime Peu degens ont le courage de produire un mal mecircmeneacutecessaire  et bien des hommes se taisent oupardonnent en haine du bruit ou par peurdrsquoun deacutenoucircment tragique Cette intussuscep-tion de nos acircmes et de nos sentiments eacutetablis-sait une lutte mysteacuterieuse entre le fournisseuret moi Depuis la premiegravere interpellation queje lui avais faite pendant le reacutecit de monsieurHermann il fuyait mes regards Peut-ecirctre aus-si eacutevitait-il ceux de tous les convives  Il causait

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 64: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

avec lrsquoinexpeacuteriente Fanny la fille du banquier eacuteprouvant sans doute comme tous les crimi-nels le besoin de se rapprocher de lrsquoinnocenceen espeacuterant trouver du repos pregraves drsquoelle Maisquoique loin de lui je lrsquoeacutecoutais et mon œilperccedilant fascinait le sien Quand il croyait pou-voir mrsquoeacutepier impuneacutement nos regards se ren-contraient et ses paupiegraveres srsquoabaissaient aussi-tocirct Fatigueacute de ce supplice Taillefer srsquoempressade le faire cesser en se mettant agrave jouer Jrsquoallaiparier pour son adversaire mais en deacutesirantperdre mon argent Ce souhait fut accompli Jeremplaccedilai le joueur sortant et me trouvai faceagrave face avec le meurtrier

― Monsieur lui dis-je pendant qursquoil medonnait des cartes auriez-vous la complaisancede deacutemarquer 

Il fit passer assez preacutecipitamment ses jetonsde gauche agrave droite Ma voisine eacutetait venue pregravesde moi je lui jetai un coup drsquoœil significatif

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 65: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Seriez-vous demandai-je en mrsquoadressantau fournisseur monsieur Freacutedeacuteric Taillefer dequi jrsquoai beaucoup connu la famille agrave Beauvais 

― Oui monsieur reacutepondit-ilIl laissa tomber ses cartes pacirclit mit sa tecircte

dans ses mains pria lrsquoun de ses parieurs de tenirson jeu et se leva

― Il fait trop chaud ici srsquoeacutecria-t-il Je crainsIl nrsquoacheva pas Sa figure exprima tout agrave

coup drsquohorribles souffrances et il sortit brus-quement Le maicirctre de la maison accompagnaTaillefer en paraissant prendre un vif inteacuterecirct agravesa position Nous nous regardacircmes ma voisineet moi  mais je trouvai je ne sais quelle teintedrsquoamegravere tristesse reacutepandue sur sa physionomie

― Votre conduite est-elle bien miseacutericor-dieuse  me demanda-t-elle en mrsquoemmenantdans une embrasure de fenecirctre au momentougrave je quittai le jeu apregraves avoir perdu Vou-driez-vous accepter le pouvoir de lire dans tousles cœurs  Pourquoi ne pas laisser agir la justice

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 66: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

humaine et la justice divine  Si nous eacutechapponsagrave lrsquoune nous nrsquoeacutevitons jamais lrsquoautre  Les privi-leacuteges drsquoun preacutesident de Cour drsquoassises sont-ilsdonc bien dignes drsquoenvie  Vous avez presquefait lrsquooffice du bourreau

― Apregraves avoir partageacute stimuleacute ma curiositeacutevous me faites de la morale 

― Vous mrsquoavez fait reacutefleacutechir me reacutepon-dit-elle

― Donc paix aux sceacuteleacuterats guerre aux mal-heureux et deacuteifions lrsquoor  Mais laissons celaajoutai-je en riant Regardez je vous prie lajeune personne qui entre en ce moment dans lesalon

― Eh  bien ― Je lrsquoai vue il y a trois jours au bal de

lrsquoambassadeur de Naples  jrsquoen suis devenu pas-sionneacutement amoureux De gracircce dites-moi sonnom Personne nrsquoa pu

― Crsquoest mademoiselle Victorine Taillefer Jrsquoeus un eacuteblouissement

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 67: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Sa belle-megravere me disait ma voisine dontjrsquoentendis agrave peine la voix lrsquoa retireacutee depuis peudu couvent ougrave srsquoest tardivement acheveacutee soneacuteducation Pendant longtemps son pegravere a refu-seacute de la reconnaicirctre Elle vient ici pour la pre-miegravere fois Elle est bien belle et bien riche

