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La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits autobiographiques d’Anny Duperey et Annie Ernaux by Katarzyna Peric A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French Studies University of Toronto © Copyright by Katarzyna Peric 2017

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La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits autobiographiques d’Anny Duperey et Annie Ernaux

by

Katarzyna Peric

A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy

Graduate Department of French Studies University of Toronto

© Copyright by Katarzyna Peric 2017

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La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits autobiographiques d’Anny Duperey et Annie Ernaux

Katarzyna Peric

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French Studies

University of Toronto

2017

Abstract

L’écriture autobiographique a une longue tradition, car ses origines remontent au XVIIIe

siècle. Cependant, au cours des années, l’écriture de soi a beaucoup évolué et à l’époque

contemporaine, elle se joint souvent à la photographie. Ce type de création littéraire est

relativement peu exploré par les critiques.

La présente thèse a pour but d’étudier les relations entre le texte et les images

photographiques dans quelques récits autobiographiques de deux auteures : Anny Duperey (Le

Voile noir, Je vous écris…) et Annie Ernaux (L’usage de la photo, Les années, « photojournal »

d’Écrire la vie). Ces deux artistes contemporaines sont bien connues au public français ; la

renommée d’Anny Duperey est due à sa longue carrière de comédienne alors qu’Annie Ernaux

est une écrivaine prolifique, présente sur la scène littéraire française depuis presque quatre

décennies. Dans leurs textes, les deux auteures présentent divers choix esthétiques ainsi que des

approches différentes envers l’écriture. Anny Duperey se sert des photographies et de l’écriture

autobiographique dans son travail de deuil, dans sa quête identitaire ainsi que dans sa chasse aux

souvenirs disparus. Les rapports texte/images mis en œuvre dans Le Voile noir appartiennent

donc plutôt au mode de collaboration. Cependant, dans les trois textes d’Annie Ernaux étudiés

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dans la présente thèse, les interactions entre l’écrit et le visuel sont plus complexes et difficiles à

définir. Dans L’usage de la photo nous observons une certaine collision entre les photographies

et le texte. La juxtaposition de ces deux modes de représentation donne une nouvelle dimension,

voire une nouvelle signification à son récit. Dans Les années, l’écriture éclipse les photographies,

car elles apparaissent uniquement sous forme d’ekphrasis et, par conséquent, elles perdent en

partie leur dimension référentielle. En revanche, dans le « photojournal », les images

photographiques et les fragments des journaux qui les accompagnent semblent garder une

certaine indépendance.

La présente thèse se compose de trois chapitres dont le premier fournit le cadre théorique

nécessaire à l’étude de notre corpus littéraire. Les chapitres 2 et 3 sont consacrés respectivement

à une analyse critique des textes de Duperey et Ernaux. Le caractère hybride des récits

privilégiés dans cette thèse exige une approche interdisciplinaire, c’est pourquoi nous avons

puisé dans plusieurs domaines de recherches : la mémoire, l’écriture autobiographique, la

photographie, l’ekphrasis et même la psychologie.

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Table of Contents

List of Figures ....................................................................................................................... vi

Introduction .......................................................................................................................... 1

Chapter 1 : Cadre théorique : mémoire, photographie et écriture autobiographique ............ 12

1 Souvenirs partagés : origines de soi .............................................................................. 15

2 Oubli et anamnèse – connaissance de soi ..................................................................... 22

3 Images mentales et images photographiques – une vision du passé ............................. 32

4 Photographie – « Le crayon de la nature » .................................................................... 39

5 Photographie – art ou artisanat? .................................................................................. 46

6 Photographie – usage privé .......................................................................................... 57

7 Photos de famille – documents ou objets magiques ? ................................................... 64

8 De l’écriture photographique à l’imaginaire ................................................................. 73

9 « Écrire la vie » ............................................................................................................ 82

10 Photographie et écriture de soi – interactions .......................................................... 91

Chapter 2 : Dé-voilement du passé dans Le Voile noir d’Anny Duperey : de la lutte contre le

néant à l'enquête sur soi. .................................................................................................. 104

11 Du trauma à une libération psycho-émotionnelle ................................................... 104

12 Séduction contextuelle et paratextuelle – texte, images et aura de secret ............... 109

13 Héritage problématique – dernières traces des parents disparus ............................ 126

14 La lutte contre le néant ou l’anamnèse impossible.................................................. 135

15 À la recherche de soi .............................................................................................. 159

16 Un soi brisé – un portrait re-construit ..................................................................... 166

17 « Anny Du Père est » – filiation artistique ............................................................... 172

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18 Miroirs magiques – ressemblance physique rétablie ............................................... 180

19 Écriture purificatrice : au seuil de la guérison .......................................................... 194

20 Entre-deux : des ténèbres vers l’espoir ................................................................... 207

Chapter 3 : Un témoignage partagé chez Annie Ernaux : du personnel au collectif .............. 214

21 À l’encontre des schémas esthétiques et sociaux .................................................... 214

22 Lois de l’attraction – un style à part, une thématique partagée ............................... 218

23 Sauver de l’oubli – remémorer, commémorer, immortaliser… ................................ 231

24 Témoins de la vie, témoins de l’époque – l’H/histoire personnelle en images .......... 243

25 Un soi éclaté – c’est qui le « moi » au fond?............................................................ 265

26 Entre-deux : du soi vers les autres – un certain universalisme ................................. 304

Conclusion culminante : Duperey, Ernaux : regards croisés ................................................ 307

Bibliography...................................................................................................................... 322

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List of Figures

Figure 1 : La première de couverture du Voile noir. 110 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992. Première de couverture.

Figure 2 : « Pépé Duperray » 115 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 45.

Figure 3 118 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 7.

Figure 4 140 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 18.

Figure 5 : « Les maillots qui grattent » 167 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 151.

Figure 6 : « L’autre et semblable » 167 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 81.

Figure 7 : « Portrait intemporel » 169 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 79.

Figure 8 : « L’aveugle » 175 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 146.

Figure 9 : « L’aube et les brumes » 176 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 171.

Figure 10 : « Image d’une fête morte » 184 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 179.

Figure 11 : « Image d’une fête morte » 185 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 146.

Figure 12 : « Image d’une fête morte » 187 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 182.

Figure 13 189 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 182.

Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 79.

Figure 14 : « Ce matin-là » 197 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 213.

Figure 15 : « Faire son deuil » 199 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p.249.

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Figure 16 205 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 254.

Figure 17 : « Jean assis sur le parquet, 24 ou 31 mai » 227 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 119.

Figure 18 : « La chaussure dans le séjour, 15 mars » 248 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 58.

Figure 19 : « Dans le bureau, 5 avril » 248 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 84.

Figure 20 : « Chambre 223 de l’hôtel Amigo, Bruxelles, 10 mars » 249 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 44.

Figure 21 : « Cuisine du 17 avril » 250 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 106.

Figure 22 : « À Lillebonne, 1944 » 257 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 20.

Figure 23 : « Avec ma mère en 1944-1945 » 257 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 21.

Figure 24 : « Avec mon père en 1944-1945 » 257 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 21.

Figure 25 : « En chimiothérapie pour un cancer du sein, 2002-2003. » 270 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 97.

Figure 26 : « ce n’est pas mon corps » 271 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 177.

Figure 27 : « En 1957 » 281 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 22.

Figure 28 : « À Yvetot, en 1963. » 283 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 51.

Figure 29 : « Étudiante en Lettres modernes, 1962-1963. » 284 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 55.

Figure 30 : « En 1957, dans la cour et le jardin. » 286 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 37.

Figure 31 : « En 1957, dans la cour et le jardin. » 286 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 37.

Figure 32 : « À Bordeaux-Caudéran » 288 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 63.

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Figure 33 : « Dans la Nièvre, préparant le Capes et l’agrégation, été 1965. » 288 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 63.

Figure 34 : « En 1957 » 291 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 36.

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1

Introduction

Autobiography begins with a sense

of being alone. It is an orphan form.

John Berger

Trouver une voix pour raconter son histoire est loin d’être chose aisée. Les mots projetés

sur le papier changent de poids, prennent une consistance différente ; ils sonnent parfois d’un air

faux, presque pathétique, ou, au contraire, ils construisent une image trop polie, trop idéale.

Comment alors dire le soi et partager son expérience sans introduire de fausses notes, sans se

trahir ? Il n’y a pas de réponse univoque à cette question car plusieurs paramètres entrent en jeu :

la sensibilité de l’autobiographe, son point de vue, l’histoire qu’il veut raconter ou encore la

façon qu’il choisit pour s’exprimer. En raison de toutes ces variables, les textes

autobiographiques ne forment pas un genre homogène, mais se présentent comme un défi

générique et analytique. Cependant, cette diversité du contenu n’est pas sans importance. Chaque

histoire personnelle est unique, et cette pluralité de la forme se laisse voir plutôt comme un grand

avantage grâce auquel ce genre ne cesse de surprendre lecteurs et critiques. L’écriture

autobiographique est une quête de soi, d’identité, de souvenirs et de sens, mais aussi une quête

de forme tant au niveau structural que narratif. Par conséquent, la recherche de notre propre voix

(et voie) permet non seulement de dire une vérité personnelle, mais aussi de renouveler le genre

autobiographique.

En effet, l’écriture autobiographique a une longue tradition, ses origines remontent au

XVIIIe siècle. Cependant, l’autobiographie contemporaine incorpore souvent des éléments

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appartenant à d’autres modes d’expression, ce qui engendre l’expansion de ce genre. À l’époque

contemporaine, l’écriture de soi peut être combinée avec la photographie ; en particulier, elle fait

appel aux photos de famille qui semblent un moyen plus qu’approprié pour compléter la

représentation de l’être et de l’existence humaine. La jonction de l’écrit et du visuel, semble, à

première vue, simplifier le processus de la représentation. Mais en réalité, cela ne le rend-il pas

encore plus complexe ?

La présente thèse a justement pour but d’explorer la relation texte/image dans quelques

récits autobiographiques de deux écrivaines françaises : Anny Duperey et Annie Ernaux. Il s’agit

plus précisément d’étudier le rôle que les images photographiques privées jouent dans la

remémoration, dans la commémoration et dans la représentation de la vie et de l’identité de

chaque auteure. Ainsi, la théorie de la photographie devient-elle un outil important et

indispensable pour une analyse approfondie des textes privilégiés, car ce sont les rapports entre

le texte et l’image qui sont le point le plus important que les récits de Duperey et d’Ernaux ont en

commun. Toutefois, nous puisons également dans d’autres domaines de recherche : nous aurons

recourt aux théories de l’écriture autobiographique ou à l’étude de la mémoire. En adoptant une

approche théorique pluridisciplinaire, cette thèse contribuera donc à l’étude critique d’au moins

deux textes littéraires qui demeurent à ce jour peu explorés : Le voile noir d’Anny Duperey et le

« photo-journal » publié dans Écrire la vie d’Annie Ernaux. L’originalité de la présente thèse se

situe avant tout dans l’étude de la re-construction de l’image de soi et de son identité faite par

chaque auteure à travers l’écriture et à l’aide d’images photographiques.

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La présente étude permet de remarquer certaines parallèles entre les auteures et leurs

textes : tant Duperey qu’Ernaux sont deux représentantes1 de la scène littéraire contemporaine

française, leurs récits s’inspirent de leur vécu (souvent des expériences pénibles ou traumatiques)

et incorporent un bon nombre de photographies privées qui participent activement au processus

de la construction identitaire de chaque écrivaine. Les « mobiles affectifs2 » qui amènent les

deux auteures à écrire leurs textes autobiographiques ainsi que la dimension thérapeutique de

leur écriture sont une sorte de fil conducteur qui relie les deux chapitres analytiques.

Cependant, tout en présentant des analogies sur les plans textuels et visuels, les écrits

privilégiés dans cette thèse se distinguent nettement par les stratégies mises en œuvre pour

raconter la vie de leurs auteures. De même, la structure, la perspective narrative adoptée ainsi

que la nature subjective des faits racontés et la fonction conférée aux images photographiques

évoquées sont bien distinctes dans chacun des textes. Chaque récit problématise aussi

différemment l’apport de la mémoire à l’écriture et aux données picturales. En conséquence,

malgré toutes les ressemblances qui caractérisent les textes d’Anny Duperey et d’Annie Ernaux,

chaque écrivaine présente une approche unique à la représentation de leur expérience

personnelle. Anny Duperey, une actrice réputée, est aussi l’auteure de plusieurs textes. Le voile

noir, son texte d’ordre autobiographique le plus important3, illustré de belles photographies, est

une relation touchante et intime d’une expérience traumatique. La visée thérapeutique de cette

écriture est assez intelligible. Le récit est construit de sorte que nous puissions distinguer les

1 Parmi les auteurs qui ont publié des récits de soi illustrés de photographies, il y a également : Roland Barthes,

Claude Cahun, Sophie Calle, Suzanne Lilar, Georges Rodenbach, Alix Cléo Roubaud et d’autres. Ce type de

création littéraire a déjà plusieurs représentants reconnus, étudiés et célébrés. 2 May, George, L’autobiographie, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 48. 3 Malgré le grand intérêt que ce texte a suscité parmi les lecteurs et les admirateurs du talent dramatique d’Anny

Duperey, il y a très peu de critiques littéraires qui ont travaillé sur ce texte : Yves W. A. Clemmen, Jean-Marc

Dupeu, Valérie Dusaillant-Fernandes, Lisa Gunderman, Julie LeBLanc, François Soulages, Anne Strasser et

Catherine Wieder.

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étapes consécutives du processus guérisseur vécu par l’écrivaine. Cette transformation repose sur

la reprise d’une vision re-contructionniste du soi et du passé. Tout comme l’écriture, les

photographies de son père participent activement au rétablissement de la cohérence dans la vie

de l’auteure.

Annie Ernaux est en revanche présente sur la scène littéraire française depuis quatre

décennies4. Cette écrivaine prolifique, qui a publié une vingtaine de récits ainsi que de nombreux

entretiens et articles, est bien connue pour s’être inspirée de son vécu dans la plupart de ses

textes. Cependant, sa création littéraire aborde également certains problèmes et phénomènes

sociaux, souvent difficiles ou controversés. La recherche sur soi n’est donc pas toujours, ou plus

précisément, n’est pas le seul but de son écriture, mais plutôt un prétexte pour toucher à une

certaine problématique à partir d’une expérience personnelle. En conséquence, à travers ses

textes, l’auteure se découvre dans une multitude de situations et contextes. Son image de soi

ainsi que sa vision du monde sont donc d’une certaine façon dé-contructionnistes. Malgré le fait

qu’il y ait d’autres auteurs français qui incorporent dans leurs récits de soi les photos privées,

nous avons décidé de nous concentrer sur les textes de ces deux remarquables écrivaines, car

elles proposent deux façons contrastantes de la représentation du soi autobiographique. Les deux

écrivaines sont aussi importantes dans cette étude, car leurs textes innovateurs incitent à la

réflexion tant les critiques littéraires que les lecteurs.

Pour bien saisir l’originalité de la création littéraire de chaque auteure, il est donc

essentiel de réfléchir au rôle que jouent les images photographiques dans la construction

narrative et structurale de leurs récits, d’étudier comment ces images participent à une genèse

4 Contrairement à la création d’Anny Duperey, plusieurs textes d’Annie Ernaux ont été étudiés par un grand nombre

de critiques littéraires. Sa production littéraire est particulièrement populaire parmi les critiques de l’Amérique du

Nord.

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affective et/ou intellectuelle du sujet écrivant ainsi que de cerner l’apport qu’elles ont au

processus de remémoration. Dans la présente thèse, nous proposons donc, sans pour autant nous

y limiter, de répondre aux questions suivantes : Comment certains procédés narratifs modifient la

réception du récit de soi ? Comment l’insertion d’images photographiques au sein d’un texte

autobiographique change-t-elle la lecture de ce dernier ? Quel est le rôle de la mémoire dans les

textes de nos deux auteures ? Comment et jusqu’à quel point l’image photographique confirme

ou contredit-elle le récit en mots ? Quel mode d’expression, l’écrit ou le visuel, prévaut dans les

textes étudiés ? Comment les photographies participent-elles à la construction de soi et de

l’identité de l’autobiographe ? Quel est le rôle de ces images dans les récits analysés : ont-elles

comme but de représenter ce qui ne peut pas être saisi par les mots, ou bien de valider ce qui y

est exprimé par le texte ?

Pour répondre à ces questions ainsi que pour saisir et étudier la spécificité des textes

choisis, il faut adopter une approche théorique interdisciplinaire. La présente thèse se divise donc

en trois chapitres : le premier chapitre sert de base théorique et méthodologique alors que deux

chapitres qui suivent sont consacrés respectivement à la création littéraire de chaque auteure. Le

premier chapitre n’est pas une présentation exhaustive de la théorie se rapportant aux trois

domaines de recherche à savoir la mémoire, l’autobiographie et la photographie, mais vise à

introduire plusieurs outils et concepts nécessaires à l’analyse des textes choisis. Les deux

chapitres analytiques présentent une réflexion critique qui porte sur les récits d’Anny Duperey et

Annie Ernaux. La base théorique sert à faire ressortir la complexité des relations entre le texte,

l’image photographique et la mémoire dans les récits privilégiés. Cependant, malgré la richesse

interprétative qu’offrent les textes étudiés, et à cause de toute sorte de limitations, liées entre

autres au temps et à l’ampleur de ce travail, la présente thèse ne pourra se concentrer que sur les

questions choisies.

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6

L’écriture personnelle ainsi que les images photographiques semblent être des moyens

parfaits pour retracer une vie, car elles permettent d’approfondir la connaissance de l’être

humain. Il n’est donc pas surprenant que ces deux médias soient de plus en plus fréquemment

utilisés dans la quête identitaire faite par les autobiographes. Ce type de création se prête

particulièrement bien à la représentation de soi, de l’identité personnelle et de l’histoire de vie,

car l’hétérogénéité du récit autobiographique imite la richesse du matériau vécu et la

photographie, comme aucun autre moyen, saisit les moments vécus. Toutefois, pour raconter son

histoire, l’autobiographe doit nécessairement faire appel à sa mémoire. Cependant, regarder des

photographies ne déclenche pas toujours en tant que tel le processus de remémoration, mais

favorise souvent la substitution des souvenirs propres au vu de ce qui apparaît sur les images. En

plus, la contextualisation (ou son absence) peut considérablement influer sur la signification des

photos, ce qui, par la suite, peut aussi déformer les souvenirs. L’interdépendance entre les

photographies, l’écriture autobiographique et la volonté de remémorer ou de préserver les

souvenirs est complexe. Le premier chapitre présentera donc les théories de la mémoire, de la

photographie et de l’autobiographie. Cependant, l’objectif de ce chapitre n’est pas de faire une

présentation complète de la recherche théorique dans les trois domaines susmentionnés ; il s’agit

plutôt de faire ressortir leur corrélation dans le processus de la représentation de soi et de

l’histoire personnelle. Par conséquent, la partie théorique se subdivise en plusieurs sections qui

se concentrent autour de questions particulières, pertinentes pour les axes analytiques adoptés.

Ainsi, la première section vise-t-elle à explorer l’importance de la mémoire dans le processus du

développement identitaire de l’individu. Les résultats de la recherche démontrent que tant la

mémoire individuelle que la mémoire collective permettent d’établir une relation avec soi, les

autres et le monde extérieur ainsi que de retrouver sa place au sein de différents groupes sociaux,

comme la famille ou la société. Ensuite, nous retraçons l’évolution de la perception du médium

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photographique dont l’objectivité de la représentation a été progressivement contestée. Nous

nous attardons sur les réflexions à l’égard de la valeur esthétique et de l’usage social de la

photographique. Un autre segment présente le propre de la description ekphrastique qui est une

façon tout à fait spécifique de faire exister la photographie au sein d’un texte autobiographique.

Ainsi, s’agit-il ici de mettre en évidence la nature complexe et parfois contradictoire du médium

photographique. La section suivante du chapitre porte sur l’écriture autobiographique. Il est

question d’y présenter une définition canonique du genre autobiographique qui met en avant la

fiabilité et l’authenticité de la représentation ainsi que la dimension subjective de l’écriture

personnelle et les tentatives plus contemporaines de la redéfinition de ce genre. La toute dernière

partie du chapitre théorique est consacrée aux interactions entre les images photographiques et

les récits de soi. Nous visons à faire ressortir les rapports analogiques de l’autobiographie et de la

photographie envers l’objectivité et la subjectivité de la représentation. Nous aborderons

également le sujet de la complémentarité et de la rivalité entre l’écriture et la photographie dans

les récits autobiographiques. En d’autres mots, nous nous proposons d’explorer les avantages et

les enjeux d’une représentation photo-textuelle de soi et de la vie.

Le premier chapitre offre une base théorique, nécessaire à l’étude et à l’interprétation de

divers aspects des textes privilégiés. Les deux chapitres analytiques qui suivent, comme nous

l’avons déjà mentionné, sont consacrés respectivement à la création littéraire de chaque auteure.

Le deuxième chapitre vise à explorer la nature thérapeutique de l’écriture d’Anny

Duperey. Dans les années 1990, Anny Duperey surprend son public avec les trois textes qui

mettent en lumière les événements tragiques de sa vie jusque-là méconnus. Son travail sur ce

projet autobiographique commence avec le développement des clichés photographiques laissés

par son père. Nous nous concentrons avant tout sur l’étude du Voile noir, le récit central, illustré

de photographies artistiques et de photos de famille prises par le père de l’auteure – Lucien

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Legras dans lequel Anny Duperey s’efforce de fouiller dans sa mémoire pour remédier à son

amnésie post-traumatique causée par la mort accidentelle de ses parents. Les interactions entre la

mémoire, l’écriture et les photographies qui ont lieu tout au long du processus de la production

de ce texte sont très intenses et donnent des résultats tangibles qui influencent la vie de l’auteure

de façon significative. La complexité de ce récit exige que nous nous servions dans notre analyse

de notions théoriques des trois domaines présentées dans le premier chapitre. Cependant, nous ne

manquerons pas non plus de recourir à d’autres textes de Duperey, à savoir Je vous écris… et

Lucien Legras, photographe inconnu qui, chacun à leur façon, touchent à la même thématique et

révèlent de nouvelles circonstances à l’égard de la situation familiale et du passé tragique de

l’auteure. L’objectif de cette étude est donc d’examiner comment l’écrivaine arrive à profiter de

l’effet guérisseur du processus créatif et associatif sans avoir récupéré ses souvenirs. Sa

transformation psycho-émotionnelle résiliente se passe par étapes dont chacune est liée à une

image ou à un groupe d’images et à un constat important concernant sa personne et/ou sa vie

privée. Ainsi, nous pencherons-nous sur le rôle que les images photographiques jouent dans le

déclenchement du processus de remémoration. Notre réflexion portera aussi sur la façon dont

l’écrivaine remplit les lacunes de son histoire familiale. Vu ses problèmes de mémoire, cette

entreprise non seulement est risquée, mais elle remet aussi en question, dés le départ, l’un des

principes essentiels du genre autobiographique, celui de l’authenticité. Nous nous proposons

donc d’étudier comment l’auteure se sert des photographies dépourvues de valeur nostalgique

afin de restaurer les liens avec ses parents. Il s’agira également d’analyser comment la

photographie et l’écriture participent à la re-construction de l’identité de l’autobiographe et

comment elles introduisent et supportent le récit des événements traumatiques. En d’autres mots,

il sera question d’examiner comment l’écrivaine parvient à transformer sa vie et sa perception du

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9

passé malgré sa mémoire déficiente et les photos de famille dépourvues de leur valeur

référentielle.

Le troisième chapitre qui porte sur la création littéraire d’Annie Ernaux s’attache à

l’analyse de trois textes qui introduisent des images photographiques privées, à savoir L’usage de

la photo, Les années et le « photo-journal » qui sert d’introduction auvolume des œuvres

complètes, intitulé Écrire la vie. Cependant, nous recourons également à d’autres récits de

l’écrivaine tels que L’atelier noir, Retour à Yvetot ou L’autre fille dans la mesure où ils peuvent

éclairer la genèse et/ou les coulisses de l’écriture des textes privilégiés.

Dans ces textes-là, nous observons d’importants rapports entre le texte, l’image et la

mémoire, bien qu’ils aient un caractère différent de ceux examinés dans Le voile noir d’Anny

Duperey. Ernaux ne cherche pas nécessairement à retrouver ou à remémorer, dans le sens strict

du terme, les événements passés. Elle a l’habitude d’enregistrer, de façon assez méticuleuse, ses

réflexions et ses expériences dans des journaux intimes et dans des journaux d’écriture, qui lui

servent par la suite de documents de référence, si elle éprouve le besoin de rafraîchir sa mémoire.

Ainsi, Ernaux puise-t-elle dans sa mémoire, dans son vécu et dans ses archives personnelles pour

démontrer la fluidité, l’instantanéité et la singularité de l’existence. Pour analyser les interactions

entre les images, l’écriture et la mémoire dans les textes d’Annie Ernaux, nous allons recourir

aux concepts théoriques du premier chapitre. Dans chaque texte, ces rapports prennent une forme

différente et se distinguent de façon considérable. Dans L’usage de la photo, les photographies

privées – dont la classification du point de vue esthétique est difficile – s’accompagnent du récit

qui vise à sauvegarder de l’oubli les moments intenses d’une expérience physique et

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10

émotionnelle vécue de façon très attentive et consciente face à la mort5. Dans Les années, les

descriptions ekphrastiques des photos de famille sont insérées dans le récit socio-historique et

aident à raconter non seulement une expérience individuelle, mais aussi celle partagée avec une

certaine collectivité. Et enfin, le « photo-journal » est l’espace d’un jeu qui se fait entre les

souvenirs saisis de façon, pour ainsi dire, objective, c’est-à-dire par les photographies familiales,

et les notes tirées des journaux intimes, alors, des réflexions très personnelles de l’auteure.

L’objectif de ce chapitre est donc d’étudier comment Annie Ernaux se sert des photographies

privées et de l’écriture autobiographique pour explorer le concept de l’identité éclatée et

fluctuante dont certains traits peuvent être partagés par de nombreux individus, car le sujet

écrivant est conditionné non seulement par son expérience personnelle, mais aussi dans une très

grande mesure, par sa situation et son statut sociaux. Nous nous proposons aussi d’étudier la

façon dont l’écrivaine se situe dans le contexte socio-historique en tant qu’individu et comment

elle brouille les limites entre sa propre histoire et celle des autres. En d’autres termes, comment

en faisant appel à la mémoire individuelle et collective et en combinant le texte personnel et les

images privées dans des configurations différentes, Annie Ernaux finit par raconter une

expérience humaine partagée. Cette étude a comme but d’explorer la façon dont l’écriture

autobiographique illustrée de photos privées aide l’auteure à se réconcilier avec le passé, à traiter

ses traumatismes et à vaincre sa « hantise de la mort6 ». En bref, nous comptons répondre aux

questions de savoir d’une part comment l’écriture de soi et les photographies privées aident à

commémorer la vie humaine, à la saisir aux différents moments, et d’autre part comment ces

5 Au moment de la rédaction de L’usage de la photo, Annie Ernaux suit un traitement contre le cancer du sein sans

savoir si elle va s’en rétablir. 6 May, op. cit., p. 6.

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11

moyens, si personnels, permettent à l’auteure de transgresser les limites, de tendre la main aux

autres, et de se rapprocher de ses contemporains.

En somme, les textes d’Anny Duperey et d’Annie Ernaux présentent un corpus

analytique intéressant dans lequel les deux auteures abordent la problématique identitaire

complexe de façon innovatrice et profonde, tout en touchant aux questions essentielles sur le

sentiment d’appartenance, le trauma, la sexualité et la mort.

Page 20: La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports …...ii La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits

12

Chapter 1 : Cadre théorique : mémoire, photographie et écriture autobiographique

Préoccupation publique : je reste troublé par l’inquiétant

spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli

ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et

des abus de mémoire – et d’oubli7.

Paul Ricœur

All photographs are ambiguous. All photographs have been taken

out of a continuity. If the event is a public event, this continuity is

history; if it is personal, the continuity, which has been broken, is a

life story8.

John Berger

The practice of autobiography is almost as various as its

practitioners […]9

James Olney

7 Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuils, 2000, p. 1. 8 Berger, John et Jean Mohr, Another Way of Telling, New York, Vintage International, Vintage Books, A Division

of Random House, Inc., 1995, p. 91. 9 Olney, James, « Some Versions of Memory/Some Versions of Bios: The Ontology of Autobiography »,

Autobiography: Essays Theoretical and Critical, Princeton University Press, 1980, p. 236.

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Ce chapitre théorique se partagera en trois parties. La première partie abordera le thème

de la mémoire et de l’oubli, elle touchera également à la question des particularités des processus

mnésiques. La deuxième partie s’articulera autour de la photographie et de l’histoire de son

développement ainsi qu’autour de différents usages de ce médium surtout dans la vie

quotidienne. La dernière partie portera sur l’écriture de soi, et notamment sur l’écriture

autobiographique illustrée de photographies familiales ; elle se concentra sur les diverses

pratiques de ce type de création ainsi que sur les complications qu’impose l’introduction des

éléments picturaux. Ces éléments se conjuguent et se supportent en s’associant à la création

autobiographique dans le même but de représenter une existence hétéroclite et unique pour

chaque conteur. Ce cadre théorique nous sera donc indispensable dans l’étude des textes d’Anny

Duperey et Annie Ernaux, car la mémoire, la photographie ainsi que l’écriture de soi sont des

composants incontournables dans la quête identitaire visée par ces deux autobiographes.

La faculté de la mémoire joue un rôle essentiel dans la formation d’une identité

personnelle. Chacun de nous possède des souvenirs d’enfance, des souvenirs d’événements

cruciaux, de moments de plaisir ou de détresse ; nous les collectons et les sauvegardons tous

dans la mémoire soit avec nostalgie, soit avec répugnance. Parfois, nous préférons nous

débarrasser de certains souvenirs particulièrement pénibles, ce qui peut mener à un refoulement

plus ou moins conscient et plus ou moins efficace de ces expériences blessantes.

D’après Paul Ricœur, la mémoire est « fondamentalement réflexive10 », car comme il

l’explique : « se souvenir de quelque chose, c’est immédiatement se souvenir de soi11 ». Et Jean-

Yves Tadié remarque que « [l]a fonction de la mémoire est de nous permettre de nous

reconnaître en tant qu’être unique qui a existé et continue d’exister. C’est notre mémoire qui

10 Ricœur, op. cit., p. 3. 11 Ibidem, p. 3.

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unifie notre personnalité […]12 ». Ce que nous vivons, ce que nous éprouvons, forme donc notre

personnalité, notre sensibilité et définit notre destin. Les souvenirs retracent notre vécu et

deviennent des preuves de ce que nous avons fait, de ce que nous avons vu. Selon Tadié :

[c]e que nous percevons du monde extérieur se transforme dans notre cerveau en

sensations et impressions, qui vont sans cesse constituer nos souvenirs mais aussi

modifier, réagencer, ceux que nous possédions déjà. Ils sont la base de notre personnalité,

de notre imagination, de notre esprit créateur […]13.

En effet, le mécanisme de la mémoire est mobilisé non seulement en vue de la conservation

fidèle d’un passé significatif, mais il sous-tend aussi nos expériences présentes et futures. Si nos

erreurs nous aident à apprendre, c’est parce que les souvenirs des épreuves passées et des

conséquences subies nous aident à faire de meilleurs choix dans l’avenir. Dans son article

consacré à l’œuvre bergsonienne, Jean-Louis Vieillard-Baron remarque : « [s]’agissant de

Bergson, le devoir de mémoire s’accompagne immédiatement d’un devoir d’innovation. Ne nous

a-t-il pas appris qu’il faut avoir reconnu sa dette à l’égard du passé pour pouvoir inventer

l’avenir?14 » Ainsi, le passé continue d’influencer alors d’une certaine façon le présent. Nous

devenons ce que nous sommes grâce à ce que nous avons vécu auparavant. Cette corrélation

entre le passé et le présent devient analogique pour le rapport entre le présent et le futur. La

conscience des liaisons logiques et causales entre nos actions et nos expériences nous permet

dans l’avenir de renouveler notre vie, de nous réinventer comme personne, de diriger notre vie de

façon plus consciente. La mémoire immortalise donc le passé, conditionne le présent et façonne

le futur d’un individu : « [l]a mémoire est la fonction de notre cerveau qui réalise le lien entre ce

que nous percevons du monde extérieur et ce que nous créons, ce que nous avons été et ce que

12 Tadié, Jean-Yves et Marc Tadié, Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 10-11. 13 Ibidem, p. 295. 14 Vieillard-Baron, Jean-Louis, « Lectures de Bergson », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2008/2,

t. 133, p. 132.

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15

nous serons15 ». La diversité des souvenirs fait preuve de la richesse personnelle et de

l’ouverture d’esprit incitant en même temps à la découverte de la réalité interne et externe.

En bref, comme l’a constaté Tadié : « [c]’est la mémoire qui fait l’homme16 ». En effet,

la mémoire et les souvenirs sauvegardés forgent le caractère et le comportement de leurs

possesseurs. C’est donc grâce à la faculté de mémoire que notre individualité prend forme, car

chacun possède un ensemble de souvenirs unique et inimitable.

Souvenirs partagés : origines de soi

L’écriture autobiographique vise une meilleure connaissance de soi et de ses origines. La

mémoire fournit donc aux auteurs du materiau interprétatif dont ils se servent dans leur quête

identitaire. Comme nous le verrons dans les chapitres analytiques, pour Anny Duperey et Annie

Ernaux, les souvenirs d’enfance (ou leur absence) sont d’une importance cruciale dans leur

découverte de soi. C’est pourquoi nous nous penchons dans cette partie sur les mécanismes de

sauvagarde des souvenirs et leur rapport à la définition identitaire au sein de la famille.

Selon Jean-Yves Tadié, ce qui se grave le mieux dans la mémoire, ce sont les épreuves

qui ont fasciné, bouleversé ou touché celui qui les a subies : « [l]a vie comporte de nombreuses

expériences heureuses ou malheureuses dont la force impressionnante est telle que d’emblée

elles se transforment en souvenirs à long terme17 ». C’est pourquoi ce théoricien souligne le

caractère « affectif et imaginatif 18» de la mémoire :

[a]ffective, car le poids du facteur émotionnel dans l’acquisition des souvenirs est

important : de la gifle reçue à l’école et imprimant définitivement dans la mémoire des

15 Tadié et Tadié, op. cit., p. 295. 16 Ibidem, p. 9. 17 Ibidem, p. 113. 18 Ibidem, p. 15.

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16

vers latins rebelles, jusqu’aux souffrances des deuils, ou aux bonheurs de l’amour, nous

nous souvenons avant tout de ce qui nous touche. Affective aussi, car la résurgence dans

le présent d’émotions passées, nous replongeant d’un instant à l’autre dans le même état

d’âme et de sensibilité qu’autrefois, nous montre que la mémoire peut aussi constituer un

sixième sens à elle seule19.

En d’autres mots, c’est grâce aux émotions qui accompagnent les événements vécus, que les

souvenirs s’impriment dans la mémoire de façon permanente, et, dans la plupart des cas, aussi

inconsciente. Tadié remarque également que ce processus de sauvegarde est particulièrement

efficace pendant l’enfance20, lorsque nous éprouvons le monde de manière plus intense, ou dans

les moments les plus marquants de la vie adulte, qu’ils soient tragiques ou triomphants :

[l]a décharge affective face à une situation présente donnée est indépendante de notre

volonté et c’est elle qui conditionne en grande partie le fait que nous allons nous

souvenir, parfois toute notre vie, de telle ou telle scène. Voilà pourquoi certaines visions

peuvent avoir une influence sur la personnalité d’une personne, alors même qu’elle ne

l’aurait pas voulu. Cela est sans doute particulièrement vrai de l’enfant, dans la période

où va se constituer, pour la plus grande part, la personnalité de l’adulte qu’il deviendra

[…]21.

Il est donc plutôt difficile de maîtriser ce que nous voulons ou non garder dans la mémoire. Les

souvenirs prennent leur place dans la conscience d’un individu sans qu’il puisse contrôler ce

processus, à l’exception de ceux qu’il a consciemment ou inconsciemment réprimés ou, au

contraire, délibérément retenus grâce à la répétition22.

Dans son ouvrage La mémoire collective, Maurice Halbwachs insiste quant à lui sur

l’importance de la relation entre la mémoire et le groupe social. Il remarque qu’il est plus facile

d’évoquer les souvenirs collectifs liés à un groupe social spécifique, si nous « continuons à faire

partie de ce groupe 23 ». En fonction de la période de vie, les souvenirs seront donc liés aux

19 Tadié et Tadié, op. cit., p. 15. 20 Ibidem, p. 125. 21 Ibidem, p. 125. 22 Ibidem, p. 160. 23 Halbwachs, Maurice, La mémoire collective, Paris, Presses universitaires de France, 1968, p. 7.

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groupes dont l’influence sera la plus forte au moment donné. Pendant la vie adulte,

l’appartenance aux groupes sociaux peut être multiple et variable24, toutefois, pendant la période

de l’enfance, le seul groupe qui reste commun à la plupart des gens et qui est particulièrement

important pour chaque individu – c’est la famille25. Halbwachs explique que la famille, comme

d’autres communautés, possède sa propre mémoire collective, et « nous pouvons nous appuyer

sur la mémoire des autres […] quand nous le voulons, de nous [les] rappeler26 ». Il paraît donc

légèrement suprenant qu’Anny Duperey décide de ne pas profiter de cette source de souvenirs

qu’est la famille. Comme nous verrons dans le deuxième chapitre, son processus de

remémoration se fait en solitude et repose principalement sur son travail analytique des

photographies, de ses émotions et sur le processus créatif qui en résulte27. En revanche, Annie

Ernaux ne se limite pas à ses propres souvenirs et profite de la mémoire collective partagée avec

certains membres de sa famille étendue.

Cependant, l’importance de la famille dans notre vie est sans aucun doute indéniable.

Nous ne saurions surestimer l’importance de la famille et de son influence sur la vie et sur le

développement personnel, car comme l’explique Halbwachs, « [c]e sont nos parents qui nous

communiquèrent nos premières notions sur les gens et les choses. Du monde extérieur nous ne

connûmes longtemps rien que par les répercussions des événements du dehors dans le cercle de

24 Par exemple : les groupes peuvent être formés par les « camarades de classe » ou les « compagnons de voyage »,

etc., comme l’indique Halbwachs. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 4-5 et 11-12. 25 Ibidem, p. 19. 26 Ibidem, p. 30-31. 27 Halbwachs constate également que « [n]ous dirions volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de

vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change suivant la place que j’y occupe, et que cette place elle-

même change suivant les relations que j’entretiens avec d’autres milieux ». Halbwachs, La mémoire collective, op.

cit., p. 33.

C’est peut-être la raison de la résistance de Duperey. Sa situation est déjà compliquée, elle veut donc construire sa

propre vision du passé, influencée par personne d’autre.

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nos parents28 ». Dans la plupart des cas, selon Halbwachs, la famille assure donc à ses membres

une certaine stabilité et les points de repères qui leur permettent de trouver leur place, leur rôle,

et se définir parmi les autres29 :

[…] un fils ne deviendra un père que quand il fondera une famille : même alors, il

demeurera toujours le fils de son père ; il y a là un genre de rapport irréversible : et de

même les frères ne peuvent pas cesser d’être frères : il y a là un genre d’union

indissoluble. Nulle part la place de l’individu ne semble ainsi davantage prédéterminée,

sans qu’il soit tenu compte de ce qu’il veut et de ce qu’il est30.

Ce sont donc les liens généalogiques qui définissent la place qui nous est assignée dans la

famille. Les liens qui nous unissent à nos proches, les responsabilités et les obligations que nous

avons envers eux nous imposent de multiples rôles sociaux que nous assumons. Ces derniers

façonnent notre personnalité et notre identité.

Halbwachs note également que les souvenirs familiaux se constituent à partir des

événements ou des comportements des membres d’une famille répétés plusieurs fois dans le

passé31. Cet aspect répétitif permet de construire une image de vie d’une certaine période, ou

bien, aide à sauvegarder un souvenir d’un membre de famille avec toutes les particularités de son

caractère et ses habitudes, ce qui permet en retour de construire « […] une image singulièrement

riche et précise de chacun des autres32 ». Les interactions avec les membres de la famille sont

également révélatrices sur le plan de notre propre comportement. Les schémas de conduite

observés dans le foyer familial deviennent des modèles et des habitudes perpétués plus tard hors

le cercle familial d’origine. Nous pouvons donc conclure que l’appartenance à un groupe social,

tel que la famille, par exemple, influence beaucoup le développement personnel de chaque

28 Halbwachs, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Mouton, 1976, p. 154. 29 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 163. 30 Ibidem, p. 163. 31 Ibidem, p. 163. 32 Ibidem, p. 163.

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individu. Cependant, si cette influence dure trop longtemps ou si elle est trop forte, elle peut

devenir aussi néfaste pour une jeune personne qu’une absence totale de direction et de soutien de

la part des gardiens. En effet, la mémoire collective de la famille constitue un genre spécifique de

souvenirs, donc ceux liés surtout à la sphère privée et personnelle, mais aussi à la période de

l’enfance et de la jeunesse. Ce type de souvenirs inclut alors la réminiscence qui porte sur les

gens proches de nos cœurs et sur les événements les plus émotionnels de la vie car, comme le

remarque Tadié, « [l]’émotion, aussi, est en nette régression avec l’âge33 ». Par conséquent, les

souvenirs sauvegardés dans la mémoire familiale sont toujours marqués affectivement, et ce type

de mémoire est façonné par les souvenirs auxquels nous revenons avec nostalgie et que nous

voulons partager et revivre avec la nouvelle génération.

Cependant, selon Paul Ricœur, en plus de la mémoire individuelle, et de la mémoire

collective, se référant à des personnes appartenant à un certain groupe social, il faut distinguer

encore la mémoire des « proches34 ». Ricœur explique que ce type de mémoire se situe « entre la

mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique des communautés auxquelles

nous appartenons35 ». La relation entre l’individu et les « proches » mentionnés par Ricœur est

beaucoup plus étroite qu’avec d’autres membres d’une même collectivité. Mais comment alors

Ricœur définit-il les « proches » ? Et pourquoi doivent-ils fonder une nouvelle catégorie dans la

typologie de la mémoire ?

[l]e lien avec les proches coupe transversalement et électivement aussi bien les rapports

de filiation et de conjugalité que les rapports sociaux dispersés selon les formes multiples

d’appartenance ou les ordres respectifs de grandeur. En quel sens comptent-ils pour moi

du point de vue de la mémoire partagée ? À la contemporanéité du « prendre ensemble de

l’âge », ils ajoutent une note spéciale touchant les deux « événements » qui limitent une

vie humaine, la naissance et la mort. Le premier échappe à ma mémoire, le second barre

33 Tadié et Tadié, op. cit., p. 307. 34 Ricœur, op. cit., p. 161. 35 Ibidem, p. 161.

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mes projets. Et les deux n’intéressent la société qu’au titre de l’état-civil et du point de

vue démographique du remplacement des générations. Mais les deux ont importé ou vont

importer à mes proches. Quelques-uns vont déplorer ma mort. Mais auparavant quelques-

uns ont pu se réjouir de ma naissance et de célébrer à cette occasion le miracle de la

natalité, et la donation du nom sous lequel ma vie durant je me désignerai moi-même

désormais. Entre-temps, mes proches sont ceux qui m’approuvent d’exister et dont

j’approuve l’existence dans la réciprocité et l’égalité de l’estime36.

Dans ce sens, « la mémoire des proches » de Ricœur se substitue à « la mémoire collective de la

famille37 », discernée par Halbwachs. Ceci comprend des membres de la sphère familiale, des

amis et d’autres personnes avec qui nous maintenons un lien important d’affection. Ce type de

mémoire est particulièrement important, car il englobe les souvenirs marqués de façon

émotionnelle, et ceux qui jouent un rôle essentiel dans la vie d’un individu. Cependant, la

mémoire collective, partagée avec les personnes appartenant à un plus grand groupe social, peut

aussi comprendre des souvenirs moins personnels qui seront liés plutôt à l’histoire. En effet,

comme nous pourrons l’observer dans les deux chapitres analytiques, cette interdépendance entre

la mémoire, la famille et la quête identitaire est bien évidente dans les textes des deux

autobiographes. Annie Ernaux, qui, dans sa création, se sert souvent des photos de famille et de

l’histoire familiale, tente de se définir plutôt par rapport aux autres, à ses relations avec ses

proches et aux rôles qu’elle remplit dans la vie. En revanche, Anny Duperey, qui n’a pas ce point

de répère que sont les archives familiales, se concentre dans sa quête, surtout sur une

reconstruction subjective des traces communes qui la relieraient à ses parents.

En bref, pour reconstruire le passé, il faut faire appel à plusieurs types de mémoire qui se

conjuguent, se complètent, et dépendent les uns des autres. Parfois, il est donc difficile de les

discerner nettement. La mémoire collective comprend la mémoire individuelle des membres d’un

certain groupe. Celle-ci donne accès aux souvenirs non partagés et qui, par conséquent, sont plus

36 Ricœur, op. cit., 162. 37 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 146.

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difficiles à évoquer, tandis que les souvenirs collectifs perdurent dans la mémoire de plusieurs

membres du groupe, et peuvent ainsi être évoqués avec l’aide de ceux qui les ont également

vécus.

En outre, Halbwachs distingue également la mémoire autobiographique et la mémoire

historique qui ne sont pas tout à fait analogues aux types susmentionnés. La mémoire

autobiographique est plus restreinte et peut faire partie de la mémoire historique. Ce qui

différencie ces deux sortes de mémoire, c’est l’intensité avec laquelle elles dépeignent le passé :

« [la mémoire historique] ne nous représenterait le passé que sous une forme résumée et

schématique, tandis que la mémoire de notre vie nous en représenterait un tableau bien plus

continue et plus dense38 ». Tout ce qui concerne notre vie privée est donc inévitablement perçu

de façon très personnelle, subjective, et toujours marqué émotionnellement. Même si l’histoire

personnelle se joint à certains moments à l’Histoire collective d’un pays, nous ne nous rendons

compte de ces superpositions qu’après un certain temps : « [c]’est donc après coup que nous

pouvons rattacher aux événements nationaux les diverses phases de notre vie39 ».

En conséquence, il faut noter que la mémoire n’a jamais de forme fixe ou finie. Le

répertoire de souvenirs augmente avec chaque expérience vécue et le processus de remémoration

actualise les souvenirs déjà sauvegardés. Conditionnée par de nombreux facteurs, la mémoire est

donc en train de se construire et de se reconstruire tout au long de notre existence. La faculté de

la mémoire, qui sert à accumuler une variété de souvenirs, assure aussi une certaine cohésion de

la personnalité, car la vie d’un individu est une somme d’expériences vécues et le résultat d’une

trajectoire existentielle particulière où les souvenirs autobiographiques et historiques

s’entrelacent et constituent enfin une histoire personnelle et singulière.

38 Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 37. 39 Ibidem, p. 40.

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22

Oubli et anamnèse – connaissance de soi

Les souvenirs jouent un rôle crucial dans la constitution de notre identité. Ils nous

encouragent à revivre les moments de joie passés et nous incitent à mieux gérer la vie ultérieure,

c’est pour cette raison que l’oubli est toujours perçu comme une grande perte de ce que nous

sommes. En effet, Anny Duperey et Annie Ernaux semblent partager cette conviction, même si

elles essaient de remédier à l’oubli, chacune à sa propre façon. Pour Duperey, qui souffre d’une

amnésie, l’oubli était une perte de l’histoire personnelle, immédiate et irrévocable, contre

laquelle elle ne cesse de lutter. En revanche, Ernaux s’acharne à enregistrer tout ce qui appartient

à sa mémoire individuelle et collective pour préserver le moment fugitif, l’expérience vécue,

l’histoire personnelle et l’Histoire. Cette problématique sera explorée de façon plus profonde

dans les deux chapitres consacrés respectivement à l’œuvre de Duperey et d’Ernaux.

Nous essayons désespérément de saisir le temps, d’enregistrer nos expériences, car « […]

l’oubli est déploré au même titre que le vieillissement ou la mort : c’est une des figures de

l’inéluctable, de l’irrémédiable40 ». Pourtant, l’oubli est inévitable, car inséparable de la

mémoire : « [l]’oubli est en relation constante avec la mémoire, qui est non-oubli ou une forme

de contre-oubli, s’échappant vers un état naturel, et s’imposant par un travail sélectif41 ». Ainsi,

anticipant la disparition des traces mnésiques, nous sauvegardons les photos, les journaux

intimes, la correspondance, et toute sorte d’objets symboliquement liés au passé, qui ont pour but

de servir comme support dans la conservation des souvenirs et dans leur évocation. Le travail fait

par la mémoire, donc le travail d’accumulation des souvenirs est un processus de défense contre

40 Ricœur, op. cit., p. 553. 41 Dictionnaire : Vocabulaire européen des philosophies, (Jean Bollack, Mémoire/oubli), p. 765.

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l’anéantissement : « [c]’est d’abord et massivement comme une atteinte à la fiabilité de la

mémoire que l’oubli est ressenti. Une atteinte, une faiblesse, une lacune. La mémoire, à cet

égard, se définit elle-même, du moins en première instance, comme lutte contre l’oubli42 ».

S’adonnant alors à la mémorisation, à la remémoration, ou à la commémoration, l’être humain

fait de son mieux pour retenir le passé sous forme de souvenirs, quelle que soit leur fiabilité.

Selon Ricœur, « [s]e souvenir, c’est avoir un souvenir ou se mettre en quête d’un

souvenir43 », ce que nous pouvons comprendre comme un processus de conservation, peu ou

prou consciente, d’un souvenir quelconque d’une part, et comme un procédé intentionnel qui

vise à retrouver des scènes passées, d’autre part. Cette définition correspond à la distinction

bergsonienne de deux types de mémoire présentée par Gerardus Heymans dans son article Les

‘deux Mémoires’ de M. Bergson : « l’une active, motrice, toute corporelle, l’autre passive, nous

donnant des images-souvenirs, et résidant dans l’esprit pur44 ». La première sert donc à la

mémorisation des faits, ce qui ressemble à un apprentissage délibéré, tandis que la deuxième a

comme but d’évoquer les souvenirs déjà sauvegardés. Cependant, chez l’un des disciples de

Bergson, Heymans retrouve également « la mémoire spontanée45 » qui « s’inculque et retient un

nombre donné d’éléments avec beaucoup plus de facilité que la mémoire motrice46 ». Ce type de

mémoire permet de préserver de manière vive et assez précise les événements vécus : « deux ou

trois secondes suffisent pour embrasser une scène de la vie réelle et s’en souvenir plus tard,

42 Ricœur, op. cit., p. 537. 43 Ibidem, p. 4. 44 Heymans, Gerardus, « Les ‘deux Mémoires’ de M. Bergson », L’année psychologique, 1912, vol. 19, p. 66. 45 Ibidem, p. 73. 46 Ibidem, p. 73.

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quoique cette scène contienne un nombre beaucoup plus grand d’impressions séparables47 ». Il

s’agira ici quand même des événements plutôt marquants, tant positifs que négatifs.

Toutefois, il importe de remarquer que les êtres humains n’ont pas de contrôle absolu sur

notre mémoire, donc il n’est pas toujours facile de se rappeler quelque chose qui ne resurgit pas

dans notre esprit spontanément. En fait, le processus de remémoration demeure aussi compliqué

qu’énigmatique, car « [l]e travail de mémoire ne s’organise pas librement ; il est réformé dans

l’histoire du sujet, qui livre au moi une multitude de ‘dates’, chaque fois complexes. Le moi y

cherche sa voie ; il veut repérer ce qui compte, et qu’il a déjà retenu48 ». L’anamnèse exige donc

du travail et de l’effort, et peut être conditionnée de plusieurs façons :

[c]ependant, dans l’exercice de la mémoire, Ricœur est aussi attentif à ses abus qu’à ses

us. Sur ce plan, il distingue trois catégories de malfaçons : la mémoire empêchée, la

mémoire manipulée, la mémoire obligée. La première, que l’auteur éclaire par les

analyses de Freud, se heurte aux résistances des blessures et traumatismes passés. La

perte n’a pas été définitivement intériorisée. Par suite d’un déficit de critique et faute

d’un travail de deuil, on n’accède pas au stade de la remémoration. La mémoire

manipulée, pour sa part, découle du croisement entre la problématique de la mémoire et

celle de l’identité tant collective que personnelle. Elle est façonnée et déformée par les

idéologies, par les commémorations, par les remémorations forcées. Quant à la mémoire

obligée – ou imposée –, c’est une mémoire instrumentalisée, dans laquelle obligation est

faite de se souvenir de ceci et pas de cela49.

Si nous envisageons de nous lancer dans une quête des souvenirs, il faudrait alors prendre en

considération toute sorte de limites et d’obstacles qui peuvent influencer sa progression. Certains

souvenirs seront forcément modifiés par les circonstances d’accompagnement, c’est pourquoi la

récupération de leur forme originelle peut s’avérer très difficile voire impossible. Effectivement,

dans le deuxième chapitre, nous présenterons certains défis rencontrés par Anny Duperey dans

son travail de remémoration.

47 Heymans, op. cit. p. 74. 48 Dictionnaire, op. cit., p. 772. 49 Bédarida, François, « Une invitation à penser l’histoire : Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli », Revue

historique, 2001/3, no 619, p. 735.

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En effet, dans son ouvrage Le sens de la mémoire, Jean-Yves Tadié remarque que : « [l]a

conservation des impressions et des idées n’est ni immuable ni garantie […]50 ». En plus, elle est

indissociablement liée au processus de la reconstruction, car les souvenirs évoqués ne sont

jamais « identiques à la réalité passée51 » :

[d]e chaque époque de notre vie, nous gardons quelques souvenirs, sans cesse reproduits,

et à travers lesquels se perpétue, comme par l’effet d’une filiation continue, le sentiment

de notre identité. Mais, précisément parce que ce sont des répétitions, parce qu’ils ont été

engagés successivement dans des systèmes de notions très différentes, aux diverses

époques de notre vie, ils ont perdu leur forme et leur aspect d’autrefois52.

Le mot « re-construction » indique immédiatement que les souvenirs ne reviennent jamais dans

leur forme brute, pure. En outre, Tadié explique que, souvent, c’est à partir des bribes d’images

mentales ou de vagues impressions, que nous sommes capables de re-contruire nos souvenirs

entiers :

[i]l n’y a pas de souvenirs parfaitement identiques à la réalité passée ; et nous ne

connaissons, a-t-on dit, que la cent millième partie de notre enfance. Nous sommes

comparables à ces archéologues qui reconstituent une ville antique : de quelques pierres,

ils font une maison ; de colonnes brisées, un temple ; des fragments de canalisations, des

thermes. Peu à peu ils permettent d’imaginer la vie, les spectacles, la politique, les arts53.

En conséquence, nous acquérons la certitude illusoire d’une image complète, claire et cohérente

de notre passé, tandis qu’en réalité, nos souvenirs peuvent être partiels ou bien retravaillés par

l’esprit ou l’imagination. Selon Paul Ricœur, la mémoire est toujours liée à l’imagination, car

« […] évoquer l’une – donc imaginer –, c’est évoquer l’autre, donc se souvenir. La mémoire

réduite au rappel, opère ainsi dans le sillage de l’imagination54 ». Dans le même ordre d’idées,

Tadié explique que « [l]’acte de mémoire va […] de l’acquisition personnalisée à la

50 Tadié et Tadié, op. cit., p. 11. 51 Ibidem, p. 9. 52 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 89. 53 Tadié, op. cit., p. 9-10. 54 Ricœur, op. cit., p. 5.

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transformation, puis à la réactualisation imaginaire55 ». En plus, il précise que l’anamnèse, qui

repose sur le travail intentionnel pour retrouver les images d’autrefois, ne permet pas de ressentir

les émotions vécues dans le passé. Les sensations reviennent seulement grâce à l’imagination :

[…] la mémoire volontaire, celle qui nécessite une recherche par la pensée, pour

retrouver les images souvenirs, ne ramène que des clichés : notre passé affectif serait

donc enterré sous notre présent, comme ces villes les ruines, mais seule l’imagination

peut les faire revivre et par un effort supplémentaire leur redonner une connotation

affective. Si nous nous rappelons volontairement tel ou tel fait heureux ou malheureux de

notre vie, nous devons associer à ce souvenir l’impression de joie ou de tristesse que nous

ressentions à cette époque […]56.

Nous constatons donc chez Tadié, tout comme chez Ricœur et Halbwachs, que la part de

l’imagination dans toute tentative de remémoration mine l’authenticité de nos souvenirs. Nous

remarquons également qu’il n’est jamais possible de vérifier si ceux-ci sont entièrement fiables

et incontestables, ni de ressentir le passé tel que nous l’avons vécu, à cause des expériences qui

ont suivi et des connaissances acquises postérieurement.

Par ailleurs, les recherches menées par Sigmund Freud ont démontré qu’une évocation

répétitive d’événements récurrents mène finalement à une superposition, à une fabrication de

souvenirs dont la matière primaire est vraie, mais au sein desquels certains détails sont mélangés,

filtrés et amalgamés de nouveau. Ce type de souvenir, dont certains aspects sont authentiques,

mais qui, lui-même, est un produit fictif, a été appelé par Freud – « un souvenir-écran57 ». Un tel

souvenir prend une forme fantastique ou irréelle et remplace le souvenir original, ce qui rend

plus difficile son explication. Ainsi, créons-nous une image, une vision d’un événement passé.

C’est pourquoi peut-être Halbwachs conclut qu’« [u]ne telle reconstruction du passé ne peut

55 Tadié et Tadié, op. cit., p. 11. 56 Ibidem, p. 187. 57 Freud, Sigmund, Mémoire, souvenirs, oublis, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 114.

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jamais être qu’approchée58 ». Les souvenirs évoqués à plusieurs reprises sont soumis à une

analyse et à une interprétation conscientes, ce qui influence, d’une part, leur signification et leur

réception, et de l’autre, permet à l’individu de mieux se comprendre lui-même et son passé. Dans

le cas extrême, la superposition des souvenirs, des éléments les concernant, ou leur explication

peut même mener à une représentation du passé en quelque sorte déformée, sinon entièrement

fausse. Par conséquent, il faudrait souligner que la mémoire en tant qu’outil de remémoration

peut s’avérer fautive et même trompeuse.

Plusieurs théoriciens affirment que les souvenirs dits « oubliés » ne disparaissent pas,

mais se cachent dans l’obscurité de notre esprit. Parfois, les souvenirs surgissent de façon non

intentionnelle, ils émergent à cause des associations libres entre les expériences vécues et celles

que nous sommes en train de faire. Cependant, le fait d’extraire de la mémoire un souvenir bien

précis est un processus compliqué, dont le succès n’est pas toujours garanti. En fait, pour arriver

à revivre une expérience passée, il faut de l’effort conscient et de l’imagination. Si nous avons

du mal à évoquer le souvenir recherché, cela veut dire que :

[…] nous n’avons pas réussi à communiquer à notre organisme nerveux et cérébral

exactement l’attitude qu’il avait alors. Mais peut-être n’est-ce là qu’une manière

d’exprimer, en termes physiologiques, que ce qui manque, c’est tel autre souvenir, telle

autre notion, tel ensemble de sentiments et d’idées qui occupaient alors notre conscience,

qui ne l’occupent plus, ou plus que très partiellement, aujourd’hui59.

Un tel constat éveille inévitablement un certain doute : dans ces circonstances, l’évocation du

souvenir respectif est-il même envisageable ? Autrement dit, est-il est possible de purifier l’esprit

de tout ce qui nous a influencés depuis et de se débarrasser de tout le bagage émotionnel qui

pourrait déformer notre réminiscence ? Cette tâche semble particulièrement difficile si nous nous

proposons d’évoquer à l’âge adulte les souvenirs d’enfance, car « entre les conceptions d’un

58 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 89. 59 Ibidem, p. 91.

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adulte et d’un enfant il y a trop de différences60 ». Tadié semble partager cet avis lorsqu’il

affirme que « [n]otre personnalité évolue en modifiant la perception que nous avons de notre

passé, en changeant l’aspect de nos souvenirs61 ». Est-il alors possible de décrire son enfance de

façon crédible ? C’est une question très intéressante, quand nous la considérons dans le contexte

du récit autobiographique. Le but d’un tel texte est de raconter sa vie, donc de revenir aux

événements passés et de les dépeindre de façon cohérente. Par conséquent, l’écriture

autobiographique est fondée sur « l’expression de la mémoire62 ». Les règles implicites qui

régissent la rédaction de récits de vie sont la sincérité de l’auteur et la confiance du lecteur que

les faits racontés sont vrais et réels. Chaque histoire personnelle commence à la naissance, donc

chaque autobiographe revient aux premières années de sa vie ; il se pose alors la question de

l’authenticité des faits représentés dans un tel texte. Halbwachs constate que :

[s]i un grand écrivain ou un grand artiste nous donne l’illusion d’un fleuve qui remonte

vers sa source, s’il croit lui-même revivre son enfance en la racontant, c’est que, plus que

les autres, il a gardé la faculté de voir et de s’émouvoir comme autrefois. Mais ce n’est

pas un enfant qui se survit à lui-même ; c’est un adulte qui recrée, en lui et autour de lui,

tout un monde disparu, et il entre dans ce tableau plus de fiction que de vérité63.

Nous pouvons donc avancer l’hypothèse que, dans cette situation, l’évocation d’un souvenir

serait possible seulement grâce à une expérience quasi métaphysique, à un état de conscience

entre le rêve et la réalité. Toutefois, nous ne saurons jamais dans quelle mesure une telle

représentation serait fidèle à l’événement vécu. En revanche, dans certaines situations, la fiabilité

des souvenirs évoquées peut avoir un caractère secondaire. Dans son processus de remémoration,

Anny Duperey se sert beaucoup et souvent de son imagination, vu que les vrais souvenirs qu’elle

60 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 92. 61 Tadié et Tadié, op. cit., p. 134. 62 Ibidem, p. 160. 63 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 95.

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possède sont très rares, mais, comme nous le verrons dans notre analyse du Voile noir, ce fait

n’empêche pas la reconstruction de son identité.

Néanmoins, les souvenirs de certains événements, surtout ceux dont l’impact sur notre

vie était de grande importance, peuvent toujours susciter des sentiments vifs et intenses :

[…] le souvenir ne ramène pas avec lui la sensation passée, mais le fait ancien rappelé

produit en nous une réaction sensitive nouvelle, présente. Il se peut que nous croyions

retrouver l’émotion qui accompagnait le fait ancien, alors que c’est le souvenir qui

redéclenche chez nous une nouvelle émotion64.

Dans ce cas-là, les émotions sont vraies, bien qu’elles ne soient pas nécessairement identiques à

celles ressenties dans le passé. Tout porte à croire alors que le processus de réminiscence peut

s’avérer épuisant, tant du point de vue du travail à faire que des nouvelles sensations évoquées

dans l’anamnèse. En outre, il importe de noter que le lien entre l’écriture autobiographique et la

mémoire ne se limite pas uniquement au processus de remémoration. Si nous nous mettons à

raconter l’histoire de notre vie, c’est aussi parce que, profondément « [c]onscient de sa fragilité,

de son caractère provisoire et mortel, le désir de demeurer quelque temps après sa mort, au moins

dans la mémoire de ceux qu’il aime, au mieux dans la mémoire universelle, est constant chez

l’être humain65 ». C’est donc aussi le désir de laisser une trace de notre existence dans la

mémoire des autres qui nous incite à enregistrer nos propres souvenirs.

Mais parfois, comme le constate Halbwachs, il n’est pas possible de forcer le processus

de réminiscence. Les souvenirs ne reviennent pas, et nous n’y pouvons rien : « [i]ls sont là, mais

ils ne réussissent pas à franchir ou à contourner l’obstacle, et il n’est pas en notre pouvoir de les

y aider66 ». Il explique que cette inaptitude de retrouver des souvenirs d’enfance est causée chez

les adultes par leur focalisation sur les soucis quotidiens et sur le présent. En revanche,

64 Tadié et Tadié, op. cit., p. 187. 65 Ibidem, p. 332. 66 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 91.

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l’évocation du passé paraît plus accessible pour la personnes âgée, qui est capable de se détacher

plus facilement du moment présent et de s’enfoncer dans la recherche du temps passé :

[i]l ne se contente pas, d’ordinaire, d’attendre passivement que les souvenirs se réveillent,

il cherche à les préciser, il interroge d’autres vieillards, il compulse ses vieux papiers, ses

anciennes lettres, et surtout, il raconte ce dont il se souvient, quand il ne se soucie pas de

le fixer par écrit67.

Selon, Halbwachs, cela ne veut pas dire que les personnes âgées sont en mesure de se rappeler

plus (ou plus précisément) que les adultes, mais elles semblent plus dévouées, plus engagées

dans cette activité. Il est également naturel que le passé leur paraisse beaucoup plus attirant et

plus magique que le présent, puisqu’à l’époque ces vieilles gens d’aujourd’hui étaient jeunes,

beaux, sans-souci, prêts à la conquête du monde. C’est une « nostalgie du passé68 », comme

l’appelle Maurice Halbwachs, engendrée en grande partie par l’imagination. Dans chaque

évocation des souvenirs, c’est l’imagination qui joue un rôle important, et les gens ont tendance à

déformer et surtout à embellir de façon plus ou moins intentionnelle les souvenirs des

événements vécus. En conséquence, ils s’approprient la version « enjolivée »69 et ils ne sont plus

capables de revenir au souvenir brut.

Si le processus de réminiscence n’avance pas comme nous le souhaiterions, nous

pouvons faire appel au support extérieur – l’aide d’autrui. Les expériences partagées avec les

autres seront sauvegardées de façon plus ou moins exacte dans la mémoire de chaque participant.

C’est pourquoi, le processus d’anamnèse peut être déclenché par des commentaires faits par les

gens qui ont vécu, eux aussi, le même événement passé. Cette aide, qui n’est pas toujours

nécessaire, n’est pas toujours efficace non plus. Il y a des moments où nous n’arrivons pas à

accéder au passé, car nous ne retrouvons pas en nous-mêmes les amorces qui permettraient de

67 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 104. 68 Ibidem, p. 107. 69 Michaux, Léon, La mémoire, Paris, Hachette, 1974, p. 35.

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déclencher le processus de réminiscence. Dans ce cas, même si nous recourons à l’aide

extérieure, il se peut que l’effet final ne soit pas satisfaisant. En revanche, il ne faut pas non plus

oublier que le processus de remémoration repose avant tout sur la reconstruction des souvenirs,

c’est pourquoi les images animées dépeintes par les autres, qui ont pour but, comme l’explique

Halbwachs, de nous rappeler notre passé, ne vont pas forcément produire l’effet souhaitable. Des

images trop vivantes, trop réalistes, trop vraisemblables, peuvent se substituer, à un certain

degré, aux souvenirs propres et contribuer à la fabrication de « souvenirs fictifs70 », fondés sur

les bribes sauvegardées dans l’esprit et sur les représentations imposées.

Quant aux souvenirs individuels, le processus d’anamnèse est similaire ; soit ils

reviennent sans poser trop de problèmes, soit leur évocation exige un effort conscient. Les

moments passés que nous avons vécus seuls sont les plus difficiles à évoquer ; d’autres

personnes y ont un accès très limité, donc leur apport au processus de remémoration est plutôt

restreint. Dans le troisième chapitre, nous verrons qu’Annie Ernaux a trouvé son propre moyen

d’accéder à sa mémoire individuelle : les journaux intimes, dans lesquels elle enregistre parfois

les mêmes souvenirs à plusieurs reprises. Il faut quand même noter que la réécriture répétitive ne

garantit pas nécessairement l’évocation des émotions d’origine accompagnant le souvenir en

question, mais elle peut assurer la fiabilité concernant les détails et les circonstances générales

et/ou historiques.

Dans Mémoire, souvenirs, oublis, Freud explique pour sa part que nous sommes capables

d’oublier certains projets pour pouvoir en réaliser d’autres, surtout ceux plus plaisants, ce qui

veut dire que notre mémoire nous aide à éviter une souffrance, pour nous permettre de vivre un

plaisir. Une telle réaction paraît donc encore plus naturelle dans une situation plus extrême.

70 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 5.

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Freud remarque qu’il y a : « toute une série d’auteurs qui admettent l’influence de facteurs

affectifs sur la mémoire et reconnaissent plus ou moins ce que l’oubli doit à la tendance à se

défendre contre ce qui est pénible71 ». Ainsi observons-nous l’influence que notre mémoire

exerce sur notre vie. Nous aurions quand même tort de penser que cette faculté est complètement

indépendante de nous et de notre volonté. Freud cite dans son ouvrage les mots de Nietzsche qui

illustrent la façon dont nous contrôlons notre mémoire : « [c]’est moi qui ai fait cela », dit ma

« mémoire ». Il est impossible que je l’aie fait », dit mon orgueil et il reste impitoyable.

Finalement – c’est la mémoire qui cède72.

Bref, il est possible de récupérer certains souvenirs, mais le hasard et l’effort remémoratif

y sont pour beaucoup. Pareillement, il est possible de refouler les souvenirs les plus pénibles, si

nous arrivons à nous en persuader. La mémoire et la inconscient possèdent donc un grand

pouvoir dont nous ne nous rendons pas toujours compte.

Images mentales et images photographiques – une

vision du passé

La recherche portant sur le récit autobiographique illustré par les images photographiques

doit forcément être interdisciplinaire, car l’analyse d’une telle création exige que nous nous

penchions sur la relation entre la mémoire, l’écriture de soi et la photographie. L’écriture de vie

puise dans la mémoire pour conter les événements passés, mais qui peut avoir une confiance

absolue dans la seule faculté de la mémoire ? Ne serait-il pas plus raisonnable de recourir aux

documents qui pourraient raviver nos souvenirs avant de nous plonger dans l’écriture ? Ce

71 Freud, op. cit., p. 147. 72 Ibidem, p. 148. Italique de l’auteur.

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raisonnement paraît tout à fait justifié : dans les récits des deux autobiographes, les

photographies jouent un rôle important non seulement dans le procusssus de remémoration et

reconstruction du passé. Comme le remarque Philippe Ortel, les images photographiques

peuvent être considérées comme un support de remémoration et d’authentification de l’écriture

autobiographique, car :

[e]n psychanalyse, dans le roman psychologique ou d’investigation, plus le récit avance,

plus on recule dans le temps. Même paradoxe en photographie, où l’état final de l’image

nous ramène à l’instant de la prise de vue. Soumise à la rhétorique ou à la technique de la

révélation, la vérité n’est, chaque fois, qu’une réminiscence ou une rémanence de

l’accompli73.

Souvent incorporées dans les textes contemporains, les photos aident à rendre compte de

l’histoire individuelle et familiale. Toutefois, leur apport est plus problématique qu’il ne le

semble à première vue. Raconter sa vie n’est pas une entreprise simple, car elle exige du travail

de plusieurs ordres. Comme l’explique Philippe Lejeune, tout d’abord, il faut faire le travail de

remémoration, ensuite, choisir les souvenirs marquants, les mettre en ordre d’après la

chronologie et l’importance et, finalement, représenter son histoire de façon fiable et honnête :

[l]’autobiographie ne peut donc pas être simplement un agréable récit de souvenirs contés

avec talent : elle doit avant tout essayer de manifester l’unité profonde d’une vie, elle doit

manifester un sens, en obéissant aux exigences souvent contraires : de la fidélité et de la

cohérence. Raconter toute sa vie est impossible. L’autobiographie repose sur des séries de

choix : celui déjà fait par la mémoire, et celui que fait l’écrivain sur ce que la mémoire lui

livre. Sont retenus et organisés tous les éléments qui ont un rapport avec ce que l’auteur

pense être la ligne directrice de sa vie74.

Le travail de remémoration implique inévitablement le recours à l’image, car, selon certains

théoriciens, c’est ainsi que nous emmagasinons les souvenirs – sous forme d’images mentales75.

73 Ortel Philippe, La littérature à l'ère de la photographie, Paris, Éditions J. Chambon, 2002, p. 304. 74 Lejeune, Philippe, L'autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971, p. 21. 75 Michaux, op. cit., p. 46.

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Une démarche relativement récente, mais déjà assez fréquente parmi les autobiographes,

consiste à faire également appel aux photographies réelles en les étudiant ou/et en les incorporant

dans les récits de vie, car elles recréent les scènes vécues de façon réelle et inimitable, au moins

en apparence, et sont associées communément avec la mémoire : « […] l’image se trouve

associée à la mémoire, que celle-ci soit individuelle ou collective ; elle se révèle donc à même

d’accompagner une réflexion sur l’histoire76 ». Nous regardons les photos pour évoquer les

moments que nous ne nous rappellons pas, pour nous revoir en tant qu’enfant, pour connaître nos

proches, pour renouer des liens avec notre propre passé et celui de nos parents, pour découvrir

nos origines. Comme nous l’avons déjà constaté, la famille joue un rôle crucial dans la formation

d’une personnalité et dans l’histoire individuelle, c’est pourquoi un individu est toujours perçu

par le prisme de sa famille ; l’absence d’une telle perspective donnerait l’impression qu’il n’est

qu’« un fragment détaché d’un tout77 ». Sylvie Jopeck remarque que justement « [l]’histoire des

autres commence avec celle de ses parents et l’écriture de soi se nourrit de l’histoire familiale78 »

et poursuit en notant que « [l]’image participe, à la fois concrètement et symboliquement, à la

construction du ‘roman familial’ en assumant le rôle de mémoire, de miroir et de sauvegarde de

cette histoire79 ». Actuellement, nous ne pouvons plus nous imaginer des vacances ou des

cérémonies importantes sans pouvoir les photographier. Nous éprouvons le besoin de plus en

plus urgent de documenter les moments du « plaisir vécu80 », ou les moments d’union familiale.

Cet usage « social81 » du médium photographique est l’un des plus répandus. Il s’agit de saisir,

76 Méaux, Danièle et Jean-Bernard Vray, Traces photographiques, traces autobiographiques, Publications de

l’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2004, p. 11. 77 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 147. 78 Jopeck, Sylvie, La photographie et l’(auto)biographie, Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 86. 79 Ibidem, p. 86. 80 Sontag, Susan, Sur la photographie, Christian Bourgeois Éditeur, Coll. Choix-Essais, Paris, 2003, p. 22. 81 Ibidem, p. 21.

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de retenir les instants fugitifs pour pouvoir en avoir la preuve, et pour pouvoir les revivre avec

ceux qui n’en ont pas été témoins. Nous prenons donc des photos dans l’espoir d’enregistrer et

de sauvegarder des souvenirs intacts de certains événements ou de certaines personnes. En effet,

l’un des traits caractéristiques de la représentation photographique est une tension entre le

présent et le passé : « dès que la photographie est prise, la scène enregistrée appartient au

passé82 ». C’est pourquoi Danièle Méaux compare la photographie à un processus de

mémorisation, car, en prenant une image, le photographe tente de créer une reproduction, « une

représentation durable83 » d’une scène fugitive qui vient de passer devant l’objectif de son

appareil. En plus, elle remarque qu’aussi bien dans le processus de mémorisation que dans la

pratique photographique, il y a un écart temporel qui s’impose entre la scène réelle et le moment

de son évocation, ce qui ne peut pas rester sans influence sur la perception de la réalité passée. Il

est alors intéressant de noter que les interactions entre le vécu, la mémoire et les photographies

sont très intenses et significatives. Ce que nous prenons pour un souvenir peut être en réalité une

scène racontée, ou une image photographique que nous avons empruntée en tant qu’expérience

vécue. Méaux avance l’hypothèse que, d’une part, une photographie peut être perçue comme un

« déclencheur du travail de la mémoire84 » et, d’autre part, comme un obstacle qui empêche le

vrai processus de réminiscence. Ainsi la photo se présente-elle comme un support fondamental

dans le processus de remémoration même si son rôle paraît de prime abord ambigu. C’est

pourquoi la relation entre la photographie, la mémoire et la réalité est complexe et exige une

réflexion plus approfondie.

82 Méaux, Danièle, La Photographie et le Temps : le déroulement temporel dans l'image photographique, Aix-en-

Provence, Publications de l'Université de Provence, 1997, p. 27. 83 Ibidem, p. 27. 84 Ibidem, p. 27.

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Mais, peut-être, avant d’orienter la réflexion vers les corrélations entre les éléments

susmentionnés, faudrait-il tout d’abord répondre à la question : qu’est-ce qu’un souvenir ? Selon

Bergson, « le souvenir est la représentation d’un objet absent85 », mais sous quelle forme se

sauvegarde-t-il alors ? Paul Ricœur indique que la comparaison du souvenir à une image paraît

quelque peu simpliste : « [l]a question embarrassante est la suivante : le souvenir est-il une sorte

d’image, et, si oui, laquelle ?86 ». Qui plus est, la juxtaposition des deux termes dans l’usage

courant du syntagme « souvenir-image87 » complique cette notion surtout si nous tenons compte

de leurs connotations divergentes. En effet, Ricœur note que le souvenir appartient au domaine

de la mémoire, donc « d’un réel antérieur88 », tandis que l’image est associée à l’imagination,

donc à « un irréel89 » ou à une invention. Pourtant, il conclut que, « […] si le souvenir est une

image en ce sens, il comporte une dimension positionnelle qui le rapproche de ce point de vue de

la perception90 », ce qui porte à croire que l’image, en tant que souvenir, ne se limite pas

uniquement à une représentation visuelle, mais elle inclut également les associations à d’autres

sens tels que le toucher, l’ouïe, le goût, l’odorat, ainsi qu’aux sensations et aux émotions

éprouvées à ce moment-là. Et John Berger remarque une certaine discontinuité dans la

représentation de l’image photographique, ce qui la distingue du « souvenir-image » :

[a] photograph preserves a moment of time and prevents it being effaced by the

supersession of further moments. In this respect photographs might be compared to

images stored in the memory. Yet there is a fundamental difference: whereas

remembered images are the residue of continuous experience, a photograph isolates the

appearances of a disconnected instant91.

85 Bergson, Henri, Matière et mémoire, Éditions Albert Skira, Génève, p. 242. 86 Ricœur, op. cit., p. 53. 87 Ibidem, p. 53. 88 Ibidem, p. 54. 89 Ibidem, p. 54. 90 Ibidem, p. 58. 91 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89.

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37

En conséquence, l’image photographique, même si elle est le moyen de représentation

visuellement le plus précis, ne peut pas être perçue comme l’équivalent d’un souvenir ; elle n’est

pas non plus en mesure d’évoquer un souvenir dans sa forme exacte, car il y a toujours des

caractéristiques impossibles à saisir par un appareil photo :

[l]a découverte de la photographie put faire croire que l’appareil assurait la ressemblance

de façon inégalable par l’homme. Pourtant elle rendit évident que l’identité de la forme

ne suffisait pas à l’évocation, que l’exactitude des lignes et des couleurs ne reflétait pas

l’expression, que la nature devait être non pas copiée servilement mais interprétée

affectivement. Une caricature même outrée est souvent autrement évocatrice d’un

personnage que son portrait le plus habilement fidèle. Ce qui est vrai pour les personnes

l’est pour les paysages. Le même panorama est bien différent d’un artiste à l’autre parce

qu’il est ressenti différemment. Ces divergences dépendent de la diversité des instances

affectives de l’inconscient92.

L’image peut alors rappeler soit la physionomie d’une personne photographiée, soit les

circonstances de la prise de la photo, mais elle ne doit pas nécessairement faire revivre nos

souvenirs fidèles de ce qui est représenté. Anne-Marie Garat conteste même nettement l’idée

qu’une image photographique puisse aider le processus d’anamnèse ; elle note que « [l]a

photographie de famille qui recueille l’image des morts, embaume le nouveau-né dans ses

dentelles, commémore portraits et scènes, n’est pas un souvenir. Elle en devient un substitut, elle

en est l’ennemie93 ». Préoccupés par le souci d’enregistrer tout ce qui se passe autour de nous,

nous nous concentrons sur l’acte de reproduction, au lieu de vivre le moment et de le graver dans

la mémoire tel quel. Nous nous empêchons d’observer et d’éprouver ce que nous voyons et ce

que nous ressentons. Nous nous adonnons en revanche aux activités telles que le cadrage, la prise

de vue, le choix du fond etc. Cela doit nécessairement influencer notre perception de ces

moments, car en prenant des photos, nous construisons tout de suite notre version des scènes qui

passent devant nos yeux. Nos souvenirs seront alors modelés par ce que nous voyons dans le

92 Michaux, op. cit., p. 134. 93 Garat, Anne-Marie, Photos de famille, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 42.

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cadre de notre appareil photo. En effet, Garat remarque que « la photographie remplace le

souvenir vrai parce que nous nous en sommes remis à elle, aveuglement, dès l’instant de la

prise94 ». Par conséquent, nous gardons dans la mémoire les souvenirs déjà retravaillés et

modifiés par nos propres actes, nos interventions et nos interprétations. En revanche, Julia Hirsch

constate que ce sont la mémoire elle-même et le temps qui transforment ou modifient les

souvenirs :

[t]he past is always at our fingertips, always available on paper or plastic for instant

replay. The moment as we always be “taken” and stored for later review. We now weep a

little less for our losses, our relentless changes, because the evidence of photography

prevents our nostalgia from embellishing too much the actual features of our past. Our

snapshots are always there to remind us that our first home was not really so big, our

favourite uncle not really so handsome, the steps on the landing not really so high95.

