397
UNIVERSITÉ MONTESQUIEU - BORDEAUX IV ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (ED 41) DOCTORAT EN SCIENCE POLITIQUE Dorina Maria OFRIM LA ROUMANIE POSTCOMMUNISTE AU PRISME DES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE Thèse dirigée par M. Philippe CLARET Maître de conférences HDR à l’Université Montesquieu - Bordeaux IV présentée et soutenue publiquement le 17 décembre 2012 JURY : M. Philippe CLARET, Maître de conférences HDR, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Directeur de thèse M. Jean-Claude COLLIARD, Professeur émérite, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Rapporteur M. Stephen LAUNAY, Maître de conférences HDR, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Rapporteur M. Slobodan MILACIC, Professeur émérite, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Suffragant

la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

  • Upload
    buidieu

  • View
    222

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

UNIVERSITÉ MONTESQUIEU - BORDEAUX IV

ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT (ED 41)

DOCTORAT EN SCIENCE POLITIQUE

Dorina Maria OFRIM

LA ROUMANIE POSTCOMMUNISTE AU PRISME

DES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE

Thèse dirigée par M. Philippe CLARET Maître de conférences HDR à l’Université Montesquieu - Bordeaux IV

présentée et soutenue publiquement le 17 décembre 2012

JURY :

M. Philippe CLARET, Maître de conférences HDR, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Directeur de thèse M. Jean-Claude COLLIARD, Professeur émérite, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Rapporteur M. Stephen LAUNAY, Maître de conférences HDR, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, Rapporteur M. Slobodan MILACIC, Professeur émérite, Université Montesquieu - Bordeaux IV, Suffragant

Page 2: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

2

Page 3: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

3

A mes parents

Page 4: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

4

Page 5: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

5

Un immense merci à tous ceux qui, depuis plus de dix ans, m’aident,

m’encouragent et me soutiennent. Ils se reconnaîtront.

Sans eux, cette thèse n’aurait jamais vu le jour.

Ma reconnaissance à leur égard est infinie.

Merci à tous.

Page 6: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

6

SOMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

LES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE : ESSAI DE TYPOLOGIE GENERALE

Titre 1 LE BILAN DES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE AVANT 1989

Chapitre 1 Les approches théoriques : l’analyse des facteurs de transition

Section 1 Les approches centrées sur les structures Section 2 Les approches centrées sur les acteurs

Chapitre 2 La confrontation des théories : l’analyse du processus de transition démocratique

Section 1 La nature de la transition démocratique : approche politique ou économique ?

Section 2 Les dimensions de la transition démocratique : approche interne ou internationale ?

Titre 2 LES ADAPTATIONS DES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE APRES 1989

Chapitre 1 Les transitions postcommunistes dans leur contexte

Section 1 La spécificité des transitions est-européennes Section 2 De la transition à la consolidation démocratique

Chapitre 2 Les nouvelles théories issues des transitions postcommunistes

Section 1 Les théories de l’incertitudeSection 2 Les théories du choix rationnel de l’acteur

Page 7: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

7

DEUXIEME PARTIE

LE CAS ROUMAIN AU REGARD DES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE

Titre 1 LE PARTICULARISMES DE LA TRANSITIONDEMOCRATIQUE EN ROUMANIE

Chapitre 1 De la révolution à la transition : un itinéraire singulier

Section 1 La genèse de la transition démocratique roumaine Section 2 Le cheminement de la transition démocratique

Chapitre 2 L’instrumentalisation du passé communiste dans la transition démocratique roumaine

Section 1 La « démocratie originale », un passage du communisme au « socialisme à visage humain »

Section 2 La transition de l’anti-Ceausescu à l’anticommunisme : la naissance d’une opposition

Titre 2 LA CONFRONTATION DES THEORIES AU CAS ROUMAIN

Chapitre 1 La révolution et la transition roumaines à la lumière des théories d’avant 1989

Section 1 La lecture structuraliste des événements Section 2 L’explication par le choix rationnel des acteurs

Chapitre 2 Les nouvelles théories : une explication pertinente de la transition roumaine

Section 1 Les effets des mobilisations collectives Section 2 La dimension émotionnelle de la révolution

Page 8: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

8

Page 9: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

9

INTRODUCTION

« Nous sommes confrontés, dans cette partie du monde, à des défis qui nous sont

propres. Cela a toujours été le cas. La Roumanie a toujours été « en transition », avec

des hauts et des bas qui duraient parfois plusieurs siècles, parfois le temps d’une

génération ou de plusieurs, dans un continuel et difficile processus d’alternance

dramatique. Dans notre histoire, nous n’avons jamais eu la chance de connaître des

cycles naturels de développement, obligés de fonctionner selon des conjonctures qui ne

dépendaient pas de nous ».

Ion Iliescu, La Roumanie à l’heure de la vérité, Ed. Henri Berger, Paris, 1994, p. 246

Avec la chute de la dictature communiste en décembre 1989 et la diffusion en

direct - en « live » - de la révolution, la Roumanie s’est trouvée quasi instantanément

sous le feu des projecteurs du monde entier. D’un pays totalement fermé, dont on savait

si peu - sinon qu’une dictature sanglante était au pouvoir depuis plus de quarante cinq

ans -, la Roumanie a trouvé, bien qu’indirectement, une place sur la scène

internationale. Rapidement, la nécessité s’est fait sentir de comprendre les deux

événements les plus marquants qu’a vécus ce pays durant les deux dernières décennies :

la révolution et, surtout, la transition démocratique. Un regard d’ensemble sur les autres

transitions démocratiques de l’espace de l’Europe Centrale et de l’Est révèle que la

trajectoire roumaine est sinueuse et, surtout, qu’à ce jour, la Roumanie est bien plus

connue sur la scène internationale pour ses scandales de corruption, d’exclusion, de

ségrégation et de trafic d’enfants, pour la mendicité de ses Roms au gré de leurs allées

et venues dans les capitales européennes, ou même encore pour l’inconstance de ses

élites. De même, la Roumanie se distingue des Etats voisins par ses défaillances

politiques (la crise constitutionnelle de l’été 2012, concernant le Président T. Basescu,

est à cet égard très révélatrice), économiques (législation instable et taxes fluctuantes,

en plus des bien connus ‘pots de vin’), sociales (pas de système de sécurité sociale,

régime de retraite le plus défavorable de toute l’Europe, scandale des services

Page 10: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

10

d’urgences, etc.) ou encore écologiques (vente des concessions minières à la Chine,

sans aucun protocole de protection de l’environnement).

Malgré tous ces « déficits » démocratiques, malgré son image de « mauvais

élève » de la transition postcommuniste, la Roumanie cherche assurément sa place à

travers les processus d’intégration au sein des structures euro-atlantiques. Mais, son

intégration, dans l’Union Européenne comme dans l’Otan, s’est toujours faite en

décalage par rapport à ses voisins, ce qui a eu comme conséquence indirecte une

accentuation du sentiment d’exclusion, dont souffraient déjà nombre de Roumains. Et

si, pendant très longtemps, la Roumanie a été sous la tutelle soviétique, elle se trouve

aujourd’hui sous la tutelle - la conditionnalité - de Bruxelles et de Washington.

Pourtant, la Roumanie a bel et bien connu, il y a quelques décennies, une certaine forme

de souveraineté, de façade pourrait-on dire, avec la prise de position de Ceausescu

contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques en 1968. Bien qu’en

pleine période communiste, il est fort probable que les intérêts stratégiques ont alors

primé sur le caractère douteux du régime. Cette dualité de perception de la réalité

roumaine sur le plan international ne manque pas de soulever quelques interrogations et

souligne, à tout le moins, la nécessité de comprendre la spécificité de la transition

roumaine.

I. Sur la formation de la Roumanie

Longtemps ballotté entre l’Occident et l’Orient, aux carrefours des cultures,

« l’espace aujourd’hui occupé par la Roumanie représente autre chose qu’un simple

boulevard des invasions » 1 . Sa situation géographique a eu comme conséquence

première une évolution politique et culturelle particulière, qui explique indirectement à

la fois ses valeurs identitaires et le désordre politique qui a toujours contrasté avec ses

autres voisins européens. Précisément, nombre de Roumains mettent à profit cet état de

fait pour expliquer que seules les différentes dominations étrangères sont responsables

du sous développement ou du mal développement de leur pays.

1 SANDU, Traian, « La Roumanie, une mise en perspective », dans La Roumanie dans l’Europe :

Intégration ou Transition prolongée ?, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 12

Page 11: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

11

L’espace occupée aujourd’hui par la Roumanie est peuplé depuis plus de 10 000

ans avant J.-C. En effet, des preuves de la présence humaine dans l’espace carpato-

danubien–pontique existent dans des grottes situées dans différents endroits de la

Roumanie, allant du Sud-ouest (dpt. de Hunedoara) au Nord-ouest (dpt. de Bihor). La

naissance du peuple roumain renvoie à l’âge de fer et à la fusion des tribus Gètes

(d’origine grecque) avec les Daces (d’origine romaine). L’espace occupé par ces deux

tribus correspondait, globalement, aux frontières de la Roumanie actuelle et était

nommée la Dacie. Espace riche en ressources naturelles, politiquement stable, la Dacie

a longtemps été convoitée par les Romains. C’est l’arrivée au trône de l’Empereur

Trajan qui a sonné la fin de la Dacie libre et indépendante. Une fois devenue Province

romaine impériale, le processus de romanisation a commencé et, progressivement, la

culture et la civilisation latines se sont imposées face à la culture et à la civilisation

dacique.

C’est l’Empereur Aurélien qui a décidé la fin du processus de romanisation.

Cependant, « La population restante poursuit son évolution, supportant, entre les IIIème

et le IVème siècle après J.-C., deux grandes vagues migratoires, la première venant

d’Orient, avec les Vandales, Goth, Wisigoths, Gépides, puis une deuxième avec les

Huns, Avars, Bulgares, Petchenègues, Coumans, Tartars, qui étaient à la recherche de

terres plus riches et plus calmes. La population indigène a suivi alors un processus

d’assimilation de l’élément migrateur (VIIème –Xème siècles après J.-C.). Toutes ces

invasions ont transformé l’espace carpatique-danubien-pontique en une véritable plaque

tournante de l’Europe entre l’Occident et l’Orient »2. Une troisième grande vague de

migrations eut lieu au IVème siècle, avec les invasions slaves, dont la langue roumaine

garde encore de nombreuses traces. Mais, à la différence d’autres populations situées

autour, le peuple roumain et la langue roumaine étaient déjà formés ; de sorte que l’

impact de cette troisième vague de migrations a été relativement moins important. C’est

une des explications au fait que la Roumanie est, aujourd’hui encore, une sorte d’« île

de latinité » dans un espace globalement slave.

Du Moyen Age jusqu’au XIXème siècle, l’évolution de la « Roumanie » l’a

conduite à passer d’une ethnie à une nation, pour devenir finalement un Etat. L’espace

correspondant à la Roumanie actuelle est le terrain d’affrontement entre des puissances

régionales, plus ou moins consolidées : byzantine, bulgare, hongroise, tatare et, aussi,

polonaise. Si l’on ajoute à cela l’invasion destructrice des Mongols, on peut mieux

2 GOGA, Mircea, La Roumanie, Culture et Civilisation, PUPS, Paris, 2007, p. 67

Page 12: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

12

comprendre le retard qu’à connu cet espace vis-à-vis d’autres peuples de l’Europe

Centrale et Orientale. Toutefois, l’arrivée des Mongols a affaibli le poids et l’influence

de la Hongrie à l’intérieur de l’arc carpatique. Néanmoins, les petites principautés n’ont

pas réussi à se réunir dans un ensemble stable et consolidé. C’est l’affaiblissement du

Royaume slave des Bulgares et la présence de moins en moins affirmée de l’Empire

byzantin qui ont favorisé, en définitive, l’affirmation des Valaques et de la province de

Valachie, devenue indépendante au XIVème siècle.

Une autre conséquence directe de l’invasion mongole fut la naissance de la

Moldavie. En effet, un voïévode autochtone, originaire de la province de Maramures, a

profité des affrontements hungaro-mongoles pour déclarer l’indépendance de la

Moldavie. Par contre, la Transylvanie restait toujours sous occupation hongroise et la

province de Dobroudja sous l’influence directe de l’Empire bulgare. Cet équilibre

fragile fut rompu avec l’arrivée des Turcs ; les voïévodats roumains ont alors joué le

rôle d’espace tampon pendant l’affrontement des grandes puissances. Cette situation a

duré pendant des années, les principautés roumaines de Moldavie et de Valachie

devenant progressivement une périphérie de l’Empire Ottoman. La Transylvanie était

toujours annexée à l’Empire hongrois. L’époque des Lumières va surprendre les

Principautés roumaines dans cette configuration de soumission aux grandes puissances.

« L’idée nationale, écrit Traian Sandu, a connu aussi une naissance sous tutelle, loin des

fracas révolutionnaires à l’échelle européenne. Elle émergea en Transylvanie, au sein

des élites uniates, qui tentèrent en vain de jouer le rapprochement avec le catholicisme

afin d’obtenir la promotion politique de la religion officielle. (…) Dans ce contexte

délétère, la pénétration des Lumières se fit à la fois par les liens avec les Transylvains

plus gâtés et par l’appétit des puissances européennes à l’égard d’un espace d’autant

plus durement que mal tenu par la puissance ottomane en recul : ce fut le début de la

‘Question d’orient’ »3.

Cette période est cruciale pour l’évolution ultérieure de la Roumanie. En effet, la

conscience nationale naît, dans ce contexte et dans cette période, en Transylvanie,

parallèlement à l’idéologie libérale. Le facteur favorable est l’existence de divergences

entre les élites hongroises et autrichiennes. C’est dans cette période, aussi, que

l’Orthodoxie devient la religion dominante dans les Provinces ; de sorte que l’union

nationale devait passer dorénavant par l’union religieuse. Il est essentiel de rappeler

que, jusqu’à la fin du XIXème siècle, les trois voïévodats (Valachie, Moldavie et

3 SANDU, Traian, op. cit, pp. 23-24

Page 13: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

13

Transylvanie) ont été sous domination étrangère (les deux premiers sous domination

ottomane pendant 500 ans environ, le troisième sous la domination des Habsbourg, puis

sous domination austro-hongroise). Le rêve de l’union des provinces roumaines s’est

réalisé en deux temps : d’abord, avec l’union de la Valachie et de la Moldavie en 1859,

sous le nom de Roumanie, avec Bucarest comme capitale ; puis, avec l’union des trois

provinces (Moldavie, Valachie, Transylvanie) le 1er décembre 1918, date symbolique

devenue depuis la Journée nationale de la Roumanie.

Il faut souligner ici une particularité propre à la Roumanie : l’union des

Provinces roumaines et l’évolution de l’idée de nation, comme celle du nationalisme, se

sont faites sous tutelles successives (russe, française et allemande), en fonction de

l’évolution des sphères d’influence des Grandes Puissances. Cette situation aura des

conséquences directes sur la trajectoire que la Roumanie a prise plus tard et constitue

certainement une des pistes d’explication des particularités roumaines. Et si, au

XIXème siècle, toute l’Europe se trouvait en plein processus de modernisation, la

Roumanie naissante, fragmentée et fragilisée par les différentes vagues de migration, est

restée essentiellement agraire.

Une fois sous influence russe (après la victoire de la Russie sur la Porte), dès les

années 1830, la « Roumanie » (les Provinces roumaines) connaît les premières

impulsions nationalistes, mais aussi les premières modernisations concernant

essentiellement les infrastructures et les institutions. C’est la société entière qui

bénéficie de cet esprit de modernisation, quand bien même le pays demeure encore

essentiellement agricole, avec une progression très modeste de l’industrie. De fait, c’est

parce que la Russie a souhaité étendre son emprise sur la Transylvanie (laquelle devait

gérer la question du nationalisme, de plus en plus mal vu par les Hongrois, ainsi que les

aspirations libérales des élites), que Paris et Londres ont été poussés à réagir. Car, non

seulement la Russie avait la main mise sur la Moldavie, mais elle gérait aussi la

Valachie comme un « protectorat » pour le compte de la Turquie. En voulant étendre

aussi son influence en Transylvanie, la Russie allait rompre un équilibre fragile entre

Occident et Orient. Cette situation inédite a permis au régime français de Napoléon III

d’avoir une présence prés des bouches de Danube, mais aussi de mettre en avant sa

mission de « civilisateur ». Quant à la Roumanie, elle se trouvait, pour la première fois

de son histoire, sous la tutelle (voulue) d’un pays riche, lointain et culturellement bien

supérieur à ses anciens tuteurs.

C’est la Conférence de Paris qui a favorisé, indirectement, l’union des deux

Principautés roumaines de Moldavie et Valachie en 1859, sous la « Présidence »

Page 14: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

14

d’Alexandru Ion Cuza. C’est alors que les marchés des deux Principautés s’unissent et

que des institutions calquées sur le modèle français voient le jour (la Cour des Comptes,

le Conseil d’Etat, ou encore le Code pénal et le Code de procédure pénale). « La

Révolution française, écrit Georges Castellan, et surtout la grande crise européenne

produite par l’Empire napoléonien ouvrirent les Pays roumains à de nouvelles

influences. ( …) Mais si Napoléon ne s’intéressa aux Pays roumains qu’en fonction de

sa politique russe, l’image de la « Grande Nation » ne fut pas oubliée et son attraction

se fit sentir sur la génération suivante »4.

Pour Catherine Durandin, « cette pénétration de l’influence française s’est

traduite par la création d’instituts d’enseignement français à Iassi et à Bucarest, par le

rôle de divulgateurs de cette langue qu’ont exercé les officiers et les diplomates russes

qui occupent les principautés entre 1829 et 1834 (…) »5.Cependant, malgré ses efforts

de modernisation, la Roumanie enregistre d’énormes retards dans tous les domaines,

dans la mesure où les élites locales souhaitaient « l’adaptation (de la modernisation) aux

rythmes et spécificités locales, afin d’éviter les phénomènes de rejet ou de distorsion

liés à une greffe factice »6. Les mouvements de 1848, qui ont embrasé l’Europe toute

entière, ont eu des échos en Roumanie aussi, provoquant une réflexion nouvelle sur la

modernité, la légitimité du pouvoir étatique et le rôle de l’Etat. Pour la Roumanie, cette

modernité a pris plutôt des formes idéologiques, politiques et sociales.

C’est dans ce contexte que, victime d’un coup d’Etat, le Prince Cuza perd le

pouvoir en février 1866 et, encore une fois, ce sont des puissances étrangères (la France

de Napoléon III et la Prusse de Bismarck) qui choisissent et imposent à la tête de la

Roumanie un Prince étranger, Charles de Hohenzollern. Selon Catherine Durandin, c’est

lui qui « servira la cause royaliste en France au moment du rapprochement diplomatique

franco-roumain en 1913 »7. Carol - pour les Roumains - devenu Prince, puis Roi de la

Roumanie jusqu’en 1914, a régné en maître sur la Roumanie, disposant d’un plein

pouvoir sur le Premier Ministre et d’une influence non négligeable sur la classe

politique roumaine. « Dans le système d’alternance partisane, analyse Traian Sandu,

entre conservateurs et libéraux par arbitrage royal - la ‘rotative’ gouvernementale -, le

souverain détenait un pouvoir qui lui soumettait la classe politique. Elle a rendu inutile

la formation d’un système de partis politiques complexe, structuré, représentant les

4 CASTELLAN, Georges, Histoire du Peuple Roumain, Ed. Armeline, Crozon, 2002, p. 123 5 DURANDIN, Catherine, L’Histoire de la Nation Roumaine, Ed. Complexe, 1994, p. 36 6 SANDU, Traian, op. cit., p. 30 7 DURANDIN, Catherine, op. cit, p. 56

Page 15: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

15

divers intérêts des groupes sociaux, et qui aurait pu en retour éduquer la société au

débat démocratique »8.

La période qui s’étend des années 1870 à 1914 s’avère décisive, en raison de

deux événements cruciaux pour le développement ultérieur de la Roumanie : d’abord, la

proclamation de l’indépendance du pays en 1877 et, par la suite, le passage de la

Roumanie au statut de Royaume en 1881. Puis, la période de la Première Guerre

mondiale et celle de l’Entre deux Guerres ont eu un impact tout aussi conséquent sur

l’évolution du pays ; c’est dans ces périodes-là qu’il convient de chercher des éléments

de réponse sur la trajectoire et la physionomie de la transition postcommuniste d’après

1989.

En ce sens, il convient, d’abord, de rappeler les différentes alliances auxquelles

la Roumanie a participé pendant cette période, ainsi que leurs conséquences ultérieures.

Dés 1913, la Roumanie fait le choix de participer à la Guerre des Balkans, aux côtés des

Serbes et des Grecs, contre la Bulgarie afin de récupérer « Dobroudja » (un territoire

qu’elle détiendra jusqu’en 1940). Globalement, durant cette période, aucun réel progrès

n’a été fait en faveur de la démocratie. Des différences marquantes de points de vue

politiques sont apparues entre le roi Carol et ses Ministres, qui ont eu d’importantes

conséquences pour l’avenir du pays. Ainsi, le 3 août 1914, le Conseil de la Couronne

(l’équivalent d’un Conseil des Ministres) rejette la proposition du Roi de s’allier à

l’Allemagne, à la Hongrie et à l’Autriche et vote à l’unanimité la neutralité. Mais le

neveu et successeur du roi Carol se range finalement du côté des Libéraux au pouvoir et

œuvre en faveur d’une alliance avec la France, l’Angleterre et la Russie. De sorte que,

avec les accords de paix de Versailles en 1919, la Roumanie sort gagnante du conflit en

termes de territoire, car la stratégie des Grandes Puissances était de créer des Etats

territorialement puissants en Europe de l’Est. C’est ainsi qu’elle récupère la

Transylvanie et une partie de la province de Banat (sur la Hongrie), la province de

Bucovine (auparavant annexée à l’Autriche) et la Bessarabie (cédée par la Russie). Son

territoire double alors de superficie, dans un espace de temps relativement court, ce qui

provoque la montée, et même l’exacerbation par les intellectuels roumains, du

nationalisme roumain. Mais, sorti vainqueur de la guerre, l’Etat roumain avait perdu

près de 10% de sa population, la totalité de sa réserve en or et sa production agricole

n’était plus suffisante pour nourrir la population.

8 SANDU, Traian, op. cit., p. 31

Page 16: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

16

Dès lors, la Roumanie s’est trouvée dans une configuration dans laquelle elle

devait composer avec des provinces ayant certes une conscience nationale, mais qui

avaient des traditions administratives, culturelles et religieuses différentes. De même,

les systèmes financiers, les lois, les transports ou encore les systèmes d’éducation

étaient différents d’une province à l’autre. De fait, en 1918, la Roumanie, autrefois

peuplée seulement de roumains, est devenue une nation multiculturelle, dont les

minorités ethniques représentaient plus de 29% de la population. C’est dans ce contexte

que la Constitution de 1923 est votée : elle confère des pouvoirs élargis au Roi, y

compris le droit de veto pour l’adoption d’une loi. En raison de la concentration du

pouvoir de décision à Bucarest, on a pu constater, dans la plupart des cas, un vrai

décalage entre le peuple et les dirigeants, ainsi que l’absence constante de consensus au

sein même du Gouvernement. L’absence d’efforts véritables en faveur des petits

paysans - dans un pays encore principalement agraire - et le manque constant de places

de travail ont constitué les ingrédients premiers du mécontentement populaire.

L’arrivée au pouvoir du Roi Carol II en 1930 n’a fait qu’empirer la situation,

dans la mesure où il a œuvré plus pour son enrichissement personnel, ainsi que celui de

ses proches collaborateurs, que pour le développement du pays. Ce type de

comportement, sur un fond européen d’autoritarisme, ne pouvait qu’accroître le

sentiment nationaliste. En Roumanie, celui-ci a été entretenu et exacerbé par les milieux

intellectuels de l’époque : toute une génération d’intellectuels s’est approprié ce type de

discours et, finalement, les élèves ont dépassé leurs maîtres, puisque leurs discours et

leurs comportements se sont progressivement radicalisés. En 1945, Eugène Ionesco

pouvait écrire : « Tout aurait été très différent si ces deux maîtres (les philosophe Nae

Ionescu et l’écrivain Mircea Eliade) avaient été des bons maîtres penseurs. (…) Si Nae

Ionescu n’avait jamais existé…. Nous aurions pu avoir aujourd’hui une merveilleuse

génération de leaders âgés de 35 à 40 ans. A cause de lui, nous avons assisté à la

naissance d’une génération de fascistes. C’est lui qui a créée une Roumanie stupide,

réactionnaire, effrayante »9.

Face à la faiblesse des partis politiques traditionnels, portée par une jeunesse

éduquée et contestataire, la Garde de Fer est devenu la principale force politique du

pays. A vrai dire, elle a été la seule force politique, en Roumanie, calquée sur le modèle

fasciste mais d’inspiration interne, à arriver au pouvoir sans aucune aide extérieure. Son

9 Citation reprise à l’identique de GALLAGHER, Tom, Furtul unei Natiuni, Ed. Humanitas, Bucarest,

2004, p. 50

Page 17: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

17

leader, Corneliu Codreanu, considérait la démocratie comme étant « une tromperie

venue de l’Occident »10. Les élections de décembre 1937 ont encore empiré la situation,

car aucune majorité parlementaire n’a pu voir le jour. Compte tenu de la complexité de

la situation interne, et aussi du contexte international, le Roi Carol s’est trouvé dans

l’impossibilité de contrôler la Garde de Fer ; dès lors, il a décidé de la mettre hors la

loi et d’abattre son leader. Très affaiblie sur le plan interne, la Roumanie s’est vue

forcer le 26 juin 1940 de rendre la Bessarabie à la Russie. Quelques jours plus tard, le

30 juin 1940, c’est une grande partie de la Transylvanie qui a été cédée à la Hongrie par

suite des accords de Vienne. Le Roi a fui le pays et a été remplacé par le Général Ion

Antonescu. En admirateur de la Garde de Fer, obsédé par l’idée de récupérer les

Provinces roumaines perdues, celui-ci était convaincu que seule l’Allemagne nazie était

en mesure de l’aider à réaliser son dessein. Cette obsession l’a conduit, non seulement à

s’allier à l’Allemagne nazie, mais aussi à légaliser à nouveau la Garde de Fer. Celle-ci,

avec l’appui de l’Allemagne nazie, est devenue la principale force politique du pays,

suscitant une dramatique poussée d’antisémitisme dans la population.

C’est ainsi que la Roumanie a été conduite à attaquer l’Union Soviétique, à côté

des Allemands. Ce choix stratégique du Général Antonescu s’est révélé, finalement,

désastreux pour le pays : en effet, même si celui-ci a été évincé du pouvoir par le Roi

Michel, la Roumanie devait non seulement perdre une partie de son territoire, mais, plus

gravement encore, allait perdre son indépendance. En fin de compte, non seulement la

Roumanie a participé à la guerre germano-russe de 1941 à 1944, mais, en plus, elle a

payé « fin août 1944, la double défaite des armes et de l’idéologie allemande face à la

conquête soviétique » 11 . G. Gafencu, Ministre des Affaires Étrangères, écrira à cet

égard : « La Roumanie s’était dirigée vers la voie de l’Axe. Elle ne pouvait rompre avec

ses nouveaux amis sans s’exposer à un isolement total. Or la voie de l’Axe conduisait

tout droit à la capitulation. La même voie devait conduire à bien d’autres capitulations

encore. Mais il n’était pas possible de la changer : la nouvelle politique coûtait cher,

mais c’était une politique »12. La fin de la guerre a laissé la Roumanie non seulement

très appauvrie, mais plus encore, sous la tutelle soviétique.

