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I La science au service de l'art Muurice Bernurd Pour pénétrer les secrets des œuvres d'art ou révéler des éléments dissimulés au cœur d'une pièce archéologique, les hommes de science se sontjoints aux historiens, ajìn de paijhire notre connaissance des objeB qui constituent les collections de nos musées. Au sein du Laboratoire de recherche des musées de fiance sont rassemblés les équipenzents et les techniques les plus pe$ectionnés, ainsi qtte les meilleurs historiens, pour mieux faire conriaitre les collections de nos musées, qui conpent parmi lesplus riches au monde. Ancien directeur de l'enseipiemerit et de la recherche à I'École polytechnique, Maurice Bemard dirige le Laboratoire depuis 1990. En octobre 1991, le Laboratoire de re- cherche des musées de France (LRMF) a fêté, sous la pyramide du Louvre, ses soixante ans d'existence - un âge res- pectable. Nombre de laboratoires scienti- fiques sont plus jeunes, et, parmi lesglus anciennement fondés, beaucoup ont dis- paru ou se sont dissous dans des struc- tures nouvelles. Pourtant, au regard d'une discipline de l'esprit, soixante ans, c'est peu ; songeons aux mathématiques, à l'histoire ou même à l'archéologie ... Le champ d'action du Laboratoire de re- cherche des musées de France, la science au service de l'art, est encore très peu la- bouré. Louis Pasteur, dès 1865, avait pré- dit la fécondité du mariage entre les sciences exactes et le monde de l'art. I1 déclarait, le 6 mars 1865, aux élèves de l'École des beaux-arts : (( I1 y a des cir- constances je vois clairement l'alliance possible et désirable de la science et de l'art, et le chimiste et le physicien peu- vent prendre place auprès de vous et vous éclairer. )) Mais c'est après la première guerre mondiale, lorsqu'il devient évident que les rayons X permettent non seule- ment de voir à l'intérieur du corps hu- main, mais aussi de découvrir les détails cachés dune peinture, que l'histoire de l'art s'allie à la science des matériaux. Le LRMF est ainsi l'un des premiers labora- toires à montrer, d'abord entre les deux guerres, puis dans les années 50 et 60, quels outils extraordinairesd'analyse et de découverte les sciences exactes peuvent apporter à l'histoire de l'art. à l'ombre du Louvre, le laboratoi- re en est resté partie intégrante jusqu'en 1968 : il est alors devenu le Laboratoire de recherche des musées de France. Ses compétences se sont ainsi étendues àl'en- semble des collections publiques fran- pises. Cette centralisation, typiquement franpise, se retrouve plus ou moins dans certains pays, alors que, dans beaucoup d'autres, chaque musée essaie de se doter de moyens scientifiques propres, qu'il met au service quasi exclusif de ses seules collections. La restauration des œuvres d'art en France est, elle aussi, centralisée pour l'essentiel. Une telle organisation présente à la fois des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers, il faut signaler les pe- santeurs et les délais qui, inévitablement, s'attachent à des structures centralisées, la lourdeur de certaines communications, l'insuffisance de moyens décentralisés, etc. En revanche, un avantage apparaît évident : la possibilité de mettre en œuvre, dans un laboratoire central, des moyens qui ne seraientjamais disponibles au profit d'un seul musée, at-il le plus grand du monde. O n en verra plus loin deux exemples très significatifs : l'analyse par faisceau d'ions, grke à AGLAE', la saisie numérique haute définition des ra- diographies du projet NARCISSE2. Les diverses activités du Laboratoire de recherche des musées de France sont regroupées en trois missions principales : la première consiste à effectuer au profit des collectionspubliques les analyses, me- sures et investigations nécessaires à la res- tauration ou à l'acquisition d'une œuvre dart, ou d'un objet de musée. Cette acti- vité exige des moyens analytiques sûrs, fiables et disponibles, ainsi qu'une étroite concertation avec les conservateurs res- ponsables des collections et avec les res- taurateurs. La deuxième mission consiste à pré- parer aujourd'hui les méthodes scienti- fiques qui seront demain utiles à l'histoi- re de l'art. Pour y parvenir au mieux, il est nécessaire d'entretenir avec le monde scientifique, celui de la science des maté- riaux en premier lieu, des liens étroits, afin qu'une innovation scientifique ou technique susceptibled'être utile aux mu- sées n'éChappe pas à notre évaluation. I I l I 26 Mzireimz bzt~r~zatioiznl(Paris, UNESCO), no 183 (vol. 46, no 3, 1994) O UNESCO 1994