Elle prétend donc que les photos de famille donnent un accès immédiat à notre passé, et qu’elles

constituent des preuves incontestables d’une réalité vécue. Par conséquent, elles permettent de

comparer nos souvenirs aux représentations photographiques, et de vérifier leur vraisemblance,

car la photographie est « un adjuvant (une “servante”) de la mémoire, le simple témoin de ce qui

a été96 ». Cette approche sous-entend la tendance de la mémoire à embellir le passé et, selon

Hirsch, les photographies semblent être en mesure d’arrêter ou même d’inverser ce processus.

En bref, la photographie et la mémoire partagent beaucoup plus qu’il ne le semble de

prime abord, car les deux s’alliant dans la lutte perdue d’avance contre l’écoulement du temps et

contre l’oubli :

[m]use of photography is not one of Memory’s daughters, but Memory herself. Both the

photograph and the remembered depend upon and equally oppose the passing of time.

Both preserve moments, and propose their own simultaneity, in which all their images

can coexist. Both stimulate, and are stimulated by, the inner-connectedness of events.

94 Garat, op. cit., p. 43. 95 Hirsch, Julia, Family photographs: content, meaning and effect, New York – Oxford, Oxford University Press,

1981, p. 45. 96 Dubois, Philippe, L’acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 24.

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Both seek instants of revelation, for it is only such instants which give full reason to their

own capacity to withstand the flow of time97.

L’image photographique se veut-elle alors l’imitation d’une réalité, la sauvegarde d’un souvenir,

ou plutôt une représentation menteuse ? Ces considérations seront un point de départ pour notre

étude des relations entre le souvenir et sa réalisation photographique dans les textes de Duperey

et Ernaux. Ces réfléxions seront également une bonne ouverture au questionnement plus

approfondi concernant les capacités représentationnelles de ce médium. En effet, l’histoire de la

photographie, même relativement courte, a déjà connu un sort changeant. Perçue au départ

comme un moyen d’imiter et de refléter le monde dans les moindres détails et avec une précision

jusqu’alors inconnue, la photographie en tant que réalisation d’une « mimésis parfaite » a été

progressivement contestée. Plusieurs théoriciens se sont penchés sur les deux points de vue

différents vis-à-vis des propriétés représentationnelles du médium photographique, ce qui a

incité, en conséquence, un discours de la déconstruction ainsi que la redéfinition de la position de

la photographie parmi les domaines artistiques.

Photographie – « Le crayon de la nature98 »

Les photos qui apparaissent dans les récits privilégiés dans la présente thèse jouent un

rôle représentatif important. Afin de comprendre leur fonctionnement au sein de ces textes, nous

trouvons nécessaire de nous interroger tout d’abord sur la nature de la photographie et sur ses

capacités mimétiques.

97 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 280. 98 Frizot, Michel, Nouvelle Histoire de la Photographie, A. Biro ; Bordas, Paris, 1994, p. 62. Comme l’explique

Michel Frizot, The Pencil of Nature – c’est le titre du premier ouvrage enrichi en photographies et publié en 1844. Je

l’emprunte comme sous-titre pour cette partie.

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L’apparition de la photographie est l’une des inventions qui ont marqué le plus les

derniers siècles de notre civilisation. Dans son texte La littérature à l'ère de la photographie,

Philippe Ortel remarque que l’invention, la diffusion, ainsi que l’accès général à l’image ont

initié une nouvelle époque dans notre histoire, et par conséquent la photographie est devenue

l’un des « symboles de la modernité99 ». Ce moyen de sauvegarder les souvenirs et de figer le

temps s’est répandu à grande vitesse et est devenu immédiatement une part entière de

l’existence. Ainsi, l’« impact culturel100 » de ce nouveau médium de communication s’est-il

avéré éminent non seulement dans le cadre de la création artistique, mais aussi dans la perception

du monde et dans le mode de vie. Les preuves en sont abondantes : les désignations telles que :

« culture de l’image101 », « civilisation de l’image102 », « société du spectacle » où « [u]ne image

vaut mille mots103 » se multiplient jusqu’à nos jours dévoilant en même temps l’aspect visuel de

notre contemporanéité. En effet, la prolifération des images photographiques dans la vie

quotidienne est imparable, et leur influence – indéniable ; c’est pourquoi Susan Sontag constate

qu’« [é]crire sur la photographie, c’est écrire sur le monde et sur la nature de notre modernité104

». En effet, déjà en 1835, avec l’apparition du daguerréotype, donc de la toute première version

de l’image photographique moderne, nous réalisons que l’invention de ce médium aura d’amples

conséquences pour l’avenir :

[l]e daguerréotype apparaît alors comme un rare moment de convergence de l’art et de la

science, un laboratoire d’image, une lisière dans l’histoire de la représentation qui, avant

99 Ortel, op. cit., p. 6. 100 Ibidem, p. 6. 101 Ibidem, p. 6. 102 Joly, Martine, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, 1993, p. 101. 103 Ouellette-Michalska, Madeleine, Autofiction et dévoilement de soi, Essai, Montréal, XYZ éditeur, coll.

Documents, 2007, p. 13. 104 Sontag, op. cit., p. 11.

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d’être servie par d’autres techniques, aura engendré une éclosion de nouveautés visuelles

encore méconnues de nos jours105.

Effectivement, en un clin d’œil, la photographie devient une nouvelle façon de documenter la

réalité, de la contempler, voire de l’éprouver, ou de la vivre, car selon Susan Sontag, les images

photographiques « modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que

nous avons le droit d’observer106 ». En plus, les photos nous donnent « le sentiment que le

monde entier peut tenir dans notre tête, sous la forme d’une anthologie d’images107 », en d’autres

termes, la photographie nous permet de reprendre le contrôle sur ce que nous voyons ou ce que

nous vivons.

Cependant, suivant le sens commun, la photo paraît comme un adjuvant d’une

représentation infailliblement véridique. Cette perception se justifie, premièrement, par la

capacité mimétique de l’image photographique et, deuxièmement, par son objectivité assurée par

un appareil qui, en apparence, exclut toute l’intervention humaine. À l’origine, ce point de vue

est partagé par de nombreux artistes, philosophes et théoriciens. En effet « [c]’est la précision du

procédé, sa vérité, sa présence insolite, qui sont relevées par tous les commentateurs108 […] ». Il

n’est donc nullement surprenant que, comme le constate Philippe Dubois, dès le départ, la

photographie acquiert le statut de témoignage incontestable qui assouvit le désir de « ‘voir pour

croire’109 », et « est perçue comme une sorte de preuve à la fois nécessaire et suffisante, qui

atteste indubitablement de l’existence de ce qu’elle donne à voir110 ». Cette approche relève de la

notion de similarité, de vérité et d’authenticité superposées dans l’image photographique. Dans le

105 Frizot, op. cit., p. 51. 106 Sontag, op. cit., p. 15. 107 Ibidem, p. 15. 108 Frizot, op. cit., p. 51. 109 Dubois, op. cit., p. 19. 110 Ibidem, p. 19.

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même ordre d’idées, Roland Barthes constate que la photo saisit « une scène rapide dans son

temps décisif111 » et devient « un certificat de présence112 ». Il explique que, contrairement à la

peinture qui peut imiter la réalité et la repeindre sans forcément l’avoir vue, la photographie

renvoie à une chose « nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif113 ». Ces réflexions

amènent l’auteur à forger ensuite la notion de « ‘[ç]a a été’114 », reprise plus tard dans plusieurs

études sur les capacités représentationnelles de la photographie, et qui en trois mots résume la

nature et la valeur essentielles de la photo. Selon Barthes, la photographie montre alors ce qui

sans aucun doute a existé à un certain moment : « je ne puis nier que la chose a été là115 » ; en

d’autres mots, l’image photographique témoigne de l’existence du sujet photographié situé dans

un temps et un espace définis. Susan Sontag est du même avis, elle remarque qu’une image

photographique « passe pour une preuve irrécusable qu’un événement donné s’est bien

produit116 » fait preuve irréfutable « de la réalité du voyage, de l’accomplissement du

programme, et du plaisir qu’on en a tiré117 ». Dans le même ordre d’idées, Dubois constate que

grâce à ses pouvoirs imitateurs, la photographie devient « un ‘analogon’ objectif du réel118 ».

Plus encore, selon Sontag, les photos non seulement représentent une réalité, mais elles y

participent aussi en devenant sa composante indispensable et bien recherchée : « [l]es images

photographiques ne donnent pas tant l’impression d’être des propositions sur le monde que des

morceaux du monde, des miniatures de la réalité que quiconque peut produire ou

111 Barthes, Roland, La Chambre Claire, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 58. 112 Barthes, op. cit., p. 135. 113 Ibidem, p. 120. Italique de l’auteur. 114 Ibidem, p. 126. 115 Ibidem, p. 120. 116 Ibidem, p. 18. 117 Ibidem, p. 22. 118 Ibidem, p. 20.

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s’approprier119 ». En bref, les photographies constituent donc des équivalents du monde qui,

grâce à leur valeur représentationnelle flagrante, permettent de superviser la réalité et de

regagner la maîtrise des souvenirs. Toutefois, il ne faut jamais oublier que cet aspect véridique

de la photographie est beaucoup plus complexe qu’elle ne le semble au premier abord :

[i]t is because photography has no language of its own, because it quotes rather than

translates, that is said that the camera cannot lie. It cannot lie because it prints directly.

[…] It is photographed precisely because the camera can bestow authenticity upon any

set of appearances, however false. The camera does not lie even when it is used to quote

a lie. And so, this makes the lie appear more truthful120.

John Berger semble saisir la vraie nature de l’image photographique qui paraît être très versatile

et peut changer diamétralement en fonction du contexte. Cette particularité du médium

photographique mal comprise au départ aura des conséquences bien significatives qui décideront

du destin de la photographie et par la suite de son statut parmi les beaux-arts.

Cependant, malgré ce pouvoir unique de sauvegarder le passé de façon si vive, la

photographie est restée longtemps inappréciée. Selon Barthes, « [u]ne photo se trouve toujours

au bout de ce geste ; elle dit: ça c’est ça, c’est tel !121 », et peu importe ce qu’elle représente ou

de quelle façon, une photo demeure toujours invisible : « ce n’est pas elle qu’on voit122 ». Grâce

aux capacités représentationnelles de la photographie, l’attention se concentre toujours avant tout

sur le référent au lieu de se focaliser sur l’image elle-même. Dans son texte La littérature à l’ère

de la photographie, Philippe Ortel explique cette notion de l’« invisibilité123 » de l’image

119 Sontag, op. cit., p. 17. 120 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 96-97. 121 Barthes, op. cit., p. 15-16. 122 Ibidem, p. 18. 123 Ortel, op. cit., p. 8.

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photographique. Il décrit la photographie comme « transparente124 », donc imperceptible et

inappréciée en tant que moyen d’expression :

[l]a transparence de la photographie ne concerne pas seulement l’image isolée mais aussi

sa façon d’exister dans le monde. À cela s’ajoutent les causes phénoménologiques :

envahissant progressivement tous les lieux, depuis les devantures des magasins jusqu’au

portefeuille des particuliers, en passant par les murs des maisons et les albums de salons

destinés aux visiteurs, la photographie se fond dans le décor, perdant insensiblement son

statut de signe pour rejoindre l’univers muet des choses. Il y a enfin une invisibilité

sociale de la photographie, tenant à son absence de reconnaissance esthétique : aucune

institution prestigieuse ne la mettant vraiment en valeur, elle vit une existence historique

spectrale, en dépit de son omniprésence dans la vie quotidienne125.

Selon Ortel, c’est justement l’usage quotidien et répandu de la photographie qui a entraîné une

telle perception de ce médium. Cependant, selon Philippe Dubois, l’« invisibilité126 » de l’image

photographique est également liée à son statut de représentation impartiale et dépourvue de

subjectivité. C’est donc grâce à ce processus mécanique qui permet à la photo de saisir et de

sauvegarder un moment passé que la photographie devient « ‘analogon’ objectif du réel127 », ou

« miroir du réel128 ». Pendant longtemps, l’image photographique fut perçue comme

« ‘automatique’, ‘objective’, presque ‘naturelle’129 », car sa ressemblance à l’objet représenté

était assurée par une « machine régie par les seules lois de l’optique et de la chimie130 ». Cette

absence supposée d’intervention humaine semblait garantir l’exactitude et la précision de la

représentation du réel : « [e]n tant que machine régie par les seules lois de l’optique et de la

chimie, elle ne peut que transmettre avec précision et exactitude le spectacle de la

124 Ibidem, p. 8. 125 Ibidem, p. 8. 126 Dubois, op. cit., p. 8. 127 Ibidem, p. 20. 128 Ibidem, p. 20. 129 Ibidem, p. 21. 130 Ibidem, p. 26.

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nature131 ». Par là s’est construit « le culte dominant de la photo en tant que simple technique

d’enregistrement objectif et fidèle de la réalité132 », dont la vertu d’attestation véridique semblait

irréfutable. Dubois rappelle que cette opinion était tellement répandue qu’elle faisait partie même

de la définition encyclopédique de la photographie133.

En bref, dès l’avènement de la photographie, on mettait en question sa valeur artistique et

créative, en accentuant en même temps sa capacité d’imitation et de reproduction réaliste. Les

œuvres d’art trouvent leur place dans les musées où elles sont contemplées, commentées et

interprétées, où elles ont comme but d’évoquer des sensations esthétiques, alors que les photos –

objets d’usage quotidien inondent presque chaque sphère de notre vie et sont associées, avant

tout, avec leur fonction utilitaire et informatrice. En effet, faute des souvenirs de ses parents, les

photos de la famille Legras auront pour Anny Duperey tout d’abord cet aspect informateur et la

dimension « ‘[ç]a a été’134 », avant d’acquérir une valeur plus personnelle.

Déjà au XIXe siècle, on commence à se rendre compte de la nature complexe de ce

moyen de représentation, et la publication de « The Pencil of Nature135 » a pour but de « relever

le caractère hybride de la photographie, qui allie des composantes artistiques et

scientifiques136 ».

C’est grâce à ce statut artistique incertain, à son rapport particulier à la réalité, ainsi qu’à

« la relation spécifique qui existe entre le référent externe et le message produit par ce

131 Dubois, op. cit., p. 26. 132 Ibidem, p. 28. 133 Dubois cite même l’entrée de l’Encyclopédie française. Voir Dubois, op. cit., p. 28-29 : « [t]oute œuvre d’art

reflète la personnalité de son auteur. La plaque photographique, elle, n’interprète pas. Elle enregistre. Son exactitude

et sa fidélité ne peuvent pas être remises en cause ». 134 Barthes, op. cit., p. 126. 135 Frizot, op. cit., p. 62. 136 Ibidem, p. 62.

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médium137 » que la création photographique engendre encore à l’heure actuelle beaucoup de

polémiques et d’intérêt.

Photographie – art ou artisanat138?

Les textes de Duperey et d’Ernaux incluent différents types de photographies qui se

distinguent tant du point de vue de la valeur subjective qu’esthétique. Ce contexte théorique nous

permettra de nous interroger sur la dimension artistique et créative de la partie visuelle des récits

étudiés.

Longtemps considérée plutôt comme artisanale, ou comme une simple façon de

dépeindre le monde en détails, avant de prendre sa place dans le panthéon des beaux arts, la

photographie fut souvent confrontée aux autres domaines de création, surtout à la peinture :

[l]e calotype, développé pour une grande part en Grande-Bretagne et en France jusqu’en

1855, se caractérise par sa relation ambiguë aux arts picturaux (peinture, lithographie,

dessin) qui lui servent souvent de modèle, en même temps que s’affirme dans la pratique

l’indépendance de l’automatisme photographique, capable d’enregistrer les formes sans

rien en omettre139.

Ce rapprochement tellement naturel au départ, contribuera par la suite à la perception erronée du

médium photographique qui, par conséquent, demeurera pendant longtemps à l’ombre de l’art

pictural. La conviction de l’infériorité de la photographie par rapport à la peinture et à d’autres

domaines de création s’est ancrée pour de vrai parmi les artistes et il fallut beaucoup de temps et

de recherches pour renouveler ce point de vue. Baudelaire, parmi d’autres, en témoigne dans un

de ses essais sur la photographie : « […] l’industrie photographique était le refuge de tous les

137 Dubois, op. cit., p. 19. 138 Ce terme utilisé par rapport à la photographie a été emprunté à Daniel Grojnowski. Voir : Grojnowski, Daniel,

Photographie et langage : Fictions - Illustrations - Informations - Visions - Théories, Paris, Éditions José Corti,

2002, p. 129. 139 Frizot, op. cit., p. 59.

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peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études140 […] ». Ce point

de vue affirme de façon évidente la suprématie141 de la peinture et le statut élitiste de la création

artistique en général.

En même temps, la photographie commence à attirer de plus en plus d’enthousiastes et,

parmi lesquls des artistes et des théoriciens qui se lancent dans l’exploration des propriétés de ce

médium. Dans son ouvrage intitulé Photographie et langage, Daniel Grojnowski se penche sur la

nature et le statut de la photographie en la comparant à l’art. Il illustre ses réflexions à l’aide du

schéma qui suit :

la Photographie (a) versus l’Art (b)

la matière (a) versus l’esprit (b)

l’objectif (a) versus le subjectif (b)

la reproduction (a) versus la création (b)

l’artisanat (a) versus l’art (b)142

Grojnowski y oppose tous les éléments qui distinguent la photographie d’une œuvre artistique.

La première, souvent considérée comme un procédé purement technique, peut être exécutée

même par un amateur, tandis que l’autre exige de l’inspiration et du talent. Il semble au premier

abord que pour prendre une photo, il suffit d’un petit déclic de l’appareil qui saisira

automatiquement l’image située dans le cadre, alors que le travail d’un « vrai » artiste paraît être

beaucoup plus exigeant et laborieux. Toutefois, il est intéressant de remarquer qu’un

photographe ne se réjouit pas du même privilège que le peintre, qui, avant d’achever son œuvre,

140 Baudelaire, Charles, Curiosités esthétiques ; L’Art romantique et autres Œuvres critiques, Paris, Éditions Garnier

Frères, 1962, p. 318. 141 Philippe Dubois en présente aussi plusieurs exemples ; celui de Roger Munier entre autres qui a décrit la

photographie en tant que « total effacement devant le réel avec lequel elle coïncide. C’est le monde tel qu’il est, en

sa vérité immédiate, qu’elle reproduit sur le papier ou sur l’écran ». (Dubois, op. cit., p. 28) Il se réfère également à

Hippolyte Taine qui prétendait que la photographie était capable d’imiter parfaitement « et sans aucune possibilité

d’erreur la forme de l’objet qu’elle [devait] reproduire ». (Dubois, op. cit., p. 23) 142 Grojnowski, op., cit., p. 129. Italique de l’auteur.

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a la possibilité de la retravailler à plusieurs reprises. L’image photographique, en revanche, ne

peut être soumise aux retouches qu’après avoir été prise :

[a]mong all the arts photography is unique by reason of its instantaneous recording

process. The sculptor, the architect, the composer all have the possibility of making

changes in, or additions to, their original plans while their work is in the process of

execution143.

Si le peintre est en mesure de contrôler tous les détails de sa création, de les refaire à l’infini et

de repenser toute la conception de son œuvre pendant le processus créatif, le photographe est

privé de cette possibilité, au moins partiellement. En conséquence, le rôle du photographe semble

se réduire au minimum tandis que la dimension véridictoire de la représentation photographique

s’accroît. Dans le même ordre d’idées, Philippe Dubois constate que la photographie évoque les

notions de « la fonction documentaire, la référence, le concret, le contenu144 », tandis que les

autres formes de l’art pictural semblent, selon lui, être liées à « la recherche formelle […] [et à]

l’imaginaire 145 ». Pour exploiter cette hypothèse, il s’appuie sur les mots de Baudelaire qui était

du même avis, et qui a reconnu la photographie en tant que « simple instrument d’une mémoire

documentaire du réel et l’art comme pure création imaginaire146 ». En effet, dans la conscience

collective, la peinture est perçue comme une vision d’une réalité quelconque, tandis que la

photographie fonctionne comme illustration véridictoire de l’objet photographié, voire « une

version de la chose elle-même147 ». Il faudrait, par ailleurs, réfléchir aussi à la nature d’une

œuvre photographique qui, comparée à la peinture, s’en distingue pourtant nettement :

[t]he image that is thus swiftly recorded possesses certain qualities that at once

distinguish it as photographic. First there is the amazing precision of definition,

143 Weston, Edward, “Seeing Photographically”, in Classic Essays on Photography, ed. Alan Trachtenberg, Leete’s

Island Books, New Haven, 1980, p. 171. 144 Dubois, op. cit., p. 26. 145 Ibidem, p. 26. 146 Ibidem, p. 24. Italique de l’auteur. 147 Sontag, op. cit., p. 19.

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especially in the recording of fine detail; and second, there is the unbroken sequence of

infinitely subtle gradations from black to white. These two characteristics constitute the

trademark of the photograph; they pertain to the mechanics of the process and cannot be

duplicated by any work of the human hand148.

Toutefois, cette dissemblance renforce seulement la classification opposée de ces deux moyens

de représentation.

Cependant, au XXe siècle, le discours de la mimésis photographique se transforme en

discours de la déconstruction du réalisme de l’image. On dénonce l’impression de réel évoquée

par une photographie comme illusoire voire trompeuse, si bien qu’à partir de ce moment, la

photo est perçue en tant que « transformation du réel149 » plutôt qu’en tant que son reflet fiable

et conforme. L’objectivité de la représentation photographique est également mise en question, et

c’est le côté esthétique qui attire de plus en plus souvent l’attention des théoriciens :

[p]rogressivement, parfois subrepticement, mais aujourd’hui plus que jamais, la

photographie est tirée vers une esthétisation et une dramatisation, qui l’éloignent de son

ambition initiale consistant qu’à n’être qu’une trace de la réalité, et l’approchent de cette

autre ambition, pendant longtemps désignée comme « photographie artistique » (sic !),

consistant à faire de la photographie une matière plastique malléable, et de ce fait

incapable de simplement et objectivement refléter le monde et ses événements150.

La transparence et l’impartialité de l’image photographique sont donc niées. En revanche, on

insiste sur son « codage technique, culturel, sociologique et esthétique151 ». Michel Frizot note

que ,« [m]odifier la technique de production photographique n’a jamais été une simple péripétie,

car ce processus influe sur l’imaginaire, le contenu et le sens de l’image152 ». En conséquence, la

perception du médium photographique subit une métamorphose totale. Désormais, la

148 Weston, op. cit., p. 172. 149 Dubois, op. cit., p. 31. 150 Brogowski, Leszek, « Zola fuit hic le documentaire : dispositif photographique, dispositif littéraire », dans

Littérature et photographie, Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux, Philippe Ortel dir., Rennes,

Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 145. 151 Dubois, op. cit., p. 32. 152 Frizot, op. cit., p. 91.

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photographie n’est plus capable de saisir ni de refléter la réalité dans toute sa somptuosité et sa

précision, avec toutes ses nuances, ses couleurs et ses subtilités. « La déconstruction du réalisme

photographique153 » qui repose sur une observation de la technique photographique et des effets

de perception met en évidence de nombreux aspects altérant la représentation du réel. Les images

photographiques « réduites, agrandies, recadrées, retouchées, manipulées, truquées154 » ne

peuvent être en aucun cas considérées comme des « morceaux du monde155 » ou comme « miroir

du réel156 » car dans chacune de ces éventualités, l’intervention humaine déformante est trop

évidente. Désormais, la fidélité de la ressemblance, ainsi que la valeur documentaire assignées à

la photographie sont remises en question. Dès lors, il s’agit de démontrer qu’une photo n’est pas

« un miroir neutre mais un outil d’analyse, d’interprétation, voire de transformation du réel157 ».

La photographie, perçue auparavant comme transparente, innocente et réaliste, n’est plus capable

de transmettre « une incontestable vérité empirique158 » :

[e]n effet, puisque la photographie se voit désormais dénier toute possibilité d’être

simplement un miroir transparent du monde, puisqu’elle ne peut plus, par essence,

révéler la vérité empirique, nous verrons se développer diverses attitudes allant toutes

dans le sens d’un déplacement de cette puissance de vérité, de son ancrage dans la réalité

vers un ancrage dans le message lui-même par le travail (le codage) qu’elle implique,

surtout sur le plan artistique, la photo va se faire révélatrice de vérité intérieure (non

empirique). C’est dans l’artifice même que la photo va se faire vraie et atteindre sa

propre réalité interne. La fiction rejoint, voire dépasse, la réalité159.

Comment est-il donc possible que la photographie, qui dépeint de façon automatisée le monde

dans les moindres détails, exprime en même temps « une réalité interne160 », une vision tout à

153 Dubois, op. cit., p. 33. 154 Sontag, op. cit., p. 17. 155 Ibidem, p. 17. 156 Dubois, op. cit., p. 20. 157 Sontag, op. cit., p. 20. 158 Dubois, op. cit., p. 37. 159 Ibidem, p. 38. Italique de l’auteur. 160 Dubois, op. cit., p. 38. Italique de l’auteur.

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fait subjective du monde161? Cette réalisation est venue avec la constatation que l’image

photographique est de fait un produit du photographe qui ne cesse d’imposer sa propre

subjectivité162. Comme l’explique Dubois :

[…] la photographie offre au monde l’image determinée à la fois par l’angle de vue

choisi, par sa distance à l’objet et par le cadrage; ensuite, elle elle réduit d’une part la

tridimensionnalité de l’objet à une image bidimensionnelle et d’autre part tout le champ

des variations chromatiques à un contraste noir et blanc ; enfin, elle isole un point précis

de l’espace-temps et elle est purement visuelle (parfois sonore dans le cas du cinéma

parlant) à l’exclusion de toute autre sensation, olfactive ou tactile163.

En plus, Frizot note : « [l]’image photographique se produit avant tout en coupant dans le réel,

en tranchant l’espace discursif (là où interviennent des événements, des rencontres, des dialogues

d’objets). Le photographe isole les choses de leur contexte, fixe des limites artificielles imposées

[…]164 ». De ce fait le réalisme photographique paraît être morcelé, sélectif, arbitraire ; et, en

conséquence, les photographes finissent par capter la réalité, mais en la représentant de manière

spécifique, propre à leurs goûts et à leurs attentes. Au départ, la présomption de ce potentiel

créatif se répand seulement parmi ceux qui pratiquent la photographie :

[t]he artist-photographers […] were confident that photography need not be limited to

reproduction pure and simple. Photography, they reasoned, is a medium which offers the

creative artist as many opportunities as does painting or literature, provided he does not

161 Voir Weston, op. cit., p. 173 : « [b]y varying the position of his camera, his camera angle, or the focal length of

his lens, the photographer can achieve an infinite number of varied compositions with a single, stationary subject.

By changing the light on the subject, or by using a color filter, any or all of the values in the subject can be altered.

By varying the length of exposure, the kind of emulsion, the method of developing, the photographer can vary the

registering of relative values in the negative. And the relative values as registered in the negative can be further

modified by allowing more of less light to affect certain parts of the image in printing. Thus, within the limits of his

medium, without resorting to any method of control that is not photographic (i.e., of an optical or chemical nature),

the photographer can depart from literal recording to whatever extent he choses ». 162 Voir Sontag, op. cit., p. 19 : « [q]uand ils décident de l’allure d’une image, quand ils préfèrent un cliché à un

autre, les photographes ne cessent d’imposer des normes à leur sujet. Bien qu’il soit vrai qu’en un sens l’appareil fait

plus qu’interpréter la réalité, qu’il la capture effectivement, les photographies sont autant une interprétation du

monde que les tableaux et les dessins ». 163 Dubois, op. cit., p. 33. 164 Frizot, op. cit., p. 373.

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let himself be inhibited by the camera’s peculiar affinities but uses every « dodge, trick,

and conjuration » to elicit beauty from the photographic raw material165.

Mais progressivement, la puissance et les capacités de la photographie gagnent une

reconnaissance publique et, en conséquence, on insiste sur son aspect imaginatif, ce qui la

rapproche inévitablement de la création artistique :

[…] et il ne serait pas abusif de dire qu’ici le medium photographique ne se limite pas à la

simple reproduction documentaire d’une action préalablement effectuée, mais fait partie

intégrante du projet, de sa conceptualisation, de sa mise en œuvre et de son mode

d’exposition166.

Par conséquent, les photographies deviennent ainsi une interprétation du monde représenté, tout

comme les œuvres d’art réalisées par des artistes.

À la lumière de ces observations, nous pouvons avancer que c’est cette capacité illusoire

de reproduire les objets tels quels, donc, non influencée par l’inventivité du photographe, qui a

empêché pendant longtemps de reconnaître la photographie comme un acte créatif. En bref, les

images photographiques ne peuvent pas être perçues indépendamment de toute influence

humaine, comme les résultats de simples procédés techniques et de certaines réactions

chimiques, car elles présentent un certain point de vue et elles montrent la réalité sous un certain

angle. En somme, les photographies possèdent une certaine valeur esthétique et réclament leur

droit de véhiculer un message. En plus, selon Walter Benjamin, il y a encore un détail au vu

duquel une image photographique se rapproche d’une œuvre d’art. Une œuvre d’art est

indissociable de son aura et même si on est capable de la reproduire dans les moindres détails, la

copie sera dépourvue de « l’unicité de son existence167 », de son authenticité. Cependant, ce

165 Kracauer, Siegfried, « Photography », dans Classic Essays on Photography, Alan Trachtenberg ed., Leete’s

Island Books, New Haven, 1980, p. 250. 166 Baqué, Dominique, La Photographie plasticienne : un art paradoxal, Paris, Éditions du regard, 1998, p. 20. 167 Benjamin, Walter, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, Paris, Gallimard Folio-

essais, p. 71.

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problème ne concerne pas la photographie en tant que telle, car, comme l’explique Walter, les

photos sont toutes identiques et authentiques, et retiennent la même valeur : « [d]e la plaque

photographique, par exemple, on peut tirer un grand nombre d’épreuves ; il serait absurde de

demander laquelle est authentiques168 ». En conséquence, chaque photographie garde son aura et

la qualité d’une création artistique.

La photographie, tout comme chaque forme d’expression artistique, sert à la

communication, c’est pourquoi il faudrait également examiner la façon dont elle est perçue par

ses destinataires. Dans Un art moyen, Pierre Bourdieu suggère que, même si « la photographie

peut être tenue pour un art, elle n’est jamais qu’un art mineur169 ». Selon l’étude sociologique

dont les résultats sont cités par Bourdieu tout au long de son essai, le public général n’apprécie

pas la photographie de la même façon que d’autres créations artistiques. D’après Taminiaux,

l’explication de cette situation se trouve dans sa caractérisation plurielle et diversifiée, car la

photographie « appartient simultanément aux domaines de la technique, de l’art et du commerce,

sans être pour autant attachée strictement à l’un d’entre eux170 ». En effet, Michel Frizot tient à

souligner aussi que

[l]’histoire de la photographie (à la différence d’autres médiums artistiques) est

constituée de nombreuses phases ou étapes essentiellement définies par la technique et les

moyens de production des images ; la pratique photographique est constamment soumise

à de nouveaux développements, et les conventions esthétiques générales qui en découlent

n’ont qu’une durée limitée171.

Ainsi, le cercle vicieux se referme : la photographie n’est pas considérée comme une création

artistique à cause de ses capacités mimétiques, son omniprésence et son accessibilité publique

168 Benjamin, op. cit., p. 77. 169 Bourdieu, Pierre, Un art moyen, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 96. 170 Taminiaux, Pierre, The Paradox of Photography, Amsterdam-New York, Rodopi, 2009, p. 5-6. C’est nous qui

traduisons. 171 Frizot, op. cit., p. 91.

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qui empêchent les théoriciens et les spectateurs de la reconnaître en tant qu’œuvre d’art. C’est

alors cette caractéristique paradoxale, cette impossibilité de définir nettement la nature de la

photographie qui entraîne de nombreux débats et des recherches infinies172. Enfin, nous arrivons

à la conclusion que, même au niveau de la réception, la photographie suscite les mêmes réactions

de la part du spectateur que d’autres types d’œuvres artistiques : « [l]’image reste ainsi ouverte et

le spectateur doit user de son imagination pour l’interpréter173 ». Effectivement, les

photographies qui représentent des objets ou des situations bien connues peuvent non seulement

provoquer des impressions esthétiques, mais également être lues de façon symbolique, en

fonction du contexte dans lequel elles se trouvent :

[…] in life, meaning is not instantaneous. Meaning is discovered in what connects, and

cannot exist without development. Without a story, without an unfolding, there is no

meaning. Facts, information, do not in themselves constitute a meaning. Facts can be fed

into a computer and become factors in a calculation. No meaning, however, comes out of

computers, for when we give meaning to an event, that meaning is a response, not only to

the known, but also to the unknown: meaning and mystery are inseparable, and neither

can exist without the passing of time. Certainty may be instantaneous; doubt requires

duration; meaning is born of the two. An instant photographed can only acquire meaning

insofar as the viewer can read into it a duration extending beyond itself. When we find a

photograph meaningful, we are lending it a past and a future174.

Le sens et la signification d’une photographie peuvent aller bien au-delà d’une simple

représentation d’un référent quelconque. C’est pourquoi on s’aperçoit que « […] le cliché

photographique dépasse largement son seul statut documentaire pour accéder au rang d’une

172 Voir Frizot, op. cit., p. 96 : « Le nouveau médium ne modifie plus la structure du visible, n’implique plus cette

transformation interprétative qui rapprochait la photographie de l’« art » pictural. Avec la parfaite lisibilité oculaire

du moindre détail, avec la transcription fidèle des gradations lumineuses, elle a gagné indépendance et spécificité,

par l’affirmation d’une différence qui ne joue plus sur l’apparence pour égaler les beaux-arts. Mais on reprochera

longtemps encore à la photographie son aspect scientifique, ses vertus objectives, son aptitude à enregistrer

automatiquement des flux lumineux autant que l’exactitude des formes vues comme par transparence au travers

d’une vitre ». 173 Cotton, Charlotte, La Photographie dans l’art contemporain, Paris, Thames and Hudson, 2005, p. 27. 174 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89.

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œuvre, signée et intégrée dans le circuit marchand175 », qui se veut, en même temps, une

constatation sur le monde actuel.

Nous pouvons conclure qu’avec toutes ses limites, l’image photographique « dissimule

toujours plus qu’elle ne montre176 » :

[n]’importe quelle photographie est chargée de sens multiples ; en effet, voir une chose

sous la forme d’une photo, c’est se trouver en face d’objet de fascination potentielle. Au

bout du compte, l’image photographique nous lance un défi « Voici une surface. À vous

maintenant d’appliquer votre réflexion, ou plutôt votre sensibilité, votre intuition, à

trouver ce qu’il y a au-delà, ce que doit être la réalité, si c’est à cela qu’elle

ressemble177 ».

En conséquence, l’image photographique, parce qu’elle présente toujours un certain point de

vue, ne peut jamais être considérée comme une représentation objective. Elle « est une forme

d’hyperbole, une copulation héroïque avec le monde matériel178 » et c’est à nous de l’interpréter

et d’y trouver du sens.

Enfin, malgré tous les obstacles, la photographie réussit à s’établir en tant que domaine

théorique à explorer :

[c]’est autour de tels personnages (Durieu, Delacroix, Wey, Lacan, Périer) que toute une

critique s’est développée, qui théorise la différenciation de la photographie et de l’art

pictural, tout en apportant des arguments pour un renouvellement des critères,

qu’immanquablement le déferlement photographique des années 1860, largement

imprévu, provoquera. Une définition de « la photographie comme art » apparaît, fondée

sur la nécessité d’un choix personnel du photographe (à rebours de l’automaticité

supposée), de l’unicité de l’image, obtenue d’une seule prise, et de l’éviction du détail

superflu, objectifs que la technique du calotype favorise179.

Par la suite, on commence à discerner différents types de photos qui se distinguent entre eux par

leur valeur esthétique ainsi que par le but qui a présidé à leur création : les photos de famille, les

175 Baqué, op. cit., p. 21. 176 Dubois, op. cit., p. 38. 177 Ibidem, p. 38. 178 Ibidem, p. 47. 179 Frizot, op. cit., p. 75.

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photos documentaires, les photos artistiques, etc. Paradoxalement, c’est peut-être grâce aux

particularités de sa création et à sa popularité, que la photographie conquiert le monde artistique

et trouve une place à part. Les éléments visuels apparaissent de plus en plus souvent dans la

sculpture ou dans la littérature, ce qui conduit à une transgression des frontières génériques en

ouvrant en même temps la voie à une expression plus éclectique et plus imaginative.

Pour que la photographie puisse être reconnue en tant que domaine d’art, il fallait du

temps pour ouvrir les esprits, et des recherches pour connaître à fond ce médium, donc pour

repérer toutes ses capacités et pour reconnaître toutes ses particularités. Et enfin la réalisation est

venue :

[p]hotography is not Art, but photographs can be made to be Art. […] The difference

between Photography and Artistic-Photography is that, in the former, man tries to get at

that objectivity of Form which generates the different conceptions that man has of Form,

while the second uses the objectivity of Form to express a preconceived idea in order to

convey an emotion. The first is the fixing of an actual state of Form, the other is the

representation of the objectivity of Form, subordinated to a system of representation. The

first is a process of indigitation, the second a means of expression. In the first, man tries

to represent something that is outside of himself; in the second he tries to represent

something that is in himself. The first is a free and impersonal research, the second is a

systematic and personal representation180.

Il est donc évident que ce moyen de représentation prend une place spécifique parmi d’autres

domaines artistiques à cause de sa courte tradition, de l’équipement indispensable à sa création et

de l’usage commun, quasi quotidien fait par les gens ordinaires. Néanmoins, grâce à ses

partisans, la photographie a gagné quand même une position indéniable en tant que domaine

artistique et a trouvé ses propres modalités d’usage ; c’est pourquoi elle est riche en potentiel

créatif et interprétateur.

180 De Zayas, Marius, “Photography and Photography and Artistic-Photography”, dans Classic Essays on

Photography, Alan Trachtenberg ed., New Haven, Leete’s Island Books, 1980, p. 130-131.

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Photographie – usage privé

Au fur et à mesure que l’accès à la technologie et aux appareils photos est devenu plus

facile pour le grand public, la photographie s’est transformée en un moyen d’égaliser devant

l’objectif les gens provenant de différentes couches sociales. Dans son ouvrage Family

Photograph: content, meaning and effect, Julia Hirsch l’appelle : « an equalizing force in

society, for all but the most derelict could go to the photographer’s studio and have their likeness

taken by the camera181 ». Évidemment, c’était un long processus et les premiers privilégiés qui

pouvaient se permettre le luxe de se faire photographier étaient les plus riches. Pareillement,

ceux qui possédaient un appareil photo et qui savaient comment s’en servir étaient au départ

aussi peu nombreux. Cependant, au cours des années, le statut élitiste de la photographie a

presque disparu. À l’époque contemporaine, « la photographie est devenue un divertissement

aussi répandu que le sexe et la danse182 », et nous pourrions dire qu’elle tient de plus en plus du

reflexe. En effet, le besoin de capturer la vie à chaud paraît à l’heure actuelle encore plus urgent,

et le désir d’enregistrer, de documenter et de partager avec les autres presque chaque moment

vécu caractérise l’existence contemporaine. En bref, la photographie s’est ancrée profondément

dans la vie de tous les jours. Susan Sontang constate qu’« en France, la grande majorité des

ménages possède un appareil photo, mais la probabilité qu’ils en possèdent au moins un est deux

fois plus grande dans les foyers avec enfant que dans les foyers sans enfant183 ». Les images des

écoliers, les photos de mariage, les portraits des ancêtres, qui ne les connaît pas ? La

photographie s’est enracinée dans la vie familiale et quotidienne à tel point qu’elle a pris la

181 Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit. p. 43. 182 Sontag, op. cit., p. 21. 183 Ibidem, p. 21.

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forme d’« un rite social184 », d’« un rite de la vie familiale185 » et, par la suite, elle est devenue

presqu’une obligation sociale, car « [n]e pas prendre des photos de ses enfants, surtout quand ils

sont petits, est un signe d’indifférence de la part des parents186 ». De même, les photos prises

pendant les célébrations familiales, tels que les baptêmes, les cérémonies de graduation, etc., font

partie intégrante de l’histoire que nous construisons avec nos proches et nos parents, et ne

sauraient manquer dans l’album familial. Pérenniser les succès et les moments de joie est une

« fonction familiale187 » de la photographie, pratiquée le plus souvent et quasiment par tout le

monde et qui a pour but, selon Bourdieu, d’affermir les liens au sein d’une famille. En plus, les

photographies de famille servent à figer les instants de joie partagée et les rares moments

d’intimité pour vaincre le temps et tout ce qui est éphémère, ce qui est condamné à l’oubli. C’est

pourquoi les photographies privées se caractérisent par une valeur bien spécifique :

[y]et fortunately people are never only the passive objects of history. And apart from

popular heroism, there is also popular ingenuity. In this case such ingenuity uses

whatever little there is at hand, to preserve experience, to re-create an area of

“timelessness”, to insist upon the permanent. And so, hundreds of millions of

photographs, fragile images, often carried next to the heart or placed by the side of the

bed, are used to refer to that which historical time has no right to destroy. The private

photograph is treated and valued today as if it were the materialization of that glimpse

through the window which looked across history towards that which was outside188.

C’est la raison pour laquelle, selon John Berger, les photographies « are not simply enjoyed but

loved189 », car elles documentent et ravivent le passé. André Bazin semble aussi partager cette

idée :

[h]ence the charm of family albums. Those grey or sepia shadows, phantomlike and

almost undecipherable, are no longer traditional family portraits but rather the disturbing

184 Ibidem, p. 21. 185 Ibidem, p. 21. 186 Sontag, op. cit., p. 21. 187 Bourdieu, op. cit., p. 39. 188 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 108. 189 Ibidem, p. 109.

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presence of lives halted at a set moment in their duration, freed from their destiny; not,

however, by the prestige of art but by the power of an impassive mechanical process: for

photography does not create eternity, as art does, it embalms time, rescuing it simply

from its proper corruption190.

Au cours des années, les goûts et les circonstances dans lesquelles on prenait des photos

ont changé, mais la perpétuation de certaines mises en place et des poses étudiées a donné

naissance à une esthétique de la photographie familiale. Quand nous feuilletons un album de

famille, ce sont des bébés endimanchés, des enfants souriants ou renfrognés et des adultes

arborant un air solennel qui se promènent devant nos yeux. Les photos que nous n’aimons pas,

dans la plupart des cas, ne font pas partie de l’album. Elles sont honteusement cachées dans des

enveloppes que nous n’ouvrons jamais, ou que nous jetons finalement pour nous débarrasser de

nos images défectueuses. Julia Hirsch constate qu’en suivant les canons esthétiques

généralement acceptés, et en sélectionnant pour notre album uniquement les photos

conventionnelles, nous modelons notre histoire familiale qui commence à ressembler à tant

d’autres histoires construites à travers le temps et le monde :

[t]he authority of these conventions, like the hold of traditional family roles which still

makes us want strong fathers and nurturing mothers, loving children and sheltering

homes, is difficult for any of us to resist. Professional as well as amateur photographers

still place families in poses that express and cater to these longings. Family photography

is an aesthetic, social, and moral product of which the family is at once seller and

consumer. It survives and even grows in importance because suggests age-old patterns

both of life and of aspiration. We all follow these whenever we choose which of our

family photographs to keep, and which to discard, decisions we make not in the name of

“historical accuracy” but for the sake of a standard of meaning that the images either

uphold or betray. We do not normally keep photographs that show us disarmed by our

children, angry with our spouses, and shamed by our parents191.

Il est intéressant de remarquer que le conditionnement social et les normes qui sous-tendent

l’esthétique des photos de famille sont tellement imprimés dans notre conscience que nous les

190 Bazin, André, “The Ontology of the Photographic Image”, dans Classic Essays on Photography, Alan

Trachtenberg ed., New Haven, Leete’s Island Books, 1980, p. 242. 191 Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit., p. 12.

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copions dans la photographie familiale jusqu’à nos jours. Il n’est pas si facile de nous débarrasser

de schémas et de traditions qui perdurent depuis des années, c’est pourquoi, même dans le foyer

familial, nous soignons l’image de soi et nous choisissons consciencieusement et soigneusement

ce que nous décidons d’immortaliser sur une photographie. Marianne Hirsch constate : « I would

like to suggest that photographs locate themselves precisely in the space of contradiction

between the myth of ideal family and the lived reality of family life192 ». En d’autres mots, la

photographie familiale, d’une part, documente la vie d’un groupe social et, d’autre part, construit

une certaine vision souhaitable qui s’inscrit dans les schémas communément acceptés.

Cependant, Hirsch arrive aussi à la constatation que cette ambition n’est qu’illusoire : « […]

photographs can more easily show us what we wish our family to be, and therefore what, most

frequently, it is not193 », ce qui présage les limites de représentation du medium photographique.

Cependant, à cause de ce besoin de représentation appropriée, la dépendance d’un œil et

d’un appareil professionnels a persisté jusqu’à nos jours, surtout quand il s’agit de documenter

de grandes cérémonies familiales comme celle du mariage. D’habitude, après les épousailles, les

nouveaux mariés se rendent dans un atelier photographique pour prendre des photos – les

témoins de leur bonheur et du début de leur propre histoire familiale. Quelle que soit l’occasion –

mariage, communion ou photo de passeport – il y a toujours quelque chose de solennel dans

l’acte d’aller chez le photographe ; il faut d’abord s’y préparer et ensuite trouver le style et les

allures de représentation convenables à la situation donnée. Cette tradition est née au XIXe

siècle, où les ateliers photographiques ont gagné une grande popularité :

[d]ans le courant des années 1850, un nouveau lieu mondain a été créé de toutes pièces :

l’atelier photographique, qui mêle les attraits de la promenade et du spectacle. On vient

192 Hirsch, Marianne, Family frames: photography, narrative, and postmemory, Cambridge Mass., Harvard

Uniersity Press, 1997, p. 8. 193 Ibidem, p. 8.

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s’y faire portraiturer, au milieu de reliques exotiques, dans un décor de convention. Mais

le prix, la qualité, les standards de la prise de vue individuelle évoluent vite, proposant à

une clientèle de plus en plus populaire le charme narcissique de sa propre image, tandis

que les rois et les princes diffusent largement les effigies qui incarnent leur autorité et

leur stabilité sociale194.

Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de se faire photographier dans des ateliers photographiques

équipés de décors et de fonds mis en place, tels que de faux escaliers ou des répliques de

fontaines en plâtre et ainsi de suite. Et à l’époque, le choix du décor était aussi riche

qu’éclectique et il dépendait uniquement du goût du photographe et des préférences de la

personne qui souhaitait se faire portraiturer :

[d]ans le salon de pose, véritable magasin d’accessoires de théâtre, aucune logique ne

préside à l’ordonnancement des balustrades et colonnes qui, posées sur des tapis

orientaux ou sur les lames du parquet, cohabitent avec des chaises de divers styles ou des

guéridons. De lourds rideaux s’ouvrent sur des fonds peints représentant des montagnes

enneigées, un sous-bois ou la vue d’un port. Rares sont les portraits à avoir été conçus en

décor naturel195.

En conséquence, les photos prises dans des entourages artificiels, dans des poses étudiées et des

vêtements soigneusement choisis anoblissent d’une certaine façon le sujet photographié en lui

permettant de retrouver « l’image de soi idéale196 ». Nous observons donc une certaine

contradiction dans cette pratique photographique qui a pour but, d’un côté, de capturer un

individu tel qu’il est et, de l’autre, de le représenter en même temps de façon digne et favorable.

Pierre Bourdieu constate : « [p]rendre la pose, c’est se respecter et demander le

respect197 ». Il faut alors prendre au sérieux la visite chez le photographe et faire de l’effort pour

atteindre le résultat désirable, donc plaisant aussi bien pour le sujet photographié que pour ceux

qui le regarderont. Mais Bourdieu remarque également que tous les préparatifs entrepris pour

194 Frizot, op. cit., p. 103. 195 Frizot, op. cit., p. 119. 196 Garat, op., cit., p. 71. 197 Bourdieu, op. cit., p. 117.

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rendre la photographie « comme il faut » résultent en une image inventée et composée d’après un

certain code social, « une image réglée198 » et imposée. Roland Barthes expose également l’acte

photographique en tant que jeu qui a lieu devant l’appareil et qui engage directement ou non tant

la personne photographiée que le photographe. Un jeu qui met en cause l’authenticité de l’image

photographique :

[l]a Photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s’y croisent, s’y

affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui

que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert

pour exhiber son art. Autrement dit, action bizarre : je ne cesse de m’imiter, et c’est pour

cela que chaque fois que je me fais (que je me laisse) photographier, je suis

immanquablement frôlé par une sensation d’inauthenticité, parfois d’imposture (comme

peuvent en donner certains cauchemars)199.

Cette photographie est toujours véridique et fiable jusqu’à un certain point, car les visages sont

bien dépeints et reconnaissables, mais elle est, en même temps, manipulée et dépersonnalisée,

car elle adopte et répète les canons esthétiques bien répandus, imités par tout le monde sans

insister sur ce qu’il y a d’individuel. Les canons esthétiques en vigueur, omniprésents dans les

photos de famille et tellement reconnaissables pour tous, « exprime[nt] la vérité du souvenir

social200 » qui affirme l’unicité et la continuité généalogiques. En effet, de ce point de vue, la

photographie familiale acquiert une importance dans le cadre plus large que celle du départ :

« [c]ette vérité que la photographie apporte à l’écriture biographique va néanmoins au-delà de la

réalité familiale : elle est porteuse d’une vérité plus universelle, agit comme un témoin de

l’époque ou d’un fait, joue un rôle pleinement documentaire201 ». Cette dimension sociale de la

photographie explique pourquoi les photos de famille se ressemblent tellement, non pas

nécessairement dans leur contenu, mais dans leur mise en forme. En effet, elles semblent

198 Ibidem, p. 120. 199 Barthes, op. cit., p. 29-30. 200 Ibidem, p. 53. 201 Jopeck, op. cit., p. 92.

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reconstituer des histoires dont les acteurs sont, certes, différents, mais dont les cadres, largement

compris, sont pareils. Anne-Marie Garat est du même avis :

[d]ans chaque maison, il y a au moins un livre, un roman. Il ne se prête ni se vend, n’a de

prix, ne réserve d’émotion que pour ceux dont il raconte l’histoire. La même que celle de

tout le monde. Différente, unique. Une histoire de gens ordinaires, de temps qui passe de

souvenir et d’oubli, de mort, d’amour202.

C’est pourquoi il n’est pas tellement difficile de faire une lecture rudimentaire des photos d’une

famille inconnue. En se servant de notre conscience sociale, de notre propre expérience et d’un

œil froid, nous sommes capables de définir les relations entre les gens représentés sur les photos

et de deviner les moments les plus importants de leur vie.

Cependant, grâce à une technologie très accessible, l’approche de ce type de photographie

change. De plus en plus souvent, c’est le fait de saisir les moments fugitifs qui compte le plus, ce

qui empêche dans la plupart des cas de suivre les conventions esthétiques communément

acceptées. Cette manière de documenter les événements vécus ainsi que le choix des scènes

dignes d’être photographiées s’approche d’une représentation de la vie un peu plus véridique, un

peu moins programmée qu’auparavant, et beaucoup plus diversifiée du point de vue du contenu.

Dans le chapitre consacré à l’étude de l’œuvre d’Annie Ernaux, nous aurons l’occasion

d’examiner de plus près les photographies dont la classification n’est pas facile. Les photos qui

apparaissent dans L’usage de la photo ne représentent que des objets, s’inscrivent dans

l’esthétique de l’instantanéité, et leur « usage » est en effet non-conventionnel. En revanche, la

plupart des images insérées dans les récits de Duperey et Ernaux, ce sont les photos de famille et

une partie importante de notre analyse s’articulera autour de ce type de photographies.

202 Garat, op. cit., p. 7.

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Photos de famille – documents ou objets magiques ?

Comme nous l’avons déjà mentionné, le développement de la technologie a

considérablement influencé l’usage populaire du médium photographique. La photographie

instantanée a restauré en quelque sorte la valeur véridique des photos de famille, car, de plus en

plus souvent, les prises sont faites inopinément, en saisissant les gens dans des situations plus

aisées, sans poser, sans préparatifs préalables. Les scènes captées par un œil photographique

paraissent plus naturelles, plus vraies, mais les images hâtives n’atteignent pas la qualité des

clichés pris par les professionnels. Le cadrage, l’éclairage, la netteté de la représentation ne sont

plus les mêmes, car les photographes amateurs se concentrent presque exclusivement sur la scène

à laquelle participent les personnes photographiées, donc sur l’aspect social de l’image, et non

pas sur les paramètres techniques qui permettent de mettre en valeur la qualité matérielle et

artistique de la photo. Certes, les situations saisies par les amateurs sont toujours filtrées par leur

goût et par leur point de vue, mais il arrive rarement qu’elles soient consciemment modelées

pour atteindre un effet esthétiquement favorable. Pourtant, cela n’entrave pas la lecture des

photos de famille, puisque, de toute façon, la valeur artistique n’est pas essentielle pour une telle

photographie.

En effet, les théoriciens qui se spécialisent dans le domaine de l’art photographique se

mettent d’accord sur cette aridité esthétique de la photographie familiale. Même si certains

photographes s’inspirent de l’esthétique des photos de famille, surtout dans la représentation de

l’intimité, en général, ce type de création n’attire pas beaucoup d’attention. Charlotte Cotton

l’explique :

[l]es photos de famille n’ont généralement que peu d’intérêt, tant du point de vue

technique que de l’approche esthétique. Rétrospectivement, nous pouvons certes regretter

les mauvais cadrages, les doigts devant l’objectif et autres « yeux rouges » mais, en fin de

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compte, ce ne sont pas ces critères qui nous amènent à penser qu’une photographie est

réussie ou ratée203.

C’est pourquoi nous ne nous attardons presque jamais sur leur exécution ; les photos de famille

ne suscitent chez leurs spectateurs ni de l’enthousiasme, ni de commentaires portant sur leur

esthétique. Toutefois, il arrive de plus en plus souvent que même les photos de famille dépassent

leur cadre ou leur contexte usuels et accédent ainsi à la création esthétique :

[i]ncreasingly, family pictures have themselves become objects of scrutiny.

Contemporary writers, artists, and filmmakers, as well as contemporary cultural critics,

have used family photographs in their work, going beyond their conventional and opaque

surfaces to expose the complicated stories of familial relation – the passions and rivalries,

the tensions, the anxieties, and problems that have, for the most part, remained on the

edges or outside the family album204.

Dans ces cas-ci, les photographies familiales participent activement au discours créatif et

changent leur statut d’objet quotidien en objet à valeur artistique.

Mais, en général, l’approche dépréciative vis-à-vis des photos de famille s’explique par la

conviction initiale et bien répandue que la photographie n’était qu’une imitation parfaite de

l’objet représenté ; la question de la valeur artistique ne s’imposait donc pas205. Par ailleurs,

quand la photographie est devenue un médium accessible au plus grand public, elle était utilisée,

avant tout, à des fins documentaires et utilitaires, soit par les explorateurs et par les journalistes,

soit par les familles qui tenaient à capturer le développement de leur histoire et à le partager avec

ceux qui ne pouvaient pas y participer à cause des contraintes spatiales ou temporelles206. Anne-

Marie Garat, d’ailleurs une grande enthousiaste des photos de famille, partage l’idée que ce type

de photographie n’est pas en général trop apprécié :

203 Cotton, op. cit., p. 137. 204 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 7. 205 Il importe de rappeler que les photographies incluses dans Le voile noir ont été prises par le père d’Anny Duperey

qui était un photographe de profession. Elles sont de qualité supérieure par rapport aux photos de famille typiques.

C’est donc une exception à la règle générale. 206 Voir Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit., p. 44 : « Photography permitted an

unprecedented range of people to look at relatives whom either time or space had taken from them ».

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[l]a photographie de famille ne vaut rien, à tous les sens du terme. […] La photographie

de famille reste dans le no man’s land du commerce des images, elle est traitée par le

mépris. […] Elle ne vaut rien parce que celui qui l’a faite est un amateur, au pire sens du

terme. Le photographe de famille est un incurable photographe du dimanche […]207.

Parfois, la prise des photos de famille est traitée avec indifférence, comme un rituel obligatoire

dont nous ne devrions pas nous excuser, et souvent, les clichés développés tombent rapidement

dans l’oubli. Une telle approche envers les photographies conteste leur valeur en tant qu’objets

dignes d’être chéris. Cette idée est également confirmée par la façon dont nous les gardons :

« [r]angées dans ses pages [de l’album], ou bien en vrac dans les tiroirs, dans la vieille valise qui

ne voyage plus, les photographies de famille se conservent au noir. D’usage domestique, ce

musée portatif ne franchit guère les seuils. Ne se prête pas, ne se marchande pas208 ». Les photos

de famille, nous ne les regardons pas tous les jours ; il faut une raison pour les faire sortir, et il

faut du temps pour les regarder ou pour les montrer. Elles n’occupent pas de places importantes

dans la maison ni dans les musées, à moins qu’il ne s’agisse des photos des membres de famille

encadrées et placées sur la commode dans le salon, ou bien des photos familiales faisant partie

d’expositions, en tant que support documentaire. Pierre Bourdieu souligne que la plus grande

valeur des photos de famille, c’est leur « fonction sociale209 » qui délimite également leur mérite

artistique :

[e]n tout opposée à une esthétique pure, l’esthétique populaire qui s’exprime dans les

photographies et dans les jugements portés sur les photographies découle logiquement

des fonctions sociales qui sont conférées à la photographie et du fait qu’on lui confère

toujours une fonction sociale210.

C’est dire que les photographies familiales ont une valeur cognitive, car elles renseignent sur nos

origines, et les liens de parenté qui nous unissent avec d’autres membres de notre famille. Les

207 Garat, op. cit., p. 57. 208 Ibidem, p. 21. 209 Bourdieu, op. cit., p. 116. 210 Ibidem, p. 116.

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albums qui réunissent les photographies bien organisées et datées sont des sources inestimables

de savoir sur les relations ainsi que sur la vie et les coutumes d’une certaine époque :

[l]a photographie doit seulement fournir une représentation fidèle et précise pour

permettre la reconnaissance. On procède à une inspection méthodique et à une

observation prolongée, selon la logique même qui domine la connaissance d’autrui dans

la vie quotidienne : par la confrontation des savoirs et des expériences, on situe chaque

personne par référence à sa lignée et la lecture des vieilles photographies de mariage

prend souvent la forme d’un cours de science généalogique lorsque la mère, spécialiste en

la matière, enseigne à l’enfant les relations qui l’unissent à chacune des personnes

représentées211.

Cependant, selon Barthes, c’est la valeur sentimentale des photographies, cette valeur unique et

relative, différente pour chaque personne, qui les rend précieuses : « [j]e crois qu’à l’inverse de

la peinture, le devenir idéal de la photographie, c’est la photographie privée, c’est-à-dire une

photographie qui prend en charge une relation d’amour avec quelqu’un. Qui n’a toute sa force

que s’il y a eu un lien d’amour et de la mort. C’est très romantique212 ». En effet, les photos

privées sont souvent offertes en cadeau pour remplacer, au moins de façon symbolique, ceux et

celles qui ne peuvent pas être à nos côtés, et leur valeur dépend de la relation entre le référent et

le spectateur. En outre, ce qui rapproche les gens encore plus, c’est la lecture commune des

albums de photos enrichies en anecdotes et contes sur ceux qui y sont représentés. Cela forme

une sorte d’attachement sentimental non seulement aux personnes et aux événements remémorés,

mais aussi aux photographies elles-mêmes, en tant qu’objets de valeur marqués

émotionnellement. Et enfin, c’est cette valeur affective impossible à estimer qui représente

l’essence des photos de famille. Les photographies familiales constituent la preuve que les

moments de bonheur étaient partagés avec ceux que nous aimons : « [c]e qui est important, c’est

la présence d’êtres chers lors des moments ou d’événements dont la signification a suscité chez

211 Garat, op. cit., p. 43. 212 Barthes, Roland, « Sur la photographie », entretien avec Angelo Schwarz et Guy Mandery, Le Photographe, 1980

dans Le Grain de la voix : Entretiens 1962-1980, Paris, Le Seuil, 1981, p. 333.

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nous l’envie d’appuyer sur le déclencheur213 ». Effectivement, c’est pourquoi nous prenons des

photos : pour immortaliser les visages de nos proches et pour saisir les moments qui nous

paraissent importants. Nous prenons les photos pour capturer le passé, car nous savons déjà

qu’un jour nous voudrons revenir pour revoir ceux qui ne sont plus avec nous. Grâce aux images

photographiques, nous construisons un répertoire de souvenirs que nous voudrions

consciemment sauvegarder. « Sous l’emprise de la peur, nous tirons. Sous celle de la nostalgie,

nous prenons des photos214 », explique Susan Sontag. Nous avons alors le pressentiment que les

photos prises maintenant sans souci, dans les moments de joie, acquerront dans l’avenir une toute

autre valeur.

En effet, les photos offrent de multiples possibilités d’interprétation et se caractérisent par

plusieurs contradictions ainsi que par la tension des notions qu’elles incarnent : présent/passé,

souvenir/oubli, réalité/imaginaire, présence/absence, vie/mort. L’image photographique renvoie

toujours à une césure entre la vie et la mort, entre ce qui existe et ce qui n’est plus :

[a] photograph arrests a flow of time in which the event photographed once existed. All

photographs are of the past, yet in them an instant of the past is arrested so that, unlike a

lived past, it can never lead to the present. Every photograph presents us with two

messages: a message concerning the event photographed and another concerning a shock

of discontinuity215.

La photographie témoigne donc de l’existence présente ou passée de la personne représentée et,

en même temps, elle renvoie à un vide laissé par cette personne après sa disparition. C’est ainsi

que Danièle Méaux explique l’oscillation entre la présence et l’absence dans la photographie :

« [l]e substitut proposé par le cliché ne fait que souligner l’éloignement de la scène réelle, dans le

temps comme dans l’espace ; il rappelle son absence. C’est pourquoi la photographie d’un être

213 Cotton, op. cit., p. 137. 214 Sontag, op. cit., p. 29. 215 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 86.

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cher est susceptible d’attiser le sentiment de nostalgie216 ». En conséquence, les images

photographiques de nos bien-aimés sont souvent traitées comme des « reliques217 », des objets

sacrés qui suscitent des émotions fortes et qui permettent de retrouver l’ombre des gens aimés.

Cette opinion que la photographie d’une personne décédée est marquée de façon tout à fait

particulière est également partagée par Berger et Mohr :

[b]etween the moment recorded and the present moment of looking at the photograph,

there is an abyss. We are so used to photography that we no longer consciously register

the second of these twin messages – except in special circumstances: when for example,

the person photographed was familiar to us and is now far away or dead. In such

circumstances the photograph is more traumatic than most memories or mementos

because it seems to confirm, prophetically, the later discontinuity created by the absence

or death. Imagine for a moment that you were once in love with the man with the horse

and that he has now disappeared218.

Souvent, les photographies sont les seules traces, en quelque sorte tangibles, qui se perpétuent

même après la mort de nos proches, et qui sont dans une certaine mesure aptes à dépeindre non

seulement leur physionomie, mais de saisir parfois aussi leur personnalité, leur esprit. C’est

pourquoi une image photographique a lacapacité d’éveiller chez le spectateur des sensations très

fortes. Les photographies des êtres proches qui ne sont plus parmi les vivants possèdent un

charme, même plus – le pouvoir magique219 de les évoquer, de faire ressentir leur présence.

Walter Benjamin souligne l’importance et la valeur sentimentales des portraits : « [c]e n’est en

rien hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans le

culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l’image

216 Méaux, La Photographie et le Temps : le déroulement temporel dans l'image photographique, op. cit., p. 27. 217 Ibidem, p. 27. 218 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 87. 219 Voir Barthes, op. cit., p. 138 : « Les réalistes, dont je suis, et dont j’étais déjà lorsque j’affirmais que la

Photographie était une image sans code – même si, c’est évident, des codes viennent en infléchir la lecture - ne

prennent pas du tout la photo pour une “copie” du réel - mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un

art ».

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trouve son dernier refuge220 ». Ces portraits, c’est tout ce qui nous reste après la disparition de

ceux que nous avons aimés, et, faute de mieux, ils les remplacent, devenant ainsi des objets de

culte. André Bazin note que « [n]o one believes any longer in the ontological identity of model

and image, but all are agreed that the image helps us to remember the subject and to preserve

him from a second spiritual death221 ». En bref, les images photographiques sont un signe de

mort et d’immortalisation à la fois.

La problématique de cette valeur du portrait photographique a été analysée et développée

également par Roland Barthes dans La Chambre claire. L’auteur explique que les photos sont

des preuves que « ça a été222 », c’est-à-dire des preuves qu’une personne ou un objet ont

réellement existé et qu’à un certain moment du passé, ils ont été photographiés. Il insiste

également sur la « représentation par contiguïté du signe avec son référent223 ». Cette conception

sous-entend que l’image est dotée « d’une valeur toute singulière, ou particulière, puisque

déterminée uniquement par son référent, et rien que par celui-ci224 ». Toutefois, retrouver la

vraie essence d’une représentation photographique d’un être cher à notre cœur, donc « c’est

ça225 », ou « une image juste226 » dont il parle n’est pas du tout facile. Barthes scrute les

photographies de sa mère pour trouver « une image qui fût à la fois justice et justesse : juste une

image, mais une image juste227 ». À la poursuite d’« une image juste228 », il constate que la

220 Benjamin, op. cit., p. 81. 221 Bazin, op. cit., p. 238. 222 Barthes, op. cit., p. 126. 223 Dubois, op. cit., p. 40-41. 224 Ibidem, p. 41. 225 Barthes, op. cit., p. 176. 226 Ibidem, p. 109. 227 Ibidem, p. 109. 228 Ibidem, p. 109.

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plupart des photographies ne sont vraies que partiellement. Il est possible d’y retrouver peut-être

une ressemblance, une identité avec la personne photographiée, mais pas « sa vérité229 » :

[e]t voici que commençait à naître la question essentielle : est-ce que je la reconnaissais?

Au gré de ces photos, parfois je reconnaissais une région de son visage, tel rapport du nez

et du front, le mouvement de ses bras, de ses mains. Je ne la reconnaissais jamais que par

morceaux, c’est-à-dire que je la manquais toute. Ce n’était pas elle, et pourtant ce n’était

personne d’autre. Je l’aurais reconnue parmi des milliers d’autres femmes, et pourtant je

ne la “retrouvais” pas. Je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La

photographie m’obligeait ainsi à un travail douloureux ; tendu vers l’essence de son

identité, je me débattais au milieu d’images partiellement vraies, et donc totalement

fausses230.

Mais finalement, il arrive à dénicher une « photographie totale231 » de sa mère, celle qui le

touche le plus et lui permet de la retrouver, reconnaître telle qu’elle était vivante. Cette photo

révèle la « vérité232 » de sa mère, son « âme233 » et la qualité de sa personnalité et, par

conséquent, elle réunit le « ça a été234 » et le « c’est ça235 » barthiens, mais, en même temps, elle

dépasse la limite d’une pure représentation réelle, car comme il l’explique : « la seule photo qui

m’ait donné l’éblouissement de sa vérité, c’est précisément une photo perdue, lointaine, qui ne

lui ressemble pas, celle d’une enfant que je n’ai pas connue236 ». Cette découverte amène

Barthes à la conclusion que l’image photographique devrait être considérée plutôt

« comme émanation du réel passé : comme une magie, non un art237 ». C’est pourquoi aussi, il

décrit la photographie comme « un medium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination : fausse

au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque

229 Barthes, op. cit., p. 110. 230 Ibidem, p. 103. 231 Ibidem, p. 110. 232 Ibidem, p. 110. 233 Taminiaux, op. cit., p. 138. 234 Barthes, op. cit., p. 126. 235 Ibidem, p. 176. 236 Ibidem, p. 160. 237 Ibidem, p. 138.

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sorte modeste, partagée […] : image folle, frottée de réel238 ». Effectivement, les objets qui sont

en mesure d’évoquer les morts et d’éveiller des sensations si fortes sont extrêmement rares. Dans

son analyse de l’œuvre barthienne, Taminiaux explique qu’une photo qui offre cette vraie image

du référent peut être perçue même comme une « résurrection239 » qui suggère « an ongoing

ghostly presence within image, which constitutes the new apparition of a subject who had

previously disappeared240 ». De telles photographies se veulent en effet des objets magiques qui

accomplissent l’impossible : elles rappellent en quelque sorte à la vie.

La photographie familiale est une catégorie spécifique qui se situe au croisement de l’acte

créatif et d’une démarche documentaire, et qui en même temps se caractérise par une forte valeur

émotionnelle pour ses destinataires d’origine. Les photos de famille ne sont jamais vraiment

considérées en tant qu’œuvres d’art ; elles ne servent pas non plus comme une décoration qui

pourrait assouvir le besoin du Beau. Par conséquent, il y a une grande différence sur le plan de la

réception entre les œuvres artistiques et les photographies familiales. Les premières puisent leur

force avant tout dans une sensibilité esthétique et dans l’imaginaire du spectateur, tandis que les

dernières sont nécessairement liées à l’expérience vécue, aux émotions ainsi qu’à la relation avec

le référent qu’elles représentent. Un portrait photographique d’une personne bien-aimée évoque

en général des émotions qui ne sont liées en aucune mesure à celles éprouvées pendant la

contemplation d’une œuvre d’art. Un tel portrait devient alors « [the] living proof of an intimate

relationship binding the viewer and the subject photography241 ». C’est pourquoi,

indépendamment de sa qualité esthétique, la photographie familiale a toujours une valeur

sentimentale pour ceux qui appartiennent à l’histoire qui y est représentée, pour ceux qui restent

238 Barthes, op. cit., p. 177. 239 Taminiaux, op. cit., p. 131. 240 Ibidem, p. 131. 241 Ibidem, p. 137.

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en relation de sang ou d’amitié avec les personnes captées sur ces clichés, ou bien pour ceux qui

reconnaissent au moins les visages, les situations et les endroits reproduits. Un album de photos,

cette chronique illustrée de la vie familiale, devient un héritage que nous transmettons d’une

génération à l’autre et une collection de souvenirs que nous chérissons comme un trésor. Il

retrace nos origines, reconstruit une partie de nous-mêmes. Par conséquent, la réflexion sur la

valeur et le rôle des photos de famille dans le contexte d’une quête identitaire est un élement

important de notre étude et de notre interprétation des récits autobiographiques de Duperey et

d’Ernaux.

De l’écriture photographique à l’imaginaire

Les textes d’Annie Ernaux et d’Anny Duperey sont riches en images, mais il ne s’agit pas

toujours uniquement de vraies photographies, car les deux autobiographes décrivent souvent les

photos présentes ou absentes du texte.

Parmi les figures de rhétorique qui rendent possible en littérature une description

somptueuse et véridique en même temps, il faut mentionner l’hypotypose et l’ekphrasis, qui se

réfèrent, chacune à sa propre manière, à la représentation visuelle.

L’hypotypose est une description très riche et détaillée d’une scène ou d’un objet qui,

d’après le Dictionnaire des termes littéraires,

fige (donc) en une représentation visuelle d'une grande intensité le mouvement linéaire de

la lecture. Les descriptions balzaciennes ou la pictorialisation des objets par les

surréalistes sont des exemples d'hypotyposes, par le jeu des synergies entre le dire d'un

narrateur et la représentation visuelle produite d'un seul tenant chez le lecteur (ou le

spectateur)242.

242 Dictionnaire des termes littéraires, Gorp, Hendrik van (ed.,) Paris, H. Champion, 2001, p. 243.

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La scène ou l’objet en question ne sont donc représentés dans le récit que de façon textuelle, et

l’évocation de l’effet pictural repose uniquement sur l’imagination du lecteur et sur sa capacité

de visualisation. Dans son ouvrage intitulé L’œil du texte, Liliane Louvel remarque que « le rôle

de l’hypotypose […] ne se résumera pas simplement à une valeur d’ornementation243 », et que sa

fonction est plus « pragmatique244 » : servir comme moyen d’expression qui permet au narrateur

de dépeindre les images conçues, et au lecteur de les lire et voir de façon claire et précise. Selon

Louvel, l’hypotypose « suggère l’analogie picturale245 » « tout en restant une image

narrative246 ».

En ce qui concerne l’ekphrasis, Louvel explique que la définition de ce terme a beaucoup

évolué au cours des années. Mais en général, l’ekphrasis est « une “description étendue d’un

objet en terme vifs et animés”247 »; en d’autres mots, il s’agit d’une représentation verbale aussi

exacte et proche de l’objet original que possible, qui puisse rendre sa nature de façon aussi

crédible que plastique. L’ekphrasis est donc perçue « comme un énoncé qui fait voir en détail,

qui fait vivre (énargès), qui met sous les yeux l’objet du discours248 ». La description

ekphrastique a alors pour but d’évoquer, de recréer dans l’esprit du lecteur l’image la plus réelle,

la plus accomplie et la plus proche de l’objet en question. Ce procédé devrait « transformer

auditeur/lecteur en spectateur, [et] provoquer chez lui des sentiments comparables à ceux de

témoins oculaires des faits relatés249 ». Une telle description devrait rendre les qualités du sujet

243 Louvel, Liliane, L’œil du texte: Texte et image dans la littérature de langue anglaise, Toulouse, Presses

universitaires du Mirail, 1998, p. 82. 244 Ibidem, p. 82. 245 Ibidem, p. 82. 246 Louvel, Liliane, Texte/image : images à lire, textes à voir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 37. 247 Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise, op. cit., p. 71-72. 248 Adam, Jean-Michel, Description, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 27-28. 249 Adam, op. cit., p. 27.

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décrit avec une grande précision et richesse afin de le remplacer, de créer chez le lecteur une

illusion de sa présence et un sentiment de familiarité.

Avec le temps, cette définition a été précisée ou plutôt limitée, et le terme « ekphrasis » a

commencé à fonctionner comme « description d’une œuvre d’art250 », qui jusqu’au XIXe siècle,

se rapportait seulement à la sculpture ou à la peinture. Ainsi s’est-il posé un nouveau défi ; il fut

alors question d’illustrer par des mots les qualités esthétiques d’une œuvre pour que sa

représentation puisse éveiller les impressions et les sensations pareilles à celles évoquées par

l’objet lui-même. À partir du XIXe siècle, c’est-à-dire dès l’invention de la photographie, nous

pouvons également parler d’ekphrasis photographique. Comme le statut de la photographie en

tant que domaine d’art était dès ses origines remis en question, et comme certains types

d’images, tels que les photos de famille, ne sont pas perçues en tant que créations artistiques, il

est plus approprié dans ce cas précis d’adopter la définition donnée par James A. Heffernan :

« ekphrasis is the verbal representation of visual representation251 ». Cette approche permet

d’éliminer la question problématique concernant la position de la photographie parmi les

domaines artistiques.

L’ekphrasis photographique est devenue progressivement une figure rhétorique

relativement répandue dans la littérature, mais son utilité était initialement contestée. Une

description ekphrastique, dont le but était de munir « de la parole une œuvre muette252 » pour

renforcer sa lisibilité, semblait être excessive et superflue par rapport à la photographie

250 Montémont, Véronique, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », dans Littérature et photographie, Jean-Pierre Montier,

Liliane Louvel, Danièle Méaux, Philippe Ortel dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 457. 251 Heffernan, James, A. Museum of Words: The Poetic Ekphrasis from Homer to Ashbery, Chicago, University of

Chicago Press, 1993, p. 3. Italique de l’auteur. 252 Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise, op. cit., p. 72.

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considérée à l’époque comme une réalisation d’une « mimésis parfaite253 ». On craignait alors

que les qualités représentationnelles de ce type de création ne rendent superflue toute explication

supplémentaire ou toute autre description, et n’entraînent ainsi « une absence du

texte254 ». Cependant, une légende ou un commentaire sont des composantes qui éclaircissent le

contexte, complètent le sens ou expliquent la signification d’une représentation visuelle ; sans

eux, l’élément pictural reste en partie incompréhensible. Dans son ouvrage Photographie et

langage, Daniel Grojnowski remarque que, dans les œuvres où se rencontrent l’écrit et le visuel,

indépendamment de la relation organisatrice entre les deux, l’image exigera toujours un contexte,

un commentaire verbal : « [l]a spécificité de la photographie (pas plus que celle de la peinture ou

de la musique) ne lui permet d’échapper à l’empire du verbe255 ». En d’autres termes, l’image et

l’ekphrasis ne s’excluent pas, mais, au contraire, elles se s’unissent dans le même but de

représenter une certaine réalité et de véhiculer un message. Le rapport entre le pictural et le

scriptural n’est pas toujours si simple, comme le note Susan Harrow : « image and text co-

obstruct and in the process illuminate each other256 ». En effet, il existe une interaction constante

entre l’écrit et le visuel. Cette complémentarité, ces éclaircissements et ces échanges mutuels

sont nécessaires pour que le sens caché derrière ces deux moyens de représentation devienne plus

transparent. D’autre part, ces interférences peuvent également obscurcir le message, introduire de

l’ambiguïté ou bien créer une nouvelle signification.

L’ekphrasis et l’objet visuel auquel elle se réfère ne coexistent pas normalement dans la

même œuvre. Cependant, selon Véronique Montémont, il y a deux types d’ekphrasis :

253 Ortel, op. cit., p. 13 254 Caraion, Marta, Pour fixer la trace, Génève, Droz, 2003, p. 120. 255 Grojnowski, op., cit., p. 9. 256 Harrow, Susan, « New Ekphrastic Poetics », French Studies: A Quarterly Review, vol. 64, no 3, 2010, p. 262.

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« substitutive257 », lorsqu’elle a pour but de représenter une illustration absente du texte, comme

par exemple dans Les années d’Annie Ernaux, et « complétive258 », lorsqu’elle présente les

images incluses dans le texte, comme c’est le cas dans Le voile noire de Duperey et dans L’usage

de la photo d’Ernaux). Par conséquent, la réception et l’impact de ces deux types de textes (avec

et sans images) seront forcément différents. L’ekphrasis « substitutive259 », même la plus

minutieuse et raffinée, entraîne le lecteur vers l’imaginaire, car, à partir des descriptions

verbales, « viewers begin the patient work of ‘re-picturing’, in their minds260 » l’objet en

question. Ce verbe « re-picture » explique bien le processus de la re-création, de la re-

construction de l’image qui se produit pendant la lecture. Le lecteur n’est pas alors tout à fait

passif, mais il participe à ce processus par le biais de son imagination. Philippe Ortel

constate que « [d]ans le rapport du public à l’image, comme dans son rapport aux autres, les

relations par contact l’emportent dès lors sur le travail de l’intelligence ou de l’imagination261 ».

Par conséquent, l’ekphrasis est un procédé dont la complexité consiste en ce va-et-vient constant,

en cette interaction entre le pictural et le scriptural. La participation du lecteur est indispensable :

[…] ekphrasis is not one process but two (at least): the writer’s translation from the

perceptual (visualized) or remembered world into the verbal medium prompts the work of

the reader, who must ‘re-translate’ and turn the original act of perceiving (and its

transformation) into an imagined act of perceiving262.

L’ekphrasis « complétive263 », quant à elle fait appel au destinateur de l’œuvre différemment. En

premier lieu, l’attention du lecteur se concentre sur l’étude de la photo pour pouvoir ensuite

évaluer la précision avec laquelle les mots la représentent. Le lecteur devient alors un

257 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460. 258 Ibidem, p. 460. 259 Ibidem, p. 460. 260 Harrow, op. cit., p. 263. 261 Ortel, op. cit., p.274. 262 Harrow, op. cit., p. 263. 263 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460

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observateur qui essaie de retrouver dans le texte un reflet parfait d’une image décrite. C’est ainsi

que naît une certaine tension entre le texte et l’illustration qui forment une même œuvre, car, sauf

une complémentarité évidente qui les réunit, il existe également « une rivalité264 » entre ces deux

moyens de représentation. Comme l’explique Ortel : « [i]nformer, conserver les souvenirs, faire

rêver, relier les êtres, produire des satisfactions esthétiques sont autant de fonctions partagées par

le texte et par l’image. De là une rivalité bien réelle entre eux265 ». Ce sont sans doute les images

qui attirent l’attention initiale du lecteur et procurent des sensations esthétiques immédiates,

tandis que le texte peut fournir des informations illisibles ou absentes de la photo, mais il

construit le récit petit à petit, donc le plaisir de découvrir la signification de la scène représentée

est repoussé dans le temps et dans l’espace, car « [l]ire c’est joindre ce qui est disjoint et

disjoindre ce qui est joint. L’espace-temps de la lecture est donc le premier terrain où effets

textuels et effets visuels s’entrecroisent266 ». En conséquence, combinées et incorporées dans la

même œuvre, la photographie et sa description sont toutes deux « perçues comme un moment

d’arrêt267 » qui ralentit la progression du récit. Le narrateur prend le temps pour introduire un

élément qui enrichit le contexte de la diégèse, tandis que le lecteur profite de l’occasion pour

contempler et pour recréer dans son imagination la scène représentée, pour réfléchir à sa

signification et la réviser : « [l]a lecture de l’image introduit de la discontinuité dans la

continuité268 ». C’est aussi le temps pour consulter ses propres expériences et connaissances et

s’interroger sur la relation entre l’écrit et le visuel au sein du récit.

264 Ortel, op. cit., p. 10. 265 Ibidem, p. 10. 266 Ibidem, p. 10. 267 Caraion, op. cit., p.122. 268 Ortel, op. cit., p. 10.

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Marta Caraion souligne qu’aussi bien la photographie que la description sont toujours

liées au regard, qui peut être réaliste et peut « exprimer l’objectivité et la transparence269 ».