10 GALLAGHER, Tom, op. cit., p. 51 11 DURANDIN, Catherine, op. cit., p. 97 12 Citation reprise dans GALLAGHER, Tom, op. cit. GAFENCU, Grigore, Préliminaires de la guerre à

l’Est, Paris, 1945, p. 349

Page 18: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

18

S’agissant de l’évolution politique de la Roumanie, plusieurs aspects doivent être

ici fortement soulignés. En premier lieu, la Monarchie Constitutionnelle, qui a duré de

1866 à 1938, a été une période suffisamment longue pour que le pays ait le temps de

créer des institutions politiques viables. Mais il ne faut pas oublier que le pays n’avait

pas de tradition d’autogouvernement, pas de tradition économique et peu d’élites. Et,

bien qu’il n’existait pas dans le pays de clivages religieux ou ethniques importants, bien

que le Roi n’ait pas manqué de légitimité aux yeux de la population, il est cependant

paradoxal de constater que les institutions n’ont pas été consolidées et qu’il n’y a pas

eu, comme dans d’autres pays d’Europe, une évolution vers un régime démocratique.

Calqué sur le modèle français d’une gestion centralisée, le régime a connu un fossé

grandissant entre le centre du pouvoir (Bucarest) et le reste du pays. Outre un retard

économique considérable, aucun effort n’a été fait dans le domaine de l’alphabétisation

de la population. Catherine Durandin note à ce sujet : « Les fragilités de la Nation

imposaient à l’Etat d’être fort. Il comprit la force dans l’application d’un programme de

centralisme, refusé par des populations de tradition divergente, les Transylvains, les

Bessarabiens, et dénoncé par les minorités nationales auprès de la Société des Nations.

L’Etat s’instaure en quête d’une grande nation incertaine »13.

En second lieu, le pays n’avait pas assez d’expérience, du point de vue de la

gouvernance, pour gérer, à partir de 1918, à la fois le doublement de son territoire, une

augmentation considérable de sa population et, surtout, les minorités ethniques qu’il

comprenait. Même si, en 1937, le pays était le premier producteur de pétrole de toute

l’Europe et si une partie de la production agricole était destinée à l’exportation, la

gestion du pays était si catastrophique qu’à la fin de la guerre la Roumanie est devenue

l’un des pays les plus pauvres d’Europe. Il est permis de penser que, si le pays avait pu

garder sa neutralité et si les élections des années 1930 n’avaient pas été manipulées (ce

qui a favorisé l’arrivée au pouvoir de la Garde de Fer), la Roumanie aurait pu très

probablement, malgré tout, évoluer vers une trajectoire démocratique, dans la mesure où

les deux principales forces politiques du pays (le Parti Libéral et le Parti Paysan) étaient

assez solides pour créer une démocratie consensuelle. Mais, avec l’arrivée du

communisme après la guerre, l’évolution vers la démocratie sera déviée pour près d’un

demi-siècle.

« Le régime communiste en Roumanie, écrit T. Sandu, prit des formes absolues,

délirantes, cruelles, plus longuement et plus intensément que dans les pays d’Europe

13 DURANDIN, Catherine, op. cit., p. 84

Page 19: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

19

Centrale, rapprochant davantage ce pays de l’Albanie que de la Hongrie ou de la

Tchécoslovaquie. La tradition de violence politique, l’absence de culture de compromis

et le mépris des dirigeants pour la vie de leurs administrés offrirent au régime totalitaire

soviétique des cadres propices pour une des hypothèses les plus hideuses et les plus

insidieuses - car sachant user de la fibre patriotique - des régimes communistes »14. A

notre sens, le régime communiste fait partie des régimes qu’Adam Przeworski qualifie

de post-staliniens, c’est-à-dire des régimes ayant la mainmise sur l’ensemble de la

population. Il faut rappeler que le Parti communiste roumain, qui représentait une force

politique minoritaire dans le pays, donc très peu représentative, non seulement est arrivé

au pouvoir, mais, qui plus est, est devenu progressivement un parti unique. A cet égard,

Catherine Durandin écrit : « Le handicap majeur pour les communistes (…) réside dans

la quasi-inexistence du Parti en Roumanie en 1944 (…) L’équipe des communistes qui

gagne la direction du pouvoir en 1944 témoigne, de par sa composition, de l’histoire du

Parti. Elle est composée de quelques groupes de militaires antifascistes et syndicaux,

issus du monde ouvrier, militants formés dans la clandestinité, le Parti Communiste

ayant été interdit en 1924 »15.

Dans la période de l’après-guerre, la date du 30 décembre 1947 est essentielle,

lorsque le Roi se voit contraint d’abdiquer. Mais ce n’est que le 4 février 1948 que le

« traité d’amitié, de collaboration et d’aide réciproque » entre la Roumanie et l’URSS

est officiellement signé. Le pays connaît alors un processus de nationalisation de

l’industrie, accompagné de la collectivisation de l’agriculture. La religion orthodoxe est

imposée comme seule religion tolérée et un système répressif remplace progressivement

l’appareil judicaire en place. Tous les résistants au régime sont progressivement écartés.

L’arrivée de Gheorghe Gheorghiu-Dej à la tête du Parti Communiste (de 1945 à 1965)

est synonyme de l’apparition d’une forme de communisme typiquement roumaine. Tout

en restant sous la tutelle soviétique, celui-ci a essayé de se désolidariser des décisions

de Moscou, avec le relâchement de l’endoctrinement, la suppression des cours de langue

russe obligatoires à l’école, l’opposition à la réorganisation du COMECOM et la

réduction de la pression sur la société. De sorte que l’image du Parti Communiste était

plutôt favorable au sein de la population. C’est dans ce contexte que Nicolas Ceausescu

arrive au pouvoir en mars 1965, par suite du décès de Gheorghiu-Dej.

14 SANDU, Traian, op. cit. , p. 38 15 DURANDIN, Catherine, op. cit. , p. 102

Page 20: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

20

Sa politique nationaliste, son désir de privilégier l’intérêt national et sa remise en

cause de la loyauté envers les Soviétiques le distinguent clairement, par son

comportement et ses décisions, de tous les autres leaders du Bloc de l’Est. Ainsi,

Ceausescu s’est opposé à l’extension du Traité de Varsovie aux forces armées de ses

membres signataires du Traité et à l’invasion de Prague par l’armée soviétique en 1968.

De la même manière, la Roumanie a été le seul pays du bloc de l’Est à continuer, après

la Guerre des Six Jours, à avoir des relations diplomatiques avec Israël. Toutes ces

actions lui valurent l’admiration de l’Occident : le Général de Gaulle, comme le

Président américain Richard Nixon, se déplaceront en Roumanie pour lui rendre visite.

Dans le même sens, la Roumanie a été accueillie au FMI et à la BIRD. Au plan interne,

au début de son arrivée au pouvoir, Ceausescu a orienté le pays vers l’industrie

(l’implantation de l’usine automobile Dacia, sous licence Renault, date de cette

période), tant l’industrie des biens de consommation que l’industrie énergétique, car la

Roumanie disposait de ressources pétrolières importantes. Ce processus

d’industrialisation accélérée a provoqué une augmentation considérable des besoins en

force de travail, à laquelle le Parti a répondu par la construction de plus en plus

importante d’HLM, afin de loger en ville des milliers de travailleurs venus

essentiellement des campagnes roumaines.

Pour mener à bien sa politique, Ceausescu a été obligé d’emprunter de l’argent

auprès des organismes de crédit internationaux ; mais il s’est rendu compte, à ses

dépends, que cette décision était incompatible avec son rêve nationaliste et que ces

mêmes organismes pouvaient l’empêcher de mener la politique interne qu’il souhaitait.

Dès la fin des années 70, il décide donc de rembourser intégralement la dette externe du

pays, au prix de sacrifices humains inimaginables. Et, afin de mieux contrôler la

population qui s’oppose progressivement à sa politique d’austérité, toute forme

d’opposition au régime se voit détruite avant même qu’elle n’ait pu se manifester. Par

ailleurs, Elena, l’épouse de Ceausescu, prend la tête du Département de nomination des

hauts cadres au sein du Parti Communiste, ce qui lui permet de faire un tri sélectif quant

aux hommes de confiance à placer dans les postes clés du parti. Ces mesures vont de

pair avec la mise à l’écart de toutes les élites ethniques et un processus continu

d’homogénéisation de la population est mis en place au nom du nationalisme roumain.

De fait, l’accroissement du pouvoir personnel de Ceausescu se transforme

progressivement en une dictature personnelle. Peu à peu, le pays se renferme sur lui-

même, la population vivant dans la pauvreté et dans la peur, sous le contrôle

omniprésent et constant de la Securitate, qui réussit à instaurer un climat de terreur.

Page 21: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

21

Dans ce contexte, une partie des élites contestataires ont réussi, au péril de leurs vies, à

s’enfuir à l’étranger. Ceux qui sont restés et qui ont osé exprimer leur désaccord avec la

politique de Ceausescu (vis-à-vis de l’isolement du pays, de l’enrichissement personnel

de Ceausescu et de sa famille, ou encore de la destruction massive des villages

roumains), étaient pour la plupart d’anciens membres du Parti Communiste que

Ceausescu et son épouse avait volontairement écartés de la vie politique.

Le meilleur exemple en est la lettre ouverte adressée à Ceausescu (voir Annexe

1) le 10 mars 1989 par six signataires, dans laquelle ceux-ci expriment ouvertement leur

désaccord avec la politique interne et ses effets sur la population. Mais, à ce moment là,

le peuple était anéanti et incapable de réagir. Comment remettre en cause un régime

dont le Parti unique (Parti Communiste) compte plus de 4 millions de membres ?

Comment, dans un pays croyant, remettre en cause un régime auquel l’Eglise elle même

incite à faire confiance (le Patriarche lui-même était un membre actif de la Securitate et

défenseur actif du communisme ; en 1995, il justifiera sa position en affirmant : « Dieu

a permis l’existence même du communisme, pour qu’il puisse être vaincu par la

foi »16) ?

Pourtant, la crise finale du régime se met en place fin 1989, sur fond de lassitude

des Roumains, combinée à un contexte international unique dans le Bloc de l’Est. De

fait, il a suffit d’une étincelle pour que le régime construit sur l’idéologie communiste,

et le système social qui lui était associé, s’effondre comme un château de cartes. Ce

régime, qui avait pu s’imposer relativement facilement du fait de l’absence de culture

démocratique dans le pays, qui s’était renforcé année après année grâce au nationalisme

et à l’adhésion du plus grand nombre, va s’effondrer, car miné par l’échec de la

politique économique du pays. Même si l’adhésion du peuple était demandé, puis

imposée par la suite, même si la population était devenue dépendante et soumise, le

peuple s’est révolté contre la faim, la misère, la pauvreté et le manque de liberté. Une

fois écarté du pouvoir, une fois le pays libre de son dictateur, une transition vers un

autre type de régime pouvait commencer. Mais dans un pays où le sentiment de

dépendance vis-à-vis de l’Etat était « cultivé » depuis des années, puis accentué avec

l’arrivée au pouvoir des communistes, il était évident que la transition ne pouvait pas

être facile. Pour Catherine Durandin, une autre difficulté majeure caractérise la

situation : « Le problème de fond, celui de l’articulation entre nationalisme et

démocratie, citoyenneté et identité nationale, droit historique et Droits de l’Homme,

16 PEPINE, Horatiu, « Armata si Biserica », Revue 22, no. 44, Novembre 1995, p. 7

Page 22: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

22

droit du citoyen d’appartenir à un groupe minoritaire, est le grand défi philosophique et

politique que Ceausescu laissa ouvert pour ses héritiers comme pour ses fossoyeurs »17.

Ainsi, en décembre 1989, la Roumanie prend le chemin périlleux de la transition

démocratique. A vrai dire, si le choix de la destination n’était pas connu à l’avance,

l’évolution vers un régime démocratique était souhaitée. Entamée depuis plus de 20 ans,

aujourd’hui encore, ce processus semble être sans fin, chaotique, sinueux et bien plus

complexe que dans d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale. Car, au delà du

choix d’un nouveau régime politique, c’est un autre problème de fond qui s’impose :

celui de la construction ou de la reconstruction d’une véritable identité, mais aussi celle

de la reconstruction d’une nation anéantie. C’est cette période que nous nous proposons

d’étudier, à l’aide des théories de la transition démocratique développées avant et après

1989.

II. Objet de recherche

L’objet de recherche de cette étude concerne la transition démocratique en

Roumanie, appréhendée et expliquée à la lumière des théories de la transition

démocratique. Le point de départ de cette étude se trouve dans la définition donnée par

Guy Hermet du phénomène de la transition démocratique : « la période de temps qui

s’écoule de la chute ou des convulsions finales d’une dictature d’une espèce ou d’une

autre, à l’établissement d’un régime reconnaissable comme démocratique dans ses

apparences, au moins »18.

L’expérience de transition démocratique analysée dans cette étude présente la

particularité d’être limitée dans le temps (la période concernée court depuis la chute de

Ceausescu jusqu’à nos jours) et dans l’espace (la Roumanie seule est concernée). Le

choix de prendre la Roumanie comme cas d’étude s’explique, principalement, par des

motifs de nature objective, mais également par des considérations d’ordre subjectif.

L’expérience roumaine de transition démocratique constitue, assurément, l’une

des plus longues et des plus complexes de tout l’espace post communiste. Non

seulement la trajectoire sinueuse de la transition roumaine est extrêmement intéressante,

17 DURANDIN, Catherine, op. cit., p. 124 18 HERMET, Guy, « L’autoritarisme » in, M. GRAWITZ, J. LECA, Traité de Science Politique. 2, Les

régimes politiques contemporains, Paris, PUF, 1985, p.269

Page 23: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

23

mais la Roumanie est, aussi, le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir

expérimenté une révolution, donc un changement de régime d’une rare violence,

d’autant plus qu’il est aussi le seul à avoir exécuté son Président. En outre, le cas

roumain offre l’intérêt d’analyser, en période de transition démocratique, la dualité des

élites, la lenteur des réformes démocratiques, ainsi que les sentiments de pessimisme,

qui a gagné progressivement la population, et de nostalgie, pour une partie de la

population, de la période communiste.

Par ailleurs, le fait d’avoir vécu en direct la Révolution roumaine, ainsi qu’une

partie de la période de transition étudiée, a pu nous apparaître comme un avantage,

même si la distance par rapport à l’objet d’étude est évidemment restée de rigueur dans

cette recherche. Qui plus est, la facilité d’accès aux informations en langue roumaine

constitue, sans nul doute, un facteur très favorable.

L’étude de la transition démocratique en Roumanie est abordée ici d’un point de

vue singulier : par le biais des théories de la transition démocratique, dont le

développement remonte bien avant sa survenance dans les pays de l’espace communiste

européen. Notre intention est de vérifier si les théories de la transition existantes avant

1989 auraient pu permettre de prévoir l’explosion du Bloc communiste ou, tout du

moins, d’en identifier les signes avant-coureurs, au moins dans le cas roumain. Car le

phénomène, il faut le rappeler, paraissait impensable avant 1989. Mais, précisément,

dans ce cas-là (la Roumanie), la tâche s’est avérée d’autant plus difficile que le régime

communiste roumain appartient à la catégorie des régimes que Linz et Stepan désignent

comme des régimes « post-totalitaires ». 19 En effet, ces auteurs considèrent que les

régimes communistes post staliniens ne peuvent être rattachés à aucun type de régime

connus jusqu’alors (régimes démocratiques, autoritaires et totalitaires), mais relèvent au

contraire d’une catégorie spécifique : les ‘régimes post-totalitaires’.

Avec le cas roumain, on se trouve donc dans une configuration inédite : un

régime au départ post-totalitaire, qui mène à une révolution sanglante, dans un climat

est-européen explosif. Comprendre la révolution et la transition roumaines à l’aide des

théories de la transition démocratique d’avant 1989 s’avère en définitive une tache bien

complexe, en raison des limites du pouvoir explicatif de ces théories. Celles-ci, dans la

plupart des cas, énoncent une évolution inéluctable vers la démocratie. Or, comme le

19 LINZ, Juan, STEPAN, Alfred, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern

Europe, South America and Post- Communist Europe, Baltimore, John Hopkins University Press, 1996,

pp. 41-42

Page 24: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

24

souligne M. Dobry, « il n’y a pas ‘d’histoire naturelle’ propre à la construction

démocratique, il n’y a pas de lois de développement historique menant de telles ‘pré-

conditions’ ou ‘codes génétiques’ à la démocratie en passant par telle ou telle étape

supposée ‘nécessaire’. (…) Quels que soient les trajectoires historiques des

démocratisations, leurs temporalités et la place de la violence en leur sein, leur caractère

exogène ou endogène (etc.), une conclusion simple s’impose en effet : on construit la

démocratie avec des gens qui ne ‘croient ‘pas tous – dans nombre des cas il s’agit là

d’un euphémisme audacieux - dans la démocratie. (…) C’est pourquoi il ne faut pas

s’inquiéter à l’excès de ce qu’on ait eu affaire, dans, par exemple, le cas des

‘transitions’ dans l’Europe Centrale et Orientale, à des contextes où la démocratie est

apparue, comme on l’a souvent dit, ‘sans alternative’.20

Dans le contexte de pays de l’Europe Centrale et Orientale le cadre initial

d’analyse n’était pas du tout semblable a celui qui caractérisait les transitions des pays

d’Amérique Latine, d’Afrique, ou du bassin sud méditerranéen. Globalement l’histoire

et les enjeux propres à ces pays, n’étaient pas tout, ou alors partiellement identiques à

celles des PECO. L’histoire du continent est-européen a été très mouvementé et le

régime communiste instauré dans les pays au sein du bloc a été plus ou moins sévère,

allant jusqu’à des tendances totalitaires ou dictatoriales. Il devenait alors évident,

qu’une autre manière d’aborder les transitions démocratiques était nécessaire. Si nous

ajoutons à cela la dynamique des élites, qui change d’un pays à l’autre - des élites

relativement consolidés (cas de la Pologne) ayant favorisé une transition négociée, à des

élites quasi inexistantes (cas de la Roumanie) avec les conséquences survenues plus tard

-, changer l’angle analytique dans l’étude des transitions apparaît comme une condition

sine qua non de la compréhension du phénomène.

Nous avons assisté ainsi à un glissement des variables de l’échelle macro

politique à l’échelle micro politique, avec un fort accent mis sur les variables politiques,

donc, implicitement, sur les choix des acteurs. Nous faisons nôtre, à cet égard, le point

de vue de R. Banegas : « Deux postulats fondent cette réorientation : d’abord, l’idée que

les variables politiques importent plus que les autres dans la compréhension des

processus de transition. Ainsi, ‘l’ouverture’, la libéralisation des régimes autoritaires ne

pourrait se comprendre qu’au regard de la lutte pour le pouvoir que se livrent les divers

groupes et factions au sein de l’Etat. Ensuite le postulat selon lequel les transitions

20 DOBRY, Michel, « Le processus de transition à la démocratie », in Culture & Conflits, no 17, 1995,

pp. 3-8

Page 25: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

25

démocratiques sont des situations d’anormalité ou l’action stratégique des élites, le

talent, l’habileté politique des leaders sont décisifs pour penser le ‘moment’ du

changement de régime et comprendre les divergences de trajectoire. Cette réhabilitation

de l’action, des variables politiques a aussi permis d’insister de manière salutaire sur le

caractère indéterminé des transitions démocratiques. L’incertitude est désormais

introduite comme ‘paramètre’ central des transitions »21.

A la lumière de cette réorientation des théories de la transition, nous nous

sommes fixés comme objectif de comprendre la révolution et la transition roumaines,

afin d’ expliquer ses traits de caractère propres. Objet d’étude fascinant et en perpétuel

changement, le processus de transition demeure sinueux et unique de par sa trajectoire

et sa longévité.

III. Les approches théoriques et méthodologiques

La production théorique élaborée à partir des transitions démocratiques est très

riche, de la même manière que les tentatives d’explication de ces transitions à l’aide de

ces théories. Dans cette étude, nous nous proposons d’effectuer une relecture de la

révolution et de la transition roumaines, afin de présenter des éléments d’explication de

ces phénomènes, en prenant naturellement en compte les particularismes de la situation

de la Roumanie. Nous sommes partis de l’hypothèse que, dans ce type de recherche,

quelle que soit la problématique, il est fort probable que les variables explicatives soient

en définitive propres à chaque contexte national. C’est pourquoi il nous semble

nécessaire, dans l’analyse comparative, d’avoir un cadre théorique adapté à chaque

situation nationale.

Par comparaison avec d’autres travaux effectués dans le même champ, mais à

vocation plus globale, notre ambition est plus mesurée, dans la mesure où notre cadre

d’analyse est limité dans le temps (depuis la révolution de 1989 et durant les vingt

dernières années) et dans l’espace (le cas roumain). Précisément, du point de vue

théorique, nous ne saurions prétendre à l’exhaustivité parfaite dans l’analyse des

théories de la transition démocratique d’avant et d’après 1989, tant la production

21 BANEGAS, Richard, « Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité

politique », in Culture & Conflits, no 12, 1993, pp. 105-140

Page 26: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

26

scientifique en la matière a été considérable. En revanche, nous avons tenté d’élaborer

une typologie de ces théories, d’abord celles développées avant 1989, pour mieux

mettre en lumière les évolutions théoriques intervenues après 1989.

Dans ces conditions, l’analyse comparative des théories est au centre de cette

recherche, en tant qu’outil de la connaissance, en vue d’augmenter de manière

significative « les possibilités de compréhension et d’explication »22 des phénomènes de

transition politique. En effet, l’analyse comparative, non seulement nous offre une

occasion concrète pour tester les hypothèses mises en avant par les théories, mais en

plus, nous aide à se poser de nouvelles questions, comme le souligne Barrington

Moore : « lorsqu’on compare l’histoire d’un pays dans une perspective comparatiste, on

est amené à se poser des questions fructueuses et parfois nouvelles ». 23 Mamadou

Gazibo, dans une étude publiée à la « Revue Internationale de Politique Comparée »,

souligne qu’effectuer des comparaisons peut nous permettre de « produire des

généralisations et une mise en perspective théorique » 24 du phénomène étudié. Pour

autant, produire une théorie universellement valable, en tout lieu et pour tout

phénomène, relève assurément d’une utopie. Clifford Geertz écrit à cet égard : « les

appels pour une ‘théorie générale’ de n’importe quoi de social sonnent de plus en plus

creux, et les prétentions d’en avoir une semblent relever de la mégalomanie »25.

A la lumière de ces réflexions, et en considération de notre objet d’étude, nous

avons fait le choix de rejoindre l’hypothèse suivante, mise en avant par certains auteurs,

tels Barrington Moore et Theda Skopcol : si les trajectoires des pays en transition sont

certes très différentes, il est néanmoins possible, sur la base des éléments de similitude

existants, de dégager des démarches comparatives combinant les approches

généralisantes et singularisantes, sans pour autant penser ériger des modèles à vocation

universelle. Selon Karl Popper, « Tout connaissance - y compris nos observations - est

imprégnée de théorie ».26 Dans cette optique, il est clair que toute recherche, sur un

22 DOGAN, Mattei, PELASSY, Dominique, Sociologie Politique Comparative. Problèmes et

Perspectives, Paris, Economica, 1982, p.11 23 MOORE, Barrington, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, Maspero, 1969,

p. 9 24 GAZIBO, Mamadou, « La démarche comparative binaire : Eléments méthodologiques d’une analyse

des trajectoires contrastées de démocratisations », in Revue Internationale de Politique Comparée, vol 9,

no 3, 2002, p. 428 25 GEERTZ, Clifford, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF, Paris, 1986, p. 8 26 POPPER, Karl, La connaissance objective, Ed. Aubier, Paris, 1991, p. 133

Page 27: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

27

événement présent comme sur un événement passé, doit inclure un cadre interprétatif

particulier.

Dans le même sens, des spécialistes anglo-saxons ont effectué des recherches sur

les individus, avec l’idée que leurs comportements ne sont pas nécessairement

contraints par des processus (de toute nature), mais sont partie prenante d’un processus

ou d’une relation au sein de laquelle les acteurs pensent et agissent. C’est pourquoi nous

avons fait le choix de prendre en compte le comportement des acteurs et d’intégrer dans

notre étude des théories relatives au choix des acteurs.

Dans ces perspectives, notre intention est de dégager les éléments de

compréhension et d’explication de la révolution et de la transition démocratique en

Roumanie à la lumière des théories analytiques. C’est pourquoi notre interrogation porte

sur l’évolution d’un régime post totalitaire et sur les impacts du choix des acteurs sur

l’évolution de la transition roumaine, en sachant qu’une partie des acteurs du précédent

régime se sont trouvés propulsés à des postes clés dans le nouveau régime. En ce sens,

notre interrogation porte sur la capacité réelle de ces acteurs à produire des règles

conformes aux principes démocratiques, c’est-à-dire diamétralement opposées à ceux du

régime communiste auxquels ils avaient adhérés auparavant. Dans le même sens, notre

recherche porte sur la volonté, réelle ou simulée, de ces acteurs quant à l’application

des nouvelles règles démocratiques et quant à l’évolution du pays vers un régime

véritablement démocratique.

Ainsi, afin de dégager des hypothèses d’explication satisfaisantes sur le cas

roumain, nous avons fait le choix d’orienter cette étude autour de plusieurs axes de

recherche convergents : d’une part, un essai de typologie générale des théories de la

transition et l’analyse de l’évolution de ces théories ; d’autre part, une mise en

perspective des spécificités du cas roumain, pour le confronter aux théories de la

transition (d’avant et d’après 1989).

Cette étude a été réalisée, essentiellement, à partir des sources secondaires, ce

qui, il est vrai, « comporte inévitablement le risque d’employer des sources biaisées,

que ce soit en termes de cadre théoriques ou d’interprétation idéologique » 27 . Pour

autant, notre souci constant tout au long de cette recherche a été, précisément, d’éviter

27 RECAPPE, Bénédicte, Raison, émotion, institution. Comprendre les mobilisations étudiantes face à

des régimes autoritaires : Hongrie 1956, Mexique 1968, Thèse de doctorat, soutenue en 2008,

Introduction.

Page 28: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

28

le piège des « interprétation des interprétations », en respectant les exigences de

l’objectivité scientifique.

IV. Plan de la thèse

Les objectifs de cette étude nous ont conduit, dans un premier temps, à élaborer,

dans une perspective analytique et comparative, une typologie des théories de la

transition démocratique (Première Partie). Ce travail, à notre connaissance inédit,

présente l’intérêt de mettre en perspective les évolutions théoriques induites par les

événements survenus à l’Est en 1989 et les développements consécutifs de la transition

démocratique dans les Etats d’Europe Centrale et Orientale. Ce travail constitue le cadre

d’analyse théorique indispensable et préalable à l’étude d’un cas particulier de

transition.

En effet, dans un second temps, il s’agit de présenter et d’expliquer l’expérience

roumaine de transition, à la lumière des approches théoriques. De sorte que l’étude du

cas roumain permet, en quelque sorte, de tester la validité ou, plutôt, l’opérationnalité

des théories de la transition démocratique (Deuxième Partie).