Ces paroles furent accompagneacutees drsquoun sou-rire sardonique En ce moment nous enten-dicircmes des cris violents mais eacutetouffeacutes Ils sem-blaient sortir drsquoun appartement voisin et reten-tissaient faiblement dans les jardins

― Nrsquoest-ce pas la voix de monsieur Taillefer mrsquoeacutecriai-je

Nous precirctacircmes au bruit toute notre atten-tion et drsquoeacutepouvantables geacutemissements par-vinrent agrave nos oreilles La femme du banquieraccourut preacutecipitamment vers nous et ferma lafenecirctre

― Eacutevitons les scegravenes nous dit-elle Si made-moiselle Taillefer entendait son pegravere elle pour-rait bien avoir une attaque de nerfs 

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 68: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Le banquier rentra dans le salon y cherchaVictorine et lui dit un mot agrave voix basse Aussi-tocirct la jeune personne jeta un cri srsquoeacutelanccedila vers laporte et disparut Cet eacuteveacutenement produisit unegrande sensation Les parties cessegraverent Chacunquestionna son voisin Le murmure des voixgrossit et des groupes se formegraverent

― M Taillefer se serait-il demandai-je― Tueacute srsquoeacutecria ma railleuse voisine Vous en

porteriez gaiement le deuil je pense ― Mais que lui est-il donc arriveacute ― Le pauvre bonhomme reacutepondit la maicirc-

tresse de la maison est sujet agrave une maladie dontje nrsquoai pu retenir le nom quoique monsieurBrousson me lrsquoait dit assez souvent et il vientdrsquoen avoir un accegraves

― Quel est donc le genre de cette maladie demanda soudain un juge drsquoinstruction

― Oh  crsquoest un terrible mal monsieur reacute-pondit-elle Les meacutedecins nrsquoy connaissent pasde remegravede Il paraicirct que les souffrances en sont

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 69: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

atroces Un jour ce malheureux Taillefer ayanteu un accegraves pendant son seacutejour agrave ma terre jrsquoaieacuteteacute obligeacutee drsquoaller chez une de mes voisinespour ne pas lrsquoentendre  il pousse des cris ter-ribles il veut se tuer  sa fille fut alors forceacutee dele faire attacher sur son lit et de lui mettre lacamisole des fous Ce pauvre homme preacutetendavoir dans la tecircte des animaux qui lui rongentla cervelle  crsquoest des eacutelancements des coups descie des tiraillements horribles dans lrsquointeacuterieurde chaque nerf Il souffre tant agrave la tecircte qursquoil nesentait pas les moxas qursquoon lui appliquait ja-dis pour essayer de le distraire  mais monsieurBrousson qursquoil a pris pour meacutedecin les a deacute-fendus en preacutetendant que crsquoeacutetait une affectionnerveuse une inflammation de nerfs pour la-quelle il fallait des sangsues au cou et de lrsquoopiumsur la tecircte  et en effet les accegraves sont devenusplus rares et nrsquoont plus paru que tous les ansvers la fin de lrsquoautomne Quand il est reacutetabliTaillefer reacutepegravete sans cesse qursquoil aurait [aimerait]

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 70: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

mieux aimeacute ecirctre roueacute que de ressentir de pa-reilles douleurs

― Alors il paraicirct qursquoil souffre beaucoup ditun agent de change le bel esprit du salon

― Oh  reprit-elle lrsquoanneacutee derniegravere il a faillipeacuterir Il eacutetait alleacute seul agrave sa terre pour une af-faire pressante  faute de secours peut-ecirctre il estresteacute vingt-deux heures eacutetendu raide et commemort Il nrsquoa eacuteteacute sauveacute que par un bain tregraves-chaud

― Crsquoest donc une espegravece de teacutetanos  deman-da lrsquoagent de change

― Je ne sais pas reprit-elle Voilagrave pregraves detrente ans qursquoil jouit de cette maladie gagneacuteeaux armeacutees  il lui est entreacute dit-il un eacuteclat debois dans la tecircte en tombant dans un bateau mais Brousson espegravere le gueacuterir On preacutetend queles Anglais ont trouveacute le moyen de traiter sansdanger cette maladie-lagrave par lrsquoacide prussique