Véronique Montémont remarque que la contrainte de véridicité n’existe pas dans le cas de

l’ekphrasis, dans la mesure où : « l’image mise en scène peut aussi bien relever d’un réel

référencé, connu, que de l’ordre fictionnel, si la description met en jeu un objet iconique

imaginaire270 ». Donc, il est possible que « la description dite photographique271 » se caractérise

par « sa vérité incontestable et son soin du détail272 ». En revanche, Murray Krieger n’est pas

tout à fait d’accord avec ce point de vue. Il note que « […] pictures, no less than verbal

structures, are human inventions and, as such, are products of an artificial making process. There

thus would be no representational transparency, so that all the arts would come to be seen as

emerging from a mediated activity273 ». Ainsi, seule l’ekphrasis « complétive274 » donne-t-elle

au lecteur la possibilité d’évaluer sa transparence et son exactitude, mais seulement jusqu’à un

certain point, car les renseignements ou divagations inclus dans la description qui vont au-delà

du pictural ne sont pas vérifiables. En plus, le point de vue et le langage sont des marqueurs de

subjectivité, des intermédiaires qui ont le pouvoir de modifier la réception des œuvres décrites.

Les impressions évoquées par les sensations visuelles ne sont pas les mêmes pour tout le monde ;

chacun peut être attiré par des détails différents et peut retrouver son « punctum275 » ailleurs. En

outre, l’écriture a un pouvoir transformatif, ce qui peut être compris différemment. Tout d’abord,

le fait de décrire un objet oblige déjà à une étude méticuleuse de celui-ci et à faire un choix des

269 Caraion, op. cit., p. 139. 270 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460 271 Caraion, op. cit., p. 139. 272 Ibidem, p. 139. 273 Krieger, Murray, Ekphrasis: The Illusion of The Natural Sign, John Hopkins University Press, Baltimore and

London, 1992, p. 8. 274 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460 275 Barthes, op. cit., p. 5.

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éléments à décrire, donc aussi un choix d’un certain angle de perception. Ensuite, les termes

utilisés pour dépeindre ce qu’on voit peuvent mettre en valeur ou attirer l’attention aux détails

qui autrement pourraient être omis ou ignorés. Enfin, la description et le vocabulaire rendent

présent ce que les yeux et l’esprit choisissent, mais l’intensité de cette présence peut varier.

Il ne faut pas non plus oublier que le regard est aussi lié à un certain point de vue, et que

seule l’ekphrasis, contrairement à la photographie, peut représenter les deux angles de

perception, le point de vue de celui qui regarde et de celui qui participe à la création de l’image.

Liliane Louvel explique que l’ekphrasis permet « de se concentrer sur la description d’une

image, du point de vue du spectateur, ou de passer de l’autre côté du miroir, du point de vue du

créateur, ce qui change les données textuelles et fait bouger les enjeux276 ». Quant à la

photographie, cette double présentation du point de vue n’est pas possible, donc pour connaître

les détails concernant la création d’une image photographique, nous aurons toujours besoin d’un

commentaire verbal, et nous serons ainsi obligés de faire confiance au narrateur.

La description ekphrastique peut avoir des fonctions diverses et peut être utilisée à des

fins différentes. Comme le remarque Elizabeth Geary Keohane : « […] ekphrasis, is a verbal

description of a visual work of art, is traditionally a hommage to, a developpement of, or a

discourse on a given work of art […]277 ». Louvel note que l’ekphrasis peut également avoir une

« valeur de rêve ou de rêverie, voire de moteur du récit, de commentaire de l’‘action’ ou de

présentation d’une idée sous le prétexte d’une action278 ». Et Jean-Michel Adam constate que de

nombreuses œuvres ont « l’ekphrasis pour principe générateur de leur rhétorique d’imagination

276 Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise, op. cit., p. 75. 277 Geary Keohane, Elizabeth, « Ekphrasis and the Creative Process in Henri Michaux’s En rêvant à partir de

peintures énigmatiques (1972) », French Studies : A Quarterly Review, no 64/3, 2010, p. 268. 278 Louvel, Liliane, « Et quasi tristes sous leur déguisements fantasques », Imaginaire, no 3, 1998, p. 127.

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et d’amplification279 ». Cette habileté d’acquérir diverses fonctions qui régissent la composition

du récit a été qualifiée par Liliane Louvel de « valeur métapicturale280 » de l’écriture

ekphrastique. En vertu de ces observations, il faut remarquer que la description des éléments

visuels peut revêtir au sein du récit des rôles multiples, par exemple : informatif, formel et

esthétique. En conséquence, l’ekphrasis peut avoir une fonction représentative, organisatrice et

elle peut évoquer des sensations artistiques.

Certains usages de la description ekphrastique peuvent et cherchent même à dépasser les

limites d’une illustration et d’une représentation imitatrice, grâce à quoi elles deviennent une

source d’inspiration. Le commentaire du narrateur peut alors inclure des suppositions, des

réflexions ou des informations illisibles ou non vérifiables pour l’observateur. Ainsi le narrateur

peut-il guider le lecteur à travers sa propre interprétation de l’image en influençant en même

temps sa réception. Par conséquent, le texte qu’il construit à partir d’une représentation visuelle

peut aller au-delà de ce qui est réellement représenté. Dans ce cas précis, le pictural servira

d’inspiration, et deviendra un moyen qui permet de construire un nouveau sens et d’enrichir la

signification de toute l’œuvre. Cette jonction de l’écrit et du visuel, qui s’expliquent

mutuellement, qui se complètent, et qui construisent un dialogue, constituera une nouvelle forme

artistique.

Il n’est pas alors surprenant que l’ekphrasis soit une figure rhétorique relativement

répandue dans l’écriture autobiographique. Ce type de récit incorpore de plus en plus souvent des

photographies familiales pour représenter de façon plus détaillée l’histoire du développement de

soi et pour la crédibiliser. Dans plusieurs cas, les images sont suivies de descriptions qui ont pour

but d’expliquer leur sens et leur rôle au sein du texte. L’inclusion des photographies ainsi que

279 Adam, op. cit., p. 31. 280 Louvel, « Et quasi tristes sous leur déguisements fantasques », op. cit., p.128.

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l’ekphrasis qui s’y réfère causent un certain éclatement formel. Le texte devient fragmentaire au

niveau de la forme, mais aussi au niveau du discours, ce qui influence la cohérence du livre,

complique son interprétation et suscite de nouvelles significations. Dans Les années, les photos

de famille présentes sous forme d’ekphrasis jouent un rôle important et construisent la structure

et la signification du récit. Nous étudierons de plus près le fonctionnement de ces images au sein

du texte dans le troisième chapitre consacré à l’œuvre d’Annie Ernaux.

« Écrire la vie281 »

À l’époque contemporaine, les tabous cessent d’exister. De plus en plus volontiers, les

gens partagent les détails les plus intimes de leur vie. Les émissions de téléréalité et les

confessions publiques attirent des milliers d’auditeurs et de spectateurs. Quant à la création

littéraire, ce sont les textes autobiographiques et biographiques qui suscitent le plus d’intérêt

parmi les lecteurs contemporains. Les récits autobiographiques attirent l’attention du public non

seulement grâce à la « subjectivité déclarée282 » de la représentation, mais aussi grâce à une

grande diversité d’approches qui caractérise ce type d’écriture. Cet état tellement distinctif pour

l’écriture d’ordre autobiographique a été bien diagnostiqué par Julie LeBlanc :

[l]’on ne manque pas d’appellations pour désigner les nombreux sous-genres

autobiographiques qui foisonnent dans la littérature depuis de nombreuses décennies :

littérature personnelle ou intime, témoignages autobiographiques, récits de soi, littérature

du moi, histoires de vie, documents vécus. Nombreuses sont les catégories qui, dans

l’histoire de la littérature, désignent ce que l’on nomme communément l’écriture

autobiographique : journal, autobiographie, carnet, mémoires, souvenirs, confessions,

récit épistolaire283.

281 C’est aussi le titre du volume qui réunissant la plupart des écrits d’Annie Ernaux publié en 2011. J’ai choisi ce

titre pour cette section avant la publication de ses œuvres complètes. 282 Ouellette-Michalska, op. cit., p. 13. 283 LeBlanc, Julie, « Introduction – écritures autobiographiques », L’autobiographique, Toronto, Éditions Trintexte,

2006-2007, vol.1, p. 7.

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En effet, la création littéraire, qui s’inspire de la vie personnelle ou, plutôt, qui vise à la

dépeindre, fait preuve d’une inventivité époustouflante, ce qu’attestent les œuvres des auteures

privilégiées dans cette thèse.

Toutefois, l’émergence du genre autobiographique n’est pas un événement contemporain.

Comme le constate Philippe Lejeune, il prend ses origines au XVIIIe siècle en Angleterre, en

conquérant ultérieurement toute l’Europe. L’apparition de l’autobiographie est aussi étroitement

liée, selon Lejeune, « à la découverte de la valeur de la personne, mais aussi à une certaine

conception de la personne : la personne s’explique par son histoire et en particulier par sa genèse

dans l’enfance et l’adolescence284 ». C’est alors la première fois que l’expérience personnelle

prend une place si importante dans la création littéraire et depuis, la popularité des récits de soi

n’a cessé de croître.

Dans ses ouvrages théoriques fondateurs, L’autobiographie en France et Le pacte

autobiographique, Lejeune présente des critères génériques de ce type d’écriture.

L’autobiographie est un « [r]écit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence

quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa

personnalité285 » ; ou selon Jean Starobinski : « [l]a biographie d’une personne faite par elle-

même […]286 ». Donc, en principe, l’autobiographie est un récit écrit à la première personne

(dans la plupart des cas) où l’auteur s’identifie à la fois au narrateur et au protagoniste. Le lecteur

doit être au courant de cette corrélation pour que « le pacte autobiographique287 » puisse être

établi.

284 Lejeune, Philippe. L’autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971, p. 19. 285 Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 14. 286 Starobinski, Jean, « Le style de l’autobiographie », Poétique, no 3, 1970, p. 257. 287 Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 24.

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Cependant, d’autres traits distinctifs de l’écriture autobiographique ne sont pas si clairs ni

si stricts. Philippe Lejeune remarque : « [r]aconter toute sa vie est impossible288 ». Expliquer

toutes ses réactions, motivations et choix n’est pas possible non plus. L’autobiographe doit donc

bien considérer les éléments qui reconstruiront « la ligne directrice de sa vie289 ».

L’autobiographe est libre d’une part de présenter sa propre perception de sa propre vie, mais,

d’autre part, il doit quand même garder une certaine distance et une attitude de sincérité car : «

[…] he is trying to narrate and join: the life that others saw him live and the life known only to

himself. They are related, those two lives, and it is the art of the writer that relates them290 ». En

outre, le texte autobiographique n’a pas tout simplement pour but de dépeindre les événements

les plus importants de la vie de l’auteur, mais il se propose avant tout de représenter le processus

d’évolution personnelle, psychique, affective et intellectuelle. « Narrative requires a reiteration

of events that have occurred, but it also requires the assignment of meaning to the events291 »,

note Felicity Nussbaum. C’est pourquoi, l’écriture de soi est indissolublement liée à une étude

approfondie de soi et de sa relation avec le monde. Ainsi, selon Georges Gusdorf, il n’est pas

possible de surestimer le rôle de la mémoire tant dans le développement de l’identité personnelle

que dans la rédaction du récit de vie. Il est possible de remarquer ici une analogie entre l’écriture

autobiographique et le processus de remémoration tel qu’il est perçu par Henri Bergson :

[l]a vérité est que la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression du présent au

passé, mais au contraire dans un progrès du passé au présent. C’est dans le passé que

nous nous plaçons d’emblée. Nous partons d’un « état virtuel », que nous conduisons peu

à peu, à travers une série de plans de conscience différents, jusqu’au terme où se

matérialise dans une perception actuelle, c’est-à-dire jusqu’au point où il devient un état

288 Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 21. 289 Ibidem, p. 21. 290 Fowlie, Wallace, « On Writing Autobiography », dans Studies in Autobiography, James Olney ed., New

York/Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 169. 291 Nussbaum, A. Felicity, “Toward conceptualizing Diary”, dans Studies in Autobiography, James Olney ed., New

York/Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 136.

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présent et agissant, c’est-à-dire enfin jusqu’à ce plan extrême de notre conscience où se

dessine notre corps292.

En effet, l’autobiographe qui commence son récit revient à l’arrière, à son origine pour pouvoir

retracer et transcrire les vicissitudes de sa vie et son essor personnel. Pour que cet exercice soit

précis, il faut qu’il s’adonne à une série d’auto-questionnements sérieux qui pourront, en

conséquence, dévoiler son parcours existentiel de façon détaillée sans omettre la corrélation

logique ou causale entre les éléments examinés. Dans la plupart des cas, une telle scrutation

rétrospective mène à une perception renouvelée de soi.

En outre, la faculté de la mémoire se veut tellement importante pour l’écriture d’ordre

autobiographique qu’elle donne son nom à un sous-genre : « mémoires293 », où l’histoire

personnelle cède la place au contexte plus général dans lequel ce sont plutôt les événements

politiques, sociaux ou militaires qui sont mis en évidence294. Dans ce cas, comme le remarque

Sylvie Jopeck : « [a]u travers de l’écriture biographique, l’écrivain réussit à aborder, par la

photographie, des thématiques générales plus larges que la seule histoire familiale : raconter sa

vie et celle de ses proches est aussi un biais pour que transparaissent des questions d’esthétique,

d’éthique, historiques295 ».

Somme toute, la tâche de l’autobiographe se présente comme un grand défi, car l’auteur

doit souvent faire face aux contraintes telles que l’abondance ou le manque de matériau narratif,

ou bien la difficulté de dépeindre la progression de la vie avec toute sa plénitude et sa diversité.

292 Bergson, op. cit., p. 245. 293 Gusdorf, Georges, Lignes de vie, Éditions Odile Jacob, Paris, vol. 1, 1991, p. 11. 294 Voir Gusdorf op. cit., p. 10-11 : « On appelle ‘mémoires’ d’un personnage le récit fait par lui-même des

événements de sa vie, curieux pluriel, au sujet duquel les lexicographes ne semblent pas s’être interrogés. Or les

mémoires appartiennent au genre autobiographique, avec une insistance sur les événements objectifs plutôt que sur

le vécu subjectif ; mais la ligne de démarcation entre Mémoires proprement dits et Autobiographie n’est pas claire;

les mémoires sont des autobiographies, même si la réciproque ne semble pas être vraie. Dans le premier cas, l’accent

serait mis sur le curriculum vitae d’une individualité bénéficiant d’un important relief social, politique ou militaire ;

dans le second prédomine l’Aspect subjectif, le devenir des sentiments ». 295 Jopeck, op. cit., p. 92.

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En effet, avec des outils assez limités, comme la mémoire, la langue et parfois les photographies,

et contraignants, car ils manquent quelquefois de précision et de compétence, l’autobiographe

doit créer une représentation de soi et de son parcours existentiel, logique et juste296. En

conséquence, la sincérité et le dévouement à la représentation véridique de l’auteur acquièrent

une valeur fondamentale dans l’écriture autobiographique, car le sujet écrivant devrait dire «

toute la vérité et le lecteur doit avoir l’impression que, ce qu’il lit, est vraisemblable, et qu’il

s’agit d’un vrai témoignage sur une vie297 ».

Il est également important de noter que la création autobiographique repose sur un

principe de dynamisme et de développement. Le travail sur soi constitue une partie intrinsèque

de ce processus créatif, car par le biais de l’écriture, l’auteur entreprend le projet difficile :

« [l]’espace du dedans se trouve ainsi manifesté dans l’espace du dehors, le but étant de procurer

au sujet et à ses lecteurs éventuels une meilleure connaissance de son identité298 ». Fowlie

remarque : « [s]elf-portraiture for me now is a synonym of self-knowledge299 ». De fait, y a-t-il

un meilleur moyen pour se livrer à une auto-analyse si pointue et approfondie ? Falicity

Nussbaum remarque que « [i]n the main, critical readers of autobiography still assume that the

most typical autobiography is one that presents a coherent core of a self with beginning, middle,

and end, and that embodies a later self that derives from a former self; […]300 ». En effet, le

lecteur d’un texte autobiographique s’attend à une représentation logique et ordonnée de la vie

du scripteur, qui dévoilerait non seulement les vicissitudes du parcours existentiel, mais aussi, ou

peut-être avant tout, la personnalité et le caractère du narrateur. L’autobiographe vise alors à

296 Voir Lejeune, L’autobiographie en France, op. cit., p. 31 : « […] son auteur a l’intention de dire « la vérité »

(opposée à la fiction); nous savons bien que cette « vérité », il la dit avec tous les moyens de la fiction. Mais il faut

que le lecteur puisse avoir l’impression de vraisemblance, de témoignage, qui est le propre du récit en prose […]. » 297 Ibidem, p. 30. 298 Gusdorf, op. cit., p. 22. 299 Fowlie, op. cit., p. 166. 300 Nussbaum, op. cit., p. 130.

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présenter une transformation et une évolution cohérentes de son identité personnelle. Lejeune

semble partager cette idée : « c’est essayer de saisir sa personne dans sa totalité, dans un

mouvement récapitulatif de synthèse du moi301 ». Cependant, il paraît juste de souligner dans

cette citation le mot « essayer », car cette tâche se veut beaucoup plus complexe qu’elle ne le

semble. Pendant la rédaction, l’autobiographe se soumet consciemment à une sorte de

vivisection, à une exhibition et à une analyse ouverte de sa vie devant son lecteur : « [la posture

introspective] est aussi au fondement de l’autobiographie traditionnelle, dans la mesure où celle-

ci tente généralement d’expliquer après coup ce qui a échappé à la conscience ou à la

connaissance du narrateur au moment où les choses ont été vécues302 ». Toutefois, déjà à ce

niveau, il y a une certaine tension et division entre le soi actif et unifié, donc celui qui examine et

qui rend compte des résultats de ses observations en écrivant, et le soi passif et fragmenté, alors

objet de la scrutation, celui qui subit cette opération de déconstruction, de décomposition en

éléments simples. Pour dépeindre donc une image de soi la plus complète possible, le soi

autobiographique se construit et s’auto-analyse au cours de l’écriture, mais cette interrogation

identitaire constante ainsi que le processus d’écriture le transforment indéniablement : « [w]riting

is indeed a process of self-alteration. Living belongs to the past. Writing is the present303 ». En

effet, selon Gusdorf, « […] l’autobiographie […] se veut réformatrice304 » et la rédaction du récit

autobiographique est pour le sujet écrivant un moyen de « changer [la] vie et de la changer pour

le mieux305 ». En conséquence, même si, dans le pacte autobiographique, le sujet écrivant

s’oblige à une sincérité et à la représentation véridique de sa vie, le soi constitué dans le texte

301 Lejeune, L’autobiographie en France, op. cit., p. 19. 302 Ortel, op. cit., p. 10. 303 Fowlie, op. cit., p. 165. 304 Gusdorf, op. cit., p. 15. 305 Ibidem, p. 15.

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n’est pas un reflet exact de la personnalité de l’autobiographe : « [t]his reformulated self is a

product of specific discourse and of social process. Individuals construct themselves as subjects

through language, but the individual – rather than being the source of his or her own meaning –

can only adopt positions within the language available at a given moment306 ». Le désir de se

représenter de façon cohérente, auquel s’ajoutent tous les changements psychiques et

émotionnels, ainsi qu’une délimitation des moyens expressifs, conduisent forcément à une

construction de soi à travers le texte, et l’autobiographie devient à la fois agent et témoin des

changements subis par le scripteur.

Cette nature instable et transformatrice de l’écriture d’ordre autobiographique incite les

auteurs à la recherche de leur propre voie d’auto-expression. En conséquence, l’autobiographie

devient un espace où les enjeux identitaires et représentationnels s’animent et s’entrelacent

inexorablement, ce qui crée des formes d’expression enrichies, éclectiques et souvent éclatées :

[w]hen the autobiographer thinks of himself or herself as a writer and would put down

“writer” (or “poet,” “novelist,” or “playwright”) when asked for a profession, the

tendency is to produce autobiography in various guises and disguises in every work and

then – this being the other side of the coin – to seek a unique form in a work properly

called “autobiography” (or any other name pointing to the same thing) that may reflect

and express the life and the vision of this individual writer alone307.

C’est la raison pour laquelle la création autobiographique est multidimensionnelle et complexe

tant du point de vue de sa conception et pratique que de celui de sa réception. C’est pourquoi,

même si les recherches théoriques ont permis de tracer les critères qui permettent de placer

certaines œuvres parmi les autobiographies, les théoriciens contemporains ne cessent d’élargir la

définition de ce genre :

[t]he interest of autobiography, then, is not that it reveals reliable self-knowledge – it

does not – but that it demonstrates in a striking way the impossibility of closure and of

306 Nussbaum, op. cit., p. 131. 307 Olney, op. cit., p. 236.

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totalization (that is the impossibility of coming into being) of all textual systems made up

of tropological substitutions308.

L’écriture de l’autobiographie devient alors un projet qui vise l’impossible, car il repose sur

l’accomplissement d’exigences souvent contradictoires et incompatibles. Par conséquent,

l’écrivain, dès le départ, est condamné à la lutte contre les ambigüités et les limitations des

moyens de représentation et contre le matériau quasi-incontrôlable, tel la vie ou les souvenirs.

Dès lors, vu la diversité des approches et des supports représentatifs dont les autobiographes se

servent pour dépeindre le parcours de leur vie, l’écriture autobiographique, en général, échappe à

une définition générique stricte. Parfois, une telle classification se fait par opposition à d’autres

sous-genres tels que le journal intime, les mémoires, les carnets, etc., ou même à d’autres genres

comme la fiction, mais de plus en plus souvent, les théoriciens partagent l’opinion que :

« [e]mpirically as well as theoretically, autobiography lends itself poorly to generic definition;

each specific instance seems to be an exception to the norm […]309 ». L’écriture de soi se veut un

genre où l’inventivité expressive fleurit et, par conséquent, la nature et l’impact de ce type de

création paraissent insaisissables et inclassables. Jean Starobinsky est du même avis : « [i]l faut

donc éviter de parler d’un style ou même d’une forme autobiographiques, car il n’y a pas, en ce

cas, de style ou de forme génériques310 ». Et Timothy Dow Adams arrive même à la conclusion

que: « whatever else it is, autobiography is not nonfiction311 ».

Ainsi, pour parler de l’écriture inspirée par, et ayant pour but de raconter une vie, on se

sert fréquemment de termes à sens plus large tels que « récit de vie », ou bien « récit de soi », qui

indiquent l’aspect personnel des faits relatés, mais qui incluent également toute une variété de

308 de Man, Paul, « Autobiography as De-Facement », dans The Rhetoric of Romaticism, Paul de Man ed., New

York, Columbia University Press, 1984, p. 71. 309 Ibidem, p. 68. 310 Starobisky, op. cit., p. 257. 311 Adams, Timothy, Dow, « Introduction: Life writing and light writing, Autobiography and Photography »,

Modern fiction studies, vol. 40, no 3, 1994, p. 460.

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démarches, de solutions formelles et d’usages proposés par les auteurs. Cette inclusion au sein du

genre des formes littéraires souvent éclatées, enrichies en photographies, et/ou transgressant

(délibérément ou non) les normes génériques affectent de façon considérable la réception de ces

œuvres. Jusqu’ici l’interaction du lecteur avec le texte autobiographique était plutôt limitée à

l’investigation de la mise en œuvre du pacte autobiographique : « [f]rom specular figure of the

author, the reader becomes the judge, the policing power in charge of verifying the authenticity

of the signature and the consistency of the signer’s behaviour, the extent to which he respects or

fails to honor the contractual agreement he has signed312 ». Toutefois, même cette relation a été

affectée par l’inventivité au sein de la création autobiographique :

[i]t appears then, that the distinction between the fiction and autobiography is not

either/or polarity but that it is undecidable. But is it possible to remain, as Genette would

have it, within an undecidable situation? […] Autobiography, then, is not a genre or a

mode, but a figure of reading or of understanding that occurs, to some degree, in all

texts313.

Le processus de lecture prend donc une nouvelle dimension et la responsabilité pour le pacte

autobiographique se déplace vers le lecteur. En conséquence, le lecteur s’engage davantage dans

le texte et il gagne une plus grande liberté d’interprétation. Par conséquent, un récit

autobiographique peut avoir un impact plus fort, grâce au sentiment de complicité, d’intimité qui

relie celui qui lit avec celui qui écrit.

Provoquée souvent par un questionnement et/ou « une crise314 » identitaires, l’écriture de

soi présente en général une remémoration, et/ou une commémoration de l’être individuel.

Cependant, les objectifs personnels des autobiographes, leurs pratiques ainsi que les résultats de

leur travail ne cessent de surprendre les lecteurs. Cette base théorique est essentielle pour notre

312 de Man, op. cit., p. 71-72. 313 Ibidem, p. 70. 314 Voir Gusdorf, op. cit., p. 22-23 : « Le commencement des écritures du moi correspond toujours à une crise de la

personnalité ; l’identité personnelle est mise en question, elle fait question le sujet découvre qu’il vivait dans le

malentendu ».

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étude des textes choisis et nous permet de situer l’écriture de Duperey et Ernaux à la marge du

genre autobiographique.

Photographie et écriture de soi – interactions

Afin de mieux comprendre les interactions entre l’écrit et le visuel qui ont lieu dans les

textes étudiés, nous nous proposons de présenter ici quelques réflexions théoriques sur ce type de

rapports.

La littérature qui touche aux sujets personnels, aux sentiments et à l’expérience intérieure

s’est popularisée avec l’avènement de l’industrialisation, ce qui coïncide également avec

l’apparition de la photographie. En conséquence, est née une fascination pour la création

intimiste, d’un côté, et pour une représentation authentique du réel, de l’autre. Par sa définition,

un texte autobiographique satisfait ces deux exigences : il se focalise sur une expérience

individuelle, mais représentée de façon transparente et véridique. En outre, de plus en plus

souvent, les récits de vie incorporent, sous formes variées, l’image photographique : « [l]a

propension de nombreux artistes contemporains à faire de leur vie la matière de leurs œuvres

s’accompagne d’une référence à l’autobiographie littéraire ou à ‘l’autofiction’315 ». Ce procédé

qui semble tellement naturel rend, en fait, l’écriture de soi versatile et unique. Même si, comme

le remarque Véronique Montémont, « texte et image sont deux matériaux hétérogènes, et qu’il

n’y a pas d’équivalence, et encore moins d’identité, entre l’un et l’autre316 ». Il faudrait donc

poser la question pourquoi cette juxtaposition du pictural et du scriptural, ce rapprochement ou

cette jonction entre les mots et les images paraissent tout à fait naturels, voire, dans certains cas,

315 Méaux et Vray, op. cit., p. 10. 316 Montémont, Véronique, « Le pacte autobiographique et la photographie », Le français d’aujourd’hui, vol 2, no

161, 2008, p. 44.

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nécessaires dans les textes d’ordre autobiographique. D’où vient cette présomption que la

photographie et le texte constituent un lien spécial et puissant, malgré tout ce qui les différencie ?

Sans aucun doute, cette hypothèse est inspirée par le savoir général, le sentiment inné et

l’expérience personnelle – il nous faut du contexte pour pouvoir comprendre ce qui est

représenté sur une photographie :

[i]n the relation between a photograph and words, the photograph begs for an

interpretation, and the words usually supply it. The photograph, irrefutable as evidence,

but weak in meaning, is given a meaning by the words. And the words, which by

themselves remain at the level of generalization, are given specific authenticity by the

irrefutability of the photograph. Together the two then become very powerful; an open

question appears to have been fully answered317.

Certes, en général, nous pouvons constater que les mots éclaircissent le contenu saisi sur les

images, et les images montrent ce qui ne peut être représenté que partiellement par la langue. Il

faut quand même remarquer d’emblée que c’est une observation quelque peu simpliste, car « [l]a

photographie est […] beaucoup plus qu’une illustration : médiation de soi à soi, elle reconstruit,

véritablement, un monde318 », mais cette problématique reviendra encore plus tard.

Néanmoins, il est assez évident que les photos et les mots entretiennent une relation de

complémentarité : « [l]a complémentarité des images et des mots réside aussi dans le fait qu’ils

se nourrissent les uns les autres. Nul besoin d’une coprésence de l’image et du texte pour que ce

phénomène existe319 ». Mais quant à l’interdépendance entre l’écriture autobiographique et la

photographie familiale, cette complémentarité du pictural et du scriptural acquiert également un

autre sens, car ces deux moyens de représentation ont noué une relation spéciale. L’écriture de

soi, tout comme les photos de famille, est un témoignage de vie, c’est pourquoi la jonction au

sein de ces deux moyens d’expression semble seulement naturelle, logique, tout à fait justifiée,

317 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 92. 318 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 46. 319 Joly, op. cit., p.106.

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voire quasiment obligatoire, si on veut dépeindre une existence dans toute son intégralité et

intégrité. Car y a-t-il une meilleure façon de présenter ses origines et son histoire tellement

marquée par la famille ? Véronique Montément semble partager cette opinion : « […] leur

différence [c’est-à-dire du texte et de l’image] s’accompagne d’une jonction de plus en plus

prononcée dans le champ de l’autobiographie : texte et photo partagent un matériau commun,

l’histoire individuelle, qu’ils finissent par exprimer, assez logiquement, dans un même lieu320 ».

En outre, la prise des photos de famille et la rédaction des récits de soi sont souvent nées du désir

de revisiter et de revivre le passé ; ce sont des outils de lutte contre l’oubli et contre

l’anéantissement.

Cependant, nous remarquons que la combinaison de la photographie avec d’autres formes

artistiques conduit à des créations hybrides et polystratifiées. C’est « […] la manière dont le texte

annexe ces images issues de différentes sources, pour les intégrer à un dispositif

d’identification321 » qui décide du caractère et de la signification de l’œuvre. L’apparition, au

sein du texte, d’éléments picturaux enrichit sans doute et en même temps, contrairement à ce que

l’on peut penser, complique le processus de la représentation, ainsi que la composition, la lecture

et la réception de l’œuvre. En effet, Timothy Dow Adams note que :

[t]he common sense view would be that photography operates as a visual supplement

(illustration) and a corroboration (verification) of the text – that photographs may help to

establish, or at least reinforce, autobiography’s referential dimension. In the wake of

postructuralism, however, I argue that the role of photography in autobiography is far

from simple or one-dimensional. Both media are increasingly self-conscious, and

combining them may intensify rather than reduce the complexity and ambiguity of each

taken separately322.

320 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 44. 321 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 46. 322 Dow Adams, Timothy, Light Writing & Life Writing, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p.

XXI.

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Comme le constate Martine Joly cette interaction est assez intense, car « [l]es images engendrent

des mots qui engendrent des images dans un mouvement sans fin323 ». Alors, c’est une

corrélation qui sous-entend une métamorphose réciproque :

[l]es images changent les textes donc, mais les textes, à leur tour, changent les images. Ce

que nous lisons ou entendons à propos des images, la façon dont la littérature, la presse,

la signalisation se les approprient, les triturent et les présentent, déterminent

nécessairement l’approche que nous en avons ensuite324.

C’est pourquoi le sens construit ou déduit à partir d’une représentation qui repose sur ces deux

moyens de représentation ne doit pas nécessairement rendre compte de l’état réel. En fait,

l’image de soi conçue dans le processus de l’écriture peut être façonnée, ou même manipulée, de

la même manière que celle prise par un appareil photo. Par conséquent, même si la photographie

et l’écriture autobiographique se caractérisent par une certaine ressemblance sur le plan

représentationnel, elles maintiennent en même temps des rapports et des interactions complexes

et générateurs de sens :

[o]n a souvent souligné le caractère autobiographique de toute photographie, puisqu’elle

atteste à la fois la présence de l’objet et de l’opérateur au moment de la prise de vue ; on

s’aperçoit, à travers les métaphores, qu’aux yeux des écrivains l’inverse est vrai aussi :

l’autobiographie obéit à un processus de type photographique, parce qu’elle développe,

comme une épreuve, les traces mnésiques du vécu. Elle aussi prend la forme d’une

révélation325.

Les photographies et les images mentales analysées et « développées326 » dans le processus de

l’écriture deviennent un matériau autobiographique à valeur inestimable et unique. Cette jonction

du visuel et de l’écrit permet à l’auteur d’approfondir la réflexion sur soi, et conduit à des

créations qui surprennent non seulement par leurs structures formelles, mais aussi par ce qu’elles

dévoilent ainsi que par leur résonance et leur influence sur le lecteur, car

323 Joly, op. cit., p.106. 324 Ibidem, p.115. 325 Ortel, op. cit., p. 310. 326 Ibidem, p. 310.

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[…] qu’on le veuille ou non, les mots et les images se relaient, interagissent, se

complètent, s’éclairent avec une énergie vivifiante. Loin de s’exclure, les mots et les

images se nourrissent et s’exaltent mutuellement. Au risque de paraître paradoxal, nous

pouvons dire que plus on travaille sur les images, plus on aime les mots327.

Les sensations éprouvées par le lecteur d’un texte autobiographique illustré de photos de famille

relèvent de différents stimuli et de différentes sources d’information : le scriptural, le visuel, le

documentaire, l’imaginaire et l’introspection. Selon Sylvie Jopeck, la jonction de ces deux

moyens d’expression donne naissance à « une littérature plus personnelle et introspective328 »,

plus subjective et plus captivante, qui échappe à une interprétation et à une classification

simplistes. Par le biais des images photographiques, l’autobiographe laisse le lecteur plonger son

regard dans sa vie un peu plus que ne le permettent les mots. Il invite à voir certaines scènes,

endroits, visages, il lui donne la possibilité d’en être le témoin. Cette double manière de

représentation, c’est-à-dire l’écrit et le pictural, détient la capacité d’évoquer chez le lecteur des

sentiments très proches de ceux décrits par l’auteur : « […] le lecteur retrouve dans la description

de l’écrivain les propres émotions qu’il a pu éprouver en se regardant ou en regardant ses

proches dans le miroir photographique329 », et de fonder une relation plus étroite, voire intime,

entre celui qui lit et celui qui écrit.

L’inclusion des images photographiques peut être dictée non seulement par le souci d’une

représentation plus complète, mais aussi par les besoins narcissiques de l’autobiographe. Et

puisque les photos exposent la physionomie de l’auteur, ainsi que celle de ses proches, et

dévoilent son histoire familiale plus que l’écriture, elles ont une fonction non seulement

327 Joly, op. cit., p. 116. 328 Jopeck, op. cit., p. 6. 329 Jopeck, op. cit., p. 96.

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informatrice, mais aussi « séductrice330 ». Elles ont le pouvoir d’attirer le lecteur et d’assouvir la

simple curiosité et le besoin d’un certain voyeurisme éprouvé actuellement envers les personnes

publiques. Les images photographiques incluses dans un texte peuvent avoir également une

fonction organisatrice ou inspiratrice, selon l’usage qu’en fait l’auteur. Les photos de famille ont,

en général, une valeur sentimentale ou personnelle, et peuvent participer activement à la

représentation de la personnalité ou de l’identité affective du sujet écrivant. Toutefois, outre la

problématique de fragmentation sur le plan de la représentation de soi, se pose ici aussi la

question de la deuxième voix, d’une intervention artistique de quelqu’un d’autre, d’un regard

photographique inconnu. Cela entraîne de son côté le questionnement sur la valeur

représentationnelle des photographies, car elles peuvent être aussi bien des preuves d’une réalité

que des « constructions manipulables et manipulatrices331 ». Les scènes captées par un appareil

photo sont forcément des visions travaillées de façon plus ou moins consciente. Malgré ce fait,

les images photographiques sont toujours perçues comme plus fiables que les facultés de l’esprit

et, souvent, elles servent comme aide-mémoire pour faire ressortir les souvenirs oubliés, et pour

accéder au bonheur passé. Elles peuvent être également exploitées à des fins utilitaires, telle

l’analyse des codes sociaux ou culturels qu’elles illustrent.

La relation texte/image est complexe, tout comme la lecture et la réception de

l’autobiographie qui incorpore des photos privées. En fait, les interactions entre les

photographies et l’écriture sont de différents ordres, par exemple contextuel ou discursif :

Barthes’s winter-garden photo is a “prose picture” embedded in a book that introduces

images by both reproducing and describing them and that places texts and images into

several different types of relationship: opposition, collaboration, parallelism. Mostly,

330 Genette, Gérard, Seuil, Paris, Éditions du Seuil, p. 73. Dans cet ouvrage, Genette parle, entre autres, de

différentes fonctions du titre dont l’une a pour but « de le mettre en valeur », donc séduire le lecteur. 331 Haverty Rugg, Linda, Picturing ourselves: photography & autobiography, Chicago, University of Chicago Press,

1997, p. 1. C’est nous qui traduisons.

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images and texts both tell stories and demand a narrative reading and investment on the

reader’s part, a reading figured by the structure and form of the photographic album332.

Selon Danièle Méaux, « [e]ntre les clichés et les mots, il est des décalages et des contrepoints

ludiques, des mises en perspective ironiques qui amènent le lecteur à interroger avec suspicion le

fonctionnement du texte comme celui de l’image […]333 ». Toutefois, elle explique qu’il est

possible d’observer certaines parallèles dans l’usage de l’image photographique au sein d’un

texte autobiographique :

[d]ans certains récits rétrospectifs, la photographie est présentée comme pièce à

conviction, label d’authenticité ou encore source d’information sur le passé. […] Mais le

plus souvent, l’empreinte photochimique se révèle décevante, insuffisante et précaire ;

elle contribue surtout, semble-t-il, par sa nature à traduire une forme d’aimantation vers

le passé, de dynamique de remontée vers l’origine334.

En revanche, il convient de rappeler que, même s’il y a certains recoupements sur le plan

général dans l’exploitation du médium photographique dans le cadre de l’écriture de soi, chaque

récit autobiographique conservera de toute façon sa singularité, car chaque histoire de vie est

unique et chaque autobiographe a son propre style.

Les images photographiques, reconnues pour leur statut indiciel, peuvent servir de

témoignage, peuvent servir de documents, sans pour autant être capables de dévoiler ou

d’expliquer leur sens entier. En plus, selon Véronique Montémont, une photo

[…] ne peut fonctionner pour le lecteur comme un élément d’identification de l’auteur.

L’image est donc la plupart du temps obligée, pour faire fonctionner le pacte

autobiographique, de s’autodésigner par un acte de langage (légende, commentaire ou

ekphrasis), pratique avec laquelle les auteurs instaurent une distance plus ou moins

grande […]335.

332 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 8-9. 333 Méaux et Vray, op. cit., p. 10. 334 Ibidem, p. 10. 335 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 47.

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Pour que les photographies puissent être perçues, lues et comprises en tant que signes de

communication, elles doivent donc être accompagnées d’un contexte verbal. Comme le remarque

Marianne Hirsch, ce sont justement les mots qui peuvent aider à découvrir le sens qui se trouve

derrière une image : « [o]nly words could pull back the curtain, but can the words reveal, can

they empower us to imagine what’s behind the surface of the image336? » Certes, un

commentaire verbal aide à s’imaginer, à deviner ou à reconstruire au moins une partie de

l’histoire sauvegardée sur la photo, mais il ne garantit jamais une explication pleine et objective

de la scène représentée. L’accès à l’image est immédiat, celle-ci se dévoile devant nos yeux

instantanément, mais il faut quelques moments pour que nous puissions la comprendre,

l’éprouver. Le commentaire d’accompagnement donne du temps pour réfléchir, et explique ce

que nous voyons : « le mérite du texte consiste sans doute à nous permettre cet écart entre

l’image et le verbe. Tant il est vrai que l’émotion commence où s’arrête le discours337 ». La

verbalisation de ce que nous avons regardé cristallise les sensations évoquées et laisse saisir le

vrai sens de l’image. Cependant, il est impossible de ne pas être d’accord avec la constatation de

Sylvie Jopeck, qui note : « [m]ais si l’image est là et montre sans doute possible les détails d’une

scène, l’écriture vient en modifier le sens : regarder une photographie par les yeux d’un autre –

l’écrivain –, c’est accepter sa subjectivité et sa sensibilité338 ».

Sans commentaire, les photographies sont muettes. Avec un commentaire, elles ne

dévoilent qu’une partie de leur sens, celle choisie ou connue par le narrateur. Dans chaque

situation, les images gardent un peu de leur mystère. C’est pourquoi, commentées ou non, mais

336 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 2. 337 Dembaus, Thierry, « La scénographie picturale du masque Stuart ou le texte imaginaire », dans Texte/image :

nouveaux problèmes : Colloque de Cerisy, Liliane Louvel et Henri Scepi dir., Rennes, Presses universitaires de

Rennes, 2005, p. 102. 338 Jopeck, op. cit., p. 92. L’orthographe originale.

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incorporées dans un récit autobiographique, dont la qualité apparente est l’authenticité des faits

racontés, les photographies n’ajoutent pas uniquement la dimension documentaire ou

référentielle. Au contraire, elles apparaissent en même temps comme la source d’« une

déformation supplémentaire339 ». Dans ce cas-là, la représentation autobiographique repose sur

une mémoire souvent sélective, sur l’écriture déformante par sa nature et sur le support

photographique, dont le sens reste partiellement caché ou construit. De nos jours encore, la

conscience populaire investit ces deux moyens de représentation d’un statut véridique

particulier : « […] autobiography and photography are commonly read as though operating in

some stronger ontological world than their counterparts, fiction and painting, despite both logic

and a history of scholarly attempts that seem to have proven otherwise340 ». Cependant, comme

le constate Timothy Dow, cette croyance n’est pas justifiée. Au lieu de renforcer leur capacité

respective à dépeindre le réel, la jonction de l’écriture autobiographique et de la photographie

semble plutôt la mettre en question. L’écriture se caractérise par un progrès logique, le lien

causal entre les événements racontés, qui ont pour but d’assurer une cohérence du texte, tandis

que « [l]’instantanéité inhérente à l’acte photographique341 » cause un éclatement du récit et

fragmente la représentation. En apparence, ce sont les images qui dominent le récit. Tout

d’abord, elles organisent et maîtrisent l’espace paratextuel ensuite elles attirent le lecteur et

conditionnent la réception de l’œuvre. Les clichés photographiques dévoilent une certaine

vulnérabilité du référent (ils l’exposent sans qu’il puisse guider ou orienter la « lecture » faite par

le spectateur) et le texte autobiographique a pour but une reprise de contrôle sur la représentation

339 Ibidem, p. 97. 340 Dow, op. cit., p. 467. 341 Fève, Nicholas, « Rhétorique de la photographie dans l’autobiographie contemporaine : Des Histoires vraies de

Sophie Calle », dans Reading Images and Seeing words, Alan English, Rosalind Silvester dir., Amsterdam, Rodopi,

2004 p. 162.

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100

du soi : [a]utobiography is itself an exertion of control over self-image, for in writing an account

of one’s own life, one authorizes the life, claiming a kind of privilege for one’s own account

342 ». Les mots ressaisissent alors le pouvoir par leur habileté de donner du sens à ce qui est

muet, et ce sont eux qui finalement animent les images et évaluent leur apport : « […] c’est

l’écrit qui va déterminer si l’image est jugée vraie ou bien s’il s’agit d’un simulacre343 ». Par

conséquent, il y a une tension entre les photos et les textes autobiographiques. En outre, cette

tension inhérente entre les photos et les textes autobiographiques se transforme en un rapport

paradoxal lors de leur fusion dans les récits : en dépit de la valeur référentielle particulière dont

on les investit communément, ces deux moyens de représentation minent réciproquement leur

capacité représentationnelle et engendrent des formes hybrides. Selon Danièle Méaux, les

photographies insérées dans les textes « […] appara[issent] comme un objet problématique, qui

articule[nt] de manière complexe ancrage dans le réel et ouverture à l’imaginaire344 » :

[p]ar ailleurs, dans un certain nombre d’œuvres amorcées dès les années soixante-dix, les

photographies se conjuguent au texte pour construire des formes narratives complexes,

oscillant entre autobiographie et fiction. Dans ces travaux, qui souvent exploitent l’espace

du livre, la valeur testimoniale des images argentiques permet d’activer le récit ; la

photographie à la fois ancre dans l’expérience passée et fonctionne comme embrayeur

fictionnel345.

Les photos incluses dans un texte autobiographique devraient servir de support pour reconstruire

une histoire personnelle et pour présenter une vision logique et complète de soi. Cependant, en

fournissant de nombreuses perceptions et représentations d’une même personne, elles

introduisent une certaine incohérence dans l’élaboration du soi autobiographique. « Se mettre en

scène photographiquement, c’est essayer de se rattraper, mais c’est aussi contribuer à une

342 Haverty Rugg, op. cit., p. 4. 343 Fève, op. cit., p. 161. 344 Méaux et Vray, op. cit., p. 12. 345 Méaux et Vray, op. cit., p. 10. L’orthographe originale.

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prolifération de soi-même346 » – remarque Nicholas Fève, et cette tentation de saisir le noyau, la

vraie nature de soi, est cause de confusion représentationnelle. Comment alors identifier la voix

avec la pluralité et l’hétérogénéité des visages ? Les photos possèdent une valeur indicielle, car

elles se caractérisent par la contiguïté physique avec le sujet représenté à un moment précis de sa

vie et dans un endroit bien défini. Cependant, l’éphémère de la scène captée, ainsi que la

délimitation spatiale et temporelle ne permettent pas de saisir ce qui transcende la photo, et de

présenter un être humain dans son unité et intégralité. Toute la dimension immatérielle de la

personne semble échapper à la photographie, sauf à de rares exceptions, telles que « La Photo du

jardin d’hiver » présentée par Barthes dans La Chambre Claire. Mais même dans ce cas précis,

la représentation n’était pas idéale non plus. L’image photographique tellement précieuse pour

Barthes, saisissait l’essence de la personnalité de sa mère, mais en tant que petite fille, donc telle

qu’il ne l’a jamais vue. Dans chaque éventualité, il y a une partie qui est absente. C’est pourquoi

Linda Haverty Rugg note que les images devraient être lues comme « métaphore visuelle d’un

soi divisé et multiple347 ». Les photographies sont toutes vraies, partiellement, donc mensongères

en même temps. Au sein d’une œuvre autobiographique, elles forment un ensemble, un symbole,

dont le sens et l’essence se trouvent au-delà ; les mots ont pour but alors de faire ressortir ce

qu’elles dissimulent. Selon Linda Haverty Rugg, le sujet écrivant en est conscient et son écriture

repose sur : « the awareness of the autobiographical self as decentered, fragmented, and divided

against itself in the fact of observing and being; and the simultaneous insistence on the presence

of an integrated, authorial self, located in a body, a place, and a time348 ». Ainsi, la tâche de

rendre la réalité d’une vie dans sa complexité se dévoile comme un vrai défi.

346 Fève, op. cit., p. 164. 347 Haverty Rugg, op. cit., p. 1. Moi qui traduis. 348 Ibidem, p. 2.

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« Photography is constructed as it constructs.349 » – remarque Haverty Rugg. Juste

comme l’écriture, la photographie est un moyen de représentation travaillé, et la lecture des

images peut se faire sur deux niveaux ; elles peuvent être perçues juste comme « un miroir du

réel350», ou bien comme un message qu’il faut lire et interpréter. C’est au lecteur de décider s’il

comprendra les images dans le texte autobiographique littéralement et superficiellement, ou s’il

cherchera à retrouver du sens au-delà de ce qu’elles représentent. Il a alors le choix de faire une

lecture superficielle et de n’y voir qu’un conte des événements vécus, ou bien, de se plonger dans

le décodage et l’interprétation, donc dans la lecture « sophistiquée351 », et d’assister au processus

de développement personnel du sujet écrivant, car à travers leur création, les autobiographes

s’épanouissent et se découvrent, ils murissent et se construisent, en donnant au lecteur

l’opportunité d’en devenir témoin.

Comme le note Éric Dupont : « [l]a photographie et l’écriture se rencontrent pour rendre

l’écriture du passé indissociable de la mémoire des images qui en restent352 ». Néanmoins,

l’interaction entre le visuel et l’écrit sera unique pour chaque œuvre, c’est pourquoi il sera

toujours intéressant de voir comment ces deux systèmes de représentation s’unifient dans le

même but de « rendre compte de la réalité et de l’intimité353 », en construisant en même temps,

de nouvelles formes d’expression et « de complexes mythologies individuelles354 ».

Les interactions entre le texte et les images photographiques influencent de façon

importante l’évolution identitaire des deux autobiographes. Cependant, comme nous l’avons déjà

349 Ibidem, p. 9. 350 Dubois, op. cit., p. 19. 351 Haverty Rugg, op. cit., p. 9. 352 Dupont, Éric, « L’image photographique et l’oubli dans la création littéraire ; l’exemple de Marguerite Duras et

de Christoph Hein », Études littéraires, vol. 28, no 3, 1996, p. 57. 353 Jopeck, op. cit., p. 38. 354 Méaux et Vray, op. cit., p. 10.

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remarqué, le processus de remémoration, l’approche à l’écriture, la sensibilité esthétique, ainsi

que le support utilisé par chaque auteure ne sont pas pareils. En conséquence, comme nous le

verrons dans les chapitres suivants, leurs récits autobiographiques se distinguent nettement en

offrant une expérience de lecture incomparable.

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Chapter 2 : Dé-voilement du passé dans Le Voile noir d’Anny Duperey : de la lutte contre le néant à l'enquête sur soi.

I took a photograph of him, and as we watched the paper in the

developing pan his face appeared. He laughed. And I laughed, too.

It was I who’d taken the picture, and if it was proof of his

existence, it was also proof of my own355.

Nicole Krauss

Il faut savoir oublier pour goûter la saveur du présent, de l’instant

et de l’attente, mais la mémoire elle-même a besoin de l’oubli : il

faut oublier le passé récent pour retrouver le passé ancien356.

Marc Augé

Du trauma à une libération psycho-émotionnelle

Le dimanche 6 novembre 1955 les parents d’Anny Duperey, Ginette et Lucien Legras,

meurent asphyxiés au monoxyde de carbone dans leur salle de bain. Anny, alors âgée de 8 ans,

découvre leurs corps. Suite au traumatisme du décès de ses parents, Anny Duperey perd les

355 Krauss, Nicole, The History of Love, WW Norton, 2006, p. 82. 356 Augé, Marc, Les formes de l’oubli, Paris, Manuels Payot, 1998, p. 7.

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souvenirs qui précédent leur mort, c’est-à-dire, tous les souvenirs acquis lors de son enfance avec

les ses parents. Cette tragédie divise à jamais la vie d’Anny ; à partir de ce moment-là, il y aura

toujours un « avant357 » et un « après » (VN, p. 39).

Pendant trente cinq ans, Anny Duperey garde le silence sur ce drame. Elle évite de parler

de cette journée tragique et elle fuit tout ce qui y est relié. Se taire, ne pas y penser, c’est une

façon de se protéger bien que ce ne soit pas une solution. Le problème demeure : masqué et en

conséquence irrésolu. Enfin, cette souffrance dissimulée et l’inconfort de l’amnésie incitent

Duperey à extérioriser sa douleur ; elle se met donc à écrire. Son récit d’ordre autobiographique

est illustré de nombreuses photographies prises par son père – photographe de profession, qui a

laissé des clichés photographiques d’une qualité exceptionnelle et d’une grande valeur artistique.

Une vingtaine d’années après sa mort, ces images suscitent un vif intérêt de la part de sa fille.

Aussi décide-t-elle tout d’abord d’en faire un album et de le publier. Au fil du temps, le projet

prend de l’ampleur et aboutit à la production de trois œuvres reliées entre elles par des liens plus

ou moins étroits.

En premier lieu, elle publie Le Voile noir (1992), un récit qui réunit un nombre

considérable de photographies (plus précisément 64, y compris l’image de la première de

couverture) ainsi qu’un long discours autobiographique358. Dès le début, la relation texte/image

s’annonce fondamentale et « symbiotique359 ». Les images photographiques étant à l’origine de

357 Duperey, Anny, Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 22. C’est ainsi qu’Anny Duperey exprime une

sorte de discontinuité qui marque sa vie ; c’est la mort de ses parents qui trace la limite entre les deux étapes. Toutes

les références à ce texte seront désormais indiquées par le numéro de la page et le titre abrégé VN, et placées entre

les parenthèses dans le texte. 358 Voir Clemmen, Yves, Photographic Construct and Narrative Imagination: An Approach in Contemporary

French and American Literatures. Thèse, U Illinois at Urbana-Champaign, 1994, p. 127 : « […] literary production

which is fairly unusual in its concept and which combines photographs, photographer and beholder in an affective

discourse: Anny Duperey’s ». 359 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),

[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105].

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l’écriture d’Anny Duperey, elles ont une fonction de déclencheur et d’organisateur du texte. En

plus, elles acquièrent une valeur et une signification propres grâce au discours qui les

accompagne. Le Voile noir est un espace où les photographies nourrissent le texte et où le texte

ranime les images.

La deuxième publication, intitulée Lucien Legras, photographe inconnu (1992), a pour

but de rendre hommage au talent de son père – Lucien Legras, photographe et membre du

« groupe des sept360 ». Ce bel album présente de nombreuses images photographiques en noir et

blanc, déjà publiées en partie dans Le Voile noir. Les photographies sont ici accompagnées de

brefs commentaires d’Anny Duperey et de sa sœur – Patricia Legras. Ces deux textes concis

mais touchants lèvent le voile sur le sort de ces deux femmes qui ont vécu la même tragédie.

Le troisième texte – Je vous écris… (1993) – est une continuation de la réflexion

introspective ainsi que la transcription de ses réactions après la rédaction du Voile noir. Ce récit

contient aussi des extraits de lettres reçues suite à la publication du premier volume. La nature

dialogique du Voile noir et de Je vous écris… se distingue donc très nettement : « [s]orte de

justification a posteriori du Voile noir, Je vous écris... dévoile le jeu de correspondances qui s'est

établi entre la vie et les rêves de l'auteur et le contenu des lettres qui lui étaient alors

360 À ne pas confondre avec Le Groupe des Sept qui rassemble des peintres canadiens du début du XXème siècle.

Selon l’explication de l’auteure, le « groupe des sept » se composait de : « [s]ept photographes amis travaillant et

exposant leurs œuvres ensemble ». (VN, p. 129) L’auteure fournit plus de détails concernant ces artistes dans

l’ouvrage Lucien Legras, photographe inconnu : « [l]e Groupe des 7 a été créé en 1950, à Rouen, par Lucien Legras

et des amis passionnés comme lui par les moyens d’expression techniques et artistiques que leur offrait la

photographie. […] Le groupe s’est consacré tout entier au noir et blanc et à ses virtualités profuses, du travail sur la

matière, les lignes et les perspectives aux recherches d’abstraction pure, du reportage d’actualité aux “moments

volés” à l’humble vie quotidienne ». (LLPI, p. 57) Les photographes qui y appartenaient : « Bernard Lefebure, Émile

Guérin, Lucien Legras, Philippe Rougelin, Raymond Journeaux, Burchell, Gilbert Robillard […] » (LLPI, p. 61).

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envoyées361 ». Dans le premier texte, le processus de guérison avance grâce à l’interaction entre

les morts et les vivants, entre le texte et les images, alors que dans le deuxième récit, c’est

l’échange des idées entre l’autobiographe et ses lecteurs qui procure des effets thérapeutiques.

Comme le remarque Véronique Cauhape : « [a]u bout du compte, plus qu'un hommage rendu par

un auteur à des lecteurs anonymes et pourtant si près, Je vous écris... témoigne d'un véritable

échange d'amour362 ».

Ces trois textes, à caractère très personnel, jouent un rôle important dans le processus de

guérison émotive de l’auteure. La publication de l’album Lucien Legras, photographe inconnu a

en quelque sorte permis à Anny Duperey de s’approcher de la figure de son père, tandis que ses

propres témoignages : Le Voile noir et Je vous écris…, l’ont incitée à une relecture et à une

réinterprétation de la journée fatale du décès tragique de ses parents. En conséquence, l’écriture

et la publication de ces trois volumes ont eu un impact important et salutaire sur la vie de

l’auteure.

À vouloir retracer le cheminement d’Anny Duperey vers une guérison qu’elle pensait

impossible, plusieurs questions s’imposent : qu’est-ce qui a amené l’auteur à décider de dévoiler

son passé à ce moment précis ? Pourquoi choisit-elle ce type d’expression pour transcrire son

expérience douloureuse ; soit un texte autobiographique illustré de photographies ? Comment

procède-t-elle dans la recherche et la re-construction de son soi blessé ?

Quand Anny Duperey décide de se lancer dans la rédaction du Voile noir, elle semble

avoir épuisé tous les recours qui lui auraient procuré une sorte d’apaisement ou de soulagement

de sa douleur. Ce chagrin, secret jusqu’à l’écriture du Voile noir, pèse constamment sur sa vie.

361 Cauhape, Véronique, « Recueil d'un certain nombre de lettres reçues après la publication de son livre “le Voile

noir”, “Je vous écris...”, de la comédienne Anny Duperey, révèle la fulgurance d'un dialogue entre un auteur et ses

lecteurs », Le Monde, 1 novembre 1993. 362 Cauhape, op. cit., 1 novembre 1993.

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Dans son texte, l’écrivaine raconte l’impossibilité d’en parler ouvertement à son

psychothérapeute, d’où l’inefficacité de cette tentative de traitement professionnel. Elle

mentionne également les démarches qu’elle a entreprises pour partager son passé avec un ami. Il

aurait pu être en mesure de lui servir d’auditeur sensible et compatissant car il a lui-même

survécu à la mort de ses parents tués dans un camp de concentration. Malheureusement, dans les

deux cas, l’auteure échoue. Elle ne peut aller jusqu’au bout et dévoiler son passé traumatique ;

elle reste bloquée. Ainsi, ce projet d’écriture semble-t-il pour l’écrivaine la seule possibilité de

retrouver la paix intérieure, ou de faire face à la réalité vécue et essayer enfin de l’accepter. La

stratégie d’évitement employée par l’autobiographe pendant des années ne suffit plus et le

recours à l’écriture de soi s’avère un traitement assez efficace.

Ainsi, le but principal du présent chapitre est-il de présenter et d’analyser le processus

d’auto-guérison de l’auteure à l’œuvre dans Le voile noir. Il se décompose selon les étapes qui

ont marqué la guérison affective traversée par la narratrice, soit : une quête identitaire, une

tentative de remémoration et une redéfinition du passé. Les deux premières sections aborderont

le thème de la genèse du projet ainsi que celui de la mise en phase avec le lecteur potentiel du

récit. La troisième se focalisera sur le processus de remémoration stimulé par l’écriture

autobiographique. Les trois segments qui suivent s’articuleront autour de la découverte de soi et

du rétablissement des liens avec le passé par le biais des rapports entre le texte et les images

photographiques. L’avant dernière section portera sur les effets thérapeutiques de l’écriture de

soi alors que la partie conclusive visera à mettre en avant les mécanismes qui ont contribué à

l’expérience transformative vécue par l’auteure tout au long de la rédaction de ce texte d’ordre

autobiographique.

La composition des ouvrages Le voile noir et Je vous écris… est très réfléchie et non

moins significative. Aussi semble-t-il nécessaire d’examiner, dans un premier temps, le riche

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paratexte qui caractérise ces deux récits d’Anny Duperey. Il importe de remarquer que ce même

aspect d’inventivité qui a comme but d’attirer le public est également présent dans l’écriture

d’Annie Ernaux et sera étudié dans le chapitre suivant.

Séduction contextuelle et paratextuelle – texte, images et aura de secret

Dans son ouvrage théorique intitulé Seuils, Gérard Genette remarque que :

[l]’œuvre littéraire consiste exhaustivement ou essentiellement, en un texte, c’est-à-dire

(définition très minimale) en une suite plus ou moins longue d’énoncés verbaux plus ou

moins pourvus de signification. Mais ce texte se présente rarement à l’état nu, sans le

renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales

ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait

pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles lui appartiennent, mais qui en tout cas

l’entourent et le prolongent […]363.

Le paratexte joue donc un rôle important dans la communication initiale entre l’auteur et le

lecteur. Chaque élément enrichit la signification du récit et influence sa réception, ce qui est

justement le cas du Voile noir d’Anny Duperey. À examiner les composants du paratexte tels que

le nom de l’auteure, le titre, la couverture, les épigraphes, les sous-titres etc., plusieurs données

nous instruisent, surtout celles sur les relations familiales de l’auteure. Tous ces éléments

s’harmonisent et créent une aura spécifique autour de ce récit.

Avant même de considérer le nom de l’auteure ou le titre du texte, le lecteur, qui prendra

dans la main un exemplaire du Voile noir, sera, tout d’abord, attiré par une photo en sépia

imprimée sur la couverture. Un bref survol de ce volume permet de noter immédiatement

l’importance du visuel en tant que moyen d’expression, et la page de titre comporte le nom de

Lucien Legras qui est bien désigné comme l’auteur des photos qui illustrent ce texte. La

363 Genette, op. cit., p. 7.

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photographie sur la première de couverture représente un jeune homme souriant, dont le regard

est clair et confiant. Il tient un appareil photo dans la main. Nous voyons également une fillette à

moitié cachée derrière son dos. Assis dans un avion qui fait partie d’un carrousel, ils flottent dans

l’air, détachés du monde et de la réalité floue qui les entoure. Les deux paraissent heureux et

insouciants. Ils sont en train de vivre un moment de joie simple, enfantine, non troublée par les

ennuis quotidiens.

Figure 1 : La première de couverture du Voile noir.

Toutefois, plus nous scrutons la photo, plus nous avons l’impression que les personnages

représentés sur cette image photographique sont déréalisés. Les vêtements et les accessoires

datés révèlent que la photo n’est pas contemporaine, qu’elle a été prise il y a une quarantaine

d’années. En effet, comme il s’avèrera au cours de la lecture, les personnes captées sur cette

photographie ne sont plus de ce monde. Le jeune homme est décédé, et cette fille, joyeuse et

innocente, a disparu après avoir vécu un trauma qui l’a marquée pour la vie. Néanmoins, le

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contexte étant absent, cette photographie touche par sa simplicité et son charme, ainsi que par sa

capacité à saisir un moment de bonheur éphémère. Par sa beauté et sa légèreté, elle contraste

avec le titre qui annonce le contenu sérieux, voire tragique de ce livre.

Le Voile noir est un titre assez singulier pour un récit autobiographique qui devrait

célébrer une vie de son auteur. Évidemment, l’association immédiate répandue dans la culture

occidentale, est celle liée au voile noir porté par les femmes pendant les funérailles, ou après la

mort d’une personne proche. Toutefois, l’auteure élargit la signification cachée derrière ce

morceau de tissu : « [j]e n’ai aucun souvenir de mon père et de ma mère. Le choc de leur

disparition a jeté sur les années qui ont précédé un voile opaque, comme si elles n’avaient jamais

existé. » (VN, p. 7) Pour Anny Duperey, ce « voile » n’est donc pas un simple signe de deuil,

mais il incarne aussi ses plus grands ennemis : son amnésie et sa vision tordue de ce qui s’est

passé. Le choc et le trauma qu’elle a vécus l’ont privée de la plupart des souvenirs de son

enfance. Sans aide, sans travail psychologique et émotionnel approprié qui auraient pu atténuer

les conséquences de cette expérience néfaste et sans vraiment comprendre ce qui s’est passé, la

petite Anny s’est construit un certain récit364 de sa vie qui l’unit à ses parents dans une relation

unilatérale, pénible et trompeuse. Cette situation n’est pas très loin du phénomène aéronautique

appelé « le voile noir » qui se réfère aux « troubles de la vision affectant, en l'absence

d'équipement spécial, les pilotes d'avions de combat soumis à de fortes accélérations365 ». Dans

des conditions extrêmes, sans point de repère, il est parfois impossible de garder la perception

364 Voir Sacks, Oliver, The Man Who Mistook His Wife For a Hat, Gerald Duckworth &Co. Ltd. The Old Piano

Factory, London, 1985, p. 105. « If we wish to know about a man, we ask ‘what is his story – his real, inmost story?’

– for each of us is a biography, a story. Each of us is a singular narrative, which is constructed, and continually,

unconsciously, by, through, and in us – through our perceptions, our feelings, our thoughts, our actions; and not

least, our discourse, our spoken narrations. Biologically, physiologically, we are not so different from each other;

historically, as narratives – we are each of us unique ». 365 Larousse Encyclopédie, (12 novembre 2014),

[http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/photojournalisme/79352]

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claire et distincte de la situation. Depuis des décennies, l’auteure porte, de façon métaphorique,

le voile de l’oubli et le fardeau d’un seul souvenir d’enfance qui pèsent, tous les deux, sur tous

ses choix et toutes ses décisions. L’absence tragique des parents perturbe et domine toute sa vie.

Cependant, une fois la lecture de l’ouvrage achevée, le titre exige une réinterprétation. Ce

« voile noir », de prime abord jugé comme un élément oppressif, devient par la suite une marque

d’une certaine libération. Le voile de l’oubli n’est jamais levé, car le processus de la

remémoration échoue, mais grâce à l’écriture, l’auteure arrive à changer la façon de percevoir ses

sentiments et les expériences vécues. Enfin, elle est prête à commencer le travail de deuil, elle

accepte donc de porter son voile noir, un signe de deuil, de façon volontaire avec l’espoir de

pouvoir l’enlever un jour. Il devient donc aussi un signe d’une grande transformation intérieure

qui lui permettra de reprendre sa vie à elle, en se concentrant sur l’avenir et non pas sur le passé.

Ce titre, Le voile noir, paradoxalement n’est pas imprimé en noir, mais en rouge, presque au

milieu de la page de couverture. Le symbolisme de la couleur rouge est riche. C’est une couleur

de fortes émotions, mais aussi la couleur du sang. En effet, ce récit autobiographique est sans

aucun doute imprégné de toutes sortes d’émotions, du chagrin jusqu’à l’espoir, vécues et re-

vécues par l’écrivaine pendant la rédaction. En plus, l’effet thérapeutique qu’il permet

d’atteindre repose sur la re-construction des liens du sang, des liens familiaux entre l’auteure et

ses parents décédés. Le titre de ce texte frappe tant du point de vue de sa signification que de son

aspect graphique.

Sur la page de couverture (Figure 1), juste au dessus du titre, se trouve le nom de

l’auteure qui prend une place presque aussi importante que ce dernier. Sans doute, la renommée

d’Anny Duperey en tant qu’actrice et écrivaine déjà reconnue attire facilement le public. C’est

surtout son nom de famille en caractères gras qui saute aux yeux. Selon Genette « le pseudonyme

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est déjà une activité poétique, et quelque chose comme une œuvre366 ». En effet, Anny

Duperey s’appelle en réalité Anny Legras367. L’histoire liée à son pseudonyme est aussi

intrigante que significative et fournit matière à interprétation, ce qui confirment les observations

de Gérard Leclerc : « [c]’est qu’en effet le pseudonyme, loin de rester confiné dans sa fonction

première de masque protecteur, a acquis désormais des significations psychologiques,

symboliques et culturelles de plus en plus nombreuses et de plus en plus fines368 ». Cependant,

c’est seulement dans Je vous écris… que l’écrivaine présente des interprétations relatives à son

nom de famille proposées par les lecteurs du Voile noir, qui se révèlent très pertinentes

concernant son histoire personnelle. Un lecteur remarque qu’il est possible de transcrire son nom

comme suit : « Anny Du Père est » (JVE, p. 212). Une autre note que le déplacement des syllabes

résulte en l’anagramme suivant : « EST.PER.DU369 ». Les deux interprétations semblent être

justifiées sans s’exclure mutuellement. Anny Duperey est en effet perdue, dans ses émotions,

dans ses jugements, dans ses questionnements. À un moment donné, la jeune Anny, sciemment

ou non, décide de se construire en tant que personne et artiste et elle commence par se trouver un

nouveau nom. Un nouveau nom pour une jeune artiste ; une nouvelle identité pour une nouvelle

étape de vie, pour un nouveau départ. Comme l’explique Leclerc, c’est une motivation naturelle :

[l]e pseudonyme peut signifier également : je suis dans et par l’écriture autre que celui

que j’ai été avant l’écriture. Je suis celui que me fait être l’écriture de l’œuvre. Ce que je

suis pour les autres, ce que je suis pour l’état civil, c’est mon nom de famille, le nom de

mon père, de mes ancêtres. Par le pseudonyme, je signe d’un nom propre, d’un nom que

j’ai choisi, le texte qui m’est propre. Un pseudonyme, a-t-on pu dire, est un nom rêvé, un

nom de rêve. Se nommer soi-même, c’est (du moins dans le fantasme) naître à nouveau,

366 Genette, op. cit., p. 53. 367 Comme nous verrons plus tard, le changement de nom dans le cas d’Annie Ernaux a également une dimension

symbolique dans le contexte de son évolution identitare. 368 Leclerc Gérard, Le sceau de l’œuvre, Paris, Seuil, 1998, p. 239. 369 Duperey, Anny, Je vous écris…, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 212. Toutes les références à ce récit seront

désormais indiquées par le numéro de la page et le titre abrégé JVE, et placées entre parenthèses dans le texte.

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et même naître de soi, s’engendrer soi-même : être un « homme nouveau » qui soit aussi

un self-made man370.

Elle commence donc sa carrière de comédienne sous le nom de Duperey. À partir de ce moment-

là, pour ceux qui feront sa connaissance, elle ne sera plus la fille qui a perdu ses parents ; ils

n’auront pas accès à cette partie de son histoire. Elle sera connue grâce à ces accomplissements

dans sa vie « d’après ». Dans Le Voile noir, l’auteure explique exactement comment elle a choisi

ce pseudonyme : elle a repris le nom de famille du deuxième mari de sa grand-mère, celui de

Duperray et en y a apporté un petit changement :

[q]uand je cherchais un pseudonyme d’actrice, vers mes dix-sept ans, j’ai pris son nom,

en le modifiant un peu. A l’époque, je ne m’expliquai pas pourquoi le sien m’avait

semblé couler de source, à l’exclusion de tout autre. C’était, je crois, la reconnaissance

d’une filiation que j’aurais désirée. Il était mon grand-père choisi. (VN, p. 48)

Le nom « Dupperay » est donc devenu « Duperey », mais l’adoption de ce pseudonyme contredit

l’idée formulée par Leclerc que le changement du nom implique le désir de se débarrasser

complètement de l’héritage familial371. Ce choix fait par l’auteure a été dicté par le besoin de re-

construire un certain enchaînement généalogique avec sa famille, mais selon ses propres

conditions. Il est donc vrai aussi que, d’une part, l’écrivaine désire couper les liens avec le passé,

s’en libérer. Mais d’autre part, il est clair qu’elle cherche à sceller son histoire avec celle de sa

famille. Duperey reprend donc le nom de son grand-père qui, lui aussi, avait une âme d’artiste, et

qui, tout comme elle, a choisi de faire partie de cette famille. La narratrice dépeint la figure de ce

grand-père à peine connu avec des mots pleins d’affection accompagnés d’un portrait

photographique lyrique fait par son père représentant un homme calme dont le regard se perd

dans une rêverie :

370 Leclerc, op.cit., p. 239. 371 Voir Leclerc, op.cit., p. 243 : « Se choisir un nom différent de celui qu’on a « hérité », c’est couper les racines

pater-maternelles, c’est se réinventer en se « renommant ». C’est chercher à « être renommé » par les autres, c’est-à-

dire, à travers la renommée, être identifié par eux à travers ce nom que j’ai choisi ».

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Figure 2 : « Pépé Duperray372 », (VN, p. 45).

Cette filiation se fonde donc sur une décision et sur une ressemblance de goûts et d’intérêts. Un

fait frappant est qu’une vingtaine d’années plus tard, les mêmes mécanismes agiront dans la re-

construction de la relation entre l’écrivaine et son père décédé. La publication et l’usage que

l’auteure fait des photographies laissées par Lucien Legras confirment qu’en effet « Anny Du

Père est » (JVE, p. 212), et la photo du Pépé Duperray publiée dans Le voile noir participe à la

restauration de la filiation artistique entre trois individus issus de trois générations. Catherine

Wieder mentionne la « généalogie d’artiste (le père photographe, la fille comédienne)373 »,

ajoutons ici encore – le grand-père musicien – et on ne peut pas se débarrasser de l’impression

qu’il existe ici une vraie continuité : trois générations d’artistes cela ne peut pas être un hasard.

372 Les photographies seront référencées par le numéro de page qui se trouve en face. 373 Wieder, Catherine, « “Des analyses du texte.” À propos du Voile noir d’Anny Duperey », Psychanalyse à

l’Université, vol. 19, no 73, 1994, p. 147.

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Nous avons déjà mentionné dans le chapitre théorique que le nom de l’auteur joue un rôle

décisif dans la constitution du « pacte autobiographique374 ». Philippe Lejeune affirme encore

que « l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage375 » y est essentielle pour qu’un texte

puisse être qualifié d’autobiographique. Dans ce cas précis, il faut quand même noter que le

pseudonyme utilisé par l’écrivaine ne vise en aucun cas à cacher son identité, car elle est connue

justement du grand public sous le nom de Duperey. Cependant, les photographies qui

apparaissent dans ce livre montrent uniquement l’auteure encore enfant. Elles ne peuvent donc

servir de moyen d’identification. De plus, la page de titre ne porte aucune « indication

générique376 ». En conséquence, le lecteur du Voile noir ne peut savoir à quel type de texte il

doit s’attendre. Cependant, la quatrième de couverture, présente une courte note, assez

personnelle, en partie tirée de l’introduction et signée « A. D. », où l’auteure explique son choix

des dédicataires : c’est en quelque sorte tout à la fois un déni de dédicataires tout en les

reconnaissant par le seul fait d’en parler :

[l]eur dédier ce livre me semble une coquetterie inutile et fausse. Je n’ai jamais déposé

une fleur sur leur tombe, ni même remis les pieds dans le cimetière où ils sont enterrés.

Sans doute parce que obscurément je leur en veux d’avoir disparu si jeunes, si beaux,

sans l’excuse de la maladie, sans même l’avoir voulu, quasiment par inadvertance. C’est

impardonnable. (VN, quatrième de couverture).

Le choix de ce fragment ne peut pas être fortuit, car, d’une part, il implique que ce récit peut être

considéré comme un témoignage personnel de l’auteure et, d’autre part, l’aspect aussi

controversé qu’ambigu de ce message intrigue le lecteur à tel point qu’il se sent quasiment forcé

de jeter un coup d’œil à l’intérieur du livre.

374 Lejeune, Philippe, L'autobiographie en France, Paris, A. Colin 1971, p. 24. 375 Ibidem, p. 14. 376 Genette, op. cit., p. 89.

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Si, mené par sa curiosité, le lecteur choisit de continuer à explorer le texte en question, il

y retrouvera tout d’abord deux épigraphes, l’une de Georges Perec, tirée de W ou le Souvenir

d’enfance :

[j]e sais que ce que je dis est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois

pour toutes. Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet

d’une parole absente à l’écriture ; le scandale de leur silence et de mon silence… J’écris.

J’écris parce que nous avons vécu ensemble. J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur

marque indélébile et que la trace en est l’écriture. L’écriture est le souvenir de leur mort

et l’affirmation de ma vie. (VN, p. 7)

Et la deuxième – anonyme : « [i]l n’est nulle douleur que le temps n’apaise. » (VN, p. 11) –

glosée par l’auteure elle-même : « [a]uteur inconnu et très certainement mort. Dommage.

J’aurais aimé lui demander : combien de temps ? » (VN, p. 11). De nouveau, nous sommes

confronté à un contraste mystérieux ; les reproches, les sentiments de regret et de révolte

exprimés dans la note sur la quatrième de couverture s’opposent ici à une expression de la

souffrance profonde et à la sensation de manque manifesté dans ces quelques phrases. En

conséquence, nous constatons que ces épigraphes fonctionnent sans doute comme « un

commentaire du texte377 », et révèlent dans une certaine mesure la thématique du récit. Surtout la

citation tirée de Georges Perec semble être symptomatique et riche de sens pour le texte de

Duperey. Pour les lecteurs familiers avec ce récit, par une simple association, cet extrait introduit

immédiatement les thèmes tels que la disparition des parents, le deuil, l’écriture à caractère

personnel, etc. En quelques mots, Perec raconte l’impossibilité de la langue d’exprimer la

désolation, de dire la perte, de représenter la tension et l’interdépendance entre la vie et la mort.

Ce court fragment, de façon raffinée, permet au lecteur d’anticiper, d’une certaine façon, la

thématique générale du récit de Duperey. En effet, la confirmation suivra aussitôt dans la

préface.

377 Genette, op. cit. p. 146.

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Juste après la citation de Perec, nous pouvons admirer une première photo en noir et

blanc représentant en avant plan une partie d’église au style gothique, et à l’arrière plan – un

édifice impressionnant, une cathédrale, aux contours flous et nimbés de brouillard.

Figure 3, (VN, p. 7)378.

Nous constatons que les images à caractère artistique incluses au sein du texte sont

rarement commentées par l’auteure. Certaines photos sont décrites en détail tandis que d’autres

semblent ne pas avoir de corrélation directe avec le texte, ni même avec le sujet du récit. Maintes

fois, les photographies ne sont même pas mentionnées dans le texte bien que leur présence au

sein de ce livre ne soit pas sans signification. Dans son étude du Voile noir, Yves Clemmen

regroupe les images non personnelles sous l’expression : « "the floating photographs"379 », et il

378 Les photographies seront indiquées par le numéro de page qui se trouve en face. 379 Clemmen, Yves, « Anny Duperey: The silence of photography », Romanic Review, novembre 1997, vol. 88, no 4,

p. 594.

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note que ces photographies, « not “seen” by the text-mainly water-landscapes380 », donc, non

abordées directement par le texte semblent n’être liées à la narration que grâce à leur apport

symbolique général faisant appel à la figure de son père : « [t]hese photographs respond directly

to the invocation of the father-photographer and function perfectly at the level of the fetish,

signifying loss and protection against the loss381 ». Cependant, si nous analysons de plus près le

contexte dans lequel ces photographies ont été intégrées, nous remarquons que les rapports entre

le texte et ces images sont encore plus étroits qu’il ne le semble de prime abord. Nous réalisons

alors qu’il y a une interaction, un échange de sens entre l’écrit et le visuel. Plusieurs

photographies non personnelles participent au discours de la narratrice en acquérant une

signification plus symbolique et en contribuant à la représentation de l’histoire racontée.

Rappelons ici que selon Linda Haverty Rugg, il faut s’adonner à une lecture « sophistiquée382 »

des photographies pour bien saisir la profondeur du sens créé par l’interaction entre l’image et le

texte. Il convient également, ainsi que le préconisent Berger et Mohr, de prendre en compte la

photographie comme un médium de communication dont le message peut varier en fonction du

contexte qui l’entoure383. De ce fait, à découvrir les photographies de Lucien Legras reproduites

dans l’album consacré à sa création et celles incluses dans Le Voile noir (plusieurs d’entre elles

sont doublées) plusieurs perceptions s’offrent au lecteur. Les photos de l’album, dont la plupart

sont les paysages naturels, décontextualisées et dépourvues de commentaires respectifs, se

380 Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography », op. cit., p. 594. 381 Ibidem, p. 594. 382 Haverty Rugg, op. cit., p. 9. 383 Voir Berger et Mohr, Another Way of Telling, New York, op. cit., p. 96-97: « It is because photography has no

language of its own, because it quotes rather than translates, that is said that the camera cannot lie. It cannot lie

because it prints directly. It is photographed precisely because the camera can bestow authenticity upon any set of

appearances, however false. The camera does not lie even when it is used to quote a lie. And so, this makes the lie

appear more truthful».

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révèlent en tant que perception subjective du monde extérieur384du photographe, tandis que

celles qui accompagnent le texte de Duperey, même si elles ne semblent pas interagir

directement avec le texte, représentent en quelque sorte les sentiments intimes et le monde

intérieur de l’autobiographe. Cette hypothèse qui implique un certain échange de sens entre le

visuel et l’écrit chez Duperey confirme dans sa thèse de doctorat Lisa Gunderman :

[t]he context of these photographs —and all photographs—plays a role in determining

their meaning. In another context, these photographs could show much less regret and

sadness, or even none at all. For example, if they were no longer grouped together in the

book and were instead displayed each one on their own, a sense of regret would disappear

from the viewers when confronted with a number of the photographs. Also, if the viewers

are unaware of the context of these photographs, especially concerning how they relate to

the tragedy, much of the regret disappears. An even more extreme example would be to

imagine the photographs being used for advertising purposes, in which ease they could

easily be colored with feelings of happiness and satisfaction as they attempt to sell a

product. These are just a few examples of ways in which context can and does change the

meaning of photographs385.

En d’autres mots : « [b]y changing the context in which we view a photograph, for example, we

might change our perspective and therefore read it differently386 », c’est pourquoi, les

photographies qui font partie de Lucien Legras, photographe inconnu et du Voile noir n’auront

pas nécessairement la même signification ou la même réception. Duperey fait donc un usage

conscient et diversifié des photographies de son père : elle sépare les images apparentées aux

photos de famille, où elle analyse les personnes représentées, de celles à caractère plus artistique,

dans lesquelles elle met en lumière tant la technique photographique que la valeur esthétique.

384 Voir Weston, op. cit., p. 173 : « By varying the position of his camera, his camera angle, or the focal length of

his lens, the photographer can achieve an infinite number of varied compositions with a single, stationary subject.

By changing the light on the subject, or by using a color filter, any or all of the values in the subject can be altered.

By varying the length of exposure, the kind of emulsion, the method of developing, the photographer can vary the

registering of relative values in the negative. And the relative values as registered in the negative can be further

modified by allowing more of less light to affect certain parts of the image in printing. Thus, within the limits of his

medium, without resorting to any method of control that is not photographic (i.e., of an optical or chemical nature),

the photographer can depart from literal recording to whatever extent he choses ». 385 Gunderman, Lisa, Collaborations and Resistances between Writing and Photography in late twentieth century

France, Diss. University of Illinois at Urbana-Champaign, 2004, p. 47- 48 386 Ibidem, p. 42.