Page 29: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

29

PREMIÈRE PARTIE

LES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE :

ESSAI DE TYPOLOGIE GENERALE

Page 30: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

30

L’événement politique le plus marquant du XXème siècle, autre que les

transformations profondes et relativement rapides que l’humanité a pu connaître, reste sans

doute la chute du communisme, qui constitue un élément révélateur et déterminant pour la

pensée sociologique du changement. L’importance prise par l’idée de transition impose à la

réflexion théorique qui en découle de mettre en lumière des éléments de définition afin de

mieux la comprendre et l’expliquer. L’étude du champ hétéroclite que couvre l’idée de

transition, depuis son émergence dans les sciences sociales, demande d’autant plus de

prudence et de réflexion que le regard est souvent dénaturé par la variabilité de son périmètre.

La difficulté de l’analyse tient en partie à ce que le processus de transition a été

beaucoup étudié, mais sans qu’un consensus sur son contenu ne soit trouvé. Outre la

perspective historiciste qui trace le chemin des transitions démocratiques dans le temps et

dans l’espace, et les questions qui entourent ce phénomène, nous nous proposons aussi de

mettre en évidence les axes théoriques qui caractérisent ces transitions.

L’article de Maurice Godelier dans la Revue Internationale des Sciences Sociales sur

la définition de la transition démocratique constitue un bon point de départ pour notre

analyse : « Par l’expression de période de transition, on désigne une phase particulière dans

l’évolution d’une société, la phase où celle-ci rencontre de plus en plus de difficultés, internes

ou externes, à reproduire les rapports économiques et sociaux sur lesquels elle repose et qui

lui donnent une logique de fonctionnement et d’évolution spécifique ; et où, en même temps,

apparaissent des nouveaux rapports économiques et sociaux qui vont, plus ou moins vite, plus

ou moins violemment, se généraliser et devenir les conditions de fonctionnement d’une

nouvelle société »28.

Toujours selon cet auteur, de son point de vue, « analyser des processus et des

époques de transition, c’est se confronter à des moments charnières de l’histoire, des

moments qui, plus que d’autres, font ou résument l’histoire. Sur le plan théorique, cette

analyse exige la mobilisation de toutes les disciplines des sciences sociales, qui se trouvent

ainsi confrontées aux limites de leurs capacités d’interpréter l’histoire »29.

Cette situation épistémologique si unique a conduit des écoles de recherche et des

spécialistes des sciences sociales à se mobiliser autour des questions et des problèmes

28 GODELIER, Michel, « Introduction : l’analyse des processus de transition », in Revue internationale

des sciences sociales, no.114, pp.501-503, 1987 29 Ibid., p.501

Page 31: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

31

soulevés par les phénomènes de transition. Une vaste littérature a été écrite sur les régimes

autoritaires, leurs crises ainsi que les transitions démocratiques, donnant naissance à une

véritable science de la « transitologie ».

Les premières études sur le sujet sont d’origine anglo-saxonne et elles ont mis en

avant les problèmes propres à la démocratisation, en général, et ceux de la démocratisation

post communiste en particulier. Soulignons que l’étude des transitions vers la démocratie

existait déjà comme une branche d’étude des sciences sociales ; dont l’objet était les

démocraties d’après guerre. Il s’agissait bien évidemment de l’Italie, du Japon et de

l’Allemagne de l’Ouest dans les années 50, du Portugal, de l’Espagne et de la Grèce dans les

années 70, et enfin de pays latino américains (Argentine, Brésil, Uruguay, Chili, Paraguay)

dans les années 80.

En revanche, l’utilisation du concept de transition pour décrire un changement de

régime politique (mais aussi une modification en profondeur des rapports socio-

économiques) n’a pas débuté avec la chute du Mur de Berlin et les événements consécutifs en

l’Europe Centrale et de l’Est. Ce concept n’a pas ses racines, non plus, dans l’étude des cas

latino américains, espagnols ou grecs, même si cette époque constitue un tournant dans

l’étude des transitions. L’ouvrage collectif d’O’Donnell, Schmitter et Whitehead (analysant

ces cas) constitue le socle d’une théorie générale de la transition.

On rappellera que ce concept existe au sein même de la pensée marxiste. Pour Marx,

il correspond au passage d’un stade de développement historique à un autre. Dans les années

1930, cette transition s’effectuait vers le communisme, considéré comme finalité historique.

Cette idée a beaucoup évolué dans le temps, car ce passage s’est fait ensuite des régimes

socialistes existants vers la démocratie et le capitalisme. Ainsi, la transition démocratique

conduit vers la démocratie et les formes institutionnelles qui l’accompagnent.

La transition démocratique fait renaître l’idée d’un développement généralisé de

l’économie de marché, des institutions et de ses conséquences sociales. Au XXème siècle,

l’économie de marché et la démocratie représentative semblent être un but naturel du cours

de l’Histoire. Juan Linz se range parmi les auteurs qui réduisent la transition démocratique à

un concentré du développement européen du XXème siècle : « les sociétés contemporaines

doivent assimiler un processus historique relativement long, dans quelques années critiques »30 (traduction libre).

A la suite de la chute des régimes communistes dans l’Europe de l’Est, l’analyse et la

réflexion sur les transitions démocratiques vont être plus approfondies, plus

30 LINZ , Juan, « Transition to Democracy », in The Washington Quarterly, Eté 1990, p.143

Page 32: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

32

institutionnalisées et les travaux plus nombreux. Ce qui explique sans doute que les

chercheurs réunis autour de cette problématique essaient aujourd’hui de mieux comprendre

ce phénomène, dont les implications et les conséquences se font sentir à l’échelle planétaire.

Dans ce vaste champ d’études n’ayant pas de bases théoriques très solides, tout reste à faire.

Un effort de recherche est donc nécessaire afin de mieux répondre aux évolutions et aux

problèmes de l’Europe de l’Est, mais aussi dans l’intention de mettre en lumière un véritable

changement de paradigme.

Toutes les écoles de recherche s’accordent cependant sur un point : les transitions

démocratiques ne peuvent pas être considérées comme des trajectoires linéaires. Il s’agit

plutôt de parcours incertains, hypothétiques, dans la mesure où les anciennes mentalités des

acteurs communistes et les nouvelles stratégies des élites au pouvoir ne sont pas toujours

compatibles ; cet état de fait favorise le désordre, des désaccords et l’anarchie sociale.

Guillermo O’Donnell avait souligné déjà, depuis 1986, que l’un « des caractères particuliers

des transitions tient à ce qu’elles sont de plus en plus incertaines. Elles obligent à naviguer

sur des mers mal cartographiées remplies de dangereux récifs. L’utilisation adroite des

instruments assure, mais sans la garantir, la fin heureuse du voyage »31.

Nous nous proposons, dans cette première partie de notre travail, d’établir d’abord un

état des théories de la transition démocratique d’avant 1989, afin d’identifier les facteurs de

transition et de préciser les débats issus de ces théories (Titre 1)), pour nous concentrer

ensuite sur les adaptations des théories aux contextes et aux spécificités des pays en transition

après 1989 (Titre 2). Nous souhaitons ainsi réaliser une lecture rétrospective des approches

théoriques, afin de mieux comprendre les variables qui déterminent les transitions

démocratiques.

31 SCHMITTER, Philippe, O’DONNELLE, Guillermo, WHITEHEAD Laurence, Transitions From

Authoritarian Rule: Tentative Conclusions About Uncertain Democracies , Baltimore, John Hopkins

University Press, 1986, pp.62-63

Page 33: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

33

TITRE 1

LE BILAN DES THEORIES DE LA TRANSITION

DEMOCRATIQUE AVANT 1989

Page 34: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

34

Au début du XXème siècle, les sociétés modernes ont toutes connu une crise

majeure, du fait des profonds changements et des évolutions majeures, de toute nature,

qu’elles ont alors connus: passage de la tradition à la modernité, de la société rurale à la

société urbaine, développement des réseaux de communication, etc. Cette forme de transition

a bien été définie par Emile Durkheim, qui écrivait en 1897 : « L’écroulement des structures

traditionnelles a fait table rase de tous les anciens cadres sociaux. Les unes après les autres,

elles ont été emportées soit par l’usure lente du temps, soit par des grandes commotions, mais

sans que rien ne les ait remplacées »32.

A la fin du XXème siècle, la chute du communisme a ravivé, dans un contexte bien

différent, la problématique des transitions. Les spécialistes de la transition se sont alors

orientés vers l’étude des Etats en transition du socialisme au capitalisme. A vrai dire, les

acteurs de la transition démocratique dans ces Etats pouvaient disposer d’une somme déjà

considérable de travaux ; à tout le moins, ils pouvaient ne pas être dans l’ignorance des effets

et des conséquences du processus de transition politique et économique.

La problématique de la transition est une préoccupation majeure de la politique

comparée depuis ses débuts et, plus récemment, du fait de l’hégémonie de l’ « idée

démocratique ». L’analyse comparée des expériences sud-européennes de l’après 1974 et

latino-américaines des années 1980 a produit un corpus théorique relativement consensuel,

au sein duquel le paradigme de la transition a permis de formaliser ce que Huntington désigne

sous l’appellation de « troisième vague de démocratisation ». Les travaux mondialement

connus de Guillermo O’Donnel, Philippe C. Schmitter et Laurence Whitehead ont fondé les

débuts de la transitologie33.

Le consensus a rapidement prévalu sur deux points : d’une part, l’idée que la

démocratisation peut advenir dans tous les types de contexte (à l’inverse de ce qu’avaient

32 DURKHEIM, Emile, Le suicide. Etude de sociologie, Paris, PUF, 1897, p.446 33 La notion de transition a été utilisée par les chercheurs Philippe Schmitter, Guillermo O’Donnell et

Laurence Whitehead pour définir le changement pacifique en Espagne. Leur ouvrage collectif

Transitions From Authoritarian Rule : Tentative Conclusions About Uncertain Democracies publié en

1986 devient vite une référence en la matière. Les travaux de ces auteurs ont donné naissance a une

véritable science, la transitologie, spécialisée dans l’étude des changements de régime. Toutefois, cette

notion a pu être remise en cause dans les années 90 (en particulier par la Banque Mondiale) et le terme

de réforme a parfois été préféré à celui de transition.

Page 35: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

35

soutenu les chercheurs structuralistes et économistes34) et, d’autre part, la nécessité d’adopter

une définition minimaliste de la démocratie, reposant sur la nature codifiée de son mode de

fonctionnement35. Les chercheurs ont convenu qu’il s’agissait du même projet démocratique

en quête, non seulement d’un nouveau souffle, mais surtout de perfectionnement.

Dès 1989, l’épicentre de la vague de démocratisation s’est déplacé vers l’Europe

Centrale et Orientale. Mais le postcommunisme a offert, aussi, à la politique comparée une

occasion rare et inespérée de montrer et d’évaluer sa valeur explicative. Ce même

phénomène, sans précédent, a poussé les transitologues latino-américains à débattre avec les

spécialistes des « area studies » et à remettre en cause leurs certitudes. Philippe C. Schmitter

a été parmi les premiers à reconnaître que les instruments conceptuels nécessaires pour

l’analyse des systèmes politiques d’Europe Centrale et Orientale n’étaient plus adaptés, et

donc incompatibles avec la nouvelle situation.

Personne n’avait prévu les événements de 1989, et cette nouvelle donne a d’abord

remis en question les analyses comparatives en termes de choix rationnels et de choix des

acteurs politiques. Les analyses déterministes avaient été dans l’incapacité de prévoir

l’ampleur du phénomène. C’est Claus Offe qui va souligner plus tard, en 1997, que les

sciences sociales n’avaient pas su inventer les outils nécessaires pour analyser les causes et

les effets de ces événements historiques36. Pourtant, toute la communauté scientifique est

d’accord pour dire que l’impact du postcommunisme sur la transitologie est difficile à

mesurer et à évaluer, et qu’il y a eu une remise en cause de la validité des concepts et des

modèles d’analyse spécifiques à la transitologie.

Avec les évènements de 1989, on assiste à la fin d’un modèle de transition « prêt à

l’emploi », car, pour la première fois, les chercheurs s’accordent à dire que les chemins de

34 Nous faisons référence aux corrélations établies entre développement économique et avènement de la

démocratie, par LIPSET, Seymour Martin, dans : « Some Social Requisites for Democracy : Economic

Development and Political Legitimacy », in American Political Science Review, no 53, 1959. De plus,

d’autres études ont établi de corrélations entre l’unité nationale (comme condition préalable) et

l’avènement de la démocratie. Dans cette optique nous faisons référence aux travaux de RUSTOW

Dankwart : « Transitions to Democracy : Towards a Dynamic Model » in Comparative Politics, vol. 2,

no.3, 1970, pp. 337- 364 35 Nous faisons référence à une vision minimaliste de la démocratie, telle que décrite par Joseph

SCHUMPETER dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1972, concernant le

mode de sélection des gouvernants ; ou encore celle de Robert DAHL, dans son livre Polyarchy :

Participation and Opposition, New Heaven, Yale University Press, 1971, concernant la participation

politique. 36 OFFE, Claus, Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Logiques sociales, 1997, pp 62-65

Page 36: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

36

l’histoire ne sont pas prédéterminés. La transition vers la démocratie n’est plus « the one best

way » ; et la transition octroyée ou négociée a montré ses limites. De sorte qu’il est très peu

probable que la notion de transition ait un jour la solidité d’un concept rigoureusement

déterminé. D’autant qu’une nouvelle variable s’impose désormais dans l’étude des

transitions, celle de l’incertitude.

Adam Przeworski est parmi les pionniers à utiliser cette nouvelle donnée dans l’étude

des transitions, toujours imprévisibles et parfois même réversibles. La transition correspond

donc à un intervalle de temps entre la chute d’une dictature et l’établissement d’un régime

reconnaissable, au moins en apparence, comme démocratique. Elle n’est donc qu’un passage,

une forme d’errance de la trajectoire politique, une hésitation entre l’ancien et le nouveau.

Centrée au départ sur l’Amérique Latine, la transitologie n’avait pas pris en compte le passé,

car elle considérait cette variable comme négligeable.

Depuis la chute du Mur de Berlin, des chercheurs slavistes et une partie des

transitologues latino-américains ont commencé à prendre en compte le «long terme » culturel

et structurel. Juan Linz et Alfred Stépan ont ainsi recours à l’histoire, mais aussi aux analyses

élaborées par les théoriciens du path dependence37. David Stark proposait, dès 1992, de

remplacer le terme de transition par celui de transformation38 et Michel Dobry soulignait en

2000 les « voies incertaines de la transitologie » 39 . L’auteur parle d’une théorie des

transitions « qui est probablement celle d’une ou plusieurs séquences, chemins ou trajectoires

historiques qui seraient plus ou moins caractéristiques de types de phénomènes distincts »40.

De plus, si les considérations économiques semblent être écartées des réflexions sur la

transition démocratique, parce qu’elles peuvent être trompeuses quant aux causes qui

poussent à sortir des régimes autoritaires41, en revanche, il paraît absolument nécessaire de

les introduire dans l’analyse de la consolidation démocratique. Ainsi, si le développement

37 LINZ, Juan & STEPAN, Alfred, Problems of Democratic Transition and Consolidation: Southern

Europe, South America and Post Communist Europe, Baltimore, London, John Hopkins University

Press, 1996, p.254 38 STARK, David, « Sommes-nous toujours au siècle des transitions ? », in Politix, no. 47, troisième

trimestre, 1999, pp. 89-93 39 DOBRY, Michel, « Les transitions démocratiques : regards sur l’état de la ‘transitologie’ », in Revue

Française de Science Politique, vol. 50, no 4-5, Août-Octobre 2000, pp. 581-583 40 DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences

historiques, bifurcation et processus de path dependence », in Revue Française de Science Politique,

vol. 50, no 4-5, 2000, pp.585 -592 41 SCHMITTER, Philippe, KARL, Terry Lynn, « What Democracy is… and it is not », in Journal of

Democracy, no. 2, Eté 1999, pp.75-88

Page 37: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

37

économique n’est plus une précondition à la démocratisation, il reste sans aucun doute l’une

des conditions à l’établissement d’une démocratie durable.

A cet égard, la contribution d’Adam Przeworski est essentielle, car elle met en

évidence le fait qu’une démocratie peut s’installer dans un pays pauvre. Par contre, maintenir

un niveau de développement économique et réduire les inégalités sont deux facteurs

essentiels pour la consolidation d’une nouvelle démocratie42. Ces réalités ont contribué à

mettre en cause la pertinence du modèle transitologique, en même temps qu’elles ont assuré

l’intérêt porté à la démocratie depuis le début des années 90.

La première suite de critiques s’organise autour de deux grandes orientations. Tout

d’abord, l’incertitude. C’est Guillermo O’Donnell lui-même qui met en évidence le fait que

rien ne nous permet de penser qu’il existe des critères forts concernant le concept de

consolidation43. De plus, les dimensions ethnocentriques et téléologiques de ce concept sont

remises en cause. D’abord, parce que la démocratie occidentale n’est pas le seul modèle de

démocratisation ; ensuite, parce que le processus de démocratisation est injustement assimilé

à un progrès naturel vers l’unique régime capable de satisfaire le désir universel de liberté44.

La deuxième suite de critiques est plus radicale et remet en question le paradigme de

transition lui-même, c’est à dire à la fois l’idée de transition et celle de consolidation. Ce

paradigme établit qu’un Etat qui sort d’un régime autoritaire se dirige ipso facto vers un

régime démocratique, en suivant les étapes classiques de la démocratisation. Il postule aussi,

que les élections sont l’essence de la démocratie, mais que les conditions socioculturelles ne

sont pas d’une importance majeure. Thomas Carothers va contester ces propositions, car la

vague de démocratisation des années 80-90 en apporte le démenti.

Selon ce chercheur, il existe une zone intermédiaire (a grey zone), qui inclut de

nombreux Etats ne pouvant être qualifiés ni de régimes autoritaires, ni de démocraties45. T.

Carothers souligne que la notion de démocratie ne s’accorde pas exactement à l’expérience

historique des peuples ; il s’agit juste d’un modèle permettant aux théoriciens de comprendre

42 PRZEWORSKI, Adam, « The Neo Liberal Fallacy », dans DIAMOND, L. et PLATTNER, M.F. ,

Capitalism, Socialism and Democracy Revisited, Baltimore, Londres, The John Hopkins University

Press, 1993, pp. 39- 45 43 O’DONNELL, Guillermo, « Illusions about Consolidation », in Journal of Democracy, vol. 7, no. 2,

April 1996, pp. 34-51 44 BUNCE, Valerie, «Comparative Democratisation: Big and Bounded Generalizations », in

Comparative Political Studies, vol. 33, no 6-7, 2000, pp. 703-734 45 CAROTHERS, Thomas, « The End of the Transition Paradigm », Journal of Democracy, vol. 13,

2002, pp. 5-21

Page 38: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

38

cette expérience. Deuxièmement, ce paradigme est prescriptif, et non pas descriptif : il sert

juste à fixer le bon chemin.

Deux conclusions s’imposent alors. D’abord, le paradigme de la transition se fonde

désormais sur l’universalité que lui confèrent ses principes normatifs. Ensuite, la notion

même de démocratie semble avoir changé de sens : désormais, elle acquiert une dimension

militante, assume plus nettement sa dimension normative, sans chercher une justification

dans l’histoire universelle. Dans cette optique, il convient d’analyser, en premier lieu, les

facteurs qui ont influencé les différentes vagues de transition à travers l’étude des approches

théoriques (Chapitre 1) et, en second lieu, les débats issus de ces théories (Chapitre 2).

Page 39: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

39

CHAPITRE 1

Les approches théoriques :

L’analyse des facteurs de transition

Pendant les quatre dernières décennies, les écoles de recherches structurales ont

prévalu sur les autres : les écoles de la modernisation, les écoles de la dépendance et les

écoles historiques. Ces écoles, comme les théories qu’elles développent, ont leurs racines

dans des contextes historiques différents. Elles offrent des explications et des solutions

différentes aux questions relatives à l’étude de la démocratie et utilisent des méthodologies

différentes.

Des noms célèbres de la science politique, tels Adam Przeworski, Peter Evans, ou

encore Theda Skocpol, étaient réunis en 1995 dans un colloque pour discuter du rôle de la

théorie dans la politique comparée. Ils ont conclu, naturellement, que la théorie joue un rôle

important dans le travail des chercheurs en science politique. Quelques participants ont admis

que la théorie les a souvent aidés à faire une combinaison éclectique des données afin

d’expliquer certains phénomènes 46 . Adam Przeworski a d’abord refusé de parler des

différentes approches théoriques qu’il utilise en science politique, car il se considérait comme

« un opportuniste qui croit et utilise tout ce qui marche… donc, sans principes » 47(traduction

libre). D’autres spécialistes ont argumenté que l’éclectisme a sa propre valeur. Peter Evans a

46 KOHLI, Atul, EVANS, Peter, KATZENSTEIN, Peter, PRZEWORSKI, Adam, RUDOLF, Suzanne H.,

SCOTT, James C., SKOCPOL, Theda, « The Role of Theory in Comparative Politics: A Symposium »,

in World Politics, vol. 48, no.1, 1995, pp.1-49 47 Ibid., pp.5-7

Page 40: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

40

expliqué qu’« aucun modèle théorique existant ne peut fournir tous les outils nécessaires à

l’explication des cas auxquels je me suis intéressés, mais une combinaison éclectique de tous

ces modèles offre le levier nécessaire pour un bon début » 48(traduction libre).

L’utilisation de propositions théoriques issues des différentes approches peut

apparaître comme une source de vulnérabilité ; en même temps, elle donne des idées

nouvelles, plus facilement utilisables. L’éclectisme n’est pas synonyme de sélection ou

d’investigation non systémique. Au contraire, il permet de choisir, sans en exclure aucune,

parmi une multitude de variables explicatives existantes à ce jour dans le domaine de la

science politique. Le piège des études récentes de démocratisation est « l’éclectisme non

systémique ». Une abondance de variables explicatives a vu le jour ces dernières décennies.

Et si de nombreuses variables, bien identifiées, peuvent expliquer la démocratisation, la sur-

détermination est un problème réel dans le domaine de la recherche.

Certains auteurs ont argumenté que des investigations systématiques ne sont pas

nécessaires. C’est le cas de Samuel Huntington, dont nous utiliserons fréquemment les

travaux sur la démocratisation et ses variables explicatives. D’après lui, « en politique,

presque tout phénomène a des causes multiples… Les théories qui relient ces facteurs à la

démocratie et à la démocratisation sont toujours convaincantes. Par contre, chaque variable,

chaque théorie, est néanmoins pertinente dans quelques cas seulement »49 (traduction libre).

Pour d’autres auteurs, seule une étude comparative systématique, dans laquelle plusieurs

variables explicatives sont combinées, peut décider si une explication particulière est

applicable ou non. A ce moment là, il est possible d’évaluer le degré d’influence du facteur

explicatif le plus important. C’est alors que le chercheur peut affirmer travailler de manière

scientifique, car la science demande « une investigation systématique orientée vers un set

différentié de propositions concernant le monde empirique »50 (traduction libre).

La littérature concernant l’étude des transitions vers la démocratie est abondante, la

transition étant l’un des objets principaux de la politique comparée. L’étude de Huntington a

été sans doute un des points de départ du questionnement concernant la démocratisation :

quand et pour quelles raisons un pays évolue-t-il vers la démocratie ? Pour répondre à cette

interrogation, plusieurs approches théoriques sont utilisées, en fonction du nombre de cas

étudiés, de leur complexité et du paradigme utilisé. Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité

48 Ibid., pp 38 49 HUNTINGTON, Samuel., The Third Wave: Democratisation in the Late Twentieth Century , Norman,

University of Oklahoma Press, 1991, p. 38 50 KLINGMAN, David, «Temporal and Spatial Diffusion in the Comparative Analysis of Social Change

», American Political Science Review, vol. 74, no. 1, 1980, pp.123 -129

Page 41: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

41

dans ce domaine, nous ferons référence aux auteurs et aux ouvrages qui constituent en

quelque sorte des pierres angulaires en la matière.

Deux auteurs, Samuel Huntington et Tatu Vanhanen, ont étudié un très grand nombre

de cas de transition démocratique. Si Huntington propose une combinaison entre une

approche économique et une approche socioculturelle, il en va autrement pour Tatu

Vanhanen. Huntington étudie un très grand nombre de pays (plus de 120, depuis 1850), mais

pour lui, l’approche holiste (combinant des indicateurs économiques et sociologiques) est

plus appropriée pour comprendre et expliquer ce phénomène. Tatu Vanhanen utilise une

seule variable explicative - la distribution des ressources du pouvoir - pour rendre compte de

la transition démocratique. Huntington trouve, quant à lui, au moins cinq variables

explicatives de la transition vers la démocratie.

Les vagues de transition sont aussi étudiées à partir de l’expérience d’un nombre plus

limité de pays, par des auteurs qui estiment qu’il ne faut pas obligatoirement prendre en

compte un très grand nombre de pays. C’est le cas de Guillermo O’Donnel, Philippe C.

Schmitter et Laurence Whitehead, dont l’étude concerne la transition effectuée par 13 pays.

Les cas étudiés sont plutôt similaires du point de vue de la variable dépendante, mais

dissemblables sur les variables indépendantes. Ces transitions sont analysées à l’aide d’une

approche individualiste : la transition s’explique donc à travers le comportement des élites.

Juan Linz et Alfred Stepan proposent également une analyse des transitions sur un

nombre plus restreint de pays (15), en utilisant une combinaison des approches

institutionnelle, stratégique et économique. A l’aide de sept variables explicatives, ils

dressent un tableau exhaustif des transitions démocratiques. La lecture rétrospective des

approches théoriques que nous proposons ici, afin de discerner les variables utilisées, est

articulée sur la distinction entre, d’un côté, les approches centrées sur les structures (Section

1) et, de l’autre, les approches mettant l’accent sur les acteurs (Section 2).

Page 42: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

42

Section 1 Les approches centrées sur les structures

Considérée comme étant une spécificité occidentale, la démocratie se caractérise par

l’existence du pluralisme politique, le respect des libertés publiques et l’alternance régulière

au pouvoir. Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle s’est répandue sur des

continents que l’on croyait réfractaires à ce régime, comme l’Amérique Latine, l’Asie ou

l’Afrique. On recense aujourd’hui, dans le monde, plus d’une centaine des démocraties. Mais

il faut que soient réunies des conditions spécifiques pour que la démocratie puisse apparaître.

A partir des années 50, des chercheurs se sont intéressés aux facteurs nécessaires à

l’émergence des démocraties. Les facteurs les plus importants sont, assurément, les facteurs

économiques, politiques, culturels, le poids de l’héritage colonial et le facteur international.

Chaque vague de transition a été déterminée par des facteurs spécifiques, en concordance

avec une période donnée de l’histoire. L’analyse de ces vagues et de leurs facteurs

déterminants ont donné naissance à des approches théoriques spécifiques, que nous nous

proposons de mettre en lumière. Nous souhaitons démontrer que chaque vague de transitions

a eu un impact différent sur les approches théoriques qui ont suivi. C’est pourquoi nous avons

jugé utile, de faire une brève description de chaque vague afin de mieux comprendre son

impact.

A. La démocratie définie en fonction de ses pré-requis

Les premières grandes vagues des transitions que nous nous proposons d’étudier ont

eu lieu au début de notre siècle et elles ont un lien étroit avec le développement économique.