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 71: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

En ce moment un cri plus perccedilant que lesautres retentit dans la maison et nous glaccediladrsquohorreur

― Eh  bien voilagrave ce que jrsquoentendais agrave toutmoment reprit la femme du banquier Celame faisait sauter sur ma chaise et mrsquoagaccedilaitles nerfs Mais chose extraordinaire  ce pauvreTaillefer tout en souffrant des douleurs in-ouiumles ne risque jamais de mourir Il mange etboit comme agrave lrsquoordinaire pendant les momentsde reacutepit que lui laisse cet horrible supplice (lanature est bien bizarre ) Un meacutedecin allemandlui a dit que crsquoeacutetait une espegravece de goutte agrave latecircte  cela srsquoaccorderait assez avec lrsquoopinion deBrousson

Je quittai le groupe qui srsquoeacutetait formeacute autourde la maicirctresse du logis et sortis avec mademoi-selle Taillefer qursquoun valet vint chercher

― Oh  mon Dieu  mon Dieu  srsquoeacutecria-t-elleen pleurant qursquoa donc fait mon pegravere au ciel

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 72: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

pour avoir meacuteriteacute de souffrir ainsi  un ecirctre sibon 

Je descendis lrsquoescalier avec elle et en lrsquoaidantagrave monter dans la voiture jrsquoy vis son pegravere cour-beacute en deux Mademoiselle Taillefer essayaitdrsquoeacutetouffer les geacutemissements de son pegravere en luicouvrant la bouche drsquoun mouchoir  malheu-reusement il mrsquoaperccedilut sa figure parut se cris-per encore davantage un cri convulsif fendit lesairs il me jeta un regard horrible et la voiturepartit

Ce dicircner cette soireacutee exercegraverent une cruelleinfluence sur ma vie et sur mes sentimentsJrsquoaimai mademoiselle Tailleter preacuteciseacutementpeut-ecirctre parce que lrsquohonneur et la deacutelica-tesse mrsquointerdisaient de mrsquoallier agrave un assassinquelque bon pegravere et bon eacutepoux qursquoil pucirct ecirctreUne incroyable fataliteacute mrsquoentraicircnait agrave me fairepreacutesenter dans les maisons ougrave je savais pouvoirrencontrer Victorine Souvent apregraves mrsquoecirctredonneacute agrave moi-mecircme ma parole drsquohonneur de re-

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 73: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

noncer agrave la voir le soir mecircme je me trouvaispregraves drsquoelle Mes plaisirs eacutetaient immenses Monleacutegitime amour plein de remords chimeacuteriquesavait la couleur drsquoune passion criminelle Je memeacuteprisais de saluer Taillefer quand par hasardil eacutetait avec sa fille  mais je le saluais  Enfin parmalheur Victorine nrsquoest pas seulement une jo-lie personne  de plus elle est instruite rempliede talents de gracircces sans la moindre peacutedan-terie sans la plus leacutegegravere teinte de preacutetentionElle cause avec reacuteserve  et son caractegravere a desgracircces meacutelancoliques auxquelles personne nesait reacutesister  elle mrsquoaime ou du moins elle mele laisse croire  elle a un certain sourire qursquoellene trouve que pour moi  et pour moi sa voixsrsquoadoucit encore Oh  elle mrsquoaime  mais elleadore son pegravere mais elle mrsquoen vante la bon-teacute la douceur les qualiteacutes exquises Ces eacutelogessont autant de coups de poignard qursquoelle medonne dans le cœur Un jour je me suis trou-veacute presque complice du crime sur lequel re-

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 74: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

pose lrsquoopulence de la famille Taillefer  jrsquoai vou-lu demander la main de Victorine Alors jrsquoaifui jrsquoai voyageacute je suis alleacute en Allemagne agrave An-dernach Mais je suis revenu Jrsquoai retrouveacute Vic-torine pacircle elle avait maigri  si je lrsquoavais re-vue bien portante gaie jrsquoeacutetais sauveacute  Ma pas-sion srsquoest rallumeacutee avec une violence extraordi-naire Craignant que mes scrupules ne deacutegeacuteneacute-rassent en monomanie je reacutesolus de convoquerun sanheacutedrin de consciences pures afin de je-ter quelque lumiegravere sur ce problegraveme de hautemorale et de philosophie La question srsquoeacutetaitencore bien compliqueacutee depuis mon retourAvant-hier donc jrsquoai reacuteuni ceux de mes amisauxquels jrsquoaccorde le plus de probiteacute de deacutelica-tesse et drsquohonneur Jrsquoavais inviteacute deux Anglaisun secreacutetaire drsquoambassade et un puritain  unancien ministre dans toute la maturiteacute de la po-litique  des jeunes gens encore sous le charmede lrsquoinnocence  un precirctre un vieillard  puismon ancien tuteur homme naiumlf qui mrsquoa rendu