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Toutes enrichissent le texte à leur façon et se prêtent à l’interprétation dans le contexte de

l’histoire racontée.

Nous pourrions dresser un parallèle entre la photographie reproduite ci-dessus (Figure 3)

et le processus d’écriture du Voile noir. L’église bien visible, mais captée sur la photo juste en

partie, représente cette portion de l’existence de l’auteure qui est bien claire et consciente, mais

coupée de sa vie « d’avant », alors que la cathédrale située au fond, mystérieuse et floue, peut

être perçue en tant que reflet de la période voilée par l’oubli, donc des années et des souvenirs

auxquels la narratrice n’a pas pour l’instant accès. Le regard qui cherche la cathédrale éloignée

doit surmonter les obstacles qui bloquent la vue et qui détournent l’attention du point d’intérêt.

De même, l’auteure devra se distancer de sa vie quotidienne et contourner de nombreuses

difficultés avant de pouvoir accéder au passé à travers le processus de remémoration. La distance

qui sépare ces deux édifices symbolise un écart entre le point de départ et le terme de ce projet

autobiographique. Elle représente le chemin qu’Anny Duperey doit traverser pour revisiter sa vie

et pour pouvoir se connaître et se comprendre. Cette image poétise l’idée de se trouver soi-

même, au fondement de ce récit de soi, et préfigure pour le lecteur une expérience riche en

sensations esthétiques de natures diverses.

Enfin, vers la fin de la préface, la narratrice explique la courte dédicace un peu

énigmatique : « A Pitou, donc. » (VN, p. 9), c’est-à-dire « […] à ma plus semblable au monde,

ma sœur […] » (VN, p. 8). Selon Genette : « [l]e dédicataire est toujours de quelque manière

responsable de l’œuvre qui lui est dédiée, et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son

soutien, et donc de sa participation387 ». En effet, Patricia Legras, la sœur de l’écrivaine, a

387 Genette, op. cit., p. 127.

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grandement contribué388 à la réalisation de ce projet. Gardienne des boîtes avec les négatifs, elle

est la seule à accompagner Anny Duperey dans leur exploration. D’ailleurs, elle est devenue

auteure du tirage des photographies qui font partie du Voile noir. Bien qu’il ne s’agisse pas du

propre vécu de Patricia, ce récit raconte la mort de ses parents, et s’affiche donc comme le lieu

symbolique des retrouvailles des deux sœurs séparées par un sort cruel.

Après avoir découvert ces quelques éléments paratextuels, le lecteur peut être d’autant

plus séduit par la beauté des images photographiques et la nature personnelle de ce récit dans

lequel les relations avec les membres de la famille détruite prennent une place essentielle dans

les réflexions autobiographiques de l’auteure. Ce texte d’introduction assouvit donc, au moins en

partie, la curiosité initiale du lecteur, puisque l’écrivaine explique le choix de la dédicace et

présente brièvement les circonstances qui l’ont incitée à rédiger ce texte.

Un autre élément du paratexte qui joue un rôle important pour la structure du texte, ce

sont les intertitres qui accrochent l’attention du lecteur en lui promettant une exploration plus

approfondie de ce récit. Du point de vue de la thématique qu’ils introduisent, il est possible de

sérier six catégories de « titres intérieurs389 ». La première catégorie inclut les titres qui font

référence aux parents et à la famille de l’auteure, comme par exemple : « La famille dans le

pré », « Pépé Duperray », « Papa-maman » etc. La seconde catégorie d’intertitres aborde le sujet

du traumatisme : « Le cauchemar fidèle », « Un boulet au cœur », « Le petit souvenir cruel », etc.

Ensuite, la troisième catégorie évoque la mort : « La commode-sarcophage », « Une seconde

d’inadvertance mortelle », « Faire son deuil », etc. La catégorie suivante se rapporte à la

photographie et se subdivise en deux thématiques : la première a trait aux titres qui mentionnent

388 En effet, Catherine Wieder partage également cette opinion. Voir Wieder, op. cit., p. 149 : « Par suite, chacune

des sœurs aurait pu, tour à tour, aider au dévoilement de l’énigme poursuivie, chacune, et pour l’instant Anny,

redispose les multiples paramètres intrigants dans une configuration de plus en plus intelligible : la gémellarité du

trauma organisera les signifiants en champs symbolique, elle créera cet ordre auquel chacune contribue ». 389 Genette, op. cit., p. 271.

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le médium photographique : « Le photographe », « Ce que me disent les photos », « Portrait

intemporel » etc. ; la seconde recourt indirectement aux images photographiques insérées dans le

texte : « La lionne », « L’aveugle », « Les maillots qui grattent » etc. Dans les deux cas, les

intertitres sont inspirés par les images photographiques qui accompagnent les chapitres

respectifs. Enfin, la dernière catégorie rassemble divers intertitres sans lien avec les catégories

susmentionnées, tels : « Le Robec », « La lettre sans réponse », « Les enfants sont charmants »

etc. Ces chapitres portent sur l’expérience personnelle de l’auteure et s’inscrivent dans la

thématique abordée par les intertitres appartenant à d’autres catégories, cependant, leur

signification demeure quelque peu obscure sans le contexte fourni par la narratrice. De ce point

de vue, ils s’inscrivent néanmoins dans la tendance générale d’autres éléments du paratexte qui

ont comme but d’intriguer ou d’enchanter le lecteur.

Contrairement au Voile noir, le deuxième volume à caractère autobiographique publié par

Duperey, à savoir Je vous écris…, est totalement dépourvu de « titres intérieurs390 », ce qui ne

veut certainement pas dire que le paratexte ne s’y présente pas de façon intéressante, loin de là.

Comme le note Genette : « […] il y a ensuite des types de textes liés à un régime essentiellement

oral, qu’ils programment ou dont ils dérivent, et pour lesquels le fait même de la performance

orale rendrait la présence d’intertitres difficile à manifester : discours, dialogues, pièce de

théâtre391 ». En effet, le titre Je vous écris… établit d’emblée un contact direct avec le lecteur.

Dès les premiers mots, l’auteure noue un dialogue avec celui qui pose les yeux sur la couverture.

La structure intérieure du texte, suit le même principe. D’emblée, nous nous sentons interpelés et

intrigués. Ce deuxième volume a été publié dans la même collection que Le Voile noir, et il

réplique le même style graphique. Le nom de l’auteure en noir est suivi du titre en rouge dont les

390 Genette, op. cit., p. 271. 391 Ibidem, p. 272.

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lettres sont de la même taille. Au-dessous, nous trouvons l’image photographique de l’auteure à

l’âge de huit ans, le « Portrait intemporel » bien reconnaissable pour ceux qui n’ont pas manqué

de lire le premier volet. Anny Duperey – actrice et auteure reconnue s’adresse au lecteur en

disant : « Je vous écris… », et en le regardant avec ses yeux de fillette. Ce contraste, cette

contradiction entre les messages véhiculés par les mots et par l’image prend le lecteur/spectateur

par surprise. Une énigme est à résoudre. De même, le texte sur la quatrième de couverture

s’avère aussi révélateur que mystérieux :

[q]uand Le Voile noir est sorti, je n’avais pas pensé du tout, du tout, que des gens, des

personnes me répondraient, me parleraient aussi directement, m’offrant sentiment de

partage, paroles d’apaisement, mise en garde aussi parfois sur la difficulté du chemin à

parcourir encore. Des mots du cœur, de la belle écriture sincère… J’ai pensé « Je ne peux

tout de même pas garder ça pour moi seule… » (JVE, quatrième de couverture, signé : A.

D.)

Ce fragment explique, de façon assez voilée, le titre du texte, rien de plus. Par l’intermédiaire de

ce texte, l’auteure vise à répondre à ceux qui se sont adressés à elle, à ceux qui lui ont parlé. Cela

soulève plusieurs questions : de qui s’agit-il ? De quels mots ? Le suspense s’installe de nouveau.

Peut-être le paratexte intérieur sera-t-il en mesure de donner des réponses ? La seule dédicace : «

[c]e livre est dédié à tous ceux dont les cris ne sont pas entendus » (JVE, p. 7) revient au même

jeu de contradiction. Je vous écris… est dédié à ceux qui ne sont pas capables de communiquer,

donc à ceux qui demeurent muets, et pourtant, la structure du texte repose sur un échange quasi

dialogique entre l’auteure et les lecteurs du Voile noir, donc ceux qui, en fait, ont osé prendre la

parole. Je vous écris… n’est pas un texte continu. Les parties suivantes sont de forme et de

longueur variables et sont séparées dans la plupart des cas par une page blanche. En plus, le récit

est coupé par des blancs qui indiquent les moments de pause, et de façon encore plus irrégulière,

par les lettres qu’Anny Duperey a reçues suite à la publication du Voile noir. Cette organisation

graphique fait penser immédiatement au premier volet à la structure presque similaire. Encadrées

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et placées généralement au milieu de la page (à quelques exceptions près), les lettres remplacent

les photos et en tant qu’éléments picturaux et textuels, elles participent à la construction narrative

et discursive du récit. Tout comme les photographies de Lucien Legras, les lettres des lecteurs

introduisent une deuxième voix, ou plus exactement une voix plurielle dans la narration. Citées

en entier ou par fragments, écrites en prose ou sous forme de poème, ces lettres racontent des

histoires différentes. Cependant, elles coïncident toutes sur un aspect : elles se rapportent à une

tragédie personnelle qu’elle soit celle du destinateur ou celle d’Anny Duperey. Ces lettres

mettent en lumière la situation de l’auteure, la consolent, l’encouragent, et l’incitent à une

exploration plus approfondie de ses émotions. L’auteure fait référence à ces lettres de la même

façon qu’avec les photographies insérées dans Le Voile noir : parfois directement et d’autres fois

sous silence, transférant ainsi au lecteur tout le pouvoir interprétatif.

Aussi, importe-t-il de conclure que le paratexte tant dans Le Voile noir que dans Je vous

écris… est très riche et se compose de plusieurs éléments dont chacun est un marqueur de sens. Il

joue ici un rôle important d’annonciateur de la thématique, ainsi qu’un rôle séducteur392,

notamment les photographies qui exposent la physionomie de l’auteure, ou bien celles de ses

proches, qui dévoilent, un peu plus que l’écriture ne peut le faire, son histoire et sa situation

familiales. Dans ce cas, les images ont donc le pouvoir d’assouvir le besoin d’un certain

voyeurisme souvent éprouvé envers les personnes publiques : « [l]es livres photographiques ne

se vendent pas. Ou mal. […] En 1992, Anny Duperey avec Le Voile noir (texte avec des photos

prises par son père) a fait exploser les ventes : plus de 200 000 exemplaires393 ». Mais il ne

faudrait peut-être pas attribuer ici tout le mérite aux images photographiques. De toute évidence,

392 Genette, op. cit., p. 73. 393 Guerrin, Michel, « Objectif petits prix ; Des éditeurs courageux investissent le marché du livre photographique

avec des collections de poche », Le Monde, June 24, 1995.

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tous les éléments du paratexte se conjuguent parfaitement, permettant au lecteur de se

familiariser avec le contexte général du texte ainsi que de réaffirmer ses hypothèses initiales

concernant la nature de ce récit. Le paratexte de ces deux volumes séduit et intrigue le lecteur par

son originalité et par sa promesse de surprise, démontrant en même temps une confusion des

sentiments et un grand bouleversement ressentis par l’auteure et, annonçant l’ambiance et le style

d’écriture qui façonneront le récit. Le lecteur acquiert donc le pressentiment que ce texte, à

caractère autobiographique, fournira une lecture et une expérience riches, mais plutôt difficiles,

car l’atmosphère, qui se déploie autour du texte, est celle de la tristesse, de l’accablement et de

l’impuissance. Le lecteur, confronté d’emblée à une problématique lourde et sérieuse, mais

profondément humaine, s’attendra alors à un récit intimiste, qui conjugue habilement un discours

introspectif et de belles photographies privées pour la première fois présentées au grand public.

Bref, le rôle du paratexte dans le cas de ce récit autobiographique s’avère inestimable, car

les sentiments forts d’anticipation et de curiosité qu’il provoque ne permettront à personne, sans

aucun doute, de remettre ce livre sur l’étagère sans l’avoir lu. Dans ce texte, rien n’est laissé au

hasard. Les éléments paratextuels, sous-entendant un message et une expérience profonds fournis

au travers du texte, taquinent d’une certaine façon le lecteur, l’engagent et lui posent un défi

interprétatif dès le départ, tandis que l’auteure fait appel aux émotions du lecteur, et notamment à

l’empathie et à la compassion avec une virtuosité.

Héritage problématique – dernières traces des parents disparus

Les images reproduites dans Le Voile noir sont l’une des rares traces de Ginette et Lucien

Legras, les parents d’Anny Duperey que cette dernière tente ainsi de préserver de la disparition.

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Artefacts clairsemés, légués par le père, ils ont le pouvoir insolite de rappeler les visages des

défunts et de dépeindre des bribes de leur vie. Toutefois, pendant des années, ces photographies

furent oubliées, dépossédées ou encore délaissées. Les négatifs, déplacés d’un grenier à l’autre,

ont été finalement enterrés dans la « commode-sarcophage » (VN, p. 13), chez l’auteure, où elles

attendaient un moment propice pour être développés. Pourquoi a-t-il fallu plus d’une trentaine

d’années pour que la prise de possession de cet héritage eut lieu ? Selon la deuxième épigraphe,

l’écoulement du temps favorise la cicatrisation des blessures. Il semble quand même que le cas

d’Anny Duperey soit un peu plus complexe, car il est évident que sa souffrance causée par la

mort de ses parents n’a jamais cessé. L’écrivaine avait besoin du temps à la fois pour trouver de

la volonté, pour reprendre du courage, et pour regagner une disposition psycho-émotionnelle, qui

lui permettraient de revisiter le passé. Pour l’auteure, ce fut trente-cinq ans de dénégation et de

mûrissement qui l’ont enfin amenée au point où elle était capable de faire face à son trauma394 et

d’en faire une expérience utile, car bénéfique pour sa santé psycho-émotionnelle.

La première tentative d’ouvrir les boîtes de négatifs entreprise par Anny Duperey et sa

sœur, Patricia Legras, s’est avérée un moment d’une immense intensité : « [n]ous ressentions une

émotion, mêlée de respect et d’appréhension, comparable à celle, peut-être, des archéologues

avant la momie qu’ils ont exhumée » (VN, p. 14). Soigneusement et attentivement, les deux

femmes se sont mises à scruter le contenu. Tout semblait important, tout avait une valeur et une

signification, chaque élément faisant partie de leur modeste héritage, y compris alors « l’écriture

décolorée et laconique » (VN, p. 14) de leur père. Cependant, la tension s’est montrée

insupportable lorsque les sœurs ont vu sur les négatifs les visages de leurs parents. Elles ont

394 Il importe de remarquer que les relations entre Annie Ernaux et ses propres parents étaient également

compliquées ce qui résulte en un certain trauma et une déchirure identitaire. Cette idée sera explorée de façon plus

détaillée dans le chapitre suivant.

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refermé les boites et les ont dissimulées de nouveau. Voir un fantôme et faire face au passé

ignoré pendant la plupart de notre existence est une expérience difficile et pénible qui exige de la

préparation, mais est-il vraiment possible de se préparer à affronter l’inconnu ? Les sœurs

n’étaient pas prêtes à ce moment-là pour aller jusqu’au bout de cette expérience. C’est pourquoi

les photographies, développées par une personne de confiance qui comprenait la spécificité de la

situation et la signification de ce projet, se sont retrouvées encore une fois dans le tiroir de la

« commode-sarcophage » (VN, p. 13), sans même être regardées. Le courage et la détermination

s’étant d’un coup dissipés, sans trop y penser, les deux femmes ont décidé de prolonger le statu

quo. L’auteure définit l’impossibilité de confronter son passé traumatique, moment vécu comme

« […] [une] paralysie, [un] sentiment atone sans larmes et sans grandiloquence qui vous retient

la main […] » (VN, p. 16). Toutefois, cette « paralysie » comprise comme un instinct d’auto-

défense lui permet de vivre sa vie, sa « vie bonne » (VN, p. 14), soit de se concentrer sur un

présent apparemment entièrement détaché de ce lointain événement comme le suggère Bruno

Frappat : « [c]ette amputation, ce travail où les mots et les morts se sont épaulés ses mots à elle,

ses morts à elle, et maintenant les mots des autres, les morts des autres cela n'empêche en rien,

visiblement, Anny Duperey de vivre395 ». À présent, carrière et vie en famille semblent

préoccuper plus instamment Anny Duperey. Son refus de revenir au passé agit donc comme une

ligne de démarcation qui sépare les deux étapes de sa vie, et qui élimine, mais seulement en

apparence, leur interdépendance. Cependant, même s’il est ignoré, ce passé épineux pose

inévitablement de l’ombre sur son présent. Il arrive un moment où il faut enfin l’affronter, le

repenser et le prendre en charge pour pouvoir s’en libérer. Le développement des photographies

395 Frappat, Bruno, « Chronique : La dolce morte », Le Monde, 8 novembre 1993.

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est le premier pas qu’Anny Duperey a fait vers la redéfinition de son passé et en conséquence

vers son rétablissement psycho-émotionnel.

Même si la première tentation d’explorer les boîtes contenant les photographies a échoué,

les graines de la curiosité et de la nécessité de revenir à ses racines ont été semées. Le moment

opportun est enfin venu, trente-cinq ans après la mort de Ginette et Lucien Legras, les boîtes ont

été sorties de nouveau. La deuxième tentative fut plus réussie. Parmi les négatifs, l’auteure a

retrouvé les cartes d’identité de ses parents ainsi qu’un livret de famille. Elle appelle cette

trouvaille des « reliques » (VN, p. 15). Les comparaisons et le choix des mots utilisés pour

décrire les premières sensations liées à la découverte de ces bribes du passé démontrent la

complexité des sentiments que l’auteure entretenait vis-à-vis de ses parents, et définissent une

relation beaucoup plus complexe qu’elle semble à première vue. Notons qu’il n’est pas

inhabituel d’user d’une telle terminologie portant sur la mémoire et la photographie. En effet,

dans ses réflexions théoriques consacrées à la mémoire, Jean-Yves Tadié, dont nous avons cité le

travail à plusieurs reprises dans le chapitre précédent, compare celui qui s’engage dans le

processus de remémoration à un « archéologue396 » qui s’efforce de rebâtir des villes

inexistantes depuis lontemps397. Anny Duperey suit le même rite, le même chemin, les

photographies étant pour elle un point de départ pour la reconstitution de son passé oublié. Le

mot « archéologue » sous-entend une approche à caractère scientifique et impartiale, le substantif

« sarcophage398 » fait allusion à ce qui a déjà disparu ou est condamné à la disparition inévitable

et irréversible, tandis que le nom « relique » désigne un objet de culte, qui implique la foi et le

sentiment d’adoration. En conséquence, grâce à ce choix lexical particulier, l’auteure réussit à

396 Tadié, op. cit., p. 10. 397 Ibidem, p. 10. 398 Dans le même ordre lexical s’inscrit également le fragment déjà cité auparavant où l’auteure mentionne

« l’exhumation » et « la momie » (VN, p. 14).

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exprimer toute une gamme de sentiments suscités par ce rare héritage. Ainsi, délibérément ou

non, Anny Duperey parvient-elle à dévoiler le caractère très spécifique de son récit, où la

dimension personnelle et intimiste est, tout au long du texte, équilibrée par une déconstruction et

une analyse minutieuses des faits relatés. Pierre Dracheline l’explique ainsi : « Anny Duperey, en

refusant l'hypocrisie, les bons sentiments, la sensiblerie et le culte des morts, en tenant sa

souffrance à distance, avec une certaine raideur, a pris le risque de paraître cynique et cruelle. En

fait, son texte, d'une grande beauté d'expression, est une leçon de maintien399 ». Ainsi, le texte de

Duperey atteint-il un certain degré d’objectivisation étant en même temps une forme de

purification à travers l’écriture.

Cependant, les objets les plus problématiques dénichés dans la profondeur de la

« commode-sarcophage » (VN, p. 14) étaient les photographies. Lucien Legras a réalisé une

collection d’images diverses, composée de photos de famille, de paysages, de portraits

d’inconnus, etc. Cet assortiment de photographies professionnelles dotées d’une valeur artistique

certaine, a suscité des sensations esthétiques fortes chez l’auteure ainsi que le désir de les

exploiter dans un processus créatif.

Les images illustrant le Voile noir appartiennent à des catégories différentes de la

création photographique. Certaines d’entre elles peuvent être classifiées comme des photos de

famille, alors que d’autres peuvent être considérées comme des œuvres d’art. Toutefois, les unes

et les autres en contact avec le texte ne se cantonnent pas à l’illustration et dépassent en outre

leur caractère et leur sens habituels. Cependant, les interactions entre les photographies et

l’écriture dans le Voile noir n’ont pas toutes la même spécificité. Certaines collaborent à

399 Dracheline, Pierre, « En vitrine : Anny Duperey, pudeur à vif », Le Monde, 2 mai, 1992.

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l’écriture et à la construction narrative de ce récit, soient celles qui reflètent400 l’état d’esprit ou

l’état d’âme de la narratrice sans pour autant y être explicitement impliquées. Nous trouvons

aussi des photographies qui agissent comme des preuves d’une réalité disparue. Enfin d’autres

nourrissent l’imaginaire de l’auteure. Toutes jouent un rôle particulier mais nécessaire au

développement du récit.

Les photos de famille de l’écrivaine se retrouvent dans l’espace public de son récit

autobiographique où elles servent d’aide-mémoire. Elles participent également à la construction

identitaire de la narratrice. Nous tenons à rappeler que selon Berger et Mohr, les photographies à

caractère privé sont des objets aimés pour ceux qui reconnaissent leur appartenance à l’histoire

qu’elles saisissent401. Cependant, même si elles possèdent pour Duperey une grande valeur

sentimentale en tant que les seules traces de ses parents perdus, elles n’en deviennent jamais pour

autant des objets à « valeur cultuelle402 » dont parlait Walter Benjamin, car leur dimension

référentielle est restreinte403. Anny Duperey distingue les visages de ses parents, mais elle ne les

reconnaît pas. En conséquence, les images photographiques qu’elle introduit dans son texte y

sont soumises à une scrutation, à une analyse et à une description minutieuses. En plus, le rôle

400 Lisa Gunderman partage aussi ce point de vue. Voir Gunderman, op. cit., p. 31: « Sometimes the photographs in

a book exhibit patterns or repetitive features that work in collaboration with the accompanying text and even echo

certain aspects of the story ». 401 Voir Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89 : « And in life, meaning is not instantaneous.

Meaning is discovered in what connects, and cannot exist without development. Without a story, without an

unfolding, there is no meaning. Facts, information, do not in themselves constitute a meaning. Facts can be fed into

a computer and become factors in a calculation. No meaning, however, comes out of computers, for when we give

meaning to an event, that meaning is a response, not only to the known, but also to the unknown: meaning and

mystery are inseparable, and neither can exist without the passing of time. Certainty may be instantaneous; doubt

requires duration; meaning is born of the two. An instant photographed can only acquire meaning insofar as the

viewer can read into it a duration extending beyond itself. When we find a photograph meaningful, we are lending it

a past and a future ». 402 Benjamin, op. cit., p. 81. 403 Pour Annie Ernaux, les photos de famille ont, en général, leur valeur sentimentale typique, à l’exception des

photographies de sa sœur défunte. Comme Ernaux ne l’a jamais rencontrée, elle n’est pas capable d’assigner une

valeur référentielle à ces images photographiques. Alors, dans ce cas précis, ces photos ont pour Ernaux une valeur

comparable à celle qu’ont les photos de ses parents pour Duperey.

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que les photographies ont à jouer au sein du texte de Duperey dépasse la fonction habituelle

qu’elles ont dans un album familial. D’habitude, leur « fonction sociale404 », (l’idée que nous

avons expliquée dans le chapitre théorique) repose sur l’évocation ou la commémoration des

évènements passés permettant en même temps de retracer les relations d’apparentage familial.

Les photos de famille sont donc des preuves d’une certaine réalité partagée par un certain groupe

d’individus et elles ne quittent pas cet espace privé de la famille. Cependant, dans ce cas précis,

les photographies familiales sont traitées comme des outils qui ont pour but de forcer un

processus de remémoration et de re-construction d’un passé bien concret, mais impénétrable

pour la narratrice. Éric Dupont observe un phénomène identique chez Marguerite Duras :

« [p]our Duras, la photographie semble devenir un souvenir nostalgique ayant perdu sa capacité

de raviver la mémoire et ayant besoin d’être re-actualisé par une nouvelle narration

autobiographique qu’elle soit fictive ou pas405 ». Vu le nombre restreint de photographies

privées ainsi que l’absence des données cognitives à leur propos, la représentation de l’histoire

familiale des Legras s’avère donc quasiment impossible. Toutefois, comme nous le verrons un

peu plus tard, à travers son récit personnel inspiré par ces photographies, Anny Duperey sera

capable de re-construire une certaine continuitée généalogique.

En revanche, les photographies artistiques, qui appartiennent à l’espace public, entrent ici

dans la sphère privée. Une conjugaison habile de l’écrit et du visuel donne naissance à un

nouveau sens qui découle de cette interaction si subtile et si puissante. Les belles images de la

nature se joignent aux mots de confession personnelle pour raconter une histoire de guérison

avec toute une variété d’émotions telles que la tristesse, le désespoir, la langueur, la solitude,

mais aussi l’optimisme, l’attente et la foi dans l’avenir. Grâce à leur interaction avec l’écrit, les

404 Bourdieu, op. cit., p. 116. 405 Dupont, op. cit., p. 65.

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photographies participent activement à la représentation de l’état d’esprit de l’auteure. Parfois,

on a l’impression que les photos de famille n’ont pas pour Duperey la valeur nostalgique dans le

sens traditionnel du terme tandis que les photographies artistiques éveillent en elle des

sentiments beaucoup plus profonds et personnels que de simples sensations esthétiques.

Et pourtant, l’écriture autobiographique aurait comme but d’approfondir la connaissance

de soi et de développer la personnalité du sujet écrivant ; quelle peut être alors la fonction de

telles images dans une telle entreprise ? En fait, elles se révèlent également inspiratrices et

révélatrices de la quête identitaire.

Il semble que l’auteure est d’une certaine façon à la recherche de ce « mythe d’une

famille idéale406 », dans laquelle elle se voit dans le rôle conventionnel d’une fille aimée de ses

parents tendres et dévoués407. Cette attente envers les albums familiaux est communément

partagée :

[f]amily photography, like family portraiture, sustains the notion of the family as a

corporate entity. Family photographs which draw on these ancient themes of unity and

cohesiveness sustain the myth. They remind us of our most altruistic hopes and our most

unselfish possibilities. No wonder that the sale of cameras and the appeal of family

photographs continue to grow408.

En revanche, incapable de re-découvrir sa vraie histoire, elle finit par construire une sorte de

« mythologie409 » de soi qui assouvit, au moins à un certain degré, son besoin d’appartenance et

de connaissance de ses origines. Rappelons à ce sujet que Berger et Mohr considèrent que toute

la puissance de la photographie repose sur l’interprétation et le sens que lui assigne le

406 Hirsch, Family Photography: content, meaning, and effect, op. cit., p. 70. Cette idée a déjà été expliquée dans le

chapitre théorique. 407 Ibidem, p. 12. 408 Ibidem, p. 32. 409 Méaux et Vray, op. cit., p. 10.

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spectateur/lecteur410. Dans le Voile noir, la lecture des photos se fait toujours au moins sur deux

niveaux : tout d’abord par la narratrice et ensuite par le lecteur. Les images nourrissent l’écriture,

l’écriture ranime les photographies. Cette interaction entre le texte et l’image résulte en la

création d’une réalité quelque peu alternative, ni entièrement vraie ni totalement fausse. Comme

le constate Timothy Dow Adams, les photographies ne sont pas en général capables de renforcer

la dimension référentielle du texte autobiographique411. Ceci semble encore moins possible dans

le cas d’un autobiographe dépourvu d’un des moyens indispensables pour raconter son histoire

de vie, c’est-à-dire la mémoire.

Le statut « problématique » des photographies insérées dans Le Voile noir est alors

pluridimensionnel. D’une part, leur charge émotionnelle est très forte, d’autre part, elles sont

dépourvues de leur valeur nostalgique typique. Elles jouent donc des rôles multiples et

importants, et en même temps, elles compliquent le caractère et la réception de ce récit. Cet

apport des photographies aux textes qu’elles illustrent est commun et crucial, car c’est justement

de ces interactions complexes entre l’image, l’écriture et la réalité qu’est né une signification

essentielle de l’œuvre comme un tout. Notre analyse des récits d’Annie Ernaux en fera

également preuve.

410 Voir Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 92 : « In the relation between a photograph and words,

the photograph begs for an interpretation, and the words usually supply it. The photograph, irrefutable as evidence,

but weak in meaning, is given a meaning by the words. And the words, which by themselves remain at the level of

generalization, are given specific authenticity by the irrefutability of the photograph. Together the two then become

very powerful; an open question appears to have been fully answered ». 411 Voir Dow op. cit., p. XXI : « The common sense view would be that photography operates as a visual

supplement (illustration) and a corroboration (verification) of the text – that photographs may help to establish, or at

least reinforce, autobiography’s referential dimension. In the wake of postructuralism, however, I argue that the role

of photography in autobiography is far from simple or one-dimensional ».

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La lutte contre le néant ou l’anamnèse impossible

L’écriture, en général, est un processus qui exige du temps et qui rend possible la mise en

ordre des pensées, ce qui, à son tour, permet une expression plus complète et plus cohérente des

idées et des réflexions. L’écriture autobiographique n’équivaut pas à une simple description de la

vie de son auteur, mais plutôt à une réflexion approfondie sur soi, autrement dit, en une

méditation sur le passé ou encore une réévaluation de son expérience personnelle. Entre le

moment où l’auteure écrit dans son journal qu’un jour elle devra écrire son propre livre412 (VN,

p. 102) et la date de publication du Voile noir, s’écoulent 30 ans. C’est une période de maturation

psychique et émotionnelle indispensable pour que l’écrivaine puisse enfin aborder le sujet de son

trauma. Contrairement à la conversation, l’écriture n’exige pas de contact direct avec le

destinataire, soit le lecteur. Cela rend le dévoilement de la sphère privée plus facile et parfois

même plus sincère. En plus, l’écrivaine peut progresser selon son propre rythme sans contraintes,

sans être pressée ou jugée directement. Ce confort psychique permet à Anny Duperey de mener à

bien ce projet dont les effets finaux sur sa guérison étaient de prime abord incertains. Pour

Duperey, l’écriture n’est pas seulement un moyen d’extérioriser ses émotions, mais aussi de

combler le vide laissé par la disparition de ses parents. En d’autres mots, ce récit

autobiographique permet à l’auteure une confrontation avec le passé, et dans un même temps de

révéler l’importance de l’autre (dans ce cas précis - de ses parents, dans Le Voile noir et dans Je

vous écris… - de ses lecteurs) dans le processus de sa guérison.

412 Avant Le voile noir, Anny Duperey a publié deux romans : L’Admiroir (1976) et Le Nez de Mazarin (1986).

Dans le deuxième récit, Le Nez de Mazarin, il y a déjà un motif dramatique – une femme qui tue son mari et qui

s’isole dans le silence. Nous pourrions chercher ici des similarités entre la fiction et la vie de l’auteure. Cependant, il

est clair que « son propre livre » serait celui qui raconterait son propre trauma tel qu’elle l’a vécu.

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À travers cette écriture personnelle illustrée et facilitée par les photographies, Anny

Duperey déplie les replis de sa mémoire pour prendre en charge certains événements de son

passé et tâche de mieux comprendre son état émotionnel. La relation entre le texte, les images

photographiques et la remémoration est essentielle dans son cheminement vers la guérison

affective. Cependant, c’est l’écriture qui s’avère être l’élément le plus puissant du processus

cathartique. D’une part, les photos constituent une source d’inspiration et fournissent un certain

savoir sur les parents de l’écrivaine, alors que d’autre part, la mise en mots de ses pensées, de ses

souvenirs et de ses observations encourage le processus d’anamnèse et permet de re-construire

une certaine vision du passé.

Comme nous l’avons déjà mentionné, Anny Duperey affirme avoir perdu la mémoire le

jour tragique de la mort de ses parents. Les souvenirs disparus, les membres de la famille

dispersés ou oubliés, l’auteure se retrouve sans quasiment aucun lien avec son passé d’« avant »,

avec ses origines. Enfin, elle décide de regagner l’accès aux évènements et à la période de la vie

auxquels elle avait essayé d’échapper pendant des décennies. Comment pourrait-on interpréter

cet acte? Doit-on y voir un caprice ? Peut-être est-ce une obligation ou un impératif intérieur ?

Ou comme le nomme Claire Gatinois, serait-ce : « [l]’obsession de l’enfance, toujours. D’une

enfance à refaire413 »?

Dès la première page, ce texte autobiographique se veut comme un projet d’auto-

guérison, où rien n’est prédit ni garanti. C’est un projet risqué, qui, peut-être offrira du

soulagement, mais qui sans doute, n’épargnera pas de douleur supplémentaire, mais c’est avant

tout « un espace où pourraient être déposés les angoisses, les émotions, les questionnements

413 Claire Gatinois et Anne Michel, « Ces artistes qui s'engagent », Le Monde, 29 novembre 2007.

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[…]414 ». Ayant fait le premier pas, l’auteure décide de ne plus masquer son chagrin et de traiter,

ou au moins d’examiner les causes de son malaise à travers l’écriture. Anny Duperey s’attache

donc au défi de raconter sa vie en essayant en même temps de restaurer la continuité de sa vie et

de son être. Elle entame la chasse aux souvenirs avec dévouement. La tentative de restituer sa

mémoire415 constitue le cœur du récit, les images photographiques en sont un support primaire et

le résultat final surprend par sa forme, sa beauté et sa profondeur. Il importe de rappeler ici nos

constatations du chapitre théorique que les récits de soi peuvent en effet avoir des formes très

distinctes. Selon Jean Starobinski, « [l]a forme traditionnelle de l’autobiographie tient le milieu

entre extrêmes : le récit à la troisième personne et le pur monologue416 ». Donc, sans qu’il y ait

de règles claires ni rigides, l’autobiographe devrait tenter de représenter une vie de façon juste et

honnête sans pour autant effacer toutes les marques de subjectivité. Il note également qu’« […] il

faut savoir, par une information extérieure, que le narrateur et le héros du récit ne sont qu’une

seule et même personne417 », et que « [l]e récit doit couvrir une suite temporelle suffisante pour

qu’apparaisse le tracé d’une vie418 ». Écrit en prose, Le Voile noir raconte à la première personne

les événements de la vie de l’auteure, qui est en même temps la narratrice et le personnage

principal du texte. Dans les chapitres de longueur variable, l’auteure présente certains

événements de sa vie et la relation avec les membres de sa famille. Et pourtant, il est impossible

de qualifier ce texte d’autobiographie canonique, non seulement à cause de l’inclusion de

414 Buyse, S., et L., Al-Salehi, J-L., Van Laethem, A., Kentos, S., Luce, Z., Mekinda., G., Ena, T., Roumeguère, A.,

Demols, Y., Sokolov, P., Simon, B., Bailly, M., Marchand, B., Gaspard, « L’espace enfants/adolescents, un lieu

d’accueil pour les enfants et les adolescents dont un parent est atteint d’un cancer », Psycho-Oncologie, December

2012, vol.6, issue 4, p. 247. 415 La situation d’Anny Duperey est spécifique, car elle souffre d’une amnésie. Il est donc évident que l’approche

d’Annie Ernaux à la remémoration ne peut pas être la même. En effet, pendant le processus de l’écriture, Ernaux ne

compte pas uniquement sur sa mémoire, mais profite, en plus, de ses archives privées telles que ses journaux

intimes, par exemple. 416 Starobinski, op. cit., p. 259. 417 Ibidem, p. 259-260. 418 Ibidem, p. 257.

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plusieurs photographies, mais aussi à cause de certains procédés inaccoutumés pour ce type

d’écriture. Du point de vue de la structure, l’autobiographie d’Anny Duperey est très fragmentée.

Les courts chapitres relatent des épisodes vécus, mais certaines parties du récit se rapprochent

plutôt de l’imaginaire que de la réalité. L’histoire est racontée de plusieurs façons ; parfois

l’auteure opte pour un monologue, à d’autres moments elle s’adresse directement à ses parents

ou à ses lecteurs. Il faut donc souligner ici l’importance de l’autre et de l’interaction avec l’autre

qui a lieu tout au long du récit. Il semble que l’auteure ait besoin d’un témoin pour que le

processus de la guérison puisse être activé. Un destinataire anonyme, même dépersonnalisé, un

observateur dont la présence est médiatisée semble indispensable pour témoigner la réunification

de l’histoire personnelle de l’écrivaine. Son regard compatissant, mais éloigné est une force

motrice des changements salutaires qui se produisent pendant le processus d’écriture. Comme le

remarque dans sa thèse, Lisa Gunderman : « [t]hey [Duperey et Roubaud] work through their

emotions in the creation of their books as they would in a therapy session […]419 ». En effet,

pour Anny Duperey le but du Voile noir, dont elle ne se rend pas compte au départ, est de

raconter le souvenir de la mort de ses parents. Elle doit le raconter à quelqu’un, non seulement le

mettre en mots, sinon elle aurait pu le faire dans son journal. La confession exige un confident et

l’auteure a besoin de partager son expérience. La « présence » de ses parents dans ce récit et leur

rôle dans le processus guérisseur est aussi indéniable. Si improbable soit-il, nous assistons d’un

certain échange entre la narratrice et ses parents décédés qui résulte en un rétablissement d’une

filiation entre toutes ces trois personnes. Évidemment, dans Je vous écris… l’interaction avec les

lecteurs est aussi réelle que ses effets : « Duperey calls upon the readers primarily as a support

419 Gunderman, op. cit., p. 23.

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system and a listening community who, through their participation in the book, will help

transform her and the memory of her parents […]420 ».

En outre, de nombreuses photographies prises par le père de l’auteure forment une partie

essentielle de la construction narrative de cette histoire autobiographique. Ces images

photographiques ont pour Duperey une valeur bien particulière, elles l’attirent et l’inspirent, elles

la séduisent et la touchent et « lui parlent » (VN, p. 16). La narratrice ne peut tout simplement pas

rester indifférente envers ces photographies, dans lesquelles elle place beaucoup d’espoir. En

effet, Duperey croit que ces clichés photographiques contiennent sa mémoire possible, ou sa

mémoire potentielle : « […] ces photos sont beaucoup plus pour moi, elles me tiennent lieu de

mémoire » (VN, p. 7), elles sont donc une porte à cette partie d’elle-même qui lui est

inaccessible. Ce projet photo-auto-biographique421 repose donc sur l’idée qu’écrire sur les

photographies laissées par son père permettrait à l’auteure de restituer sa mémoire au moins en

partie, sinon entièrement. Ce choix éclectique des moyens de communication, donc les

photographies et l’écriture, ainsi que la narration éclatée mettent en évidence une discontinuité,

une rupture irréparable qui a découpé la vie de l’auteure. Nous ne pouvons pas observer ici le

passage naturel entre les événements et les périodes de vie ou entre les étapes de maturation.

Nous assistons plutôt à une reconstruction identitaire qui se fait à partir des quelques bribes du

passé. Cependant, même s’il n’y a pas de fil conducteur ininterrompu et explicite qui mènerait le

420 Gunderman, op. cit., p. 84. 421 Il existe un terme de « photobiographie » expliqué par Gilles Mora. Voir Mora, Gilles, « Photobiographies »,

dans Traces photographiques, traces autobiographiques, Publications de l’Université de Saint-Étienne, Saint-

Étienne, 2004, p. 107 : « Ce néologisme, on le comprend, s’est fabriqué par référence à un genre littéraire auquel il

empruntait certains arguments, qui est celui de l’autobiographie. »

Et c’est ainsi que Yves Clemmen décrit la nature du Voile noir : « [t]he mixed media are integrated in one narrative

that is neither a photo novel nor an illustrated novel. » Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography »,

op. cit., p. 592.

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140

lecteur du début jusqu’à la fin du récit, tous les éléments et les événements s’arrangent pour

imiter en quelque sorte le processus de remémoration qui résulte en un certain soulagement.

À partir d’une quarantaine de photos en noir et blanc Duperey entreprend donc son

voyage vers le passé. Comme le note Véronique Montémont, la relation entre le texte et les

images dans Le Voile noir est « symbiotique422 ». En effet, les photographies de famille sont à

l’origine de l’écriture d’Anny Duperey, elles ont une fonction de déclencheur du texte423. Le

lecteur envisage alors un double tissu narratif : verbal et iconique, tout au cours du récit. La

photo, qui a été stratégiquement placée juste avant la première mention de la mort de ses parents,

représente une femme en pèlerine noire, qui quitte une rue ensoleillée, mais déserte, et qui

s’enfonce dans un passage en pierre, où la lumière solaire est progressivement remplacée par

l’ombre.

Figure 4, (VN, p. 18).

422 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),

[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105]. 423 Nous pouvons observer un processus un peu pareil également dans L’usage de la photo d’Annie Ernaux. Les

photographies privées sont à l’origine de l’écriture, toutefois elles mènent l’auteure à des réflexions et souvenirs un

peu au hasard.

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141

Métaphoriquement, cette image illustre la première étape de cette entreprise autobiographique :

l’intention de l’auteure de revenir aux années d’enfance et d’affronter la mort. L’écrivaine

entreprend alors une quête initiatique pour se découvrir elle-même, dans l’ombre et la lumière

des autres ainsi que pour découvrir ses propres ombres et lumières. Nous pouvons donc nous

imaginer Anny Duperey qui s’enferme dans une chambre pour raconter son histoire, mais pour

pouvoir le faire, elle doit se plonger dans le passé sombre et obscur. Les ténèbres symbolisent

aussi bien le trauma vécu que l’amnésie qui en a résulté. Ainsi, l’auteure commence-t-elle sa

traversée, qui a comme but la découverte de soi, de ses racines, et de son passé voilé par l’oubli.

Il y a très peu de personnes qui pourraient l’aider ou la soutenir pendant cette épreuve accablante

; la plupart de ce pèlerinage elle fera donc toute seule. Le voyage entamé, la narratrice ne sait pas

ce qui l’attend au bout du chemin. Probablement, il y a une sortie du passage capté sur la photo,

mais nous ne pouvons pas la voir, juste comme nous ne pouvons pas savoir quel sera l’effet de

cette expérimentation d’écriture et de remémoration menée par Duperey. Cependant, la

symbolique et l’atmosphère de cette image ne sont pas entièrement pessimistes. La lumière, qui

prédomine sur l’ombre, incarne l’espoir. Nous avons donc l’impression que l’auteure croit

pouvoir découvrir ce qui demeure ombré dans sa mémoire. L’écrivaine ne s’arrête pas sur cette

photographie, elle ne la commente pas en permettant au lecteur de l’interpréter librement. Mais

ne dit-on pas que les images valent plus que les mots424? Cette photo introduit alors un sentiment

d’attente et d’anticipation, et prépare, dans le sens figuré, le lecteur à la suite du récit. La photo

d’une femme en pèlerine noire est une ouverture du récit propre à travers lequel le lecteur, tout

comme l’auteure, envisagera l’inconnu.

424 Ouellette-Michalska, op. cit., p. 13.

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Le récit d’enfance, souvent privilégié dans les autobiographies, prend également une

place importante dans Le Voile noir. En fait, tout ce projet autobiographique repose sur la

redécouverte de l’enfance perdue. Mais contrairement aux nombreux autobiographes, qui

reviennent à cette période de leur vie avec une grande nostalgie, Duperey y retourne à

contrecœur. Pour elle, cette époque est pour toujours marquée par une tragédie personnelle et par

le choc qui en a résulté. De plus, la mort de ses parents est presque le seul souvenir d’enfance qui

n’a pas été effacé par son amnésie. Il n’est donc pas surprenant que ce soit un grand défi pour

l’auteure de revivre et de décrire ces moments, et pourtant, c’est ainsi qu’elle commence son

récit. Cette première mention de la mort tragique de ses parents est calme, dépourvue

d’émotions. La narratrice explique simplement ce qui a causé l’accident en question, et pourquoi

elle et sa sœur y ont survécu. Cette description incomplète n’est pas choquante, car l’auteure ne

parle pas de ses propres sensations, mais se concentre plutôt sur les faits et les circonstances

extérieurs :

[j]e peux donc, puisque je me le suis fixé, écrire que Lucien Legras et son épouse Ginette

sont morts le 6 novembre 1955 à 11 heures du matin. Nés à quelques mois d’intervalle,

ils étaient tous les deux dans leur trentième année.

Ma sœur avait à peine six mois et moi huit ans et demi. (Que ceux qui aiment faire les

comptes les fassent.) (VN, p. 20)

Même si cela n’est pas tout à fait explicite, ce fragment peut être compris comme un « pacte

autobiographique425 » dans lequel l’écrivaine affirme l’identité entre elle-même et la narratrice,

et s’engage à présenter son histoire personnelle comme authentique. Cette introduction demeure

assez insolite pour débuter un texte autobiographique. Duperey ne commence pas par la

description du jour de sa naissance, mais celui de la mort de ses parents. Pourquoi ? Elle constate

: « […] ma vie a commencé le jour de leur mort » (VN, p. 7). D’une certaine façon, pour elle,

425 Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 14.

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c’est là que tout commence ; le début de sa « deuxième vie », car sa « vie précédente » a disparu

avec celle de ses parents. Il s’agira dès lors, dans l’écriture d’Anny Duperey, de jeter un pont

entre ces deux parties de sa vie séparées par un abîme d’oubli et de les réconcilier à l’aide d’une

anamnèse imposée. Tout comme la femme qui passant sous un tunnel relie les deux lieux, les

deux réalités, celle de l’ombre et celle de la lumière. Cette image revêt donc une dimension

proleptique et illustre bien ce geste de conciliation de deux espaces-temps.

La narration de Duperey reflète sa réticence. Le Voile noir est un exemple d’une écriture

qui suit le questionnement et la réflexion de l’auteure. Les trois dernières pages de ce premier

chapitre sont un enregistrement des pensées et des sensations, souvent entrecoupées par des

blancs qui sous-entendent des pauses ou qui imitent des instants d’hésitation. Les émotions

ressenties pendant la scrutation du carnet de famille, la remise en question de l’utilité de ce

projet, suivies par quelques détails concernant les circonstances de la mort de ses parents

pointent du doigt un état de vulnérabilité. La narratrice n’est pas encore prête à tout dire, elle

avance donc lentement, à tâtons. Aussi, après une telle ouverture, s’arrête-t-elle et change de

sujet. Dans le chapitre qui suit, Duperey reprend son histoire en décrivant la maison et les

membres de sa famille ; c’est en quelque sorte un deuxième début, qui va mener à nouveau à la

description de la journée fatale, cette fois-ci, détaillée, profondément émouvante, mais aussi

repensée et réinterprétée d’une certaine façon. Ainsi, la mort des parents de l’écrivaine sera-t-

elle, au sens littéral et figuré, le point de départ et l’aboutissement de son projet

autobiographique.

Cependant, il ne faut pas oublier que le texte autobiographique, si spontané soit-il, doit se

conformer aux exigences qui peuvent être parfois difficiles à remplir, par exemple : « la fidélité

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et la cohérence426 ». Georges May rappelle que « l’autobiographie […] se fonde sur la mémoire

[…]427 », qui peut s’avérer souvent inexacte, et par conséquent, l’aspect véridictoire du récit

autobiographique peut être remis en question. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre

théorique, un autobiographe devrait donc s’engager à ce contrat de sincérité, et tenter de dire

toute la vérité sur sa vie pour maintenir la relation de confiance avec le lecteur. Anny Duperey

essaie de se soumettre à ces conditions, toutefois, elle se trouve dans une situation bien

spécifique, car elle ne peut pas compter sur sa mémoire pour évoquer le passé : « [d]e la même

manière, je ne veux demander de renseignements à personne, ni traits de caractère, ni précisions

de lieux. Je voudrais rendre compte, sans rien emprunter, de ce qu’ils m’ont laissé. La tâche dure

et ingrate : il ne me reste presque rien… » (VN, p. 20). La narratrice refuse donc de recourir à la

« mémoire collective428 » distinguée par Halbwachs, ou à la « mémoire des proches429 »,

discernée par Ricœur, qui pourraient être encore consultées. Une reprise du contact avec les

membres de la famille élargie aurait pu s’avérer fructueuse pour son progrès remémoratif.

Cependant, Anny Duperey choisit de continuer à se séparer de façon délibérée de cet important

groupe social. Ainsi, l’auteure se prive-t-elle d’une source considérable du savoir sur soi et sur

ses origines. Elle espère entrouvrir la porte à son passé (qui reste pour l’instant verrouillée), à

travers l’écriture et une étude des images photographiques. C’est une vision prometteuse, car

plusieurs psychologues soutiennent que les souvenirs ne peuvent jamais disparaître430

entièrement, il est seulement impossible de dire si l’oubli est irréversible ou non431. En plus,

426 Lejeune, L'autobiographie en France, op. cit., p. 21. 427 May, op. cit., 1979, p. 81. 428 Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 10. 429 Ricœur, op. cit., p. 161. 430 Voir Michaux, op. cit., p. 31 : « […] beaucoup de psychologues, notamment Bergson, estiment qu’il n’y a jamais

de destruction vraie d’un souvenir mais seulement obstacle à son évocation. Le souvenir serait, en somme, immortel

mais passerait souvent en léthargie ». 431 Ibidem, p. 37.

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comme il est scientifiquement prouvé que : « [p]hotographs can easily trigger memories for past

events that have been forgotten or otherwise unavailable from conscious recollection. They can

also help us relive the happy or sad feelings experienced in events of our lives432 ». Rien n’est

donc impossible. Même dans le cas d’une amnésie, il se peut que les souvenirs puissent émerger

de façon inattendue sous l’influence d’une stimulation intentionnelle ou d’une association

accidentelle. L’auteure ne se trompe pas, il y a une chance qu’une telle entreprise aboutisse à une

réussite, ou au moins, à un résultat peu ou prou satisfaisant. Le jeu en vaut donc la chandelle.

L’évocation des souvenirs « est parfois laborieuse voire pénible433 » et requiert un effort

considérable. Duperey semble en être bien consciente : « [o]n ne s’attaque pas impunément au

silence et à l’ombre depuis si longtemps tombés sur ce qui a disparu » (VN, p. 7). En effet, il est

difficile de revenir au passé tellement traumatique, si jusqu’au présent on essayait de l’éviter à

tout prix. Et quand Duperey répète : « le silence […] retomba sur EUX » (VN, p. 13), elle pense

naturellement au voile de l’oubli qui a anéanti ses souvenirs d’« avant », donc – les souvenirs de

ses parents, du bonheur et de l’insouciance enfantine, de l’amour familial et de son intimité

corolaire. Cela renvoie également aux années qui ont suivi cette perte irrévocable marquées par

la souffrance et le manque. Dès lors, nous réalisons que ce texte se transforme inéluctablement

en un champ de bataille entre la conscience et la subconscience de l’auteure, où la plume et les

photographies deviendront des armes pour lutter contre son amnésie et son désespoir. L’écriture

du Voile noir vise à rompre le silence, à détruire les barrages qui restreignent les émotions de

l’auteure à faire face aux fantômes et aux cauchemars qui la tourmentent depuis si longtemps.

L’écriture, la confession, commence et l’écrivaine admet ouvertement qu’elle n’est pas

sûre que les bribes des souvenirs sauvegardés soient de vrais souvenirs ou plutôt des événements

432 Blandon-Gitlin et Gerkens, op. cit., p. 330. 433 Michaux, op. cit., p. 32.

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racontés par les autres, ce qui ne fait qu’accréditer son désir de sincérité. Ce besoin d’être

honnête, de dire toute la vérité, et de la partager avec les lecteurs incite Anny Duperey à choisir

le genre autobiographique qui lui permet de se confier « sans avoir recours au masque de la

fiction434 » (VN, p. 7). D’une part, en tant qu’actrice professionnelle, Anny Duperey est habituée

à se faire voir aux autres sans jamais se dévoiler elle-même, seulement en tant que personnage

qu’elle incarne – ce n’est pas donc une exhibition strictement personnelle. Cependant, dans son

récit autobiographique, Duperey se met à nue devant son public, vulnérable en tant que femme,

en tant que personne et non pas en tant qu’actrice ou écrivaine. Néanmoins, peut-on écrire une

autobiographie et adhérer à ses critères de sincérité et de véridicité lorsque les seuls outils pour

raconter l’histoire sont des images photographiques prises par quelqu’un d’autre 30 ans

auparavant, et une mémoire défectueuse qui ne retient presque aucune trace de certaines périodes

du passé ? Selon Véronique Montémont, « […] il faut élargir le champ du contenu

photobiographique aux éléments qui contribuent à doter le sujet de son histoire, et considérer

comme valide toute image annexée par le dispositif textuel435 ». Les photos de son père peuvent

donc servir d’une source valable du savoir sur la vie et la famille de l’auteure. Toutefois, quant à

la mémoire, le projet autobiographique de Duperey repose plutôt sur son absence, et il a comme

but de la raviver, grâce aux photographies et à l’écriture de soi. Dans sa quête de la

représentation sincère, Duperey se propose d’aller au-delà de ses capacités, soit d’atteindre et

d’enregistrer ce qui échappe à sa mémoire. Elle vise donc à dépasser les limites du possible.

Mais comme le notent Licata, Klein et Gély :

[i]l n’y a d’histoire possible que parce qu’individus et groupes sont capables de

s’approprier ce qu’ils vivent dans des récits. Pour Hannah Arendt, cette transformation

434 Ce n’est pas le premier texte d’Anny Duperey qui touche au sujet de la mort, mais le premier qui est tellement

personnel. 435 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 48.

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des événements en récit est constitutive de la condition humaine (Arendt, 1961). Dans le

récit, l’événement historique change de cadre ontologique. L’événement ne relève plus

seulement de la réalité objective de ce qui a eu lieu, ni seulement de la réalité subjective

de ce qui a été vécu. Il relève désormais de la réalité intersubjective de ce qui est dit

(Carr, 1986). Par rapport à de mêmes événements passés, plusieurs histoires sont ainsi

possibles436.

De ce point de vue, la valeur véridictoire437 du Voile noir, même si elle paraît relative, ne peut

pas être contestée ; le récit conserve toujours son authenticité.

Le projet amorcé, l’écrivaine entame donc sa poursuite des souvenirs. Les photographies

sont revécues et les émotions sont re-construites par le texte : « […] Le Voile noir était le livre de

ma douleur, de l’inextinguible manque de lui, d’elle […] ». (LLPI, p.10) Le processus de la

rédaction de ce texte se présente donc comme un grand défi non seulement sur le plan

émotionnel mais aussi du point de vue de l’incapacité à s’exprimer :

[e]t puis de se retrouver là devant la feuille, des heures, des jours, envahi par ce si

pressant besoin, avec un trop-plein de choses à dire, celles qu’on n’arrive pas à dire,

qu’on sent mais qui ne se formulent pas – pas encore ou jamais – l’émotion qui gonfle et

qui bloque tout, rempli à en avoir mal physiquement et le souffle court d’une aspiration

impuissante, et ça pousse, ça pousse, mais ça ne sort pas et on ne sait pas ce que c’est.

(VN, p. 175)

Afin de surmonter ce blocage, l’auteure commence par enregistrer toutes ses réactions et ses

émotions évoquées par l’étude des photos et par le travail de remémoration. Elle tente d’explorer,

de décrire et d’expliquer en profondeur les sentiments et les raisons de son comportement. En

conséquence, cette écriture de soi prend la forme d’une auto-analyse psychologique et émotive

qui, en effet, permet à l’auteure de mieux se comprendre et de comprendre la trajectoire de son

436 Licata, Laurent, Klein Olivier, Gély Raphaël, « Mémoire des conflits, conflits de mémoires : une approche

psychosociale et philosophique du rôle de la mémoire collective dans les processus de réconciliation intergroupe »,

Information sur les Sciences Sociales, SAGE Publications 2007, (Los Angeles, Londres, New Delhi et Singapore),

vol. 46 (4), p. 577-578. 437 Voir Strasser, Anne, « De l’autobiographie à sa réception : quand les lecteurs prennent la plume », Voix

plurielles, 2011, no162, p. 99 : « Finalement, autant pour l’autobiographe que pour le lecteur, la question de la

« vérité » est bien moins cruciale que l’on ne pourrait le croire. La recherche d’un sens à donner à son existence, la

quête de sa propre identité priment sur la fidélité du récit à la vie vécue ».

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existence. Cet auto-questionnement sera aussi important pour sa guérison que les explications

fournies ou les conclusions tirées occasionnellement par l’auteure. Le texte se construira alors au

fur et à mesure, et la suite sera imprévisible aussi bien pour le lecteur que pour la narratrice :

[j]e n’irai pas plus avant pour l’instant. Je voudrais simplement regarder ces photos,

écouter ce qu’elles me disent – si toutefois elles peuvent me parler. Je n’en sais rien.

Sinon je me tairai. Je me tairai encore. Que faire d’autre ? (VN, p. 21).

En effet, il est impossible de prévoir une séance de remémoration, surtout quand on dépend

d’une mémoire fautive. Dans ce cas-là, le processus d’anamnèse ressemblera plutôt à une

démarche analytique. Comme le constate James Olney : « […] we should understand memory as

a faculty of the present and an exact reflection of present being that also recapitulates and

reverses the entire process by which present being has come to be what it is438 ». Ainsi, suite à

cet effort pour se souvenir, la tension entre le passé et le présent sur les pages du récit

autobiographique de Duperey devient très intense. Sa narration repose sur un va-et-vient constant

entre ce qui s’est passé et ce que l’auteure ressent au moment de l’écriture. Nous avons

l’impression que l’auteure voyage dans le temps, qu’elle se déplace entre deux réalités. Quand

elle écrit, elle s’enferme dans son cabinet et s’enfonce dans le passé, tandis que sa vie présente

dans laquelle elle a sa propre famille continue à l’extérieur. Cependant, chacune de ces revisites

du passé apporte aussi des changements de la perception du présent. En effet, cette

interdépendance et confluence du passé et du présent sont un phénomène naturel dans le

processus thérapeutique :

[…] il importe de préciser que les récits du passé impliquent tout autant le présent de

celles et ceux qui sont en train de raconter que l’avenir qu’ils sont en train de projeter.

Dans le récit, un certain passé est approprié, mais toujours en fonction d’un certain

présent et d’un certain avenir439.

438 Olney, op. cit., p. 241. 439 Licata, Laurent, Klein Olivier, Gély Raphaël, op. cit., p. 578.

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Le Voile noir est empli de recours autoréférentiels où l’auteure, souvent frustrée,

s’interroge sur l’utilité et le sens de cette épreuve. Il s’avère bientôt que de rares souvenirs,

concernant sa vie d’« avant », sont liés uniquement aux objets et aux endroits, tandis que ce qui

lui est le plus important, ce sont les gens et surtout ses parents. Ils ne semblent pas exister dans

sa mémoire. Les souvenirs de « tout l’humain » (VN, p. 30) ont été effacés. La narratrice est

déçue, elle se sent impuissante. La tentation d’empoigner sa mémoire ne donne aucun résultat.

Elle n’éprouve aucun lien avec la petite fille qu’elle était avant l’accident. Elle regarde les

photos, elle essaie d’évoquer tous ses souvenirs d’enfance, mais sauf les vagues réminiscences

de certains lieux, situations ou sensations, rien ne lui revient, rien n’est net ni saisissable :

« [m]on corps se souvient sans doute. Mais dans ma tête, rien. RIEN ». (VN, p. 167) Dans les

cas, où l’oubli apparaît dans l’ordre naturel des choses, il semble quelque peu moins pénible et

nous pouvons y remédier tant bien que mal en sauvegardant les preuves d’une réalité vécue.

Cependant, l’oubli qui est irréversible, selon Paul Ricœur, cause autant de souffrance que la

mort440. L’oubli équivaut donc à une perte, à une autre sorte de disparition. L’écrivaine a perdu

non seulement ses parents, mais aussi la mémoire de tout ce qu’elle a vécu avec eux. Elle a donc

perdu une partie de soi et de sa propre histoire, c’est pourquoi cette expérience d’écriture et de

remémoration échouée est tellement pénible441 pour elle. D’autre part, Le Voile noir lui offre

également une possibilité de réunir tous les souvenirs, ceux matériels et immatériels, qui lui

restent et d’en faire un canevas pour re-construire son histoire, car comme le note Bruno

Frappat :

440 Ricœur, op. cit., p. 553. 441 C’est une situation particulièrement pénible. C’est ainsi que Louis Bunuel parle de l’oubli : « You have to begin

to lose your memory, if only in bits and pieces, to realize that memory is what makes our lives. Life without

memory is no life at all… Our memory is our coherence, our reason, our feeling, even our action. Without it we are

nothing… » Bunuel, Louis, My last sigh, New York, Knopf, 1983, p. 4-5.

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Anny Duperey porte sur sa vie un regard clair en même temps que limité. Car il y a dans

sa mémoire, sur tout ce qui précéda le fait divers ayant anéanti sa famille, un black-out

complet. Elle n'a aucun souvenir d'avant. Une fois, et une seule, dans un rêve, sa mère lui

est « apparue » fugitivement, et vivante. Sur la souffrance elle dit : « Il y a un cri, qui peu

à peu se tarit. » Mais il faut crier. Sur le passé antérieur, en quelque sorte, elle va vivre

avec ce manque, comme un livre peut subsister sur une bibliothèque : en dépit de

quelques pages arrachées à son début toute la fin peut rester d'un chef-d’œuvre...442

En outre, dans la situation d’Anny Duperey, l’oubli n’est pas seulement son ennemi, mais

aussi son adjuvant. La perte des souvenirs suite à une amnésie était sans doute une expérience

violente aux conséquences affligeantes et marquantes pour le reste de sa vie. Mais l’oubli qui a

suivi par la suite semble avoir revêtu un aspect défensif :

Elle refoule pour ne pas mourir, pour ne pas devenir folle, pour ne pas se confronter à son

passé, à elle-même. Son moi social et extérieur est donc volontairement et vitalement

superficiel et pelliculaire ; […] un moi travaillé par un horrible sentiment de culpabilité

vis à vis de la mort des parents443.

En tant que petite fille, l’auteure a dû faire face à la perte tragique de ses parents, ce qui lui a

causé un choc post-traumatique. Malheureusement, elle a dû se débrouiller avec cette expérience

toute seule, et elle l’a fait tant bien que mal, car rien n’était résolu, expliqué, compris, ou même

partagé avec qui que ce soit. À titre de rappel, ce deuxième type d’oubli prend ses sources, selon

Bédarida, dans l’absence de processus d’acceptation d’un traumatisme, donc, dans un trouble

non traité de façon appropriée444. Pendant toute sa vie, l’écrivaine ne cesse de réinventer et de

renforcer cette couche protectrice qui l’isolerait de ce qu’elle a vécu. En d’autres mots, en

l’occurrence, l’oubli n’est pas uniquement imposé par sa condition médicale, donc, par son

amnésie, mais il manifeste également un refus délibéré de partager les émotions étouffées

pendant trop longtemps :

442 Frappat, op. cit., 8 novembre 1993. 443 Soulages, op. cit., p. 201. 444 Bédarida, op. cit., p. 735.

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[j]e m’y comportais, je crois, exactement comme si rien ne s’était passé. Je jouais, je

courais avec mes cousins dans le jardin, je parlais d’autre chose, presque gaie. En somme,

j’opposais l’image d’une enfant monstrueusement étrangère à l’affliction générale. (VN,

p. 39)

Je faisais ce que je pouvais. Je résistais à ma manière. Elle était dure. Je me souviens du

silence consterné qui pesa après ma réplique, des regards douloureux et impuissants sur

moi. J’étais agressivement seule, renfermée sur moi-même. (VN, p. 40)

Les jours et les mois qui suivirent sont pour moi noyés dans le brouillard, un brouillard

presque aussi épais que celui qui occulte les années d’avant leur mort, mais je garde en

mémoire, tout frais et encore sensibles, les deux ou trois moments où, ma résistance

vaincue, je fus malgré moi forcée de baisser les armes devant la douleur. (VN, p. 41)

C’est donc Anny Duperey elle-même qui « résiste » en construisant un mur de silence autour de

son trauma et autour de son passé pour s’abriter de la souffrance et des images du passé qui ne

cessent de la hanter. Et même dans Le Voile noir, l’écrivaine résiste et remet à plus tard le

moment où elle mettra par écrit le jour du décès de ses parents. Mais le silence n’est jamais une

bonne solution, il pèse plus qu’il n’apaise : « [l]e chagrin cadenassé ne s’assèche pas de lui-

même, il grandit, s’envenime, il se nourrit de silence, en silence il empoisonne sans qu’on le

sache » (VN, p. 77). Un refoulement, un rejet des souvenirs déchirants est une fuite qui

n’équivaut pas à une guérison, au contraire, il n’est qu’un camouflage du problème. Certes, il

permet de continuer la vie de façon, en apparence, un peu moins troublée, mais il bloque en

même temps la guérison émotionnelle et psychique, c’est pourquoi la narratrice était aux prises

avec son passé, sa culpabilité et son amnésie pendant si longtemps. Il est juste de noter ici que le

refus de contempler le trauma et ses conséquences résulte également en un refoulement et en une

interruption de la continuité dans le développement de l’histoire personnelle. Dans tout le cas, la

perte des souvenirs est donc néfaste pour l’auteure ainsi que pour le développement de son

identité. Il n’est pas alors surprenant qu’Anny Duperey entreprenne cette lutte contre

l’anéantissement d’une partie de soi et de son passé, avec un si grand acharnement.

La situation d’Anny Duperey paraît être extrêmement difficile : elle n’a aucun souvenir

de ses parents, et les photos de famille n’ont pas pour elle la valeur nostalgique typique. En fait,

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ce n’est pas entièrement vrai ; l’auteure possède un souvenir de ses parents, très vif et très net

dont elle n’était jamais capable de se débarrasser et qui la hante depuis son enfance. C’est le

souvenir du moment où elle les a découverts morts dans la salle de bain. Comme nous l’avons

mentionné, il y a plusieurs théories concernant l’oubli et l’évocation des souvenirs oubliés. Il

semble quand même qu’elles ne s’appliquent pas aux souvenirs traumatiques qui, apparemment,

peuvent s’imprimer dans la mémoire avec une force inconnue. Selon Jean-Marc Dupeu, tant

l’amnésie que la sauvegarde de l’empreinte si forte dans la mémoire de ce seul événement (il

s’agit du moment où Anny Duperey découvre les corps de ses parents dans la salle de bain) sont

des conséquences exemplaires du choc post-tramautique :

[e]n effet, chez ces sujets les souvenirs sont soit inexistants, frappés d’un refoulement

massif indépassable, soit hypermnésiques parce que violemment traumatiques,

inévocables directement et, du reste (c’est un caractère majeur du souvenir traumatique),

impossibles à réinsérer dans la trame de l’histoire du sujet. Caractère qui contribue à les

rendre inévocables445.

Ce projet autobiographique devient peut-être la seule chance pour l’auteur de retravailler l’image

de ses parents enregistrée dans sa mémoire et de retrouver des éléments manquants qui lui

permettraient de raccommoder son histoire à elle. C’est pourquoi l’auteure persiste dans son

travail de remémoration, même s’il s’avère ardu ; elle s’y consacre avec une ardeur opiniâtre et

continue sa lutte contre l’oubli, ou plutôt contre l’amnésie en écrivant et en revivant le passé.

L’interaction entre l’écriture et tous les procédés mentaux et affectifs est en effet profonde.

L’écrivaine se soumet à une vraie dissection ; elle cherche une explication, des réponses, et avant

tout, la réconciliation avec elle-même et avec son passé. Progressivement, les émotions étouffées

commencent à bouillonner, la douleur auparavant indicible ainsi que les sentiments de culpabilité

et de révolte, de rancœur et d’agressivité qui rongeaient la narratrice de l’intérieur pendant des

445 Dupeu, Jean-Marc, « Légendage », Psychiatrie française, vol. 33, no 1, 2002, p. 123.

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années, revendiquent leur droit d’être expulsés. Comme l’explique David Le Breton pour que la

thérapie soit efficace : « [l]I faut arracher la souffrance à l’innommable. Le silence est ici

complice de l’ignoble, il laisse la blessure à vif. L’instauration d’un sens à l’événement est un

mode de résolution qui désamorce une part de l’horreur, l’impensable en quoi réside justement le

traumatisme446 ». C’est donc exactement ce que fait la narratrice du Voile noir : son récit devient

peu à peu une expression des sentiments les plus intimes et le processus d’écriture ressemble à

un rite de purification interne.

L’excès de débris traumatiques ne permet plus à l’auteure de parler de son trauma de

façon voilée. Le seul moyen grâce auquel elle peut sortir de ce cercle vicieux des reproches, de la

culpabilité et des visions et des souvenirs tordus, est de faire face à la réalité et de dire la vérité.

Pour pouvoir retrouver la paix de l’esprit tellement fragile et fugace, il faut s’arranger avec ses

démons, alors, Anny Duperey n’abandonne pas, elle « se débat avec elle-même, avec ses parents,

avec ces photos447 ». Le passé émerge à travers le texte, mais il n’y a aucune trace d’un souvenir

ravivé : « [d]eux années d’écriture contre trente-cinq ans de silence, est-ce trop ou trop peu ? Je

ne sais. Mais il faudrait achever, arrêter cette recherche vaine vers le passé, et tirer un trait sur

ma mémoire amputée. » (VN, p. 210) À ce moment-là, ce sont les images de son père qui lui

viennent au secours.

La narration dans Le Voile noir est supportée par les photographies familiales qui étaient

traditionnellement appréciées pour leur valeur documentaire. Cependant, Véronique

Montémont note que :

[…] la simple juxtaposition : elle crée des interactions, mais aussi des interférences, qui

font qu’aucun des deux éléments ne peut sortir indemne de la relation photobiographique,

dès lors que chacun est tributaire de l’autre dans sa construction du rapport au réel. C’est

446 LeBreton, David, « Douleur et torture : la fracturation de soi », Douleur et Analgésie, 1997, no 3, p. 110. 447 Soulages, op. cit., p. 199.

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pourquoi la photographie perd assez vite, dans les textes autobiographiques, sa valeur

d’illustration ou de preuve448.

La relation entre l’écriture et les photographies privées entraîne donc une modification mutuelle

du sens. Nous avons noté dans le chapitre théorique que, selon Sylvie Jopeck, les images

photographiques très souvent incorporées dans les récits autobiographiques contemporains

permettent de rendre compte de « l’histoire familiale449 » et individuelle. Cependant, elle

remarque aussi que la photographie « prenant place dans une œuvre autobiographique ou

biographique, ajoute une déformation supplémentaire à ce qui est déjà transformé par la mémoire

et l’écriture450 ». Et en plus, l’interaction entre ces deux modes de représentation est donc

tellement forte que selon Jopeck, l’union des photos et de l’écriture dans les récits de soi résulte

en textes hybrides, où s’entremêlent souvent « le réel et l’ouverture à l’imaginaire451 ». En effet,

la mémoire abîmée et les photographies dont les référents sont non reconnaissables ne peuvent

pas garantir la vérisimilitude de la représentation. Ainsi, les images photographiques servent-

elles à l’écrivaine plutôt comme une inspiration, et non pas comme un support à valeur

documentaire. Dans Le Voile noir, l’auteure présente une série de souvenirs construits à partir

des clichés photographiques qui font penser aux « souvenirs-écrans452 » de Freud. Les images

verbales inspirées par les photographies s’appuient sur la déduction faite à partir de ce qui y est

représenté et à partir de ce que l’auteure a entendu ou sauvegardé dans la mémoire. Tout comme

dans le cas des « souvenirs-écrans453 », dans les souvenirs fabriqués par Duperey il y a du réel et

448 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 49. 449 Jopeck, op. cit., p. 86. Sans s’y limiter, bien sûr. 450 Ibidem, p. 96. 451 Méaux et Vray, op.cit., p. 12. 452 Freud, op. cit., p. 114. Le terme « souvenirs-écrans » a été expliqué dans le chapitre théorique. 453 Ibidem, p. 114.

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de l’imaginaire454. L’un des exemples, peut-être le plus déchirant, est le texte intitulé « Attends,

je finis mon rang… » (VN, p. 155), inspiré par trois photographies de l’auteure elle-même sur

lesquelles elle porte des vêtements tricotés. Dans cet extrait, Anny Duperey analyse le goût de sa

mère pour le tricotage. Il y émerge l’image d’une femme qui s’adonne à cette activité avec un

dévouement incompréhensible :

Or ma mère tricotait.

De préférence des choses compliquées.

Et sans arrêt.

Je ne sais pas trop quoi déduire de cette information, mais je sais qu’elle poussait ceux

qui l’entouraient au bord de la crise de nerfs à force de « attends, je finis mon rang… ».

(VN, p. 157)

Au fur et à mesure que l’écriture progresse, l’auteure arrive à la conclusion que ce passe-temps

de Ginette Legras était pour elle un moyen de se dérober, de s’isoler du monde extérieur, de le

fuir. Cette hypothèse mène l’écrivaine à un soupçon encore plus pénible : « [t]on besoin de fuite,

ma mère – et c’est là une noire question à jamais sans réponse –, ne t’a-t-il pas entraînée bien

plus loin que tu ne le cherchais ? » (VN, p. 158) L’internalisation de cette vision d’une mère qui

souhaitait abandonner ses enfants n’est pas soutenue par des preuves ou par de vrais souvenirs et

aurait pu empêcher ou bloquer le processus de guérison de l’auteure. Heureusement, Anny

Duperey a réussi à revoir l’image de sa mère aussi sous un autre angle.

Faute de souvenirs réels et de savoir concernant ses proches, l’auteure s’applique à la

dissection des photos, elle les regarde, les analyse, et les interprète de façon tout à fait singulière.

Tout d’abord, la scrutation des images, est suivie d’une description détaillée de ce qu’elles

saisissent, et ensuite, par une variation textuelle autour des scènes saisies par l’objectif d’un

454 Voir Blandon-Gitlin, et Gerkens, op. cit., p. 330 : « Because the use of photographs in retrieval attempts may

trigger enhanced images of suggested events […] »

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appareil photo. En conséquence, l’écriture d’Anny Duperey, dépasse de loin la notion de

l’« ekphrasis complétive455 » et devient l’exemple de l’« ekphrasis moderne456 »457 :

[l]’accent n’y porte plus tant sur la description précise (ou sur l’essai de description)

d'une œuvre d'art picturale, mais davantage sur la spécificité du langage qui sert de

support à cette description, et sur les réactions ou les sentiments (parfois très libres) de

l »auteur à l'égard de la représentation visuelle qui déclenche le processus d'écriture elle-

même458.

En effet, l’auteure écrit sur les photographies, « à côté » d’elles (VN, p. 211), sur ce qu’elle

ressent en espérant restituer son vécu d’« avant ». Les théoriciens tels que Tadié, Ricœur et

Halbwachs, affirment que c’est l’imagination qui joue un rôle prépondérant dans le processus de

remémoration. Non sans raison donc, Anny Duperey se sert de son imagination pour stimuler sa

mémoire déficiente. Toutefois, comme les souvenirs n’émergent pas, ses commentaires,

dépourvus de données concrètes s’approchent de la fiction au lieu de représenter le vécu et le

réel. En même temps, Philippe Ortel remarque que l’interaction entre le texte et l’image a

comme but de « faire rêver459 ». C’est en effet ce qui se produit sur les pages de ce texte

autobiographique, car en partant des « interventions […] extrêmement descriptives460 », Duperey

parvient à construire des visions qui ne maintiennent pas de rapport étroit avec la réalité.

Cependant, les souvenirs imaginaires d’Anny Duperey, ne peuvent quand même pas être

comparés aux « souvenirs fictifs461 », étudiés par Maurice Halbwachs, qui, comme nous l’avons

expliqué, sont une superposition des visions différentes fournies par les plusieurs personnes. Les

images dépeintes par Duperey ne reposent pas sur le processus d’anamnèse, mais d’abord sur

455 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460. 456 Gorp, op. cit., p. 165. 457 L’explication détailée des deux notions se trouve dans le chapitre théorique. 458 Gorp, op., cit., p. 165. 459 Ortel, op. cit., p. 10. 460 LeBlanc, Julie, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras

introduites dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », Dalhousie French Studies, vol. 87, 2009, p. 93. 461 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 5.

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une analyse minutieuse des bribes d’une réalité, telles que les photos, sur le savoir fragmentaire,

ou sur une déduction qui donnent parfois une impression d’un souvenir évoqué. Elles requièrent

dans la plupart des cas un grand travail d’imagination et par conséquent ressemblent aux

« souvenirs-images462 », dont parle Paul Ricœur, ceux qui incluent des perceptions sensorielles

et s’inscrivent dans le cadre d’une expérience mnésique. Toutefois, selon Halbwachs, les

souvenirs changent de forme à force d’être évoqués à plusieurs reprises, et par conséquent, nous

sommes capables d’arriver tout au plus à une « reconstruction approchée du passé463 ».

Toutefois, même si le processus de remémoration est réussi, l’image du passé ne doit pas

nécessairement être plus véridique que celle qui surgit à travers la déduction, l’imagination et les

réflexions hypothétiques. Selon Georges Gusdorf :

[l]’étude du souvenir ne doit pas être abordée selon les critères de l’exactitude objective

ou de la déformation, de l’erreur ; la mémoire met en scène, bien plutôt, l’élaboration de

l’être personnel par la remise en jeu des significations. L’historialisation de la conscience

de soi dans le souvenir permet à l’individu de se découvrir tel qu’il fut, tel qu’il est, tel

qu’il doit être selon sa propre ressemblance, c’est-à-dire selon le vœu profond de sa

nature, qui ne peut s’accomplir dans le cadre limité du présent, où prédominent les

exigences et réquisitions de la situation immédiate et de l’environnement matériel et

spirituel, peu propices à l’accomplissement de l’être dans sa plénitude464.

En vertu de toutes ces observations, il faut constater que Le Voile noir ne convient pas à

la vérité totale et incontestable. Les données concernant une partie de la vie de l’auteure sont

limitées et les photographies, qui avaient pour but de servir comme aide-mémoire, ont perdu leur

capacité à authentifier le récit, et ont incité des divagations imaginaires. Selon Véronique

Montémont, « [l]es images de Lucien Legras, et ce qu’elles représentent, sont écrasées par cette

lecture dysphorique ; l’énoncé photographique disparait au profit d’une énonciation

462 Ricœur, op. cit., p. 53. 463 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 89. Cette idée est déjà apparue dans la partie théorique

de la présente thèse. 464 Gusdorf, op. cit., p. 11.

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fantasmatique […]465 ». Par conséquent, la présentation de l’histoire personnelle faite par

Duperey est conditionnée non seulement par les limites qu’imposent les moyens de

représentation, mais avant tout, par sa perception de la réalité ainsi que par le manque de

matériau interprétatif, ce qui résulte en une certaine « fictionnalisation de soi466 »

autobiographique. Cependant, cette entreprise autobiographique ne se montre pas du tout

invalidée sur le plan de la guérison psycho-émotionnelle, car la reconstruction d’un passé

imaginaire fournit à l’écrivaine un soulagement réel et fortement ressenti. En outre, la réalité,

quelque peu virtuelle et profondément marquée par une expérience personnelle, dans laquelle, en

dépit des toutes les contraintes, l’écrivaine rétablit un lien avec sa famille, absorbe le lecteur qui

commence à s’interroger et à se poser les questions les plus importantes sur la vie, la mort,

l’amour, la responsabilité, la souffrance, et les relations avec les autres. Ce récit

autobiographique fournit donc une expérience auto-analytique non seulement à son auteure, mais

aussi au lecteur, chez qui il provoque une quantité d’émotions, ce dont témoignent les lettres qui

ont servi d’inspiration au deuxième volume Je vous écris…

En bref, le choix du genre autobiographique pour cette sorte de confession paraît donc

bien justifié, car le processus d’écriture exige du temps et de la réflexion pour que le récit soit

compréhensible et cohérent. En outre, la réécriture permet à la fois de se distancier des

événements racontés, de les revoir sous un autre angle, et de se poser les questions sur la fiabilité

de la représentation des faits. En d’autres mots, l’écriture autobiographique offre la possibilité de

réinterpréter ses réactions et ses sentiments sans brouiller le transfert du message par un

bouleversement émotionnel excessif. Le processus de la rédaction assure donc une certaine

objectivité, si illusoire soit-elle, de la représentation, ce qui, de son côté, renforce la dimension

465 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 48. 466 LeBlanc, Julie, « Introduction – écritures autobiographiques », op. cit., p. 10.

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thérapeutique de l’écriture, et par conséquent, même si elle ne garantit pas, au moins, rend

possible une certaine guérison ainsi qu’une meilleure compréhension de soi.

À la recherche de soi

Comme l’a noté Louis-Jacques Dorais, dans son article intitulé La construction de

l’identité467, il est difficile de définir l’identité de façon claire et précise, même si de telles

tentatives ont déjà été entreprises par de nombreux chercheurs. Selon Dorais, la notion de

l’identité sous-entend un rapport relationnel avec toutes sortes d’éléments qui façonnent, ou qui

font partie de notre existence468. Il explique aussi que

[c]haque individu possède sa propre conscience identitaire qui le rend différent de tous

les autres. Cela signifie que l’identité est d’abord appréhendée comme phénomène

individuel. On peut fondamentalement la définir comme la façon dont l’être humain

construit son rapport personnel avec l’environnement469.