Aussi, elles ont constitué l’objet d’étude de l’école de la modernisation, la première à

souligner le lien direct entre développement économique et démocratie. Avant la première

Guerre Mondiale, les Etats-Unis, la Nouvelle Zélande et l’Australie ont commencé le

processus de transition vers la démocratie. Pendant ou immédiatement après la première

Guerre Mondiale, l’Autriche, le Canada, la Tchécoslovaquie, le Danemark, l’Estonie, les

Pays Bas, le Luxembourg, la Pologne, la Finlande, la Norvège, la Suède sont devenus de pays

démocratiques. L’évolution de certains régimes vers l’autoritarisme pendant l’entre deux

guerres reflète la montée en puissance des idéologies communiste et fasciste. L’arrivée au

Page 43: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

43

pouvoir d’Hitler a été synonyme de la fin du règne démocratique en Allemagne. D’autres

démocraties, comme l’Autriche et la Finlande, ont aussi été affectées et sont devenues des

systèmes non démocratiques. En même temps, les institutions démocratiques en Pologne,

Estonie et Lettonie ont été renversées par des coups d’Etat militaires. Quant à l’Espagne,

même si la démocratie a été instaurée en 1931, un coup d’Etat militaire a conduit à la Guerre

Civile en 1936, suivie de l’autoritarisme en 1939. Pendant cette période anti démocratique,

seules la Grande Bretagne et l’Islande ont entamé le processus de transition démocratique et

ont adopté le suffrage universel respectivement en 1928 et 1934.

Une deuxième courte vague de transitions (1944-1957) a commencé avec la victoire

des Alliés à la fin de la seconde Guerre Mondiale et a continué jusqu’aux années 1960.

L’occupation des Alliés a favorisé l’installation des institutions démocratiques en

l’Allemagne de l’Ouest, au Japon et en Finlande. Des pays de l’Amérique Latine, comme le

Costa Rica, le Chili et l’Uruguay, ont adopté un système démocratique. De plus, après une

période d’interruption de la transition démocratique, l’Autriche et l’Italie sont redevenues

démocratiques. Les systèmes politiques français et belge ont permis aux femmes de voter,

devenant ainsi des démocraties à part entière. Pendant la même période, la Turquie est aussi

devenue un pays démocratique. La Tchécoslovaquie, démocratique avant la Deuxième

Guerre mondiale, puis annexée par l’Allemagne nazie en 1938, est devenue une « démocratie

populaire » sous l’occupation soviétique. Cet état de fait des démocraties dans le monde

constitue notre point de départ pour mettre en avant les écoles des recherches qui vu le jour

pendant cette période mais aussi qui ont eu comme objet de recherche ces nouvelles

démocraties.

1- La prépondérance du facteur économique et culturel

La fin de la deuxième Guerre mondiale a laissé derrière elle une Europe dévastée,

divisée, une présence américaine renforcée sur le continent européen, mais aussi le désir de

stabilité, de coopération et de paix. L’école de la modernisation voit le jour aux Etats-Unis

après la deuxième Guerre Mondiale, une fois que ce pays s’impose comme superpuissance et

que le Plan Marshall est mis en place pour la reconstruction de l’Europe. En même temps,

l’URSS, deuxième superpuissance, a promu et répandu l’idée d’un monde uni et communiste,

de l’Europe de l’Est en passant par l’Asie et d’autres pays d’Afrique. De plus, les colonies

des ex puissances européennes en Asie, Afrique et Amérique Latine se sont désintégrées,

donnant naissance à une multitude de nouveaux Etats dans le Tiers Monde.

Page 44: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

44

Dans ce contexte historique très particulier, il n’est pas surprenant que les chercheurs

occidentaux aient été encouragés à étudier les nouveaux Etats, récemment indépendants, dans

le but de promouvoir le développement économique et une stabilité politique pour

contrecarrer l’influence du communisme. La question centrale que ces chercheurs se sont

posés a été de découvrir comment des sociétés traditionnelles peuvent parcourir et avoir la

même trajectoire économique et sociale que les sociétés modernes. Le champ de la recherche

moderniste a débuté dans les années 50-60, comme un nouveau champ d’étude en Science

Politique, et a été initié par un groupe de chercheurs américains.

Ses origines institutionnelles sont liées à la création en 1954 du Comité de Politique

Comparée par le prestigieux Social Science Research Council (SSRC). La plus grande partie

de ses travaux a été publiée dans la Revue Economic Development and Cultural Change.

L’esprit scientifique de cette période a participé au développement de l’école moderniste. Les

chercheurs voulaient contribuer à la création d’une science politique moderne et trouver un

cadre théorique complet, qui pouvait les aider à théoriser les régimes stables pro-occidentaux.

C’est pourquoi, dès ses débuts, l’école moderniste s’est consacrée à la recherche d’une

théorie, en adoptant des éléments à la fois de l’approche évolutionniste et de l’approche

fonctionnaliste.

L’approche évolutionniste affirme que le changement social est unidirectionnel,

progressif, graduel. Ce changement est un mouvement irréversible d’une société primitive

vers une société plus développée. Les théoriciens ont analysé le concept de modernisation

comme un processus progressif, au sein duquel plus les sociétés sont avancées, plus elles ont

de points en commun. Selon Walt Rostow, il y a cinq étapes dans l’évolution d’une société,

nécessairement progressive. De son point de vue, le développement est perçu comme la

transformation d’une société traditionnelle en une société moderne (le meilleur chemin pour

y arriver est celui pris par les sociétés capitalistes).

Le chercheur Daniel Lerner considère la démocratie comme une partie de cette phase

historique. Aussi, la modernisation est synonyme d’homogénéisation : avec le temps, toutes

les sociétés vont ressembler les unes aux autres, car « les modes de modernisation sont tels

que plus les sociétés sont modernes plus elles se ressemblent ». 51 (Traduction libre) En

résumé, toutes ces théories décrivent un processus irréversible, progressif et long, qui ne peut

pas être arrêté. Il s’agit aussi d’un processus désiré, car selon les théoriciens, si les

occidentaux sont modernes, le reste du monde peut le devenir aussi, ou du moins le souhaiter.

51 LERNER, Daniel & PREVSNER, Lucile, The Passing of Traditional Society, Free Press Inc, 1958, pp

59-62

Page 45: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

45

L’approche fonctionnaliste du changement (qui met l’accent sur les pré-requis

fonctionnels) constitue le deuxième pilier du cadre théorique de la modernisation. L’idée

centrale est que tous les systèmes politiques ont les mêmes fonctions, mais se différencient

par le fait que ces fonctions sont réalisées par des structures différentes d’une société à

l’autre. La modernisation, incompatible avec la tradition, est considérée comme un processus

systématique et inhérent. Dans cette logique, l’absence de modernité est due à des facteurs

internes du système. Le changement a lieu à l’intérieur du système, et la modernité implique

des changements dans tous les aspects du système : transformation, sécularisation,

urbanisation, industrialisation et participation.

Les théoriciens fonctionnalistes voulaient non seulement comparer des systèmes

politiques, mais aussi expliquer leur développement ; leur approche a donc des implications à

la fois théoriques et politiques. Cette approche tente, non seulement de justifier la relation de

pouvoir asymétrique entre les sociétés modernes et traditionnelles, mais aussi de légitimer la

politique d’aide extérieure des Etats Unis. En même temps, elle évalue le manque de

modernisme comme un problème interne et identifie la menace communiste comme un frein

à la modernisation. L’importance croissante accordée à la science, pendant cette période, a

encouragé les théoriciens modernistes, non seulement à créer un cadre théorique mais aussi

une méthodologie correspondante. C’est pourquoi les travaux ont été réalisés à un niveau

plus général et plus abstrait et leurs hypothèses testées avec des données quantitatives.

Le point de départ de ces études empiriques et quantitatives pour expliquer la

démocratisation a été l’article de Seymour Martin Lipset, paru dans l’American Political

Science Review en 1959 et intitulé « Some Social Requisites of Democracy and Political

Legitimacy ». Cet article a généré de nouveaux points de vue et a constitué un véritable

tournant dans le développement des théories de la modernisation. Par le biais d’une

comparaison entre, d’un côté, les pays d’Amérique Latine et, de l’autre, l’Europe et les pays

anglo-saxons, il trace un lien indélébile entre démocratie et développement socio

économique. « Plus une nation est prospère, plus les chances de maintenir la démocratie sont

fortes. Depuis Aristote à nos jours, l’histoire témoigne que c’est seulement dans une société

riche et prospère, dans laquelle seuls quelques citoyens vivent dans la pauvreté, que peut

exister une situation dans laquelle la masse de la population peut participer intelligemment à

la politique et peut aussi développer le savoir faire nécessaire pour ne pas succomber aux

chants des sirènes des démagogues. Aussi, une société divisée entre une grande masse de la

Page 46: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

46

population appauvrie et une partie des élites enrichies peut finir en oligarchie ou pire, en

tyrannie »52 (traduction libre).

Lipset a démontré que, quel que soit l’indice pris en compte pour mesurer le

développement économique (indice de santé, éducation, industrialisation ou urbanisation),

dans les deux groupes d’Etats comparés, le résultat est toujours plus élevé pour les Etats

démocratiques. Partant du principe qu’établir une corrélation ne prouve pas une causalité,

l’auteur cherche à étudier les différents facteurs qui peuvent éventuellement lier le

développement économique à la démocratie.

Le plus important de tous ces facteurs est, selon Lipset, la lutte des classes.

L’augmentation de la richesse est liée au développement de la démocratie, car elle change les

conditions sociales des travailleurs, en augmentant au maximum la contre-pression qui les

rendra sensibles aux idéologies extrémistes. L’augmentation de la richesse modère les classes

moyennes et les rend plus disponibles à accepter et/ou à supporter le statu quo. De plus, elle

affecte le rôle politique des classes moyennes, en changeant la base de la stratification

sociale. Une classe moyenne plus importante joue un rôle d’atténuation, de modération des

conflits sociaux, car elle peut récompenser les partis démocratiques, et pénaliser les groupes

extrémistes, qu’elles soient de gauche ou de droite.

Même si la théorie de Lipset a été critiquée, elle a suscité une explosion d’articles et

d’ouvrages sur le sujet, qui tous ont tenté d’expliquer la démocratie de la même façon, mais

aussi de définir le développement comme un phénomène purement économique. Les

chercheurs ont utilisé le revenu par habitant comme outil pour mesurer le développement

(plus facilement mesurable que les indicateurs non monétaires, comme le coût de la vie ou le

niveau d’alphabétisation). A partir de ce type d’études statistiques, les chercheurs ont tiré la

conclusion que l’intensité de la relation entre le développement et la démocratie a été

constante dans le temps.

Tatu Vanhanen rejoint aussi le point de vue de Lipset dans son analyse du passage à la

démocratie des Etats dans le monde. Selon cet auteur, la relation entre le développement et la

démocratie est stable dans le temps, car elle est fonction de la nature humaine, qui demeure

inchangée depuis des siècles. En partant de l’hypothèse d’une relation directe entre le

développement et le caractère démocratique d’un régime, les chercheurs ont tiré la conclusion

52 LIPSET, Seymour M., « Some Social Requisites of Democracy: Economic Developement and

Political Legitimacy», in American Political Science Review, vol. 53, no. 1, 1959, pp. 70-103. Il nous

semble utile de mentionner que cet article est une référence incontournable dans le domaine, qui garde

un pouvoir explicatif de nos jours encore.

Page 47: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

47

que plus le niveau de développement d’un Etat est élevé, plus celui-ci a de chances de

devenir démocratique.

En conclusion, on peut résumer ainsi les points forts des théories classiques de la

modernisation : il existe, d’abord, une relation directe et stable, en intensité et dans le temps,

entre le développement (mesuré en PIB/habitant) et la probabilité qu’un Etat soit

démocratique et/ou qu’il réalise une transition vers la démocratie. Il existe, aussi, une relation

indirecte entre le développement et la probabilité qu’un Etat réalise une transition vers la

démocratie, avec la structure des classes sociales comme variable interne. En effet, si le

développement accroît la taille des classes moyennes, celles-ci augmentent la probabilité

qu’un Etat entreprenne une transition vers la démocratie. Ces théories ont été non seulement

remises en causes et critiqués, mais elles ont été aussi l’occasion de faire naître de nouvelles

écoles de recherche.

2- Les remises en cause et les critiques

L’école traditionnelle de la modernisation a subi des critiques sévères dans les

années 70, mais elle n’a réagi que quelques années plus tard, quand ses chercheurs prenant en

compte les critiques, ont modifié l’ancien cadre théorique, donnant ainsi naissance à une

nouvelle école de la modernisation. Les critiques portaient essentiellement sur les prémisses

évolutionnistes et fonctionnalistes des théories traditionnelles et sur le fait que celles-ci ont

négligé les influences externes et interventionnistes.

Les premiers points à avoir été remis en cause ont été les postulats modernistes

classiques. Partant du présupposé que la modernisation n’est pas et ne peut pas être un

processus linéaire dans l’histoire, plusieurs questions se posent alors : le Tiers Monde doit-il

évoluer de la même façon que les pays Occidentaux ? Ce processus serait il inévitable et

irréversible ? Pourquoi les Etats Occidentaux sont-ils considérés comme des Etats

« avancés » et « modernes » et les pays du Tiers monde comme « primitifs » et

« traditionnels » ?

Les critiques ont considéré cette vision du développement occidental comme une

vision ethnocentrique. Pour les néo-marxistes, tel André Gunder Franck, cette approche a été

utilisée afin de justifier l’intervention des Etats-Unis dans le Tiers Monde, tout en soulignant

que des voies de développement alternatives pour les pays pauvres ont été ignorées. En ce

sens, les prémisses fonctionnalistes étaient remises en cause.

Le cadre théorique fonctionnaliste a été considéré comme trop abstrait et, en même

temps, trop explicite : « trop abstrait dans sa détermination à produire, à créer un modèle

Page 48: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

48

universel de système politique, car le processus politique est séparé du contexte social dans

lequel il est incorporé, et trop explicite car il est le résultat d’une dérivation directe du modèle

politique institutionnel britannique et américain »53(traduction libre) De plus, la distinction

entre tradition et modernité n’est plus acceptée car les Etats du Tiers Monde ont des systèmes

de valeurs hétérogènes et les valeurs traditionnelles ne sont pas toujours un obstacle à la

modernisation.

Deuxièmement, l’école de la modernisation a été critiquée pour sa méthodologie. Ses

études sont faites à un tel niveau d’abstraction que, selon les Etats, les périodes historiques

analysées ne sont pas claires. Il faut ajouter à cela la difficulté de tirer des conclusions

concernant des changements supposés avoir eu lieu dans le temps, mais aussi la difficulté

d’effectuer des analyses croisées à un moment précis. Des auteurs, tel Guillermo O’Donnell

accusent les chercheurs modernistes d’avoir créé une « théorie de fausseté universelle », car

ils ne croient pas dans l’explication selon laquelle la démocratie est la même pour tous

les Etats, toutes les religions, à toutes les époques ; d’autant plus que ces théories

modernistes ne prennent pas en compte la dimension historique des sociétés.

Troisièmement, les critiques reprochent aux chercheurs modernistes de ne pas

avoir pris en compte l’influence externe et l’impact de l’interventionnisme. En se

focalisant exclusivement sur les facteurs internes, les chercheurs de l’école de la

modernisation ont prêté trop peu d’attention aux facteurs externes tels que la

domination, la colonisation, les corporations multinationales sur les économies du Tiers

Monde, les schémas d’échange inégal entre l’Occident et les pays du Tiers Monde, ainsi

que la nature du système international. Le lien entre démocratie et développement

économique est fort, mais la richesse n’est pas toujours à l’origine d’une démocratie.

Lipset met en évidence les liens de causalité entre développement économique et

démocratie, mais il ne les a pas testés empiriquement.

A la fin des années 70, les chercheurs de l’école de modernisation ont

sérieusement commencé à prendre en compte ces critiques, initiant alors des nouvelles

approches. Celles-ci ont évité de considérer tradition et modernité comme deux

approches s’excluant mutuellement, et de mettre sur pieds d’égalité, tradition et

modernité. De même, les chercheurs s’accordent sur le fait qu’il n’y a pas qu’une seule

voie unidirectionnelle pour le développement et prennent désormais en compte l’impact

de l’histoire. Néanmoins, une attention toute particulière est accordée aux processus et

53 CAMMACK, Paul, Capitalism and Democracy in the Third World: The Doctrine for Political

Development, London and Washington, Leicester University Press, 1997, p. 63.

Page 49: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

49

aux séquences de développement démocratique; mais la considération de l’universalité a

été laissée à l’écart. Samuel Huntington, par exemple, a affirmé que les explications de

la démocratie diffèrent dans le temps. Avant même d’avoir commencé à étudier

concrètement si les Etats deviennent démocratiques et quelles sont les conditions pré

requises qui favorisent le développement démocratique, il soutient que l’idée de

l’universalité n’est pas valide.

La combinaison des causes généralement responsables d’une vague de transition

démocratique diffère des causes/motifs responsables d’autres vagues ; de même, les

causes initiales à l’origine du changement de régime démocratique sont la plupart du

temps différentes des causes qui vont occasionner d’autres changements de régimes

démocratiques au sein de la même vague. C’est pour cela que Larry Diamond affirme

que la relation de cause à effet entre développement et démocratie n’est pas stable dans

le temps et peut varier pendant les différentes périodes de l’histoire.

Deuxième changement : la nouvelle école des théories de la modernisation

accorde une place importante à l’influence de facteurs autres que le facteur économique.

Selon cette école, aucun facteur n’est suffisant, ni ne peut expliquer à lui seul le

développement de la démocratie dans tous les Etats. C’est pourquoi les chercheurs

étudient non seulement les paramètres internes, mais également les facteurs d’influence

externe sur la démocratie. Ainsi, selon Huntington, des paramètres tels que la diffusion

démocratique, les démonstrations ou l’effet boule de neige, ont une place de premier

rang dans l’étude des transitions. En effet, dans les Etats autoritaires, la démocratie est

stimulée par les nouveaux moyens internationaux de communication, ainsi que par la

contagion démocratique d’Etats voisins54.

Huntington est le premier à démontrer que le nombre des Etats démocratiques

augmente grâce aux processus de diffusion. Un Etat non démocratique entouré par des

Etats voisins démocratiques a plus de chances de changer de régime et d’entamer une

54 HUNTINGTON rejoint ainsi le point de vue des chercheurs qui, comme Laurence Whitehead, parlent

des différentes modalités de diffusion de la démocratie (que ce soit par la contagion, le contrôle ou le

consentement). Voir à ce sujet, WHITEHEAD, Laurence, « Three International Dimensions of

Democratisation », dans WHITEHEAD, Laurence (éd), The International Dimensions of

Democratisation : Europe and the Americas, New York, Oxford University Press, 1996, pp.3-5. Dans le

même ordre d’idées, nous faisons référence aux travaux de Geoffrey Pridham et sa théorie sur le

« linkage politics ». Cette notion sera développée dans le chapitre suivant. PRIDHAM, Geoffrey, « The

International Dimension of Democratisation: theory, practice and inter-regional comparisons », dans

PRIDHAM, Geoffrey (éd.), Encouraging Democracy: The International Context of Regime Transitions

in Southern Europe, London, Leicester University Press, 1991, pp.2-12

Page 50: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

50

transition démocratique. Et si la transition démocratique se passe bien dans un Etat,

cette situation peut encourager d’autres Etats voisins à commencer eux-mêmes une

transition vers la démocratie.

Troisièmement, les chercheurs sont passés d’une méthodologie axée sur des

variables quantitatives, vers des études de cas et des recherches qualitatives. La

majorité des études effectuées sur les influences pesant sur la démocratisation (dont

celles de Larry Diamond par exemple) contiennent de nombreuses études des cas55.

Finalement, en plus des indicateurs purement économiques comme le

PIB/habitant, d’importantes mesures non monétaires (liées au concept de

développement) ont été recommandées. En effet, d’après Larry Diamond, les indicateurs

non monétaires reflètent mieux le stade de développement d’une nation dans la mesure

où « les revenus monétaires peuvent être plus inégalement distribués que des années de

scolarisation ou l’espérance de vie par habitant. Aussi, il faut prendre en compte le fait

que le PNB/habitant est un indicateur moins fiable du degré de développement humain

au sein d’un Etat que les moyennes nationales données par les indicateurs non

monétaires56» (traduction libre).

De plus, les nouvelles théories mettent en évidence le fait que l’argument de

Lipset (concernant la relation entre développement et démocratie) semble se baser sur le

développement de l’individu en général, et non pas sur le développement d’un Etat.

Ainsi, de son point de vue, « l’éducation élargit les points de vue des individus, leur

permet de comprendre la nécessité des lois et des normes de tolérance, les restreint dans

leur décision d’adhérer à des doctrines extrémistes et augmente leur capacité à faire des

choix électoraux rationnels »57 (traduction libre).

En réalité, les chercheurs de la nouvelle école réinterprètent l’argument de

Lipset, selon lequel plus les individus appartiennent à un Etat développé, plus ils ont

tendance à croire en des valeurs démocratiques et à soutenir un système démocratique.

En conséquence, l’évaluation du niveau de développement doit en effet changer de

55 Nous faisons bien évidemment référence à Samuel Huntington mais aussi à des chercheurs tells que

Tatu Vanhanen, dont l’étude de 1997 porte sur 172 pays. Voir à ce sujet, notamment, VANHANEN,

Tatu, Prospects of Democracy : A Study of 172 Countries, London, Routledge, 1997 56 DIAMOND, Larry, « Economic Developement and Democracy Reconsidered», dans MARKS, Gary &

DIAMOND, Larry, Reexamining Democracy. Essays in Honour of Seymour Martin Lipset, 1992,

London, Sage Publications, p. 93-95 57 LIPSET, Seymour M., « Some Social Requisites of Democracy: Economic Developement and

Political Legitimacy», in American Political Science Review, vol. 53, no. 1, 1959, pp. 70-103, op.cit.

Page 51: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

51

système de mesure : il passe ainsi du développement de l’Etat (mesuré en PIB/habitant)

au développement de la moyenne de la population, avec, par exemple, l’éducation.

Diamond a conclu dans son étude que c’est le niveau de développement humain d’un

Etat ou la qualité de vie, mieux que le seuil des revenus monétaires par habitant, qui

peut aider à prédire la probabilité qu’un Etat soit démocratique.

Au total, plusieurs points forts caractérisent les nouvelles théories de la

modernisation. Tout d’abord, même s’il y a une relation directe entre le développement

(mesuré à l’aide des Indicateurs de Développement Humain) et la probabilité qu’un Etat

soit démocratique, cette relation peut varier dans le temps et à l’intérieur même des

différentes vagues de démocratisation. De même, un indicateur purement économique

mesure moins bien qu’un indicateur de développement humain la probabilité qu’un Etat

soit démocratique.

Si nous prenons la structure des classes sociales comme variable de travail, il y a

une relation indirecte entre le développement et la probabilité qu’un Etat soit

démocratique. Le développement d’un Etat favorise l’augmentation de la taille de la

classe moyenne ; par conséquent, plus la classe moyenne est importante, plus la

probabilité qu’un pays effectue une transition démocratique est grande.

B - Le lien entre développement et démocratie

Les années 60-70 sont caractérisées par des événements importants au niveau

mondial, qui laisseront des traces autant dans la vie des Etats que dans la pensée

politique et théorique. A l’échelle planétaire, le nombre des pays démocratiques a

reculé ; Huntington affirme que « the global swing away from democracy » pendant

cette période a été impressionnant. En effet, des études ont montré que 42% des pays

étaient démocratiques en 1957 et seulement 27% en 1976. En même temps, il n’y a pas

de preuve solide de l’existence d’un creux de la vague, et il n’y a pas un groupe bien

défini de pays en transition, d’un régime démocratique vers un régime non

démocratique, dépassant en nombre celui des pays effectuant une transition en sens

inverse.

Il s’agit d’une période confuse, qui peut être décrite comme une période

intermédiaire, pendant laquelle des transitions vers des régimes démocratiques et non

Page 52: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

52

démocratiques ont eu lieu. La Colombie, par exemple, a été gouvernée par un Président

issu des élections civiles depuis 1958. Le Venezuela est devenu démocratique en 1961.

Quant à la démocratie chilienne, elle a été renversée par un coup d’Etat militaire,

conduit par le général Augusto Pinochet ; la suite a été une dictature militaire, un

régime répressif qui a duré 17 ans. Pendant la même année, la victoire électorale du

péronisme sur le Parti Radical a augmenté les chances de la transition démocratique en

Argentine, mais le coup d’Etat militaire de 1976 a renversé le Gouvernement conduit

par la veuve de Perón. Le deuxième essai démocratique de la Turquie date de 1961,

mais a été interrompu par une intervention militaire de 1971 à 1973. Voici un état

succinct des démocraties dans le monde, mais encore une fois, pendant cette période le

nombre de pays démocratiques n’a pas cessé de diminuer.

Sur le plan intellectuel et théorique, Daniel Chirot décrit cette période de la

façon suivante : « Le fiasco américain au Vietnam, l’éruption des troubles racistes

majeurs au milieu des années 60, l’inflation chronique, la dévaluation du dollar

américain, la perte générale de confiance des Américains dans les années 70, ont fait

que les bases sur lesquelles les théories de la modernisation ont été construites, ne

tenaient plus la route. Une nouvelle théorie est devenue populaire parmi de jeunes

sociologues, une théorie qui a renversé tous les anciens axiomes. L’Amérique devenue

modèle par excellence du capitalisme, considérée comme une cause du progrès social,

s’est transformée en un exploiteur, qui gagne de l’argent sur la pauvreté du monde. Ni

la modernité, ni le sous développement, mais l’impérialisme est devenu le nouvel

ennemi. »58 (Traduction libre)

1- Causalité et corrélations entre développement et démocratie

Dans ce contexte historique, l’école de la dépendance a posé les bases de ses

propres théories. Les chercheurs ont tenté de répondre aux défaillances du programme

de l’ECLA (La Commission Economique des Etats Unis pour l’Amérique Latine) et de

l’école de la modernisation.

58 CHIRIOT, Daniel, « Changing Fashions in the Study of the Social Causes of Economic and Political

Change », in SHORT, J.F (éd.) The State of Sociology: Problems and Prospects, London, Sage

Publications, 1981. Citation reprise de DOORENSPLEET Renske dans Democratic Transitions, 2005,

London, Lynne Reiner Publishers, pp. 63-64

Page 53: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

53

Dans un premier temps, l’école de la dépendance a trouvé ses racines en

Amérique Latine et a été une réponse à l’échec du programme ECLA. Raul Prebisch,

qui a été le directeur et le théoricien de l’ECLA, a conclu que le sous développement en

Amérique Latine est lié à l’exportation massive des matières premières vers les Etats

industrialisés du système capitaliste. La solution à ce problème a été l’industrialisation

des pays pauvres afin d’en terminer avec la division internationale du travail d’un seul

côté. Néanmoins, le programme ECLA a été un échec, ce qui a incité l’école de la

dépendance à promouvoir un programme plus radical.

Ensuite, l’école de la dépendance a critiqué et attaqué les théories modernistes.

Selon ses théoriciens, la société traditionnelle est un mythe et les économies dites sous

développées ne passent pas par les stades d’évolution de Walt Rostow, car des siècles

d’exploitation par le monde occidental moderne les ont transformés en colonies. Les

chercheurs de la dépendance ont rejeté l’idée moderniste selon laquelle les Etats

d’Amérique Latine sont des sociétés duales, avec des régions traditionnelles et des

régions plus modernes ; et que ces dernières vont influencer et donc donner des

impulsions de développement aux aires sous développées.