La science au service de Fart

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La science au service de l'art Muurice Bernurd

Pour pénétrer les secrets des œuvres d'art ou révéler des éléments dissimulés au cœur d'une pièce archéologique, les hommes de science se sontjoints aux historiens, ajìn de paijhire notre connaissance des objeB qui constituent les collections de nos musées. Au sein du Laboratoire de recherche des musées de fiance sont rassemblés les équipenzents et les techniques les plus pe$ectionnés, ainsi qtte les meilleurs historiens, pour mieux faire conriaitre les collections de nos musées, qui conpent parmi les plus riches au monde. Ancien directeur de l'enseipiemerit et de la recherche à I'Éco le polytechnique, Maurice Bemard dirige le Laboratoire depuis 1990.

En octobre 1991, le Laboratoire de re- cherche des musées de France (LRMF) a fêté, sous la pyramide du Louvre, ses soixante ans d'existence - un âge res- pectable. Nombre de laboratoires scienti- fiques sont plus jeunes, et, parmi lesglus anciennement fondés, beaucoup ont dis- paru ou se sont dissous dans des struc- tures nouvelles. Pourtant, au regard d'une discipline de l'esprit, soixante ans, c'est peu ; songeons aux mathématiques, à l'histoire ou même à l'archéologie ... Le champ d'action du Laboratoire de re- cherche des musées de France, la science au service de l'art, est encore très peu la- bouré. Louis Pasteur, dès 1865, avait pré- dit la fécondité du mariage entre les sciences exactes et le monde de l'art. I1 déclarait, le 6 mars 1865, aux élèves de l'École des beaux-arts : (( I1 y a des cir- constances où je vois clairement l'alliance possible et désirable de la science et de l'art, et où le chimiste et le physicien peu- vent prendre place auprès de vous et vous éclairer. )) Mais c'est après la première guerre mondiale, lorsqu'il devient évident que les rayons X permettent non seule- ment de voir à l'intérieur du corps hu- main, mais aussi de découvrir les détails cachés dune peinture, que l'histoire de l'art s'allie à la science des matériaux. Le LRMF est ainsi l'un des premiers labora- toires à montrer, d'abord entre les deux guerres, puis dans les années 50 et 60, quels outils extraordinaires d'analyse et de découverte les sciences exactes peuvent apporter à l'histoire de l'art.

Né à l'ombre du Louvre, le laboratoi- re en est resté partie intégrante jusqu'en 1968 : il est alors devenu le Laboratoire de recherche des musées de France. Ses compétences se sont ainsi étendues àl'en- semble des collections publiques fran- pises. Cette centralisation, typiquement franpise, se retrouve plus ou moins dans certains pays, alors que, dans beaucoup

d'autres, chaque musée essaie de se doter de moyens scientifiques propres, qu'il met au service quasi exclusif de ses seules collections. La restauration des œuvres d'art en France est, elle aussi, centralisée pour l'essentiel.

Une telle organisation présente à la fois des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers, il faut signaler les pe- santeurs et les délais qui, inévitablement, s'attachent à des structures centralisées, la lourdeur de certaines communications, l'insuffisance de moyens décentralisés, etc. En revanche, un avantage apparaît évident : la possibilité de mettre en œuvre, dans un laboratoire central, des moyens qui ne seraient jamais disponibles au profit d'un seul musée, at-il le plus grand du monde. On en verra plus loin deux exemples très significatifs : l'analyse par faisceau d'ions, grke à AGLAE', la saisie numérique haute définition des ra- diographies du projet NARCISSE2.