Par conséquent, « [l]a construction identitaire reflète l’histoire personnelle de chacun. Cette

histoire comprend plusieurs éléments différents : l’interaction de la personne avec ses parents,

l’apprentissage des rôles liés à son sexe, l’éducation reçue dans son milieu, etc.470 » À la lumière

de ces observations, il semble donc que le processus de formation identitaire, au moins dans sa

phase initiale, se fait de façon inconsciente, car ce sont toutes les expériences vécues et tous les

gens rencontrés, qui l’influencent, ou même la conditionnent. Dorais remarque également que

467 Voir Dorais, Louis-Jacques, « La construction de l’identité », Discours et constructions identitaires, Deshaies

Denise et Diane Vincent dir., Laval, Les Presses de l’Université Laval, 200, p. 3 : « L’identité équivaut à la relation

qu’on construit avec son environnement. Ce terme reçoit ici un sens très large. L’environnement ne se limite pas au

milieu naturel. Il comprend tout élément signifiant faisant partie de l’entourage d’une personne : les gens d’abord,

mais aussi les paroles (énoncées dans une langue spécifique qui leur donne un sens et une forme particuliers ou, en

contexte diglossique, résultant du choix entre deux langues ou plus) et les actes de ces gens, ainsi que les idées et les

représentations (les images porteuses de sens) transmises par ces paroles et ces actes, de même que les produits

matériels qui découlent de l’activité humaine ». 468 Ibidem, p. 3. 469 Ibidem, p. 2. 470 Ibidem, p. 3.

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l’identité est un « phénomène qui apparait tôt dans la vie de l’individu471 », « est sujette à

changement472 », « se poursuit tout au long de la vie473 », et « ne peut être appréhendée qu’à

travers l’interaction474 ». Les réflexions de Dorais coïncident alors avec les observations de

Maurice Halbwachs, présentées dans le chapitre théorique, portant sur l’importance de la famille

dans le processus de la formation identitaire, au moins dans son stade initial. Naturellement, le

premier contact entre l’enfant et le monde extérieur se fait sous la direction et l’œil attendri des

parents. Le jeune individu se joint tout d’abord au cercle de la famille la plus proche pour élargir

par la suite le milieu de socialisation aux personnes non unies par les liens du sang. L’acquisition

des compétences sociales ainsi que la sauvegarde des valeurs et des traditions familiales sont

d’importance cruciale pour le développement personnel ultérieur ainsi que pour le

fonctionnement dans la vie privée et dans la société. L’absence de supervision d’un enfant et de

sa relation avec l’entourage extérieur peut résulter en un développement dérangé qui affectera

l’ensemble de la vie, y compris de sa vie adulte. Et de même, le manque de rites transmis d’une

génération à l’autre isole l’individu et le met en dehors du groupe auquel il appartenait au départ.

Dans un tel cas, comme nous l’avons expliqué dans la partie théorique, la continuité d’une

histoire personnelle est considérablement troublée. C’est la raison pour laquelle le savoir

concernant nos origines et notre famille est un facteur essentiel qui définit notre identité, aide à

développer notre personnalité, et indique la façon dont nous maîtrisons la vie. Un individu

dépourvu des connaissances fondamentales concernant sa famille ressent d’autant plus le poids et

les conséquences de ce manque. Ainsi, Anny Duperey admet se sentir handicapée, privée d’une

partie essentielle d’elle-même :

471 Ibidem, p. 2. 472 Dorais, op. cit., p. 2. 473 Ibidem, p. 2. 474 Ibidem, p. 3.

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[j]e me sens pauvre, amputée. Arrivée au milieu – possible sinon probable – de ma vie, je

voudrais, avant de pencher vers le deuxième versant, me connaître. Il me manque pour

cela une part importante de moi-même, ma définition première. « Tout se joue avant six

ans », dit-on. Avec son caractère propre mais aussi avec ce qu’on hérite de son milieu et

de ses parents. Quelle est ma part et quelle est la leur ? Que m’ont-ils transmis, à part leur

amour, qui est lui-même devenu abstraction ? (VN, p. 30-31)

Le désir pressant de remédier au sentiment d’incomplétude ressenti si fortement par Duperey est

également lié au fait qu’elle est devenue mère. Le vide poignant qui trouble sa vie affecte aussi

ses enfants : « [s]on livre, qui est aussi une sorte d’offrande à son compagnon et à leurs enfants,

est, pour tous, l’antidote à ces blessures que l’on tente de dissimuler, tant bien que mal : “Les

pans de vie qui s’écroulent, l’amertume du temps qui fuit, les morts qu’on laisse derrière

soi”475 ». L’écrivaine doit donc se retrouver en tant que fille pour pouvoir s’accomplir dans le

rôle de la mère. La reconstruction de son identité aura alors l’influence non seulement sur sa vie,

mais aussi sur celle de ses propres enfants.

Le développement de l’identité personnelle de l’auteure a pâti à plusieurs reprises. Tout

d’abord, lors de la mort de ses parents, elle a perdu les points de repères les plus essentiels,

ensuite elle a souffert d’une amnésie qui a anéanti le petit bagage émotionnel et cognitif qu’elle a

acquis pendant les premières huit années de sa vie, et enfin, elle a coupé les liens avec sa famille

de remplacement étant partie de la maison à la première occasion, sans jamais y revenir ou

chercher des nouvelles sur ses proches. Cette triple perte de points de référence identitaire a

amené l’auteure à un questionnement et à une enquête sur soi poussés à l’extrême sur les pages

de son récit autobiographique. Pendant très longtemps dans sa vie adulte, Anny Duperey cherche

à fuir son vécu en revêtant des identités multiples : « [p]our mieux se séparer de ce passé et de

son moi noir, Anny Duperey fait du théâtre, ce qui lui permet d’incarner d’autres moi que le

475 Dracheline, op.cit., 2 mai, 1992.

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sien476 ». En effet, elle s’en rend compte et elle en parle dans un entretien : « [l]e théâtre m'a

permis de lutter contre la mélancolie et le repli sur soi du journal intime... Et de fuir477 ». Il paraît

donc qu’à l’origine de l’écriture d’Anny Duperey, il y a ce que George Gusdorf appelle « une

crise de la personnalité478 ». L’auteure arrive au point, où elle ressent le besoin impératif de

mettre sa vie en ordre, de faire un bilan de son vécu, et de régler son compte avec le passé. Elle

se retrouve de nouveau entre deux étapes de sa vie en ayant vécu à peu près une moitié. Elle écrit

avant tout pour assouvir son propre désir, son besoin viscéral qui gisait tapi au plus profond de

son être depuis très longtemps :

[i]l faudra un jour que j’écrive MON livre. Il le faudra absolument. Que j’y parle enfin

[…!] de leur mort, que je dise ce que je garde tout au fond de moi et qui m’étouffe. Qu’ils

m’ont appelée pour venir avec eux dans la salle de bains et que j’ai refusé obstinément de

les SUIVRE [là, c’est moi, maintenant, qui ai mis le mot en majuscules], et qu’après cela

je les ai entendus mourir sans me réveiller vraiment… (VN, p. 102)

Comme le remarque André-Patient Bokiba : « [l]a notion d’identité entretient avec le langage

une relation organique qui tient du procès performatif : l’identité s’affirme par le langage, il n’y a

point d’identité qui ne se dise, ne s’exprime479 ». Il semble que l’écriture autobiographique est un

moyen parfait pour poursuivre une quête identitaire, car parmi les mobiles qui amènent les gens à

écrire sur soi, le désir de se connaître est l’un des plus évidents. Rappelons ici quelques

réfléxions sur la théorie de l’autobiographie fournies par Lejeune et Gusdorf : les souvenirs

évoqués dans les textes autobiographiques doivent suivre un certain ordre ou une certaine

logique pour pouvoir dépeindre « une histoire d’une personnalité480 » qui démontrerait la

476 Soulages, op. cit., p. 201. 477 Rousseau, Christine, « Anny Duperey, des démons dans les mots », Le Monde, 13 janvier, 2003. 478 Gusdorf, op. cit., p. 23. Cette « crise » est évidemment liée au trauma vécu dans l’enfance. Quant à Annie

Ernaux, elle voulait devenir écrivaine depuis un très jeune âge. Cependant, comme nous le découvrirons dans le

chapitre suivant, plusieurs de ses textes touchent aux expériences douloureuses et ils ont été nouris du trauma et de

la recherche identitaire. 479 André-Patient Bokiba, Écriture et identité dans la littérature africaine, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 10. 480 Lejeune, L'autobiographie en France, op. cit., p.19.

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cohérence et l’évolution d’un individu, car « [l]e moi n’est pas une donnée toute faite, réelle ou

supposée; il est indissociable de la prise de conscience qui le fait passer de la puissance à

l’acte481 ». L’écriture autobiographique vise donc non seulement à décrire l’état des choses, mais

également à retracer une évolution de l’identité de l’écrivain. Ce processus opère d’habitude à

plusieurs niveaux. Il englobe différentes sphères de soi et prend différentes formes en fonction de

l’auteur et de sa conception du récit. Un récit autobiographique vise donc à offrir une vision

synthétisée de la vie du sujet écrivant, car comme le remarque Felicity Nussbaum,

l’autobiographe cherche à retrouver du sens dans les événements racontés. L’expression de soi

coïncide alors avec la découverte et le renouvèlement personnels. Selon Georges Gusdorf, dans

la création autobiographique : « [i]l s’agit de la connaissance de soi par les voies de l’expression

écrite482 ». L’écriture de soi permet alors d’observer et d’interpréter cet échange entre le

« dedans » et le « dehors », entre ce que voient les autres, ce qu’on voit soi-même et ce qu’on

ressent. Le soi est influencé par les facteurs extérieurs, mais grâce à une dissection de ses

pensées et de ses expériences, l’autobiographe est capable d’examiner ces transformations, de les

comprendre, de les intérioriser et de réaliser quelle sont, en fait, sa conception du monde et sa

relation aux autres. C’est le cas aussi pour Duperey : l’écriture de soi offre enfin à l’auteure la

possibilité de se connaître complètement et de comprendre les vicissitudes de sa vie, de saisir le

sens de ses choix et de ses comportements et de dire ce qui était indicible. Toutefois il est

indéniable que cette découverte aura des effets positifs également sur ses proches, surtout sur ses

enfants, pour qui cela marquera le début de leur histoire familiale. Anny Duperey cherche à

retrouver les traces de ses parents pour que leur souvenir survive à sa disparition, et pour qu’il y

ait une certaine filiation entre eux et la nouvelle génération. C’est une raison supplémentaire

481 Gusdorf, op. cit., p. 27. 482 Ibidem, p. 22.

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pour laquelle ce récit autobiographique devient un projet extrêmement important pour l’auteure.

Il convient de souligner combien chaque être humain ressent la nécessité de laisser une trace de

son existence, si minuscule soit-elle, pour ceux qui viendront après. Il serait donc justifiable

d’avancer qu’une actrice et auteure bien reconnue partagerait ce même penchant. Anny Duperey

choisit de présenter au public son histoire dans sa totalité, une histoire jamais partagée avec

quiconque. En conséquence, les lecteurs deviennent les témoins des tentatives qu’elle entreprend

pour connaître ses origines et pour raccommoder l’histoire de sa vie. Mais comment se connaître

soi-même lorsqu’on a oublié sa famille ? Comment retrouver ses origines sans faire appel à la

mémoire ? Anny Duperey recourt à plusieurs procédés. Entre autres, l’auteure se concentre sur la

représentation de la vie de ses proches à tel point que, d’après Véronique Montémont, son texte

rappelle parfois plutôt une biographie de ses parents que sa propre autobiographie : « [s]i l’on

examine cette fois l’objet du récit, on peut considérer qu’il excède l’autobiographie pour aller

vers la biographie, celle d’un homme et d’une femme morts trop jeunes […]483 ». Yves

Clemmen partage la même opinion : « [t]he autobiography crosses over into biography, the

reinvention to the best of one's knowledge of somebody else's life484 ». Anny Duperey est

consciente que certains procédés qu’elle emploie peuvent rendre la classification générique de

son récit difficile : « [c]es projets-là, si personnels, ni roman ni biographie, mettent du temps à

trouver leur forme. On ne peut arbitrairement les définir » (VN, p. 16). Pour deviner la vie de ses

parents, Anny Duperey « […] se met, presque littéralement, à leur place, en essayant de voir le

monde avec les yeux du photographe qui l’a ainsi révélée485 ». Ce savoir, si illusoire soit-il, lui

483 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),

[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105]. 484 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op. cit., p. 592. 485 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 48.

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est nécessaire, car « [e]lle ne peut imaginer, ni vivre son moi sans le moi de ses parents : son

existence et son moi sont parfois comme un rêve486 ».

Néanmoins, cette recherche de soi, ces exercices d’interprétation, et de réinterprétation du

vécu ainsi que ce travail d’imagination amènent Duperey à un moment important de sa vie, car

elle arrive à reconstituer d’une certaine façon une partie manquante de soi et de son histoire. Le

texte d’Anny Duperey semble alors être une incarnation parfaite de l’idée présentée par Paul De

Man selon laquelle l’écriture autobiographique est perçue comme « a discourse of self-

restoration487 ». Dans le cas de Duperey, il s’agit de « restaurer » son unité, de raccommoder son

passé avec son présent. Il convient donc de rappeler ici les mots de Tadié : « [c]ette continuité de

ce que nous avons été et de ce que nous sommes, de nos souvenirs et de nos perceptions

présentes, de notre mémoire et de notre imagination, constitue la réalité de notre moi. La

mémoire construit notre identité personnelle488 ». Cette idée, évoquée déjà au début du chapitre

théorique, explique pourquoi l’auteure s’acharne tellement au processus de remémoration et à

tout ce projet autobiographique. En bref, l’écriture de soi faite par Duperey incarne une quête

identitaire poussée à l’extrême qui mène à une découverte et une réinvention de soi et des liens

de parenté avec ses proches.

486 Soulages, op. cit., p. 200. 487 Man de, op. cit., p. 74. 488 Tadié et Tadié, op. cit., p. 296.

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Un soi brisé – un portrait re-construit

De manière inévitable, les photos introduisent une certaine fragmentation dans la

représentation du sujet autobiographique. D’un côté, elles assurent la vérité de la représentation

par contiguïté avec le référent, mais de l’autre, elles fournissent diverses perceptions et des

portraits multiples d’une même personne. Rappelons ici quelques réflexions de Linda Haverty

Rugg qui sont déjà apparues dans la partie théorique :

[i]t is this double consciousness that informs the work of the autobiographers in my

study: the awareness of the autobiographical self as decentered, fragmented, and divided

against itself in the fact of observing and being; and the simultaneous insistence on the

presence of an integrated, authorial self, located in a body, a place and a time.

Photographs enter the autobiographical narrative to support both of these apparently

opposing views; photography placed in conjunction with autobiographical texts helps to

unpack the issue of reference in all its complexity489.

Julie LeBlanc partage également cette opinion : « [l]es récits de vie et les photographies sont par

nature autoréflexifs et leur introduction au sein d’un seul espace textuel peut servir à accentuer

plutôt qu’à atténuer la complexité référentielle et mimétique de ces deux média490 ». En effet,

dans plusieurs cas, les images de l’autobiographe se superposent sans pour autant créer une

représentation approfondie du sujet narratif. Les critiques constatent donc, qu’à l’encontre de la

conviction générale, les photographies ne simplifient pas la représentation de soi dans les récits

autobiographiques. Au contraire, elles agissent comme facteurs d’éclatement et d’embûche.

Cette question est particulièrement intéressante dans le cas du Voile noir. Parmi toutes les

photographies incluses dans le texte, seulement une douzaine représentent Anny Duperey. Et

comme elles ont toutes été prises par son père, Anny y apparaît en tant que fillette âgée de quatre

à huit ans. Déjà à ce moment-là, nous observons des changements considérables qui se

489 Haverty Rugg, op. cit., p. 2. 490 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 88.

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produisent aussi bien dans le physique que dans le comportement de la petite fille. D’une enfant

énergique et insouciante, elle se transforme en une grande sœur, sage et responsable :

Figure 5 : « Les maillots qui grattent » (VN, p. 151).

Figure 6 : « L’autre et semblable » (VN, p. 81).

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Ces deux images photographiques, reproduites ci-dessus, représentent Anny Legras, une fille et

une sœur, et pourtant, c’est encore une autre personne – Anny Duperey – une femme adulte,

écrivaine et actrice reconnue, mère de ses propres enfants, qui raconte dans les pages du Voile

noir l’histoire de sa vie491. La petite fille souriante captée sur les photographies ne partage ni le

même nom, ni la même expérience, ni le même passé que la narratrice. Cet écart, non

intentionnel au départ, mais voulu et renforcé par la suite, s’est approfondi au cours des années à

tel point qu’il a causé une certaine rupture identitaire. Ces deux personnes appartiennent à deux

univers différents. Nous observons ici une grande disparité entre la représentation

photographique de l’auteure et sa voix narrative ; le moi de l’autobiographe, dans ce cas précis,

est donc diamétralement polarisé, et pour que cette image brisée regagne au moins en partie son

intégrité, il faut un travail de synthétisation.

Selon Haverty Rugg, grâce à la jonction de la photographie et de l’écriture au sein d’un

récit autobiographique, l’auteur acquiert une nouvelle perception de soi : « [t]he autobiographer,

in writing of his or her own life, also stands apart from the self, tries to envision and read the self

from a vantage distanced by the passage of time492 ». En effet, Duperey est très consciente de

cette incohérence, de cette coupure qui affecte sa représentation dans Le Voile noir. Pour rebâtir

une image d’un soi plus ou moins intégral et cohérent, la narratrice recourt à l’écriture. En fait,

elle s’y limite sans même fournir une seule de ses photographies plus récentes. Ce processus de

recomposition de soi est initié par une description d’une de ses photos, insérée dans le récit sous

le titre : « Portrait intemporel493 » :

491 Contrairement à Anny Duperey, Ernaux fournit toute une variété de ses photos, surtout dans le « photojournal ».

Nous pouvons donc la voir en tant qu’enfant, jeune fille ou femme adulte et mûre. Cependant, elle ne présente

aucune photo qui aurait pour elle la même valeur qu’a « Portrait intemporel » pour Duperey. 492 Haverty Rugg, op. cit., p. 5. 493 Cette même photo, comme on le verra par la suite, servira également à découvrir un lien avec sa mère décédée, ce

qui sera un autre pas important sur la voie à la re-construction du passé.

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Figure 7 : « Portrait intemporel » (VN, p. 79).

« C’est ma photo. Elle résume tout ce que je suis profondément, sans défense. Ces yeux-là sont

ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans après quand je suis seule avec moi-même, sans

masque, sans effort pour paraître » (VN, p. 79). Est-ce que ce « Portrait intemporel » saisit donc

un certain « moment décisif494 » dont parle Henri Cartier-Bresson ? C’est ainsi qu’il l’explique :

« [u]ne photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde,

d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes

perçues visuellement qui expriment ce fait495 ». Il s’agit donc de capter un moment où le sujet

photographié se présente tel qu’il est, où il dévoile sa nature authentique et vulnérable. Dans son

texte Portraiture, Richard Brilliant confirme cette potentialité du portrait qui dépasse la notion

d’une simple ressemblance physique :

494 Cartier-Bresson, Henri, Images à la sauvette ; photographies, Paris, Éditions Verve, 1952, p. 3. 495 Ibidem, p. 9

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[m]emory transcends divisions of time, obscures physical change, and collapses the

disparate stages of human existence, making possible a holistic conception of one’s life.

Personality, then, seems to arise from the particular instance of the integration of mind

and body that marks a person as a distinct entity within society. Whether this persistent

inner character or ‘soul’ can be empirically demonstrated or not, if the artist believes that

it exists, then the resulting portrait must contain something more than the eternality of

appearance and the banality of social affect496.

Cependant, selon Henri Cartier-Bresson, ce moment de dévoilement est lié également au regard,

à la perception et à la sensibilité du portraitiste ; c’est lui qui est capable de faire ressortir cette

vérité ultime du sujet photographié :

[q]u’y a-t-il de plus fugace qu’une expression sur un visage? La première impression que

donne ce visage est très souvent juste, et si elle s’enrichit lorsque nous fréquentons les

gens, il devient aussi plus difficile d’en exprimer la nature profonde à mesure que nous

connaissons ceux-ci plus intimement. Il me paraît assez périlleux d’être portraitiste

lorsqu’on travaille sur commande pour des clients car, à part quelques mécènes chacun

veut être flatté, il ne reste alors plus rien de vrai. Les clients se méfient de l’objectivité de

l’appareil tandis que le photographe recherche une acuité psychologique ; deux reflets se

rencontrent, une certaine parenté se dessine entre tous les portraits d’un même

photographe car cette compréhension des gens est liée à la structure psychologique du

photographe lui-même497.

Il paraît donc très marquant que ce portrait-essence a été pris par le photographe-artiste et le père

de l’écrivaine. C’est lui qui l’a vue pour de vrai. Cette photo, dont les repères temporels sont bien

définis et qui représente une petite fille, dépasse donc sa valeur référentielle et devient une

représentation prémonitoire et profondément sincère de la personne qui est l’auteure. Ce portrait

participe de façon très active à la quête mémorielle et identitaire de l’écrivaine :

[m]emory not only discovers the identity, but also contributes to its production, by

producing the relation of resemblance among the perceptions in continuing association.

Memory does not so much produce as discover personal identity by showing us the

relation of cause and effect among our different perceptions498.

496 Richard Brilliant, Portraiture, Reaktion Books, London, 1991, p. 12-13. 497 Cartier-Bresson, op. cit., p. 5 498 Brilliant, op. cit., p. 13.

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La façon dont Anny Duperey retravaille et réapproprie à travers les mots cette image de soi

s’aligne avec l’analyse de l’image durassienne faite par Paul Jay qui constate : « [r]eading the

image here is a process of recognizing the prophecy of a later identity in the face of her youth

[…]499 ». Ainsi, de façon rétroactive, l’autobiographe reconstruit une continuité identitaire et un

certain enchaînement entre Anny d’« avant » et Anny d’ « après », donc celle qui a vécu un

traumatisme500 avec celle qui y a survécu. À travers les mots, la narratrice du Voile noir tisse un

patchwork de son identité personnelle dans lequel elle arrange ses souvenirs, ses émotions, son

savoir et ses réflexions. Il semble possible de relever de nouveau des ressemblances entre l’usage

et la lecture d’une image de soi faite par Duperey et Duras :

[t]hese passages, […] underscore how reading her visual memory becomes integral to the

formation of her identity as she writes. Both the subject in her book and her own

subjectivity seem embodied in this image. “It’s all there” before anything has been done,

and what is required of her now in the autobiographical act is to retrospectively read the

significance of this visual memory, to read into this image a meaning and an identity.

This is why the recognition that her identity is “all there” in the image is linked to her

desire to be a writer, for she has come to recognize the explicit link between language,

writing and subjectivity501.

C’est pareil pour Duperey qui vit une réalisation épiphanique quand à sa grande surprise, elle

constate : « [o]r il date d’avant leur mort, et j’étais déjà cela… » (VN, p. 79). Elle retrouve donc

la ressemblance, l’essence de soi, voire sa « vérité » universelle dans une expression fugace sur

le visage d’une fillette de huit ans. Malgré tous les épisodes turbulents de sa vie, l’auteure

découvre qu’elle est parvenue à sauvegarder quand même, une partie du soi d’« avant ». La

narratrice ressent une certaine unité avec cette petite fille qui devient pour elle un lien, à ce

499 Jay, Paul, “Posing: Autobiography and the Subject of Photography”, in Kathleen Ashley, Leigh Gilmore et Gerald

Peters (Éd.) Autobiography and Postmodernism. Amherst : University of Massachussetts, 1994, p. 201. 500 Cette déchirure identitaire n’est pas une rare conséquence d’une expérience traumatique. Voir LeBreton, op. cit.,

p. 109 : « Un traumatisme est un événement dont l’impact déborde les capacités de résistance de l’individu et détruit

en partie la trame fondatrice du sentiment d'identité. II démantèle le rapport au monde de la victime et oriente

désormais son existence en la tenant sous influence, déchirée entre un avant et en un après de l'événement ». 501 Jay, op. cit., p. 201.

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moment-là de plus en plus réel, avec ses parents. Cette révélation lui permet de s’accepter elle-

même telle qu’elle est, en tant qu’être complet et uni. Elle retrouve enfin sa continuité et sa

cohérence.

C’est une étape extrêmement importante pour l’auteure, car l’un des buts principaux de

son récit est de recomposer les éléments et les bribes du passé pour y retrouver du sens, pour

relier les deux parties de sa vie et pour réincorporer son soi perdu. Toutefois, ce processus

d’unification de soi fait par la narratrice devrait être considéré et évalué à deux niveaux de

réception, donc celui du destinateur et celui du destinataire. Si nous acceptons alors cette

optique, nous remarquons d’emblée que la performativité de l’image et de l’écriture ne peut pas

avoir le même poids pour le lecteur, qu’elle a pour l’auteure. Même après une scrutation longue

et minutieuse, un témoin extérieur ne sera jamais en mesure d’éprouver, ou même tout

simplement, d’observer cette réintégration qui a un caractère profondément subjectif.

À la lumière de ces réflexions, il convient donc d’affirmer que cette redécouverte de soi,

faite à travers l’écriture et l’étude des images photographiques, qui prend place hors du texte,

dépasse de loin les capacités représentationnelles de ces deux médiums, et du point de vue du

lecteur, ne paraît que partielle.

« Anny Du Père est502 » – filiation artistique

Comme nous l’avons déjà mentionné, à côté des photos de famille, Lucien Legras a laissé

également un bon nombre d’images de valeur artistique qui, elles aussi, ont été incorporées dans

le récit Le Voile noir. Ces images échappent aux canons de l’esthétique de la photographie

502 Duperey, Je vous écris…, op. cit., p. 212.

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familiale et présentent une perception spécifique du monde proposée par leur auteur. Le voile

noir est donc l’espace d’une union assez singulière des photographies privées et artistiques du

père-photographe et d’une écriture auto-analytique de sa fille-écrivaine.

Anny Duperey admet que c’est avant tout, « un facteur humain » tel que le goût, ou la

sensibilité qui a décidé de la sélection des photos pour son récit « […] un choix personnel un peu

à l’emporte-pièce qui a peut-être écarté certaines images d’une valeur photographique supérieure

mais qui me ‘parlaient’ moins » (VN, p. 16). L’auteure cherche donc un dialogue avec ces photos

et par extension avec son père. En conséquence, il n’est pas injuste d’affirmer que les

photographies qui n’appartiennent pas à la catégorie de photos de familles, mais qui font partie

du livre, peuvent forcément être incluses à l’interprétation du récit. Cependant, Yves Clemmen

note que ces images ne maintiennent pas de relation directe et conventionnelle avec le texte :

[d]econtextualized photographs are obviously easier to incorporate in a narration which

can, then, become their context. It is no surprise that the most of the photographs

included in Le voile noir are her father’s “professional” photographs taken with no

intention to document the moment. The photographs in Le voile noir are as much as

possible devoid of their traditional roles: they do not function as mere illustrations, they

are not treated as documents and they are not addressed as works of art in themselves and

for themselves503.

Évidemment, ces images n’ont pas été prises avec l’intention d’illustrer ce texte, alors « […] ce

répertoire de photographies […] n’a aucune valeur référentielle précise504 » pour l’auteure.

Toutefois, insérées dans la narration505, elles acquièrent une nouvelle signification, hors du

temps506 et de l’espace qu’elles représentent. Le décalage temporel entre le moment où ces

503 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op., cit., op. cit., p. 602. 504 LeBlanc, Julie, « À la mémoire d’un artiste et d’un père: les images photographiques de Lucien Legras

introduites dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 87. 505 Clemmen parle de la « narrativisation » des photographies incluses dans Le Voile noir. Clemmen, « Anny

Duperey : The silence of photography », op., cit., p. 603. 506 Pour Clemmen, la « detemporalisation » des images est liée à l’absence d’épisodes dont les repères temporels

seraient bien précis. Voir Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography », op., cit., p. 602 : « The

“detemporalization” of the photographs is emphasized in this text that refuses, or at least resents, the anecdotal. The

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photos ont été prises et le moment dans lequel elles sont ravivées par la plume de Duperey ainsi

que l’absence de lien direct entre le texte et les photos universalisent et actualisent le discours de

l’auteure. Mais quel est au juste le rôle des photographies « dépersonnalisées » au sein de cette

histoire tellement personnelle ? Comment s’inscrivent-elles dans la construction de ce récit et

quel est leur apport au niveau du discours autobiographique d’Anny Duperey? Il va sans dire que

Le Voile noir n’a pas comme but, ou au moins, n’a pas comme but principal, de rendre hommage

au talent du père de l’auteure, ce qui est exactement le cas pour l’album Lucien Legras,

photographe inconnu. L’usage des photographies artistiques fait par Duperey vise une

expérience plus complexe dont la réussite influencera par la suite sa perception des relations

familiales et de soi-même. Ces photographies deviennent donc objets d’une étude libre et

subjective. L’écrivaine y revient à plusieurs reprises pour se mettre dans la peau de son père,

pour essayer de le comprendre, et aussi, pour raviver sa mémoire. L’image de « L’aveugle » lui

procure l’occasion de réunir le savoir réel à l’égard de cette photographie avec ses réflexions et

son interprétation :

only action episode of the book, necessarily identified in time and therefore entitled “Ce matin-là” [“That morning”]

has been delayed till the end of the whole narrative ».

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Figure 8 : « L’aveugle », (VN, p. 146)

C’est la première photo de mon père dont je me souvienne. […]. Il y a trois négatifs de

l’aveugle, le représentant sous des angles et à des distances différentes. Sur l’un d’eux on

voit qu’il est assis sur une borne à côté du parvis d’une église et qu’il tient une sébile à la

main. Mais c’est ce portrait de lui que mon père préférait, j’en suis sûre, puisqu’il fut le

seul négatif choisi pour en faire tirage. L’expression du visage est beaucoup plus forte

dégagée du contexte. À peine devine-t-on qu’il s’agit d’une église. Il y a simplement la

masse lisse des pierres, leur austérité minérale et pesante contre la fragilité et la

souffrance de l’aveugle. La grille noire au fond vient renforcer l’impression. Il n’est pas

enfermé, il est libre devant elle et dans la lumière, et pourtant prisonnier de son infirmité.

Et c’est lourd, impavide, sans pitié, orgueilleusement planté là pour des siècles, derrière

l’éphémère humain. C’est sans doute cela que mon père voulait rendre. Du moins c’est ce

que j’y vois. (VN, p. 145)

C’est la première fois qu’Anny Duperey semble nouer un certain lien avec son père et c’est grâce

à un petit souvenir et une lecture personnelle de cette photographie. Est-ce pourtant possible de

connaître un homme à travers sa création? Duperey n’y renonce pas facilement. Sauf le chapitre

« L’aveugle », il y en a encore quatre consacrés entièrement, ou presque entièrement à l’analyse

des images de son père : « Le photographe », « L’aube et les brumes », « Ce que me disent les

photos » et « La croix sous la neige », chacun accompagné d’une image artistique dont la

signification semble souvent refléter celle du texte. Cependant, la partie intitulée « L’aube et les

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brumes » se distingue nettement : la photographie dans laquelle la brume et les ombres créent

une atmosphère de mystère est suivie d’un récit à l’ambiance quelque peu onirique. Ce récit n’est

ni un souvenir ni la relation mimétique d’une réalité observée sur la photo, mais une description

bien expressive qui raconte des matinées que le père d’Anny Duperey consacrait à sa passion

photographique :

Figure 9 : « L’aube et les brumes », (VN, p. 171)

[i]l partait.

Il partait avant le lever du jour, dans le froid de la nuit. Et il n’avait pas froid, il allait. Il

s’était habillé sans faire de bruit ni allumer la lumière, sans réveiller sa femme blottie à

l’autre bout du lit ni sa fille qui rêvait au milieu de ses nounours. Tout est noir, tout est

silencieux, juste le souffle léger de leurs deux respirations. Le plancher craque un peu.

Attention… Non, tout va bien, elles dorment. (VN, p. 171)

Et moi je dormais, pendant ce temps où il se transfigurait dans la solitude. Et ma mère

aussi. Ce sont des heures qu’on ne partage pas, même avec ceux qu’on aime. (VN, p. 173)

Cette description tellement poétique présente la figure d’un homme, qui était avant tout un

artiste, heureux de faire des sacrifices au nom de l’art. Cependant, il y retentit également une

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grande langueur de la fille qui se sent abandonnée, et qui ne cherche pas un professionnel, mais

un père, soit une personne dont elle pourrait reconnaître le caractère et la personnalité. En

étudiant l’image de « L’aveugle », l’auteure exprime de façon explicite son désir : « [c]’est tout

cela, tout ce qu’il y a eu d’humain autour de l’image fixée que je voudrais connaître et, avec ses

sentiments et sa manière d’agir, l’homme qui était derrière l’objectif » (VN, p. 146). Elle est à la

recherche des réponses aux questions qui pour toujours garderont leur mystère : « [q]u’est-ce qui

te poussait si tôt hors de la maison, mon père ? L’amour de la nature, ta passion pour la

photographie ou le besoin d’être seul ? » (VN, p. 173) Cette sphère personnelle de son père lui

demeure donc inaccessible et l’écrivaine essaie de se contenter de l’image de l’artiste qui émerge

à travers sa création :

[j]e sais du photographe qu’il préférait fixer sur sa pellicule l’eau, le ciel, les pierres, les

saisons, et que les gens, rarement présents sur ses photos professionnelles, n’étaient

qu’une ponctuation, des acteurs de second plan, des passants dans l’éternelle nature et le

jeu des lumières qui le fascinaient.

C’est le visage du monde qu’il voulait retenir, pas celui des humains, trop éphémères…

(VN, p. 169)

Toutefois, cette impossibilité de retrouver, ou de remémorer des traces de la personnalité de son

père résulte en un déplacement de la recherche. À un moment donné, Duperey se concentre plus

particulièrement sur les photographies elles-mêmes pour en déduire la vision du monde que le

photographe voulait saisir :

[j]’essaie de les regarder, elles, et d’écouter ce qu’elles me disent. Et je suis frappée de

constater que toutes – mises à part quelques photos de famille – , toutes celles qu’il

considérait comme sa véritable œuvre de photographe me disent les heures où le contour

des choses est incertain, et le glauque de la vase, les mouvances de l’eau et le mystère

obscur de ce qu’il y a au fond des étangs la fragilité des reflets, la fuite de la lumière, des

chemins et celle du temps… Je ne crois pas me tromper.

Je ne crois pas que c’est le drame de leur mort qui colore – si je puis dire – ces images a

posteriori d’un sens qu’elles n’ont pas. Non, aucune d’elles n’est vraiment légère, gaie.

Toutes me parlent du REGRET.

Et derrière le regard du photographe, c’est toi, mon père qui me dis cela. (VN, p. 191)

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Et même si ces analyses ne fournissent pas toutes les réponses aux questions que se pose la

narratrice, elles lui donnent quand même l’impression de connaître les choix et les goûts

esthétiques de son père. Duperey semble comprendre ce que Legras voulait dire par le biais de sa

création artistique, leur sensibilité semble correspondre. Ses conclusions trouvent leur validation

dans l’analyse critique de l’œuvre de Legras retrouvée dans la presse de l’époque :

M. Lucien Legras témoigne peut-être sans bien s’en rendre compte, de l’absurdité de

notre temps. Son œuvre a quelque chose de tragique.

A la croix qui tombe dans la neige succèdent une mare d’eau glauque, une façade sans

fenêtres et une forêt de colonnes où l’homme aura du mal à trouver son chemin.

M. Legras a eu la même formation que M. Rougelin et il nous semble que l’un et l’autre

ne font pas assez confiance à la vie ; leur prise de conscience du monde est trop

pessimiste. (LLPI, p. 60)

En conséquence, l’auteure arrive à atteindre l’impossible, c’est-à-dire à rétablir une sorte de

relation d’entente et de complicité avec son père décédé507. C’est grâce à cette connexion, à cette

sensibilité partagée entre la fille et son père que les photographies artistiques insérées dans Le

Voile noir peuvent acquérir une dimension plus personnelle. Par conséquent, elles s’avèrent

symboliquement révélatrices pour la découverte de soi et pour le discours autobiographique fait

par Anny Duperey. Les images artistiques s’insèrent dans la narration, la complètent, ou reflètent

de façon allusive la signification du texte (par exemple Figure 3 et 4 analysées au début du

présent chapitre). En outre, ces photographies dénotent également les étapes de l’écriture ou de la

recherche sur soi accomplie par l’auteure, par exemple : la Figure 4 renvoie au début de ce projet

autobiographique, alors que la Figure 18 – à la fin. Deux photos de famille marquent aussi les

points cruciaux dans le développement du processus guérisseur (les Figures 7, 12, 14 par

exemple) et d’autres images artistiques servent en tant qu’éléments de transition. Ainsi, semble-t-

507 Annie Ernaux a publié deux livres, La place et Je ne suis pas sortie de ma nuit, consacrés respectivement à son

père et à sa mère. Dans sa création littéraire, nous pouvons donc observer également un certain désir de re-connecter

avec ses parents. Cependant, les façons dont les deux écrivaines réalisent leur objectif ne se ressemblent pas.

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il juste de noter que les images photographiques forment une deuxième voix, une deuxième

couche aussi importante que l’écrit qui participe fort activement non seulement à la narration du

récit, mais aussi au processus de la guérison508 de l’auteure. Évidemment, Anny Duperey se rend

compte de cette double paternité509 de son projet et l’accepte entièrement : « […] Le Voile noir

était le livre de ma douleur, […] et les photos de mon père m’ont montré le chemin pour

l’exprimer enfin. J’ai fait, si j’ose dire, œuvre commune avec lui – malgré lui ? –, 510». Le Voile

noir est donc un lieu d’un certain échange entre Lucien Legras et Anny Duperey ; c’est le

résultat de leur travail respectif effectué séparément, mais qui forme une certaine unité esthétique

et logique511.

L’étude et l’interprétation des photographies artistiques amènent la narratrice au point où

elle arrive à se contenter de la connexion renouvelée avec son père. Elle constate : « [l]ui, au

moins, m’a laissé ses photos… » (VN, p. 149) Sans le mettre en mots de façon explicite,

l’auteure reconnaît le rôle que ces images ont joué dans la re-construction de son récit familial ;

elles ont permis de nouer un certain lien entre deux personnes, entre un père et une fille, entre

deux artistes. Comme le remarque Madeleine Borgomano : « [p]arvenir d’exhumer une figure du

père, ce serait retrouver une référence512 », et il semble qu’Anny Duprey y arrive. Elle trouve le

salut dans cette intervention artistique, dans ce regard photographique inconnu, mais apprivoisé,

car il lui permet de se rapprocher de la figure de « Lucien Legras – photographe inconnu ». Ces

508 Voir Gunderman, op. cit., p. 23 : « The two forms of expression offer them a novel type of “talking cure,” giving

them multiple voices—words and images—through which to speak. This “talking cure,” a term borrowed from

Freudian psychoanalysis, is a form of therapy for them as they tell their stories in their books through their own

words and accompanying photographic images ». 509 Le nom de Lucien Legras occupe une place importante sur la page de titre où il est crédité pour les photographies

reproduites dans Le Voile noir. 510 Duperey et Legras, op. cit., p. 10-11. 511 Vient ensuite l’œuvre composite : il s’agit, dit la loi, de « l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée l’œuvre

préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ». Leclerc, op. cit., p. 177. 512 Borgomano, Madeleine, « L’ombre du père… », in Le roman français au tournant du XXIe siècle, Presses

Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 254.

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belles images photographiques « servent à immortaliser cette figure du père, voire cette figure de

l’artiste regretté513 ». Le pouvoir magique, en quelque sorte ressusciteur, se révèle ici donc sous

une tout autre forme : elles ne ramènent pas à la vie un être cher, mais avant tout, un photographe

jusqu’à présent inconnu, et elles lui donnent la possibilité d’exister dans la mémoire de ceux qui,

à travers la création de sa fille, feront la connaissance de son histoire. Le Voile noir est un espace

d’interactions entre l’écriture et les photographies tellement intenses, que, d’une certaine façon,

ce récit « rend » la vie à deux personnes : l’autobiographe, Anny Duperey et son père, Lucien

Legras.

Miroirs magiques – ressemblance physique rétablie

Les photographies analysées dans la partie précédente avaient le pouvoir de restaurer un

lien entre les vivants et les défunts, cependant leur pouvoir magique de ressusciter n’était pas

tout à fait conventionnel. Il convient d’évoquer ici, à titre de rappel, quelques remarques

concernant la photographie, que nous avons déjà présentées dans le chapitre théorique.

D’habitude, quand on dévisage les photographies de nos proches qui sont décédés, il est naturel

d’éprouver de fortes émotions, celles de perte, de nostalgie, ou d’amour. Danièle Méaux se réfère

aux photographies des êtres chers mais disparus en utilisant le terme « reliques514 » qui

témoignent de leur existence passée et de lien affectif qui nous unissait à eux. Selon Barthes, les

photographies qui reflètent « c’est ça515 », ou « essence de [l’] identité516 » d’une personne,

deviennent des objets magiques, car elles sont en mesure de rappeler non seulement l’aspect

513 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 93. 514 Méaux, op.cit., p. 27. 515 Barthes, op.cit., p. 138. 516 Ibidem, p. 103.

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physique d’une personne photographiée, mais aussi ses qualités personnelles. Elles permettent au

spectateur de revenir au passé, de le revivre, mais aussi de ressentir la présence de ceux qui ne

sont plus avec nous. Et Susan Sontag explique le pouvoir merveilleux des images

photographiques comme suit : « […] toutes ces photos utilisées comme des talismans témoignent

à la fois de sentimentalisme et d’une croyance implicitement magique : ce sont des tentatives

pour entrer en contact avec une autre réalité et se prévaloir de droits sur elle517 ». D’après tous

ces théoriciens, les photos de famille se caractérisent donc par leur capacité exceptionnelle de

ressusciter, au moins devant nos yeux et dans notre esprit, ceux qui ne sont plus parmi nous.

Cependant, les belles photographies incluses dans Le Voile noir n’acquièrent pas

d’emblée ce pouvoir magique pour Anny Duperey. Au début, elles s’avèrent plutôt

problématiques. D’une part, elles ont un caractère personnel et une valeur unique et spéciale :

« petit objet d’une terrible densité pour nous seules, trésor intact rescapé de la catastrophe. »

(VN, p. 13) Elles représentent les visages oubliés de ses parents, elles illustrent une histoire

personnelle interrompue par une tragédie, et elles se présentent en tant qu’« images témoins

d’années oubliées » (VN, p. 13-14) – donc, les dépositaires de la mémoire familiale. En plus, le

déballage des clichés photographiques, rangés et encaissés par son père et jamais sortis depuis,

était pour l’auteure une rare expérience, qui lui a donné une illusion d’entrer en contact

quasiment physique avec lui. La charge émotionnelle de ces images en tant que seuls objets et

traces sauvegardés après la mort de ses parents est sans doute immense pour Duperey.

Mais d’autre part, ces photographies ne peuvent pas avoir pour l’écrivaine la même

valeur qu’ont les photos de famille pour la plupart des gens. L’auteure reconnaît à peine les

visages de ses proches, elle n’est donc pas en mesure de ressentir les sentiments habituels de

517 Sontag, op.cit., p. 30.

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nostalgie ou d’affect en les regardant captés sur les photos. Une image mentale des êtres chers,

construite à partir des souvenirs à caractère répétitif, qui pourrait servir à leur représentation par

le biais de l’écriture, est remplacée dans Le Voile noir par quelques photographies familiales. Du

point de vue de l’esthétique, même si elles peuvent être classifiées en tant que photos de famille,

elles n’agissent pas comme telles pour Anny Duperey. Elles ne sont pas en mesure de se

substituer aux souvenirs marqués de façon affective, car, dans les yeux de l’auteure, elles

manquent de valeur référentielle ce qui a été causé par son amnésie.

Duperey s’adonne diligemment à la recherche de cette « piqûre518 », de cet élément qui la

frapperait par la force de son rayonnement et qui lui permettrait de reconnaître les personnes

photographiées en tant que ses êtres les plus proches, en tant que ses parents. Elle veut vivre ce

moment magique où se produit le « c’est ça », soit cet instant où elle pourrait retrouver non

seulement les portraits inanimés de sa mère et de son père, mais leur « vérité519 ». Elle languit

après cet instant envoûtant où elle pourrait les revoir tels qu’ils étaient vivants, tels qu’elle les a

connus et tels qu’elle les a oubliés. L’auteure regarde donc attentivement les photos prises par

son père : elle les scrute, les examine et essaie d’en extraire le plus d’informations possible. Elle

fait des hypothèses sur le caractère de ses parents, sur leur vie et sur leurs habitudes. Elle cherche

des ressemblances, elle tente de deviner leurs goûts et leurs intérêts, tout ce qui lui permettrait de

rétablir au moins des bribes du tissu généalogique entre elle et eux. C’est ainsi que le décrit

Pierre Dracheline :

[l]es photos, si émouvantes soient-elles, ne sont que la saisie d'un instant de bonheur ou

de désarroi. Anny Duperey interprète avec un désespoir froid le moindre signe : une main

perdue sur une épaule, un regard las, etc. Elle arrache les masques un à un en cherchant

ses traits dans ceux des siens520.

518 Barthes, op. cit., p. 49. 519 Ibidem, p. 109. 520 Dracheline, op.cit., 2 mai, 1992.

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Anny Duperey a le besoin viscéral de retrouver ce lien perdu, elle mène donc une véritable

enquête. À partir de l’entourage, du regard, de la mimique, ou des poses des personnes

représentées sur les images photographiques, l’auteure tente de déduire leurs personnalités, leurs

pensées, leurs désirs ou les circonstances de la prise de ces photos. Et pourtant, elle ne reconnaît

pas les visages. Elle n’est pas capable de les identifier ni de façon émotionnelle ni objective. Le

sentiment d’étrangeté prédomine, et la narratrice déçue par l’absence d’un quelconque progrès

dans le processus de remémoration se lance dans un exercice interprétatif qui repose sur les

divagations imaginaires inspirées par les photographies en question. Comme nous l’avons

démontré dans la partie précédente de notre analyse, après de multiples analyses des photos de

son père, Anny Duperey acquiert l’impression de mieux le connaître. Cependant, la figure

maternelle lui reste toujours inaccessible, étrangère. Cette impossibilité de s’approcher de sa

mère lui cause beaucoup de peine exprimée dans le chapitre intitulé « Je ne te reconnais pas, ma

mère » :

[c]’est terrible. Je la regarde, je la regarde, je la cherche et je ne la reconnais pas.

Et je ne me reconnais pas en elle. […]

Que m’a-t-elle légué ?

N’étaient pas les photos de mon père qui me disent que cette femme près de moi est bien

ma mère, ma mémoire noire n’aurait rien à opposer à qui dirait le contraire (VN, p. 149).

En même temps, Anny Duperey est bien consciente de la nécessité de retrouver une affinité

quelconque aussi avec sa mère, sinon sa tentative de retourner aux origines et de restaurer une

continuation identitaire échouera. Elle ne se soumet donc pas, elle ne cesse pas de chercher des

points de rapprochement avec sa mère. Enfin, c’est la photo de mariage intitulée « Image d’une

fête morte » qui vient à son secours :

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Figure 10 : « Image d’une fête morte », (VN, p. 179).

[c]ette photo n’est pas de mon père, évidemment, mais quand je la découvris au milieu

d’un tas d’autres photos de famille, toutes inconnues de moi, celle-ci m’a parlé

immédiatement. Elle m’a fascinée. Tout est là.

Cette photo me raconte le début de leur histoire. Leur histoire à eux deux, mais aussi tout

ce qui pesait autour d’eux. (VN, p. 179).

Encore une fois, l’auteure s’adonne à l’étude des circonstances dans lesquelles a été prise cette

photographie, mais cette fois-ci, elle va au-delà d’une simple description. Curieusement, cette

vraie photo de famille qui n’a pas été faite par Lucien Legras joue un rôle charnière pour le

développement du récit :

[t]he reader could have just kept in mind the family snapshot while reading the whole

section. In this case the photograph printed at the outset of the passage would have

functioned as an illustration of the text, a piece of realia, a curiosity, i.e. the unnecessary.

Instead, the photography doubles the text and responds to it with a similar narrative of

dramatic effects521.

En effet, grâce à ce va-et-vient entre la photographie et l’écriture, entre la scrutation et la

verbalisation des sensations, la narratrice sera amenée à une découverte inattendue sur soi et sur

521 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op., cit., p. 597.

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sa mère. Cette photo de famille ordinaire se transformera en véritable portrait, et acquerra, en

même temps, un grand pouvoir transformateur. Dans son étude, Duperey se concentre sur le

visage sérieux, même triste, de sa mère : « Et elle… Elle qui est là contre lui. Qui est là. Et dont

le visage m’a tout de suite fait mal » (VN, p. 181). L’expression de sa mère la bouleverse et

l’intrigue : « ce qui m’a tout de suite attirée, fascinée dans cette image : ELLE » (VN, p. 181). En

conséquence, Anny Duperey coupe le cliché et agrandit une partie de cette photo. En fait, dans la

manipulation de cette image, l’écrivaine procède « de la généralité (photo de groupe), à la

spécificité (découpage de cette première photographie pour mettre en relief le “couple roi”522 »,

donc la première intervention résulte en un portrait des mariés :

Figure 11 : « Image d’une fête morte », (VN, p. 181).

Cependant, toute l’attention de l’auteure est centrée sur la figure, sur le visage de sa mère :

[l]e visage de ma mère.

Son beau visage épinglé comme un pâle papillon au milieu de tout ça. Au milieu, parmi

eux, et pourtant isolée. Terriblement isolée. A tel point que son jeune mari, mon père,

pourtant collé à elle, me semble relégué à l’arrière-plan, fondu dans le groupe, un parmi

les autres.

Je ne vois qu’elle. Elle seule. […]

522 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90.

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Tous, autour d’elle, sont présents dans l’instant, pas elle. Elle est ailleurs. Nimbée

d’absence.

Où est-elle? (VN, p. 182)

Paradoxalement, c’est cette photographie de Ginette Legras, un peu floue qui a inspiré le plus

grand intérêt de la part de sa fille et qui l’a charmée. Ce portrait manipulé est une « image dé-

réglée », de sa mère qui a l’air surpris et inintelligible. C’est l’opposé de l’« image réglée523 »

telle que définie par Bourdieu, c’est-à-dire, de la photo travaillée et arrangée dans le but de

présenter la meilleure version de l’individu photographié. Dans le contexte d’origine, son visage

est marqué par le sérieux et la tranquillité, en dehors de cet entourage, elle semble un peu triste

ou perdue. La photo recadrée est aussi manipulée par la description expressive et touchante faite

par Duperey. Le lecteur est ici le témoin d’une interaction très forte entre les mots et l’image : le

désir de s’approcher de la figure maternelle devient presque tangible. Mais aucun soulagement

n’est éprouvé, aucune découverte n’a lieu. Anny Duperey décide alors d’isoler encore plus la

figure de sa mère pour scruter ses traits de plus près, et c’est justement ce portrait provisoire qui

sert à son étude qui produit résultats révélateurs :

523 Bourdieu, op. cit., p. 120.

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Figure 12 : « Image d’une fête morte », (VN, p. 182).

À travers cette manipulation de la photo, Anny Duperey parcourt la distance qui la sépare de sa

mère dans le sens littéral et figuré. Elle change le cadrage, donc elle joue le rôle d’un

photographe qui choisit son point de vue et la façon de représenter le monde. Comme l’indique

Michel Frizot, le photographe capte le référent hors son contexte naturel en présentant alors sa

perception arbitraire d’une réalité524. Les procédés de la modification entrepris par Duperey dans

ce cas précis n’en diffèrent pas trop, même s’ils se font déjà sur la version imprimée de la

photographie. En se débarrassant de l’entourage, donc du contexte matériel, l’écrivaine découpe

le visage de sa mère. Ce nouveau portrait à qualité bien inférieure que la photo originale,

représente une femme vulnérable et désarmée, un peu plus naturelle que celle qui se cache

derrière l’artifice photographique de ses autres images exécutées par Lucien Legras. Ce

recadrage est une sorte d’un dévoilement qui s’accomplit par hasard et par rapport à une autre

photo: « Portrait intemporel » pris par Lucien Legras :

524 Frizot, op.cit., p. 373.

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Et puis j’ai rapproché ce portrait de celui que mon père fit de moi quelques mois avant

leur mort – mon portrait intemporel. Et cela m’a frappée soudain. Moi qui cherchais en

vain une quelconque ressemblance avec elle et qui n’en trouvais aucune, je l’ai.

Les yeux…

Ses yeux…

Et je viens seulement de le voir. » (VN, p. 184)

Le rapprochement physique résulte en la reconnaissance d’une ressemblance physionomique ce

qui mène par la suite à un fort ressenti émotionnel. Anny Duperey a ainsi l’impression d’avoir

renoué un lien avec sa mère. Grâce à ce jeu de cadrage et ce va-et-vient entre le texte et l’image

« […] Anny Duperey montrera comment la manipulation des modalités perceptuelles de l’image

photographique peut transformer le réel visible et agir comme un lieu d’intervention

auctoriale525 ». En effet, l’auteure réussit à produire une nouvelle image dont le sens et la valeur

ne coïncident pas exactement avec ceux de sa version initiale. En comparant ce nouveau portrait

de sa mère avec son propre image, Duperey éprouve une sensation quelque peu similaire à celle

ressentie par Roland Barthes lorsqu’il a regardé « La Photo du jardin d’hiver526 ». Dans la petite

fille captée sur la photographie, comme nous l’avons déjà expliqué dans le chapitre théorique,

Barthes a retrouvé sa mère, une « vérité527 » de la femme qui était sa mère. De même, Duperey

découvre aussi une certaine « vérité528 » dans la photo de sa mère : elle discerne une partie

inconnue d’elle-même :

[a]insi la photographie a permis à cette femme non pas de retrouver, comme Barthes, ses

parents, mais d’accomplir un trajet qui rende possible la reconnaissance de son désir

d’amour pour ses parents ; elle n’a pas dévoilé la vérité du moi de ses parents, mais une

certaine vérité de son propre moi. L’existence a été transformée : elle a retrouvé un

sens529.

525 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90. 526 Barthes, op. cit., p. 106. 527 Ibidem, p. 110. 528 Ibidem, p. 110. 529 Soulages, op. cit., 206.

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En effet, cette « vérité » se manifeste tout à fait inopinément, car l’auteure retrouve une

ressemblance entre sa mère, son portrait en tant que petite fille, et son visage de femme mûre :

Or depuis peu j’accepte de vivre avec et de montrer mes yeux nus tels qu’ils sont. Tes

yeux, ma mère, et le regard que tu m’as légué.

C’est peut-être un premier pas vers ma vérité – celle d’AVANT.

Et un premier pas vers toi ? (VN, p. 185)

Les photographies deviennent alors des miroirs magiques qui reflètent le regard grâce auquel le

processus de la re-connexion est possible. Le regard photographique de Lucien Legras en

dévoilant ses prédilections esthétiques est devenu un point de rapprochement avec sa fille. Son

regard tendre du père lui a permis de saisir la vérité intemporelle qui a unifié Anny d’« avant » et

Anny d’« après ». Cette même image, donc le « Portrait intemporel », étudiée par le regard

scrutateur de la fille a permis par la suite de découvrir que ce sont ses yeux qui l’unissent à sa

mère. Tout se passe alors à travers les yeux et le regard, à travers la ressemblance physique des

yeux et le regard qui la saisit.

Figure 13530

À un spectateur extérieur, cette ressemblance peut paraître incertaine et subjective, mais elle

s’avère, à coup sûr, révélatrice et incontestable pour Anny Duperey. La scrutation et la

manipulation (donc la déformation) des photographies, faites par la narratrice, lui ont fourni une

530 « Et derrière le regard du photographe, c’est toi, mon père qui me dis cela ». (VN, p. 191) « Tes yeux, ma mère,

et le regard que tu m’as légué ». (VN, p. 185) « Ces yeux-là sont ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans

après quand je suis seule avec moi-même, sans masque, sans effort pour paraître. (VN, p. 79) C’est moi qui souligne.

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expérience tout à fait particulière dont les conséquences sur la perception de soi et de sa relation

avec sa mère sont substantielles. Comme le constate Leclerc : « [s]e reconnaître dans un parent,

c’est, pour Barrès, la meilleure manière de vérifier l’enracinement de la vie de chacun dans une

géographie idéalisée531 » - c’est pareil pour Anny Duperey. Grâce à son travail interprétatif,

l’auteure parvient à se voir dans une nouvelle lumière, à se découvrir elle-même, alors que la

poursuite des liens de parentés et des affinités, l’amène à se reconnaître en tant que fille de sa

mère, et lui permet également de se forger une image, si précaire soit-elle, de la sensibilité

artistique de son père. Ce rapprochement familial ne serait pas possible sans les photographies de

Lucien Legras et l’écriture de soi d’Anny Duperey. Les belles photos qui représentent les

membres d’une famille heureuse acquièrent pour la fille de leur auteur la dimension d’un miroir

magique. Elles sont évidemment une preuve du barthien « ça a été532 », ce qui gagne de

l’importance face à l’amnésie de l’écrivaine. Mais elles incarnent aussi, d’une certaine façon,

l’idée de « c’est ça533 » qui permet à l’auteure de mieux se connaître, de regagner enfin son

unité, son soi renouvelé : « […] elle existe enfin comme sujet, comme sujet retrouvé534 ». Il

convient alors de constater que les images photographiques ont joué un rôle inestimable et

essentiel dans la découverte de soi faite par l’auteure. Cependant, leur fonction dans le

rétablissement des liens familiaux et de la continuité généalogique ne se montre pas si évidente.

Les photographies qui font partie du Voile noir n’ont pas la valeur des photos de famille

ordinaires. Selon Julie LeBlanc, elles ne peuvent pas être perçues comme une représentation de

531 Leclerc, op. cit., p. 53. 532 Barthes, op. cit., p. 126. 533 Ibidem, p. 176. 534 Soulages, op. cit., p. 207.

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l’histoire familiale, car elles « n’apportent aucune représentation ontologique du passé535 ». En

effet, le seul processus qui aurait pu, au moins dans une certaine mesure, contribuer au rapiéçage

de la vraie généalogie de la famille de Duperey, donc celui de la remémoration, est absent. C’est

pourquoi François Soulages constate : « Duperey n’atteint ses parents ni par les yeux, ni par le

souvenir, ni par l’intelligence536 ». En d’autres mots, selon Soulages, l’auteure ne parvient ni à

reconnaître ni à ressusciter les figures de ses parents. Et pourtant, nous pourrions quand même

avancer qu’elle arrive à construire et à s’approprier une certaine idée d’eux, une certaine image.

Il se peut que cette image ne soit que partielle, ne représente que certains aspects de leurs

personnalités réinventées et sa véridicité ne soit jamais confirmée. Cependant, il est vrai aussi

qu’à partir des bribes, des traces du passé telles que les photographies, Anny Duperey arrive à

construire sa propre histoire de famille, un peu lacunaire, un peu hypothétique. Elle réussit à

retrouver les liens ténus qui la relient à ses parents et à combler, d’une certaine façon, le vide

qu’ils ont laissé. Et même si toutes ces démarches semblent manquer de validité ou

d’authenticité, selon Véronique Montémont, ils permettent quand même à l’auteure de

« reconstruire et de réaffirmer cette filiation537 » entre elle-même et ses proches. En bref, malgré

toutes les contraintes, l’auteure parvient à représenter « la survivance de la lignée538 » ce qui a un

impact réel sur le processus de sa guérison. Nous ne pouvons pas alors nier l’utilité de ses

efforts. Comme le note Paul De Man, nous sommes habitués à penser l’autobiographie comme

entièrement dépendante de l’existence qu’elle dépeint. Cependant, ce processus peut être

également inversé :

535 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 93. 536 Soulages, op. cit., p. 205. 537 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),

[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105]. 538 Kesteman, Jean-Pierre, « Introduction », Le portrait de famille, Sherbrooke, Musée du Séminaire de Sherbrooke,

1977, p. 7.

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[b]ut we are so certain that autobiography depends on reference, as photograph depends

on its subject or a (realistic) picture on its model? We assume that life produces the

autobiography as an act produces its consequences, but can we not suggest, with equal

justice, that the autobiographical project may itself produce and determine the life and

that whatever the writer does is in fact governed by the technical demands of self-

portraiture and thus determined, in all its aspects, by the resources of his medium?539

Effectivement, dans le cas du Voile noir, on a l’impression que c’est le texte et le processus

d’écriture ainsi que le travail sur les photos héritées qui conditionnent la vie passée, présente et

future de l’écrivaine.

Cependant, la dimension magique de ces images photographiques est d’une part positive,

car elles participent au processus thérapeutique, mais d’autre part, il n’est pas possible de nier

leur côté obscur en tant que « memento mori » :

[t]outes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est associer à la

condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose). C’est

précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies

témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps540.

Pour Duperey, cet aspect se veut encore plus marquant. Les photographies, qu’elle a reçues en

héritage, représentent ce qui a cessé d’exister brusquement il y a quelques décennies ; elles sont

un « symbole en noir et blanc de ce qui n’était plus » (VN, p. 14) ; et elles témoignent de la

fugacité de la vie et de l’irrévocabilité de la mort : « [c]e qui a été n’est plus et ne sera

jamais541 ». Les images photographiques présentées par l’auteure mettent en évidence la

disparition de ses parents, évoquent sa propre mort à laquelle elle avait échappé en leur

survivant, et inévitablement, retourne sa pensée vers la mort qui l’attend. La mort, dans Le Voile

noir, et dans les photographies est omniprésente. Et selon Barthes, les photos les plus précieuses

sont justement celles qui réunissent le référent et le spectateur par « un lien d’amour et de la

539 Man de, op. cit., p. 69. 540 Sontag, op. cit., p. 29. 541 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90.

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mort542 » et qui deviennent en conséquence des incarnations du lien affectif partagé. Même si

cette relation semble de prime abord pertinente dans le cas d’Anny Duperey et les photographies

de son père, nous réalisons rapidement que cet aspect « romantique543 » n’est pas ici tellement

évident. Les images photographiques dont elle a hérité n’évoquent pas l’amour, mais avant tout

la perte et l’impossibilité d’y remédier. En ce sens, ces photographies deviennent pour l’auteure

plutôt « traumatiques544 », car elles exposent une rupture définitive et une désintégration de la

relation : « [p]hotography’s relation to loss and death is not to mediate the process of individual

and collective memory but to bring the past back in the form of a ghostly revenant, emphasising

at the same time, its immutable and irreversible pastness and irretrievability545 ». C’est

seulement grâce à son étude scrupuleuse qu’Anny Duperey parvient à rendre à ces photos un peu

de leur pouvoir spécial. En conséquence, elles deviennent de petits miroirs magiques à l’aide

desquels, l’écrivaine réussit à voir, à s’imaginer son passé et son sentiment d’appartenance

familiale.

Dans Le Voile noir, les images photographiques agissent, au sens barthien, comme un

« certificat de [la] présence546 » de ces parents affectueux qui n’existent dans la mémoire de

l’auteure que comme des cadavres. Toutefois, à travers l’écriture et une étude approfondie des

photos, l’auteure se propose et réussit à réimprimer dans sa mémoire une image de ses parents en

tant qu’êtres vivants, en tant que personnes qui, jadis, jouissaient de la vie et ressentaient des

émotions.

542 Voir Barthes, Roland, « Sur la photographie », entretien avec Angelo Schwarz et Guy Mandery, Le Photographe,

1980 in Le Grain de la voix : Entretiens 1962-1980, Paris, Le Seuil, 1981, p. 333 : « Je crois qu’à l’inverse de la

peinture, le devenir idéal de la photographie, c’est la photographie privée, c’est-à-dire une photographie qui prend en

charge une relation d’amour avec quelqu’un. Qui n’a toute sa force que s’il y a eu un lien d’amour, même virtuel,

avec la personne représentée. Cela se joue autour de l’amour et de la mort. C’est très romantique ». 543 Ibidem, p. 333. 544 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 87. 545 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 20. 546 Barthes, La Chambre Claire, op. cit., p. 135.

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Écriture purificatrice : au seuil de la guérison

Nous avons mentionné dans le chapitre théorique : selon Bergson le processus de

remémoration repose sur « un progrès du passé au présent547 ». James Olney explique ce

phénomène ainsi : « […] I would then say that memory can be imagined as the narrative course

of the past becoming present and that it can be imagined also as the reflective, retrospective

gathering up of that past-in-becoming into this present-as-being548 ». Analogiquement, la

photographie renvoie immédiatement à un certain moment du passé qui a donné une fondation au

présent. L’autobiographie remonte donc aux origines pour reconstruire l’évolution d’une histoire

personnelle et arriver à une connaissance approfondie de la situation présente. En d’autres mots,

la mémoire, l’autobiographie et la photographie, toutes trois, opèrent dans ce continuum entre le

passé et le présent, sans pour autant être capables de le déployer dans toute sa richesse et

complexité. D’une part, la photographie est un moyen incomparable qui permet de capter les

moments fugitifs, d’autre part, comme l’expliquent Berger et Mohr, toute seule, elle n’est pas en

mesure de donner une représentation claire et cohérente d’une vie : « [p]hotographs quote from

appearances. The taking-out of the quotation produces a discontinuity, which is reflected in the

ambiguity of a photograph’s meaning549 ». En plus, la photographie est un médium de

représentation intrinsèquement fragmentaire :

[i]t is because we are trying to use images of reality in a way that stops them being

framed, stops them being isolated; therefore stops them being objects, or if you wish,

even commodities. We want to unframe the image. Within the limits of a given work, like

this exhibition, or like this book, we want to try to construct something which is a little

547 Bergson, op. cit., p. 245. 548 Olney, op. cit., p. 241. 549 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 128.

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more like life; and life isn’t made up of framed experiences or framed objects, as we all

know550.

Pour que les images photographiques puissent participer de façon significative à la restitution

d’une certaine continuité, elles requièrent donc une contextualisation verbale précédée d’un

travail mental de remémoration :

[t]he human imagination which grasps and unifies time (before imagination existed, each

time scale – cosmic, geological, biological – was disparate) has always had the capacity

of undoing time. This capacity is closely connected with the faculty of memory. Yet time

is undone not only by being remembered but also by the living of certain moments which

defy the passing of time, not so much by becoming unforgettable but because, within the

experience of such moments there is an imperviousness to time551.

Selon Philippe Ortel, la photographie possède une dimension de témoignage autobiographique

qui confirme un croisement de l’existence du référent et du photographe, et en même temps,

l’autobiographie, tout comme la photographie, fait apparaître le passé à partir des souvenirs

isolés552 qui, en tant qu’ensemble, peuvent devenir révélateurs. C’est pourquoi le processus de

raconter une vie consiste souvent en une interaction profonde entre ces trois éléments, à savoir la

photographie, la mémoire et l’écriture, qui stimulent l’une l’autre, mais qui posent parfois des

limitations.

En conséquence, l’écriture d’un texte autobiographique est un processus dynamique. Tout

d’abord, elle vise une reconstitution cohérente des faits et des expériences personnelles à l’aide

de la remémoration. Le travail de mémoire résulte ensuite en une interrogation de nos réactions

et une évaluation de nos actions. Ce questionnement mène par la suite à des processus affectifs

vécus pendant l’écriture elle-même, et aussi aux changements personnels profonds et à long

550 Berger, John et Jean Mohr, « The authentic Image », An Interview with John Berger and Jean Mohr, dans Manuel

Alvarado & Edward Buscombe & Richard Collins ed., Representation and Photography: A screen reader, Palgrave,

2001, p. 176. 551 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 105-106. 552 Ortel, op. cit., p. 310.

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terme. En ce qui concerne Anny Duperey, le travail sur ce texte s’est avéré tellement intense sur

le plan psycho-émotionnel qu’elle avait même des rêves nocturnes dont la signification était

d’une grande importance dans le cadre de ce projet. De même, plusieurs situations de la vie

quotidienne étaient également interprétées dans le contexte de son travail. En conséquence, cette

mise en ordre et en mots des faits divers de sa vie entraîne ensuite un changement de perspective

qui est pour Duperey une transformation très tangible.

Ce travail d’évolution personnelle et perceptuelle passe forcément par des étapes

différentes et repose sur des procédés diversifiés, dont l’un des plus importants est la relation du

moment où elle a retrouvé ses parents morts dans la salle de bain. C’est une expérience

extrêmement difficile pour Duperey. Tout au long du récit, l’écrivaine se prépare, dans la mesure

du possible, à le narrer et à le confronter une nouvelle fois par les mots laissés sur le papier.

C’est sans doute le point culminant du texte.

Dans la partie finale, soit les dernières cinquante pages du livre, nous avons l’occasion

d’admirer quatre photos qui représentent l’eau. L’eau apparaît comme un leitmotiv dans la

création de Lucien Legras. En effet, dans l’album qui rassemble ses œuvres, parmi quatre-vingt-

cinq photographies (y compris les portraits du photographe, les photos de famille et les photos de

groupe dont l’auteur n’est pas Legras), vingt-et-une images représentent des paysages où l’eau

est une composante principale ou importante, et sur neuf photographies elle apparaît plutôt en

fond. Cependant, il faut également remarquer qu’en fonction du chapitre auquel se rapportent

lesdites photographies, leur charge signifiante change pour correspondre au contenu textuel qui

les entoure553. L’extrait dans lequel l’auteure raconte le moment où elle a découvert ses parents

déjà morts, est précédé d’une photographie qui se caractérise par une tranquillité, voire une idée

553 Cette photographie peut sans doute être interprétée de plusieurs façons. Nous présentons ici notre interprétation

personnelle.

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d’optimisme. C’est donc un paysage hivernal ensoleillé qui fait une ouverture à cette description

cruciale pour le récit et pour son effet thérapeutique final :

Figure 14 : « Ce matin-là » (VN, p. 213).

C’est ainsi qu’Yves Clemmen interprète la signification de cette image photographique : « […] a

winter landscape-to accompany her reluctance to engage in the retelling, an ambiance picture for

the cold morning that she is supposed to retell, but mainly also one more page, more space, more

delay)554 ». Est-ce une stratégie de différer ce qui est pénible ? Peut-être. Cependant, cette image

photographique semble symboliser plutôt une résistance qu’une réticence. L’interprétation qui

s’impose dans ce contexte paraît de nouveau être profondément liée au texte qui suivra. Un arbre

solitaire qui, courbé juste au-dessus de ses racines, a quand même poussé grand et fort grâce à sa

force intérieure et à l’eau de la petite rivière qui coule à ses pieds. Enfin, le soleil lumineux et la

rivière qui n’est plus gelée indiquent la fin du froid et du long hiver en annonçant l’arrivée du

554 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op. cit., p. 602.

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temps un peu plus bienveillant. L’hiver est presque fini. Tout comme cet arbre, l’auteure a

survécu à une période dure et est devenue une personne forte et admirable. La symbolique de

l’eau est assez complexe et en fonction de la culture ou du contexte dans lequel elle apparaît,

l’eau peut incarner une multitude d’idées. Toutefois, dans ce cas précis, l’association qui

s’impose d’emblée est celle d’une épuration ou d’une renaissance. Cette interprétation coïncide

parfaitement avec l’objectif visé par l’écriture autobiographique d’Anny Duperey, car Le Voile

noir est une confession publique, une purification symbolique qui a comme but d’apporter un

soulagement. L’extrait qui suit la photo en question paraît donc un ultime dévoilement du passé,

aussi pénible que nécessaire pour que la transformation psycho-émotionnelle soit possible. Enfin,

la souffrance en silence est presque terminée, mais il faut faire encore le dernier effort – trouver

des mots pour raconter ce qui était jusque là indicible. C’est alors la seule chance de l’auteure :

aller jusqu’au bout, dévoiler ce qui était dissimulé, dire ce qui était « tu », et puis, recommencer

sa vie. Cette partie de la narration constitue donc un moment décisif dans ce récit qui consiste en

une réécriture du trauma et qui présuppose également une possibilité de regagner la paix

intérieure. Par conséquent, l’ambiance de la photo d’accompagnement qui se caractérise par une

certaine tranquillité voire une joie n’est pas ici mal placée. L’eau a des propriétés guérisseuses et

est le symbole d’un renouveau. Cette image incarne donc un espoir et un avenir radieux qui

attendent l’écrivaine une fois qu’elle se confronte à son passé.

C’est ainsi qu’à travers l’écriture et l’étude des photos, Anny Duperey se prépare à vivre

sa plus grande transformation : enfin, elle est disposée à entamer le travail de deuil. Le dernier

chapitre « Faire son deuil » est accompagné d’une photo qui semble reitérer l’état d’âme de la

narratrice. L’eau y est toujours présente, non sans raison, car le deuil vise une réconciliation avec

une réalité irrévocable et offre une certaine libération et un apaisement. Mais c’est en même

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temps une expérience douloureuse et difficile sur le plan émotionnel. Ce sont la tristesse et le

sérieux qui émanent de cette image photographique :

Figure 15 : « Faire son deuil » (VN, p. 249).

Le travail de deuil est un processus difficile555 qui exige de l’engagement conscient, mais qui est

certainement indispensable pour qu’on puisse avancer vers l’avenir. Selon Freud, le deuil non

accompli empêche la vie normale de la personne endeuillée :

[l]e deuil sévère, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte le même état

d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur (dans la mesure où il ne

rappelle pas le défunt), la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour

que ce soit (ce qui voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil), l’abandon de

toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt556.

555 Voir Dusaillant-Fernandes, op. cit., p. 255 : « Cependant, l’écriture du deuil a un prix : elle demande des efforts

interminables comme une « grossesse » (Duperey, 1992 : 175). Partagée entre l’impuissance d’écrire et le désir de

faire craquer la « baudruche », l’écrivaine se heurte au silence, à la page blanche et puis aux photographies qui la

heurtent et lui font mal (1992 : 176) ». 556 Freud, Sigmunt, « Deuil et mélancolie », Société, no 86/4, 2004, p. 8.

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Faire le deuil signifie donc reconnaître la mort de quelqu’un et se réconcilier avec cette

disparition définitive557. Anny Duperey en est consciente : « [f]aire son deuil » (VN, p. 250),

c’est « [a]ccepter… » (VN, p. 250), et pourtant elle a des sentiments quelque peu ambigus à ce

propos : « [p]eur, si je fais mon deuil de votre mort, que vous vous éloignez de moi, esprits enfin

tranquilles… » (VN, p. 253) Mais il semble seulement naturel que l’idée d’accepter une perte de

quelqu’un de proche ne suscite initialement qu’un bouleversement émotionnel et une forte

résistance. Quand on perd une personne chère à son cœur, en fonction des circonstances, on peut

éprouver toute une variété d’émotions, c’est pourquoi à cause de la mort tragique de ses parents,

l’auteure a bien connu les sentiments de chagrin, de désespoir, de rejet et de culpabilité. Comme

le note Freud, « […] nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement

expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi558 ». Ces émotions et ces réactions

destructrices empêchent alors de réaliser l’objectif du travail de deuil, c’est-à-dire de laisser

partir les morts et d’apprendre à vivre dans la nouvelle réalité. En d’autres termes, elles ne

permettent pas de se réconcilier avec l’état des choses et de s’orienter vers l’avenir : « [d]e même

que le deuil amène le moi à renoncer à l’objet en déclarant l’objet mort, et de même qu’il offre

au moi la prime de rester en vie […]559 ». Cependant, Bédarida560 note que dans les cas où le

deuil n’a pas lieu, le processus de remémoration est empêché. En vertu de ces observations,

l’écriture du Voile noir qui est une étape initiale du travail de deuil pourrait hypothétiquement

mener à une remémoration propre. L’auteure ne s’est donc pas trompée, sa conception du récit

557 Clemmen partage cette idée et l’explique ainsi : « [t]he whole project is a work of mourning, which consists in

accepting the object of love as dead and loving him or her as such. Mourning is a psycho-social, as Christian Metz

points out, in which photography fits particularly well “since it suppresses from its own appearance the primary

marks of “livingness,” yet nevertheless conserves the convincing print of the object: a past presence (159).” »

Clemmen, Photographic Construct and Narrative Imagination: An Approach in Contemporary French and

American Literatures, op. cit., p. 131. 558 Freud, op. cit., p. 9. 559 Ibidem, p. 18. 560 Bédarida, op. cit., p. 735.

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qui vise une évocation des souvenirs perdus est bien valable, même si elle n’est pas réussie. En

outre, ce récit autobiographique d’Anny Duperey est un exemple parfait du texte qui incarne

« l’impossibilité de conclusion et totalisation561 » de la représentation de vie et de soi. Pour

accomplir cette tâche, Duperey se soumet à un travail difficile de remémoration, car « l’oubli est

irritant, attristant, dévastateur562 », mais paradoxalement, il s’avère que cet acte est lié ou exige

aussi une sorte d’oubli qui « […] est aussi parfois bénéfique, et même indispensable563 ». Selon

Ricœur, « [l]’oubli ne serait donc pas à tous égards l’ennemi de la mémoire, et la mémoire

devrait négocier avec l’oubli pour trouver à tâtons la juste mesure de son équilibre avec lui564 ».

François Soulages ajoute qu’« il est vital d’oublier pour continuer à vivre565 ». Le Voile noir ne

devrait donc pas être considéré comme un échec du processus de la remémoration, mais plutôt

comme une réussite thérapeutique qui a inauguré une nouvelle étape dans la vie de l’auteure. En

effet, l’oubli qui implique le pardon à soi-même et aux autres rend possible la sauvegarde d’un

souvenir ou d’une image appropriée et positive de ceux qui sont décédés. Dans le cas d’Anny

Duperey, il permet également d’arrêter de se culpabiliser pour la mort de ses parents. Mais avant

d’oublier et de pardonner, pour pouvoir réellement entamer son processus de guérison, Anny

Duperey doit tout d’abord raconter ce qui s’est passé le 6 novembre 1955. Initialement, elle

semble nier l’utilité de cette décision :

[a]ucun intérêt en soi, c’est sûr, mais là n’est pas la question. Il faut que je l’écrive, je le

dois. Non par complaisance ou exhibitionnisme, non par envie d’attendrir les autres sur

mon sort mais parce que ce que j’ai vécu ce matin-là est la pierre d’achoppement de toute

ma vie ensuite. C’est mon seul souvenir. Précis en moi, avec les sons, les odeurs, les

mots, comme si j’y étais encore. C’est l’exact moment entre l’avant et l’après dont j’avais

tant parlé. C’est là que çà s’est passé. Je n’ai rien retrouvé d’avant, je continue à me

561 Man de, op. cit., p. 71. 562 Tadié et Tadié, op. cit., p. 225. 563 Ibidem, p. 225. 564 Ricœur, op. cit., p. 537. 565 Soulages, op. cit., p. 199.

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débrouiller avec l’après, et je tairais le moment où ma vie a basculé? Je tairais mon seul

souvenir ? (JV, p. 213)

Cependant, au regard de l’importance et de l’influence exercées par ce souvenir sur sa vie, elle

choisit cette fois-ci d’aller jusqu’au bout, soit de le dire enfin sans rien omettre. Dans le chapitre

intitulé « Ce matin-là », au fil d’une vingtaine de pages, l’auteure dépeint alors avec tous les

détails les circonstances de la mort de ses parents. Dans sa tête, c’est une « image toute propre,

nette, incroyablement fraîche et vivante », « immuable » (VN, p. 214). C’est un souvenir

tragique, qui se transforme en :

[v]ision quasi hallucinatoire des moindres détails, revécu du silence sépulcral de la

maison, puis de ses propres battements de cœur, odeurs, mots prononcés, rien ne manque,

rien n’est perdu, rien n’a été enfoui ni métabolisé par le refoulement […]566

Dupeu remarque que ce n’est pas un : « souvenir qui était refoulé, bien au contraire, puisqu’il

était frappé d’hypermnésie567 ». Jean-Yves Tadié mentionne également que cette sorte de

souvenirs, ceux qui persistent sans être vraiment modifiés à travers les expériences accumulées

postérieurement peuvent être aussi : « l’agression soudaine par une vision traumatisante

imprévisible et violente, qui se déroule en quelques secondes et pourtant va s’imprimer dans ma

mémoire pour toute ma vie568 ». En d’autres mots, cette scène s’est gravée pour toujours dans

« la mémoire affective569 » de l’auteure avec une rare précision et netteté. Et comme le remarque

Tadié :

[…] le seul souvenir qui persiste à travers les années et les changements de notre

personnalité, c’est le souvenir émotionnel : ce n’est pas le souvenir d’une émotion, mais

le revécu de cette émotion elle-même. C’est pour cette seule sorte de souvenir que le moi

566 Dupeu, op. cit., p. 122. 567 Ibidem, p. 120. 568 Tadié et Tadié, op. cit., p. 114. Ce terme a été expliqué de façon détailée dans la partie théorique consacrée à la

mémoire. 569 Ibidem, p. 185.

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ne change pas ; à ce moment, la mémoire qui ressent est un sixième sens. Cette mémoire

s’exprime surtout par les sensations olfactives, gustatives, tactiles, auditives570.