Ces approches soulignent que le développement d’une unité nationale ou

régionale ne peut pas être compris autrement qu’en connexion avec sa position

historique au sein du système politico-économique. Par conséquent, cette perspective

rejette la supposition moderniste qui affirmait qu’un Etat peut être un instrument

d’analyse du sous développement, même si sa trajectoire est aussi imprévisible que

celle d’une bille de billard. En réaction à l’explication interne de l’école de la

modernisation, l’école de la dépendance offre une explication extérieure pour le

développement du Tiers Monde. André Gunder Frank a formulé le concept de

« développement du sous développement », afin de souligner le fait que le sous

développement est un artefact produit par une longue histoire de domination coloniale

au sein du Tiers Monde59. De plus, il a développé un modèle de métropole satellite afin

de mieux expliquer le sous développement.

Là où les théoriciens de la modernisation pensent que la modernisation conduit

vers le développement, l’égalité et plus de démocratie, les théoriciens de la dépendance

sont résolument plus pessimistes. Selon l’école de la dépendance, les Etats avec un

niveau élevé de dépendance vont avoir une distribution inégale des revenus, un niveau

59 FRANCK, André Gunder, Le développement du sous- développement : L’Amérique Latine, Paris,

Maspero, 1970.

Page 54: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

54

réduit de développement économique et des systèmes politiques autoritaires60. Même si

au sein de cette école il y a des voix dissidentes, les chercheurs partagent ensemble

plusieurs points de vue communs.

Tout d’abord, le sous développement dans un Etat ne peut être compris et

analysé que s’il est étudié comme un effet de son positionnement au sein du système

monde. Cette prémisse holistique conduit à un modèle global, dans lequel la dépendance

est considérée comme un processus général à tous les pays du Tiers Monde.

Deuxièmement, le développement dans les Etats satellites est essentiellement

déterminé par des facteurs extérieurs (comme l’inégale division internationale du travail

et l’histoire coloniale). L’école de la dépendance insiste sur l’interconnexion entre les

facteurs internes et externes et explique que le sous développement ne peut pas être

expliqué uniquement par des facteurs externes, mais que les facteurs internes sont

également très importants61.

Troisièmement, l’école de la dépendance travaille d’abord avec des analyses

économiques. Les problèmes de la dépendance sont basés sur l’interaction des

différentes économies, l’inégale division du travail et la circulation du surplus

économique des Etats satellites vers les métropoles.

Quatrièmement, les auteurs accentuent le fait qu’une polarisation régionale

intervient dans le système global. Le sous développement dans les Etats satellites et le

développement dans les métropoles constituent deux aspects d’un même processus et

conduisent, également, à un phénomène de polarisation régionale.

Enfin, selon cette école, développement et démocratie sont totalement

incompatibles avec tout type de dépendance. Le développement autonome dans le Tiers

Monde est considéré comme étant impossible sans inversion de la situation de

dépendance. En fin de compte, d’après cette école, il n’y a pas de relation directe entre

dépendance économique et développement.

Les points de vue des théoriciens de la dépendance ont été très hétérogènes

depuis le début des années 70 ; ensuite, de nouvelles théories ont vu le jour au sein de

60 Au sein de l’école de la dépendance, d’autres auteurs, tels Samir Amin ou encore Robert Kaufman.

Voir justement à ce sujet, HAGGARD, Stephan & KAUFMAN, Robert, Developement, Democracy and

Welfare States: Latin America, East Asia and Eastern Europe, New Jersey, Princeton University Press,

2008 61 Comme nous l’avons déjà mentionné, d’autres auteurs, tels Pridham et Whitehead, rejoignent ce point

de vue. Plus tard, Philippe Schmitter publiera aussi des études sur l’influence des facteurs externes dans

le processus de développement et de démocratisation.

Page 55: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

55

l’école de la dépendance, avec la remise en cause de leur méthodologie, les prémisses

du holisme et la négligence des facteurs internes (comme le conflit des classes et

l’Etat). Ces nouvelles théories ont modifié les prémisses de la théorie radicale de la

dépendance de Gunder Franck.

2- La mise en question du lien de causalité :

la montée en puissance des facteurs internes

Tout d’abord, Fernando Henrique Cardoso, un acteur clé de l’école de la

dépendance modifiée, a abandonné les prémisses holistiques générales et a axé ses

recherches sur l’analyse concrète de cas des Etats indépendants, en utilisant une

méthodologie historico structurale. Ses approches mettent en avant « non seulement les

conditions structurales d’une vie sociale, mais aussi les transformations historiques des

structures par des conflits, des mouvements sociaux et luttes de classes » 62(traduction

libre). L’auteur a mis l’accent sur les conditions économiques, mais aussi politiques, en

mettant en avant les facteurs internes, comme le conflit et la lutte des classes. Cardoso a

accordé une attention toute particulière aux aspects sociopolitiques de la lutte des

classes, aux mouvements politiques et à la conscience de classe. En regardant la

dépendance comme un processus ouvert, et en dépit d’une structure de dépendance

similaire pour la plupart des pays du Tiers Monde, les conséquences de la dépendance

sont différentes en fonction du degré d’intervention des facteurs internes.

Néanmoins, le développement reste associé à la dépendance ; le développement,

dans ce cas précis, dépend aussi des technologies, des finances et de l’organisation des

relations de marché. De plus, ce processus de développement engendre des coûts, des

richesses inégalement distribuées, une augmentation de la dette extérieure et accentue

une consommation de luxe durable. Cette association entre dépendance / développement

est dynamique et bien éloignée de l’ancienne division internationale du travail. Une

partie du système industriel des Etats hégémoniques est désormais transférée, sous le

contrôle des corporations internationales, vers des Etats qui ont atteint un niveau

relativement élevé de développement industriel.

62 Citation reprise dans DOORENSPLEET Renske dans Democratic Transitions, 2005, London, Lynne

Reiner Publishers, p.67

Page 56: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

56

La bourgeoisie locale s’internationalise et s’adapte au rythme du développement

capitaliste international, établissant ainsi une subordination effective de l’économie

nationale au système économique international. Une entente mutuelle se crée ainsi entre

la bourgeoisie locale et l’Etat. La première va renoncer temporairement au contrôle des

instruments politiques (le système des partis, les élections et la liberté de la presse) et

du commerce ; l’Etat, quant à lui, doit juste réguler la vie économique.

Cardoso explique que, dans ce processus, ce sont les militaires qui assurent

l’équilibre entre les intérêts économiques des entrepreneurs et l’intérêt général de la

nation. Ce système engendre des coûts sociaux énormes, mais ouvre aussi des

perspectives extraordinaires pour les classes moyennes, qui sont liées ainsi à la

bourgeoisie internationale par le même intérêt commun. Les militaires et les classes

moyennes profitent du modèle de développement/ dépendance, et c’est pour cela qu’ils

protègent la situation politique et économique existante.63

Pour résumer, dans ce type de situations de développement capitaliste dépendant,

le régime est non démocratique et son mode d’organisation est militaro bureaucratique.

Même si le niveau élevé de développement génère une classe moyenne croissante, celle-

ci soutient le régime non démocratique en place. Dans un Etat de développement

/dépendance, les classes moyennes ne vont pas plaider en faveur d’une éventuelle

transition vers la démocratie.

Guillermo O’Donnell est d’accord avec Cardoso sur le fait que, même si la

dépendance ne conduit pas automatiquement au sous développement, elle pose un vrai

problème quant aux chances de voir naître dans un tel pays un gouvernement

démocratique. Justement, dans les années 60, quelques pays d’Amérique Latine

(Argentine, Brésil, Uruguay) sont devenus des régimes non démocratiques. O’Donnell a

étudié l’émergence de ces nouveaux régimes non démocratiques et les nomme, pour la

première fois, des « Etats bureaucrato-autoritaires ». Plus tard, dans les années 70, il

remarque que le niveau le plus haut et le niveau le plus bas de modernisation ne sont

pas associés aux systèmes politiques non démocratiques et que les démocraties

politiques se situent à un niveau intermédiaire de modernisation64. La question qu’il se

pose alors est de savoir pourquoi les Etats autoritaires apparaissent à ce stade de

modernisation ?

63 CARDOSO, Henrique Fernando & FALETTO, Enzo, Dépendance et Développement en Amérique

Latine, Paris, Presses Universitaires de France, 1978 64 O’DONNELL, Guillermo & SCHMITTER, Philippe, Transitions from Authoritarian Rule : Tentative

Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, John Hopkins University Press, 1986

Page 57: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

57

Selon lui, les Etats bureaucrato-autoritaires sont une réponse à l’échec de la

politique de substitution des importations. L’industrialisation des importations des biens

a fait accroître le nombre des urbains dans les classes moyennes et les classes

d’ouvriers, amenant des coalitions populistes et ouvrières au pouvoir.

En tout cas, O’Donnell a argumenté que ces Etats sont le produit de crises

politique et économique à répétition. Les élites militaires et la bourgeoisie ont voulu

essayer une nouvelle stratégie économique basée sur « la dépendance de

l’industrialisation ». Jugeant, la démocratie incompatible avec le développement

économique futur, elles ont installé au pouvoir les Etats bureaucrato-autoritaires. Dans

ce type d’Etat, les positions clés du Gouvernement sont détenues par des individus qui

ont déjà occupé des positions clés dans d’autres institutions bureaucratiques, comme les

forces armées, les corporations privées ou la bureaucratie publique. Les questions

sociales et politiques sont réduites à des problèmes « techniques », pouvant être résolus

par la bureaucratie et les classes populaires sont interdites d’accès à l’appareil d’Etat.

Aussi, le régime protège l’économie et ses décideurs de la pression populaire et les

unions de travailleurs sont dissoutes, par le corporatisme ou par la force. Cette

Amérique Latine relativement moderne n’est pas pour autant démocratique, comme

l’espérait l’école de la modernisation ; il y a un retour vers l’autoritarisme, qui

s’explique par une position de dépendance au sein de l’économie mondiale.

Pour résumer, Cardoso et O’Donnell ont modifié les prémisses d’André Gunder

Frank et ont introduit quelques concepts originaux, comme l’association entre

développement et dépendance et les Etats bureaucrato-autoritaires. Les deux auteurs

prouvent que deux processus, apparemment contradictoires, peuvent coexister. Une

économie plus dépendante ne conduit pas nécessairement vers moins de

développement ; par conséquent, il n’y a pas de relations attendues entre dépendance et

développement. Une attention toute particulière a été accordée à des situations

historiques spécifiques de dépendance et au rôle des classes moyennes. En dépit du fait

que la dépendance peut conduire à un niveau plus élevé de développement, il est sûr que

la dépendance génère des régimes politiques non démocratiques. Pour conclure, les

hypothèses suivantes peuvent être formulées au regard des idées théoriques qui

caractérisent les approches dépendantistes modifiées : il est difficile de mettre en

lumière une relation universellement valable entre dépendance économique et

développement, au même titre que l’augmentation de la taille de la classe moyenne

n’induit pas automatiquement la probabilité que l’Etat en question puisse engendrer une

transition démocratique. Il est aussi important de souligner que la dépendance

Page 58: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

58

économique réduit les chances qu’un Etat s’engage sur la voie de la transition

démocratique.

Dans le but de mieux approfondir ce sujet, et au vu des événements des années

70, la naissance de l’école du système monde se veut en complémentarité avec l’école

de la dépendance. Sa naissance a lieu dans un contexte international particulier :

l’industrialisation de l’Asie de l’Est, les crises des Etats socialistes et le déclin du

modèle économique capitaliste. L’école a commencé avec les publications d’Immanuel

Wallenstein dans les années soixante quatorze, comme par exemple le premier volume

de The Modern World System qui a eu un succès immédiat. En 1977, Wallenstein avait

déjà commencé l’édition de son propre journal, Review, et l’année suivante, une section

spéciale de American Sociological Association a publié un volume annuel sur la

politique économique du système monde.

Les chercheurs appartenant à ce courant de pensée ont commencé à développer

un système de base des données au niveau mondial, car les bases de données existantes

ne concernaient que des informations recueillies au niveau national. Le Research

Working Group on World Labor (RWG) du Centre Fernand Braudel a collecté des

données et a effectué des analyses de contenu des magazines, des revues, almanachs,

journaux, depuis 1870 jusqu’à nos jours, dans le but de retirer des informations sur les

mouvements globaux de travail. En l’espace de quelques années, une nouvelle école de

pensée a vu le jour. Wallenstein a commencé comme spécialiste de l’Afrique et a publié

des études concernant les problèmes du développement en Afrique après son

indépendance. Par conséquent, ses travaux ont été fortement influencés par l’école de la

dépendance ; il a intégré plusieurs de ses concepts : celui de l’échange inégal,

l’économie mondiale, l’exploitation centre/périphérie et la division internationale du

travail. Il a aussi été influencé par Fernand Braudel et l’Ecole française des Annales

(pour mémoire, cette école proteste contre l’hyper spécialisation des disciplines des

sciences sociales dans les limites des conventions académiques ; Braudel voulait

développer une histoire globale, totale, en utilisant une approche multidisciplinaire).

En adoptant des éléments des deux écoles, Wallenstein a eu une vision holistique

et une perspective historique qui l’a aidé à concevoir le monde autrement. Il explique

que « pour comprendre les contradictions internes de classe et les luttes politiques d’un

Etat en particulier, il faut tout d’abord le situer au sein de l’économie mondiale. Nous

pouvons ainsi comprendre la manière dans laquelle différents mouvements politiques et

culturels vont faire des efforts pour préserver ou non une position donnée au sein de

Page 59: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

59

l’économie mondiale, selon les avantages ou inconvénients des différents groupes situés

dans un Etat en particulier »65 (traduction libre).

Il est le père fondateur du concept centre-périphérie : selon lui, l’économie

mondiale est fondée sur une division du travail géographiquement différenciée et

partagée en trois zones principales : le cœur, la périphérie, la semi périphérie. Sa

version de la théorie de la dépendance comporte des éléments originaux, car il souligne

l’importance d’un système comme réseau unique d’échanges économiques.

L’auteur considère qu’il y a eu une différence non négligeable dans le

développement économique et social entre le noyau et la périphérie. C’est pourquoi, il

propose un modèle tri-modal avec le centre/noyau, la périphérie et la semi périphérie.

Son idée de base est que le monde est trop compliqué pour être classifié comme étant

bimodal ; il démontre la nécessité d’une aire semi-périphérique, car un système

bipolaire peut conduire à la désintégration. Les crises peuvent être évitées en créant des

secteurs de base intermédiaires, mieux que les secteurs bas, mais aussi riches que les

secteurs supérieurs.

Dans ces conditions, le modèle tri-modal de Wallenstein évite les affirmations

déterministes de l’école de la dépendance, selon lesquelles le noyau exploite toujours la

périphérie. Selon le concept de semi-périphérie, la direction possible du développement

peut être dirigée vers le haut ou bien vers le bas.

Enfin, Wallenstein a dévié le concept marxiste de la lutte des classes vers le

concept de conflit international, le noyau étant la classe aisée, la semi-périphérie la

classe moyenne et la périphérie, comme la classe travailleuse. Les structures de classe

internes sont accessoires à la division internationale du travail et peuvent expliquer la

performance individuelle des Etats au sein de l’économie mondiale.

La différence la plus importante entre l’école de la modernisation et l’approche

système monde de Wallenstein est liée au fait que si la première utilise une approche

mécanique, l’approche système monde est dialectique. « Ce que je veux dire par ce

terme, est le fait qu’à chaque point de l’analyse, quelqu’un peut se demander non pas

quelle est la structure formelle, mais quelle est la conséquence pour l’un et l’autre, le

tout et les parts, de maintenir ou de changer une certaine structure à un moment donné

65 WALLERSTEIN, Immanuel, « Dependence in an Interdependent World: The Limited Possibilities of

Transformation within the Capitalist World Economy», in African Studies Review, vol. 17, no. 1, Avril

1974, pp.1-26

Page 60: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

60

dans le temps, étant donné la totalité des positions particulières de ce point particulier

dans le temps»66 (traduction libre).

Même si un nombre considérable de remarques critiques peuvent être faites, les

jugements de l’école système monde sont précieuses dans l’explication de la transition

démocratique. Les positions de périphérie et de semi-périphérie au sein du système

monde laissent penser qu’elles peuvent réduire la probabilité pour un Etat d’avoir une

politique démocratique, mais cette hypothèse a été négligée au sein des recherches

empiriques. Ce n’est qu’en 1983 que Kenneth Bollen a analysé la relation entre la

position d’un Etat au sein du système monde et l’existence d’une éventuelle transition

démocratique, ou un système démocratique, à l’aide des études quantitatives.

K. Bollen s’est interrogé sur les mécanismes par le biais desquels une certaine

position au sein du système monde peut influencer la probabilité d’entamer une

transition démocratique et d’arriver ainsi à une démocratie. Les théoriciens du système

monde ont démontré que la classe moyenne va jouer des rôles différents selon qu’elle se

trouve dans le noyau ou la périphérie. Les mêmes théoriciens ont aussi démontré que la

classe moyenne peut être extrêmement faible au sein des pays de la périphérie, à cause

de l’alliance existant entre les élites du noyau et celles de la périphérie.

Pour résumer, s’il y a une chance pour qu’il y ait une transition vers la

démocratie, elle est plus probable dans le noyau que dans la périphérie. Une des raisons

de cette situation est due, selon Bollen, au fait qu’au sein du noyau, des groupes

d’individus sont assez puissants pour demander et recevoir des droits de la part de leur

Gouvernement national. Afin de maintenir la stabilité au sein du noyau, il est nécessaire

de distribuer le pouvoir politique de manière plus équitable que le souhaiteraient les

élites en place.67

Bollen a aussi effectué une analyse rétroactive des relations existantes entre la

position au sein du système monde, le développement économique et la démocratie. Les

résultats ont montré que la position au sein du système monde est dépendante d’un

certain niveau de développement de la démocratie ; le développement économique passe

après. Les Etats de la périphérie, ainsi que les Etats de la semi-périphérie, ont moins de

chances d’entamer une transition démocratique que les Etats du noyau.

66 Citation reprise dans DOORENSPLEET Renske dans Democratic Transitions, 2005, London, Lynne

Reiner Publishers, p.73 67 BOLLEN, Kenneth, A., « Political Democracy: Conceptual Measurement, Traps, Studies », in

Comparative International Developement, vol. 25, no. 1, Printemps 1990, pp. 7-24

Page 61: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

61

Néanmoins, il existe une relation directe entre développement économique et

démocratie dans la mesure où le développement économique augmente la probabilité

qu’une démocratie émerge. Si la dépendance réduit le développement économique,

alors, indirectement, elle va réduire les chances que le pays concerné entame une

transition démocratique. Il est important de noter que Bollen n’a pas testé l’influence de

la dépendance sur le développement, même si, d’après lui, « ces influences indirectes

peuvent être aussi importantes que les influences directes dans le cadre de cette

analyse ».68

Pour conclure, les hypothèses suivantes peuvent être mises en avant concernant

les approches théoriques modernes. Premièrement, les Etats de la semi-périphérie ainsi

que ceux de la périphérie ont beaucoup moins de chances d’entamer une transition

démocratique que les Etats du noyau. Deuxièmement : il y a une relation indirecte entre

le rôle de l’Etat au sein du système monde et la probabilité que cet Etat effectue une

transition démocratique, avec la structure de classe comme variable intervenante. Les

Etats de la semi-périphérie et ceux de la périphérie ont une classe moyenne moins

importante que les Etats du noyau. De plus, une classe moyenne faible réduit la

probabilité d’une éventuelle transition démocratique.

68 BOLLEN, Kenneth, « World System Position, Dependency and Democracy: The Cross National

Evidence», in American Sociological Review, vol. 48, no 1, 1983, pp. 468-479

Page 62: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

62

Section 2 Les approches centrées sur les acteurs

En comparaison avec les autres vagues antérieures, la troisième vague de

démocratisation a été plus globale. Cette vague a débuté en Europe dans les années 70

au Portugal, Grèce et Espagne et s’est propagé ensuite en Amérique Latine. En

Equateur, le retrait des militaires et les élections de 1979 ont donné naissance à un

gouvernement civil. Un an plus tard, un Président civil a été élu au Pérou. Au début des

années 80, plusieurs pays ont entamé une transition démocratique : la Bolivie,

l’Argentine, le Salvador, l’Argentine, l’Uruguay, le Honduras et le Brésil ont entamé

une transition démocratique. En Afrique, le processus de démocratisation a été

extrêmement limité et aussi très peu durable dans le temps (par exemple la démocratie

nigérienne a été trop corrompue pour pouvoir durer dans le temps, elle a d’ailleurs pris

fin au bout des quatre années). Nous souhaitons donc nous arrêter sur cette période afin

de mieux comprendre l’évolution des approches théoriques. En effet, un glissement se

fait progressivement des structures vers les acteurs, qui acquièrent de plus en plus

d’importance.

A. L’analyse des structures de classe :

l’approche historico-structurale

En même temps que l’école de la dépendance, l’approche historico structurale a

commencé à chercher et à explorer des explications à propos de la démocratisation par

le biais d’une transition démocratique. Cette nouvelle approche affirme que la structure

du pouvoir contraint le comportement et les activités des individus. Les opportunités

des élites politiques à choisir un certain type de régime politique sont restreintes par

certaines structures. Des relations particulières au sein des structures du pouvoir, sans

être un choix des élites, conduisent historiquement dans des directions politiques

différentes. Les structures perdurent, même si elles changent graduellement dans le

temps, car elles sont influencées par des individus ou des événements.

Cette approche utilise une méthode historique et étudie seulement quelques Etats

pendant une très longue période, quelque fois même des siècles. Une attention toute

Page 63: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

63

particulière est accordée à la genèse historique des structures politiques et sociales, au

développement des événements historiques dans différentes parties du monde et aux

particularités historiques dans certains Etats. Les recherches quantitatives et les

techniques statistiques sont évitées et critiquées.

Le théoricien historico-structural Barrington Moore a attaqué l’influence de la

révolution behaviouriste, mis l’accent sur les données statistiques dans un grand nombre

de recherches et souligné les limites des méthodes statistiques. D’un autre côté, il

soutient les recherches quantitatives et conclut que « différentes perspectives du même

sujet doivent conduire à des interprétations complémentaires et congruentes, et non pas

à des interprétations contradictoires »69. (Traduction libre)

1- La structure de classe, une variable explicative à part entière

Le livre de Moore, intitulé Social Origins of Dictatorship and Democracy: Lord

and Peasant in the Making of Modern World (1966), peut être considéré comme un

point de départ classique de l’approche historico structurale de la démocratisation.

Moore voulait expliquer pourquoi, pendant la transformation historique graduelle des

sociétés agrariennes en Etats industrialisés, des régimes politiques sont devenus

démocratiques, d’autres fascistes ou encore communistes. Il est sceptique quant à la

thèse selon laquelle l’industrialisation était la cause principale d’un changement de

régime et il cherche des explications alternatives.

Il démontre ainsi que les relations entre les structures des classes et le pouvoir

peuvent conduire soit à la démocratie, soit au communisme, ou pire au fascisme. En

comparant les histoires de pays qui avaient traversé la démocratie (les Etats-Unis,

l’Angleterre et la France), le fascisme (le Japon et l’Allemagne) et le communisme (la

Russie et la Chine), du point de vue du changement des structures du pouvoir, il a mis

l’accent sur les changements produits entre la haute société, la bourgeoisie urbaine, les

paysans et l’Etat.

Moore a souligné que le chemin vers la démocratie est complexe et que « une des

préconditions décisives pour la démocratie a été l’émergence d’un équilibre

approximatif entre le pouvoir royal et la noblesse, dans lequel le pouvoir royal a

69 MOORE, Barrington, Social Origins of Dictatorship and Democracy, London, Penguin Press, 1966,

pp.483-522

Page 64: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

64

prédominé, mais a laissé un degré d’indépendance substantiel à la noblesse » 70 .

(Traduction libre) Il affirme qu’une bourgeoisie forte est d’une importance

capitale : « nous sommes tout à fait d’accord avec la thèse marxiste qui stipule que

l’existence d’une classe puissante et indépendante des habitants des villes, constitue un

des éléments indispensables dans la croissance de la démocratie parlementaire. Il n’y a

pas de démocratie sans bourgeoisie ».71 (Traduction libre). L’auteur met l’accent sur le

fait que toutes les études du développement démocratique font apparaître une rupture

révolutionnaire avec le passé, rupture mise en œuvre par la bourgeoisie urbaine, dans le

but d’arrêter la domination des propriétaires terriens.

La deuxième voie vers le monde moderne de l’industrialisation est celle que

Moore appelle « la voie du fascisme », qui caractérise essentiellement l’Allemagne et le

Japon. Dans ces cas précis, le capitalisme s’est emparé de l’agriculture et de l’industrie,

et a permis à ces deux Etats de devenir des puissances industrielles, sans qu’il y ait eu

de soulèvement populaire révolutionnaire. Au sein des dictatures fascistes, il y avait une

coalition dominante entre un Etat puissant et des classes de propriétaires terriens

puissants. En revanche, la bourgeoisie urbaine était faible et dépendait du

protectionnisme de l’Etat, d’une législation sur le travail favorable et des nombreuses

mesures dédiées à la promotion et à la commercialisation des produits agricoles. Dans

cette situation particulière, l’agriculture est restée contrôlée par des mesures

répressives, et non par le contrôle du marché.

La troisième voie, c’est à dire la révolution communiste, a émergé dans des Etats

dans lesquels la bourgeoisie urbaine était faible et dominée par un Etat centralisé ; les

liens entre les propriétaires terriens et les paysans étaient quasi inexistants et il n’y avait

pas de commercialisation des produits agricoles. De même, les propriétaires terriens

comptaient sur des mesures politiques de répression et les paysans étaient organisés en

associations. Pour résumer, Moore démontre que le capitalisme conduit à la démocratie,

mais uniquement dans certaines circonstances, notamment quand il y a une structure de

classe bien définie.

Son approche a souvent été très critiquée ; le principal reproche qui lui a été fait,

est d’avoir « oublié » le rôle primordial des classes travailleuses. Ses recherches

historiques tentent d’identifier une démocratie parlementaire avec quelques libertés

civiles. Cette limitation découle de la définition même qu’il a donnée à la démocratie,

70 Ibid., p. 417 71 Ibid., pp. 418

Page 65: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

65

car il s’est focalisé sur la compétition politique plutôt que d’inclure la participation

citoyenne dans le processus politique. Un autre problème est lié au fait que le rôle de la

classe travailleuse dans le processus de démocratisation est complètement négligé. En

effet, la classe travailleuse a plutôt intérêt à promouvoir la démocratie, un système

politique caractérisé par la compétition et l’inclusion de la participation.

Le second reproche est lié au fait que Moore a complètement négligé les facteurs

internationaux et non économiques dans l’étude de la démocratie. Il s’est focalisé sur

l’influence des facteurs internes et domestiques dans l’explication de la démocratie, et il

a totalement mis à l’écart le rôle des relations internationales et transnationales. Les

éléments fournis par les théories de la dépendance n’ont pas été prises en compte, alors

que la position d’un Etat au sein du système monde, sa dépendance et la division

internationale du travail peuvent avoir une importance cruciale.

Parmi les études récentes qui ont pris en compte ces critiques, nous citerons par

exemple celui de Dietrich Reuschemeyer, Evelyne Stephens et John Stephens, dans

Capitalist Developement and Democracy, 1992. Prenant comme point de départ la

volonté de comprendre les théories (les recherches sur le passé historique et les

recherches sociologiques), ces auteurs ont voulu définir la notion de classe comme

facteur essentiel dans la lutte pour la démocratie. Comme Moore, ils partent de l’idée

que les propriétaires terriens sont des opposants implacables à la démocratie.