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 75: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

le plus beau compte de tutelle dont la meacutemoiresoit resteacutee au Palais  un avocat un notaire unjuge enfin toutes les opinions sociales toutesles vertus pratiques Nous avons commenceacute parbien dicircner bien parler bien crier  puis au des-sert jrsquoai raconteacute naiumlvement mon histoire et de-mandeacute quelque bon avis en cachant le nom dema preacutetendue

― Conseillez-moi mes amis leur dis-je enterminant Discutez longuement la questioncomme srsquoil srsquoagissait drsquoun projet de loi Lrsquourneet les boules du billard vont vous ecirctre apporteacuteeset vous voterez pour ou contre mon mariagedans tout le secret voulu par un scrutin 

Un profond silence reacutegna soudain Le no-taire se reacutecusa

― Il y a dit-il un contrat agrave faireLe vin avait reacuteduit mon ancien tuteur au

silence et il fallait le mettre en tutelle pourqursquoil ne lui arrivacirct aucun malheur en retour-nant chez lui

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 76: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Je comprends  mrsquoeacutecriai-je Ne pas donnerson opinion crsquoest me dire eacutenergiquement ceque je dois faire

Il y eut un mouvement dans lrsquoassembleacuteeUn proprieacutetaire qui avait souscrit pour les

enfants et la tombe du geacuteneacuteral Foy srsquoeacutecria 

― Ainsi que la vertu le crime ases degreacutes 

― Bavard  me dit lrsquoancien ministre agrave voixbasse en me poussant le coude

― Ougrave est la difficulteacute  demanda un duc dontla fortune consiste en biens confisqueacutes agrave desprotestants reacutefractaires lors de la reacutevocation delrsquoeacutedit de Nantes

Lrsquoavocat se leva  ― En droit lrsquoespegravece quinous est soumise ne constituerait pas lamoindre difficulteacute Monsieur le duc a raison srsquoeacutecria lrsquoorgane de la loi Nrsquoy a-t-il pas prescrip-tion  Ougrave en serions-nous tous srsquoil fallait recher-

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 77: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

cher lrsquoorigine des fortunes  Ceci est une affairede conscience Si vous voulez absolument por-ter la cause devant un tribunal allez agrave celui dela peacutenitence

Le Code incarneacute se tut srsquoassit et but unverre de vin de Champagne Lrsquohomme chargeacutedrsquoexpliquer lrsquoEacutevangile le bon precirctre se leva

― Dieu nous a faits fragiles dit-il avec fer-meteacute Si vous aimez lrsquoheacuteritiegravere du crime eacutepou-sez-la mais contentez-vous du bien matrimo-nial et donnez aux pauvres celui du pegravere

― Mais srsquoeacutecria lrsquoun de ces ergoteurs sans pi-tieacute qui se rencontrent si souvent dans le mondele pegravere nrsquoa peut-ecirctre fait un beau mariage queparce qursquoil srsquoeacutetait enrichi Le moindre de sesbonheurs nrsquoa-t-il donc pas toujours eacuteteacute un fruitdu crime 

― La discussion est en elle-mecircme une sen-tence  Il est des choses sur lesquelles unhomme ne deacutelibegravere pas srsquoeacutecria mon ancien tu-

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 78: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

teur qui crut eacuteclairer lrsquoassembleacutee par une sailliedrsquoivresse

― Oui  dit le secreacutetaire drsquoambassade― Oui  srsquoeacutecria le precirctreCes deux hommes ne srsquoentendaient pasUn doctrinaire auquel il nrsquoavait guegravere man-

queacute que cent cinquante voix sur cent cin-quante-cinq votants pour ecirctre eacutelu se leva