Un tel souvenir sera sauvegardé, selon Tadié, dans la mémoire affective « qui nous fait éprouver,

à l’évocation d’un souvenir, un sentiment, une impression, une sensation571 ». En effet, cette

image mentale est tellement vivante dans sa mémoire qu’Anny Duperey la classe à part :

« [d]’ailleurs, est-ce vraiment un souvenir ? Il fait partie de moi. Il est moi » (VN, p. 214).

Cependant, elle n’a jamais partagé cette « partie d’elle » avec personne, même avec les plus

proches ; elle n’en était pas capable. Jean-Marc Dupeu explique que « [c]e n’est pas parce que

c’est refoulé que c’est indicible. C’est tout le contraire. C’est parce qu’il n’y a eu aucun

refoulement des représentations de choses que leur traduction verbale est impossible […]572 ».

Et il continue : « [l]e propre en effet de l’événement traumatique est d’introduire quelque chose

de l’ordre de “l’intraduisible”, de très profondément énigmatique entre ce qui est vu, ressenti,

vécu, figuré – et ce que le sujet peut en dire573 ». Ni la décision, ni le fait même de partager cette

expérience n’est et ne peut être facile pour Duperey, car depuis toujours, sa « mise en mots […]

était inenvisageable574 ». Or c’est précisément cet acte qu’il faut faire pour entamer le processus

de guérison :

[r]endre pensable l’événement traumatique, c’est aussi le rendre communicable, et donc

l’arracher au silence. La possibilité de mise en acte de la souffrance […] est

reconstruction de soi […]. Toute thérapeutique est restauration symbolique de soi, mais

son efficacité tient justement en ce que l’homme ne vit pas dans un monde d’objectivité

pure, mais dans un univers de significations et de valeurs. Le thérapeute aide le survivant

à changer son regard sur l’événement, à le reprendre en main en dissipant la honte et la

culpabilité575.

570 Tadié et Tadié, op. cit., p. 196. 571 Ibidem, p. 177. 572 Dupeu, op. cit., p. 122. 573 Ibidem, p. 115. 574 Dupeu, op. cit., p. 122. 575 LeBreton, op. cit., p. 110.

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Le Voile noir offre enfin la possibilité d’exprimer l’indicible par la voie de l’expression écrite.

Une fois que la vision se matérialise, l’auteure se rend compte qu’au fait, c’est là où se trouve le

but principal de son écriture :

[a]rrivée à ce point, désarmée, tout à fait, désarmée, je suis en train de m’avouer que je

n’ai peut-être entrepris ce livre que pour en arriver là. Depuis le début sans doute je

savais – sans vouloir le savoir, vieille manie – qu’il faudrait que je le dise, que j’avais

besoin de le dire. Enfin. (VN, p. 213)

Et quelques années plus tard, elle constatera : « [i]l n’y a que l’écriture pour vraiment dire, y

explique-t-elle. Il fallait que je l'écrive pour que des gens [...] sans rapport affectif avec moi [...]

me donnent objectivement leur version des faits. [...] Maintenant, elle m'appartient, cette vérité

que vous m'avez donnée576 ». En vertu de ces observations, nous pouvons donc avancer que

l’auteure retrouve son salut non dans la remémoration des souvenirs perdus, mais dans la

perpétuation et dans l’extériorisation du seul souvenir hypermnésique et funeste de son enfance.

Par le biais de la description minutieuse de cet événement tragique, Anny Duperey fait un

enterrement symbolique de ses parents, ce qui lui est indispensable pour pouvoir clore d’une

certaine façon cette enquête sur soi, sur sa famille et sur son histoire :

[m]ême s’il n’est pas toujours suffisant de faire le deuil, le rituel de l’enterrement, avec

un temps pour pleurer, faute de quoi on risque de pleurer toute sa vie ; avec un lieu où ils

deviennent de vrais morts, est nécessaire pour qu’ils ne se transforment pas en fantômes

que l’on retrouve au détour des livres et de l’Histoire, et des lieux577.

L’écriture du Voile noir est donc pour Duperey un moyen de faire ses adieux, de quitter les morts

et de rejoindre les vivants. Elle s’interroge encore : « [c]omment faire pour qu’ils deviennent

enfin des morts “normaux”? » (VN, p. 232) La réponse précise à cette question n’existe pas.

C’est un processus, et il faudra du temps pour défaire petit à petit le bagage émotionnel négatif

que l’auteure a accumulé pendant des années. Cependant, le premier pas vers la

576 Rousseau, Christine, « Anny Duperey, des démons dans les mots », Le Monde, 13 janvier, 2003. 577 Wieder, op. cit., p. 168.

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« normalisation » des rapports avec ses parents est fait, car enfin, Anny Duperey parvient à

prononcer les mots : « maman », « papa », (VN, p. 163), et « Je vous aime » (VN, p. 254).

Grâce à l’écriture du Voile noir, l’auteure vit une transition exceptionnelle : d’une

orpheline abandonnée, dépourvue du passé, elle se transforme en une fille aimée dont les parents

affectueux ont disparu contre leur gré. Toutefois, ce n’est que le début, de sa voie vers la

guérison, la voie qui devra avoir une continuation :

Figure 16, (VN, p. 254)

« J’en suis là. Et à constater où j’en suis, le chemin à parcourir pour enfin pouvoir parler d’eux

sans pleurer, vingt ans me semblent un délai bien court… » (VN, p. 254). Le Voile noir n’est pas

un récit clos. La photographie, tout comme les derniers mots de la narratrice indiquent que ce

travail de transformation n’est pas encore accompli. Toutefois, dans le volume suivant – Je vous

écris…, publié seulement une année plus tard, l’auteure arrive à une réinterprétation plus

complète des circonstances de l’accident suite auquel elle a perdu sa famille :

[e]lle ne se doutait pas le moins du monde que les réponses lui parviendraient de ses

lecteurs. Elle ne se doutait pas que les lettres envoyées alors par des centaines d'inconnus

provoqueraient en elle un tel écho, lui fourniraient à certains moments un véritable

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soutien et, surtout, apporteraient des éléments de compréhension à son histoire. « Il me

fut même offert la vérité sur ce qui s’était passé le matin de la mort de mes parents.

Quand j’y pense, c'est vraiment extraordinaire, et je ne connais pas d'auteur dont la vision

d'un événement capital dans sa vie ait été radicalement transformée grâce à ses

lecteurs! »578

À l’aide de ses lecteurs elle se rend compte qu’elle était asphyxiée, elle aussi. Elle se débarrasse

donc une fois pour toutes de la culpabilité qui lui pesait depuis des décennies : « [j]e ne dois ma

survie qu’à la désobéissance ». (VN, p. 22) En tant qu’enfant, elle s’est persuadée que si

seulement elle avait rejoint ses parents dans la salle de bain, elle aurait pu changer la suite des

événements ; si seulement elle s’était réveillée à temps, elle aurait pu les sauver. Nous observons

ici « the phenomenon of “survivor guilt” which often involves the irrational belief that another

would not have been harmed if the person had not pursued selfish goals or interests579 ». Ce type

de raisonnement est tout à fait naturel, car « [l]’enfant peut, dans la toute – puissance de sa

pensée magique, se croire à l’origine de la maladie de son parent et se sentir responsable de

l’évolution ou de la dégradation de cette situation580 », ou dans ce cas précis, se sentir coupable à

cause de la mort de ses parents. Grâce à cette réalisation, le processus de son rétablissement

émotionnel a alors déjà énormément progressé car dans son dernier passage, l’auteure admet :

« [à] la fin du Voile noir je situais à vingt ans le temps nécessaire pour parvenir à parler d’EUX

sans pleurer. J’y suis presque arrivée, vous voyez, c’est encourageant » (JVE, p. 246). Sans Le

Voile noir, il n’y aurait donc pas « la reconnaissance du passé [qui] est tout autant condition d’un

avenir possible que l’ouverture de l’avenir est condition d’une reconnaissance du passé581 ».

578 Cauhape, op. cit., 1 novembre 1993. 579 Ferguson, op. cit., p. 24-25. 580 Buyse, Al-Salehi, Van Laethem, Kentos, Luce, Mekinda, Ena, Roumeguère, Demols, Sokolov, Simon, Bailly,

Marchand, Gaspard, op. cit., p. 246-247. 581 Licata, Klein, Gély, op. cit., p. 579.

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Comme le constate Julie LeBlanc, les récits autobiographiques de Duperey

« transforme[ent] le “réel visible”582 », donc celui représenté sur les images photographiques,

toutefois, il serait juste de remarquer qu’ils transforment également le « réel invisible », donc la

façon dont l’auteure perçoit son passé et ses parents. Nous pouvons conclure alors qu’Anny

Duperey a parcouru un long chemin pendant la rédaction de ses deux récits et grâce à cette

expérience d’écriture et d’auto-questionnement, elle est parvenue à se former un nouveau regard

sur le passé. Cependant, l’objectif de présenter une image complète et bien organisée de sa vie

n’a pas été atteint. Selon Julie LeBlanc, « Le voile noir fonctionne donc à l’encontre d’une vision

humaniste du sujet autobiographique qui, selon la tradition, aurait le pouvoir de se constituer son

unité et son identité dans une expression totale et cohérente de toute sa destinée583 ». En effet, il

ne peut pas être ici question de faire un bilan de toute une existence, mais sans aucun doute, Le

Voile noir fait le point sur l’un des événements cruciaux dans la vie d’Anny Duperey.

Entre-deux : des ténèbres vers l’espoir

À titre de rappel, citons ici quelques points développés auparavant dans la partie

théorique. Dans son ouvrage consacré aux récits de soi, Georges Gusdorf insiste sur la valeur

« réformatrice584 » des récits autobiographiques qui ont pour but de fournir au sujet écrivant et à

ses lecteurs non seulement « une meilleure connaissance de son identité585 », mais aussi de

construire une « vision totalisante d’une vie586 ». Anny Duperey, arrive-t-elle à la réalisation de

582 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites

dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90. 583 Ibidem, p. 88. 584 Gusdorf, op. cit., p. 15. 585 Ibidem, p. 22. 586 Ibidem, p. 24.

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ces objectifs autobiographiques ? Elle s’y prend, certainement, de façon tout à fait insolite, car sa

situation en tant qu’autobiographe est unique due à l’amnésie dont elle souffre. Elle se met à

écrire un texte autobiographique dans lequel les photographies remplacent les souvenirs. Dans Le

Voile noir, c’est non seulement l’écriture qui s’avère un agent de changement, mais aussi les

images photographiques qui l’accompagnent, car il est impossible de surestimer le rôle qu’elles

ont joué dans le processus de la rédaction de ce texte, dans la quête identitaire de la narratrice

ainsi que dans la réorientation de sa perception du passé.

Tout d’abord, les photos de Lucien Legras se dévoilent en tant que prétexte pour

qu’Anny Duperey écrive l’histoire de sa vie. Elles ne sont pas de simples illustrations vaguement

liées au texte, mais elles se caractérisent par un grand pouvoir transformateur – elles servent

d’inspiration ; elles déclenchent ou orientent le processus d’écriture et par conséquent, elles

rendent possible le travail sur soi fait par l’écrivaine. En outre, elles deviennent un point de

rapprochement entre l’auteure et ses parents décédés. Supportées par l’écriture, elles donnent

aussi l’effet de présence587, si trompeuse soit-elle, de ses parents, qui lui permet de repenser leur

image. En effet, grâce à cette construction à la fois textuelle et visuelle l’écrivaine parvient à

accéder à la subjectivité paternelle derrière les photographies, et à la subjectivité photographiée

de sa mère. Ainsi, malgré le fait que Duperey ne possède pas de souvenirs réels de ses parents,

grâce à l’écriture, au travail d’introspection et à l’imagination, elle arrive à rétablir une certaine

intimité et un lien d’affectivité avec Ginette et Lucien Legras. Grâce à cette enquête sur soi, sur

ses parents et sur leur passé commun, l’écrivaine est enfin capable de redéfinir ses sentiments.

Par conséquent, la continuité familiale reconquise est loin d’être invalide : fermement ressentie,

587 Voir Dupont, op. cit., p. 63 : « […] représentent le vide du passé de la narratrice et confirment, par leur nombre,

l’immobilité et l’absence causées par l’oubli ». Nous sommes de même avis. Toutefois, dans les cas du Voile noir,

c’est le travail d’écriture et d’interprétation fait par Duperey à qui comble d’une certaine façon, ce vide.

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elle offre à l’auteure un certain réconfort et la sensation d’avoir retrouvé ses origines. En bref, ce

sont les interactions entre le texte et l’image qui déclenchent cette transformation psycho-

émotionnelle de l’écrivaine. Le but d’apporter de l’apaisement de la douleur longtemps

dissimulée est donc réalisé dans ce projet autobiographique.

Cependant, l’accès restreint aux souvenirs ainsi que l’usage spécifique des photos causent

un certain éclatement du texte et créent une tension entre les intentions et les attentes de l’auteure

et le processus de l’écriture. En conséquence, le récit est plein de tournants qui surprennent aussi

bien le lecteur que la narratrice. En même temps, il faut noter la sophistication dans l’exécution

de ce projet, car Duperey essaie de maintenir un équilibre entre ses témoignages intimement

personnels et son regard froid et critique, et par conséquent, son texte fait preuve d’honnêteté

tout en revêtant un caractère intellectuel. Cependant, selon Catherine Wieder, « Le voile noir

repose sur un équilibre toujours instable entre ce qui est dévoilé, communiqué, transmis, ce qui

voulait être dit, et ce qui est dû, au contraire, à tout prix, être censuré, raturé et ceci dans le

travail de l’œuvre elle-même588 ». Sans aucun doute, c’est grâce à sa complexité que ce récit

autobiographique se prête admirablement à l’observation de l’évolution affective d’Anny

Duperey. La rédaction de ce texte permet à l’écrivaine de débloquer, au moins partiellement, le

fardeau de son chagrin, car vers la fin du récit, elle est capable de raconter en détails le matin

tragique où elle a retrouvé ses parents morts dans la salle de bains de sa maison familiale. Cette

écriture de soi lui sert donc à réviser le passé et à acquérir une nouvelle perspective sur ses

émotions, ses décisions, son comportement dans sa vie « après ». Selon Jean-Marc Dupeu, c’est

un « […] cheminement qui a donné la plus grande part à un travail psychique accompli grâce à la

588 Wieder, op. cit., p. 153.

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mise en jeu de moyens d’expression non exclusivement verbaux589 ». La structure innovatrice de

ce récit, qui réunit le texte personnel avec les photos familiales et artistiques, démontre donc une

corrélation, une interaction complexe et intense entre l’écriture, la photographie, la mémoire et

des changements psychiques favorables vécus par l’écrivaine. Malgré le fait que les

photographies n’éveillent pas entièrement la mémoire endormie de l’auteure, elles propulsent son

imagination ainsi que tous les processus mentaux, qui à travers l’écriture, prennent la forme d’un

récit unique, profondément intime et captivant. Dès la première page, le lecteur du Voile noir est

envoûté par la beauté des images photographiques, et vivement touché par les confessions

privées de l’auteure. L’écriture d’Anny Duperey tellement sincère et poignante expose son âme,

ses émotions les plus intimes, ses désirs dissimulés et ses traumatismes jusque là inavouables.

L’auteure se met à nu, au moins verbalement, devant son lecteur en partageant la sphère la plus

privée et la plus sacrée de sa vie – sa famille et sa santé mentale. Les confessions personnelles

illustrées de belles photos de famille, en général, rapprochent le lecteur du narrateur et lui

permettent de s’impliquer un peu plus dans le récit, voire dans la vie de l’auteur590. Comme le

remarque Yves Clemmen : « [i]t links photographs, photographer, reader and beholder (reader

and narrator) in an emotional dynamic […]591 » En effet, dans le cas du Voile noir, le lecteur

ressent instantanément le sentiment de compassion et d’empathie592, et il examine les clichés

photographiques en cherchant avec l’auteure des indices qui pourraient dévoiler des bribes du

passé et qui pourraient se montrer symptomatiques pour son travail de remémoration. Comme

589 Dupeu, op. cit., p. 123. 590 Voir Gunderman, op. cit., p. 25 : « The collaboration between the text and photographs draws the readers in and

encourages them to invest themselves more fully in the story than they would have otherwise ». 591 Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography », op. cit., p. 591. 592 Anne Strasser semble partager la même opinion sur une relation proche qui se noue entre la narratrice du Voile

noir et les lecteurs. Voir Strasser, op. cit., p. 86 : « La présence d’un Je, la possibilité pour le lecteur, par ce biais,

d’épouser le point de vue de celui qui raconte et se raconte, l’accès à sa vie intérieure enclenchent la « sympathie »

du lecteur, au sens fort du terme, soit la « participation compréhensive aux sentiments d’autrui ».

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211

nous l’avons mentionné dans le chapitre théorique, selon Sylvie Jopeck, l’inclusion des photos

dans un texte autobiographique « complique le pacte de lecture593 », car les émotions suscitées

par le texte renvoient le lecteur à son expérience personnelle, et par conséquent la réception du

récit gagne en intensité et prend une dimension plus intime en double sens. En effet, l’écriture

inspirée par ces photographies uniques permet à l’auteure de sonder les replis de sa mémoire et

de son âme, et grâce à son pouvoir révélateur, incite le lecteur à transposer cette enquête sur lui-

même et sur son propre vécu. En outre, l’auteure place le lecteur dans une véritable épreuve, car

la lecture de ce récit n’est pas du tout simple. L’inclusion des photographies au sein du texte

trouble la continuité de ce processus. D’une part, la narratrice attire l’attention du lecteur vers les

images photographiques pour ne pas la lâcher en les décrivant de façon détaillée, ou en les

manipulant. D’autre part, elle le laisse seul à contempler certaines photos sans donner aucun

contexte ou commentaire les concernant, ce qui est une invitation à une interprétation libre. En

conséquence, le lecteur devant une photographie solitaire se sent obligé de la traiter et de la lire

selon le même procédé que l’écrivaine. Comme le notent Berger et Mohr, aux photographies qui,

en général, immobilisent des moments, le lecteur « prête un certain passé et un certain

avenir594 ». La lecture du Voile noir n’est donc pas une expérience passive, mais elle exige un

engagement constant de la part du lecteur qui suit le cheminement de l’auteure, fait ses propres

hypothèses, ou bien doit affronter les pauses méditatives sous forme d’images ou de blancs

imposés par la narratrice. Par conséquent, le lecteur devient le témoin d’une dissection auto-

analytique et de la poursuite des traces du passé menée par la narratrice. En même temps, il mène

593 Jopeck, op. cit., p. 97. 594 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89. C’est moi qui traduis.

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aussi sa propre enquête et parfois revisite son vécu et explore, voire redéfinit ses propres

jugements et émotions595.

Pour conclure, il faut noter que les deux textes de Duperey sont exceptionnels, car ils se

caractérisent par une certaine dualité qui s’exprime à plusieurs niveaux :

[i]n addition to the duality of the dialectic between words and images, there are a number

of other instances of doubling in Duperey’s book, including the doubling of herself and

her parents, and the doubling of the book itself when it gives birth to another book, which

contains yet another doubling in the dialogue between Duperey and her readers who

respond to Le voile noir596.

Les deux volumes Le Voile noir et Je vous écris… incluent une double voix narrative

(narratrice/son père ; narratrice/ses lecteurs) ainsi qu’un double moyen de représentation (l’écrit

et le visuel). Dans la première partie, Anny Duperey porte son regard plutôt vers le passé, car elle

puise dans la création artistique de son père, tandis que dans la deuxième, elle semble privilégier

le présent et le futur, s’appuyant sur l’échange dialogique avec ses lecteurs. Les photographies,

qui constituent un élément essentiel du Voile noir, sont remplacées dans Je vous écris… par les

lettres des lecteurs, qui s’avèrent tout aussi révélatrices dans le contexte autobiographique de

l’auteure que les images de son père. Le Voile noir est un récit dans lequel une réalité

incontestable et pénible donne naissance à des divagations imaginaires, mais aussi

thérapeutiques. En outre, la prolifération des analyses subjectives, qui accompagnent presque

chaque épisode narratif, est équilibrée par un dévouement sérieux à la sincérité qui vise, dans la

mesure du possible, la dimension véridictoire du récit. La commémoration et la remémoration du

passé sont toujours confrontées dans ce texte autobiographique à l’amnésie, qui empêche la

transformation émotionnelle de l’auteure, déchirée, depuis la mort de ses parents, entre Anny

595 De nouveau, notre remarque se fait l’écho avec la constatation d’Anne Strasser. Voir Strasser, op. cit., p. 97 :

« Manifestement la lecture a les mêmes fonctions que l’écriture : le lecteur y cherche sa vérité, recherche la manière

de se réconcilier avec lui-même, de faire du lien, de réparer, de relier des parties de sa vie ou de lui-même ; en lisant,

il revisite sa propre histoire, se relit et se relie. » 596 Gunderman, op. cit., p. 52.

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d’« avant » et Anny d’« après »597. La finalité de ces deux volumes serait donc de raccommoder

son existence scindée en deux.

Si le propre de l’autobiographie est de célébrer une vie, sous la plume de Duperey, cette

écriture se fait l’écho d’une tension constante et d’une interdépendance entre l’être et son

absence, entre la vie et la mort. Cette confession publique, qui touche à ce qu’il y a de plus

intime dans son parcours existentiel, dépasse de loin la dimension d’une « histoire » personnelle.

Non seulement Duperey y étale le passé dans ses moindres détails, mais elle recourt à ce genre

d’écriture pour mieux se comprendre, pour guérir et pour envisager son avenir sous une autre

lumière. En guise de conclusion, nous pourrions donc avancer que tous ces aspects rendent le

récit de Duperey très original, profondément poignant et riche de sens, dont la nature photo-

textuelle hybride l’emporte aux limites du genre598.

597 Voir Gunderman, op. cit., p. 84-85 : « The dualities present in both authors’ lives, as discussed earlier, are most

effectively revealed through another duality—that of photography and the written word—rather than through a

single medium. The uncertain boundaries between the two media highlight the uncertain boundaries between the

various dualities in the authors’ lives, including but not limited to the young Duperey versus the adult Duperey, the

actor Duperey versus the private Duperey, the two faces of Duperey’s parents, and the private versus the public

Roubaud ». 598 Dans le chapitre qui suit, nous démontrerons certains recoupements entre l’écriture et les situations personnelle

et/ou familiale des deux auteures. Il s’agira alors, entre autres, de la déchirure identitaire, de l’hybridité de leur

création littéraire ainsi que de l’effet thérapeutique de leurs récits autobiographiques.

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Chapter 3 : Un témoignage partagé chez Annie Ernaux : du personnel au collectif

Il ne faudra toutefois pas oublier que tout ne commence pas aux archives, mais

avec le témoignage, et que, quoi qu’il en soit du manque principiel de fiabilité du

témoignage, nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse,

pour nous assurer que quelque chose s’est passé, à quoi quelqu’un atteste avoir

assisté en personne, et que le principal, sinon parfois le seul recours, en dehors

d’autres types de documents, reste la confrontation entre témoignages599.

Paul Ricœur

Je est un autre600.

Arthur Rimbaud

À l’encontre des schémas esthétiques et sociaux

Le premier récit analysé dans ce chapitre consacré à Annie Ernaux, a été publié en 2005.

L’usage de la photo601 est l’histoire de la relation entre l’écrivaine et son partenaire Marc Marie.

Ce texte repose sur une structure assez originale : il se compose de courts textes d’Ernaux et de

Marie, présentés toujours en alternance. Il est également illustré par des photos en noir et blanc.

prises pendant la période initiale de leur liaison, et à la même époque que les traitements de

599 Ricœur, op. cit., p. 182. 600 Lejeune, Philippe, Je est un autre : l’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuils, 1980, première

de couverture. 601 Ernaux, Annie, L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.

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chimiothérapie reçus par Ernaux suite à un cancer du sein. Ces images sont un témoignage de

leurs moments vécus à deux. Les photographies des vêtements abandonnés avant de faire

l’amour et sur lesquelles le corps est absent, sont des signes métaphoriques d’un acte qui gagne

en intimité. L’idée de partage, qui concerne toutes les sphères de ce projet, joue ici un rôle

intéressant. Tout d’abord, Annie Ernaux et Marc Marie sont des amants (du moins ils étaient

amants au moment de la rédaction de ce texte) et outre le fait de partager des moments intimes,

ils partagent ensemble aussi un acte de création, à savoir la rédaction de L’usage de la photo.

Toutefois, ils tentent de préserver également une certaine indépendance et originalité dans ce

processus créateur. Enfin, ce projet co-créé du début jusqu’à la fin, se distingue par sa

particularité textuelle et visuelle qui ne permet pas aux critiques de le classer selon les critères

canoniques de l’écriture autobiographique.

Des photos et des souvenirs ont inspiré l’un des derniers textes d’Ernaux, Les années602,

paru en 2008. Mais dans ce cas, les images photographiques ont été remplacées par de

minutieuses descriptions de nombreuses anciennes photos de famille qui sous-tendent la genèse

de ce texte. Dans ce récit, Annie Ernaux rappelle les modes, les idées et les événements

historiques qui ont marqué la France après la Seconde Guerre mondiale. Elle évoque entre autres,

les films, les chansons, les publicités et les marques de commerce qui étaient autrefois en vogue

ainsi que les sujets et les problèmes socio-culturels qui suscitaient des débats passionnés, ou

encore de la révolte. L’Histoire s’entrelace donc à la culture populaire ainsi qu’aux expériences

personnelles d’Ernaux.

Ernaux présente dans son récit les périodes successives de sa vie. La narration est très

fragmentaire et le récit est divisé en parties qui s’ouvrent sur des descriptions méticuleuses des

602 Ernaux, Annie, Les années, Paris, Gallimard, 2008.

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photos de famille et des images photographiques privées de l’auteure. Les photos, indicateurs

d’écoulement du temps, présentent Annie Ernaux tout d’abord bébé, ensuite adolescente, puis

jeune adulte et enfin femme mûre. Si on connaît la création d’Ernaux, on ne doute pas un instant

que la femme décrite sur les images photographiques est bien elle et que le récit est axé sur une

histoire personnelle qui est bien la sienne. Dans ce texte autobiographique les photos de famille

et les photos privées servent non seulement à évoquer des souvenirs personnels, mais aussi des

souvenirs collectifs. Sa propre histoire semble alors être indissociable de l’histoire d’une certaine

collectivité. C’est aussi la raison pour laquelle ce texte-ci, tout comme L’usage de la photo,

apparaît difficile à classer selon les critères du genre autobiographique définis par Philippe

Lejeune et autres théoriciens, et présentés dans le premier chapitre. Annie Ernaux désigne elle-

même ce récit comme une « autobiographie impersonnelle603 », mais ce texte ressemble plus à

une étude socio-historique qu’à un récit intime, et c’est pour cette raison qu’il peut être décrit

comme une nouvelle forme d’écriture autobiographique604.

Le troisième texte auquel j’aurai recours dans ce chapitre, peut-être le plus personnel, et

sans doute, le plus fragmentaire, c’est le « photojournal605 » qui se trouve dans le volume

rassemblant les œuvres complètes de l’auteure, intitulé Écrire la vie et publié en 2011. Ce court

« photojournal606 », comme le définit Annie Ernaux, se compose des photos privées607 et

603 Ernaux, Les années, op cit., p. 240. 604 Pour définir le genre d’écriture présenté par Annie Ernaux, Michèle Bacholle-Bosković utilise le terme « ph-

auto-biographie ». Voir Bacholle- Bošković, Michèle, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », Women in French

Studies, vol. 22, 2014, p. 72 : « -L’identité de l’auteur(e) de la ph-auto-bio-graphie coïncide avec celle de la

personne dont la vie est retracée par les images – que cette personne y figure ou pas.-L’identité de l’auteur(e) de la

ph-auto-bio-graphie coïncide avec celle de l’auteur(e) des textes – quelle qu’en soit leur nature (commentaires,

légendes etc) – accompagnant les images, mais cet(te) auteur(e) n’est pas nécessairement le(la) photographe. -

L’auteur(e) de la ph-auto-bio-graphie use de sa vie personnelle à des fins littéraires et impersonnelles, collectives,

universelles ». 605 Ernaux, Écrire la vie, op cit., p. 8. 606 Selon Encyclopédie Larousse, « photojournalisme » c’est un « [m]étier ou technique journalistique consistant à

fournir aux journaux des reportages photographiques, éventuellement accompagnés d'articles. Si la photo de presse a

commencé à se répandre à la fin du XIXe s., le photojournalisme, visant à un traitement égal de l'information par

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d’extraits des journaux intimes qui se rapportent, d’une certaine façon, aux scènes, aux endroits

ainsi qu’aux personnes captés sur les images photographiques. Le choix arbitraire des

photographies ainsi que l’absence d’ordre chronologique des passages empruntés des journaux

intimes jusqu’ici non-publiés construisent une présentation subjective des étapes fondatrices du

développement personnel de l’auteure. Cependant, bien qu’il soit lacunaire et non-linéaire, ce

« photojournal » présente une vision globale de la vie privée de l’écrivaine dont les événements

cruciaux sont bien reconnaissables pour les lecteurs familiers de la production littéraire

d’Ernaux.

Le présent chapitre se concentre sur l’analyse de la représentation de l’histoire

personnelle qui, avec une intensité variable, dans tous les trois textes privilégiés, dépasse

l’évocation d’une expérience intime pour atteindre une dimension sociale, voire universelle. La

première section présentera différentes techniques mises en œuvre par Annie Ernaux pour retenir

l'image et par le texte, ne s'est vraiment constitué que durant l'entre-deux-guerres, d'abord en Allemagne

(E. Salomon), puis aux États-Unis, sous l'influence du magazine Life (fondé en 1936). De grands reporters-

photographes, tels R. Capa, mort dans l'exercice de sa profession, et E. W. Smith, H. Cartier-Bresson et

R. Depardon, lui ont donné ses lettres de noblesse ». Larousse Encyclopédie, (12 novembre 2014),

[http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/photojournalisme/79352] Cependant, le terme « photojournal » utilisé

par Ernaux, n’est pas dérivé de cette définition et se réfère uniquement à son projet d’ordre autobiographique qui

consiste en collage des photos de famille, des photos privées et des extraits des journaux intimes. Le

« photojournal » d’Annie Ernaux est centré sur la représentation de son histoire personnelle et une forme unique

dont la définition générique n’existe pas. 607 Ce « photojournal » contient plusieurs photos de famille traditionnelles, mais aussi un bon nombre de

photographies de voyage ou d’école qui ne peuvent pas être placées dans la même catégorie. Selon Anne-Marie

Garat, « [l]a photographie de famille touche l’extrême limite de son genre quand elle verse insensiblement dans le

paysage. Le paysage figure peu dans l’album, il y occupe un statut mineur comme souvenir de voyage. Dès que la

photographie de famille quitte l’aire privées, ses meubles, et immeubles, dès qu’elle franchit sa barrière, elle se

trouve conforntée à quelque chose qui, qui excède les frontières de l’album ». (Anne-Marie Garat, op. cit., p. 144-

146) Selon Michèle Bacholle-Boskovic, ces photographies peuvent être classées ainsi : « [u]ne grande majorité

représente la ph-auto-bio-graphe à différents stades de sa vie, mais aussi bien le photojournal que Retour à Yvetot

contiennent d'autres photos que l'on peut classer sommairement en trois catégories, personnes, lieux et choses, car le

moi n'est pas seulement interne, mais externe, en contact avec le monde extérieur qui laisse sa trace en lui et vice

versa. » Bacholle- Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 74.

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218

l’attention du lecteur ainsi que pour intensifier l’impact du message qu’elle cherche à véhiculer

dans ses récits. La deuxième partie portera sur le rôle de la mémoire dans la création d’Annie

Ernaux. La troisième section sera consacrée à l’étude des photographies et de leurs fonctions

dans les récits privilégiés. La quatrième partie se focalisera sur les stratégies narratives et

picturales exploitées par Ernaux dans le processus de la représentation de soi608. La dernière

section de ce chapitre abordera le sujet de la représentation du personnel et du collectif à l’aide

des documents privés tels que les journaux intimes et les photos personnelles.

Lois de l’attraction – un style à part, une thématique

partagée

Annie Ernaux est une écrivaine prolifique qui séduit ses lecteurs inlassablement depuis

déjà une quarantaine d’années. Reconnue par la critique, elle bénéficie également de l’accueil

enthousiaste du public pour sa création littéraire. Tout comme dans le cas de la création d’Anny

Duperey, les textes d’Annie Ernaux attirent les lecteurs par leurs traits bien spécifiques, c’est-à-

dire un style singulier de l’écriture, la thématique abordée ainsi que la façon de représenter la

réalité créée. Les connaisseurs de la création d’Ernaux savent que c’est toujours sa propre vie qui

est mise en œuvre dans tous ses récits littéraires. Cependant, les textes d’Annie Ernaux, même

s’ils sont inspirés d’expériences personnelles, traitent toujours de problèmes d’ordre socio-

608 Comme plusieurs théoriciens de l’autobiographie, entre autres Philippe Lejeune et Georges Gusdorf, utilisent

dans leurs textes le terme « soi », ou le terme « self », dans le cas de l’ouvrage de Linda Haverty-Rugg, qui a été

traduit également comme « soi », pour les raisons d’uniformité, on va garder ce même terme.

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historique et culturel et surprennent par leur force d’expression, leur sincérité et leur réalisme609

représentationnel. En d’autres mots, le courage de parler d’expériences douloureuses, dont elle a

souvent honte, ou qui l’ont profondément bouleversée est une marque distinctive de son

écriture610.

La façon dont Annie Ernaux perçoit le monde ainsi que son approche de la réalité ont

fortement influencé son style d’écriture. Dans plusieurs de ses textes, l’auteure s’interroge sur la

nécessité de contextualiser les événements racontés et sur tous les procédés narratifs pour parler

du monde qui l’entoure. Ses réflexions ainsi que ses recherches formelles trouvent leur reflet

dans ses récits qui présentent une grande diversité de formes littéraires. Dans L’atelier noir, son

« journal d’avant-écriture, journal de fouille611 », comme l’appelle l’auteure, dans la note qui

date du 18 octobre 1983, elle constate : « [j]e tiens énormément à des structures nouvelles612 ».

Ce désir, ou plutôt ce besoin d’innovation est donc présent depuis longtemps chez Ernaux.

En conséquence, l’écrivaine réussit à élaborer son propre style qui la distingue nettement

des autres écrivains contemporains. L’un de ses traits les plus caractéristiques est la pratique

d’exploiter son propre vécu en tant que trame pour ses récits, ce qui renforce, d’une part, leur

dimension personnelle et authentique. Dans le même ordre d’idées, le titre qu’elle a donné à ses

œuvres complètes publiées en 2011 à savoir Écrire la vie, est fortement significatif. Dans ses

textes, l’écrivaine ne cherche pas seulement à traduire son vécu ou ses sensations intérieures,

609 Comme l’avoue Annie Ernaux, il lui importe « [d]’écrire d’une façon qui décharne la réalité pour la faire voir ».

Le vrai lieu, op. cit., p. 81. 610 Voir Douzou, Catherine, « Entre vécu instantané et représentation de soi : écrire « au-dessous de la littérature »,

Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Fabrice Thumerel dir., Arras, France, Artois Presses Université, 2004, p.

84 : « La fiction est une manipulation parfois très intéressée et très condamnable du réel, selon un point de vue

moral cher à Annie Ernaux. La représentation s’adresse à quelqu’un et ainsi fausse sa vérité. De façon générale,

toute représentation, fictionnelle ou non, constitue une trahison en puissance, un maquillage ou une déviation du réel

brut, de sa vérité. Annie Ernaux est très attentive dans son œuvre aux mises en scène du réel dont elle est témoin

[…] ». 611 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 9. 612 Ibidem, p. 29.

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mais à refléter la réalité extérieure : « [f]aire sentir l’épaisseur du réel, ses significations

multiples, les gens les actes des gens, leurs mots613 ». Il faut aussi noter l’intérêt qu’Annie

Ernaux porte sur une expérience partagée par une certaine collectivité. C’est, en effet, l’un des

traits les plus caractéristiques pour sa création. Dans Retour à Yvetot l’écrivaine explique :

« [c]ar, bien au-delà d’une évocation de souvenirs d’enfance, c’est le phénomène de

transformation de ces souvenirs en matériau pour une œuvre de portée universelle qu’il nous a

été donné d’entendre et de comprendre614 ». C’est cette volonté et même cette obligation de lier

son sort à celui des autres et donc, de se servir de son expérience personnelle pour dénoncer

l’injustice sociale, qui rendent l’écriture d’Annie Ernaux bien distincte.

Le deuxième trait bien particulier du style d’écriture présenté par Annie Ernaux est une

certaine austérité langagière. Plusieurs de ses textes se révèlent assez concis. Sa prose semble

avoir subi une sorte d’épuration, de réduction de l’expression aux éléments les plus essentiels,

par l’élimination de toute forme de distraction. Tous ces éléments, tels les personnages

dépourvus de noms, les histoires schématiques ou partielles et le décor fragmentaire, prennent

une dimension en quelque sorte symbolique, ce qui donne une riche possibilité d’interprétation.

Cependant, les trois textes qui font ici l’objet d’analyse sont, d’une certaine façon, une exception

à cette règle ; ils présentent tous des structures complexes ou même hybrides. Ce sont des récits

de vie, bien particuliers, dans lesquels l’auteure et la narratrice deviennent parfois

interchangeables. En plus, le non-dit y prend une place importante, car ce qui n’est pas dit n’en

existe pas moins. Ernaux avoue « travailler à l’extrême le style vers le dépouillement et la force

simple615 ». En conséquence, elle utilise le langage de manière économique autant que puissante.

613 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 17. 614 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 7. 615 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 46.

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221

Ses récits sont donc souvent brefs et directs, mais les émotions y sont toujours présentes. Son

écriture désaffectée, crue, dénudée, dépouillée de toute fioriture et dépourvue d’épithètes est

appelée « plate616 ». Dans La place, Annie Ernaux explique : « [l]’écriture plate me vient

naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les

nouvelles essentielles617. » Et dans son texte Retour à Yvetot, elle continue : « [c]es lettres

auxquelles je fais allusion étaient toujours écrites avec concision, volontairement dépouillées

d’effet de style, et dans le même ton que celles écrites par ma mère618 ». Il serait donc juste de

remarquer que la production littéraire d’Ernaux, tant du point de vue du contenu que du point de

vue langagier, a été fortement conditionnée par ses origines et son milieu social. Cependant,

l’effet recherché, ou plutôt l’effet atteint par l’auteure n’est ni plat, ni fade, au contraire.

L’écrivaine choisit très attentivement chaque élément et chaque mot pour créer un texte qui

frappe et qui ne permet pas de rester indifférent :

[l]a seule façon qui m’est apparue pour éviter ce double piège, c’était une écriture

factuelle, « plate », ai-je écrit, mais je ne voulais pas dire journalistique, sans recherche,

non, une écriture de constat, soigneusement débarrassée de jugement de valeur, une

écriture au plus près de la réalité, dépouillée d’affects619.

L’écriture d’Annie Ernaux peut être « plate » dans sa forme, mais elle est définitivement riche de

sens. Et comme le remarque justement Yan Hamel :

Annie Ernaux, […] ne voit qu’une seule issue à l’état conflictuel dans lequel elle se

débat : la découverte d’une forme unique, cohérente et parfaitement expressive. […] La

formulation juste est détentrice d’un pouvoir : celui d’extraire de la situation vécue […]

un sens profond, transcendant620.

616 Fort, Pierre-Louis, « Dossier » dans La place, Paris, Gallimard, Ed. Folioplus classiques du XX siècle, 2006, p.

105. 617 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 32. 618 Ibidem, p. 32. 619 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 70. 620 Hamel, Yan, « Écrire le deuil : décès maternel et acte d’écriture chez Albert Cohen, Annie Ernaux, Peter Handke

et Roger Peyrefitte », Dalhousie French Studies, vol. 53, 2000, p. 113.

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222

En bref, les textes d’Ernaux touchent souvent à la problématique profonde et sérieuse, car pour

l’auteure « l’écriture [est] comme un couteau621 », comme un instrument qui fait voir ce qui est

d’habitude passé sous silence, et ce dont on ne parle pas, comme la peur, la peine, ou encore la

honte : « [j]e la sens comme le couteau, l’arme presque, dont j’ai besoin622 » pour « venger ma

race623 ». Cette écriture rouvre les blessures pour parler de l’injustice, de la souffrance et de la

vérité. Dans le Retour à Yvetot, Ernaux rappelle l’incident lié à l’eau de Javel qui, à l’époque,

avait pour elle l’odeur de propriété, cependant pour ses camarades de classe, c’était le signe de

mauvais goût et de la pauvreté. Certaines réalisations étaient donc pour elle bien pénibles et c’est

« [u]ne humiliation d’ordre social, qui lui a fait prendre cruellement conscience des

antagonismes de classe624 ». Cette expérience personnelle s’avère tellement marquante pour

Ernaux qu’elle devient auteure engagée dont les textes sont des commentaires bien importants

sur le monde contemporain : « […] Ernaux a su montrer toute la distanciation et la

différenciation des classes sociales entre elles, dominées par toutes sortes d’enjeux variés, de

domaines d’ordre aussi bien les luttes sociales que les impacts hiérarchiques, les paroles aliénées

et même parfois hypocrites625 ». Comme le remarque Christophe Kantcheff, « [p]our Annie

Ernaux, écriture et politique sont inséparables626 ». En effet, ses opinions ainsi que sa conception

du monde sont bien transparents dans sa création : « […] la puissance politique et critique

621 Ernaux, Annie, L’écriture comme un couteau, entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Éditions Stock, 2003.

Première de couverture. 622 Ibidem, p. 36. 623 Leménager, Grégoire, « Annie Ernaux : “Je voulais venger ma race” », (10 novembre 2013 [En ligne, 15

décembre 2011]), http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20111209.OBS6413/annie-ernaux-je-voulais-venger-ma-

race.html 624 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux à Yvetot (À flux détendu) », (10 novembre 2013 [En ligne, 6 juin 2013])

(10 novembre 2013) [https://www.politis.fr/articles/2013/06/annie-ernaux-a-yvetot-a-flux-detendu-22406/ 625 Bogenc Demirel, Emine et Arzu Kunt, « Les enjeux de la mobilité scolaire : La Place d’Annie Ernaux »,

Economics, Management, and Financial Markets, vol. 6 (2), p. 671. 626 Leménager, Grégoire, « Annie Ernaux : “Je voulais venger ma race” », (10 novembre 2013 [En ligne, 15

décembre 2011]), http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20111209.OBS6413/annie-ernaux-je-voulais-venger-ma-

race.html

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223

d’Annie Ernaux, qui s’inscrit contre les académismes et toutes les formes de domination

(économique, masculine, culturelle…), offrant une œuvre de libération627 ».

Ainsi, Ernaux se sert-elle de différents procédés formels pour intensifier l’impact de ses

récits. Ce sont justement la forme bien travaillée et la réduction d’ornements excessifs qui

induisent la clarté et la sincérité du message tellement recherchées par l’auteure : « [o]ui, c’est le

texte, mais il ne me fait jamais inventer, modifier des détails. Je suis fidèle à l’authenticité des

faits. S’il y a des inexactitudes, c’est une erreur de la mémoire, je n’ai pas voulu tromper le

lecteur volontairement628 ». Il n’est donc pas surprenant que même dans ses récits à elle, le vécu

se fait parfois pénétrer par la fiction, « pour faire advenir un peu de vérité. Mais que cette vérité

ne soit pas advenue seulement pour une élite629 », pour « [f]aire sentir l’épaisseur du réel, ses

significations multiples, les gens, les actes des gens, leurs mots630 ». En effet, elle y réussit

entièrement. En plus, plusieurs événements, tant personnels qu’historiques, reviennent dans de

nombreux textes d’Ernaux pour fournir à chaque fois un contexte différent et un nouveau regard,

et pour créer une représentation de l’histoire et de l’Histoire un peu plus complète, donc, en

quelque sorte, un peu plus fiable. Nous pouvons donc noter qu’en tant qu’écrivaine, Ernaux se

sert de l’écriture de façon bien consciente pour atteindre un effet bien précis, alors que Duperey

semble se fier souvent au hasard, surtout dans Le voile noir.

Ce style austère semble promouvoir l’objectivité de la représentation de la réalité. En

conséquence, grâce à cette transparence représentationnelle apparente, l’écriture d’Annie Ernaux

s’approche de la représentation photographique, pour ainsi dire. Cette comparaison, si trompeuse

627 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux : La place de l’écriture », (17 novembre 2014 [En ligne, 6 novembre

2014]), [https://www.politis.fr/articles/2014/11/annie-ernaux-la-place-de-lecriture-28846/] 628 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 62. 629 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 51. 630 Ibidem, p. 17.

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soit-elle, vu la nature transformative de l’écriture, n’empêche quand même pas de remarquer que

la photographie joue un rôle important tant dans la vie que dans la création littéraire de

l’auteure : « [j]e me demande si je n’ai pas simplement exploré et réuni dans un texte une double

fascination que j’ai toujours eue : à l’égard de la photo et des traces matérielles de la présence.

Fascination qui est plus que jamais pour celle du temps ». (LUP, p. 196) En analysant les récits

d’Annie Ernaux, nous remarquons qu’en effet, l’auteure recourt fréquemment à la représentation

picturale. Son écriture consiste en de nombreuses descriptions détaillées des scènes qui font

penser aux images, ainsi que de descriptions et de références aux photos réelles. Cependant,

L’usage de la photo est en fait le premier récit dans lequel Ernaux incorpore plusieurs

photographies privées. Ensuite, viennent les textes : Les années et le « photojournal » dans

Écrire la vie dans lesquels elle décrit ou reproduit de nombreuses photos de famille. Dans ces

trois textes, les images photographiques complètent l’écriture et représentent des éléments

importants de la construction narrative de ces récits :

[v]ous avez raison, la photographie joue un rôle de plus en plus important dans mon

travail, même des photos qui n’ont pas de lien avec moi, qui ne sont pas intimes. La

photo constitue un activateur d’écriture, peut-être plus que de mémoire. Devant une

photo, j’ai aussitôt envie de la décrypter, c’est-à-dire de chercher surtout ce qu’elle

signifie ou ce qu’elle peut signifier, en sachant que je me trompe peut-être. Cette attirance

pour la photo vient de ce que Roland Barthes appelait le punctum, le temps saisi juste là,

l’instant, sans passé ni avenir, la photo est présence pure. Et ça, c’est fascinant, le temps

emprisonné631.

Cette remarque explique bien l’intérêt que porte l’auteure à ce moyen de représentation. Dans un

certain sens, il existe une ressemblance entre la nature de l’écriture d’Ernaux et la photographie –

les deux ont comme but de capturer le temps et de le perpétuer. Aussi, d’une certaine façon,

Ernaux et Duperey partagent-elles une approche pareille envers les photographies : elles

encouragent le processus de l’écriture. Toutefois, les photographies du Voile noir ont comme but

631 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 68-69.

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d’activer chez l’auteure le processus de remémoration, alors que Annie Ernaux se sert des

images photographiques plutôt comme une inspiration pour exprimer des idées souvent moins

concrètement liée à ce qu’elles représentent.

Tous ces éléments, tellement caractéristiques de la production littéraire d’Annie Ernaux,

comme par exemple : la préoccupation de la situation sociale du milieu ouvrier ou le désir de

rester fidèle dans sa représentation littéraire et linguistique inscrivent son écriture dans la

« tradition du réalisme632 » et attirent indéniablement les lecteurs avides d’une lecture toujours

pleine d’émotions et souvent provocatrice.

Les textes privilégiés dans cette thèse se distinguent de façon évidente, et ils semblent

être des exemples parfaits pour illustrer l’originalité du style d’Annie Ernaux. Dans L’usage de

la photo, les images photographiques captent les traces laissées par deux personnes, deux regards

décryptent les photographies qui y sont incluses et deux voix distinctes racontent des expériences

individuelles qui se croisent occasionnellement633. Malgré la partie préfacielle rédigée par

Ernaux, dans laquelle elle tente de donner une certaine cohérence à ce projet commun, la

structure éclatée se fait remarquer dés le début. Cet éclatement au niveau formel manifeste la

complexité et la tension entre les éléments qui constituent le noyau de l’expérience humaine, de

vie humaine. Les photographies arrangées en ordre chronologique sont toujours accompagnées

de dates et d’une description des endroits représentés au sein des photos, à quelques exceptions

près. Les intertitres divisent les notes respectives du texte, celles d’Annie Ernaux, et celles de

632 Dans son article intitulé « Annie Ernaux : un écrivain dans la tradition du réalisme », Siobhan McIlvanney

analyse de plus près ce caractère réaliste de la création d’Annie Ernaux. Voir McIlvanney, Siobhan, « Annie

Ernaux : un écrivain dans la tradition du réalisme », Revue d’Histoire littéraire de la France, 98e Année, no 2

(Mar/Apr.), 1998, p. 247 : « […] Annie Ernaux utilise principalement les procédés classiques du réalisme.

L’incorporation de ces procédés dans une œuvre contemporaine réfute l’idée répandue que le réalisme est une forme

conservatrice et anachronique de représentation littéraire ». 633 Il convient de remarquer ici que de ce point de vue, L’usage de la photo ressemble au Voile noir de Duperey qui

se compose également des deux regards et des deux voix. Cependant, la participation des deux co-auteurs dans la

création de L’usage de la photo est certainement plus équitable.

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Marc Marie qui sont toujours présentées en alternance634. Ainsi leurs commentaires sont-ils

toujours annoncés par des intertitres personnalisés. Chaque photographie est donc décrite deux

fois, une première par Ernaux et une seconde par Marie. La photographie stimule leur mémoire

en incitant une mise en relation de leurs deux histoires respectives. Les textes d’Ernaux et de

Marie conservent leur caractère libre, naturel et non-ordonné. Il semble que le texte vit par lui-

même, les pensées se suivent parfois d’une manière surprenante. Les images sont des catalyseurs

du discours, qui semble exister de lui-même, sans plus être vraiment lié à ce qui a été capté sur la

photographie. Alors, sauf l’organisation initiale, imposée consciemment par les auteurs, le texte

reflète, d’une certaine façon, la composition des photos et se présente de manière fragmentaire et

désordonnée. En conséquence, ce contraste entre l’organisation assez stricte du récit, le désordre

qui règne sur les photos, et la suite assez arbitraire des pensées qui constituent le texte possède

une force captivante pour le lecteur. Nous avons donc l’impression que les auteurs s’efforcent

d’élucider les vicissitudes de la vie qui est pourtant imprévisible, tout comme l’évolution de leur

projet.

La photo intitulée humoristiquement « Jean assis sur le parquet, 24 ou 31 mai », qui porte

encore deux sous-titres : celui d’Ernaux : « quand c’est moi qui prends la photo » et celui de

Marie : « à vendre » en est le meilleur exemple :

634 Sauf l’introduction et la fin, qui ont été rédigées par Ernaux.

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Figure 17 : « Jean assis sur le parquet, 24 ou 31 mai » (LUP, p. 119)

Cette image photographique devient une inspiration pour des réflexions qui, d’une certaine

façon, ne pourraient pas différer plus : Annie Ernaux raconte une aventure anecdotique vécue

avec son partenaire pendant leur séjour en Italie, tandis que Marc Marie revisite ses souvenirs

d’enfance dans l’espoir de se réconcilier avec la décision difficile de vendre sa maison familiale

qu’il a reçue en héritage après la mort de ses parents. Le lecteur, tout comme les auteurs, qui ne

peuvent pas contrôler le processus de remémoration ou d’associations évoquées, n’est alors

nullement capable de prévoir la suite du récit. C’est pourquoi il est justifié de noter une certaine

analogie entre la nature de ce projet, dont la structure n’était pas préconçue, et la vie elle-même.

En conséquence, L’usage de la photo devient un vrai document qui saisit des cadres de vie de ses

deux auteurs.

En revanche, la structure du texte Les années contraste avec celle du récit précédent. Tout

d’abord, malgré le fait que les photographies jouent ici un rôle important, elles n’ont pas été

reproduites ; le lecteur n’est donc pas frappé par la dualité du médium de la représentation, ou au

moins, cet éclatement ne s’impose pas ici de façon aussi évidente que dans le cas du livre

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précédent. Ni la division en chapitres ou en parties, ni les intertitres n’existent dans Les années,

nous sommes donc confrontés ici à un texte dont la répartition varie presque dans chaque page.

Un survol du récit permet de distinguer des blocs de texte de longueur considérable ainsi que des

paragraphes, des phrases ou des parties de phrases complètement isolés. Des blancs découpent le

texte à plusieurs reprises. S’ajoute un récit saturé de toutes sortes de noms propres, de dates, de

titres de livres, de films ou de spectacles. Nous y trouvons également des sigles et des

expressions en italique ou entre guillemets. Ce type de texte intrigue sans aucun doute un lecteur

potentiel, et son exploration, même rudimentaire, requiert plus d’effort et d’attention. L’usage de

la photo révèle sa structure immédiatement tandis que l’organisation des Années reste un mystère

jusqu’à ce qu’une lecture plus attentive permette de la découvrir. De prime abord, la

fragmentation ainsi que l’abondance de données à caractère documentaire donnent alors

l’impression d’un désarroi qui s’oppose à un ordre apparent de L’usage de la photo. Malgré cette

dissemblance évidente, les deux textes partagent certaines caractéristiques communes. Tout

comme dans le cas du livre précédent, ce sont les photographies qui construisent la trame

structurale dans Les années. Chaque photo décrite marque une nouvelle période dans l’histoire

personnelle et collective racontée par l’écrivaine. Cependant, la nature de ces images diffère

infiniment de la nature des photographies qui apparaissent dans L’usage de la photo. Les

références aux photos de famille de l’auteure, mais non identifiées comme telles au sein du récit,

semblent présenter l’opposé des images insérées dans l’autre texte. La spontanéité, le désordre et

l’aspect personnel montrés sur les photographies de L’usage de la photo ne peuvent aucunement

être comparés aux descriptions des photographies dans Les années, soient des scènes souvent

bien arrangées et dépersonnalisées635. C’est seulement au fur et à mesure de la lecture, que le

635 Nous observons un processus inverse dans Le voile noir où la narratrice cherche désespérément à personnaliser

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lecteur se rend compte qu’il s’agit ici des photographies privées de l’écrivaine. Tandis que le

texte nous renvoie à l’Histoire, ces photographies nous font penser à notre propre histoire

familiale. Ce détournement de la réflexion du lecteur vers sa propre expérience peut être causé

par la nature des photos de famille, car comme le remarque Marianne Hirsch : « [f]amily

pictures, in particular, offer conventional surfaces resistant to deeper scrutiny. They say more

about family romances than about actual details of a familial life636 ». Ainsi, la dimension intime

change-t-elle de façon considérable par rapport au premier récit. Les années est un texte qui

dépasse l’histoire d’une expérience personnelle pour devenir l’empreinte d’une existence

partagée par plusieurs individus au travers de leur vécu du temps et de l’espace. La notion de

l’intimité est donc élargie et se rapporte à tout lecteur qui peut s’identifier avec la réalité

représentée637.

En ce qui concerne le dernier texte, donc le « photojournal », il se situe structuralement,

pour ainsi dire entre ses deux prédécesseurs. Tout d’abord, il est beaucoup plus court que

L’usage de la photo et Les années. Il se compose de segments, ou plutôt de citations de diverses

longueurs, tirées des journaux intimes de l’auteure qui couvrent la période de temps entre 1963 et

2009, et comme le note Michèle Bacholle-Bošković, c’est « un produit essentiellement

personnel638 ». Au niveau textuel, ces extraits ne constituent donc pas une unité narrative. En

plus, publié en tant que supplément qui précède d’autres récits de l’auteure, il n’a pas non plus le

les photos de famille qui ont perdu pour elle cet aspect intime. 636 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 119. 637 Thouraya Ben Salah est de même avis quant à la conception générale de l’œuvre d’Annie Ernaux. Voir Ben

Salah, Thouraya, « Annie Ernaux ou le désir de se dire à travers les autres », Nouvelles Écriture du Moi dans les

Littérature française et francophone, dir. Sylvie Camet et Nourredine Sabri, Paris, Harmattan, 2012, p. 175 :

« Grâce à un récit qui rétrécit la distance entre fiction et réalité, elle a voulu bouleverser les règles du genre

autobiographique. Ce qui la préoccupe ce n’est pas tant de faire le récit de sa propre vie que de proposer une vision

originale de sa société et de son temps à travers le récit de son moi ». 638 Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 72.

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statut d’une œuvre à part entière. Par conséquent, il serait juste de noter que le titre se réfère non

seulement à cette courte partie introductive, mais aussi il saisit l’essence de toute la création

d’Annie Ernaux. En outre, ce « photojournal » (EV, p. 9) contient un bon nombre de

photographies en noir et blanc dont certaines sont déjà apparues dans d’autres textes de l’auteure.

Cependant, cette fois-ci, nous avons l’impression que les images dominent le texte. Comme elles

sont placées à chaque page en nombre variable, seules ou accompagnées par le texte, et aussi en

tant qu’arrière-fond, leur omniprésence les impose immédiatement. Et même dans l’appellation

donnée par l’auteure elle-même, à savoir « photojournal », le mot « photo » précède celui de

« journal ». Tout d’abord on regarde, et on lit ensuite, toutefois les deux parties sont essentielles

pour construire un sens plus profond.

Il est alors impossible de nier le caractère unique de ce projet, qui repose sur un

arrangement habile et rare de documents privés tels que les photos de famille et les journaux

intimes. À propos de ces derniers, il est important de le souligner ici, qu’ils n’étaient pas conçus

dans le but d’être publiés, mais de documenter une expérience individuelle. La réunion de ces

éléments donne l’impression d’une authenticité et d’une véracité incomparables. Nous

retrouvons donc ici des accents très personnels, tout comme dans L’usage de la photo, et

étonnamment, malgré la fragmentation textuelle beaucoup plus prononcée, une représentation

totalisante de la vie de l’auteure semblable à celle créée dans Les années. Ce texte réunit certains

éléments présents dans les deux autres textes sélectionnés, en produisant néanmoins un effet tout

à fait différent et novateur.

Il est, sans aucun doute, fascinant d’étudier ces trois textes, dont chacun est inspiré par le

vécu d’Annie Ernaux, et dévoile une vérité distincte sans donner l’impression d’une insincérité

intentionnelle ou de pruderie. Au regard de ces trois projets, nous sommes conduits à conclure

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que la création de cette écrivaine ne peut pas être considérée simple, ni sur le plan de la forme, ni

sur celle de la thématique abordée.

Sauver de l’oubli – remémorer, commémorer, immortaliser…

La genèse du texte Les années fut longue et compliquée. Pendant, des années, Annie

Ernaux développa sa conception générale en essayant, en même temps, de trouver une forme

convenable et apte à véhiculer ses idées. Comme l’explique l’auteure dans Atelier noir :

[p]ar-dessus tout apparaîtra la gestation de ces Années, texte envisagé dès 1983 – « ce

serait une sorte de destin de femme » – désigné sous les appellations successives de

« RT » (roman total), « Histoire », « Passage », « Génération », « Jours du monde », et

que je ne poursuivrai réellement qu’à partir de 2002639.

Les recherches de l’écrivaine ont résulté en un récit important et distinct de ses créations

antérieures surtout du point de vue de la forme : « [l]e danger ne réside pas tellement dans le

contenu, il est dans la forme. Pour Les années, il était dans l’absence de personnages, l’absence

de fil romanesque640 ». Les années n’est pas un texte continu, mais une compilation des

fragments qui portent sur une grande variété de sujets parmi lesquels nous pouvons distinguer :

l’avancement social, la politique mondiale, la vie privée de l’auteure, la religion, le

consumérisme, les événements culturels, le progrès technique, la condition des femmes, le mode

de vie et autres sujets. Ces petites vignettes de la vie quotidienne présentent des changements

socio-culturels ainsi que des événements historiques qui ont eu lieu entre les années 1941 et

2006. Nous pourrions dire que la structure de ce texte ressemble un peu au processus de

remémoration dans lequel les souvenirs se suivent sans être reliés l’un aux autres par des liens

639 Ernaux, Annie. Atelier noir, op. cit., p. 13. 640 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 80-81.

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logiques. L’autre analogie entre la structure de ce texte et la mémoire elle-même, qui se fait

d’emblée remarquer, est son aspect fragmentaire et sélectif. Tout comme la mémoire, ce texte,

qui réussit à raviver le passé de façon riche et généreuse, rencontre néanmoins des limites

objectives qui semblent rendre impossible l’évocation totale du passé. L’auteure ne cherche pas à

se focaliser sur son vécu personnel, mais à aborder également les événements historiques passés :

[l]a visée première des Années, c’était d’inscrire dans l’Histoire l’existence d’une femme

et, partant, celle des femmes, et des hommes. Écrire à travers, évidemment, ce que j’avais

traversé moi-même mais d’une manière distanciée et sur fond d’évolution du monde.

Mêler ma mémoire et des mémoires641.

En conséquence, plusieurs situations évoquées dans le texte sont bien reconnaissables, car elles

font partie de l’Histoire. En d’autres termes, elles sont déjà entrées dans la mémoire collective

partagée par un certain nombre de lecteurs. D’autres événements, reconstruits grâce à la mémoire

individuelle de l’auteure (il s’agit ici surtout, mais non exclusivement, des épisodes de sa vie

privée), sont encore à découvrir. Cette forme éclatée vise un objet difficile à atteindre : la

représentation de l’histoire personnelle et collective642 ainsi que les recoupements entre les deux

au cours des quelques décennies :

[j]’ai éprouvé le besoin de trouver une forme pour dire une vie. Dire une vie, comme

Maupassant l’a fait dans Une vie, mais pas de la même manière. À sa différence, je ne

pouvais pas séparer ma vie de l’histoire des gens, de l’histoire du temps, de l’histoire du

monde. Et c’est pourquoi Les années ont cette forme qui est à la fois personnelle et

impersonnelle. Personnelle, tout le monde a bien compris que les photographies décrites

sont les miennes, que la petite fille, l’adolescente, la femme des photos, c’est

effectivement moi, mais, en même temps, je voulais refaire toute l’Histoire depuis la

Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 2000-2007. Il me fallait reconquérir le temps

dans sa globalité. Je ne pense pas qu’on puisse ressaisir sa vie en dehors du monde dans

lequel on a été. Et j’avais clairement conscience que ce monde avait connu d’immenses

changements – ce qui est le privilège des gens de ma génération – et surtout s’agissant de

la condition des femmes. La société a plus changé en quarante ans qu’elle n’avait changé

641 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 75. 642 Cet aspect est absent du Voile noir. Le récit d’Anny Duperey ne vise que la représentation de son histoire

personnelle. Cependant, il inspire un certain partage et échange de plusieurs expériences individuelles (qui

n’appartiennent pas à l’histoire collective) ce qui a lieu ensuite dans Je vous écris…

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en un siècle, et donc il me fallait en témoigner en écrivant ce livre. C’est en reparcourant

à la fois ma vie et l’Histoire, les deux imbriquées, que j’ai eu l’impression de me rendre

maîtresse du temps643.

Le temps a été conquis, mais la « globalité644 » de la représentation a dû être « négociée645 », par

souci d’espace, ou faute de souvenirs. C’est ainsi qu’Annie Ernaux explique la sélectivité de sa

mémoire : « [m]a mémoire n’est pas une armoire que j’ouvre et que je referme quand je

veux646 ». Cette constatation coïncide avec les remarques de Maurice Halbwachs présentées dans

le chapitre théorique sur l’impossibilité d’évocation de certains souvenirs malgré un effort et

support considérables. Ce qui est mémorable pour une personne, ne l’est forcément pas pour

quelqu’un d’autre, et en plus, l’écriture oblige à faire un choix encore plus restreint :

Les années sont d’un bout à l’autre un livre de mémoire, mais il ne m’est pas aisé de

démêler comment s’effectue le tri des souvenirs. Une chose est sûre, il se fait au fil de

l’écriture, avec une grande part d’inconscient : pourquoi préférer, par exemple, évoquer

telle publicité des années 1950 plutôt que telle autre… Il me semble que, en écrivant, se

produit une sorte d’aménagement entre la mémoire et puis le texte, les phrases.

Incidemment, j’ai revu une des versions des Années sur l’ordinateur et je me suis aperçue

du grand nombre de notations laissées en suspens, c’est-à-dire dans l’attente de décider si

je les enlèverais ou les conserverais. Cinq ans après, je suis incapable de dire pourquoi

j’ai choisi de supprimer telle chose, de rajouter telle autre. Je ne sais plus, parce que je ne

suis plus dans le texte, dans ce mouvement de l’écriture où la mémoire « négocie » avec

le texte. C’est cette négociation entre la mémoire et l’écriture qui fait que des souvenirs

sont choisis et d’autres éliminés647.

Nous sauvegardons dans la mémoire des souvenirs innombrables, mais l’écriture

autobiogrpahique a ses exigences. Pour communiquer un certain message, il ne s’agit pas

d’énumérer tout ce qui paraît pertinent pour le contexte, il n’est pas donc ici question de

représenter la totalité648 absolue du passé. Il faut plutôt cibler les éléments qui permettront de

643 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 66. 644 Ibidem, p. 66. 645 Ibidem, p. 61. 646 Ibidem, p. 59. 647 Ibidem, p. 60-61. 648 « La vision totalisante » du passé de Gusdorf se réfère bien-sûr à l’ensemble des événements importants pour le

développement identitaire de l’autobiographe et non à la représentation quantitative des événements vécus.

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créer un impact recherché. Annie Ernaux arrive très souvent à produire un texte puissant avec

très peu de moyens :

[t]oujours à propos de la Quinzaine commerciale, j’avais infiniment de souvenirs et

j’aurais pu écrire davantage de pages, mais mon projet n’était pas d’épuiser ma mémoire,

il était de montrer la transformation du monde en soixante ans. C’est ce mouvement de

transformation qui induit, en écrivant, une sorte de rythme intérieur qui rejette des

souvenirs, qui les fait tomber dans l’abîme du non-écrit. Voilà, c’est ça c’est le texte qui

commande. Plus que la mémoire649.

Encore une fois, il s’avère que c’est d’abord la mémoire capricieuse qui fait le choix initial de ce

qui reste sauvegardé comme souvenir. Mais ensuite, elle cède devant l’art. Les souvenirs qui

trouvent leur place dans le récit seront choisis en fonction de la vision et de l’objectif visé par

l’auteur. En conséquence, cette notion de la représentation « globale650 » du passé ne peut pas et

ne doit pas être comprise littéralement. Il ne s’agit pas de la quantité des souvenirs évoqués, mais

plutôt de leur diversité et leur importance pour le récit.

Tout comme dans le cas d’Anny Duperey, la relation entre l’écriture et la mémoire est

extrêmement importante aussi dans la production littéraire d’Annie Ernaux. Comme tous ses

textes puisent dans l’expérience personnelle, le processus d’écriture repose donc, dans une

grande mesure, sur la remémoration des faits ou des émotions : « […] c’est la réalité et la

mémoire de la réalité qui m’ont rattrapé et qui ont constitué la matière de mes livres à partir du

premier publié […]651 ». Certains événements, expériences, ou lieux ainsi que les souvenirs qui

les éternisent marquent des jalons du développement personnel et professionnel de l’écrivaine,

c’est pourquoi leurs traces ne disparaîtront pas de la conscience de l’auteure : « [s]implement

parce qu’elle [ville d’Yvetot] est, comme ne l’est aucune autre ville pour moi, le lieu de ma

mémoire la plus essentielle, celle de mes années d’enfance et de formation, que cette mémoire-là

649 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 61. 650 Ibidem, p. 66. 651 Ibidem, p. 30.

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est liée à ce que j’écris de façon consubstantielle. Je peux même dire : indélébile652 ». D’autres,

survivront s’ils ont été sauvegardés par écrit, ou sous la forme de photos. Mais, il faut remarquer

qu’en raison de ce rapport important qui relie la réalité et les textes d’Ernaux, sa mémoire

acquiert un statut spécial. Elle est non seulement un réservoir de souvenirs, qui permet de se faire

plaisir en évoquant des moments de bonheur, mais elle devient aussi son outil et son objet de

travail en même temps. Il serait donc juste de dire que les textes d’Ernaux sont des traces

tangibles de sa mémoire.

Cependant, comme nous avons noté dans le chapitre théorique, selon Ricœur et Tadié, il

existe aussi une relation très étroite entre la mémoire et l’imagination. L’imagination est

indispensable pour recréer les scènes vécues dans le passé et ressentir les émotions du moment

vécu, mais en même temps, elle peut mettre en question la fiabilité des souvenirs ainsi évoqués.

Le processus d’écriture tant autobiographique que romanesque déclenche une forte interaction

entre ces deux facultés. Comme le note Ernaux : « [t]out écrivain, même quand il invente une

histoire, se fonde sur sa mémoire. Et cette mémoire, même pour moi, est toujours entachée

d’imaginaire, travaillée par l’imaginaire, mais d’une façon difficile à expliquer après coup653 ».

La relation entre l’écriture, la mémoire et l’imagination est alors indéniable, tout comme le

rapport entre ces deux dernières et la photographie :

[m]a première réaction est de chercher à découvrir dans les formes des objets, des êtres,

comme devant un test de Roschach où les taches seraient remplacées par des pièces de

vêtement et de lingerie. Je ne suis plus dans la réalité qui a suscité mon émotion puis la

prise de vue de ce matin-là. C’est mon imaginaire qui déchiffre la photo, non ma

mémoire. J’ai absolument besoin de l’écarter, de ne plus l’avoir dans mon champ visuel,

pour qu’au bout d’un moment m’arrivent des images du printemps 2003, dans une sorte

de remémoration différée. Pour que la pensée se mette en mouvement (LUP, p. 31-32).

652 Ibidem, p. 10. 653 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 57.

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Comme nous l’avons noté dans le chapitre théorique, selon certains théoriciens, les photos

peuvent servir de déclencheurs de remémoration. Selon les autres, les scènes photographiées

empêchent un tel processus supplantant ou modifiant les vrais souvenirs. Néanmoins, dans les

deux cas, l’imagination joue un rôle prépondérant. L’écriture de soi, de vie, ou de réalité dont

Annie Ernaux est l’auteure, s’opère donc à partir de la « négociation » et l’interaction entre

l’expérience, la mémoire, l’imagination et la photographie. La mémoire, un outil qui peut

décevoir, trouve donc ses adjuvants naturels : l’écriture, surtout les journaux intimes qui

deviennent un répertoire des souvenirs des moments marquants pour un individu, et les photos de

famille qui enregistrent son histoire familiale :

[j]’ai sélectionné les extraits du journal en fonction des photos choisies, des êtres ou des

lieux qu’elles représentent, surtout des années où elles ont été prises. Ils n’en sont jamais

le commentaire654. Écrits parfois à la même époque que celle de la photo, le plus souvent

après, ils revèlent les fluctuations de la mémoire au fil du temps et jettent des lueurs

mouvantes sur les choses de ma vie. (EV, p. 9)

Cette alliance semble donc logique. Pendant le processus de remémoration, les souvenirs

reviennent sous forme d’images, et les photographies ont le pouvoir de déclencher un tel

processus. C’est pourquoi la présence des photos dans les textes d’Annie Ernaux ne surprend

pas, mais l’usage que l’auteure en fait, sans doute, intrigue. Les photographies qui apparaissent

dans les textes d’Annie Ernaux ne sont jamais de simples illustrations, mais elles participent

activement à la construction narrative de ces textes, ce qu’on verra dans les parties suivantes de

ce chapitre. En conséquence, cet échange équilibré entre tous ces éléments résulte en textes

puissants dans lesquels l’aspiration d’atteindre la vérité est décidément frappante.

La mémoire et l’imagination participent à l’acte créatif, tandis que l’écriture et la

photographie tâchent de sauvegarder les souvenirs du passé. Ce motif de la sauvegarde de ce qui

654 Michèle Bacholle-Bošković le confirme dans son analyse du « photojournal » : « [l]e texte n’est donc pas

assujetti à la photo ». Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 76.

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n’est plus là ou de ce qui risque de disparaître est très présent dans tous les textes d’Annie

Ernaux. Ses préoccupations pour le passage du temps, de l’existence et des émotions se situent

au centre de son écriture, parfois verbalisée directement, parfois seulement signalée, mais à

chaque fois, elle est bien intelligible. L’usage de la photo est pour Marc Marie un moyen de

sauvegarder un souvenir complet de cette relation dont il anticipait la précarité :

[l]e souvenir visuel que nous allions en garder, ajouté à d’autres du même type, finirait

par composer, au fil des nuits, des semaines, des mois, une entité résonnante mais

indistincte : telle étreinte dans le bureau d’A., je la reconstituerais dans sa chambre ; tel

disque écouté ensemble à l’automne, je le situerais au printemps. C’est peut-être pour

avoir eu la certitude, à ce moment-là, que j’oublierais un jour l’expression de son visage

au moment de jouir, les inflexions de sa voix lorsqu’elle fredonne des airs entendus à la

radio, la manière dont elle me suce et le mouvement de son corps lorsqu’elle est sur moi

– tout cela qu’on ne peut mettre en photo – que j’ai éprouvé, comme elle, le besoin

impérieux de fixer sur pellicule l’exacte disposition de nos vêtements, le témoignage

tangible de ce que nous venions de vivre. En ne touchant ni ne déplaçant rien. Comme

des flics l’auraient fait après un meurtre (LUP, p. 40)

Cependant, pour Annie Ernaux c’est plutôt la peur de la disparition ultime qui est l’impulsion

pour écrire et pour photographier. Cette double création est pour elle une façon de s’ancrer un

peu plus dans la vie, ou au moins dans la mémoire des autres. Cette idée n’est pas propre

uniquement pour ce texte, mais c’est une notion bien répandue dans toute œuvre d’Annie

Ernaux. Les années, c’est une sorte de mémoire éternelle qui ravive certains moments du passé et

ne les laisse pas disparaître :

[e]lles s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait les millions d’images qui

étaient derrière les fronts des grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents

morts eux aussi. Des images où l’on figurait en gamine au milieu d’autres êtres déjà

disparus avant qu’on soit né, de même que dans notre mémoire sont présents nos enfants

petits aux côtés de nos parents et de nos camarades d’école. Et l’on sera un jour dans le

souvenir de nos enfants au milieu de petits-enfants et de gens qui ne sont pas encore nés.

Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants,

les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire. (LA, p. 15)

Comme nous avons expliqué dans le chapitre théorique, la mémoire donne de la cohérence à la

vie et à l’expérience humaine. Elle est aussi associée à la conscience, à l’aptitude d’analyser et de

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comprendre la réalité. Enfin, c’est la mémoire qui permet d’enrichir notre expérience

personnelle, de la vivre de façon plus profonde :

[c]e que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour

reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui –

pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle,

rendre la dimension vécue de l’Histoire. (LA, p. 239)

La mémoire collective réunit plusieurs mémoires individuelles et ainsi le passé et l’Histoire ne

disparaissent pas, mais continuent à former et influencer le présent et le futur de ceux qui les

partagent. En conséquence, il est impossible de ne pas remarquer que Les années, ce n’est pas un

texte autobiographique canonique. Annie Ernaux ne raconte pas ici sa vie à elle, elle raconte la

vie en général655, la sienne et celle des autres. Elle s’efforce de saisir ce qui paraît en fait

insaisissable, donc les changements, les sentiments, les souvenirs, les expériences, le temps :

[c]e ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la

mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour

y trouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le

changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes

et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront

connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070. Traquer des sensations déjà là, encore

sans nom, comme celle qui la fait écrire. (LA, p. 239-240)

Par le prisme de l’expérience personnelle, l’écrivaine cherche à comprendre le monde tel qu’il

est devenu au cours des années. Comme le note Paul Ricœur, se rappeler notre passé équivaut à

se rappeler la personne qu’on a été à ce moment-là656. Chaque expérience passée continue à

influencer la façon dont on pense, dont on perçoit et vit la réalité au présent. L’objectif

fondamental de ce texte est donc de faire ressentir l’écoulement du temps, d’éveiller la

655 En effet, Annie Ernaux explique dans son introduction dans Écrire la vie, que dans sa création littéraire, elle ne

vise pas à représenter sa propre vie ou la vie d’un individu bien concret, mais la vie comme telle : « [b]rusquement

m’est venu, comme une évidence : écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses

contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps. L’éducation,

l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Par-dessus

tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la renouveler ». (ÉV, p. 7) 656 Ricœur, op. cit., p. 3. Cette idée est déjà apparue dans la partie théorique consacrée à la mémoire.

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conscience, de voir la progression et la continuité des choses : « [t]out le passé est nécessaire

pour aimer le présent » (EV, p. 70). Les années cherchent à retrouver le passé dans l’expérience

du présent, et la création d’Annie Ernaux vise, en général, à transmettre une certaine singularité

au sein de l’énorme diversité de l’expérience humaine :

[s]auver, oui, par l’écriture, mais pas me sauver seule, pas sauver ma vie comme sommes

d’événements personnels. On ne peut pas. Il faut sauver en même temps, l’époque, le

monde dans lequel on a été, on est. Et ça va du plus quotidien, simplement de gens

croisés dans la rue, à des scènes très lointaines. C’est sauver ce qu’on a aimé, des

chansons, des livres qui n’ont peut-être pas de valeur, mais dont on se souvient. Il y a là,

sans doute, un grand désir d’exhaustivité, de re-création totale du temps passé vécu657.

Les années, ce ne sont pas des mémoires, mais, comme le remarque l’écrivaine elle-même, c’est

« un livre de mémoire658 ». C’est un texte qui recrée à la fois la mémoire de l’auteure et la

mémoire collective des gens appartenant à sa génération (et non seulement) et qui stimule la

mémoire de ses lecteurs en permettant de revivre le passé. De plus, la structure et construction

phrastique de ce récit bien particulières visent même à reproduire le processus de remémoration.

La première phrase qui ouvre ce récit : « [t]outes les images disparaitront » (LA, p. 11) est suivie

d’une série de petites scènes qui ne sont pas liées l’une à l’autre de façon causale ou logique,

mais au contraire, qui sont même séparées par les blancs :

la femme accroupie qui urinait en plein jour derrière un baraquement servant de café, en

bordure des ruines, à Yvetot, après la guerre, se renculottait debout, jupe relevée, et s’en

retournait au café

la figure pleine de larmes d’Alida Valli dansant avec Georges Wilson dans le film Une

aussi longue absence

l’homme croisé sur un trottoir de Padoue, l’été 90, avec des mains attachées aux épaules,

évoquant aussitôt le souvenir de la thalidomide prescrite aux femmes enceintes contre les

nausées trente ans plus tôt et du même coup l’histoire drôle qui se racontait ensuite : une

future mère tricote de la layette en avalant régulièrement de la thalidomide, un rang, un

657 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 87. 658 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 60.

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cachet. Une amie horrifiée lui dit, tu ne sais donc pas que ton bébé risque de naître sans

bras, et elle répond, oui, je sais bien, mais je ne sais pas tricoter les manches

L’énumération de ces petites séquences continue sur huit premières pages. Nous avons

l’impression que ce sont les images mentales que l’auteure projette sur le papier ; ses souvenirs

qui apparaissent sans suivre un ordre particulier. La première scène renvoie à la période de

l’enfance de l’écrivaine dans laquelle certains termes tels que « le café », ou « Yvetot » nous

servent des points de repères. Ensuite, nous nous déplaçons dans les années soixante, donc dans

les années de la jeunesse d’Annie Ernaux, quand elle s’arrête à une image filmique de l’époque

qui parle d’un grand amour. La dernière scène citée ici se passe en 1990 à Padoue. Nous pouvons

supposer que cet été-là, l’auteure a fait un voyage en Italie. L’handicapé qu’elle a vu pendant son

séjour l’a fait penser au médicament qui était la cause des malformations congénitales et à une

anecdote qui portait à ce sujet là. Dans les descriptions de ces scènes complètement disjointes, il

n’y a pas de traces de subjectivité qui indiqueraient de façon univoque qu’elles appartiennent au

répertoire des souvenirs de l’écrivaine. Provenant des époques différentes, ces images

apparaissent l’une après l’autre, sans être organisées ou expliquées, comme si c’étaient des

souvenirs aléatoires évoqués de façon inconsciente. C’est comme si nous les regardons projetées

en diaporama, à grande vitesse. En outre, la transcription de ces scènes reflète, d’une certaine

façon, leur incomplétude ou leur contingence. Certaines descriptions sont plus élaborées que les

autres, mais elles ne constituent aucune totalité bien définie. Les règles de l’orthographe ou de la

ponctuation ne sont pas respectées; certaines phrases ne sont même pas complètes. Ce flux

d’images ressemble à un acte de réminiscence libre qui évoque des endroits, des gens, des

situations, des faits, des blagues, etc. Tout à la fin de cette partie659 apparaît un commentaire, une

659 Ce n’est pas le seul commentaire bien organisé. Il y en a encore un, cité déjà en partie auparavant.

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réflexion bien structurée dans laquelle retentit fortement la pensée exprimée dans la phrase

initiale - la disparition et l’oubli sont inévitables :

[t]out s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit

s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne

sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les

conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans

visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. (LA, p. 19)

Face à la mort, uniquement la mémoire offre du confort que notre disparition ne sera pas totale.

Cependant, cette consolation ne peut qu’être temporaire. Nous survivrons jusqu’à ce que la

mémoire de ceux qui nous ont connus ne cesse d’exister, mais à un moment donné, ce processus

de disparition passera par toutes les étapes : de la non-présence, par l’absence jusqu’à

l’effacement complet de notre nom et notre visage. Cette réflexion angoissante sur l’inexorabilité

du sort humain interrompt, cette fois-ci, définitivement le flux de souvenirs. Une pause bien

explicite s’impose avec toute sa force ; presque deux pages blanches séparent cette partie de la

suite du récit. Puis, la narration revient dans la description de quatre photos de famille qui

représentent une petite fille. Cette pause et ce retour aux images photographiques de l’enfance

donnent l’impression que le processus de remémoration a été repris par la suite de façon plus

contrôlée, planifiée.