Les diverses activités du Laboratoire de recherche des musées de France sont regroupées en trois missions principales : la première consiste à effectuer au profit des collections publiques les analyses, me- sures et investigations nécessaires à la res- tauration ou à l'acquisition d'une œuvre dart, ou d'un objet de musée. Cette acti- vité exige des moyens analytiques sûrs, fiables et disponibles, ainsi qu'une étroite concertation avec les conservateurs res- ponsables des collections et avec les res- taurateurs.

La deuxième mission consiste à pré- parer aujourd'hui les méthodes scienti- fiques qui seront demain utiles à l'histoi- re de l'art. Pour y parvenir au mieux, il est nécessaire d'entretenir avec le monde scientifique, celui de la science des maté- riaux en premier lieu, des liens étroits, afin qu'une innovation scientifique ou technique susceptible d'être utile aux mu- sées n'éChappe pas à notre évaluation.

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26 Mzireimz bzt~r~zatioiznl(Paris, UNESCO), no 183 (vol. 46, no 3, 1994) O UNESCO 1994

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La troisième mission du LRMF est de mener avec les historiens de l'art une re- cherche pluridisciplinaire qui, grâce à un partenariat bien equilibré, permette d'as- socier les problématiques historiques et les analyses les plus subtiles.

Le rôle du laboratoire ne se limite pas tout à fait à ces trois tâches : le LRMF doit aussi participer à certaines actions de formation et répondre à la curiosité d'un large public.

Ces diverses activités sont illustrées par les exemples ci-dessous.

Un ouchebti retrouve sa tête

Le Département des antiquités égyp- tiennes du Louvre possède dans ses col- lections un ouchebti du roi Améno- phis III QWIIIe dynastie, environ 1403- 1365 av. J.-C.). Cette statue est constituée d'un granit porphyroïde à phénocristaux de feldspaths potassiques roses, roche couramment utilisée dans la statuaire égyptienne antique. Cette statue est entrée dans les collections du musée du Louvre au milieu du me siècle.. . sans qu'on lui ait jamais connu de tête !

Un conservateur (Jean-Louis Hel- louin de Cenival) avait repéré, chez un antiquaire parisien, une tête en granit rose pouvant correspondre à la partie manquante de l'ouchebti. I1 importait, avant une éventuelle acquisition, de confirmer (ou d'infirmer) le raccord pos- sible de cette tête à la statue du Louvre.

La caractérisation chimique et minéra- logique des deux parties était d'un intérêt limité : il suffit de regarder les statues des musées pour observer sur les structures monolithiques en granit leur très grande variabilité à l'intérieur d'un même bloc.

Divers points et facettes d'ancrage semblaient évidents et permettaient de positionner la tête sur le torse d'une façon stable et logique. Au niveau de ces fa-

cettes, ainsi raccordées par des surfaces semblant se correspondre parfaitement, on a pu retrouver le même cristal, ce qui rend d'autant plus probable l'attribution.

Un examen pétrographique systéma- tique de la nature, de la forme, de l'orien- tation des microcristaux et des zones dar- rachement, à l'intérieur même des cas- sures, de part et d'autre de la surface du raccordement, a permis d'aller plus loin. On a fait ainsi les observations suivantes : Une ligne transversale, soulignée par une

succession de feldspaths roses et de bioties noires, se retrouve au même endroit sur les deux cassures.

A gauche : I'ouchebti du Louvre n retrouvé sn tête (Inv. I Z O 467).

Ci-dessous ; k l ì p e de cassure montre bien I'eniboîtenient des deux parties de Ibuchebti.

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Toujours sur les feldspaths roses, la cassu- re s'est faite selon des directions cris- tallines particulières, créant une forme tétraédrique en relief (au niveau de l'épaule droite de la statue). La même forme, mais en négatif, existe sur la cassure de la tête ; les deux détails s'emboîtent parfaitement. Ce cas de figure se retrouve au moins trois fois.