Par contre, à l’inverse de Moore, ils ont démontré l’opposition de la bourgeoisie

à l’extension du suffrage universel aux classes travailleuses, car celle-ci y voyait une

menace à ses propres intérêts. Il est sûr que la classe travailleuse peut être considérée

comme favorable à l’extension des droits civiques et démocratiques, car cela

impliquerait son inclusion dans la vie politique, l’accroissement de son influence et la

poursuite de ses intérêts. Ces mêmes auteurs partent de l’hypothèse que les classes

moyennes vont tout faire afin de favoriser leur inclusion dans la vie politique mais

celles-ci vont osciller d’un côté à l’autre de l’échiquier politique, en fonction des

alliances possibles.

2- Remise en question et compléments de réponse

Le facteur essentiel de la lutte et de la coalition de classes a été complété par

deux autres configurations du pouvoir : d’une part l’Etat et ses relations avec la société

civile (fonction de sa structure, sa puissance et son autonomie), d’autre part la relation

Page 66: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

66

entre les puissances transnationales et la structure de classe, ainsi que son impact sur la

société. Aussi, le développement capitaliste favorise l’accroissement de la société civile

(la totalité des institutions sociales et des associations, formelles et informelles qui ne

sont pas strictement liées au Gouvernement ou bien à caractère familial), qui à son tour

sert à changer l’équilibre de la puissance des classes et établir un contre pouvoir à la

puissance de l’Etat. Finalement, les auteurs ont démontré que les marchés

internationaux et les entreprises transnationales (liés à la position de l’Etat au sein du

système monde) vont influencer le degré de variation de la balance interne de pouvoir

des classes et affecter l’Etat ainsi que les relations entre Etat, et société civile.72

Des études quantitatives réalisées dans trois régions du monde (l’Europe,

l’Amérique Latine, l’Amérique Centrale et les Caraïbes) ont démontré l’importance des

trois groupes de pouvoir dans le développement de la démocratie et dans le processus de

développement capitaliste. Ces trois facteurs sont censés se combiner et être en

interaction de différentes manières. Les schémas caractéristiques à chacune de ces trois

régions sont totalement différents ; les auteurs en ont conclu que le développement

capitaliste encourage la démocratie, car il transforme la structure de classe, renforçant

par conséquent les liens entre les classes supérieures. Pour eux, ce n’est pas le marché

capitaliste, ni le capitalisme comme force dominante, mais plutôt les contradictions du

capitalisme qui ont fait progresser la démocratie.

Cette étude historico structurale a eu de nombreuses applications,

essentiellement par le fait que les auteurs ont essayé de combiner plusieurs traditions

théoriques. Leur étude a accordé une attention toute particulière, non seulement à la

théorie de la modernisation, mais aussi à la théorie de la dépendance ; ils ont aussi

développé une approche dans laquelle ces trois groupes de pouvoir (le pouvoir de

classe, le pouvoir de l’Etat et le pouvoir des structures transnationales) ont joué des

rôles clé dans le développement et la transmission de la démocratie au sein du processus

de développement capitaliste.

Leur livre a démontré que non seulement l’influence du développement est

importante, mais aussi l’impact de la dépendance internationale et de la structure de

classe sur la transition démocratique et la consolidation. Néanmoins, leur étude n’a pas

pris en compte l’impact de ces influences dans le cadre des analyses quantitatives plus

72 RUESCHEMEYER, Dietrich, STEPHENS, Evelyne, STEPHEN, John, Capitalist Development and

Democracy, Cambridge, Polity Press, 1992

Page 67: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

67

amples (étude limitée à trois régions du monde, sans prendre en compte les pays du

continent africain et tester ainsi les influences des analyses quantitatives).

Pour conclure sur l’approche historico structurale, plusieurs caractéristiques

peuvent être mises en avant : il existe une relation directe entre le développement et la

probabilité qu’un Etat effectue une transition démocratique. De même, si nous prenons

en compte la structure de classe comme variable dominante, il existe une relation

indirecte entre le développement et la probabilité qu’un Etat effectue une transition

démocratique. En effet, le développement augmente la taille de la classe moyenne, et

l’augmentation de cette classe accroît la probabilité que l’Etat en question entreprenne

une transition démocratique. A contrario, si nous prenons en compte la structure de

classe comme variable d’étude, il y a une relation directe entre le développement et la

probabilité qu’un Etat effectue une transition démocratique.

Dans le même registre, un Etat au cœur du système monde a une classe moyenne

et une classe ouvrière plus amples qu’un Etat de la périphérie ; par conséquent, ces

classes génèrent une probabilité plus importante pour une éventuelle transition

démocratique. Si nous prenons donc la structure de classe comme variable d’étude, il y

a une relation indirecte entre le rôle de l’Etat au sein du système monde et la probabilité

qu’un Etat effectue une transition démocratique.

B. L’analyse des élites politiques : l’approche institutionnelle

La littérature sur la transition démocratique s’est longtemps focalisée sur les

processus politiques ainsi que sur le choix des acteurs, afin d’expliquer les changements

de régime. Les approches théoriques orientées sur l’acteur argumentent que le

changement de régime n’est pas dû seulement aux facteurs structuraux, mais

principalement aux choix des acteurs, spécialement les stratégies et les choix des

leaders. Dans leur livre Transition from Authoritarian Rule, O’Donnell et Schmitter ont

abandonné leur perspective structuraliste initiale, afin de se concentrer sur les élites.

Après des analyses de cas différents, ils se sont rendus compte que les dispositions des

élites, leurs calculs, leurs pactes vont être déterminants dans l’émergence ou non d’une

transition démocratique. Selon cette approche théorique, le comportement et le choix

des élites et des décideurs doivent être analysés en premier lieu, car la démocratisation

est avant tout le résultat d’une négociation politique.

Page 68: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

68

Cette négociation a au moins quatre aspects, qui vont influencer la réussite ou

non des transitions démocratiques : tout d’abord, des lois et des institutions

démocratiques, choisies parmi une multitude disponibles ; ensuite, le type de décisions

qui conduisent à la sélection des lois et des institutions. Les deux autres facteurs

importants sont, d’une part, les négociateurs impliqués (les alliances et les coalitions

qu’ils ont formées afin de réaliser cette transition) et d’autre part, le timing imposé pour

chaque étape du processus de transition. Une attention toute particulière doit être

accordée aux deux derniers points, car, à partir du moment où une transition semble se

mettre en marche, différents acteurs politiques vont jouer un rôle primordial dans la

réussite de celle-ci. Certaines de leurs alliances, choix et stratégies vont être

indispensables à la réussite de la transition démocratique ; d’autres non.

Adam Przeworski a traduit une série des choix possibles et d’alliances (soulignés

par O’Donnell et Schmitter) dans un modèle théorique. Pour que le modèle de

Przeworski « fonctionne », il faut qu’il y ait un « jeu » se déroulant entre l’Etat

totalitaire et des organisations sociales semi-indépendantes. Or, une caractéristique

commune à tous les régimes dictatoriaux est qu’ils n’acceptent aucune organisation

autonome, encore moins indépendante.

Selon l’auteur, le régime est divisé entre, d’un côté, « hard liners », ceux qui ne

veulent aucun changement ou aucune réforme, même quand la fin est proche, et, de

l’autre côté, les « liberalisers », dont l’intention, du moins au début du « dégel », n’est

pas de détruire le système ou le régime, mais seulement d’élargir ses bases sociales, en

cooptant des segments nouveaux de la société civile. Dans un jeu construit avec des

informations complètes et parfaites, la seule issue du jeu est le statu quo (dont les

« liberalisers » ne veulent pas) ou le système dictatorial élargi, avec des bases sociales

élargies73.

Quand un régime non démocratique est renversé, la question centrale qui se pose

est de savoir comment les forces politiques d’opposition vont gérer cette contestation.

Przeworski souligne le fait que, dans ce cas, il y a un dilemme à résoudre : les forces

d’opposition doivent s’unir contre le régime non démocratique encore en place ; en

même temps, elles sont en compétition avec le même régime, et donc un dialogue est

plus que nécessaire. Malheureusement, la bataille pour la démocratie se mène sur deux

73 PRZEWORSKI, Adam, «Some Problems in the Study of the Transition to Democracy », Working

papers, Washington DC, Latin America Program, The Wilson Center, 1986

Page 69: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

69

fronts : tout d’abord contre le régime non démocratique en place, mais aussi avec ses

alliés pour une meilleure place dans le nouveau régime démocratique à venir. La

réussite du processus de transition démocratique est, aussi, fonction des alliances entre

les acteurs politiques.

L’approche orientée sur l’acteur tend à appréhender le processus de transition

démocratique par le biais des élites, en affirmant que la démocratisation est dominée par

les élites politiques et que la mobilisation des masses a un rôle secondaire. En ce sens,

certains auteurs ont complètement ignoré et n’ont même pas étudié l’influence probable

des masses ; d’autres ont considéré leur rôle comme quasi inexistant pendant la

transition, voire même de façon négative pendant la période de consolidation. La

probabilité d’avoir un régime démocratique consolidé est considérée comme étant

limitée si la pression venant d’en bas est importante et s’il y a eu une importante

mobilisation des masses.

Selon l’auteur Teddy Karl, le type de transition le plus souvent rencontré, et

celui qui a le plus de chances d’aboutir à l’implémentation d’une transition

démocratique, est la transition par le haut, celle venant des élites. Il est aussi important

de souligner qu’aucune démocratie stable n’est issue d’un changement de régime au

sein duquel le peuple a eu le contrôle, ne fusse que momentanément, sur le pouvoir en

place. De même, une transition démocratique implique des interactions complexes entre

le régime en place et les forces d’opposition depuis le début de la remise en cause du

régime74.

Dans le même registre, le timing et la nature de l’opposition sont importantes

pour expliquer les raisons des divisions au sein du régime émergent (entre hard liners et

soft liners), mais aussi comment et quand ces divisions sont devenues politiques. Des

cas historiques, comme ceux de l’Espagne, de l’Argentine, du Chili, ou du Pérou,

démontrent que la société civile a joué un rôle important dans la division au sein des

élites. Donc, non seulement les actions et les alliances des élites sont importantes, mais

aussi et surtout la mobilisation des masses et le rôle de la société civile sont

primordiales pendant la transition d’un régime autoritaire vers un régime démocratique.

74 KARL, Terry Lynn, SCHMITTER, Philippe, C, « Modes of Transition in Latin America, Southern and

Eastern Europe », International Social Science Journal, vol. 128, no. 2, 1991, pp. 267-282. Nous faisons

aussi référence à l’article des mêmes auteurs publié dans Slavic Review: KARL, Terry Lynn,

SCHMITTER, Philippe, C., « From an Iron Curtain to a Paper Curtain: Grounding Transitologists or

Students of Post – Communist? » , Slavic Review, vol. 54, no. 4, 1994, pp. 965- 978

Page 70: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

70

O’Donnell et Schmitter, dans leur ouvrage de 1986, appellent ce phénomène « la

résurrection de la société civile »75.

1- L’articulation élites / société civile

La société civile a des activités indépendantes de l’Etat et elle est parfaitement

capable (grâce à son autonomie) de stimuler la résistance envers un régime non

démocratique. Par exemple, la chute du communisme en Pologne a été considérée

comme une révolte de la société civile contre l’Etat. Le syndicat Solidarnosc a demandé

des réformes économiques et sociales, dans le but de protéger et améliorer la vie de ses

adhérents. Ses revendications sont devenues ensuite politiques, ce qui explique que

l’Etat ne pouvait plus ignorer l’existence de la société civile ; cela a permis aussi à la

Pologne d’entamer relativement tôt une transition démocratique.

Le rôle de la société civile a été important dans la chute des régimes

communistes dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale, de même qu’il a été

important en Amérique Latine et en Afrique. Il est évident que la société civile peut

promouvoir la démocratie de plusieurs manières. Tout d’abord, une société civile

croissante peut altérer la balance des pouvoirs entre l’Etat et celle-ci en sa faveur ;

graduellement, la société civile affaiblit le pouvoir de l’Etat. Ensuite, la structure de la

société civile est tentaculaire ; elle bénéficie de canaux multiples afin de mieux

représenter ses intérêts. Dans le même registre, elle mobilise facilement les masses, car

les informations circulent très rapidement, en se substituant ainsi aux partis politiques.

La société civile accroît l’efficacité politique et les compétences des citoyens dans ce

domaine ; elle recrute et forme des nouveaux leaders politiques. Enfin, la société civile

donne des informations concernant les régimes non démocratiques, ce qui peut stimuler

et inciter les masses à des protestations populaires. Sa capacité de mobiliser des masses

assez rapidement est cruciale dans la réalisation d’une transition démocratique.

Pour résumer, la société civile est capable de produire une transition

démocratique : en déséquilibrant la balance des pouvoirs entre la société et l’Etat ; en

organisant une opposition contre l’Etat ; en mobilisant des citoyens contre le régime

75 SCHMITTER, Philippe, O’DONNELLE, Guillermo, WHITEHEAD Laurence, Transitions From

Authoritarian Rule: Tentative Conclusions About Uncertain Democracies , Baltimore, John Hopkins

University Press, 1986

Page 71: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

71

non démocratique en place ; en recrutant et préparant des nouveaux leaders à renverser

le régime en place. Selon les approches orientées sur l’acteur, les transitions

démocratiques ne sont pas déterminées par des facteurs structuraux, mais sont

façonnées et mises en place en fonction de l’action des acteurs (qu’ils soient de l’ancien

régime, de l’opposition ou juste partie de la société civile). Dans ce contexte, la

démocratie est le résultat de négociations politiques ; quels que soient le lieu et la

conjoncture. Il est désormais sûr que la démocratie peut advenir dans des endroits

culturellement et structurellement a priori défavorables.

2- Critiques des approches structurales

Le pessimisme des anciennes analyses structurales est mis en cause, et les pré-

conditions requises par l’école structuraliste sont rejetées. Désormais, la démocratie

n’est plus considérée comme un régime capable d’émerger seulement dans des endroits

et dans des conditions particulières, mais comme pouvant surgir là où le jeu des acteurs

le permet. Dans cette perspective, la meilleure explication de la transition démocratique

est en fonction de l’action de l’acteur qui prend la place prédominante.

Dans un article paru en 1996 dans la revue Comparative Political Studies, Karen

Remmer notait que les chercheurs «n’ont pas abandonné leurs efforts de généralisation

des pré requis macro sociaux dans le but de mieux comprendre l’accent mis sur les

choix stratégiques des acteurs politiques »76. (Traduction libre)

Cependant, il est important de souligner que l’approche orientée sur l’acteur, a

elle toute seule, ne peut pas fournir une explication satisfaisante concernant la transition

démocratique. Tout d’abord, ses capacités explicatives sont plutôt limitées. Si les

acteurs politiques n’ont aucune contrainte dans leur choix et décisions, une issue

politique a autant de chances de réussir qu’une autre, totalement opposée. Le processus

de transition est incertain et l’issue est difficilement, sinon impossible, à prédire à

l’avance. De fait, la réalité est difficile à résumer et à simplifier.

Ensuite, l’approche orientée sur l’acteur ne peut pas démontrer pourquoi

certaines élites vont faire un pacte avec d’autres, ou pourquoi des leaders politiques

vont développer des préférences en faveur de la démocratie. Bratton et Van de Walle

76 REMMER, Karen, L., « The Sustainability of Political Democracy», in Comparative Political Studies,

vol. 29, no. 6, 1996, p.631

Page 72: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

72

ont ainsi démontré en 1997 que l’approche orientée sur l’acteur a des points communs

avec l’analyse macrostructurale et ont critiqué l’explication de Przeworski concernant la

démocratisation. Les deux auteurs estiment que l’approche orientée sur l’acteur met

l’accent sur la rationalité de l’acteur au niveau descriptif, et non pas au niveau

explicatif. Avec ironie, ils expliquent que cette approche peut éventuellement gagner en

puissance explicative «seulement quand elle est placée dans un type d’assemblage qui

lui donne un pouvoir explicatif pour des actions politiques »77. (Traduction libre) De

même, les actions et les alliances des élites vont contribuer à la transition démocratique,

mais il ne faut pas négliger l’importance des facteurs structuraux. Il semblerait donc

plus raisonnable de mettre en avant, d’abord, les facteurs structuraux qui constituent la

« fondation » d’une transition démocratique réussie. Cependant, on remarque que

l’importance et l’impact des facteurs structuraux n’ont pas encore été étudiés sur les

transitions démocratiques d’après 1989.

Avant les débuts des années 1990, les controverses entre les différentes théories

n’étaient pas à l’ordre du jour et des contradictions apparentes quant aux choix des

facteurs importants existaient. Les théories s’ignoraient mutuellement, sans qu’il y ait

réellement de débat. Par exemple, en 1996, Barrington Moore, ne faisait aucune

référence aux travaux de Lipset de 1960. Quant à Dankwart Rostow, il fait référence à

Lipset en 1970, mais il cite Moore seulement une fois. Dans la deuxième édition de

Political Man en 1983, Lipset fait référence aux idées de Rostow, mais il ne mentionne

nulle part les travaux de Moore.

Plus récemment, quelques auteurs ont utilisé des connaissances spécifiques aux

différentes approches dans une seule étude (nous citions par exemple Reuschemeyer en

1992 et Huntington en 1991), mais la convergence théorique est restée limitée et très

sélective. Des études encore plus récentes ont essayé de mélanger des facteurs, y

compris les acteurs politiques, comme éléments qui contribuent au processus de

démocratisation (Martin Lipset en 1993 ou encore Larry Diamond en 1995).

Néanmoins, aucune sélection systématique n’a été effectuée. Ceci reste un point

sensible, car seule une étude comparative systématique pourrait déterminer si une

explication particulière est applicable de façon générale et quel pouvoir d’influence elle

détient.

77 BRATTON, Michael, VAN DE WALLE, Nicolas, Democratic Experiments in Africa : Regime

Transitions in Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, pp.26-29

Page 73: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

73

De plus, il est regrettable que les hypothèses mises en avant par l’école de la

dépendance et du système monde soient négligées dans les études empiriques

quantitatives. Cette situation est particulièrement regrettable, car elle concerne le débat

sur l’importance relative des influences internes versus externes dans le processus de

démocratisation. Les chercheurs modernes argumentent que le développement

économique, comme facteur interne, augmente les chances de démocratie78.

Les théoriciens de l’approche dépendantiste et du système-monde argumentent,

par contre, que la dépendance économique ou la position au sein du système monde, les

deux compris comme facteurs externes, peuvent avoir des influences plus importantes

sur la démocratie que le développement économique. Seule une étude empirique (dans

laquelle les hypothèses de la modernisation ainsi que celles de la dépendance et du

système monde sont testées) peut aider à déterminer l’importance relative des facteurs

internes et externes. Il n’est pourtant pas nécessaire de faire un choix exhaustif entre

l’impact des influences internes comme le développement et l’impact des influences

externes comme le développement économique et la dépendance.

De plus, un facteur comme la structure de classe est considérée, par plusieurs

théories, comme une variable importante. Les différents facteurs d’influence utilisés par

différentes écoles ne sont pas considérés comme étant en compétition les uns avec les

autres, mais comme des facteurs complémentaires. Même si le choix des variables

explicatives semble être un sujet de controverse pour la plupart des théories, du moins à

première vue, il est clair que ces variables peuvent s’enrichir les unes les autres.

Dans son ouvrage79 sur le développement, Gilbert Rist explique que l’articulation

croissance-démocratie-développement est propre au monde occidental, et qu’elle est

liée à l’histoire même de la construction du développement en Occident. En effet, dès le

Siècle des Lumières, le progrès est au centre des réflexions des philosophes. C’est

pourtant Tocqueville en 1835 qui va associer la notion de progrès à la consécration du

régime démocratique. Les grands penseurs du 18ème et 19ème siècle (Tocqueville, Marx,

Weber, Durkheim, etc.,) vont établir des liens étroits entre un état économique et social

et la nature des régimes politiques. La corrélation entre développement et démocratie a

été la base de départ des travaux effectués par les écoles dépendantistes et

développementalistes. Pourtant, comme le souligne Dominique Darbon en 2002 :

78 Nous faisons référence aux études de Daniel Lerner, Martin Lipset ou encore Samuel Huntington,

op.cit. 79 RIST, Gilbert, Le développement, Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Science Po,

2001

Page 74: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

74

« Développement et démocratie sont liés par l’action d’une multitude de variables et de

jeux d’acteurs incluant la diffusion des idées et des institutions, l’influence externe sur

les enjeux et la configuration des forces, arènes, les forums locaux, les ressources

disponibles, la capacité des élites à gérer le processus de régulation sociale, la

mobilisation des forces sociales… »80.

Il est évident qu’avec le temps cette relation a évolué et que, de nos jours, elle

est devenue de plus en plus complexe. Nous avons délibérément choisi de mettre en

lumière dans ce chapitre cette articulation entre développement et démocratie ; de ce

fait, une attention toute particulière a été portée sur les variables structurales de la

démocratisation. Néanmoins, au vu de leur limite explicative, il nous semble utile de

mettre en lumière les débats issus des théories, notamment avec la montée en puissance

de la variable internationale. Nous souhaitons donc porter un regard critique sur les

débats provoqués par ces théories, sans chercher pour autant à les analyser toutes.

80 DARBON, Dominique, « Les conditions politiques et sociales du développement : Démocratie et

Développement », Cahiers Français, no.310, pp. 70-76

Page 75: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

75

CHAPITRE 2

La confrontation des théories :

L’analyse du processus de transition démocratique

Avec l’effondrement du communisme, le monde a connu une « troisième vague »

de démocratisation, beaucoup plus importante que les précédentes, dans laquelle le

nombre de pays concernés reste le plus élevé. Cet événement a favorisé, entre autre, un

engouement pour la démocratie, devenue d’emblée la seule issue possible suite aux

changements des régimes autoritaires. La littérature sur le sujet est désormais très

abondante. Nous sommes déjà loin des bases de la transitologie posées par Philippe

Schmitter, Guillermo O’Donnell et Lawrence Whitehead. A ce jour, les approches

théoriques sont nombreuses, ainsi que les modèles théoriques qui les accompagnent. En

tant que branche à part entière des sciences sociales, la science des transitions utilise les

éléments théoriques des autres branches des sciences sociales. Pourtant, tout ce corpus

théorique n’a pas suffi pour expliquer l’effondrement du Mur de Berlin le 10 Novembre

1989. De plus, les chercheurs et les théoriciens dans le domaine n’ont pas prévu, eux

non plus, ces événements qui vont marquer un tournant dans l’Europe Centrale et

Orientale.

Certes, les approches théoriques ont apporté des réponses, les débats issus des

théories aussi. Mais à ce jour, les transitions démocratiques fascinent autant. Nous nous

proposons une relecture critique des principales approches théoriques afin de mieux

appréhender les débats engendrés par ces approches. Deux remarques s’imposent

d’abord. Premièrement, les approches théoriques sont complexes, sans qu’un corpus

théorique ne soit définitivement établi. Deuxièmement, la riche littérature des

transitions démocratiques et les approches théoriques qui les accompagnent peuvent être

Page 76: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

76

classées en trois groupes différents : les approches orientées sur les structures ou les

processus, les approches institutionnelles et les approches politico-économiques.

Chronologiquement, les plus anciennes sont, comme nous l’avons vu, les

approches structuralistes qui ont dominé la science politique dans les années 60-70. Ces

approches ont constitué l’élément de base de l’analyse des transitions démocratiques

qu’ont expérimentées les pays d’Amérique Latine et de l’Europe de Sud. Les auteurs les

plus connus sont Martin Lipset, Barrington Moore et Gabriel Almond. Ils considèrent

que le développement économique, la culture politique, les structures et les conditions

sociales sont des éléments qui ont une portée explicative dans l’avènement des

transitions démocratiques. Les études quantitatives que ces auteurs ont menées leur ont

permis d’établir une corrélation entre développement économique et démocratie, et de

mettre en place le modèle désormais célèbre de la démocratie avec des

« préconditions ». D’autres auteurs, comme Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter,

ont eux aussi pris comme variables explicatives les changements de régimes, le

développement économique et les conflits de classes. L’histoire nous a démontré que la

démocratie peut advenir sans conditions préalables, dans des pays n’ayant pas une

culture politique démocratique et dont le niveau de développement économique est très

faible. Une autre critique faite aux approches structuralistes est liée au fait qu’elles

postulent l’existence de structures politiques et sociales à dominante démocratique

avant même que la démocratie ne soit mise en place. Or, si nous ne prenons que le cas

des pays de l’Europe Centrale et Orientale, ce postulat ne trouve pas de valeur

explicative dans la mesure où ces structures sont souvent inexistantes.

Dans la même famille que celle des approches structuralistes, nous trouvons les

approches du choix stratégique de l’acteur. Ses partisans imputent la réussite ou l’échec

d’une transition démocratique aux choix stratégiques des élites, tout en réduisant le rôle

du facteur économique. Parmi les théoriciens les plus connus, il y a Giuseppe Di Palma,

dont le point phare de sa théorie reste la ‘négociation’ entre les élites au pouvoir et les

nouvelles élites. D’autres auteurs connus ont rejoint cette approche, comme Schmitter et

O’Donnell. Dans leur ouvrage Transitions from Authoritarian Rule, ils soulignent aussi

le rôle crucial des élites ; selon eux, les comportements des élites vont avoir une

influence déterminante sur l’existence ou pas d’une ‘ouverture’ démocratique. Si nous

ne devons émettre qu’une seule critique vis-à-vis de ce type d’approche, elle serait liée

au fait qu’il existe des situations dans lesquelles les élites ‘nouvelles’ sont quasi

inexistantes. Rien qu’en l’Europe de l’Est, quarante cinq années de communisme ont

détruit toute opposition et les élites qui ont vu le jour après la chute du régime sont pour

Page 77: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

77

la plupart issues de l’ancien régime communiste. A quelques exceptions près, il n’y a

pas eu de négociation entre les anciennes et les nouvelles élites dans l’Europe post

communiste.

Les approches institutionnalistes soulignent, quant à elles, l’impact des

institutions sur les actions politiques, mais aussi leur rôle dans le façonnement des

objectifs des acteurs politiques. Le degré d’institutionnalisation du régime est perçu

comme une variable explicative dans le processus de transition démocratique. De la

même manière, les relations entre l’Etat et la société civile peuvent avoir un rôle crucial

dans le changement de régime. Les chercheurs qui ont rejoint cette approche pensent

que la société civile a été un facteur clé dans la chute du régime communiste dans les

anciens pays totalitaires de l’Europe Centrale et Orientale. Parmi les noms les plus

connus on trouve celui de Terry Lynn Karl, qui traite des « confined contexts »81. Selon

l’auteur, les structures et les institutions préexistantes (car créées historiquement avant

l’instauration d’un régime autoritaire et lui ayant survécu) constituent des « confining

conditions »82 qui déterminent les paramètres mêmes de l’action politique. Plus tard,

Philippe Schmitter a rejoint cette approche ; selon lui, le choix stratégique des élites est

conditionné par le contexte et les « confined conditions ». De sorte qu’il est possible, ou

pas, de rompre avec le passé et de se tourner vers la démocratie. Par contre, si l’accent

est mis exclusivement sur les choix stratégiques des acteurs, alors la réussite ou l’échec

du processus transitionnel leur incombe. De même, si le lien est établi entre le choix des

acteurs et le contexte, et que les éventuels « arrangements » entre différents acteurs

politiques clés sont aussi pris en compte, alors, il est sûr que ces acteurs ont une

influence sur le type de régime démocratique qui va être mis en place.