Les années, « roman total660 » comme l’appelle Ernaux à un moment donné dans son

journal d’écriture, est un texte dans lequel le rôle de la forme est multidimensionnel, car cette

fragmentation de la narration révèle également le caractère hétérogène de la vie ainsi que

l’écoulement inévitable et incontrôlable du temps. Le récit se compose de notes de longueur

diverse qui touchent à une multitude des sujets et qui expriment toute une gamme des

sentiments, comme par exemple la nostalgie des enfants pour grandir et devenir adultes :

660 « RT » - « roman total », c’est l’une des dénominations qu’Ernaux utilise dans son journal d’écriture quand elle

se réfère à ce projet qu’elle a enfin intitulé Les années. Voir Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 32.

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[c]e temps même commençait à être souvenir des jours dorés dont on éprouvait la perte

en entendant à la radio Je me souviens des beaux dimanches… Mais oui, c’est loin c’est

loin tout ça. Les enfants cette fois regrettaient d’avoir traversé trop petits cette période de

la Libération sans vraiment la vivre. (LA, p. 27)

À d’autres moments, l’écrivaine présente ses réflexions sur soi et sur le monde qui l’entoure :

« [s]ans doute rien dans sa pensée des événements politiques et des faits divers, de tout ce qui

sera reconnu plus tard comme ayant fait partie du paysage de l’enfance […] » (LA, p. 37) Cette

fragmentation reproduit la coexistence de toutes les sphères de l’existence qui ne sont pas

nécessairement directement liées, mais qui construisent ensemble une expérience individuelle et

collective pour le moment spécifique de l’Histoire. Pendant la lecture, nous vivons ce processus

de remémoration imité par le texte qui nous fait ressentir l’influence du monde extérieur sur un

individu ainsi que l’écoulement inéluctable du temps.

C’est ainsi qu’Annie Ernaux rend hommage au vécu : « [c]e qui compte pour elle, c’est

au contraire, de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce

temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant ». (LA, p. 238)

Contrairement à Anny Duperey, Annie Ernaux ne tâche pas de se rappeler, dans le sens littéral

du mot, le passé oublié : « [c]e n’est pas chercher le temps perdu, c’est rendre sensible le passage

du temps, montrer comme le temps a fui et comme il nous emporte tous ». (LA, p. 67) Avec

l’écrivaine, nous vivons ce processus de remémoration imité par le texte qui nous fait ressentir

l’influence du monde extérieur sur un individu. Les années sont donc d’une certaine façon, une

trace tangible du passé, d’une expérience, d’une mémoire et d’une vie. Et c’est la raison pour

laquelle ce texte a été écrit, pour : « [s]auver quelque chose du temps où l’on ne sera plus

jamais. » (LA, p. 242)

À la lumière de ces observations, nous pouvons avancer que l’écriture d’Annie Ernaux

est très étroitement liée à sa vie. Il ne s’agit pas juste de l’inspiration fournie par certains

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243

événements vécus, mais d’une relation beaucoup plus intime et symbiotique. Comme l’explique

l’auteure : « [j]e n’aime réellement qu’écrire, parce que c’est retenir la vie » (EV, p. 62) ; « [j]e

ne travaille pas sur des mots, je travaille sur ma vie » (EV, p.101), ou encore : « [o]n ne saisit le

passé qu’en le revivant, qu’en le répétant » (EV, p. 18). L’écriture est une partie inhérente de la

vie de l’auteure, alors que sa vie fait l’objet de son écriture, et ces deux éléments seront toujours

reliés par la mémoire. La vie, l’écriture et la mémoire créent alors un nœud qui ne peut pas être

défait : « [j]’ai cru, en rentrant à l’hôtel, à une heure et demie, que mon journal intime avait été

volé. Extrême désarroi, comme si tout ce que j’avais vécu depuis le début de ce cahier était mort,

définitivement hors d’atteinte, la mémoire ne suffisant pas ». (EV, p. 11) En bref, l’importance de

l’écriture aussi bien que celle de la mémoire sont absolument indéniables dans la vie de

l’écrivaine.

Témoins de la vie, témoins de l’époque – l’H/histoire personnelle en images

Comme nous l’avons mentionné dans la partie théorique, le statut de la photographie en

tant que création artistique incite depuis toujours à la polémique, car la production d’une image

exige du savoir scientifique et technique, en étant en même temps, une expression d’un regard

subjectif et d’une sensibilité esthétique. En conséquence, la diversité de la qualité et du caractère

de la création photographique est remarquable, ce qu’on peut d’ailleurs voir très nettement sur

les exemples des photos qui font partie des textes d’Ernaux. Dans les trois textes privilégiés,

l’auteure se sert de photographies privées, telles que les photos de famille, de photographies un

peu moins conventionnelles ainsi que de descriptions ekphrastiques de ces deux types d’images.

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244

Les photos privées ont comme but de sauvegarder la mémoire du passé, de l’expérience

personnelle, et selon toute vraisemblance, de faciliter le processus d’anamnèse661. Toutefois,

grâce à l’interaction avec l’écriture, les photographies offrent de nouvelles connotations et

changent de catégorie. Autrement dit, les photos de famille sorties des albums et insérées dans un

texte littéraire, perdent alors leur fonction utilitaire au profit de fonctions esthétique et didactique

qui caractérisent les œuvres d’art. La mise en œuvre de différents types de photographies et de

différents types d’écriture ainsi que les interactions entre ces deux médias finissent par créer un

effet final à chaque fois bien distinct, mais presque toujours surprenant par la force de son

impact.

Rappelons ici quelques idées concernant l’ekphrasis présentées déjà dans le chapitre

théorique. Selon Jean-Michel Adam, l’ekphrasis vise à représenter un objet d’art de façon riche,

véridique et expressive. Une telle description a comme but de stimuler l’imagination du lecteur

pour qu’il puisse non seulement évoquer l’image de ce qui est décrit, mais aussi ressentir les

émotions qui peuvent être suscitées par l’objet-même en question. En bref, grâce à l’ekphrasis, le

lecteur devient d’une certaine façon un spectateur, soit celui qui regarde avec les yeux de son

âme ou de son imagination662 ce qui lui est présenté sous forme écrite. Au départ, on pensait que

l’ekphrasis photographique était une figure rhétorique peu utile, car le texte semblait redondant

par rapport à l’image, soit à la représentation visuelle précise et objective663. Seulement au

moment où on est arrivé à la conclusion que l’écriture et la photographie projettent une vision

subjective de la réalité représentée, on a commencé à examiner les interactions réciproques de

ces deux médias et l’impact qu’ils ont sur le lecteur et la réception des œuvres hybrides. Les

661 Garat, op. cit., p. 42. 662 Adam, op. cit., p. 27-28. 663 Caraion, op. cit., p. 120.

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recherches se poursuivent jusqu’au présent, mais on ne remet plus en cause l’utilité de la double

représentation, soient écrite et iconique, pour se concentrer sur l’étude de leurs usages au sein

des œuvres d’art. À titre de rappel, selon Véronique Montémont, il y a deux types d’ekphrasis

photographique : la première, dite « substitutive664 », représente les photographies réelles mais

invisibles pour le lecteur comme par exemple dans le récit Les années, et la seconde, dite

« complétive665 », raconte la scène captée sur une image à laquelle le lecteur a un accès immédiat

comme dans L’usage de la photo. Dans chacun de ces deux cas, la lecture d’une telle description

sera bien distincte et aura un effet différent.

Les descriptions qui introduisent les photographies dans Les années ne laissent aucun

doute sur le fait qu’il s’agit, dans ce cas précis, de vraies photos de famille. D’ailleurs Ernaux le

confirme dans un texte postérieur : « [y] figurent seulement quelques-unes des photos que j’ai

décrites dans La place, La honte, Une femme, Les années. » (EV, p. 9) Son « photojournal »

reproduit, sous forme plus ou moins modifiée, des images appartenant à la chronique familiale,

tandis que L’usage de la photo présente un genre de photos tout différent, pour ainsi

dire expérimental. Sans doute, ces photographies qui recréent des scènes de la vie privée, même

intime, ne peuvent pas être classées comme des photos de famille traditionnelles. Elles

appartiennent plutôt à la catégorie des photographies artistiques, bien que leur exécution,

reproduction et conception initiale excluent, du moins partiellement, cette qualification. La

plupart de ces photographies ont été prises par Marc Marie, car comme le confie l’auteure : « [j]e

préférais que ce soit lui qui opère. À sa différence, je n’ai pas une grande pratique de la

photographie, dont je n’ai fait jusqu’ici qu’un usage épisodique et distrait » (LUP, 15). Certaines

photos sont cependant d’Annie Ernaux : « [a]u flash qui éclaire la scène, je sais que c’est A. qui

664 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460. 665 Ibidem, p. 460.

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a pris la photo ». (LUP, 38) On peut donc supposer qu’il n’y avait pas de stricte division des

responsabilités dans ce projet photographique. Les images qui apparaissent par la suite dans

L’usage de la photo ont été réduites et imprimées en noir et blanc sur un papier régulier. Ces

reproductions, dont la qualité est moindre, ne peuvent pas être des représentations exactes de la

réalité. En conséquence, la question technique influence ici une dimension plus essentielle, car la

reproduction des images de qualité appauvrie diminue aussi bien leur valeur représentative que

leur impact artistique. Cependant, la préoccupation pour la qualité ou pour la valeur esthétique

n’était pas le critère le plus important dans la réalisation de ce projet, surtout à son début. Ce qui

a été entamé sans raison préconçue s’est progressivement transformé en une routine suivie

minutieusement pendant, environ une année. Sans rien changer dans leur disposition, le couple

photographiait leurs vêtements jetés à terre à la hâte en raison de leur excitation sexuelle :

[u]ne règle s’est imposée entre nous spontanément : ne pas toucher à la disposition des

vêtements. Changer de place un escarpin ou un tee-shirt aurait constitué une faute – aussi

impossible, pour moi, que modifier l’ordre des mots dans mon journal intime – une façon

d’attenter à la réalité de notre acte amoureux. (LUP, 13)

Peu de temps après, un rituel spécial s’est mis en place. Tout d’abord, Annie Ernaux et Marc

Marie prenaient des photos, puis, ils les regardaient. Toujours ensemble, car il était interdit de les

voir séparément666. Et enfin, l’idée d’écrire à partir de ces photos est née : « [c]omme si ce que

nous avions pensé jusque-là être suffisant pour garder la trace de nos moments amoureux, les

photos, ne l’était pas, qu’il faille encore quelque chose de plus, de l’écriture ». (LUP, 15-16)

Parmi environ une quarantaine de photos, ils en ont choisi quatorze et ont décidé donc de mettre

par écrit les souvenirs ou les événements évoqués par ces images. Spontanément, ils ont résolu

de dire sincèrement et ouvertement tout ce qui leur importait, sans néanmoins dévoiler l’un

666 Même si Anny Duperey ne travaille pas exactement de la même façon avec les photographies, nous pouvons

dresser ici une certaine comparaison. Dans les deux cas, il s’établit une certaine relation sentimentale entre les

auteures et les images, car avant de devenir un support de l’écriture, les photos ont été tout d’abord appréciées pour

leur capacité magique d’arrêter le temps et saisir un moment privé.

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devant l’autre le contenu de leur travail d’écriture. En conséquence, le résultat final est demeuré

un mystère pour les deux jusqu’à l’aboutissement du projet. Les photographies sont donc à

l’origine de l’écriture; elles ont une fonction du déclencheur et d’organisateur du texte667, car

chaque image est décrite à deux reprises, et suivie d’une note personnelle de chacun des deux

auteurs.

Le résultat final, tout comme la composition des images qui font partie intégrante du récit

L’usage de la photo surprennent. Initialement, ces photographies n’ont pour but que de saisir un

moment éphémère d’un plaisir partagé, mais elles suscitent au final une réflexion riche et

diversifiée sur le monde et sur les expériences personnelles. Dans ce cas précis, le texte existe

tout à la fois grâce à et à cause de ces photographies. Cependant, comme l’explique Jean-Marie

Schaeffer, c’est le texte qui donne un sens plus profond à ces photographies :

[u]ne photographie ne devient un témoignage que si elle est insérée dans une stratégie

communicationnelle précise. Dès que celle-ci fait défaut, par exemple dès que le message

verbal disparaît, l’image redevient « muette », c’est-à-dire redevient une image, une trace

visuelle du monde plutôt qu’une assertion sur le monde668.

En effet, sans le texte d’accompagnement, pour un spectateur étranger, ces images qui

représentent seulement des scènes anonymes avec des vêtements éparpillés sur le plancher, des

objets de décor et l’intérieur de différentes pièces ne pourraient que documenter de simples

instants d’une vie. Grâce au contexte nous pouvons découvrir toute l’histoire qui se cache

derrière ces images. Le corps y est entièrement absent, et cette absence est très significative :

[i]ndeed, the very premise of the images is strained by the absence of the body in these

photos, an absence that implies the limits of what can be learned about another’s

experiences of pain by reading self-narratives. Such visual and narrative gaps, in turn,

require a shift in attention to Ernaux’s silence about the physically painful aspects of

cancer. The most striking moments of the author’s battle with breast cancer are

667 Ernaux, La Place, op. cit., p. 105. 668 Schaeffer, Jean-Marie, L’image précaire : Du dispositif photographique, Éditions du Seuil, Paris, 1987, p. 145-

146.

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undoubtedly evoked through writing, so that the traumas and triumphs of her body

emerge most clearly outside of the photographic narratives, and, more compelling still, in

her references to the unpublished medical images taken during the course of her

treatment669.

Aussi, comme le remarque Véronique Montémont : « [s]ur le plan référentiel, aucun lien avec les

auteurs : ces vêtements pourraient appartenir à n’importe qui, avoir été mis en scène670 ». En

effet, la valeur référentielle de ces photographies ne donne pas de réponses ni sur ce qu’elles

montrent ni sur ceux qui les ont prises. Même si le concept lui-même paraît assez simple, voire

inintéressant, la collection des photographies présente une diversité considérable d’arrangements,

comme nous pouvons l’observer sur les exemples reproduits ci-dessous :

Figure 18 : « La chaussure dans le séjour, 15 mars », et 19 : « Dans le bureau, 5 avril »,

(LUP, p. 58 et p. 84)

669 Connell, Lisa, « Picturing Pain and Pleasure in Annie Ernaux’s L’Usage de la photo », French Forum, vol. 39,

Numbers 2-3, Spring/Fall 2014, p. 147. 670 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 49.

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Figure 20 : « Chambre 223 de l’hôtel Amigo, Bruxelles, 10 mars », (LUP, p. 44)

C’est ainsi qu’Annie Ernaux explique son intérêt envers cette entreprise photographique :

[t]rès vite nous est venue une curiosité, de l’excitation même, à découvrir ensemble et à

photographier la composition toujours nouvelle, imprévisible, dont les éléments, pulls,

bas, chaussures, s’étaient organisés selon des lois inconnues, des mouvements et des

gestes qu’on avait oubliés, dont on n’avait pas eu conscience. (LUP, p. 12-13)

Ce commentaire permet de remarquer que l’esthétique de ces photographies s’oppose au style

des photos de famille dont les canons sont, en général, bien reconnaissables et peu

surprenants671. Cependant, les images qui apparaissent dans L’usage de la photo sortent de

l’ordinaire et ne suivent aucun schéma ; elles représentent tout ce qui ne peut pas être calculé ou

contrôlé : le désir, l’excitation, la tendresse, en bref, les émotions. Les vêtements abandonnés à la

hâte, les objets renversés ou déplacés, les endroits animés par les traces de la présence humaine

671 Évidemment, elles ne peuvent pas non plus être comparées aux photographies de Lucien Legras, qui en tant

qu’artiste, voulait consciemment construire une certaine vision du monde. Les images qui apparaissent dans L’usage

de la photo n’ont pas été reproduites avec la même qualité et se concentrent plutôt sur l’instantanéité et l’expérience

intime. Cependant, elles possèdent leur propre esthétique et il ne faudrait pas exclure entièrement leur potientiel

artistique.

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témoignent ou mettent en relief l’absence dans le cadre photographique du corps qui, est en fait,

un agent de toutes ces activités. Cette projection des désirs et du soi dans la photo, de façon

renversée ou allusive, comme trace de la jouissance, semble être une démarche narcissique.

Même si la tentative de saisir la jouissance de l’autre, à laquelle nous n’avons toujours qu’un

accès limité, paraît un peu paradoxale, le fait, que l’écriture personnelle accompagne les photos

et que le texte soit partagé, semble confirmer cette attitude narcissique du couple comme la seule

entité créatrice.

Nous assistons donc ici à un jeu, à un spectacle des contrastes, car ce qui est sous-

représenté n’en est pas moins présent. Que voyons-nous vraiment, quand on regarde l’image

photographique réimprimée ci-dessous, en tenant compte de sa contextualisation littéraire dans

laquelle elle a été insérée ?

Figure 21 : « Cuisine du 17 avril », (LUP, p. 106)

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Pour un spectateur externe tout d’abord, c’est la présence des vêtements éparpillés qui saute aux

yeux, et seulement par la suite, il commence à déchiffrer le sens qui se cache derrière cette scène

ambiguë. Mais serait-il jamais capable d’arriver à la même interprétation que les auteurs ? Ces

photographies, rappelons les mots de Susan Sontag déjà cités auparavant, sont sans doute des

preuves d’un « plaisir vécu672 ». Cependant, Annie Ernaux ne voit pas ce qui y est réellement

représenté, mais ce qui n’est plus là, elle voit donc l’absence, et le vide. Elle voit justement ce

qui n’est pas là sur ces images, mais ce qui ne cesse d’être photographié depuis un certain

temps :

[o]n peut penser, à cet égard, que l<exposition des vêtements — les robes, peignoirs,

châles, soutiens-gorge et autres pièces vestimentaires destinées notamment à recouvrir et

à embellir le corps — vise à voiler l'insoutenable réalité de la tumeur logée à l'intérieur

du corps, ce corps qui, pendant des mois, n'a cessé, par le biais de mammographies,

d'échographies, de radiographies et de tomographies, d'être investigué et, justement,

photographié sur toutes les coutures […]673.

C’est pareil également pour Marc Marie : « [c]e ne sont plus les traces de notre passage que je

vois, mais notre absence, et même, notre mort » (LUP, p. 149). En effet, le contraste entre les

photographies où le corps est totalement effacé et le texte dans lequel le corps est décrit à

plusieurs reprises comme un champ de bataille contre la mort, nous fait penser immédiatement à

la fragilité de notre existence et à l’impossibilité d’éterniser notre expérience terrestre. Cette

dimension tragique est encore renforcée par le sous-titre assigné par Ernaux : « trois millions de

seins ». Ainsi, cette photographie, plus que d’autres peut-être, symbolise-t-elle la vulnérabilité et

la fugacité du sort humain. La signification de cette image dépasse donc le cadre de la vie de

l’auteure pour devenir un vrai memento mori dans le sens plus général. Il importe donc de

souligner que les images photographiques dans L’usage de la photo fonctionnent plus comme

672 Sontag, op. cit., p. 22. 673 Boyer, Sylvie, « Capter l’ombre du néant », Spirale : arts • lettres • sciences humaines, no 205, 2005, p. 35.

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des représentations métaphoriques. Elles pourraient donc être perçues comme des figurations de

l’amour, du sexe, de la vie pleine d’émotions et de ravissement. Leur but serait alors de saisir et

de faire perpétuer le moment, même sous une forme modifiée (améliorée, ou appauvrie) :

[p]hoto, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à

des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l’irréalité du sexe dans la

réalité des traces. Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos

écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs

(LUP, 17).

Toutefois, cette impossibilité de représenter l’émotion n’est pas exprimée uniquement dans le

texte. Ces photographies déteintes et dépourvues de couleurs ne sont pas en mesure d’évoquer

l’intensité d’un moment ou d’une expérience humaine. Ces images grises sont comme des

souvenirs assombris par l’écoulement du temps et la mémoire imparfaite. Même l’auteure

remarque la capacité restreinte de ces photographies à exposer quelque chose de plus sur sa vie

sauf des détails insignifiants :

[j]’ai étalé toutes les photos sur la table du séjour. On dirait les cartes d’un jeu de Cluedo

dont on ne verrait de la maison et des différentes pièces que les sols, les plinthes des

cloisons, le bas des portes, les pieds des meubles. Pas d’arme du crime, mais les signes

répétés d’une lutte. Sans réfléchir j’ai pris une photo de l’ensemble. Peut-être pour me

donner l’illusion de saisir une totalité. Celle de notre histoire. Mais elle n’est pas là. Dans

quelques années, ces photos ne diront peut-être plus rien à l’un et à l’autre, juste des

témoignages sur la mode des chaussures au début des années 2000 (LUP, p. 195)

Modifiées ou non, commentées ou non, les photographies seront donc toujours des

représentations très fragmentaires, sélectives et subjectives de la réalité vécue à laquelle le

spectateur n’a aucun accès. Pour le lecteur, ces images photographiques seront alors

indissolublement liées au texte qui leur donne une grande partie de leur signification et justifie

leur présence, ou même leur existence ; le reste de la lecture dépendra de son expérience

personnelle.

Cependant, dans Les années, Ernaux se limite à des descriptions ekphrastiques de

plusieurs photographies familiales sans les reproduire dans le texte même. Ce choix n’est

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253

aucunement lié à la protection de sa sphère privée puisque sa vie fournit l’inspiration pour la

plupart de ses récits. Il semble plutôt qu’il soit relié à la recherche d’un effet tout à fait différent

et bien ciblé, soit l’élargissement de la notion de référentialité de ces images photographiques,

pour ainsi dire. Dans ce cas précis, l’ekphrasis recrée de façon minutieuse les situations sans

pour autant dépeindre en détails les visages des référents. Or, dès lors que l’identification de

ceux qui ont été photographiés n’est pas ciblée, cela modifie leur valeur de documents privés

pour les transformer en documents de l’époque. Ce transfert du sens est intelligible dans la

comparaison des différents emplois des mêmes images dans Les années et dans le

« photojournal ».

Dans le texte Les années, il y a une quinzaine de photos de famille, qui sous forme

écrite, ont été incorporées au sein de ce texte. Leur rôle consiste tout d’abord à indiquer

l’écoulement du temps, mais aussi à refléter les étapes qui dénotent le développement naturel

d’une vie. Elles montrent la narratrice, ou bien l’auteure674 à différents moments de sa vie, et

dans des situations diverses. Au niveau de la structure, la relation ou le positionnement de ces

descriptions ekphrastiques par rapport au texte du récit est variable.

La première mention des photos de famille n’apparaît pas au début du récit Les années,

mais après une partie initiale. Cette dernière se compose de phrases entières, de bribes de

phrases, de passages et de paragraphes qui pourraient être comparés aux images mentales, aux

souvenirs aléatoires dont le seul trait commun est leur fugacité. Trois descriptions de quatre

photos de famille se juxtaposent, séparées l’une de l’autre et du reste du texte par des blancs de

taille considérable :

674 Même si Annie Ernaux ne l’indique pas au sein du texte même, il s’avère évident à un moment donné, que les

photographies décrites dans ce récit représentent l’auteure elle-même et que les événements personnels ont un

caractère autobiographique. Dès lors, il me semble justifié d’utiliser le pronom « elle » pour désigner aussi bien

l’écrivaine que la protagoniste.

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[c]’est une photo en sépia, ovale, collé à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré,

protégée par une feuille gaufrée, transparente. Au-dessous, Photo-Moderne, Ridel,

Lillebonne (S.Inf.re). Tel.80. Un gros bébé à la lippe boudeuse, des cheveux bruns

formant un rouleau sur le dessus de la tête, est assis à moitié nu sur un coussin au centre

d’une table sculptée. Le fond nuageux, la guirlande de la table, la chemise brodée, relevée

sur le ventre – la main du bébé cache le sexe –, la bretelle glissée de l’épaule sur le bras

potelé visent à représenter un amour ou un angelot de peinture. Chaque membre de la

famille a dû en recevoir un tirage et chercher aussitôt à déterminer de quel côté était

l’enfant. Dans cette pièce d’archive familiale – qui doit dater de 1941 – impossible de lire

autre chose que la mise en scène rituelle, sur le mode petit-bourgeois, de l’entrée dans le

monde. (LA, p. 21)

Une autre photo, signée du même photographe – mais le papier du livret est plus

ordinaire et le liseré d’or a disparu –, sans doute voué à la même distribution familiale,

montre une petite fille d’environ quatre ans, sérieuse, presque triste malgré une bonne

bouille rebondie sous des cheveux courts, séparés par une raie au milieu et tirés en arrière

par des barrettes auxquelles sont attachés des rubans, comme des papillons. La main

gauche repose sur la même table sculptée, entièrement visible, de style Louis XVI. Elle

apparaît boudinée dans son corsage, sa jupe à bretelles remonte par-devant à cause d’un

ventre proéminent, peut-être signe de rachitisme (1944, environ). (LA, p. 21-22)

Deux autres petites photos à bords dentelés, datant vraisemblablement de la même année,

montrent la même enfant, mais plus menue, dans une robe à volants et manches ballon.

Sur la première, elle se blottit de façon espiègle contre une femme au corps massif, d’un

seul tenant dans une robe à larges rayures, les cheveux relevés en gros rouleaux. Sur

l’autre, elle lève le poing gauche, le droit est retenu par la main d’un homme, grand, en

veste claire et pantalon à pinces, à la posture nonchalante. Les deux photos ont été prises

le même jour devant un muret surmonté d’une bordure de fleurs, dans une cour pavée.

Au-dessus des têtes passe une corde à linge sur laquelle une épingle est restée accrochée.

(LA, p. 22)

Les descriptions citées ci-dessus ne laissent pas de doute ; ces photographies s’inscrivent sans

faute dans la convention des photos de famille traditionnelles tant du point de vue de leur

esthétique que de l’usage auquel elles étaient destinées. Il est d’emblée frappant que ces

descriptions reproduisent de façon assez détaillée l’ensemble des images. Par exemple le décor, y

compris les détails techniques tels que le nom de l’atelier photographique et le numéro de

téléphone, sont mentionnés sans pourtant que ne soient décrits de façon aussi détaillée les

visages des personnes représentées. Ce procédé, d’une part, contextualise de façon très concrète

les photos présentées, alors que d’autre part, il dépersonnalise le référent. En conséquence, le

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lecteur qui tente de reproduire dans son imagination la scène captée par l’objectif de l’appareil

photo peut facilement se représenter dans ce contexte un visage plus familier, par exemple le

sien. Ainsi, les photos de famille qui sont intrinsèquement des documents privés, dans ce cas

précis, symbolisent l’histoire de vie d’une certaine collectivité, et cet effet est possible à

atteindre, entre autres, grâce à l’usage de l’ekphrasis « substitutive675 ». Comme l’explique

l’auteure, elle ne voulait pas se concentrer uniquement sur sa propre personne :

[j]e n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des

événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments

qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au

jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. J’ai toujours écrit à la fois de moi et

hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe

et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent. (EV, p.

7)

En d’autres mots, l’écrivaine puise dans sa propre expérience pour atteindre une dimension plus

générale.

En ce qui concerne le « photojournal » inclus dans Écrire la vie, c’est un court texte

(d’environ une centaine de pages, l’introduction incluse) qui incorpore 100 photos privées dont

la plupart sont des photographies familiales représentant soit Annie Ernaux elle-même, soit les

membres de sa famille. Ces images photographiques montrent l’auteure à différents moments de

sa vie, dès l’enfance jusqu’à l’âge mûr. Le seul texte qui se réfère directement aux images c’est

la légende, fournie par l’auteure et placée en bas des pages. Cette légende identifie les personnes

photographiées, ou bien elle situe dans le temps et l’espace les scènes captées. Les photographies

reproduites sur les pages de ce texte ont subi peu de modifications, si ce n’est un

redimensionnement et l’éclaircissement des teintes qui servent d’arrière-fond pour le texte. La

définition en quelque sorte générique de « photojournal » attribuée par l’auteure, implique que ce

675 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460.

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document enregistre à l’écrit un certain ensemble d’événements présentés de façon subjective, et

qu’il est illustré dans un même temps par des photographies authentiques. Nous réalisons vite

qu’il s’agit d’images privées arbitrairement tirées de l’album familial de l’auteure. Tandis que les

photos retracent tant bien que mal l’ordre des événements vécus, le texte se rapporte à ce qu’elles

représentent. Cependant, il double d’une certaine façon l’instantanéité de la représentation

picturale, car les extraits cités ne suivent aucun autre ordre si ce n’est associatif. Ainsi, aux

photographies du début du XXe siècle s’ajoutent des fragments de journaux de 1963 et 1999. En

conséquence, les parties iconique et écrite ne créent pas deux courants représentationnels qui

s’entrecoupent et qui s’accompagnent l’un l’autre, mais ils rappellent plutôt un casse-tête dont

les éléments donnés correspondent, et pourraient potentiellement former plusieurs combinaisons

correctes. Cette hypothèse trouve sa confirmation dans ce que dit à propos des photos de famille

Julia Hirsch dont les réflexions ont été abondamment citées dans le chapitre théorique :

[t]he caption on the back of a picture, or in an album, may simply read, “Mom and Dad,

Brighton, August 1893,” and offer us only a record of time and place. A personal, oral

account usually has more texture and complexity, reaching far beyond of the scope of the

picture itself. “That’s Aunt Sadie and Uncle George,” a loving niece might say. “She

made the best oatmeal cookies you’d ever want to eat. And he just loved fishing.” Their

prodigal son, viewing the same shot, might speak of a doting mother and tyrannical

father, while we, merely viewing the image, would see only the woman’s demure smile

and the man’s steady gaze as they confronted the photographer. Family photographs

themselves do not change, only the stories we tell about them do676.

En effet, si on s’adonne à une étude un peu plus approfondie de différents textes écrits par

Ernaux, on se rendra compte que certaines photographies qui apparaissent dans le

« photojournal » ont été déjà décrites dans Les années. Ces images font donc partie de récits bien

distincts, dans lesquels ils jouent des rôles très différents. Au moins trois parmi les quatre

premières photographies décrites dans le premier texte ont été reproduites aussi dans le second :

676 Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit., p. 5.

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Figure 22 : « À Lillebonne, 1944 », (EV, p. 20)

Figure 23 : « Avec ma mère en 1944-1945 » et 24 : « Avec mon père en 1944-1945 », (EV, p.

21)

Comment diffère alors l’impact de ces deux usages des mêmes photographies? Dans Les années,

les descriptions ekphrastiques ouvrent le récit. Elles forment une partie en soi, bien distincte,

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258

suivie d’une pause sous forme de blanc. La narration s’amorce par une représentation des

ravages causés par la guerre, par les souvenirs des atrocités vécues ainsi que par une description

de la vie quotidienne qui s’en est suivie. Les photos décrites datent des années 1941, 1944 et

1944-1945, quant à elles sont, comme il s’avèrera peu après, des indicateurs d’écoulement du

temps. L’enfant qui y apparaît, sans être nommée ou décrite de sorte qu’on puisse nettement

reconnaître son identité, se retrouve dans un contexte socio-historique bien concret reproduit par

l’écriture. Mais cette petite fille, comme tous les autres enfants de son âge, ne fait pas encore

partie de l’Histoire à part entière, c’est-à-dire consciemment. D’une certaine façon, l’histoire

individuelle commence avec la prise de conscience, donc pour l’instant, elle n’est qu’une

observatrice passive, elle est là, mais elle vit la réalité de l’époque sans la comprendre. Cet

abysse, entre regarder et comprendre, se dévoile clairement au niveau formel. En effet, les

descriptions des images photographiques sont nettement séparées du texte qui suit sans aucune

continuité logique. Toutefois, cette coupure disparaîtra avec la progression du récit impliquant

l’écoulement du temps et le développement personnel de la narratrice à tous les égards.

Quant à la reprise des photographies reproduites dans le « photojournal », même si leur

usage est aussi plutôt non-conventionnel, elles gardent néanmoins leur valeur référentielle

intacte. Elles s’inscrivent sans faute dans l’esthétique d’un portrait pictural, telle qu’expliquée

par Richard Brilliant :

[a] real, named person seems to exist somewhere within or behind the portrait; therefore,

any portrait is essentially denotative, that is to say, it refers specifically to a human being,

that human being has or had a name, and that name, proper name identifies that

individual and distinguishes him or her from all others677.

En effet, ici il n’y a aucun doute par rapport à l’identité des personnes qui figurent sur les

photographies (figures 24, 25, 26). De toute évidence, il s’agit ici de l’écrivaine et de sa famille.

677 Brilliant, op. cit., p. 46.

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259

En plus, ces photos sont accompagnées d’une note dans le journal intime d’Annie Ernaux, datée

du 23 janvier 1998, dans laquelle l’auteure analyse son parcours existentiel qui l’a éloignée de sa

mère et qui a causé un certain déchirement identitaire. Cette problématique identitaire sera

abordée et développée de façon plus détaillée un peu plus tard, mais il semble important de citer

ici une interprétation révélatrice de ces photographies (figures 25 et 26) faite par Michèle

Bacholle-Bošković :

[l]e photomontage de ces deux dernières photos est là encore intéressant. Celle avec le

père occupe le quart supérieur gauche, celle avec la mère le quart inférieur droit ; l’enfant

est à la gauche du père et à la droite de la mère. Une sorte de symétrie est ainsi créée. Ce

photomontage étaye mon argument antérieur à la publication d’Écrire la vie selon lequel

il n’existe dans toute l’œuvre ernalienne aucune photo de famille – Duchesne (Ernaux et

ses parents) et Ernaux – « comme si la famille était impossible » sauf créée «

artificiellement, par un procédé d’écriture » (73, 74). Ici la famille Duchesne est recréée

par un procédé photographique et éditorial678.

Cette fois-ci les photographies ainsi que les personnes qu’elles représentent ne sont pas

seulement parfaitement identifiées, mais elles dévoilent ou plutôt présagent aussi une condition

précaire de cette famille. Il importe alors de remarquer que, dans ce cas précis, les photographies

et les extraits du journal intime collaborent à la construction d’une histoire personnelle tout en

conservant une certaine indépendance. En effet, les images photographiques, tout comme les

journaux personnels, ont une existence propre en dehors de ce projet, et en conséquence, elles

ont le pouvoir de raconter aussi d’autres récits.

Les principes des ces deux textes, donc Les années et le « photojournal », coïncident dans

la mesure où ils représentent la vie de l’auteure. Toutefois, les photographies susmentionnées,

dans le premier cas, donnent lieu à des commentaires socio-historiques et culturels, alors que

dans le deuxième cas, elles présentent plutôt la situation personnelle de l’écrivaine. Ces deux

usages entièrement différents résultent en textes très dissemblables. Le visage de la petite fille

678 Bacholle-Bošković, « ph-auto•bio•graphie : Ecrire La Vie Par Des Photos (Annie Ernaux) », op. cit., p. 81.

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décrite dans Les années restera flou et son histoire personnelle ne sera qu’un prétexte pour

raconter l’histoire de milliers d’autres tandis que l’autre texte, grâce à sa construction, acquiert

immédiatement une dimension beaucoup plus personnelle. L’écrivaine partage ici de nombreuses

photographies de famille qui dévoilent son milieu, ses origines, et montrent des moments et

certains événements qui constituent l’histoire de sa vie : il y a donc des photos de ses grands-

parents, de ses parents, des images de sa sœur décédée ainsi que des photographies de lieux

visités ou habités par l’auteure. Évidemment, les gens représentent ce qui est le plus manquant

car leur influence dans le vécu de tout un chacun est généralement marquant. Cependant, ce ne

sont pas les seuls objets de la nostalgie. La collection des photographies présentée dans son

« photojournal » en est la preuve. Les images des lieux, même si elles sont relativement peu

abordées dans le texte, constituent au moins un quart des photos qui y sont incluses. Leur

importance est donc indéniable679. Julia Hirsch semble confirmer cette supposition :

[t]he places we photograph are our roots. Family photographs are taken in backyards, on

streets, in parks, in kitchens, in front of the house, in the driveway, next to the car, in all

the places we scratch, stain, dent, and wear out as we move through our lives as children,

siblings, spouses, and parents680.

À un observateur attentif, les photos de famille accompagnées de commentaires concis peuvent

révéler un nombre considérable d’informations bien précises. Ainsi, apprenons-nous comment

les parents d’Annie Ernaux se présentaient pendant leur cérémonie de mariage, que le père de

l’écrivaine a fait son service militaire ou encore que l’auteure a « été traitée pour une luxation

des hanches » (EV, p. 18) à Ormeaux. Nous pouvons voir également le café-épicerie de ses

parents dont Ernaux parle dans quelques-uns de ses textes, nous découvrons qu’il y avait une

679 Michèle Bacholle-Bošković justifie la présence des ces photographies ainsi : « [u]ne grande majorité représente

la ph-auto-bio-graphe à différents stades de sa vie, mais aussi bien le photojournal que Retour à Yvetot contiennent

d'autres photos que l'on peut classer sommairement en trois catégories, personnes, lieux et choses, car le moi n’est

pas seulement interne, mais externe, en contact avec le monde extérieur qui laisse sa trace en lui et vice versa ».

Bacholle-Bošković, « ph-auto•bio•graphie : Ecrire La Vie Par Des Photos (Annie Ernaux) », op. cit., p. 74. 680 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 47.

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rivière près de chez elle à Lillebonne et que sa chienne s’appelait Miquette. Tous ces détails, sans

importance évidente, ne seraient peut-être jamais mentionnés, ou présentés dans un texte

autobiographique, et pourtant ils apparaissent ici grâce aux photographies pour nous faire

comprendre qu’un parcours existentiel ne se compose pas seulement des moments qu’on juge

significatifs, mais qu’il se construit au cours du temps et à travers toutes sortes d’expériences. En

fait, les événements de grande importance sont relativement rares et bien qu’ils soient essentiels

pour notre histoire personnelle, quand nous pensons à notre passé, ce qui nous manque le plus,

sauf les êtres proches à notre cœur, ce sont de petites choses simples telles que les odeurs, les

goûts, les paysages, les rituels ou l’ambiance et la chaleur des festivités familiales. Dans la

plupart des cas, elles nous manquent parce qu’elles nous rappellent le bonheur passé ou les

moments d’intimité partagée. Les photos de famille sont inestimables si on veut revisiter notre

passé, elles nous permettent de revoir, et parfois même de ressentir ce qui n’est plus là. Elles

peuvent être un vrai remède au vagabondage nostalgique, et non seulement dans ce sens

sentimental. Rappelons ce que nous avons déjà mentionné dans le chapitre théorique : selon Julia

Hirsch, si nous nous servons des photographies en tant qu’aide-mémoires, parfois nous pouvons

retrouver notre salut dans la démystification du passé: « [t]he family photographs we take

provide information about the layouts of rooms, the styles of furniture, the size of houses, the

menus at picnics. They also invoke all the symbolic meanings which place and time have for us

as beings in culture and society681 ». Dans ce sens, nous pourrions avancer à juste titre que la

photographie est un vrai adjuvant à l’objectif visé par Ernaux qui est de montrer la réalité pour ce

qu’elle est. L’aspect documentaire des images photographiques est donc ici bien désiré.

Toutefois, même si ce propre de l’art photographique est pertinent pour les textes d’Annie

681 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 47.

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Ernaux, il y a encore une autre particularité de ce médium qui corrobore la conception de

l’écriture de cette auteure : les photographies familiales sont également des outils importants

pour maintenir ou rétablir une connexion avec les autres, et non seulement avec nos proches :

[t]his is all the more important in home materials – they are meant to be shared, and they

are meant to promote interaction. For instance, clearly one of the most important features

of the still photographic print is its existence as a tangible artifact. It can be held and

passed around; it can be physically and mentally shared with other people; it can be

duplicated and actually given to small numbers of “significant others”. This act is central

to keeping, as Sarah suggests, people connected to one another, tied together in symbolic

and socially significant ways. […] Here is how home mode imagery contributes to the

intricately woven fabric of social relations – here is how personal pictures function as

communication to integrate people, society and indeed culture682.

La photographie comme lien avec l’autre semble être un des usages pratiqués par Annie Ernaux

dans tous ses récits, surtout dans Les années. Par le biais de la représentation picturale,

l’écrivaine revient sur son passé et sur son expérience personnelle, tout en créant un lien de

complicité et d’entente entre elle-même et le lecteur. Dans ses livres, les photos de famille

dépassent donc leur valeur typique d’objets sentimentaux personnels pour agir sur un niveau plus

global en tant qu’instruments de rapprochement avec un cercle plus étendu que celui de la

famille, soit celui de la collectivité. Ce choix de l’usage des photos de famille n’est pas toujours

évident. En général, les photos de famille, ou les photos privées ne suscitent pas un grand intérêt

et peu d’études y sont consacrées :

[p]eople are often reluctant to look at someone else’s family pictures – think for a

moment of cliché responses to looking at a relative’s or friend’s travel pictures. This

reluctance may be based on a simplistic reduction grounded in a sense that ‘once you

have seen one, you have seen them all’ or “I have ones just like yours.” This is a high-

context evaluation, one in which too much is taken for granted. But what really counts is

what can not be seen – the fact that many families may have snapshots of a pet dog or cat

is much less important than what each pet dog or cat means to members of each family,

e.g. where they go the pet, the pet’s name, habits, tricks and even demise. The

information that some viewers (family members) bring to the image, surround it to make

682 Chalfen, Richard, « Family Photograph Appreciation: Dynamics of Medium, Interpretation and Memory »,

Communication & Cognition, vol. 31, no 2/3, 1998, p. 170.

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it personally meaningful. In short, the low-context quality of these individual visual

artifacts is what really counts683.

Les images photographiques qui apparaissent dans le « photojournal », ne diffèrent pas vraiment

de photos de famille ou de photos privées typiques : elles représentent l’évolution de la vie de

l’auteure. Les photographies reproduites sont dominées tout d’abord par la présence des parents

de l’auteure et ensuite par celle de ses enfants. Nous trouvons également quelques photos de son

mari et une photo de groupe avec ses étudiants. À la fin de ce « photojournal » deux des trois

images photographiques font voir Annie Ernaux tenant dans ses bras ses petits-enfants : Louise

et Noël. Ainsi, ce récit de vie d’une seule personne, dans sa composante iconique montre-t-il

cinq générations de la même famille. Qu’est-ce qui rend ces photos intéressantes au point que

des centaines voire des milliers de lecteurs veulent les regarder, bien que leurs propres albums

familiaux contiennent des photographies similaires ? Il semble que le texte qui les accompagne

fournit ce que Richard Chalfen appelle « low-context quality684 ». Alors c’est la

contextualisation qui permet d’aller au-delà de la surface de l’image pour atteindre un sens plus

profond. L’interaction entre le texte et la photographie dans les textes d’Annie Ernaux ne se

limite donc pas à la seule fonction de complémentarité qui permet tout simplement de connaître

les détails privés de sa vie. À travers cette double représentation, Ernaux tente de sortir de la

sphère personnelle et de s’approcher du lecteur. Cette idée trouve sa confirmation dans le titre et

dans la justification faite par l’auteure :

[q]uel titre – qu’on me réclamait – pour la qualifier? Brusquement m’est venu, comme

une évidence : écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. […] Par-dessus

tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la

renouveler. (EV, p. 7)

683 Chalfen, op. cit., p. 174. 684 Ibidem, p. 174.

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Ainsi, réussit-elle à assurer au lecteur une expérience plus intime et plus intense. Il ne s’agit plus

ici d’une lecture d’un texte autobiographique, mais d’un moment d’union entre les êtres

humains. Cet effet est rendu possible seulement grâce à la jonction du visuel et du scriptural qui,

ensemble, crée un phénomène que Liliane Louvel appelle « un tiers pictural685 » :

[l]e passage entre deux média se lit entre-deux, le lecteur n’étant jamais totalement dans

l’un, ni totalement dans hors de l’autre. Cette instabilité du texte/image, son oscillation

sans fin, J.-L. Nancy dirait « oscillation distincte », qui résulte de la mise en rapport du

texte et de l’image, fascine l’écrivain et le lecteur car elle les loge constamment dans la

transposition, la trans-action, la négociation et leur impose une écriture ou une lecture

dynamique, active, là d’où l’image donne l’impulsion à travers le texte, à travers la

parole, qui lui permettent de se lever. Il s’agit bien d’une opération, ce que rend bien le

terme trans-action, opération de conversion, de change aussi, « le change du rapport ». Je

propose alors de nommer « tiers pictural » cet événement, cet entre-deux, tiers nécessaire

pour analyser un certain type de textes à fort coefficient pictural686.

En effet, dans tous les trois textes d’Annie Ernaux, les photographies sont une composante

considérable. Le va-et-vient entre les images et l’écriture, dans L’usage de la photo est assuré

tout d’abord par une double description qui encourage les comparaisons et ensuite par la

succession des réflexions souvent distinctes, mais parfois aussi convergentes. Dans Les années,

la liaison entre les photos de famille, et plus précisément, entre leurs descriptions ekphrastiques

et le texte propre, devient de plus en plus étroite au fur et à mesure que la narration progresse.

Dans le « photojournal », la présence des photographies prévaut souvent sur le texte qui, à cause

de sa fragmentation, est souvent perçu d’abord en tant qu’élément visuel puis en tant que

message écrit pour être lu et interprété.

En tenant compte des observations ci-dessus, il est indéniable que, dans les trois cas, les

interactions entre l’écrit et le visuel sont très puissantes et exigent un engagement fort pour une

lecture satisfaisante. Pour chacun de ces textes, les photographies étaient des documents

685 Louvel, Un tiers pictural, op. cit., p. 259. 686 Ibidem, p. 258-259.

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préexistants, mais uniquement dans le troisième cas, le processus de la rédaction du texte était

entièrement (si on peut le supposer) indépendant. C’est la raison pour laquelle « la trans-

action687 », comme l’appelle Louvel, entre le pictural et le scriptural dans le « photojournal » est

de nature distincte. Cette interaction semble exiger plus de concentration, d’analyse et d’effort

pour saisir la trajectoire de la réflexion et des associations auctoriales en obligeant en même

temps à une introspection personnelle. Cependant, la « lecture dynamique688 », dont parle

Louvel, de tous les textes d’Annie Ernaux peut résulter en un « événement de lecture689 », donc

en une expérience mémorable et unique pour chaque lecteur.

Un soi éclaté – c’est qui le « moi » au fond?

Le portrait physique et psycho-émotionnel constitue une partie importante de l’image du

soi de l’autobiographe. Or, la mémoire est nécessaire pour la construction du soi du sujet

écrivant et a fortiori pour la représentation de son histoire personnelle. Annie Ernaux choisit et

évoque les événements qui semblent cruciaux pour sa construction identitaire690 et choisit les

mots qui forment l’image globale de l’autobiographe. Cependant, avec l’introduction des

photographies, la construction de l’image du sujet écrivant se complique. La mémoire confrontée

aux photos, dont la valeur référentielle paraît en général incontestable, est forcée à prendre

certaines formes, tandis que le discours autobiographique contextualise les images en leur

assignant un certain sens. Les photographies l’emportent sur l’écriture de façon instantanée alors

que les mots gagnent sur le visuel en modifiant leur sens. Comme nous l’avons noté dans le

687 Louvel, Un tiers pictural, op. cit., p. 258. 688 Ibidem, p. 258. 689 Ibidem, p. 224. 690 Lejeune, L’autobiographie en France, op. cit., p. 21.

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chapitre théorique, les images fournissent un savoir immédiat, mais non-approfondi ou

superficiel, alors que, selon Fève, les mots détiennent le pouvoir d’affirmer ou de nier leur aspect

véridictoire691. L’inclination vers la jonction de deux médiums au sein du récit d’ordre

autobiographique découle du désir d’une représentation plus complète et plus véridique. Or,

comme le remarque Nicholas Fève, cela finit inéluctablement par être une figuration éclatée692.

En conséquence, un tel portrait de soi d’une part, fournit, plus de savoir concernant

l’autobiographe, et d’autre part, exclut la cohérence et la continuité de la représentation. À titre

de rappel, il faudrait évoquer ici le travail de Linda Haverty Rugg largement cité dans la partie

théorique consacrée aux interactions entre l’écrit et le visuel, dans lequel elle oppose le soi

autobiographique « divisé693 » et morcelé, donc celui représenté dans les textes

autobiographiques illustrés, au soi de l’autobiographe lui-même, centralisé et continu, qui a

acquis sa forme présente à travers le temps et l’expérience694. Ce « soi multiple695 » se compose

de différents éléments qui ne s’excluent pas, mais qui ne doivent pas non plus se réaliser en

même temps. Le soi n’est pas stable, mais évolue au cours du temps. L’état présent du soi est

donc un résultat de l’expérience passée, et le présent conditionne sa forme future. Par

conséquent, l’art photographique, qui saisit juste un instant, se limite à une représentation coupée

en cadres sans pour autant expliquer ou démontrer un développement qui a mené à l’état

représenté. En revanche, l’écriture, qui vise à dépeindre une expérience personnelle, présuppose

une étude de soi et peut résulter en une auto-connaissance approfondie. L’inverse est aussi vrai,

c’est à travers l’écriture qu’on peut mieux se comprendre, la réalité extérieure et notre rapport

aux autres. En raison de ce double mouvement, qui caractérise l’expression autobiographique,

691 Fève, op. cit., p. 161. 692 Ibidem, p. 164. 693 Haverty Rugg, op. cit., p. 1. 694 Ibidem, p. 2. 695 Ibidem, p. 1.

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allant de soi vers l’extérieur et de l’extérieur vers soi, les théoriciens de l’autobiographie se

mettent d’accord sur l’impossibilité d’une représentation du soi complète et cohérente. L’écriture

d’ordre autobiographique se veut donc une source d’auto-connaissance et d’auto-

transformation696, sans pour autant être un moyen apte à saisir un état des choses bien précis.

Paul de Man appelle ce phénomène « the impossibility of closure697 », car d’un texte à l’autre, le

soi narratif peut acquérir des formes différentes et être façonné par des expériences variées, ce

qui implique des perceptions et des représentations innombrables du même être.

En résumé, le pouvoir représentationnel de l’écrit et de la photographie est donc dépassé

et résulte en une image complexe de soi qui ne peut pas être toujours jugée plus véridique que

celle limitée à un seul moyen de représentation, sinon au contraire. En d’autres termes, l’écrit et

le visuel se rejoignent pour se compléter, mais aussi pour miner leurs qualités représentatives

respectives, et par conséquent, pour créer l’une des versions possibles de soi, ou bien, une

nouvelle vision d’une réalité extérieure ou intérieure de l’autobiographe.

La création d’Annie Ernaux se prête parfaitement à une étude de la représentation de son

intimité, du soi profond, car elle fournit un nombre considérable de prises de vue de soi à divers

moments de sa vie. Prenons, tout d’abord comme exemple, L’usage de la photo qui couvre la

période de son traitement contre son cancer du sein. Une telle expérience serait, sans doute,

extrêmement difficile pour n’importe quel individu. Elle l’est donc pour l’auteure. Toutefois, ce

qui est frappant dans cette histoire, est le fait que la maladie de l’écrivaine coïncide avec le début

d’une relation émotionnelle et physique avec un homme qui deviendra son partenaire par la suite.

Dans le contexte de la liaison amoureuse, le corps, qui est un champ de bataille entre la maladie

mortelle et le poison chimique guérisseur, se transforme à tel point qu’il semble anormal, et

696 Fowlie, op. cit., p. 165. 697 Man de, op. cit., p. 71.

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quasiment inapproprié même, de penser à l’amour physique. Et pourtant, dans ce texte, toutes les

références directes faites par Ernaux à sa propre personne se focalisent sur la représentation de

tout ce qui est du corporel :

[d]ans le lit je n’ai pas enlevé ma perruque, je ne voulais pas qu’il voie mon crâne

chauve. Sous l’effet de la chimiothérapie mon pubis l’était aussi. J’avais près de l’aisselle

une sorte de capsule de bière saillant sous la peau, le cathéter qu’on m’avait installé au

début du traitement. Par la suite il m’avouera qu’il avait été surpris devant mon sexe nu

de petite fille. Il n’avait jamais entendu parler de cette conséquence de la chimio – mais

qui en parle – moi aussi je l’avais ignoré jusqu’à ce que cela m’arrive. Il ne s’est pas

aperçu ce soir-là que je n’avais pas non plus de cils ni de sourcils, absence qui me donnait

pourtant un regard étrange, de poupée en cire. (…) (LUP, p. 23-24)

À un moment donné, fixant ma poitrine, il m’a demandé si c’était le sein gauche. J’étais

étonnée, le droit était visiblement plus gonflé que le gauche à cause de la tumeur. Sans

doute ne pouvait-il pas s’imaginer que le plus beau des deux était justement celui qui

renfermait le cancer. (LUP, p. 24)

L’auteure refuse de céder à la maladie. Elle continue sa vie, également sa vie amoureuse, malgré

tout, et elle fait tout son possible pour sauvegarder l’unité de ses désirs et de ses actions. Malgré

la maladie sur laquelle elle a très peu de contrôle, l’écrivaine s’efforce de rester tout simplement

elle-même et de continuer sa vie comme si de rien n’était. Cependant, l’image de son aspect

physique qui émerge du texte est donc hors de l’ordinaire : ce n’est plus l’écrivaine, Annie

Ernaux, mais avant tout, un être humain, une femme qui découvre son corps ravagé et transformé

par la maladie (ou peut-être plutôt par le traitement) :

[q]uand cette photo a été prise, j’ai le sein droit et le sillon mammaire brunis, brûlés par

le cobalt, avec des croix bleues et des traits rouges dessinés sur la peau pour déterminer

précisément la zone et les points à irradier. En même temps il m’a été prescrit un

protocole de chimiothérapie postopératoire différent du précédent et, toutes les trois

semaines, je dois porter durant cinq jours d’affilée, même la nuit, une espèce de

harnachement : j’ai, autour de la taille, une bouteille de plastique en forme de biberon qui

contient les produits de chimio. De la bouteille part un mince cordon de plastique

transparent, qui me monte entre les seins, jusque sous la clavicule, s’achève par une

aiguille plantée dans le cathéter, masquée par un pansement. Des bouts de sparadrap

maintiennent le cordon contre la peau dont la chaleur fait monter et s’écouler les produits

dans mes veines. À cause du sac devant mon ventre je ne peux pas fermer ma veste ou

mon manteau et j’ai du mal à cacher le fil qui sort et passe sous mon pull. Quand je suis

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269

nue, avec ma ceinture de cuir, ma fiole toxique, mes marquages de toutes les couleurs et

le fil courant sur mon torse, je ressemble à une créature extraterrestre. (LUP, p. 109-110)

Elle se regarde dans le miroir mais elle se regarde aussi en quelque sorte par les yeux de son

partenaire :

[c]’est dans la salle de bain de cette chambre que je me suis montrée à lui pour la

première fois avec mon crâne chauve. Nous étions ensemble depuis sept semaines. Il a dit

que ça m’allait bien. Il a remarqué que mes cheveux commençaient à repousser, un

minuscule duvet de poussin blanc et noir. Je ne m’en étais pas encore aperçue. (LUP, p.

47)

Elle cherche à détecter tous les changements subis par son corps et à trouver des affinités avec

son corps d’avant la maladie. Cette double scrutation a comme but de confirmer l’unicité et la

continuité de son être maintenant gravement perturbé par une invasion sévère du cancer. Ce

dévoilement exhibitionniste du corps souffrant permet aussi bien à l’auteure qu’à son partenaire

de l’apprivoiser et d’accepter cette réalité difficile : « [à] cause de mon corps entièrement lisse il

m’appelait sa femme-sirène. Le cathéter, avec son excroissance sur ma poitrine, est devenu un

« os surnuméraire ». (LUP, p. 25) En effet, ce va-et-vient entre le regard scrutateur et l’écriture

qui saisit la détérioration observée permet à la narratrice de L’usage de la photo d’arriver au

point où son esprit l’emporte sur la faiblesse et la fragilité de son corps : « [c]ela ne nous

empêchait pas de faire l’amour. » (LUP, p. 110)

Néanmoins, ce qui est décrit n’est pas montré, car le corps est entièrement absent des

photographies insérées dans L’usage de la photo. Cette contradiction nette entre la préoccupation

du corps, véhiculée par le texte, et son absence envahissante sur les photographies, met en relief

la complexité de la problématique abordée. Ce n’est sans doute pas par honte ni par indifférence

envers son corps ou à son physique, qu’Ernaux évite de l’exposer sur les pages de ce texte. En

fait, elle a décidé d’inclure une photo de cette période-là dans le volume Écrire la vie, publiée

quelques années plus tard, quand elle était déjà guérie. Dans un extrait du journal qui

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270

accompagne son portrait sans cheveux, elle admet : « [e]n réalité, je ne pense qu’à mes cheveux.

Souci extrême, goût des cheveux longs depuis l’adolescence. Je serais une femme tondue comme

celles de mon enfance ». (LUP, p. 96)

Figure 25 : « En chimiothérapie pour un cancer du sein, 2002-2003. » (EV, p. 97)

Nous pouvons en tirer le constat que la préoccupation de l’écrivaine par rapport à son aspect

physique était donc présente à l’époque, cependant, elle ne l’a jamais verbalisée de cette façon

dans L’usage de la photo. Au corps en bonne santé, destiné à la jouissance et à la tendresse

physiques, mais invisible, effacé de la photographie, Ernaux juxtapose le corps souffrant soumis

à des expérimentations médicales, matérialisé et éternisé à travers l’écriture698. L’effet atteint

698 Cette observation s’avère particulièrement vraie quand nous découvrons le point de vue d’Ernaux sur ces deux

modes de représentation: « [l]a seule façon qui m’est apparue pour éviter ce double piège, c’était une écriture

factuelle, « plate », ai-je écrit, mais je ne voulais pas dire journalistique, sans recherche, non, une écriture de constat,

soigneusement débarrassée de jugement de valeur, une écriture au plus près de la réalité, dépouillée d’affects. »

Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 70

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ainsi est beaucoup plus fort, car cette belle femme radieuse et souriante, qui apparaît sur la figure

26, n’évoque en aucun cas toute l’horreur d’une maladie mortelle. Cet abîme entre ce dont on

parle et ce que l’on ne montre pas symbolise la disparition du corps dans son état naturel, pour

l’instant temporaire, et renvoie inéluctablement à l’éventualité tragique de sa disparition

ultime, impossible à saisir par les images, ou exprimer par les mots :

[r]ien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène

invisible. La douleur de la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là.

Signification éperdue de la photo. Un trou par lequel on aperçoit la lumière fixe du

temps, du néant. Toute photo est métaphysique. (LUP, p. 144)

Et pourtant, son corps, qui est encore là et participe aux artifices de la jouissance partagée, (les

images photographiques en sont une preuve tangible), lui devient de plus en plus étranger. Dans

la note précédée par une photographie qui représente uniquement sa lingerie à elle, l’écrivaine

admet qu’elle ne se reconnaît plus sur cette photo. Cette sensation d’étrangeté est déjà fortement

communiquée dans le sous-titre : ce n’est pas mon corps », (LUP, p. 177)

Figure 26 : « ce n’est pas mon corps », (LUP, p. 177)

Je n’éprouve rien devant cette photo. À la limite ce n’est pas moi, mon corps, dont cette

fleur est la dépouille, que je vois, mais le mannequin qui portait ce string, ce soutien-

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gorge et ce porte-jarretelles à fleurs roses et violettes sur fond noir de la marque Lise

Charmel […] (LUP, p. 179)

À ce moment-là, l’auteure éprouve un certain détachement de son corps et de sa vie matérielle et

sa préoccupation change de direction. Devant la mort possible, les questions sur soi et sur le sens

de la vie s’imposent inéluctablement. Au fur et à mesure que le traitement de sa maladie

progresse, l’auteure considère la possibilité de sa disparition comme irrévocable. Annie Ernaux,

comme tous ceux qui souffrent d’une maladie potentiellement mortelle essaie de se préparer à

cette éventualité. L’écriture de L’usage de la photo est une tentative de subir cette expérience de

façon consciente et réfléchie. Dans un certain sens, c’est donc une sorte d’écriture thérapeutique

qui vise à apporter du confort psychologique et de la consolation. C’est aussi un moyen de laisser

une dernière trace de son existence, et de poser des questions ultimes :

[c]omment penser ma mort. Sous la forme physique du cadavre, du froid glacial, du

silence, plus tard de la décomposition, cela m’est indifférent, inutile et certain : c’est ainsi

que cela passe. Je l’ai vu. Mais penser mon inexistence. Inexorablement je suis un corps

dans le temps. Je n’ai pas les moyens de penser ma sortie du temps. Rien de ce qui nous

attend n’est pensable. Mais, justement, il n’y aura plus d’attente. Ni de mémoire. (LUP,

p. 147)

Cependant, penser ou faire face à ce qui est inévitable n’apporte pas toujours un soulagement

tellement attendu, car l’acceptation n’équivaut pas nécessairement à l’appréhension. Et pourtant,

cette écriture permet à l’auteure de ranger ses pensées, ses craintes, ses réalisations et de les

partager avec les autres. Contrairement donc à l’impression initiale, L’usage de la photo n’est

pas un texte qui glorifie le corps ni l’expérience charnelle. Dans sa réflexion approfondie sur

l’essence de l’existence, Annie Ernaux arrive à la conclusion que ce n’est pas en effet

l’anéantissement de ce qui est matériel699 qui compte pour elle le plus :

699 Il ne s’agit pas non plus de laisser une trace d’une existence physique ou matériel, ce qui lui importe : « [c]’est

laisser la trace d’un regard, d’un regard sur le monde ». Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 76. Et c’est l’écriture qui lui

permet de le faire.

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[q]uand je regarde nos photos, c’est la disparition de mon corps que je vois. Pourtant, ce

n’est pas que mes mains, mon visage ne soient plus là qui m’importe, ni que je ne puisse

plus marcher, manger, baiser. C’est la disparition de la pensée. Plusieurs fois je me suis

dit que si ma pensée pouvait continuer ailleurs, il me serait indifférent de mourir. (LUP,

p. 146)

Dans son journal intime de 2002, soit celui qui porte sur la période du traitement, l’auteure

constate : « [j]e vis ce qui m’arrive dans le dédoublement. Images maintenant de mon corps

comme une machine dans laquelle on fait passer des produits, des jets d’eau. À l’inverse de

Proust, j’attache de plus en plus de prix à la conscience ». (EV, p. 96) En effet, L’usage de la

photo met en avant une séparation progressive de ces deux sphères de l’existence. Le soi de

l’auteure se trouve divisé entre d’une part, son corps souffrant et transformé et d’autre part, sa

conscience aiguë et inaltérée. Cette dichotomie est source d’un profond malaise intérieur.

L’écrivaine ne veut pas se soumettre sans combat. Le corps infecté menace l’esprit vif qui, pour

l’instant, est encore capable de le contrôler ; il lui impose donc la vie hédoniste pleine de

jouissance sexuelle. Dans ce moment de l’épreuve, l’amour physique devient donc pour Ernaux

une affirmation de la vie, de son existence matérielle, alors que l’écriture en tant qu’expression

de ses pensées fait preuve de son existence spirituelle :

[t]he distinction between working to illustrate the experience of cancer and the ability to

do justice to the physical sensations of illness is an important one because it does more

than pro- vide insight into the author’s use of photography; it prevents the narrative

resistance of pain from hollowing out L’Usage’s message of hope. e book’s rhythmic

pattern of visual and written narratives resonates for its alternating emphasis on physical

sensations of pleasure and pain and makes clear that pain neither overwrites other life-

affirming experiences, nor stands as the final word of her reflections on mortality700.

En conséquence, on peut affirmer que L’usage de la photo représente une lutte entre le visible et

l’invisible, entre le périssable et l’impérissable (donc, « le moi physique et le moi

700 Connell, op. cit., p. 156.

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psychique701 ») et ces deux éléments sont nécessaires non seulement pour construire un soi

unique et vivant, mais aussi sans aucun doute, complexe et hétérogène. Ce récit est donc une

sorte de testament, d’une lettre d’adieu dans lequel Annie Ernaux fait le deuil702 de sa propre vie,

dans toutes ses dimensions et dans toute sa richesse.

Cependant, dans son « photojournal », l’écrivaine aborde le sujet de la construction de

son identité à partir d’une perspective différente. Elle évoque le chagrin et les conséquences

graves qui ont résulté de la mort de sa sœur : « [d]ans l’enfance : grande responsabilité,

culpabilité : je ne dois pas mourir, mes parents auraient trop de peine. Mon père serait

définitivement fou ». (EV, p. 26) C’est à l’âge de dix ans que l’auteure apprend tout à fait par

hasard l’existence et la mort de sa sœur ainée. C’est un secret familial dont ses parents ne lui

parlent jamais. Tout comme dans le cas d’Anny Duperey, ce silence imposé est une sorte de

défense703 : « [i]l me semble que le silence nous a arrangés, eux et moi. Il me protégeait704 ».

Cependant, il est ultimement brisé dans le texte L’autre fille, écrit sous forme de lettre adressée à

sa sœur décédée, dans lequel Annie Ernaux tâche enfin de faire son deuil. Ce processus

ressemble à celui vécu par Duperey. À travers son écriture, Ernaux essaie de s’approcher de sa

sœur Ginette (dont le prénom est d’ailleurs le même que celui de la mère d’Anny Duperey), mais

c’est un objectif irréalisable, car elle ne l’a jamais connue : « [t]u as toujours été morte. Tu es

entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans705 ». Ce texte est pour Ernaux une façon de

reconstruire une certaine relation avec sa sœur, de lui rendre une place le droit d’être présente

dans sa vie : « [t]u n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce

701 Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 73. 702 Sylvie Boyer partage aussi cette opinion. Voir Boyer, op. cit., p. 35 : « L’usage de la photographie dans ce livre

semble participer d'une sorte de travail du deuil qui consiste, de façon toute particulière en ce cas pour Ernaux ». 703 Voir Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 44 : « Ne pas en parler parce que la parole déclenche des drames ». 704 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 48. 705 Ibidem, p. 13.

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n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme

vide impossible à remplir d’écriture706 ». C’est aussi une tentative, si irréalisable soit-elle, de la

ramener à la vie et de lui compenser de l’avoir remplacée : « [p]eut-être que j’ai voulu

m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a

donnée707 ». Depuis donc des décennies, Annie Ernaux essaie de se débarrasser du sentiment

qu’elle n’a gagné le droit à vivre que grâce à cette disparition prématurée : « [i]l fallait donc que

tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée708. » Duperey indique

également une certaine interdépendance, plutôt symbolique, entre la vie (la naissance) et la

mort709. C’est différent pour Annie Ernaux, car elle explique un peu plus tard :

[i]l m’a fallu presque trente ans et l’écriture de La Place pour que je rapproche ces deux

faits, qui demeuraient dans mon esprit écartés l’un de l’autre – ta mort et la nécessité

économique d’avoir un seul enfant – et pour que la réalité fulgure : je suis venue au

monde parce que tu es morte et je t’ai remplacée710.

Il n’est pas donc surprenant qu’elle perçoive son existence en tant que substitut de celle de sa

sœur, de la sœur qu’elle n’a jamais rencontrée, mais qu’elle n’a jamais oubliée non plus. Comme

le note Christopher Christian, l’impact de la mort de frère ou de sœur peut avoir des

conséquences multiples sur l’enfant qui survit, par exemple : « identifications that the surviving

sibling can develop with the lost child711 », « envy of an ill sibling, who is at the center of the

family’s attention », « intense guilt upon the sibling’s death712 », « in cases where the surviving

706 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 54. 707 Ibidem, p. 77. 708 Ibidem, p. 34. 709 « Je dois donc garder cette impression que je suis née du matin où ils sont morts. Et puisqu’il a fallu qu’ils

meurent jusque dans ma mémoire pour que je puisse vivre après, je suis bien obligée de croire que cette amnésie doit

être charitable ». (VN, p. 31) 710 Ibidem, p. 61. 711 Christian, Christopher, « Sibling loss, guilt and reparation: A case study », The International Journal of

Psychoanalysis, vol. 88, 2007, p. 41. 712 Ibidem, p. 41

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child is the only child left in the family, fears of growing up and leaving the family713 ». Annie

Ernaux semble présenter les mêmes symptômes. Sans aucun doute, elle est tourmentée par le

sentiment de culpabilité de la survivante et par la conscience qu’elle doit sa vie à la mort

prématurée de Ginette : « [o]rgueil et culpabilité d’avoir été, dans un dessein illisible, choisie

pour vivre714 ». Nous pouvons également observer une sorte d’identification subconsciente avec

sa sœur décédée :

[c]’est une photo de couleur de sépia, ovale, collée sur le carton jauni d’un livret, elle

montre un bébé juché de trois quarts sur des coussins festonnés, superposés. Il est revêtu

d’une chemise brodée, à une seule bride, large, sur laquelle s’attache un gros nœud un

peu en arrière de l’épaule, comme une grosse fleur ou les ailes d’un papillon géant. Un

bébé tout en longueur, peu charnu, dont les jambes écartées avancent, tendues jusqu’au

rebord de la table. Sous ses cheveux bruns ramenés en rouleau sur son front tombé, il

écarquille les yeux avec une intensité presque dévorante. Ses bras ouverts à la manière

d’un poupard semblent s’agiter. On dirait qu’il va bondir. Au-dessous de la photo, la

signature du photographe – M. Ridel, Lillebonne – dont les initiales entrelacées ornent

aussi le coin supérieur gauche de la couverture, très salie, aux feuillets à moitié détachés

l’un de l’autre.

Quand j’étais petite, je croyais – on avait dû me le dire – que c’était moi. Ce n’est pas

moi, c’est toi715.

Ce sentiment, au départ induit par ses parents, devient par la suite le sien :

[r]êvé de deux filles (moi sans doute), jumelles, qui sautent à moto en parachute. Cette

moto devient d’ailleurs cheval au sol. Aucun des 2 parachutes ne s’ouvre, mais l’une des

filles n’a rien, l’autre demeure introuvable. Ça se passe à Yvetot dans la demeure de M.

Ebran, achetée par mes parents. Est-ce que la fille perdue représente ma sœur morte? Ou

un « moi » dont je veux me débarrasser? (EV, p. 17)

Annie Ernaux semble éprouver aussi une certaine jalousie par rapport à la place que sa sœur a

pris dans les cœurs de ses parents716 :

713 Christian, op. cit., p. 41. 714 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 34. 715 Ibidem, p. 9-10. 716 « Depuis le début, je n’arrive pas à écrire notre mère, ni nos parents, à t’inclure dans le trio du monde de mon

enfance. Pas de possessif commun. [Cette impossibilité est-elle une façon de t’exclure, de te renvoyer l’exclusion

qui a été la mienne dans le récit du dimanche d’été ?] » Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 40.

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[s]oixante ans après je n’en finis pas de buter sur ce mot, d’essayer d’en démêler les

significations par rapport à toi, à eux, alors que son sens a été aussitôt fulgurant, qu’il a

changé ma place en une seconde. Entre eux et moi, maintenant il y a toi, invisible,

adorée. Je suis écartée, pour te faire la place. Repoussée dans l’ombre tandis que tu

planes tout en haut dans la lumière éternelle. Comparée, moi l’incomparable, l’enfant

unique. La réalité est affaire de mots, système d’exclusions. Plus/Moins. Ou/Et.

Avant/Après. Etre ou ne pas être. La vie ou la mort717.

À la lumière de ces observations nous pouvons avancer que cette existence niée de sa sœur et sa

disparition passée sous silence étaient pour Ernaux un événement, sans aucun doute,

traumatique. La vie dans l’ombre de cette tragédie familiale force donc l’auteure à valider

constamment sa présence dans le monde, ce qu’elle réalise à travers le développement personnel.

C’est pourquoi, en tant que jeune fille, elle échappe dans une réalité parallèle de la littérature et

acquiert une érudition admirable qui lui permet, par la suite, de poursuivre son éducation dans le

supérieur et de réaliser ses projets de devenir professeure et écrivaine. Cependant, cette grande

chaine de réussites, qui résulte naturellement en une ascension sociale, n’apaise pas son malaise

identitaire, au contraire, elle l’approfondit, car c’est ainsi qu’Ernaux s’éloigne inéluctablement de

ses parents. Celle, qui se sent insuffisante pour remplacer sa sœur – « une petite sainte » (EV, p.

17), devient trop sophistiquée pour continuer à vivre dans son milieu social d’origine. Cette lente

transition sociale a été déjà initiée dans l’enfance, car à la différence de ses cousines et ses amies

du milieu populaire, Annie Ernaux a fréquenté une école privée. La bonne éducation tenue en

haute estime par ses parents était à l’origine de la séparation et de l’éloignement entre eux et leur

fille :

[p]osséder à fond le maniement de la langue est donc une échappatoire mais cette

maîtrise renforce aussi l’aliénation, car en adoptant la langue d’une autre classe, elle se

coupe de ses racines comme en témoignent les épisodes pénibles lorsqu’elle retourne

occasionnellement dans sa famille. […] Le parcours socio-linguistique est irréversible.

717 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 27.

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Elle le ressent comme une libération mais il lui arrive parfois de regretter le monde

familial718.

Le sentiment de la culpabilité s’intensifie. Des décennies après la mort de ses parents et de sa

sœur, Annie Ernaux constate encore : « [l]’autre fille, c’est moi, celle qui s’est enfouie loin

d’eux, ailleurs719 ». Cette séparation de son milieu d’origine se fait progressivement, mais il y a

également un moment symbolique où Annie, la fille de ses parents ouvriers-commerçants

devient plutôt Annie, la femme bien éduquée et appartenant à la classe bourgeoise. Annie

« d’avant », donc Annie Duchesne, devient Annie « d’après », alors Annie Ernaux. Nous

observons ici une transformation pareille, bien qu’évidemment moins brusque que celle vécue

par Anny Duperey. C’est dans son dernier récit Mémoire de fille qu’Annie Ernaux examine ce

changement d’état civil et de statut social. C’est ainsi que l’auteure se perçoit-elle en 1958 :

[p]lus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c’est elle qui me regarde. Est-ce

qu’elle est moi, cette fille ? Suis-je elle ? Pour que je sois elle, il faudrait que

je sois capable de résoudre un problème de physique et une équation du second

degré

je lise un roman complet inséré dans les pages Bonnes soirées toutes les semaines

je rêve d’aller enfin en « sur-pat »

je sois pour le maintien de l’Algérie française

je sente les yeux gris de ma mère me suivre partout

je n’aie lu ni Beauvoir ni Proust ni Virginia Woolf ni etc.

je m’appelle Annie Duchesne720.

À ce moment-là, ce transfert d’une classe à l’autre est assez convoité par la jeune fille :

« Duchesne, ce nom perdu six ans plus tard avec légèreté, peut-être soulagement, à la mairie de

Rouen, avalisant du même coup mon transfert dans le monde bourgeois et l’effacement de

S721. » Elle l’éprouve plutôt comme une sorte de libération du pouvoir parental. Peut-être, elle ne

pressent pas encore que cette transition ne sera jamais accomplie, qu’elle ne pourra jamais, et

718 Tondeur, Claire-Lise, Annie Ernaux ou l’exil intérieur, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p. 34-35. 719 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 77. 720 Ernaux, Mémoire de fille, op. cit., p. 20. 721 Ibidem, p. 34.

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elle ne voudra jamais se séparer définitivement de l’environnement qui lui était tellement proche.

Seulement plus tard l’auteure remarque : « je ne m’y résous pas, à cette séparation722 » et :

[s]ans m’en rendre compte, j’élargis le fossé entre mes parents et moi, mais ils me sont

nécessaires et, à cause d’eux, je serais capable de beaucoup de choses, comme si toutes

ces souffrances qu’ils ont subies, leurs humiliations, je voulais les prendre à ma charge et

les venger. (EV, p. 43)

Comme le remarque Claire-Lise Tondeur : « [l]a déchirure sociale se transforme

progressivement en incompatibilité culturelle723 » qui est une source de douleur tant pour la

jeune Annie que pour ses parents : « [c]’est ça, le fossé culturel, qui surgit à un moment de la vie

entre soi et ses parents, ou entre frères et sœurs parfois aussi. Quelque chose de l’ordre d’une

grande solitude, de la souffrance. C’est ainsi que je le vivais à 16, 17 ans. Sans penser que mon

père le vivait peut-être aussi de la même manière724. Le soi de l’écrivaine est donc pour toujours

déchiré et la séparation d’avec ses parents « ressenti[e] d’ailleurs, comme une trahison durant

toute sa vie725 ». Michelle Bacholle ne parle pas d’une déchirure interne, mais plutôt d’un

« dédoublement726 » qui menace la santé psychique :

[n]otons, qu’Ernaux, lorsqu’elle faisait ses études de lettres, a eu l’impression d’avoir

deux Moi totalement différents. Elle s’est sentie “schizoïde” quand, pendant la semaine,

elle était à l’université et que le week-end elle rentrait chez ses parents. À l’université,

elle se comportait comme les autres étudiants, se mettait à l’unisson avec eux (dans ses

goûts musicaux, ses loisirs…), chez elle redevenait la fille d’êtres socialement dominés.

C’est le seul cas d’un sentiment proche de la schizophrénie qu’elle se rappelle avoir

éprouvé. Etre bien intégré dans chaque monde passait par le dédoublement du Moi727.

Cette intégration à deux milieux semble néanmoins superficielle, ou partielle car elle provoque

des sentiments d’exclusion et d’incompréhension. Annie Ernaux vit plutôt dans la non-

722 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 27. 723 Tondeur, op. cit., p. 34. 724 Ernaux, Le vrai lieu, op., cit., p. 50. 725 Bogenc Demirel, Emine et Arzu Kunt, « Les enjeux de la mobilité sociale : La Place d’Annie Ernaux »,

Economics, Management, and Financial Markets, Vol. 6/2, p. 664. 726 Bacholle, Un passé contraignant : Double bind et transculturation, op. cit., p. 61. 727 Ibidem, p. 61.

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appartenance à ces deux groupes se sentant toujours comme une étrangère. Par conséquent, la

culpabilité envers sa sœur disparue ainsi qu’envers ses parents la marquera pour toujours et

résonnera profondément tant dans sa création littéraire que dans sa réflexion personnelle et la

problématique de la rupture identitaire apparaîtra dans ses écrits à plusieurs reprises728 :

[m]ercredi, dans le RER, avant de me rendre au studio des Ursulines, je me suis vue –

réellement vue – avec le regard de mes huit-douze ans : une femme mûre, élégante, très

« instruite », allant parler en public dans un cinéma de Paris, ce lieu inconnu – une

femme à mille lieues de ma mère, une femme étrangère et intimidante, une femme que je

n’aime pas. Des instants brefs où, ainsi, j’ai fait le chemin inverse de la mémoire, non de

l’adulte vers l’enfant mais de l’enfant vers l’adulte. Cette vision, plus que jamais, me fait

sentir le gouffre entre ce qu’était ma mère et ce que je suis. Mais aussi entre la petite fille

que j’ai été et ce que je suis. Cette petite fille n’aurait pas voulu de cette femme que je

suis comme mère. Cette petite fille est pour toujours de côté de sa mère. Je suis une

figure ennemie. La mère et cette petite fille sont mortes, la petite fille depuis plus

longtemps que la mère. Dans cette vision, il y a la comparaison de deux femmes, ma

mère et celle que je suis maintenant. Entre les deux, le regard hostile, sans avenir encore

d’une enfant, qui fut moi (mais qu’est-ce que ce mot veut dire ?). (EV, p. 20)

Nous observons ici une déchirure entre le soi d’une petite fille loyale envers ses parents et son

milieu social, et le soi d’une femme adulte, qui a remporté un grand succès, mais qui a trahi

d’une certaine façon ses racines. Ladite citation est tirée de l’entrée datée le 23 janvier 1998, ce

qui permet de conclure que cette rupture identitaire ne s’est jamais vraiment cicatrisée, même si

quelques décennies plus tard, dans sont texte Retour à Yvetot, l’auteure explique :

« [u]ltérieurement, la sociologie me fournira le terme adéquat pour cette situation précise, celui

de ‘transfuge de classe’ ou encore de ‘déclassé par le haut729’ ». Malgré tout, la conscience qu’il

existe un tel phénomène social conditionné par les circonstances extérieures ne résout pas ses

troubles personnels :

728 Claire-Lise Tondeur remarque que l’intérêt d’Annie Ernaux pour la division de la société en classe est à la limite

de l’obsession. Voir Tondeur, op. cit., p. 125 : « L’ethnocentrisme de classe, que ce soit celui du prolétariat ou de la

bourgeoisie, fascine Annie Ernaux. Par une observation directe et continue des comportements humains qu’elle

relate, elle cherche à faire une enquête ethnographique. Dans presque tous ses écrits, l’auteur revient à son passé, à

son enfance prolétarienne, à la relation avec ses parents. Cela devient un thème obsessionnel qui la poursuit même

lorsque le passé n’est plus le point focal […] ». 729 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 29.

Page 289: La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports …...ii La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits

281

[c]omment puis-je écrire, moi, en quelque sorte immigrée de l’inférieur? Depuis le début,

j’ai été prise dans une tension, un déchirement même, entre la langue littéraire, celle que

j’ai étudiée, aimée, et la langue d’origine, la langue de la maison, de mes parents, la

langue des dominés, celle dont j’ai eu honte ensuite, mais qui restera toujours en moi-

même. Tout au fond la question est : comment, en écrivant, ne pas trahir le monde dont je

suis issue730?