Un amas lamellaire de biotites noires, à l'aplomb de l'oreille droite, se retrou- ve dans les deux parties, avec les mêmes caractéristiques cristallines.

Ces observations permettent d ' a r m e r de faqon rigoureuse que la tête étudiée appartient incontestablement à l'ou- chebti no 467 du Département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre. Cette statue a donc retrouvé sa tête après une décapitation proba- blement très ancienne.

Cet exemple, qui relève de la mission nu- méro un du laboratoire, est intéressant à plus d'un titre : il prouve que l'œil du conservateur et la connaissance très pous- sée de ses collections sont plus que jamais d'actualité ; que les examens traditionnels à l'œil et au microscope conservent tout leur intérêt pratique lorsqu'ils sont mis en œuvre par des minéralogistes confirmés ; que la chance sourit à ceux qui cultivent la patience.

Un mariage célèbre

La restauration des Noces de Cana de Vé- ronèse s'est achevée en 1992. Cette opé- ration de restauration de peinture, la plus importante jamais réalisée, a été exécutée sur place, au Louvre, de 1989 à 1992, sous les yeux du public. Cette action pluridisciplinaire de grande ampleur a mobilisé, durant plus de trois ans, des compétences très diverses : depuis les res- taurateurs jusqu'aux conservateurs et les spécialistes de la peinture vénitienne de la

Renaissance, en passant par les techni- ciens et les chercheurs qui ont réalisé les innombrables photographies, radiogra- phies et analyses de la matière picturale, et les ont interprétées en collaboration avec leurs collègues.

La radiographie complète des Noces de Cana, la couverture photographique - visible, ultraviolette et infrarouge - ain- si que les nombreuses analyses physico- chimiques ont permis aux spécialistes d'optimiser une restauration considé- rable, et en même temps de faire progres- ser la connaissance de Véronèse, de son œuvre et de son temps3.

Radiographie et chronologie

On l'a vu, la radiographie des peintures est la première technique scientifique qui a apporté aux historiens de l'art des élé- ments objectifs permettant de confirmer ou d'infirmer certaines hypothèses histo- riques. L'apport de la radiographie, join- te aux informations photographiques et aux analyses de la matière picturale, peut sembler parfaitement connu tant pour ses possibilités que pour ses limites.

Pourtant, de récents travaux menés au LRMF sous la direction d'Élisabeth Mar- tin4 sur l'œuvre de Georges de La Tour semblent ouvrir de nouvelles perspec- tives. De cette étude je retiendrai le cas exemplaire d'un même sujet traité au moins deux fois par un artiste. L'œuvre de Georges de La Tour donne plusieurs exemples de tels couples, l'une des ver- sions étant le prototype, l'autre une ré- plique. (Nous laisserons de côté le cas où la réplique pourrait ne pas être de la même main que le prototype, c'est-à-dire lorsque l'on est en présence d'une copie.) Le tricheur à ras de trèf i (Fort Worth) et Le tricheur à I" de carreau (Louvre), les deux Saint Jérôme (celui de Stockholm et

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celui de Grenoble), les deux Suint S é h - tien (Paris et Berlin) sont parmi les couples les plus connus de l'œuvre de La Tour.

L'examen minutieux de deux versions d'une même œuvre conduit à focaliser son attention sur les détails qui different d'une composition à l'autre ou de la ra- diographie de l'une à la radiographie de l'autre.

Une première situation est celle où, pour chaque œuvre, le détail considéré est identique sur la composition et sur la ra- diographie. Ce cas est trivial et n'autorise aucune déduction quant à l'antériorité dune version par rapport à l'autre. On passe, par exemple, d'un Tricheurà l'autre en remplaqant trèfle par carreau, ou in- versement ; pour chaque tableau, il y a identité entre la composition de la carte à jouer et sa radiographie. Rien là ne nous permet de dire que Georges de La Tour a peint d'abord un Tricheur d tus de &èje, puis un Tricheurà t d s de carreuu ; ce sont des considérations d'une autre nature qui peuvent établir cette chronologie.