― Messieurs cet accident pheacutenomeacutenal de lanature intellectuelle est un de ceux qui sortentle plus vivement de lrsquoeacutetat normal auquel estsoumise la socieacuteteacute dit-il Donc la deacutecision agraveprendre doit ecirctre un fait extemporaneacute de notreconscience un concept soudain un jugementinstructif une nuance fugitive de notre appreacute-hension intime assez semblable aux eacuteclairs quiconstituent le sentiment du goucirct Votons

― Votons  srsquoeacutecriegraverent mes convivesJe fis donner agrave chacun deux boules lrsquoune

blanche lrsquoautre rouge Le blanc symbole dela virginiteacute devrait proscrire le mariage  et la

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 79: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

boule rouge lrsquoapprouver Je mrsquoabstins de vo-ter par deacutelicatesse Mes amis eacutetaient dix-sept lenombre neuf formait la majoriteacute absolue Cha-cun alla mettre sa boule dans le panier drsquoosieragrave col eacutetroit ougrave srsquoagitent les billes numeacuteroteacuteesquand les joueurs tirent leurs places agrave la pouleet nous fucircmes agiteacutes par une assez vive cu-riositeacute car ce scrutin de morale eacutepureacutee avaitquelque chose drsquooriginal Au deacutepouillement duscrutin je trouvai neuf boules blanches  Ce reacute-sultat ne me surprit pas  mais je mrsquoavisai decompter les jeunes gens de mon acircge que jrsquoavaismis parmi mes juges Ces casuistes eacutetaient aunombre de neuf ils avaient tous eu la mecircmepenseacutee

― Oh  oh  me dis-je il y a unanimiteacute se-cregravete pour le mariage et unanimiteacute pour melrsquointerdire  Comment sortir drsquoembarras 

― Ougrave demeure le beau-pegravere  demandaeacutetourdiment un de mes camarades de colleacutegemoins dissimuleacute que les autres

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 80: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

― Il nrsquoy a plus de beau-pegravere mrsquoeacutecriai-je Ja-dis ma conscience parlait assez clairement pourrendre votre arrecirct superflu Et si aujourdrsquohui savoix srsquoest affaiblie voici les motifs de ma couar-dise Je reccedilus il y a deux mois cette lettre seacute-ductrice

Je leur montrai lrsquoinvitation suivante que jetirai de mon portefeuille

laquo VOUS EcircTES PRIEacute DrsquoASSISTER AUX CONVOISERVICE ET ENTERREMENT DE M JEAN-FREacute-DEacuteRIC TAILLEFER DE LA MAISON TAILLE-FER ET COMPAGNIE ANCIEN FOURNISSEUR DESVIVRES-VIANDES EN SON VIVANT CHEVALIERDE LA LEacuteGION DrsquoHONNEUR ET DE LrsquoEacutePERONDrsquoOR CAPITAINE DE LA PREMIEgraveRE COMPAGNIEDE GRENADIERS DE LA DEUXIEgraveME LEacuteGION DE LAGARDE NATIONALE DE PARIS DEacuteCEacuteDEacute LE PRE-MIER MAI DANS SON HOcircTEL RUE JOUBERT ETQUI SE FERONT Agrave etc raquo

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 81: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

laquoDe la part de etc raquo

― Maintenant que faire  repris-je Je vaisvous poser la question tregraves-largement Il y abien certainement une mare de sang dans lesterres de mademoiselle Taillefer la successionde son pegravere est un vaste hacelma Je le saisMais Prosper Magnan nrsquoa pas laisseacute drsquoheacuteritiers mais il mrsquoa eacuteteacute impossible de retrouver la fa-mille du fabricant drsquoeacutepingles assassineacute agrave Ander-nach Agrave qui restituer la fortune  Et doit-on res-tituer toute la fortune  Ai-je le droit de trahirun secret surpris drsquoaugmenter drsquoune tecircte cou-peacutee la dot drsquoune innocente jeune fille de luifaire faire de mauvais recircves de lui ocircter une belleillusion de lui tuer son pegravere une seconde foisen lui disant  Tous vos eacutecus sont tacheacutes  Jrsquoaiemprunteacute le Dictionnaire des Cas de conscienceagrave un vieil eccleacutesiastique et nrsquoy ai point trouveacutede solution agrave mes doutes Faire une fondation