C’est à cause de son sens de l’observation, sa perspicacité et sa sensibilité qu’Annie Ernaux vit

cet « arrachement progressif à [s]on milieu familial731 » avec une intensité si forte. En tant

qu’enfant, même si elle n’était pas capable d’interpréter ou de comprendre proprement certaines

situations, elle était assez réceptive pour ressentir leur complexité, ou ambigüité. Nous pourrions

donc lancer une hypothèse que cette confrontation précoce avec le monde extérieur était à

l’origine d’une déchirure ou d’un conflit interne qui l’ont marquée pour toujours, et qui ont

éveillé en elle le désir de comprendre mieux sa situation en tant que membre d’une collectivité,

telle que la société, mais aussi de se connaître mieux en tant qu’individu.

Ce malaise interne est aussi communiqué par les photographies qui font partie du

« photojournal » dans Écrire la vie. La photographie qui date de 1959 juxtapose une réflexion

sur soi faite par l’auteure une trentaine d’années plus tard :

Figure 227 : « En 1957 », (EV, p. 22)

730 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 31-32. 731 Ibidem, p. 20.

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282

« [j]’étais blonde, avec des fringues aguicheuses, obsédée par le désir de ne pas grossir,

incapable d’entrer dans l’idéal laïque, moral, de la colonie. C’est tout ce que je vois de moi, cette

douleur, ce mal-être infini ». (EV, p. 23) En effet, en regardant cette photo, il est impossible de

ne pas remarquer que cette fille est triste, retirée, même absente. Assise sur ce qui ressemble à

une plage de pierre complètement déserte, elle est isolée par le cadre de la photographie et elle

s’isole par ses propres gestes et le regard qui fuit l’objectif de l’appareil. Le malaise interne de

cette adolescente est donc causé par l’impossibilité de s’adapter à l’environnement ainsi que par

la difficulté d’accepter son physique. Ces deux problèmes peuvent d’ailleurs résulter en une

sensation de solitude, d’incompréhension et d’étrangeté dont l’idée est si bien communiquée

dans la composition de la photographie de l’époque.

En 2002, l’auteure fait de nouveau une sorte d’auto-rétrospection ; elle se revoit à l’âge

de 23 ans732. Nous remarquons d’emblée que la jeune fille de l’année 1959 a vécu une grande

métamorphose tant psychique que physique. Cependant, l’écrivaine parvient à retrouver des

traits qui semblent constituer le fondement de son identité :

[j]’ai commencé de saisir mon journal de 1963, premier cahier donc, sur ordinateur. C’est

une fille très étrangère qui est là, un peu exaltée, cultivant sa différence (mais je suis en

train d’écrire L’arbre). Et cependant il y a là, déjà, les traits absolument indestructibles

qui me constituent, l’impossibilité de me sentir « moi », l’opposition de l’amour – qui me

« perd » - de l’écriture. (EV, p. 51)

Toujours un peu à l’écart, de gré ou de force, cette jeune femme est plus consciente de ses goûts,

de ses besoins et de ses points forts. En fait, elle ressemble très peu à la jeune fille adolescente

d’il y a quatre ans. Elle est belle, elle est séduisante et sophistiquée, peut-être un peu triste, mais

elle semble être à l’aise dans sa peau. La femme qui regarde directement l’objectif de l’appareil

732 Par rapport à Anny Duperey, Ernaux laisse à voir au lecteur beaucoup plus de photos qui la représentent aux

stades diférents de sa vie, surtout dans le « photojournal ». Anny Duperey se limite à ces quelques photographies

d’avant le trauma et son huitième anniversaire. Cependant, vu l’objectif et l’envergure de chaque projet, les deux

approches semblent tout à fait justifiées.

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283

est plutôt prête à une confrontation avec le monde extérieur. En fait, elle est en train de dire

quelque chose ; sa présence sur la photo est donc intense. Cette image photographique ne révèle

ni le malaise tellement lisible sur la photographie précédente, ni le trouble identitaire mentionné

auparavant. Cependant, le texte d’accompagnement dévoile beaucoup plus de ce que l’on peut

déduire de cette image. L’interprétation de l’écrivaine met en avant l’exaltation et l’étrangeté de

la jeune femme qui forment un masque, une posture lui permettant peut-être un fonctionnement

social correct.

Figure 28 : « À Yvetot, en 1963. » (EV, p. 51)

À la lumière de ces observations, cette photographie paraît donc, d’une certaine façon trompeuse,

car elle n’est pas en mesure de confirmer l’explication fournie par l’écrivaine. Le commentaire

personnel dévoile une circonstance qui reste inaperçue par le spectateur : elle est devenue

écrivaine. Ainsi, la photo ne ment pas vraiment, mais elle ne montre qu’une bribe de la réalité.

Nous pourrions aussi réfuter entièrement l’interprétation initiale en privilégiant l’extrait tiré du

journal de l’auteure en tenant compte de son caractère sincère et authentique. Cependant, il ne

faut pas oublier que ce texte n’était pas écrit avec l’intention de commenter la photographie en

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284

question, mais il a été rédigé indépendamment, beaucoup plus tard, et choisi en tant

qu’annotation seulement pendant la réalisation du projet « photojournalistique ». Dans tous les

cas, le décalage temporel entre l’écriture du texte et la prise de l’image ainsi que les buts

divergents qui ont inspiré la production de ces deux documents rendent impossible un

dévoilement ou une représentation complète du soi auctorial. Nous envisageons alors ici un cas

dans lequel l’écrit et le visuel se contredisent d’une certaine façon, ce qui résulte en un message

quelque peu énigmatique.

La photo suivante présente une femme légèrement souriante qui détourne un regard

rêveur de l’objectif photographique. Il est difficile de deviner son état d’âme, ou sa situation

sociale, mais l’expression de son visage se caractérise par une certaine tranquillité. C’est un

portrait qui diffère des photographies officielles ayant pour but de confirmer l’identité.

Cependant, elle ne fournit pas beaucoup plus de connaissances concernant le sujet photographié

; peut-être, avec ses yeux rêveurs et son sourire pensif, elle réfléchit à ce que lui apportera

l’avenir. Ou bien, est-ce juste à cause de la timidité que son regard fuit l’appareil photographique

? Il se peut aussi que ce soit un objet de son désir, non identifiable pour le spectateur, qui attire

son attention. Cette photographie, qui montre si bien le visage de cette jeune femme, cache aussi

bien le mystère de ce qu’elle est, de ce qu’elle pense, ou de ce qu’elle fait dans la vie :

Figure 29 : « Étudiante en Lettres modernes, 1962-1963. » (EV, p 55)

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285

L’extrait du journal intime qui accompagne cette image photographique est inspiré par une carte

postale reçue par l’écrivaine beaucoup plus tard. C’est l’auteur de ce petit document qui met en

rapport Annie Ernaux de 1963 et celle de 2000 :

[c]arte de P. : « Pense à l’étudiante boursière de 63 et à l’écrivain que tu es, revenant à

Rouen. » Mais pour moi cette phrase n’a aucune signification. Deux hypothèses : ou bien

je ne suis plus du tout semblable (évident : je ne prévoyais pas l’avenir, pour me réjouir

maintenant, il faudrait que j’aie rêvé d’être écrivain, ce n’était pas un rêve mais une

volonté) – ou bien je suis pareille, entière dans mon présent à ces deux moments,

insoucieuse de l’avenir. Cela est le plus probable. (EV, p. 54)

Un tel rapprochement est fondé strictement sur l’unicité de l’endroit visité par l’écrivaine à un

certain intervalle de temps ainsi que sur sa situation professionnelle diamétralement différente à

ces deux moments de la vie. Cette juxtaposition des éléments contrastants qui forment son

expérience personnelle mène l’auteure à deux présomptions sur soi qui s’opposent, celle qui nie

toute la ressemblance à la femme saisie sur l’image photographique, et celle qui restaure une

affinité avec elle. En conséquence, l’écrivaine privilégie l’idée qui présuppose qu’une certaine

cohésion est nécessaire entre ces deux versions de soi. Cette cohérence du soi est regagnée grâce

à un détail insaisissable pour le lecteur, qui se trouve hors le texte et hors l’image, c’est-à-dire

dans l’attitude de cette femme vis-à-vis du temps à venir. Cette réalisation de soi peut avoir lieu

grâce soit à un travail d’introspection, soit à regard diachronique extérieur qu’Annie Ernaux

porte sur son passé et sur son évolution personnelle. En effet, pour un spectateur externe, il

devient de plus en plus difficile d’approfondir la signification des photographies saisissant

l’auteure dans tel ou tel endroit, sans des repères plus précis. La valeur représentationnelle des

photos de famille est donc toujours indéniable, mais leur lecture assez limitée, surtout dans le cas

des photographies privées, qui ne s’inscrivent pas dans des schémas évidents tels que les photos

de mariage par exemple. Nous prenons les photos pour ne pas oublier, et en effet, nous arrivons à

éterniser le moment. Cependant, avec l’écoulement du temps, il se peut qu’on oublie pourquoi ce

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moment-là était important. En conséquence, une photo privée peut être dépourvue de sa

signification et peut devenir obscure même pour le photographe ou la personne photographiée.

Ainsi, la sauvegarde du passé à travers les images n’est-elle que superficielle, illusoire, comme

par exemple dans les cas suivants :

Figure 30 et 31 : « En 1957, dans la cour et le jardin. » (EV, p. 37)

Au-dessous de ces deux photographies, l’auteure cite son journal de 1979 : « [j]’ai regardé les

photos et ça ne m’apprend rien, c’est par la mémoire et l’écriture que je retrouve, les photos

disent à quoi je ressemblais, non ce que je pensais, sentais, elles disent ce que j’étais pour les

autres, rien de plus ». (EV, p. 37) Cette réflexion d’Ernaux coïncide avec ce que Julia Hirsch note

dans son texte Family Photographs : content, meaning, and effect : « […] family photography is

also provoking. It invites our curiosity about personalities and relationships but cannot fully

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satisfy it733 ». Elle explique aussi que : « [t]he person who has kept the picture may not have

been there at all. For him, reading the photograph becomes an imaginative exercise which he

may well second-guess reality734 ». En effet, la plupart des photographies privées dévoilent

seulement la scène qui a eu lieu devant l’appareil photo, alors que le reste des observations ne

sortent pas de la sphère des déductions et des hypothèses. C’est la raison pour laquelle, certaines

images peuvent inciter des interprétations variables ; tout dépend de la sensibilité personnelle et

des associations du spectateur.

En 1983, sur les pages de son journal intime, Annie Ernaux note : « [r]elu les cahiers

précédents. Pour la première fois, une impression curieuse, d’une terrible identité : toujours le

mal-être, la « question » et la solitude. » (EV, p. 62) L’écrivaine retrouve donc l’essence de soi à

la fois dans le déchirement permanent, dans l’incompatibilité avec l’environnement et dans

l’impossibilité de regagner la paix intérieure. Devenue femme, mère, enseignante, Annie Ernaux

se sont toujours piégée dans son existence, elle est toujours aux prises avec soi. Claire-Lise

Tondeur l’explique de façon pointue :

[c]’est le mariage dans un milieu bourgeois, puis la maternité et le maternage ainsi que

son activité professionnelle, comme professeur de lycée, qui finalement lui ont fait

prendre pleinement conscience de sa nouvelle identité. […] La lente élaboration de son

identité l’amène à découvrir le degré d’aliénation que cette quête identitaire représente

pour elle. Elle se sont dupée. Ayant endossé le rôle qu’on attendait d’elle, celle de mère

de famille, elle ressent une perte complète d’identité735.

Ce malaise intérieur semble constituer la partie la plus importante de son identité et de sa

perception de soi. Cependant, les images photographiques d’accompagnement du texte n’ont pas

pour but d’illustrer ce côté sombre de l’identité de l’auteure, mais au contraire, elles font voir les

moments de rare allégresse dont l’importance dans la vie de l’écrivaine est absolument

733 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 6. 734 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 9. 735 Tondeur, op. cit., p. 49.

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indéniable : « [e]t c’est ce dont je ne parle pas qui me sauve, la littérature, mes enfants, par

exemple. » (EV, p. 62)

Figure 32 : « À Bordeaux-Caudéran », et 33 : « Dans la Nièvre, préparant le Capes et

l’agrégation, été 1965. » (EV, p. 63)

En effet, ces deux photographies représentent une femme entièrement concentrée sur l’enfant

qu’elle tient dans ses bras. Nous pouvons supposer qu’elle est bien consciente de la présence de

l’appareil photographique, mais elle ne s’en préoccupe pas, toute son attention focalisée sur ses

fils. Si on compare ces images aux cinq photographies analysées précédemment, on notera

d’emblée la différence : c’est la première fois que l’auteure a l’air d’être vraiment heureuse.

Nous ne voyons pas de trace de malaise ici, mais le simple bonheur de partager un moment

d’intimité tellement naturelle entre une mère et ses enfants. La juxtaposition de ces

photographies et de l’extrait qui les précède expose toute la complexité de l’expérience et la

relativité de la perception de soi. Séparément, ni le texte, ni les photographies ne dévoilent la

vérité objective, chaque mode d’expression saisissant souvent les instants à sens contradictoire.

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Seulement ensemble, ces deux médias créent un portrait un peu plus complet, bien qu’il ne soit

pas sans brisure.

Le retour qu’Ernaux effectue sur son passé à partir des photos de famille et de ses

journaux intimes permet de suivre de façon incomplète et fragmentaire, mais sans aucun doute

attachante, son évolution personnelle dès l’enfance, au travers de l’adolescence jusqu’à l’âge

adulte. Même si les photographies d’Annie Ernaux en tant que femme mûre sont assez rares, le

nombre restreint des photos récentes ne surprend pas, si on tient compte qu’un texte à vocation

autobiographique doit se concentrer sur la représentation des moments charnières du

développement personnel de l’autobiographe. Annie Ernaux précise dans ce texte qui se situe

hors de la définition générique, qu’un principe identique préside au choix des images qui sont

intégrées : « [p]armi les photos de moi, j’ai privilégié, bien que les moins nombreuses, celles des

années d’enfance et de jeunesse, c’est-à-dire la période des hasards et des choix qui ont engagé

durablement ma vie ». (EV, p. 8-9) De ce point de vue, la transformation d’une fillette en une

femme, une mère, une professeure et une écrivaine est clairement présentée. Cependant, la

juxtaposition des images photographiques et des extraits des notes personnelles forme un collage

d’éléments indépendants dont la coexistence dans le même espace construit une histoire

personnelle, racontée de façon unique, mais lacunaire. L’éclatement formel de ce

« photojournal » met en relief la nature complexe et plurielle du soi auctorial, et paradoxalement,

la cohérence du soi représenté est retrouvée dans la rupture identitaire incurable736 dont la

présence dans la vie de l’auteure est indéniable et constante.

736 Si dans le cas d’Anny Duperey, nous pouvons observer un certain soulagement ressenti à la fin de l’écriture du

Voile noir et Je vous écris…, cet effet n’est pas si évident dans les textes d’Annie Ernaux. Les années et le

« photojournal » n’ont pas les mêmes visées que les textes de Duperey. En revanche, L’usage de la photo, L’autre

fille et Mémoire de fille sont plus proches de cette dimension thérapeutique.

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Sa forte identification avec l’humanité et surtout avec ses contemporains, mène Annie

Ernaux à concevoir un autre texte, à savoir Les années, qui récrée, de façon extraordinaire, un

sens de partage, d’appartenance à une communauté, de complicité, et d’interdépendance entre les

êtres humains. À travers son texte, l’écrivaine dépeint non seulement sa propre vie, mais aussi

celle de ses pairs, des autres qui vivent un sort similaire.

Les premières photos, présentées sous forme de descriptions, qui marquent les années

quarante n’entretiennent pas de lien avec la suite du texte, ou plutôt, restent isolées. Elles

introduisent le personnage d’une petite fille – « elle », sans indiquer clairement qu’il s’agit de

l’auteure elle-même. Au fur et à mesure que le récit progresse, cette petite fille grandira et

mûrira, et le lecteur sera capable de l’identifier avec l’écrivaine, mais cette identification n’est

pas évidente à l’initial :

[i]l n’y a de sûr que son désir d’être grande. Et l’absence de ce souvenir :

Celui de la première fois où on lui a dit, devant la photo d’un bébé assis en chemise sur

un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, « c’est toi », obligée de

regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant vécu dans un temps disparu

une existence mystérieuse. (LA, p. 37)

Les descriptions des photographies sur la réalité de la période après la guerre, placées au début

du texte, ne permettent pas de discerner des liens l’enfant saisi sur la photo, le texte et l’auteure.

Les descriptions ekphrastiques rejoindront petit à petit le texte dans lequel on pourra retrouver

par la suite des réflexions plus personnelles et des détails de la vie privée d’Annie Ernaux. La

première photo, qui indique le moment de cette transition, ou de ce rapprochement entre « elle »

et l’auteure, a été prise en 1957 :

[s]ur celle-ci, une grande fille aux cheveux foncés, mi-longs et raides, visage plein, les

yeux clignant à cause du soleil, se tient de biais, légèrement déhanchée de manière à faire

saillir la courbe de ses cuisses, serrées dans une jupe droite descendant à mi-jambe, tout

en les amincissant. La lumière effleure la pommette droite, souligne la poitrine pointant

sous un pull d’où dépasse un col Claudine blanc. Un bras est caché, l’autre pend, la

manche retroussée au-dessus d’une montre et d’une main large. La dissemblance avec la

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photo dans le jardin de l’école est frappante. En dehors des pommettes et de la forme des

seins, plus développés, rien ne rappelle la fille d’il y a deux ans, avec ses lunettes. Elle

pose dans une cour couverte sur la rue, devant une remise basse, à la porte rafistolée

comme en voit à la campagne et dans les faubourgs des villes. En fond, trois troncs

d’arbres plantés sur un haut talus se détachent sur le ciel. Au dos, 1957, Yvetot. (LA, p.

65)

Cette photographie a été par la suite publiée dans le « photojournal » :

Figure 34 : « En 1957 », (EV, p. 36)

La description très précise de cette image qui se trouve dans Les années, nous permet de la

reconnaître facilement parmi plusieurs photos qui représentent l’écrivaine en tant que jeune fille.

Cependant, ce qui attire le plus l’attention dans cette description est la façon dont l’auteure met

en relief une grande transformation physique qu’elle a subie à l’époque qui semble coïncider

avec une certaine maturité émotionnelle et intellectuelle. C’est la première fois que le texte qui

suit la description de l’image photographique n’en soit pas entièrement disjoint, et porte, en plus,

sur une expérience personnelle de l’auteure. Ainsi, on apprend qu’à l’âge de 17 ans, Annie

Ernaux est déjà consciente de sa condition dans la société :

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[e]lle connaît maintenant le niveau de sa place sociale – il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni

salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris –,

inférieur à celui de ses copines de classe. Elle espère que celles-ci ne s’en aperçoivent

pas, ou le lui pardonnent, dans la mesure où elle est « marrante » et « relaxe », dit « ma

piaule » et « j’ai les pétoches ». (LA, p. 66)

Les photographies de l’écrivaine décrites précédemment, celles qui indiquent seulement

l’écoulement du temps, sont donc des preuves de son existence, quelque peu passive, dans le

monde : « [c]e n’était pas soi non plus qu’on voyait dans le bébé de sexe indistinct à demi nu sur

un coussin mais quelqu’un d’autre, une créature appartenant à un temps muet et inaccessible ».

(LA, p. 30) Cet état d’inconscience et d’innocence, pareil pour tous les êtres humains à ce stade

du développement, est aussi un moment de partage et de rapprochement entre l’auteure et les

autres. Cette inclusion inconditionnelle lui permet donc de devenir automatiquement une

représentante de sa génération et de son espèce. Cependant, au début, l’impossibilité de

comprendre ou d’analyser la réalité extérieure l’exclut de la communauté sociale. Cette situation

change au fur et à mesure que la jeune fille entame le processus de la formation de son identité

largement comprise. Une partie importante de son identité sous-tendent donc ses opinions

politiques. Comme nous l’avons déjà mentionné, Annie Ernaux a découvert assez tôt qu’il

existait la classe dominante et la classe dominée. Cette réalisation était pénible, car elle a été

gagnée à travers des expériences honteuses et humiliantes pour l’auteure. Ainsi, n’est-il donc pas

surprenant que ses vues politiques soient de gauche :

[ê]tre de gauche, c’est un regard sur soi et sur le monde, sur soi dans le monde : voir

l’Autre, qu’il soit malien ou chinois, hétéro ou homo, catholique, juif ou musulman,

gitan, SDF, voire criminel, pédophile, comme d’abord semblable à soi et non pas d’abord

différent, d’abord étranger. C’est, au fond, le regard de Térence – ancien esclave, est-ce

un hasard ? « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.737 »

737 Kantcheff, Christophe, « C’est quoi, être de gauche ? Annie Ernaux : “Ce que je veux pour moi, tout le monde y

a droit” » (17 novembre 2014 [En ligne, 30 octobre 2014]),

[https://www.politis.fr/articles/2014/10/cest-quoi-etre-de-gauche-annie-ernaux-ce-que-je-veux-pour-moi-tout

lemonde-y-a-droit-28784/]

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Cette position transparait très clairement dans ses textes, notamment dans Les années, où

l’histoire individuelle ne peut pas être séparée de l’histoire collective, et où le soi de l’auteure se

construit grâce à l’autre, par rapport à l’autre et à travers l’interaction avec l’autre. En effet, ce

récit incarne, d’une certaine façon, l’idée d’égalité, et comme le remarque Kantcheff, « sa

conception de la littérature, [est] hautement politique. Contre les académismes et toutes les

formes de domination738 ». C’est ainsi qu’Ernaux dénonce la situation des femmes et revendique

leur droit à la liberté sexuelle :

[l]e plus défendu, ce qu’on n’avait jamais cru possible, la pilule contraceptive, était

autorisé par une lois. On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la proposait pas,

surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique. On sentait bien

qu’avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c’en était

effrayant. Aussi libre qu’un homme. (LA, p. 92)

Dans la production littéraire d’Ernaux, se manifeste aussi nettement son refus d’accepter

passivement l’état actuel des choses :

[ê]tre de gauche, fondamentalement, c’est ne pas prendre son parti de ce qui existe, de

l’injustice du hasard de la naissance, de l’inégalité des conditions, des dominations

sociales, culturelles, sexistes. C’est être convaincu que les sociétés sont perfectibles et

non pas fondées sur un ordre naturel inéluctable739.

En effet, l’écrivaine n’hésite pas à exposer la réalité telle quelle la voit ou telle qu’elle l’a vécue.

Ernaux est une auteure engagée qui se sert de l’écriture pour déclencher une discussion sur les

phénomènes souvent passés sous silence, pour promouvoir le changement, ou du moins, pour

738 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux : La place de l’écriture », (17 novembre 2014 [En ligne, 6 novembre

2014]), [https://www.politis.fr/articles/2014/11/annie-ernaux-la-place-de-lecriture-28846/] 739 Kantcheff, Christophe, « C’est quoi, être de gauche ? Annie Ernaux : “Ce que je veux pour moi, tout le monde y

a droit” » (17 novembre 2014 [En ligne, 30 octobre 2014]),

[https://www.politis.fr/articles/2014/10/cest-quoi-etre-de-gauche-annie-ernaux-ce-que-je-veux-pour-moi-tout

lemonde-y-a-droit-28784/]

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inspirer une réflexion plus approfondie sur notre condition dans le monde. Pour Ernaux, écrire

équivaut à vivre740, à agir et son engagement social ne lui permet pas de prendre sa retraite.

La problématique de la construction de soi suscite beaucoup d’intérêt de la part de

l’auteure depuis le début de sa carrière ; car elle y revient dans ses réflexions à plusieurs

reprises et elle la considère de diverses perspectives. La photographie de 1957 sert de jalon qui

marque le commencement de la construction de sa propre image et de son individualité. La

narratrice entreprend la tentative de se situer parmi ses pairs ce qui la mène à la réflexion plus

approfondie sur soi, sur ses goûts et ses besoins et par la suite, sur sa condition dans le monde

qui l’entoure. Mais le soi se construit à travers toutes sortes d’expériences et à différentes étapes

de sa vie :

[s]i l’une des grandes questions susceptibles de faire avancer la connaissance de soi est la

possibilité, ou non, de déterminer comment, à chaque âge, chaque année de son existence,

on se représente le passé, quelle mémoire prêter à cette fille du deuxième rang? Peut-être

n’en a-t-elle plus d’autre que celle de l’été d’avant, mémoire presque sans images,

incorporation en elle d’un corps manquant, un corps d’homme. (LA, p. 77)

Ce processus de la découverte et du mûrissement personnels sera suivi d’une prise de conscience

générale. Sa vie s’entrecroisera par la suite avec celle des autres, et sera régie par les mêmes

règles ou mécanismes que la leur. Elle n’échappera donc pas à son sort, mais elle fera partie

d’une plus grande communauté, telle que sa famille, sa génération, son sexe, la classe ouvrière,

la société française, ou le genre humain. Elle deviendra un membre de plus en plus conscient de

chacun de ces groupes. Mais le soi, en général, n’est jamais accompli et la représentation de

toutes ses fluctuations se dévoile toujours comme un grand défi. En effet, Annie Ernaux

n’échappe pas à ce problème et elle en est bien consciente. Son identité, forgée au cours des

années et à travers toutes sorte d’épreuves est extrêmement éclatée : « [e]lle voudrait réunir ces

740 « Parce que, au fond, tant que je n’ai pas écrit sur quelque chose, ça n’existe pas ». Ernaux, Le vrai lieu, op. cit.,

p. 19

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295

multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence,

depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui ». (LA, p. 179)

Cela a à voir avec une multitude d’expériences et toutes les transformations vécues, et il n’y a

pas de moyen de représentation qui permettrait de réunir ces « images de soi » pour en créer une

représentation totale. Akane Kawakami établit une analogie intéressante entre cette

représentation de soi élatée et « a composite photograph741 » :

[…] to create a composite portrait – or rather, a composite photograph – of Ernaux’s self

at that point in time. Composite photographs, popular towards the end of the nineteenth

and the beginning of the twentieth century, were made up of separate semi-transparent

images of a group of individuals which were superimposed on one another to produce a

single image, with the aim of revealing the ‘type’ to which the individuals belonged.2

The practice was used to detect family resemblances and shared traits, and is an apt

metaphor, in my view, for Ernaux’s multiple and synoptic self-portraits which become

superimposed upon one another in the consciousness of her reader742.

Il est donc juste de noter que ces « self-portraits743 » peuvent se multiplier à l’infini (ce dont

nous sommes témoins en tant que lecteurs de chaque texte consécutif publié par Ernaux) sans se

contredire. En conséquence, l’image globale qui émerge de ces textes n’est jamais complète et

accomplie, mais plutôt actualisée.

Ainsi, en gardant une partie de soi bien distincte et unique, la narratrice commence- en

même temps à se dissoudre dans les autres744: « [l]a photo pourrait dater de la fin des années

quarante ou du début des années soixante. Aux yeux de tous ceux qui sont nés après, elle est

741 Kawakami, Akane, « Annie Ernaux, 1989: Dairies, Photographic Writing and Self-Vivisection », Nottingham

French Studies, vol. 53, no 2, 2014, p. 232. 742 Ibidem, p. 232-233. 743 Ibidem, p. 233. 744 Katarzyna Ruchel-Stockmans observe un phénomène pareil quand elle analyse les travaux de Chriastian

Boltansky qui vise une représentation de soi: « [i]n what follows I will focus on four aspects of Boltanky’s variating

self-representation, which I group in two opposing pairs: preservation of his life and annihilation of it, the idea of an

artist as a unique individual and the dissolving of the self in the collective. » Ruchel-Stockmans, Katarzyna,

« Impossible self-representation », (15 octobre 2008 [En ligne, juillet 2006]),

[http://www.imageandnarrative.be/inarchive/painting/kasia_ruchel.htm]

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296

simplement ancienne, appartient à la préhistoire de soi où s’aplanissent toutes les vies qui ont

précédé ». (LA, p. 55) Elle devient juste un petit élément d’une réalité, d’un monde, impossible à

être identifié dès que la mémoire de ceux qui la connaissent disparaît. Contrairement à L’usage

de la photo, qui est un enregistrement d’une épreuve bien individuelle illustré de façon plutôt

symbolique, et au « photojournal », qui par une collection de portraits photographiques se réfère

à un parcours existentiel d’une personne bien spécifique, Les années racontent une expérience

individuelle qui est dépersonnalisée et généralisée. Quand l’auteure remplace l’image à caractère

privé par une description ekphrastique sans indiquer le nom de la personne représentée, elle

gagne un anonymat complet. Toutefois, il ne s’agit pas ici uniquement de cacher sa propre

identité, mais de l’universaliser, car ce texte a pour but de représenter une trajectoire

individuelle, non isolée, mais intrinsèquement liée aux autres. C’est ainsi que Michèle Bacholle-

Bošković explique et justifie l’usage de l’ekphrasis dans Les années :

De bébé à grand-mère, Ernaux écrit son album familial, réunit « ces multiples images

d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa

naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Une existence

singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération » (LA 179). Elles

appuient la dimension autobiographique du texte – rappelons ces mots de Sylvie Jopeck :

« Le premier souci autobiographique consiste à exhumer des ‘moi’ anciens,

méconnaissables, voire oubliés. La photographie autorise l’exploration la plus profonde »

(43). La nature des Années, à la fois personnelle et collective, est conforme au rôle «

archéologique » que Jopeck attribue à la photographie, « trace d’un passé personnel

dévoilé par l’écrivain, mais elle est aussi à la fois trace du passé au sens large, récit

historique et fragment de l’histoire » (93). Ces photos doivent toutefois demeurer des

photos en prose ; leur présence visuelle risquerait de menacer le frêle équilibre entre

historique et personnel, celui-ci pouvant aisément prendre le pas sur celui-là745.

745 Bacholle-Bošković, « ph-auto•bio•graphie : Écrire la vie par des photos (Annie Ernaux) », op.cit., p. 81.

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297

En effet, elle confirme cette idée de dépersonnalisation des photos afin de les rendre plus

universelles. Ce récit ne cherche donc pas à aliéner, mais à reconstruire ce qu’elle a en

commun avec la société746 dans laquelle elle a grandi :

[u]n héritage invisible sur les photos qui, par-delà les dissemblances individuelles, l’écart

entre la bonté des uns et la mauvaiseté des autres, unissait les membres de la famille, les

habitants du quartier et tous ceux dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un

répertoire d’habitudes, une somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des

adolescences en atelier, précédées d’autres enfances […] (LA, p. 31)

L’auteure ressent ce sens d’appartenance et de partage sur un niveau plus général de façon si

intense qu’elle déclare que « [r]écit familial et récit social c’est tout un ». (LA, p. 28)

En vertu de ces observations, nous avons donc l’impression que Les années est un texte

autobiographique quelque peu atypique747, car écrit à la troisième personne, mais qui se

conforme à la définition fournie par Philippe Lejeune dans son ouvrage Je est un autre :

[l]e recours au système de l’histoire et à la « non-personne » qu’est la troisième personne

fonctionne ici comme une figure d’énonciation à l’intérieur d’un texte qu’on continue à

lire comme discours à la première personne. L’auteur parle de lui-même comme si c’était

un autre qui en parlait, ou comme s’il parlait d’un autre748.

Cependant, cette impression est trompeuse. Bien que certaines remarques théoriques de Lejeune

puissent être utiles pour l’analyse des Années, il semble néanmoins que ce texte est encore plus

complexe. L’écrivaine ne se limite pas à l’usage du pronom « elle » dont elle se sert le plus

souvent pour raconter les événements spécifiques pour sa vie individuelle. En revanche, quand

elle parle d’une expérience qu’elle a partagée avec ses paires, elle utilise plutôt les pronoms

« nous » et « on » : « [n]ous, le petit monde, rassis pour le dessert, on restait à écouter les

746 Voir Ben Salah, op. cit., p. 182 : « Il serait donc difficile de chercher à distinguer l’individuel du social dans

l’œuvre d’Annie Ernaux. Tout en déposant sa vie sur le papier, cette dernière essaie de réaliser une « mise au jour de

la réalité ». Elle tente de dire son histoire et celle du monde autour d’elle, les deux étant indissociable selon elle. Le

sentiment d’avoir vécu des choses, d’avoir été témoin de circonstance, d’événements, lui fait sentir que sa vie a un

« caractère historique », ainsi qu’elle le confie à la parution des Années, sorte de synthèse de cette expérience ». 747 Il importe de remarquer que les textes des deux autobiographes, d’une façon ou d’une autre, dépassent les

exigences génériques. 748 Lejeune, Je est un autre, op. cit., p. 34.

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histoires lestes […] » (LA, p. 30) Cependant, ses parents à elle et leur génération sont représentés

par le pronom « ils » : « [m]ais ils ne parlaient de ce qu’ils avaient vu, qui pouvaient se revivre

en mangeant et buvant. » (LA, p. 24) C’est en jouant avec les pronoms749 qu’Annie Ernaux

dépersonnalise son récit, pour pouvoir parler non seulement d’elle-même. En revanche, Alain

Rabatel ne parle pas de la dépersonnalisation du texte, mais d’une certaine « fictionnalisation750

» qui permet d’élargir les possibilités expressives et significatives du personnel dans Les années:

[j]e voudrais explorer l’hypothèse que, dans Les Années, le traitement stylistique des voix

et des gestes est une sorte d’opérateur de fiction, dans la mesure où toute fictionnalisation

repose sur une mise à distance du réel, pour mieux en explorer les possibles, en

échappant aux tyrannies de l’instant ou des visions stéréotypées. La fiction est une

attitude cognitive (Schaeffer, 1999) qui envisage les choses par la puissance de

l’imagination. Cette dernière n’est pas en opposition au réel : au contraire, la fiction

interroge ses soi-disant limites à partir de ses potentialités en empruntant les voies du

vraisemblable (comme le roman historique), en explorant des virtualités en devenir dans

le réel (comme le fantastique et la science-fiction, sur des registres différents)751.

Cette dépersonnalisation ou fictionnalisation est expliqué par Ernaux ainsi : « [d]ans Les années,

il y a une espèce de transsubstantiation continuelle entre les individus – « elle », « nous » – et la

société752 ». Dès lors, le visage qui apparaît sur les photos décrites peut appartenir à n’importe

quelle personne qui se retrouve dans les événements et les situations racontés. Par conséquent,

même si on se rend compte que les photographies représentent Annie Ernaux elle-même, il

devient évident que son expérience personnelle ne peut pas être déconnectée de l’expérience

collective. Comme elle l’explique :

[c]e n’est pas parce que les choses me sont arrivées que je les écris, c’est parce qu’elles

sont arrivées, qu’elles ne sont donc pas uniques. Dans La honte, La place, Passion

749 Voir Ben Salah, op. cit., p. 182 : « Au fond, dans l’écriture d’Annie Ernaux, même à la première personne, il

s’agit toujours de cette identification avec une collectivité : Le destin individuel étant contenu dans le social, celui-ci

prime chez l’individu. Le « je serait non pas une individualité à part, mais le dépositaire d’une expérience qu’il a en

partage avec une communauté d’hommes ». 750 Rabatel, Alain, « La fictionnalisation des paroles et des gestes : Les Années d’Annie Ernaux », Poétique, 2013,

no 173, p. 105. 751 Ibidem, p. 105. 752 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 101.

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simple, ce n’est pas la particularité d’une expérience que j’ai voulu saisir mais sa

généralité indicible. Quand l’indicible devient écriture, c’est politique. Bien sûr, on vit les

choses personnellement. Personne ne les vit à votre place. Mais il ne faut pas les écrire de

façon qu’elles ne soient que pour soi. Il faut qu’elles soient transpersonnelles, c’est ça753.

Elle parle donc de soi comme si elle parlait des autres avec un grand naturel : « [a]ucun ‘je’ dans

ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle – mais ‘on’ et ‘nous’ – comme

si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant ». (LA, p. 240) C’est d’ailleurs ainsi que

l’écrivaine élabore, si nous pouvons le dire : un « soi collectif754 », anonyme et bien

reconnaissable en même temps, un soi qui ajoute encore à l’éclatement755 déjà subi au niveau

individuel756. Tout comme dans le cas d’une autobiographie rédigée à la troisième personne,

l’usage des pronoms différents complique dans ce texte la notion de l’identité : « [p]lus

autobiographe fait le grand écart, plus il a besoin qu’à un autre niveau ce par rapport à quoi (à

l’intérieur de quoi) il y a écart soit établi. On ne saurait échapper au problème de l’identité, mais

seulement le déplacer, et le mettre en scène comme problème757 ». La construction de soi à partir

de multiples éléments, parfois contradictoires est une tentation de joindre l’individuel et le

753 Ibidem, p. 108. 754 Fabien Arribert Narce semble partager cette opinion. Voir Arribert Narce, Fabien. Photobiographies : pour

écriture de notation de la vie : Roland Barthes, Denis Roches, Annie Ernaux, Paris, Champion, Génève, Diffusion

hors France, Slatkine, 2014, p. 246 : « Une nouvelle fois, la description de la photo ne sert donc pas une démarche

introspective, mais tend au contraire vers le collectif, et en particulier vers une lecture sociale (pour ne pas dire

sociologique), exprimant un sentiment de classe ». Et Michèle Bacholle-Bošković utilise même un term pareil, celui

d’« un moi collectif, impersonnel ». Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 73. 755 Maryse Fauvel semble partager cet avis quand elle remarque : « [v]arier les pronoms, c’est aussi affirmer que

l’être humain est toujours divisé, dispersé (RB 146), scindé, à la fois structuré et aliéné par la langue ». Maryse

Fauvel, « Photographie et autobiographie : Roland Barthes par Roland Barthes et l’Amant de Marguerite Duras »,

op. cit., p. 201. 756 L’analyse des photographies dans Les années fait par Fabien Arribert Narce est de nouveau, à certains égards,

similaire : « [l]a seule forme d’identité qu’elle puisse à la rigueur transmettre est par conséquent celle d’une altérité

continue du moi et une discontinuité, une fragmentation du sujet sans cesse renouvelées. En d’autres termes,

extériorisant l’image de soi (que l’on a soi-même et qu’ont les autres), la photo est davantage un signe de différence

que d’identité pour Ernaux ». Arribert Narce, op. cit., p. 311. 757 Lejeune, Je est un autre, op. cit., p. 49.

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collectif758. Une telle conception ne semble pas être fausse, ou inouïe, car comme le remarque

Marianne Hirsch : « […] the self-portrait always includes the other, not only because the self

never coincident, is necessarily other to itself, but also because it is continued by multiple and

heteronomous relations759 ». Ce récit d’Ernaux sous-entend donc un échange incessant entre le

soi et l’autre, car d’une part, comme l’explique l’auteure : « [e]lle ne regardera en elle-même

pour y retrouver le monde […] » (LA, p. 239). D’autre part, comme le remarque Élise Hugueny-

Léger : « [c]ette construction de soi à travers la parole des autres est un aspect essentiel de la

conception de l’identité chez Ernaux, qui a toujours défendu l’idée que chaque être est constitué

de ses relations et rencontres avec les autres760 ». La création d’Annie Ernaux permet donc

d’observer parfaitement cette transformation : « […] shift from the self-portrait to the allo-

portrait : the portrait of the other, defined as the other within761 ». Selon Ernaux, on est donc

pour toujours traversé et marqué par le contact avec les autres.

En bref, le processus de devenir soi passe par des étapes différentes qui, ensemble,

forment une identité unique, mais non uniforme :

[e]lle se ressent dans plusieurs moments de sa vie, flottant les uns par-dessus les autres.

C’est un temps d’une nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son

corps, un temps dans lequel le présent et le passé se superposent sans se confondre, où il

lui semble réintégrer fugitivement toutes les formes de l’être qu’elle a été. (LA, p. 204)

758 Nous voudrons souligner ici que détour vers les autres vise aussi une découverte de soi : « [l]’insertion des voix

multiples, le souci d’évoquer un « nous » au-delà du « je » situent l’œuvre d’Annie Ernaux hors la simple

récapitulation égotiste. Mais la subjectivité n’est pas niée : le « je » demeure présent, fût-ce dans le discours

historique ou ethnographique, comme médiateur incontournable du texte. On retrouve les analyses

phénoménologiques, reprises par Sartre : la finalité n’est pas l’introspection pour elle-même, mais l’exploration de

soi comme conscience inséparable de ce qui la fait exister ». Dugast-Portes, Francine, Annie Ernaux : Études de

l’œuvre, Paris, Bordas, 2008. p. 46. 759 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 83. 760 Hugueny-Léger, Élise, « ‘En dehors de la fête’ : entre présence et absence, pour une approche dialogique de

l'identité dans Les Années d'Annie Ernaux », French Studies, A Quarterly Review, vol. 66, no 3, p. 371. 761 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op cit., p. 85.

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En conséquence, chaque tentative de représenter un soi en tant qu’entité totalement accomplie,

ou complète, surtout dans les récits autobiographiques, échoue malgré leur inventivité formelle et

tous les efforts qui sont investis :

[t]he illusion of the self’s wholeness and plenitude is perpetuated by the photographic

medium, as well as by the autobiographical act […] Autobiography and photography

share, as well, a fragmentary structure and an incompleteness that can be only partially

concealed by narrative and conventional connections762.

Le moyen, qui permet de remédier tant bien que mal à cette incapacité, est pour Ernaux cette

recherche du soi à travers l’autre : « [s]eul le regard de l’autre peut me donner le sentiment que je

forme une totalité »763. (LA, p. 373) Mais en ce sens, la « totalité » retrouvée ne peut être perçue

que métaphoriquement : « […] afin de saisir dans sa totalité, et comprendre en quoi son parcours

est le reflet d’évolutions ayant touché les autres, l’auteure-narratrice doit prendre la mesure de la

part des autres laissée en elle, en nous764 ». En bref, il semble juste de remarquer que le texte Les

années exprime cette impossibilité de la représentation, cet éclatement identitaire et cette

expérience humaine, multiple, et en même temps, formatrice, de façon bien illustrative et

puissante. Philippe Lejeune remarque que « [l]’autobiographie à la troisième personne fournit un

merveilleux terrain de recherche, puisque par définition (par contrat) elle impose au lecteur de

faire, au moins implicitement, une opération de traduction, les procédés étant tous employés de

manière figurée765 ». C’est aussi vrai quant au récit d’Annie Ernaux, même si comme le souhaite

l’auteure, ne peut pas être classés selon les critères des genres traditionnels :

[i]l ne s’agit ni d’une littérature féminine (« je ne suis pas une femme qui écrit, je suis

quelqu’un qui écrit »), ni d’autofiction ou d’autobiographie au sens strict (un moi fermé

762 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op cit., p. 84. 763 Nous pouvons remarquer un certain parallèle entre le processus de la re-construction du moi vécu par Anny

Duperey qui se réalise à travers son propre regard, mais aussi celui de son père et de sa mère, et encore celui du

lecteur. 764 Hugueny-Léger, op.cit., p. 372. 765Lejeune, Je est autre, op.cit., p. 43.

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sur lui-même), ni d’une littérature à message délaissant la forme (« c’est la forme qui

bouscule, qui fait voir les choses autrement »)766.

Elle s’oppose nettement à la catégorisation de l’écriture selon le sexe de l’auteur : « [q]uand je

me suis mise à écrire, je n’ai pas eu l’impression d’écrire avec ma peau, mes seins, mon utérus

mais avec ma tête, avec ce que cela suppose de conscience, de mémoire, de lutte avec les mots

!767 » Cependant, la voix d’Annie Ernaux est importante dans la discussion sur la situation des

femmes et de leurs droits dans le monde contemporain. L’auteure explique plus tard : « [j]e ne

suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit. Mais quelqu’un qui a une histoire de

femme, différente de celle d’un homme768 ». Alors, la façon dont elle vit, décrit et partage cette

expérience de féminité vise à changer la perspective sur ce qui, à l’heure actuelle semble

socialement acceptable :

[p]articularly for women readers, in a culture where the naming of women’s physical and

sexual experiences leads to accusations of impudeur (shamelessness), Ernaux’s and

Cardinal’s texts represent a crucial questioning of gender-differentiated conventions. The

fact that both writers break the rules and speak the unspeakable – in a literary form which

is widely comprehensible and accessible – seems to give many women readers the sense

that they too can find the words to express their experience, and that they are entitled to

do so769.

En bref, la forme et le contenu, sont donc les éléments qui s’inspirent et qui se nourrissent et

cette interaction donne naissance à de nouvelles formes littéraires qui distinguent l’écriture

d’Annie Ernaux de la création d’autres auteurs contemporains.

La mise en relation de ces trois textes, qui révèlent, chacun à leur façon, la complexité de

l’expérience personnelle, met en exergue chez Ernaux une représentation du soi narratif très

766 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux : La place de l’écriture », (17 novembre 2014 [En ligne, 6 novembre

2014]), [https://www.politis.fr/articles/2014/11/annie-ernaux-la-place-de-lecriture-28846/] 767 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 57. 768 Ibidem, p. 57. 769 Thomas, Lyn, « Writing from experience », Feminist Review, no 61, Spring 1999, p. 43.

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diversifiée. À travers son écriture, l’auteure présente ce « soi multiple770 » et divisé qui se réalise

par le biais d’une multitude d’épreuves individuelles qui incluent aussi des aspects sociaux et qui

sont communes à l’ensemble de l’espèce humaine : « [l]a vie, avec ses contenus qui sont les

mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation,

l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie,

le deuil ». (EV, p. 7) Tous ces facteurs constituent des êtres uniques qui dévoilent de multiples

facettes du soi en fonction du contexte dans lequel ils se retrouvent. Comme nous l’avons déjà

mentionné, le soi n’est jamais une entité stable, mais il se forge à travers chaque événement

vécu, chaque expérience subie, chaque succès et chaque échec ; il se caractérise par une certaine

fluidité771. Chaque facette est donc vraie et nécessaire, et même si elle semble être dissimulée à

certains moments, elle ne disparaît pas. C’est à l’image des rôles sociaux que nous jouons dans la

vie privée ou publique : nous sommes en même temps des filles, des mères, des partenaires etc.,

mais pas nécessairement en même temps dans chaque situation et avec la même intensité. Dans

ces trois textes, Annie Ernaux arrive à montrer de façon remarquable toute la diversité et toute la

complexité qui caractérisent la problématique de la représentation et de la perception du soi. En

effet, cette déconstruction de soi faite par Ernaux dans ces trois textes confirme seulement ce que

remarque Inga Litvinaviciene : « […] la psychanalyse et les sciences humaines ont ébranlé le

système du « moi » cohérent qui se dissout dans l’incertitude des instants vécus, dans

l’imaginaire personnel qui emporte sur la réalité. La vie n’est pas perçue comme un tout mais

plutôt comme des fragments772 ». C’est pourquoi l’image du soi véhiculée dans les textes

770 Haverty Rugg, op. cit., p. 2. 771 C’est exactement ce qu’Annie Ernaux vise à saisir dans ses textes : « [c]e qui me requiert, c’est le temps dans la

mesure où il change continuellement les êtres, leurs pensées, leurs croyances, leurs goûts, d’où l’impossibilité de

parler d’une identité fixe ». Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 8. 772 Litvinaviciene, Inga, « De l’autobiographique vers le ‘je’ transpersonnel : L’écriture ‘plate’ d’Annie Ernaux »,

Darbar ir dienos, vol. 32, 2002, p. 154.

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d’Ernaux semble être extrêmement éclatée, pleine de contradictions et à chaque fois différente.

L’écriture d’Annie Ernaux, de façon bien caractéristique, dépeint la partie individuelle du vécu,

car elle permet au lecteur de s’approcher de ce qui ne peut en réalité être partagé que

partiellement.

Entre-deux : du soi vers les autres – un certain

universalisme

En analysant l’œuvre d’Annie Ernaux, il faut mentionner le dévouement que l’écrivaine

porte à l’authenticité et à la véridicité de la représentation de la réalité dans ses textes. L’usage

d’images photographiques, qui se fait dans plusieurs de ses récits, prend une importance majeure

en tant que moyen supportant une représentation réaliste, surtout dans les textes les plus récents.

Selon André Bazin, l’emploi du médium photographique trouve dans ce contexte sa pleine

justification : « [p]hotography and the cinema on the other hand are discoveries that satisfy, once

and for all and in its very essence, our obsession with realism773 ». En effet, à la langue simple,

mais utilisée de façon puissante, s’ajoute une représentation picturale dont la fiabilité et la valeur

documentaire ne peuvent pas être niées. Dans un tel cas, l’impression d’une représentation

véridique s’impose d’emblée. Cet effet est naturellement renforcé par notre approche générale

envers la photographie :

[t]his production by automatic means has radically affected our psychology of the image.

The objective nature of photography confers on it a quality of credibility absent from all

other picture-making. In spite of any objections our critical spirit may offer, we are

forced to accept as real the existence of the object reproduced, actually, re-presented, set

773 Bazin, op. cit., p. 242. En effet, dans le chapitre théorique, nous avons présenté les recherches concernant la

valeur documentaire et référentielle de la photographie.

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before us, that is to say, in time and space. Photography enjoys a certain advantage in

virtue of this transference of reality from the thing to its reproduction774.

Pour nous, comme pour l’écrivaine, les photos ont une dimension documentaire. Les images

confirment que certains événements ont eu lieu, que certaines expériences ont été vécues. Dans

L’usage de la photo, elles sont un témoignage des moments vécus à deux, mais aussi des

symboles d’une union des deux êtres dans un acte profondément intime. Elles sont donc un signe

métonymique d’un tendre contact physique, d’une entente des désirs, et de l’union des deux

entités humaines. Cependant, dans Les années, les descriptions ekphrastiques des photos de

famille sont des symboles d’une expérience de vie partagée avec une certaine collectivité. Elles

ont comme but d’exprimer un sens de communauté et d’appartenance à une société. Dans son

« photojournal », les photos de famille récréent les liens avec les proches et aident à retrouver du

sens dans ce qui appartient déjà à l’histoire personnelle passée. À travers sa création hybride,

Annie Ernaux fait face à l’irrémédiable de la condition humaine, soit une solitude indépassable.

Aussi, essaie-t-elle d’alléger ce poids de l’esseulement par des moments de partage, si illusoires

soient-ils, avec son partenaire, sa famille ou ses contemporains. Il serait donc faux de limiter la

valeur des photographies qui apparaissent dans l’écriture d’Annie Ernaux uniquement à leur

dimension documentaire. Ce qu’elles montrent est, en effet, restreint, mais le sens qu’elles

acquièrent ou qu’elles transmettent grâce à leurs interactions avec le texte, va au-delà de leur

valeur référentielle. Elles sont non seulement des preuves d’une réalité passée, mais aussi des

signes d’une vérité universelle.

Dans les trois textes, les images photographiques sont aussi dotées par l’auteure d’une

valeur ou d’une impossible dimension magique mentionnée dans le chapitre théorique : « [d]e

même qu’elles permettent aux gens de posséder en imagination un passé irréel, les photographies

774 Ibidem, p. 241.

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306

les aident aussi à prendre possession d’un espace dans lequel ils ne se sentent pas à l’aise775 ». En

effet, ces trois récits permettent à l’auteure de renouveler sa perception de soi, ou plutôt, de la

présenter sous différentes perspectives, et encore d’apprivoiser, d’une certaine façon, la peur de

la maladie, du vieillissement et de la mort. Il n’existe pas de moyens pour arrêter le temps et

toutes nos tentatives de représentation du passé échouent :

[c]’était à chaque fois une surprise. On ne reconnaissait pas d’emblée la pièce de la

maison où la photo avait été prise, ni les vêtements. Ce n’était plus la scène que nous

avions vue, que nous avions voulu sauver, bientôt perdue, mais un tableau étrange, aux

couleurs souvent somptueuses, avec des formes énigmatiques. L’impression que l’acte

amoureux de la nuit ou du matin – dont on avait du mal, déjà, à se rappeler la date – était

à la fois matérialisé et transfiguré, qu’il existait maintenant ailleurs, dans un espace

mystérieux. (LUP, p. 15)

C’est pourquoi on peut avancer l’hypothèse selon laquelle dans la création d’Annie Ernaux, la

question de la représentation objective, véridique ou réaliste de l’existence ainsi que la quête des

solutions formelles sont juste un prétexte pour mettre en avant la vraie préoccupation de

l’auteure, à plusieurs reprises soulignée dans ses écrits: « [j]e ne suis pas culturelle, il n’y a

qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir », (EV, p. 47) ; et

encore : « [r]ien ne compte plus, c’est le temps retrouvé, la vraie vie ». (EV, p. 57) Les textes

d’Ernaux, ont donc pour but de saisir et de sauvegarder, dans la mesure du possible, ce qui est

soumis inévitablement à la disparition, de retenir des bribes du passé et de les réintroduire dans

la mémoire de ses lecteurs pour les faire se perpétuer.

775 Sontag, op. cit., p. 22.

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307

Conclusion culminante : Duperey, Ernaux : regards croisés

The biography of a writer – or even the autobiography –

will always have this incompleteness.

V.S. Naipaul

Dans la présente thèse nous avons analysé les textes de deux auteures contemporaines

françaises : Anny Duperey et Annie Ernaux. Notre étude avait comme but d’explorer la relation

et les interactions entre les photographies, l’écriture autobiographique et la mémoire dans Le

voile noir d’Anny Duperey et dans quelques textes d’Annie Ernaux, à savoir L’usage de la

photo, Les années et le « photo-journal », paru dans le recueil Écrire la vie. Pour bien saisir la

complexité de cette problématique et pour organiser notre recherche, la présente thèse a été

divisée en deux parties : théorique et analytique. Dans le premier chapitre, nous avons introduit

les concepts théoriques requis pour une analyse des rapports entre l’écrit, le visuel et la faculté de

mémoire alors que deux autres chapitres ont été consacrés à l’étude des textes choisis.

Dans le premier chapitre, nous avons présenté de façon concise la recherche sur l’écriture

de soi, la photographie et la mémoire. Quant à la théorie de l’autobiographie, nous avons fait

recourt aux théoriciens suivants : Philippe Lejeune, George Gusdorf, Jean Starobinsky, Paul de

Man, Timothy Dow Adams, etc. Actuellement, le genre autobiographique réunit sous son nom

des textes tellement distincts que ceux de Duperey et d’Ernaux, qui sont, en plus, illustrés de

photographies. Notre analyse du corpus ne pourrait donc se passer de l’étude des images

photographiques. Par conséquent, une partie importante du premier chapitre est consacrée à la

théorie de la photographie et de l’ekphrasis photographique. Nous avons fait alors appel aux

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308

travaux qui traitent du médium photographique tels de Roland Barthes, Philippe Dubois, Daniel

Grojnowski, John Berger et Jean Mohr, Michel Frizot, Susan Sontag et Pierre Bourdieu ainsi

qu’aux textes qui portent sur la description ekphrastique de Murray Krieger, Liliane Louvel,

Véronique Montémont, Marta Caraion et d’autres. Ce cadre théorique permet de comprendre le

fonctionnement du médium photographique en général, son histoire, ses usages et la perception

évoluante des critiques envers ses qualités. Il est également indispensable pour étudier des

images photographiques insérées dans les textes des auteures privilégiées. Cependant, pour

analyser en profondeur le rôle que les photos jouent dans les récits choisis, nous nous référons

aussi aux travaux des critiques qui se spécialisent en étude des rapports entre le texte et l’image.

Il s’agit ici, entre autres, de Liliane Louvel, Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, Sylvie Jopeck,

et Linda Haverty-Rugg. Une grande partie du premier chapitre est aussi consacrée à la mémoire.

Pour présenter la complexité de cette faculté nous nous servons des textes de Paul Ricœur,

Maurice Halbwachs, Jean-Yves Tadié et Léon Michaux.

Ce survol de la recherche théorique dévoile un trait important que l’écriture

autobiographique et la photographie ont en commun. Le genre autobiographique était au départ

considéré comme la forme d’expression fiable et objective ; de même, le médium

photographique, grâce à ses capacités de représenter la réalité avec une exactitude avant

inconnue. Et pourtant, ces deux médias ont été reconnus par la suite comme la création

subjective conditionnée de façon considérable par les goûts, les choix et les compétences

individuels. Ce rapport quelque peu incertain à l’authenticité caractérise également la faculté de

la mémoire dont la capacité de sauvegarder les souvenirs de façon fidèle est limitée. Cependant,

ces trois éléments, qui dans aucun cas ne garantissent l’exactitude de la représentation, sont

essentiels dans la construction de l’histoire de vie. En revanche, l’impossibilité potentielle de la

reconstruction fidèle de la réalité n’empêche quand même pas de transmettre une vérité de

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l’expérience personnelle et du vécu. Cette conclusion ainsi que certains concepts théoriques

concernant l’écriture autobiographique, la photographie et la mémoire présentés dans le premier

chapitre nous ont permis d’étudier en profondeur les textes choisis. Par conséquent, nous avons

réussi à distinguer quelques similarités et dissemblances entre les récits des deux auteures. Cette

analyse des particularités structurales et thématiques des textes en question était possible grâce à

notre approche pluridisciplinaire et comparative. Toutes ces observations ont été formulées dans

deux chapitres analytiques consacrés respectivement à chaque écrivaine : tout d’abord à Duperey

et ensuite à Ernaux.

Le deuxième chapitre se concentre donc sur l’analyse du Voile noir d’Anny Duperey.

C’est une relation touchante d’une femme qui a perdu ses parents en tant que petite fille. Ce récit

est un enregistrement de sa confession et de sa lutte contre l’amnésie dont elle souffre dès

l’enfance. Dans notre analyse, nous avons recouru également à ses autres textes qui fournissent

du contexte supplémentaire et intéressant pour notre analyse. Il s’agit de Je vous écris… et

Lucien Legras, photographe inconnu qui, avec Le voile noir, composent une sorte de trilogie.

Dans notre étude du Voile noir, il était nécessaire de faire appel aux travaux des critiques de

divers champs de spécialisation : Gérard Genette, François Soulages, James Olney, Marianne

Hirsch, et d’autres. Les réflexions sur l’autobiographie, la photographie et la mémoire étaient la

base théorique pour notre analyse, cependant, nous avons introduit également quelques nouveaux

concepts, par exemple : l’hypermnésie (Jean-Marc Dupeu) et le deuil (Sigmunt Freud), ou

l’ekphrasis complétive (Véronique Montémont) et l’ekphrasis moderne (Dictionnaire des termes

littéraires) qui nous ont permis de mieux comprendre et de retracer les changements psycho-

émotionnels éprouvés par la narratrice, ainsi que d’analyser de plus près le processus

thérapeutique et créatif vécu à travers l’écriture du Voile noir. Pour Duperey, l’écriture est avant

tout un outil de remémoration et de recherche sur soi. L’écrivaine se lance dans cette entreprise

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autobiographique pour regagner l’accès à sa mémoire, pour retrouver l’enfant insouciante qu’elle

était avant la mort de ses parents. L’oubli, le refoulement, la perte des souvenirs n’ont jamais eu

d’influence apaisante dans son cas, mais révèlent bien au contraire les symptômes d’un trauma et

d’un malaise intérieur. Comme nous avons démontré dans ce chapitre, toutes les stratégies

utilisées par l’écrivaine ont comme but non seulement de re-construire le vécu de l’auteure, mais

aussi de provoquer une transformation salutaire interne. C’est donc grâce aux échanges et à toute

sorte d’interactions entre l’écrit, les photos et la mémoire que certains processus dans le

psychisme de l’auteure sont mis en marche. Notre étude confirme que l’effet curatif de cette

écriture autobiographique repose sur le travail interprétatif des images photographiques et sur la

re-construction des bribes de souvenirs. Les photos de famille, et notamment le seul portrait

photographique de l’écrivaine en tant que petite fille ainsi que la photo de mariage de ses parents

minutieusement scrutés et contextualisés par l’auteure ont joué un rôle essentiel dans le

processus de la re-construction identitaire du sujet écrivant ainsi que dans le rétablissement des

liens familiaux détruits. En conséquence, notre analyse des rapports entre le texte, les images et

la mémoire a permis de discerner quelques étapes de ce processus guérisseur dont l’une des plus

importante est justement la redéfinition de l’image du moi de l’écrivaine.

Le travail sur les textes d’Anny Duperey nous a apporté beaucoup de satisfaction. Sur le

plan intellectuel, Le voile noir est un texte stimulant et exigeant, car la conception initiale de ce

livre est complexe et problématique en même temps. La richesse et la dimension innovatrice de

ce récit sont si abondantes que nous n’étions pas capables de toucher à chaque aspect qui nous

paraissait intéressant. Il nous fallait par exemple sélectionner uniquement ces photographies qui

étaient les plus pertinentes pour notre analyse. Pour approfondir notre étude des rapports entre le

texte, les images et la mémoire, il faudrait donc examiner le reste des photos afin d’évaluer leur

signification et leur contribution à ce projet. En plus, le deuxième volume, Je vous écris…, sorte

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311

de bilan du progrès du travail de deuil, mérite aussi une analyse plus détaillée qui pourrait

enrichir de façon considérable notre recherche. Il serait particulièrement intéressant d’étudier

l’échange qui a lieu entre la narratrice et le lecteur dans les deux volumes ainsi que d’examiner

plus en profondeur le rôle de l’Autre dans le processus curatif vécu par l’écrivaine. Les lettres

des lecteurs dans Je vous écris… constituent également un matériau important et elles pourraient

être analysées non seulement comme la « deuxième voix », la voix de l’Autre, mais aussi comme

des éléments picturaux qui coupent la narration principale. En bref, plusieurs aspects du projet

autobiographique d’Anny Duperey demeurent encore inexplorés, et par conséquent, notre

tentative interprétative est loin d’être exhaustive.

Notre réflexion concernant les rapports entre le texte, les images et la mémoire ont

néanmoins une suite dans le troisième chapitre qui porte sur la production littéraire d’Annie

Ernaux. Dans le troisième chapitre, nous nous servons des concepts explorés dans les chapitres

précédents pour analyser la spécificité des autres textes de notre corpus. Tout comme dans le

deuxième chapitre, notre intention était d’examiner comment la mémoire et les photographies

participent à la construction du sujet autobiographique. Trois textes sont ici d’importance

cruciale : L’usage de la photo, le « photojournal » et Les années. Les deux premiers récits sont

généreusement illustrés de photographies personnelles et de photos de famille. En revanche, dans

le troisième texte, les images photographiques apparaissent uniquement sous forme de

descriptions. Cette différence influe de façon considérable sur la signification de ce récit. Notre

analyse révèle donc comment Annie Ernaux repousse les limites du genre autobiographique et

met en relief le caractère innovateur de la création de l’écrivaine. Son originalité repose surtout

sur l’usage de différentes formes d’expression et sur la relation que son écriture maintient avec la

réalité. Annie Ernaux est une écrivaine engagée qui cherche à dévoiler la réalité telle qu’elle la

voit ou la ressent, ou encore à dénoncer les injustices qu’elle observe ou dont elle souffre. Ainsi,

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312

dans L’usage de la photo, l’auteure explore l’inévitabilité du destin et la solitude face à la mort.

En conséquence, ce texte devient une confession sincère et intime. Dans le « photojournal »,

forme hybride composée de photos de famille, de photos privées (dans la plupart non publiées

avant) et d’extraits des journaux intimes, l’auteure se situe avant tout dans le contexte familial.

La construction verbale et picturale y dévoile un abîme entre la vie d’Annie Ernaux et celle de

ses parents, causé par l’ascension sociale vécue par l’auteure. L’écrivaine se représente donc

comme un membre d’une famille dont l’existence est perçue avant tout par le prisme des rôles

sociaux tels la fille, la mère, la femme et la grand-mère. Cependant, les stratégies verbales et

picturales utilisées dans Les années, ont comme but de construire le sujet du récit surtout en tant

qu’être social. Les photographies décrites, mais non reproduites au sein du texte, perdent en

partie leur valeur référentielle. En revanche, l’histoire personnelle présentée en bribe, dans

laquelle les changements et les phénomènes sociaux ainsi que les événements historiques

prennent une place prépondérante, se généralise et s’universalise. En conséquence, la trajectoire

personnelle sert comme un arrière-fond pour tisser un récit de partage, un récit de vie d’une

certaine collectivité. Une telle approche à l’écriture de soi permet à Ernaux de sortir des canons

génériques et d’établir une nouvelle voix autobiographique.

Tout comme dans le cas de la création d’Anny Duperey, notre analyse des textes

ernausiens se veut inachevée. Tout d’abord, notre étude se limite uniquement à trois textes

d’Ernaux et exclut plusieurs autres écrits autobiographiques de la même écrivaine qui présentent

des événements importants de sa vie : La place, Je ne suis pas sortie de ma nuit, L’Événement,

L’autre fille ou Mémoire de fille. Cependant, les trois textes qui font partie du corpus, c’est-à-

dire L’usage de la photo, Les années et le « photojournal » ont été choisis premièrement à cause

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des éléments picturaux qu’ils incorporent776, deuxièmement parce qu’ils présentent une certaine

progression dans la représentation de soi : du plus personnel au plus social. Grâce à la diversité

des récits et la richesse de son écriture autobiographique, l’étude des textes d’Annie Ernaux s’est

avérée absolument fascinante.

L’originalité de la présente thèse repose, entre autres, sur le fait que les textes de ces deux

écrivaines n’ont jamais été mis en parallèle. La création d’Annie Ernaux est bien appréciée et

étudiée par la communauté internationale des critiques qui s’intéressent avant tout à la création

féminine777 ou féministe et la dimension sociale de son écriture. Les études qui portent sur la

construction de soi dans les trois textes privilégiés dans la présente thèse sont relativement rares.

Cependant, les récits d’Anny Duperey sont un peu moins connus, car sa renommée est due plutôt

à sa carrière de comédienne accomplie. Les publications consacrées au Voile noir sont peu

nombreuses et se concentrent plutôt sur l’étude du trauma vécu par l’écrivaine. Le caractère

interdisciplinaire de la présente thèse qui analyse les rapports entre la mémoire, la photographie

et l’écriture autobiographique nous a permis d’étudier le processus de la construction identitaire

chez les deux écrivaines et de découvrir certains recoupements entre leur expérience et leur

création.

En fait, l’imagination joue un rôle crucial dans l’écriture de soi des deux auteures : pour

Ernaux, elle dépersonnalise les événements racontés ; pour Duperey, elle raccommode le

« tissu » autobiographique. Dans chaque cas, l’effet final est bénéfique soit pour l’auteure, soit

pour son récit. Anny Duperey écrit avant tout pour elle-même, pour retrouver la paix et pour

guérir, tandis qu’Annie Ernaux, en tant qu’écrivaine, se sent vouée à partager son expérience

776 D’autres textes d’Anny Ernaux, comme par exemple La place ou Je ne suis pas sortie de ma nuit, font aussi

allusion aux photographies réelles. 777 À titre de rappel, Annie Ernaux refuse un tel classement.

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pour avoir un certain impact sur le monde et sur les autres. Si différents soient-ils, les récits de

ces deux écrivaines ont en commun cette tentative, ou plus encore cette volonté de dépasser la

sensation accablante de solitude.

Les deux écrivaines ont aussi des relations problématiques avec leurs parents. Anny

Duperey est devenue orpheline alors qu’elle était encore une jeune enfant. Les circonstances

tragiques de l’accident qui l’ont dépourvue de ses parents ont aussi entraîné de graves

conséquences psycho-émotionnelles qui l’ont marquée pour toute la vie : la culpabilité envers ses

parents, car elle n’a pas réussi à les sauver et une amnésie post-traumatique qui l’a privée d’une

partie de sa vie et de ses origines. En conséquence, pendant des années, l’auteure a refusé

d’affronter et d’accepter la réalité. Cela a conduit à une aliénation émotionnelle, une incapacité

de parler du passé ainsi qu’en une impossibilité de nouer des relations importantes dans la vie

adulte. Des sentiments négatifs ont dominé sa vie. Toutefois, c’est finalement le besoin de

pardonner et d’être pardonnée qui l’amène à la rédaction Du voile noir. Même si ce récit n’offre

pas de soulagement total, il déclenche un travail de deuil et rend possible la réconciliation avec la

mort de ses parents. Le processus thérapeutique n’étant pas complètement accompli, une année

plus tard, l’écrivaine publie Je vous écris… Ce texte est le fruit d’un enregistrement de ses

échanges avec ses lecteurs. Cela lui procure un bienfait essentiel : elle se déculpabilise.

Quant à Annie Ernaux, elle est également tourmentée par le sentiment de la culpabilité.

Ce dernier naît, d’une part, en raison du décès de sa sœur à l’âge de 6 ans. Elle a le sentiment

d’avoir pris sa place. D’autre part, cette culpabilité prend sa source dans la relation qu’elle a

perdue avec ses parents en raison de son ascension sociale qui pourtant n’aurait pas été possible

sans leurs efforts ni leur soutien. C’est un leitmotiv qui apparaît dans la création ernausienne

avec une intensité variable, mais de façon récurrente. Ainsi, les textes d’Ernaux peuvent être

également considérés comme un espace de deuil. Parmi les textes étudiés, L’usage de la photo

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peut être interprété comme une tentative de faire le deuil, mais dans ce cas précis, il s’agirait du

deuil que l’écrivaine fait d’elle-même et de sa vie. La rédaction de ce récit permet à la narratrice

de se préparer, dans la mesure du possible, à sa mort anticipée et de se réconcilier avec cette

éventualité. Il faudrait également mentionner d’autres textes d’Ernaux, qui n’ont pas été abordés

dans la présente thèse, mais dans lesquels apparaît le même thème du deuil ou/et de la

culpabilité. Par exemple, dans La place, l’écrivaine commémore la vie de son père, dans Je ne

suis pas sortie de ma nuit, elle fait ses adieux à sa mère, qui souffre et meurt d’Alzheimer, tandis

que le récit intitulé L’événement raconte l’avortement que l’auteure a subi dans les années 1960.

En bref, tout comme Duperey, dans plusieurs de ses textes, Ernaux tâche de retrouver et de

valider le lien qu’elle avait avec ses parents et de se débarrasser de la culpabilité envers ses

proches. L’écriture est donc pour les deux écrivaines un moyen qui facilite ce processus de

guérison affective.

Les parents des deux auteures ont également contribué de façon considérable à leurs

créations. Dans ses textes, Ernaux révèle les tabous, tente de vaincre les stéréotypes, se bat

contre l’injustice sociale en parlant de sa propre expérience. L’écriture lui permet de remédier à

sa peine et de se réaliser en tant qu’auteure engagée. Dans Atelier noir, l’un des derniers textes

qu’elle a publiés, Ernaux admet qu’elle doit son style d’écriture à sa mère. Cette écriture plate,

qu’elle a héritée de sa mère, fait partie de son milieu d’origine et de son identité qu’elle

sauvegarde ainsi au travers de ses récits. Ce style d’écriture photographique et dépouillée devient

sa signature et lui vaut des prix littéraires prestigieux ainsi qu’une reconnaissance internationale.

Pour Anny Duperey, l’héritage le plus précieux laissé par ses parents, et en particulier par

son père, ce sont les photos de famille ainsi que les images artistiques qu’il a prises pendant sa

courte carrière de photographe. Les clichés photographiques non développés ont survécu pendant

des décennies avant d’être finalement développés et rendent ainsi un hommage post-mortem à

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leur auteur. Ils aident également Anny Duperey, leur fille à avancer vers sa guérison

émotionnelle. Ces photos font partie des deux publications ; grâce Au voile noir, le récit inspiré

par ces images photographiques, Anny Duperey se libère de son passé pour pouvoir enfin vivre

sa vie présente. Le processus d’écriture lui permet de re-construire l’image de ses parents, ce qui,

par la suite, facilite l’acceptation de leur disparition prématurée. L’album Lucien Legras :

photographe inconnu célèbre le talent de son père, mais il est aussi une forme de closure

psychologique symbolique tant pour Anny Duperey que pour sa sœur, Patricia Legras. Enfin, les

deux orphelines peuvent clore ce chapitre de leur vie et s’adonner à la construction de l’avenir,

non-oppressées par le passé traumatique. Ces images photographiques ont donc un impact réel et

bénéfique sur l’existence de celles à qui on les a léguées.

En bref, l’écriture et les photographies jouent, sans aucun doute, un rôle crucial dans la

vie des deux auteures ; nous pourrions dire que c’est seulement grâce à leur « héritage » respectif

qu’Anny Duperey et Anny Ernaux réussissent à régler leurs relations familiales et à gérer leurs

émotions dévastatrices.

Cependant, même si la photographie occupe une place importante dans la création de ces

deux écrivaines, seules les images reproduites dans Le voile noir peuvent être considérées

comme artistiques. En tant que telles, elles ont été présentées au grand public, surtout dans

l’album Lucien Legras : photographe inconnu. Les autres photos dont il est question dans cette

thèse n’acquièrent une valeur artistique que grâce à leur insertion au sein des récits et leurs

interactions avec le texte. Ce sont des éléments importants qui construisent le sens et imposent la

structure des récits dont ils font partie. Mais en dehors de cette contextualisation au sein de la

littérature, ces images photographiques sont avant tout reconnues pour leur fonction sociale et

nostalgique, propre aux photos de famille ou aux photos privées. C’est particulièrement le cas

pour les images qui apparaissent dans le « photo-journal » d’Annie Ernaux : leur fonction

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principale est de faire voir la vie de l’auteure et la réalité de l’époque. Quant aux descriptions des

images photographiques dans Les années, elles ont pour but de rapprocher la narratrice de son

lecteur pour que ce dernier puisse retrouver sa propre histoire dans l’histoire racontée.

Cependant, cette distinction entre la photographie plasticienne et les photos privées reste

poreuse. Malgré la qualité de ses travaux, Lucien Legras ne gagne pas de renommée nationale ni

internationale grâce à la publication de l’album qui rassemble ses photographies. De même, les

photos, qui apparaissent dans L’usage de la photo et dont la qualité de reproduction laisse à

désirer, auraient pu faire partie d’une installation artistique. Mais dans les deux cas, le sens de

ces photographies dépasse leur valeur référentielle et se comprend entièrement grâce à leur

rapport au texte. Ainsi, ce sont précisément les interactions entre l’écriture et les images qui

instaurent une nouvelle dimension de l’histoire racontée, autrement absente.

Dans les textes privilégiés, les photographies sont déchiffrées par le regard diachronique

de la narratrice. Ce regard est médiatisé par le décalage temporel qui sépare le moment de la

prise des photos et le moment de leur étude, et ipso facto, par les défauts de la mémoire de celle

qui regarde, ainsi que par son savoir limité par rapport aux scènes captées. D’une part, tous ces

facteurs entravent la possibilité de découvrir la signification véritable de ces photographies.

D’autre part, ce regard n’est pas entièrement étranger comme pourrait l’être celui de tout un

chacun. Il est parfois quelque peu extérieur, mais souvent la distance permet de voir les choses

plus clairement, de faire des rapprochements et des connections inattendus, d’identifier des

corrélations antérieurement non reconnues. Parfois, cet écart offre une autre perception ce qui

mène à de nouvelles interprétations, à l’exemple Du voile noir. Cependant, Les années et le

« photo-journal » se focalisent avant tout sur la représentation du passé et sur l’expérience déjà

vécue. De même, nous retrouvons ces thématiques dans les deux textes Le voile noir et Je vous

écris… Toutefois, ces derniers offrent une promesse d’avenir moins pénible et avec l’espoir

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d’une guérison complète. La seule exception concerne le récit L’usage de la photo, dans lequel

Ernaux décrit les photographies dont elle est l’auteure (ou bien pour lesquelles elle a assisté à la

prise). Son texte dévoile donc un regard plus synchronique (même s’il existe toujours un

décalage temporel de quelques jours, ou de quelques semaines entre le moment de l’écriture et

celui de la prise des photos ; il semble moins frappant). Tant les photographies que le texte

qu’elles inspirent, semblent partager le même but : saisir la vie turbulente et menacée, la

célébrer, voire la mettre en ordre. Et même si l’écrit comporte des retours en arrière fréquents,

grâce aux photographies, ce récit exprime plutôt la préoccupation du présent et du futur. Les

photographies incarnent ici les moments de vie particulièrement intenses, les moments de

jouissance et de l’oubli alors que l’écriture a pour but d’apprivoiser la mort anticipée. Ainsi une

énorme tension se manifeste-elle entre la volonté de vivre et la tentative d’accepter l’inévitable,

soit ce malaise, ce déchirement vécu par l’auteure à cette période-là.

À la lumière de ces observations, il serait donc juste de mentionner que l’écriture de soi

accompagnée de photographies privées, de façon sophistiquée et intense, met en avant le

caractère fluctuant et éphémère de l’existence humaine. Dans le même ordre d’idées, l’identité

personnelle n’est ni stable ni simple à saisir. Ainsi, les autobiographes recourent-ils à toute une

multitude de techniques pour représenter leur identité, leur soi de façon cohérente, complète et

crédible.

À ce sujet, les deux auteures entreprennent des démarches aussi innovatrices que

frappantes. Duperey présente une approche centrée sur l’impact de la mort de ses parents sur sa

vie et sur ses relations avec les autres. En conséquence, l’image de soi qui émerge à travers son

écriture est profondément déchirée, brisée de sorte que toutes les tentatives de la raccommoder

semblent peu probables. Toutefois, contre toute attente, l’écrivaine réussit, tant bien que mal, à

joindre le soi d’« Avant » avec le soi d’« Après », notamment grâce à la re-invention de l’image

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de ses parents ainsi qu’au regain du sentiment de complicité et d’intimité. En revanche, l’image

de soi, qu’Annie Ernaux construit dans les récits étudiés, expose plusieurs sphères de sa

personnalité. Des multiples expériences privées et intimes ainsi que des préoccupations de toute

sorte révélées dans ses textes, composent une image d’un soi éclaté, d’un soi à diverses facettes

qui n’est jamais accompli. Cette représentation éclectique des postures, qui forment pourtant un

amalgame bien spécifique pour chaque individu, vise à faire ressortir toute la complexité et

fluidité de l’aspect identitaire. C’est aussi une façon de faire exprimer la difficulté, voire

l’impossibilité de saisir ce phénomène de façon définitive. Dans le cas de la création

ernausienne, il s’agit donc d’une approche qui repose sur les idées de construction et d’inclusion

de divers aspects de soi. Nous la connaissons donc, entre autres, en tant que fille, femme,

auteure, mère, amante et représentante de sa classe sociale.

Si donc, dans sa quête identitaire, Duperey se concentre uniquement sur le contexte familial, la

recherche d’Ernaux acquiert une dimension plus globale. Anny Duperey entreprend son projet

autobiographique dans l’espoir de reconnecter avec ses parents décédés ; c’est son grand retour

aux origines. La rédaction Du voile noir est pour l’écrivaine un moment décisif dans sa vie. C’est

la première fois qu’elle partage son histoire avec quiconque... et d’emblée, elle le fait devant le

grand public. C’est un geste de courage assez spectaculaire. En retour, la réaction des lecteurs est

exceptionnelle. À la suite de cette publication, Duperey reçoit des centaines de lettres dans

lesquelles ceux qui ont lu sa confession lui racontent leurs propres histoires ; ils lui offrent les

mots de soutien et suggèrent des moyens pour guérir son trauma. En conséquence, elle publie sa

réponse : Je vous écris… Ce texte devient un espace de vrai partage entre l’écrivaine et ses

lecteurs. Cet échange rapproche les individus qui ont vécu un sort similaire ou bien qui ont vécu

un malheur dont la peine était jusque là indicible et accablante. C’est donc la souffrance qui met

en relation ces êtres inconnus. Les rapports familiaux prennent aussi beaucoup de place dans la

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création d’Ernaux. Tout comme Duperey, à travers son écriture, elle tente de rétablir la

connexion et l’intimité avec ses parents qu’elle a, en quelque sorte, perdus à cause de son

ascension sociale. C’est peut-être à cause de sa situation marginalisée d’une immigrée sociale qui

est à l’origine de son besoin de se joindre, de s’identifier avec une certaine collectivité. Dans ses

textes, Annie Ernaux part toujours de son expérience personnelle, en quelque sorte schématisée,

pour parler des autres en parlant de soi-même. L’écho de cette idée d’être prédestinée à parler de

son sort, à partager son expérience dans le but de devenir une partie de quelque chose de plus

grand traverse toute sa création littéraire. C’est ainsi qu’Annie Ernaux réalise l’idée de partage.

Et comme elle explore les différents aspects de la condition humaine, ses réflexions portent sur

une variété des sujets, à commencer par l’intimité sexuelle, à travers les responsabilités et les

droits sociaux, jusqu’à l’inexorabilité de la mort.

Les deux auteures présentent sans aucun doute des styles très différents : leurs textes se

distinguent de façon évidente tant sur le plan structural que narratif. Toutefois, même si les

approches et les objectifs visés par les deux écrivaines divergent, l’image globale dépeinte dans

leurs textes autobiographiques est toujours un portrait inachevé qui ne dévoile à chaque fois

qu’une fraction de leurs personnalités ou de leurs conditions. Les deux auteures font aussi preuve

d’une grande maturité et d’un grand engagement dans l’approfondissement de la connaissance de

soi. Cette quête souvent difficile et douloureuse, fascine et touche profondément à chaque fois.

Ayant pris la décision de raconter leurs expériences, elles le font dûment sans rien omettre, c’est

pourquoi leurs textes provoquent autant d’émotions.

La complexité de la condition humaine et des particularités de la vie de chaque individu

encourage l’usage des divers moyens qui seraient en mesure de refléter dans les textes d’ordre

autobiographique, cette richesse et cet enchevêtrement qui caractérise notre existence. Anny

Duperey et Annie Ernaux prennent le risque de transgresser les normes et en sortent victorieuses.

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Elles parviennent à bouleverser, à toucher et à conquérir les cœurs de leurs lecteurs, elles défient

toute comparaison et elles affirment leur position en tant qu’écrivaines.

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