Selon Terry Lynn Karl, les acteurs politiques et leurs stratégies vont devoir

composer avec les structures politiques, économiques et sociales préexistantes. Ce sont

ces structures en particulier qui vont définir les conditions dans lesquelles la transition

démocratique advient, mais aussi définir quel type de transition sera le plus adapté au

pays en question. D’autres auteurs, comme Helga Welsh, ont tenté de démontrer les

liens existant entre les approches structuralistes et celles du choix stratégique des

acteurs, afin d’établir une relation de causalité entre le niveau d’institutionnalisation du

régime et l’avènement de la transition démocratique. En revanche, si ces liens peuvent

81 KARL, Terry, Lynn, « Dilemmas of Democratisation in Latin America », in Comparative Politics,

vol. 23, no. 1, octobre 1990, pp.1-23 82 Ibid., pp 6-7

Page 78: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

78

être identifiés dans tous les systèmes politiques, leur degré d’influence peut varier

considérablement en fonction du type de régime.

Enfin, les approches politico-économiques mettent l’accent sur l’importance des

réformes politiques et économiques en tant que variables explicatives de la transition

démocratique vers une démocratie consolidée. Le point commun de tous les chercheurs

qui ont adopté cette approche est de prendre en compte l’impact des crises économiques

sur le déroulement de la transition démocratique et d’argumenter que ces même crises

peuvent influencer l’évolution du processus transitionnel. De plus, cette approche

établit une relation de cause à effet entre une crise économique et un changement de

régime. Dans le même ordre d’idées, l’héritage économique et institutionnel de l’ancien

régime influence la politique du nouveau Gouvernement, car celui-ci doit composer

avec les réformes propres à une économie de marché, avec l’héritage autoritaire et les

exigences d’une démocratie consolidée. Aussi, l’impossibilité de résoudre une crise

économique peut-elle engendrer une mise en cause du régime et accroit-elle la

probabilité que celui ci soit renversé ; par contre, la capacité du régime à résoudre une

crise économique va augmenter les chances de stabilité du régime. Mais, une fois les

réformes économiques mises en place, rien ne garantit que les élites au pouvoir

continuent le processus de démocratisation. Un des risques reste donc que des réformes

économiques couronnées de succès servent d’excuse légitime aux élites au pouvoir pour

maintenir en place un régime autoritaire.

Une autre critique à l’égard de cette approche, provient des expériences qu’ont

connu les ex-pays communistes de l’Europe Centrale et Orientale. En dépit du succes

indéniable de la transition démocratique, les réformes économiques y ont rencontré des

obstacles, non pas du fait des élites au pouvoir, mais plutôt à cause du manque

d’institutions et de structures capables de porter ces réformes, ainsi que d’une coalition

au pouvoir capable de les soutenir et d’assurer leur continuité. Le coût des ajustements

structurels devient ainsi trop lourd pour la population et une aversion de celle-ci envers

les réformes économiques peut se manifester. Dans ce cas, la plus grande partie des

partis politiques va se détacher de ces réformes (ainsi, les réformes de privatisation et

de restructuration vont être retardées) afin de conserver leur popularité et leur électorat.

Pour finir, il nous paraît important de souligner que les risques d’ajustements

structuraux sont réduits pendant la phase de consolidation démocratique, car la plupart

des réformes a été déjà mise en place, ainsi que l’infrastructure de base de la

démocratie.

Page 79: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

79

En fin de compte, les nombreuses approches théoriques de la transition

démocratique ont engendré de nombreux débats, tous plus intéressants les uns que les

autres. Nous en avons sélectionné deux qui, pour expliquer la transition, opposent

respectivement les approches économiques et politiques (Section 1) et les approches

internes et internationales (Section 2).

Section 1 La nature de la transition démocratique :

approche politique ou économique ?

Concernant les changements de régime, il y a une littérature abondante et très

diversifiée, qui offre plusieurs explications théoriques concurrentes. De nombreux

auteurs ont réalisé des synthèses plus ou moins complètes et pertinentes ; celle à

laquelle nous nous référons date de 1997 et résulte des travaux de Michel Bratton et

Van de Walle Nicolas. Dans leur ouvrage Democratic Experiments in Africa : Regime

Transition in Comparative Perspective83

, ces auteurs divisent l’analyse des transitions

démocratiques en trois débats distincts : le débat entre les explications structurelles et

les explications contingentes ; le débat entre les approches économiques et les

approches politiques ; enfin, le débat entre les approches nationales et les approches

internationales de la transition démocratique. Pour mieux comprendre la transition

démocratique en Roumanie, nous nous proposons d’approfondir le premier et le dernier

débat. Pour autant, cela ne signifie pas qu’à nos yeux le deuxième débat soit moins

important. Ces trois débats ont une valeur théorique indéniable, mais, pour les besoins

de notre analyse, deux seulement nous semblent devoir être approfondis.

Au préalable, il convient de rappeler que le débat entre les approches

économiques et politiques de la transition démocratique date des années 1960-1970.

L’approche économique explique le changement de régime comme résultat des

changements dans les conditions matérielles de la société. Un des théoriciens phare de

cette approche est Samuel Huntington, père fondateur de la « théorie de la

83 BRATTON, Michael, VAN DE WALLE, Nicolas, Democratic Experiments in Africa: Regime

Transition in Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, op.cit.

Page 80: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

80

modernisation »84, dans les années 60. Selon Huntington, l’amélioration des conditions

de vie de la population, ainsi que le développement économique, sont des facteurs qui

jouent en faveur du changement de régime ; ils ont une portée explicative vis-à-vis du

passage de l’autoritarisme à la démocratie. Guillermo O’Donnell a échafaudé une

théorie selon laquelle un mécontentement social qui fait suite à des mesures

économiques d’austérité, peut contribuer à renverser un régime autoritaire. A l’opposé,

les approches politiques de la transition mettent l’accent sur le jeu institutionnel des

acteurs, qui vont décider de la suite à donner au mouvement transitionnel. Ces

approches réduisent le rôle des facteurs et des réformes économiques et posent

l’évolution des institutions politiques comme facteur du changement de régime.

A. Approches structurelles versus approches contingentes :

la thèse prédominante de la démocratie avec « pré-conditions »

Ce premier débat concerne l’impact que peuvent avoir les facteurs structurels (ou

des acteurs individuels) sur le changement de régime politique. L’approche structurelle

considère que la réussite du processus de démocratisation est fonction du respect des

préconditions économiques et sociales. A l’inverse, et en opposition, se trouvent les

approches contingentes, qui attribuent un rôle primordial à l’individu dans le processus

de transition démocratique. Selon ces dernières, le changement de régime autoritaire, ou

autre, est fonction uniquement des choix et des préférences des leaders, ainsi que de

leur capacité à mobiliser les masses, les ressources politiques et économiques, et à saisir

les opportunités en temps et en heure. Pour l’approche contingente, l’effet boule de

neige s’applique, car l’action d’un acteur va favoriser l’action d’un autre, la réponse

d’un autre encore, et ainsi de suite, autant d’actions qui vont conduire progressivement

à un processus de transition démocratique. Dans cette approche, la théorie du choix

rationnel des acteurs occupe une place importante. On envisagera donc successivement

les deux types d’approche, structurelle et contingente.

84 KREUTZMANN, Hermann, « De la théorie de la modernisation vers le ‘choc des civilisations’ :

orientations et changement de paradigme dans l’analyse de Samuel Huntington et le pronostic du

développement durable », in Geojournal, vol. 46, no.4, pp. 255-265

Page 81: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

81

1- L’approche structurelle

De Martin Lipset à Gabriel Almond, ou encore Barrington Moore, bien des noms

célèbres de la science politique ont illustré les idées de l’approche structurelle, l’ont

enrichie et développée. Comme nous l’avons déjà souligné, cette approche a dominé

l’étude des transitions en Amérique Latine et en Europe du Sud, dans les années 60-70.

Le développement économique, la culture politique, la structure des classes et les

conditions sociales sont quelques-unes des conditions sine qua non dans l’avènement de

la démocratie. Lipset a mis l’accent sur le niveau de richesse, d’industrialisation,

d’urbanisation, d’éducation. D’autres chercheurs partisans de cette approche ont

souligné l’importance et le rôle de la culture civique, des conflits de classe, des groupes

d’intérêt, de la religion. Toutes ces études quantitatives et qualitatives ont constitué les

bases des désormais célèbres « préconditions » jugées nécessaires pour que la

démocratie puisse advenir.

En amont, le point de départ de ces études a été l’article de Martin Lipset,

intitulé « Some Social Requisites of Democracy and Political Legitimacy », paru dans

American Political Science Review en 1959. Lipset explique que la démocratie est

fonction du développement socio économique d’un Etat : « Plus une nation est prospère,

plus les chances de maintenir la démocratie sont fortes. Depuis Aristote jusqu’à nos

jours, l’histoire témoigne que c’est seulement dans une société riche et prospère, dans

laquelle seuls quelques citoyens vivent dans la pauvreté, que peut exister une situation

dans laquelle la masse de la population peut participer intelligemment à la politique et

peut aussi développer le savoir-faire nécessaire pour ne pas succomber aux chants des

sirènes des démagogues. Aussi, une société divisée entre une grande masse de la

population appauvrie et une partie des élites enrichies peut finir en oligarchie ou pire,

en tyrannie ».85 (Traduction libre).

En aval, même si la théorie de Lipset a été critiquée, elle a donné lieu à une

explosion d’articles et de recherches complémentaires sur le sujet, qui ont essayé

d’expliquer l’avènement de la démocratie de la même façon. En utilisant des

méthodologies similaires, ces recherches ont testé des hypothèses avec des analyses

empiriques et ont essayé de trouver des explications à l’existence des régimes politiques

85 LIPSET, Martin, Seymour, « Some Social Requisites of Democracy and Political Legitimacy », in

American Political Science Review, vol. 53, no. 1, 1959, p. 75

Page 82: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

82

démocratiques. Sur la base de ces études statiques, les chercheurs ont tiré la conclusion

que l’intensité de la relation entre existence de la démocratie et développement reste

constante dans le temps. Ce que Tatu Vanhanen justifie de la façon suivante : « les

corrélations sont restées stables dans le temps, car la nature humaine est la même

aujourd’hui que dans les années 1850 » 86(traduction libre).

Quant à Barrington Moore, dans son livre publié en 1966 et intitulé Social

Origins of Dictatorship and Democracy: Lord and Peasant in the Making of the Modern

World, il considère que l’industrialisation ne peut pas être l’unique cause du

changement des régimes, et cherche donc des explications alternatives. Il fait ainsi une

comparaison entre plusieurs pays sur une période allant de 17ème au 20ème siècle. Le

point fort des recherches de Moore reste la structure de classe bien définie, qu’il

considère comme étant une condition nécessaire à l’avènement de la démocratie. De

plus, il s’est focalisé essentiellement sur les facteurs internes et domestiques. Mais, à

aucun moment, Moore n’a pas pris en compte les facteurs internationaux, ainsi que

d’autres facteurs non économiques.

D’autres études plus récentes 87 , comme celles de Dietrich Reuschemeyer,

Evelyne et John Stephens de 1992, peuvent être considérées comme une suite plus

complète de l’étude de Barrington Moore. Ces auteurs ont pris en compte, non

seulement le facteur de classe et de coalition de classes, mais ils l’ont complété par

d’autres configurations du pouvoir : la structure, la puissance et l’autonomie de

l’appareil de l’Etat et de ses relations avec la société civile, ainsi que l’impact des

relations de puissance transnationales sur la puissance des classes et les relations entre

les sociétés. De plus, ils démontrent que le développement favorise l’accroissement de

la société civile (les institutions sociales, les associations qui ne sont pas liées

directement au Gouvernement, etc.) qui, à son tour, sert à changer l’équilibre de la

puissance des classes et établit un contre pouvoir au pouvoir de l’Etat. En conclusion,

les auteurs affirment : « ce n’est pas le marché capitaliste, ni le capitalisme comme

force dominante, mais plutôt les contradictions du capitalisme qui ont fait progresser la

démocratie »88 (traduction libre).

86 VANHANEN, Tatu, Prospects of Democracy: A Study of 172 Countries, London, Routledge, 1997,

p.69 87 RUESCHEMEYER, Dietrich, STEPHENS, Evelyne, STEPHEN, John, Capitalist Development and

Democracy, Cambridge, Polity Press, 1992, op.cit. pp.12-39 88 Ibid, p. 7

Page 83: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

83

Nous souhaitons souligner ici que la structure de classe est considérée comme

une variable opératoire importante au sein de plusieurs théories. Elle peut donc servir de

lien entre les différentes approches théoriques. Elle n’est pas en compétition avec

d’autres variables explicatives, mais son interaction avec d’autres variables fait ressortir

sa complémentarité et sa richesse.

Un autre point important que nous souhaitons souligner est le fait que l’approche

structurelle explique le processus de démocratisation par le biais de l’évolution des

structures de pouvoir. Les changements continus à travers l’histoire que subissent

certaines structures du pouvoir, leur interdépendance, créent des opportunités et/ou des

contraintes qui vont influencer le contenu des choix des élites. Cette remarque nous

renvoit à nouveau à Barrington Moore, (une fois encore, dans son livre89 publié en

1966), qui fait référence aux trois groupes de pouvoirs : les structures de classes, l’Etat

et le pouvoir des structures transnationales. C’est cette remarquable combinaison des

trois qui va avoir une influence déterminante sur l’avènement de la démocratie, mais

aussi sur les contraintes et les opportunités qui en découlent. Terry Lynn Karl fait partie

des précurseurs utilisant le concept de choix rationnel de l’acteur au sein de l’approche

structurale.

2- L’approche du choix rationnel

Cette approche constitue, aujourd’hui encore, un défi extraordinaire pour les

chercheurs structuralistes. Elle met l’accent sur l’interaction entre les choix stratégiques

des élites qui peuvent être à l’origine de la réussite ou de l’échec de la transition

démocratique. Le niveau de l’analyse est ainsi restreint au niveau micro politique : le

rôle des élites et leurs choix stratégiques déterminent la « rupture » avec le régime

autoritaire, sans que les variables macro économiques ne soient prises en considération.

Pour autant, l’importance des variables économiques n’est pas réfutée. Mais, ce qui

prime pour les chercheurs affiliés à cette approche, ce sont les calculs, les choix et les

interactions entre les choix des élites.

De nombreux auteurs connus ont rejoint progressivement cette approche. Parmi

les premiers, Terry Lynn Karl a crée les bases d’une approche interactive, qui souligne

l’interaction entre les contraintes structurelles et le choix des élites. Dans cette

89 MOORE, Barrington, Social Origins of Dictatorship and Democracy, London, PENGUIN Press, 1966

Page 84: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

84

approche, nous pouvons distinguer la théorie des choix contingents90, qui analyse la

démocratisation comme étant le résultat de la combinaison des choix des acteurs et des

contextes structuraux. Selon Karl, le processus de démocratisation peut être vu comme

étant le résultat d’une combinaison de plusieurs facteurs : les actions des élites, les

contraintes structurelles et institutionnelles qui vont, à leur tour, déterminer la gamme

des options et des choix disponibles pour les décideurs.

Dans un article91 publié dans Comparative Politics en 1999, Richard Snyder et

James Mahoney affirment que les études sur la démocratisation en général, et sur la

transition démocratique en particulier, sont axées essentiellement sur les macro

structures socio-économiques et sur les choix contingents des élites, et moins sur les

institutions politiques telles que les lois électorales, les constitutions des différents pays

en transition et les systèmes des partis politiques. Car, les institutions des anciens

régimes et les forces socio-structurelles ont un impact important sur les comportements

et la capacité d’action des élites.

Cette approche a séduit, un peu plus tard, Guillermo O’Donnell et Philippe

Schmitter qui, tout en étant d’accord avec les principes de l’approche structuraliste,

estiment que le rôle des élites devient un élément central dans l’étude des transitions.

Ce sont les élites, qui à travers leurs pactes, calculs, et négociations, vont influencer

l’avènement ou non de la démocratie92. D’autre part, Juan Linz et Alfred Stepan mettent

l’accent sur les calculs et les choix des élites ; l’interaction entre ces deux facteurs est

vue comme déterminante dans l’avènement ou pas de la transition démocratique. Selon

Giuseppe Di Palma, un autre chercheur séduit par cette approche, la démocratie est le

résultat des négociations entre élites au pouvoir et élites de l’opposition, qui ont un

intérêt commun et qui acceptent la démocratie comme le meilleur régime possible93.

(Traduction libre)

90 KARL, Terry, Lynn, « Dilemmas of Democratisation in Latin America », in Comparative Politics,

vol. 23, no. 1, octobre 1990, pp.6-7 91 SNYDER, Richard, MAHONEY, James, « The Missing Variable: Institutions and the Study of

Regime Change », in Comparative Politics, vol. 32, no. 1, octobre 1999, pp. 103-122 92 O’DONNELL, Guillermo & SCHMITTER, Philippe, Transitions from Authoritarian Rule : Tentative

Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, John Hopkins University Press, 1986, part 4, pp.

19-48 93 Voir justement à ce sujet, DI PALMA, Giuseppe, « To Craft Democracies : An Essay on Democratic

Transitions », Berkeley, University of California Press, 1990

Page 85: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

85

Quant aux chercheurs Stephan Haggard et Robert Kaufman, ils rejoignent

l’hypothèse de Rustow concernant le rôle des élites pendant le processus de

démocratisation d’un régime autoritaire : « Les spécificités de cette approche diffèrent

dans des aspects bien distincts, pourtant elles convergent sur un nombre de points qui

sont tirés directement du modèle théorique de Rustow. Tout d’abord, les acteurs clé du

processus de transition démocratique sont les élites politiques, que ce soit au sein du

Gouvernement ou dans l’opposition, et non pas les groupes d’intérêt, les organisations

de masse, les mouvements sociaux, ou les classes. Deuxièmement, les acteurs sont

clairement identifiables, plutôt en fonction de leur orientation vis-à-vis de l’ancien

régime (hardliners-softliners ; moderates-extremists) que de leurs intérêts dans les

structures et l’environnement économique, ou leur rôle au sein des institutions.

Troisièmement, le jeu et les actions des acteurs se font, stratégiquement, en fonction du

comportement qu’ils espèrent de leurs alliés et/ou rivaux »94. (Traduction libre). Toutes

les approches théoriques ont leurs forces et leurs faiblesses, mais ensemble elles offrent

une explication crédible concernant le changement de régime. D’autre part, du fait de

leur complexité et leur interdépendance, ces approches ont donné naissance à des débats

très utiles et enrichissants.

B. Débats et regards critiques

Si, comme nous l’avons déjà souligné, avant les années 1990, les débats entre les

approches théoriques étaient rares, en revanche des controverses quant au choix des

facteurs explicatifs entre les différentes approches théoriques divisaient déjà le monde

des chercheurs. Les théories cohabitaient les unes avec les autres, mais elles

s’ignoraient mutuellement. L’un des exemples les plus flagrants est celui du chercheur

Barrington Moore qui, dans son livre publié en 1966, ne fait aucune référence aux

travaux de Martin Lipset publiés en 1960, même si les deux chercheurs ont des points

en commun. Plus tard, en 1983, Lipset va reprendre des idées des travaux de Rustow,

mais il ne fait aucune référence aux travaux de Moore. De ce fait, il n’y a pas de

convergence théorique et ni de coopération entre les différents paradigmes, donc pas de

94 HAGGARD, Stephan, KAUFMAN, Robert, « The Political Economy of Democratic Transition », in

Comparative Politics, vol. 29, no. 3, 1997, pp.265-283

Page 86: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

86

débat réel. Plus récemment, des auteurs comme Samuel Huntington ont réuni des

approches différentes dans une seule étude, mais la convergence théorique reste

sélective et limitée. Dans les études sur la démocratisation, que ce soit celle de Martin

Lipset en 1993, ou encore celle de Larry Diamond en 1995, le facteur politique est pris

en compte, mais aucune sélection systémique n’est effectuée. Pourtant, seule une étude

systémique comparative peut déterminer l’importance d’une variable explicative, ainsi

que sa sphère d’applicabilité.

Soulignons que les différents facteurs d’influence ne s’excluent pas

mutuellement, ils ne sont pas en compétition les uns avec les autres, mais ils se

complètement. De plus, même si le choix de variables explicatives peut être un sujet de

controverse pour les différentes écoles de recherche, il est clair que les variables se

complètent et s’enrichissent réciproquement. Aussi, nous nous proposons de déterminer

la meilleure approche et la plus complète, qui puisse nous aider à mieux comprendre le

phénomène de transition démocratique, tout en sachant qu’il s’agit d’un phénomène qui

dure relativement peu dans le temps et reste constamment susceptible de modifications.

1- Explications structurelles et/ou explications contingentes :

division ou interdépendance ?

Toutes les approches théoriques ont une valeur théorique et explicative

indéniable, et quelles que soient leurs forces et leurs faiblesses, elles se complètent

mutuellement. La compréhension des phénomènes qui caractérisent les vagues de

transitions nécessite donc une combinaison de plusieurs approches théoriques. Ici, il

convient d’approfondir les relations entre l’approche structuraliste et l’approche

contingente. Dans un article publié dans International Social Science Journal en 1991,

Terry Lynn Karl et Philippe Schmitter sont d’accord pour affirmer que « la recherche

d’un ensemble des conditions uniques et identiques expliquant la présence ou l’absence

des régimes démocratiques doit être abandonnée et remplacée par des efforts plus

soutenus visant à une compréhension plus approfondie de la multitude des circonstances

qui expliquent leur avènement » 95 (traduction libre).

95 KARL, Terry, L., SCHMITTER, Philippe, C., « Modes of Transition in Latin America, Southern and

Eastern Europe », in Interational Social Science Review, vol. 43, no.2, 1991, pp.272-274

Page 87: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

87

Comme nous l’avons vu, les approches structuralistes expliquent pourquoi un

régime autoritaire est menacé, voire renversé, mais elles ne nous éclairent pas quant au

rôle des élites dans ce changement. Les variables socio-structurelles peuvent avoir un

effet sur le processus de démocratisation, dans la mesure où elles expliquent la

dynamique du changement social. Mais le simple fait que des modèles démocratiques,

propres aux Etats industrialisés et développés de l’Ouest, aient pu être transposés dans

d’autres pays peu développés et n’ayant pas de culture démocratique à proprement

parler, montre la faiblesse de ces approches. Dans le même article, paru dans

Comparative Politics en 1997, les chercheurs Stephan Haggard et Robert Kaufman,

estiment que « à partir des années 80, la plupart des analyses sur le changement de

régime se sont détachées de toute explication économique de quelque type que ce

soit »96 . (Traduction libre)

Quant aux approches du choix stratégique des acteurs, il s’agit d’un modèle

élitiste. Selon ce modèle, le choix stratégique des élites est une variable importante qui

peut affecter l’avènement de la transition démocratique, mais aussi sa réussite ou, à

contrario, son échec. De ce fait, étant donné que les élites vont concevoir leurs

stratégies dans un contexte politique très particulier et temporaire, les coûts et bénéfices

de celles-ci sont des éléments déterminants. Karl et Schmitter argumentent, à contrario,

que cette approche favorise des éléments de critique, car le processus transitionnel est

par définition éphémère et, par conséquent, les stratégies des élites aussi. D’autre part,

il est très difficile de savoir à l’avance la trajectoire que va suivre un pays, et pour cela,

les seules actions des élites ne suffisent pas pour la prévoir. Un autre élément à prendre

en compte est le fait que les crises économiques, la politique et la performance

économique vont avoir un impact important sur le comportement et le choix des acteurs,

mais elles vont aussi accroître la probabilité que le régime autoritaire réduise les

capacités de contrôle des leaders sur le processus politique.

Parmi les critiques apportées aux approches structurales, nous soulignons sa

vision pessimiste quant à l’avènement de la démocratie. En ce qui concerne l’approche

orientée sur l’acteur, à elle seule, elle ne fournit pas une explication satisfaisante

concernant la transition démocratique, car ses capacités explicatives sont relativement

limitées. Si les acteurs n’ont aucune contrainte dans leurs choix et leurs décisions, une

issue politique d’un régime autoritaire vers la démocratie a autant de chances de réussir

96 HAGGARD, Stephan, KAUFMAN, Robert, «The Political Economy of Democratic Transition», in

Comparative Politics, vol. 29, no. 3, 1997, pp.265-283, op.cit.

Page 88: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

88

que celles vers un régime autre que démocratique. De plus, cette approche ne peut pas

expliquer pourquoi certaines élites vont faire des pactes avec d’autres, ou pourquoi elles

vont agir en faveur de la démocratie. Soulignons que, de notre point de vue, les facteurs

structuraux constituent le « fondement » d’une transition démocratique réussie, la base

sur laquelle une vraie démocratie peut être bâtie. Dans leur étude de 1997, Bratton et

Van de Walle vont démontrer que l’approche orientée sur l’acteur a en effet des points

communs avec l’approche macrostructurale. Nous rejoignons le point de vue des deux

auteurs, selon lequel l’approche orientée sur l’acteur met l’accent sur la rationalité de

l’acteur au niveau descriptif, et non pas au niveau explicatif. A la lumière de ces

nouveaux éléments, nous soulignons que les explications structurelles et contingentes se

complètement mutuellement.

2- Vers une combinatoire des facteurs explicatifs ?

Les différentes approches théoriques concernant la transition démocratique ont

mis en avant de nombreuses variables explicatives, afin de mieux cerner le phénomène

de changement de régime dans des pays divers et dans des circonstances très

hétérogènes. Parmi les questions qui s’imposent d’elles- mêmes, la plus récurrente reste

celle de savoir quelle est la variable qui a le pouvoir explicatif le plus élevé ? Y a-t-il

une variable, en particulier, qui peut expliquer le mieux le changement de régime ? Il

est vrai que les chercheurs ont axé leurs recherches sur des dimensions telles que les

conditions structurales, les élites individuelles, les contextes institutionnels, la politique

économique. En fonction de leur appartenance à l’une ou l’autre école de recherche, une

dimension en particulier se trouve mise en avant. Mais, ce qui semble évident, c’est que

chaque variable peut donner une explication adéquate à un cas particulier. De sorte

qu’aucune variable ne peut, a elle seule, expliquer l’avènement et la complexité du

processus de transition.

De ce fait, non seulement une seule variable ne permet pas d’expliquer le

processus de transition dans différentes régions du monde, ou dans un pays en

particulier, mais en plus, il semble de plus en plus évident qu’il est nécessaire

d’envisager une combinatoire des variables explicatives pour rendre compte de la

complexité du processus transitionnel. Soulignons que les approches théoriques et les

variables explicatives doivent être vues dans une perspective de complémentarité, car

elles se complètent mutuellement. Nous pensons aussi que les approches théoriques ne

Page 89: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

89

se trouvent pas en compétition les unes avec les autres, mais que chacune d’entre elles

reflète une autre dimension du monde empirique et sont en même temps un élément

constitutif du processus transitionnel.

C’est pour cela que nous soulignons le fait que les variables explicatives doivent

être considérées comme complémentaires, afin de mieux expliquer où et pourquoi les

préférences des acteurs politiques changent, de mieux expliquer aussi le changement de

choix politiques, de mieux expliquer pourquoi la transition démocratique peut connaître

un vif succès dans un pays et un échec dans un autre et, enfin, pourquoi un pays suit une

trajectoire et pas une autre. Il est donc évident que l’intégration des variables

explicatives dans un modèle explicatif unique est nécessaire, afin d’obtenir un schéma

qui offre une explication logique concernant l’avènement de la démocratie. Soulignons

aussi, que, quel que soit le modèle produit, de nos jours, une transition démocratique est

difficilement concevable sans la prise en compte du facteur international.