La situation la plus intéressante est cel- le où, sur un détail déterminé, une diffé- rence apparaît entre la composition et sa radiographie. Cette différence signe un repentir du peintre au cours de son tra- vail : le tableau exprime l'idée finale que montre la radiographie en même temps qu'elle fait apparaître le premier mouve- ment de l'artiste.

On a souvent dit qu'un repentir est la marque d'une première réalisation, d u n original, tandis que son absence dénote une réplique ou une copie. Ce n'est pas toujours exact : il n'y a là aucune preuve ; tout au plus, parfois, une indication. C'est l'existence d u n repentir, jointe à la comparaison des radiographies et des compositions, qui permet, dans le cas de certains couples de Georges de La Tour, d'établir une chronologie.

Un premier cas, rencontré fréquem- ment dans l'étude exhaustive préalable à l'exposition de Vic-sur-Seille, est celui où le détail considéré est identique sur les deux compositions, mais où l'une des ra- diographies montre l'existence d'un re- pentir. L'hypothèse qui vient alors immé- diatement à l'esprit est que le peintre, dans une première version, a hésité avant d'aboutir à une représentation qui le sa- tisfasse, ce qui se marque par le repentir, tandis que, dans la deuxième version, il exécute sans hésitation la composition désirée. S'agit-il d'une certitude ? Avec l'hypothèse inverse, le peintre aurait, dans une première version, réalisé immédiate- ment, par exemple, la torche de Saint Sé- bustien soignépar suinte Irène et, dans une deuxième version, il aurait abouti à la même composition après avoir peint d'abord une autre représentation !

Dans d'autres cas, le détail pertinent pour notre propos apparaît identique sur les deux radiographies, mais il a été caché ultérieurement par l'artiste sur l'une des versions, de sorte que sur les œuvres ter- minées on observe une différence. Cela permet de proposer une date plus tardive pour l'exemplaire avec repentir. Ainsi, pour le Saint Jérôme de Stockholm, le peintre a repris la composition du Suint Jérôme de Grenoble avant d'en modifier certains détails, notamment la position du pied droit du saint.

La valeur démonstrative de ces ana- lyses est renforcée par le fait que, dans les deux exemples cités, les mêmes constata- tions peuvent être faites sur plusieurs autres détails : elles vont toutes dans le même sens et renforcent la cohérence du raisonnement.

Au-delà d'une étude minutieuse des œuvres et de leurs radiographies, comme l'étude récemment exposée au colloque de Vic-sur-Seille dans le cas particulier de Georges de La Tour, il faut penser que

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GeoTes de La Tour, Saint Sébastien soigné par sainte Irène, musée du

Louvre, Puvis (Iw. RE 1373-53). la numérisation des images scientifiques (radiographies et photographies variées) apportera d'ici peu des moyens d'investi- gation entièrement nouveaux. Pouvoir manipuler presque à l'infini ces images donnera des possibilités nouvelles à l'ana-

lyse comparative. Si l'on prend à nou- veau l'exemple de Georges de La Tour, la réalisation par le peintre de la rkplique d'une œuvre initiale, parfois achevée de peindre depuis longtemps et probable- ment déjà vendue, reste très mystérieuse,

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puisque nous n'avons aucune preuve ma- térielle d'un système de report. Grâce au projet NARCISSE, évoqué plus haut, la manipulation d'images numériques pourra prochainement éclairer ce problè- me d u n jour nouveau, et l'on peut ima- giner que bien d'autres questions seront alors abordées.

La (( tartine de beurre N

Les archéologues, en particulier les pré- historiens, ont depuis de nombreuses an- nées développé la tracéologie des objets archéologiques, plus précisément des ou- tils de silex. L'examen, à l'œil et au mi- croscope, de ces pierres taillées montre clairement des faciès correspondant aux portions de surface qui entraient en contact avec la matière travaillée : os, bois, viande, peau, pierre, etc. La tracéo- logie cherche à relier les traces caractéris- tiques de ces faciès à leur -fonction. La

comparaison avec des outils modernes, réalisés par des chercheurs et utilisés dans des conditions types, a permis, avec quelque succès, d'établir une typologie de ces faciès.