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 82: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

pieuse pour lrsquoacircme de Prosper Magnan de Wal-henfer de Taillefer  nous sommes en plein dix-neuviegraveme siegravecle Bacirctir un hospice ou instituerun prix de vertu le prix de vertu sera donneacuteagrave des fripons Quant agrave la plupart de nos hocircpi-taux ils me semblent devenus aujourdrsquohui lesprotecteurs du vice  Drsquoailleurs ces placementsplus ou moins profitables agrave la vaniteacute consti-tueront-ils des reacuteparations  et les dois-je  Puisjrsquoaime et jrsquoaime avec passion Mon amour estma vie  Si je propose sans motif agrave une jeunefille habitueacutee au luxe agrave lrsquoeacuteleacutegance agrave une vie fer-tile en jouissances drsquoarts agrave une jeune fille quiaime agrave eacutecouter paresseusement aux Bouffonsla musique de Rossini si donc je lui proposede se priver de quinze cent mille francs en fa-veur de vieillards stupides ou de galeux chimeacute-riques elle me tournera le dos en riant ou safemme de confiance me prendra pour un mau-vais plaisant  si dans une extase drsquoamour je luivante les charmes drsquoune vie meacutediocre et ma pe-

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 83: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

tite maison sur les bords de la Loire si je lui de-mande le sacrifice de sa vie parisienne au nomde notre amour ce sera drsquoabord un vertueuxmensonge  puis je ferai peut-ecirctre lagrave quelquetriste expeacuterience et perdrai le cœur de cettejeune fille amoureuse du bal folle de parure etde moi pour le moment Elle me sera enleveacuteepar un officier mince et pimpant qui aura unemoustache bien friseacutee jouera du piano vanteralord Byron et montera joliment agrave cheval Quefaire  Messieurs de gracircce un conseil 

Lrsquohonnecircte homme cette espegravece de puritainassez semblable au pegravere de Jenny Deans de quije vous ai deacutejagrave parleacute et qui jusque-lagrave nrsquoavaitsouffleacute mot haussa les eacutepaules en me disant ― Imbeacutecile pourquoi lui as-tu demandeacute srsquoileacutetait de Beauvais 

Paris mai 1831

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 84: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

COLOPHON

Ce volume est le quatre-vingt-cinquiegraveme delrsquoeacutedition EacuteFEacuteLEacute de la Comeacutedie Humaine Letexte de reacutefeacuterence est lrsquoeacutedition Furne volume15 (1845) disponible agrave httpbooksgooglecombooksid=qV0OAAAAQAAJ Les erreurs or-thographiques et typographiques de cette eacutedi-tion sont indiqueacutees entre crochets  laquo accom-plissant [accomplisant] raquo Toutefois les ortho-graphes normales pour lrsquoeacutepoque ou pour Bal-zac (laquo colleacutege raquo laquo long-temps raquo) ne sont pas cor-rigeacutees et les capitales sont systeacutematiquementaccentueacutees

Ce tirage au format PDF est composeacute enMinion Pro et a eacuteteacute fait le 28 novembre

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 85: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

2010 Drsquoautres tirages sont disponibles agrave httpefelenetebooks

Cette numeacuterisation a eacuteteacute obtenue en reacutecon-ciliant 

― lrsquoeacutedition critique en ligne du GroupeInternational de Recherches BalzaciennesGroupe ARTFL (Universiteacute de Chicago) Mai-son de Balzac (Paris)  httpwwwparisfrmu-seesbalzacfurnepresentationhtm

― lrsquoancienne eacutedition du groupeEbooks Libres et Gratuits  httpwwwebooksgratuitsorg

― lrsquoeacutedition Furne scanneacutee par GoogleBooks  httpbooksgooglecom

Merci agrave ces groupes de fournir gracieuse-ment leur travail

Si vous trouvez des erreurs merci de lessignaler agrave ericmullerefelenet Merci agrave Fred

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon
Page 86: L’auberge rouge - Biblioteka ATeKa3biblioteka.kijowski.pl/balzac honore de/integrale/85_L_auberge... · HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES PHILOSOPHIQUES L’AUBERGE

Coolmicro Patricec Nicolas Taffin et JacquesQuintallet pour les erreurs qursquoils ont signaleacutees

  • Lrsquoauberge rouge
  • Colophon