L'idée de retrouver sur le silex lui- même une trace matérielle irrécusable de la matière travaillée remonte à quelques années ; elle a été testée par divers cher- cheurs et, depuis trois ans, fait l'objet d'une étude systématique au Laboratoire de recherche des musées de France en s'appuyant sur les moyens analytiques les plus puissants dont il dispose aujour- d'hui. Les silex, tant expérimentaux qu'is- sus de collections bien définies, sont ana- lysés : soit par examen au microscope électronique à balayage avec un systkme d'analyse par rayons X dispersifs en éner- gie ; soit par analyse au microfaisceau d'AGLAE avec des protons de 3 MeV ce qui donne accès à des sensibilités élevées, même pour des Cléments légers.

GeoTes de La Tow, Saint Sébastien soigné par sainte Irène. Détail radiographique de la torche tenue par Irène. A gauche, version consemée au musée du Louvre, Paris. A droite, version consemée au Stclatlìche Museum, Berliii. Sur le tableau du Louvre, on distingue les hésitations de litrtiste : ì la peint la f imme, puis en a diminué la largeur ;par ailleurs, il a peint en sombre la buse des mècbes sur lrtfimme &&ìpeinte. Sur le tableau de Berlin, lhrtìste, maîtrisant le mo# apeint directement mr la préparation la buse des mècbes, ce qui laisse supposer que cette version est postérieure.

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L'un des objectifs de l'étude est d'éta- blir une distinction entre les silex ayant travaillé respectivement l'os, le bois de cervidé ou l'ivoire.

Des études préliminaires conduites sur des silex expérimentaux ont permis d'établir la validité d'un modèle dit de la (( tartine de beurre D. La matière travaillée par le passage en force du tranchant de l'outil s'accumule en petites quantités dans la microstructure du silex. Ce miné- ral est en effet constitué de grains de quartz microscopiques (quelques mi- crons) noyés dans un matériau moins dur, la calcédoine. Même après qu'un si- lex a passé des millénaires dans un envi- ronnement perturbé, dans le sol d'une grotte toujours humide, par exemple, une très petite fraction de la matière travaillée reste encastrée dans les microreliefi de la surface du silex, tout comme le beurre d'une tartine reste dans les trous du pain, même lorsqu'il est raclé soigneusement avec un couteau.

Ces études ont montré que les mé- thodes analytiques dont nous disposons permettent de façon très claire de distin- gue;, parmi les silex expérimentaux, ceux qui ont travaillé l'os ou le bois de cervidé, d'une part,, et l'ivoire, d'autre part. L'ana-

lyse des premiers silex archéologiques a commencé et semble très prometteuse.

Au cours des décennies passées, les sciences de la nature, et particulièrement la science des matériaux, ont mis à la dis- position des historiens des outils d'une puissance sans cesse croissante.

Il en a résulté une amélioration sen- sible de la connaissance des œuvres d'art visant à mieux les identifier, les conserver, les restaurer, les comprendre et leur don- ner leur place dans l'histoire des civilisa- tions.

Cette ivolution se poursuivra. L'émer- gence des sciences cognitives et la révolu- tion numérique ne peuvent qu'amplifier, à l'avenir, cette évolution.

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AGME : accélérateur Grand Louvre d'analyse tlementaire. NARCISSE : Network of Art Research Computer Image Systems in Europe. Les Noces de Cana, de Véronèse. Une mure etsa restauratidn, catalogue de l'exposition, 16 novembre'1992-29 mars 1993, Mu- ste du Louvre, Paris. Catalogue Georges de La Tour ou Les Che$- d'œuvre révélés, 1993, et actes du colloque (Vic-sur-Seille, 9-1 1 septembre 1993). Marianne Christensen, these intdite.

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