Section 2 Les dimensions de la transition démocratique :

approche interne ou internationale ?

Une lecture rétrospective de la littérature spécialisée dans les changements de

régime politique, plus précisément dans l’étude des transitions d’un régime autoritaire

vers un régime démocratique, nous permet de remarquer que la grande majorité des

auteurs s’oriente inéluctablement vers des variables explicatives qui mettent l’accent sur

les facteurs internes. Quoi de plus évident que de chercher l’explication de

l’effondrement d’un régime au sein même de celui-ci, de ses classes sociales, de la

pression sociale des groupes politiques qui souhaitent que leur pays devienne

démocratique, ou tout simplement rêvent d’une vie meilleure ? Dans la plupart des cas,

les auteurs étudient les spécificités du régime politique qu’ils souhaitent analyser et,

ensuite, les facteurs internes qui ont poussé différents acteurs à agir en faveur d’un

changement du régime autoritaire au pouvoir. Pourtant, des auteurs se sont demandé si

des facteurs internationaux ne peuvent pas, éventuellement, encourager ou pousser un

Page 90: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

90

Gouvernement et des acteurs politiques à adhérer à un nouveau type de régime que celui

qu’ils connaissent déjà, à entamer une transition démocratique.

Comme nous l’avons déjà souligné, avec la chute du Mur de Berlin, l’Europe

Centrale et Orientale a connu un processus de décommunisation sans précédent,

processus qui fait partie de ce que Samuel Huntington a qualifié de « troisième vague

des démocratisations »97. La dimension internationale des transitions démocratiques est

valorisée par une approche théorique dont l’apparition est liée précisément, à l’étude

des changements de régime dans les anciens pays communistes de l’Europe Centrale et

Orientale. Dans l’introduction de leur ouvrage commun intitulé symboliquement

Building Democracy ?, Geoffrey Pridham, Eric Herring et George Sanford insistent sur

l’impact que la dimension internationale a pu avoir sur le processus de démocratisation

dans l’Europe de l’Est : « The international dimension has been central to

democratisation in Eastern Europe. It has taken many different forms: unintentional

effects (such as market forces) as well as deliberate attempts to exercise influence (such

as through trade barriers); non-state actors such as ethnic groups with cross- national

allegiances and entrepreneurs; and, not least, international organisations as well as

national governments. Factors have emanated from beyond as well as within Eastern

Europe; there have been unilateral as well as multilateral actions; and accurately gauged

as well as misperceived behaviour by external actors has as times influenced the course

of events. All these different forms of impact or influence are summarised under ‘the

international dimension’».98

Dans le même registre, dans un article publié en 1992 dans Political Studies,

Krishan Kumar met aussi l’accent sur la dimension internationale des événements

historiques qu’a connue l’Europe de l’Est : « (…) the extent to which the 1989

revolutions were an international phenomenon right from the start. In this they

continued the general pattern of twentieth-century revolutions, but they appeared to go

97 La notion de “troisième vague de democratisation” a été utilisée pour la première fois par Samuel

Huntington, qui a consacré son livre (The Third Wave : Democratization in the Late Twentieh Century,

Norman, Oklahoma University Press, 1991) à ce sujet. L’auteur fait référence aux démocratisations qui

ont eu lieu en Europe du Sud dans les années 70. Le livre aura un succès retentissant, la notion de

troisième vague est désormais entrée dans le vocabulaire courant de la science politique. 98 PRIDHAM, Geoffrey, HERRING, Eric, SANFORD, George, Building Democracy? The International

Dimension of Democratisation in Eastern Europe, London, Leicester University Press, 1997, p.1

(introduction). Nous avons fait le choix de garder le texte en original afin de mieux saisir l’importance

que les auteurs accordent à cette variable.

Page 91: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

91

beyond it in the unusual degree to which they were marked by this feature… The causes

of the revolutions and the conditions of their succes were largely external (changes in

Soviet policy); the ideas were mainly derived from external sources (western liberal

ideas going back to the Enlightenment and the French Revolution); and the fate of

revolutions in the individual countries is, by general consent, dependent to a large

degree on the reactions and intentions of the international community towards the new

regimes».99

Il s’agit là d’une des définitions les plus complètes concernant les facteurs

d’influence internationale dans le processus de démocratisation dans les pays de l’Est

de l’Europe. Celle-ci est d’autant plus importante que, pour les pères fondateurs de la

transitologie (Philippe Schmitter, Lawrence Whitehead ou Guillermo O’Donnell), la

dimension internationale était considérée comme secondaire, et cela jusque dans les

années 90. Dans leur ouvrage phare des années 80, ils affirment que le passage de

l’autoritarisme à la démocratie s’explique essentiellement via les « forces nationales et

les stratégies internes ; les acteurs externes ayant joué un rôle indirect ou marginal, à

l’exception, bien évidemment, des cas où une puissance étrangère occupait le pays ».100

Même marginalisée, la dimension internationale ne peut être ignorée dans l’étude

des transitions démocratiques, tout simplement parce qu’on ne peut pas concevoir un

Etat en dehors du contexte international. Le philosophe britannique Jeremy Bentham, a

été parmi les premiers à prendre conscience du « changement important » qu’à été, à

partir du XVIIIème siècle, « l’essor des Etats nations et des transactions frontalières

entre eux ».101 Fernand Braudel, dans sa mythique Grammaire des Civilisations, signale

que : « Vers 1819, le mot civilisation, jusque-là au singulier, passe au pluriel (…) Il y a

indéniablement des civilisations ». Dans la même logique, il démontre que les

civilisations sont interconnectées, et que leur histoire n’est autre chose que : « l’histoire

d’emprunts continuels qu’elles se sont faits les unes aux autres, au cours des siècles,

sans perdre pour autant leurs particularismes, ni leurs originalités ».102 De nos jours,

nous ne pouvons pas ignorer l’influence de l’Europe Occidentale dans les événements

99 KUMAR, Krishan, « The 1989 Revolutions and the Idea of Europe », in Political Studies, vol.40, no.

3, Septembre 1992, pp. 439- 461. Même raisonnement concernant le choix de la citation en original 100 O’Donnell, Guillermo, SCHMITTER, Philippe, C., WHITEHEAD, Laurence (éds), Transitions from

Authoritarian Rule, Baltimore, John Hopkins University Press, 1986, 1ère Partie, p.5 101 BENTHAM, Jeremy, Introduction to the Principles of Morales and Legislation 1789, London, The

Athlone Press, 1970, pp. 269- 297 102 BRAUDEL, Fernand, Grammaire des Civilisations, Paris, Champs Flammarion, 1993, p. 37

Page 92: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

92

qu’ont traversés les pays de l’Europe de Sud dans le contexte si particulier de la Guerre

Froide, celui de la présence américaine dans les changements de régime en l’Amérique

Latine. Nous ne pouvons pas, non plus, ignorer le rôle capital qu’a joué l’éclatement de

l’Union Soviétique dans la chute des régimes communistes en Europe Centrale et

Orientale.

Il est vrai que l’étude de la dimension internationale des transitions

démocratiques est malaisée, car il est difficile de mesurer l’impact réel que les facteurs

internationaux ont eu dans le processus de construction démocratique, les outils

analytiques pour ce type d’étude étant quasi inexistants. Aussi, le système international

est-il complexe, volatile, et son influence difficilement mesurable ou quantifiable. Du

point de vue des approches théoriques, les choses ne sont pas plus avancées, car pendant

des années, il n’y avait pas d’approche capable d’expliquer les liens entre la politique

interne d’un pays et le contexte international. Devant l’ampleur du phénomène

transitionnel et du fait que la dimension internationale fait partie intégrante du champ

de recherche des sciences sociales, des chercheurs l’ont inclue comme variable à part

entière dans leurs recherches. Parmi les plus connus, il y a Geoffrey Pridham qui a tenté

d’établir les liens entre politique interne/ politique internationale ; également, Lawrence

Whitehead et Philippe Schmitter qui vont mettre en lumière, les variables expliquant

l’impact de la dimension internationale sur les transitions démocratiques.

A. L’interdépendance entre politique interne et politique

internationale

Le point de départ dans l’analyse de l’interdépendance entre politique interne et

politique internationale est la notion de causalité. Car il convient d’abord, de définir le

« pourquoi » de cette relation, avant d’étudier, ensuite, le « comment » cette relation se

traduit sur le terrain. Afin de mieux la cerner, il faut se référer au champ d’étude des

relations internationales. Le politologue anglais Alfred Zimmern affirme que

« l’interdépendance est la règle de la vie moderne ». 103 Dans le même sens, Susan

103 ZIMMERN, Alfred, The League Of Nations and the Rule of Law, 1918- 1935, Londres, MacMillan,

1936, p.202-209

Page 93: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

93

Strange, dans un article publié en 1970 dans International Affaires, démontre que :

« Les nations et les peuples sont si intimement liés les uns aux autres, une partie du

monde est à un tel point dépendante de toutes les autres parties, que la perte subie par

une nation est presque toujours une perte pour les autres nations, et que le gain pour une

nation est un gain pour toutes les autres ».104 C’est à cette époque notamment, que naît

l’école de « linkage politics », inspirée en grande partie par les travaux de James

Rosenau. A l’aide de modèles statiques, les chercheurs affiliés à cette école tentent de

résoudre l’interaction entre le système international en mouvement perpétuel et la

politique interne avec ses spécificités propres. Devant la complexité de cette tâche, des

auteurs se sont concentrés seulement sur des facteurs internes, tout en prenant la

dimension internationale comme composante à part entière dans leur analyse. Comme

l’explique David Falk, cité par Pridham : « (…) il est difficile d’établir des liens de

causalité convaincants [entre politique interne/ politique internationale]. L’interaction

entre la situation internationale et le développement politique national, implique une

grande quantité d’éléments qui sont difficiles à exprimer en termes de leur importance

relative. En même temps [la multiplication] des tendances régionales et sous-régionales

en faveur ou contre la démocratisation nous indiquent que la situation internationale est

un élément important dans toute description, qui se veut correcte, du développement

politique d’un pays donné ».105

1- Des modèles théoriques adéquats

Dans le cadre des analyses comparatives des transitions démocratiques, le facteur

international a toujours été pris en compte, bien que son influence ait été considérée

comme inférieure à celle des facteurs internes. Que ce soit dans le cadre de l’école

fonctionnaliste, ou dans celle qui privilégie le jeu politique des acteurs internes,

104 STRANGE, Susan, « International Economics and International Relations, A case of Mutual Neglect

», in International Affaires, vol. 46, no. 2, 1970, pp. 304-315 105 PRIDHAM, Geoffrey, « International influences and Democratic Transition: Problems of Theory and

Practice in Linkage Politics », dans Geoffrey Pridham (éds) : Encouraging Democracy : The

International Context of Regime Transition in Southern Europe, London, Leicester University Press,

1991, pp.41-47

Page 94: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

94

l’élément international trouve malgré tout sa place. Ainsi, le « modèle dynamique »106

de Rostow, confirme la présence des influences et des pressions « venues de

l’extérieur », à côté des facteurs internes tels que le niveau de développement socio-

économique. Quant au modèle de Kirschheimer cité par Geoffrey Pridham, il fait

référence aussi, non seulement à la structure économique et sociale du régime analysé,

mais aussi aux contraintes imposées par l’économie internationale sur le processus de

transition démocratique. Dans la même logique, des auteurs comme Morlino soulignent

le fait qu’un pays non démocratique entouré par des pays démocratiques a plus de

chances d’entamer une transition démocratique ; il y aurait, dans ce cas, des acteurs

externes pouvant contribuer à la légitimation du nouveau régime.

Mais le modèle théorique emblématique, qui explique le mieux les liens entre

politique interne et politique internationale, est celui développé par Geoffrey Pridham et

qui se veut une suite logique de l’hypothèse du linkage politics de James Rosenau107.

Afin de mieux comprendre les liens existants entre politique interne et politique

internationale, Geoffrey Pridham va élaborer deux d’approches théoriques, distinctes

mais complémentaires : d’une part, les « liens d’influence interne », qui font référence à

l’impact que peuvent avoir les acteurs et organisations externes sur la politique

nationale et d’autre part, les « liens d’influence externe », qui vont déchiffrer les

réactions des politiques internes face aux encouragements et au soutien des acteurs et

organisations externes.

Afin de mieux cerner la complexité du système international et souhaitant

évaluer son impact sur la politique interne, Pridham propose de distinguer au sein des

« liens d’influence interne » trois types de variables différentes. Tout d’abord, l’auteur

évoque des variables de contexte, qui font référence essentiellement à la position du

pays concerné au sein du système international. Quelles que soient sa situation

géographique et la nature de sa politique extérieure, ce qui importe aussi pour un pays

qui entame une transition démocratique, est directement lié à l’état du système

international à l’instant T, à l’état de l’économie mondiale ou à des événements

significatifs susceptibles d’avoir des répercussions (même indirectes) sur le processus

transitionnel. Ensuite, Pridham met l’accent sur les acteurs externes (des organisations

internationales, des Gouvernements étrangers, des acteurs non gouvernementaux,

106 RUSTOW, Dankwart, « Transitions to Democracy: Toward a Dynamic Model », in Comparative

Politics, vol. 2, no. 3, Avril 1970, pp. 337-363 107 ROSENAU, James, Linkage Politics : Essays on the Convergence of National and International

Systems, New York, Free Press, 1969

Page 95: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

95

groupes de pression, institutions sociales) qui peuvent avoir un impact sur le processus

transitionnel qui caractérise un pays. Enfin, il souligne les formes d’influence externe

qui ont des conséquences sur l’évolution et l’avancement de la transition démocratique.

Que ce soient des formes d’influence politique, économique, diplomatique, ou autre, les

« inner –direct linkages »108 vont avoir une intensité différente, en fonction de la place

que le pays en transition occupe sur la scène internationale, de sa position

géographique, de son histoire politique etc.

D’autres auteurs ont mis en avant le degré de motivation des acteurs externes à

agir en faveur du processus de démocratisation dans le cadre d’un pays en particulier. Si

nous prenons le cas de l’Union Européenne, nous pouvons ainsi constater que vis-à-vis

des pays du reste de l’Europe et des Balkans, ses motivations en faveur de la démocratie

sont tout d’abord d’ordre économique. Si les Etats-Unis exercent une influence et/ou

une pression en faveur de la démocratie dans un pays donné, alors ce sera

prioritairement dans un pays dans lequel ils ont un intérêt stratégique et sécuritaire.

Geoffrey Pridham fait également un bref rappel du fait que le contexte historique peut

avoir aussi une influence majeure dans la décision d’un pays ou d’un groupe de pays à

soutenir le processus de transition démocratique dans un autre pays. Il donne ainsi

l’exemple des transitions de la deuxième vague de transition démocratique après la

deuxième Guerre Mondiale, période encore fragile sur le plan des relations

internationales.

S’agissant des « liens d’influence externe » 109 , Geoffrey Pridham analyse la

capacité des Etats à réagir et à répondre aux signaux de soutien et/ou de pression que

d’autres pays peuvent lui envoyer en faveur de la démocratie. Par mimétisme ou par

simple coïncidence, il met en lumière, dans ce cas aussi, trois types de variables

différentes : les variables de contexte, les acteurs internes qui ont des liens avec

l’extérieur et l’environnement interne qui constituent les trois « outer-directed

linkages » 110 , considérés comme nécessaires à la compréhension des liens entre

politique interne et politique internationale. Les variables de contexte suivent la même

108 PRIDHAM, Geoffrey, « The International Dimension of Democratisation: Theory, Practice and Inter-

regional Comparisons », dans Geoffrey Pridham, Eric Herring et George Sanford (éds), Building

Democracy? The International Dimension of Democratisation in Eastern Europe (Revisited Edition),

London, Leicester University Press, 1997, pp. 7-29 109 Ibid., p.11 110 Ibid., p.25

Page 96: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

96

logique que celles qui sont spécifiques à l’environnement international ; dans ce cas

précis, elles font allusion à l’ensemble des engagements que le pays autoritaire a pris

vis-à-vis de l’étranger et qui vont, ou non, continuer pendant la période transitionnelle.

Les variables de contexte régissent l’attitude des acteurs internes à l’égard des acteurs

externes. Quant aux acteurs internes en tant que variable explicative des relations

politique interne /politique internationale, il est utile de rappeler que ceux-ci peuvent

être des élites politiques et non politiques et que leurs actions dépendront directement

de leurs intérêts et des liens avec le système international. Enfin, l’environnement

interne concerne la société civile, les médias, l’opinion publique ainsi que leurs

accords/ désaccords en ce qui concerne l’environnement international. A ce titre, les

réactions nationales peuvent varier d’un pays à l’autre, mais aussi au sein d’un même

pays, à des moments différents du processus transitionnel.

Cette imbrication entre politique interne et politique internationale existe depuis

longtemps, l’histoire témoignant fréquemment de l’interpénétration d’un système

politique interne par des éléments du contexte international et vice versa. Que ce soit les

Etat Unis qui influencent le contexte politique interne des pays où ils ont des intérêts

stratégiques à défendre, ou que ce soit l’ex URSS et ses relations étroites avec les pays

de leur sphère d’influence, les exemples ne manquent pas. Dans ce cas, même si une

tentative d’explication a eu lieu avec la théorie des « systèmes pénétrés »111 de James

Rosenau dans les années 60, la question de la causalité reste encore sans réponse. Il faut

se référer encore une fois à l’étude de Geoffrey Pridham pour une première tentative de

réponse, via sa théorie des « réactions en chaîne ».112 Selon lui, il y au moins trois

phases importantes dans un processus de transition : phase initiale, phase de

constitution et phase finale. Nous rejoignons ce point de vue, car l’influence du

contexte international peut être fonction des phases du processus transitionnel ; de

même, cette influence peut avoir un impact plus ou moins important d’un pays à l’autre.

Aussi, une fois la démocratisation acquise, le type d’interaction peut, soit s’arrêter, soit

être complètement modifié.

111 ROSENAU, James, « Pre –theories and Theories of Foreign Policy», dans R.B. Farrell (éds),

Approaches to Comparative and International Politics, Evanston, IL, Northwester University Press,

1966, pp.53- 66 112 PRIDHAM, Geoffrey, « The International Dimension of Democratisation: Theory, Practice and Inter-

regional Comparisons », dans Geoffrey Pridham, Eric Herring et George Sanford (éds), Building

Democracy? The International Dimension of Democratisation in Eastern Europe (Revisited Edition),

London, Leicester University Press, 1997, p. 14-15

Page 97: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

97

2- La portée des variables explicatives

Nous allons encore une fois nous référer à l’étude publiée en 1996 par Laurence

Whitehead et Philippe Schmitter, car non seulement leur approche est différente de celle

de Geoffrey Pridham, mais, en plus ils se concentrent essentiellement sur l’étude des

démocratisations dans les pays de l’Est. Leur objectif était de trouver des variables

explicatives propres à la dimension internationale qui caractérise les démocratisations

de la deuxième moitié du XXème siècle. L’étude de Whitehead, intitulée « Three

International Dimensions of Democratization »113, démontre qu’il y a toujours un lien de

causalité entre un événement d’envergure internationale et l’avènement de la

démocratie dans les pays qui se trouvent dans la sphère de rayonnement de cet

événement. Un lien est ainsi trouvé entre des périodes historiques très précises (comme

la période de la décolonisation, fin de la deuxième Guerre Mondiale, ou encore la chute

du communisme dans l’Europe Centrale et Orientale), pendant lesquelles plusieurs pays

ont «vécu » une transition démocratique. Whitehead identifie ainsi trois variables

explicatives : la contagion, le contrôle et le consentement. Schmitter ajoutera plus tard

une nouvelle variable qui complète la précédente : la conditionnalité.

Ces quatre manières d’examiner l’interaction entre facteurs internes et facteurs

internationaux vont mettre l’accent sur un ou plusieurs éléments à la fois : soit

l’interaction politique interne/politique internationale, ou bien les échanges entre la

société civile nationale et des acteurs transnationaux, soit l’influence des idéologies

internationales sur la scène politique interne, soit enfin l’influence des organisations

occidentales. Dans le même sens, dans une étude 114 publiée en 1996, Anthony

Oberschall estime que le facteur international a eu un effet d’impulsion dans le

changement des régimes nationaux, suite à une érosion accentuée de l’autorité politique

et de leur légitimité. Nous nous proposons d’approfondir ces variables car elles peuvent,

113 WHITEHEAD, Laurence, « Three Interational Dimensions of Democratisation », dans L. Whitehead

(éds), The International Dimensions of Democratisation: Europe and the Americas, New York, Oxford

University Press, 1996, pp.3-7 114 OBERSCHALL, Anthony, « Opportunities and Framing in Eastern European Revolts of 1989», in

McAdam, D., McCarthy, J.D., et Zald, M.N. (éds), Opportunities Mobilizing Structures and Framing,

Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp. 93-122

Page 98: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

98

peut-être, expliquer les liens entre les facteurs internes et les facteurs externes dans

l’étude de la transition démocratique.

Commençons donc par la contagion démocratique. Que ce soit par capillarité ou

par mimétisme, la contagion démocratique fait référence au fait qu’historiquement nous

pouvons identifier, dans le temps et dans un espace donné, des phénomènes de

démocratisation liés à un évènement majeur sur la scène internationale. Si nous faisons

référence à l’Europe Occidentale, il est évident que nous ne pouvons pas ignorer les

liens entre la fin de la deuxième Guerre Mondiale et l’avènement de la démocratie dans

un certain nombre de pays européens occidentaux. Outre les changements de régimes en

Amérique Latine, d’autres plus spectaculaires ont caractérisé les pays d’Europe

Centrale et Orientale. Même si Whitehead identifie historiquement ces « séquences de

transitions »115, il est pratiquement impossible d’identifier précisément les limites dans

le temps et dans l’espace qui séparent ces phénomènes. Cet aspect de son étude

démontre que l’hypothèse de Whitehead reste simpliste. Car, au delà de sa logique,

l’hypothèse de la contagion liée à la proximité n’apporte pas de réponse quant à

savoir « comment débute une séquence, pourquoi elle se termine, ce qu’elle exclut, ou

même l’ordre dans lequel elle se développe »116. La seule tentative d’explication plus

plausible viendra plus tard, via une étude de Valérie Bunce et Sharon Wolchik, qui

explique la contagion démocratique dans les pays communistes de l’Europe Centrale et

Orientale comme résultat des similitudes de l’environnement politique communiste. Ces

similitudes ont permis la diffusion du modèle par contagion, mais sont aussi à l’origine

de ses limites. C’est une des raisons qui ont poussé l’auteur à approfondir son étude,

afin de mieux comprendre le dispositif qui régule la diffusion démocratique d’un pays à

l’autre.

A la différence de la contagion, qui stipule que la démocratie se transmet presque

comme un « virus » d’un pays à l’autre, le contrôle reste une forme particulière de

transmission du modèle démocratique pilotée de l’extérieur. Le principal moyen dont

les Etats occidentaux disposent est leur influence idéologique et culturelle. Dans ce cas,

il ne s’agit plus seulement de la proximité géographique, mais essentiellement de la

politique d’un pouvoir tiers qui peut expliquer la diffusion de la démocratie d’un pays à

l’autre. Si nous prenons en compte le contexte mondial à la suite de la deuxième Guerre

115 WHITEHEAD, Laurence, « Three Interational Dimensions of Democratisation », dans L. Whitehead

(éds), The International Dimensions of Democratisation: Europe and the Americas, New York, Oxford

University Press, 1996, p. 5 116 Ibid., pp. 5-6

Page 99: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

99

Mondiale, cette variable nous aide à mieux comprendre la consolidation du pouvoir

stratégique des Etats-Unis au Japon et dans l’Europe Occidentale à travers l’instauration

des régimes démocratiques. Plus proche dans le temps, suite à la déchéance de l’Empire

Soviétique, les Etats-Unis d’un côté et l’Europe Occidentale de l’autre ont influencé

l’installation des régimes démocratiques dans la plupart des pays post communistes.

Joseph Nye introduit ainsi au sein de la science politique le concept de « soft

power » 117 , c'est-à-dire le processus de diffusion de la démocratie par le biais de

pressions décentralisées.

Dés les années 1970, l’auteur E.H. Carr s’intéressait au « pouvoir sur

l’opinion »118, comme moyen indirect pour un Etat d’exercer son pouvoir. Récemment,

Kathia Legare expliquait dans le même sens que « le mécanisme de causalité du

changement de régime (…) aurait été le contrôle partiel de la scène politique nationale

par un acteur extérieur souhaitant étendre sa sphère d’influence en actualisant son Soft

Power (…) les sociétés civiles en Europe de l’Est sont généralement plus ouvertes aux

valeurs et à la culture occidentale. Ainsi, dans l’ancien espace soviétique, l’échec de

l’ancienne idéologie communiste a donné au modèle américain un grand pouvoir

d’attraction, alors que l’influence culturelle russe a généralement décliné dans cet

espace depuis la fin de l’URSS, malgré un réinvestissement récent du Kremlin dans ses

ressources d’influence idéologique et culturelle ».119 Cette variable complète celle de la

contagion démocratique, même si aux yeux de Whitehead elle présente un

paradoxe : « comment expliquer qu’un acte comme la promotion de la démocratie, qui

devrait être presque altruiste, ne soit en réalité que le résultat d’une stratégie de pouvoir

et de sécurité des grandes puissances ? » 120 (traduction libre). De ce fait, l’auteur

souligne que cette variable n’explique pas toutes les transitions démocratiques, car, si

elle explique comment la démocratisation a été enclenchée, elle ne peut pas appréhender

les développements politiques, puisque les acteurs nationaux et leurs motivations ne

117 NYE, Joseph, Soft Power. The Means to Succes in World Politics, New York, Public Affairs, 2005,

p.11 118 CARR, Edward, H., The Twenty Years Crisis, 1919- 1939. An Introduction to the Study of

International Relations, Harper Perennial, 1ère éd., 1964, pp.120-134 119 LEGARE, Kathia, « L’influence du système international sur l’évolution des régimes semi-

autoritaires: quatre approches des révolutions de couleur (2003-2005) », in Etudes Internationales, vol.

38, no. 4, 2007, pp.501-522 120 WHITEHEAD, Laurence, « Three Interational Dimensions of Democratisation », dans L. Whitehead

(éds), The International Dimensions of Democratisation: Europe and the Americas, New York, Oxford

University Press, 1996, p. 11

Page 100: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

100

sont pas pris en compte. Autre limite de cette variable, ce sont les capacités présumées

des organisations et/ou des Gouvernements internationaux à piloter un changement de

régime. C’est pourquoi Whitehead propose de compléter son étude avec une nouvelle

variable : le consentement.

Dans l’analyse du processus de démocratisation, outre la dimension

internationale, une place non négligeable est tenue par les acteurs internes. Cette place à

part, ainsi que les relations que ces acteurs entretiennent avec l’extérieur, Whitehead la

qualifie de « consentement » 121 . Consentement ou adhésion démocratique, ces deux

notions coexistent et Whitehead identifie quatre dimensions qui vont favoriser ou non

l’avènement de la démocratie par consentement. Les structures et les organisations

internationales sont les premiers acteurs qui peuvent donner leur accord, plus

précisément leur consentement indispensable à la démocratisation. Que ce soient des

Gouvernements ou des organismes financiers, ceux-ci peuvent jouer un rôle crucial dans

les premiers temps de la transition démocratique. Par contre, plus le processus avance,

plus ces derniers vont avoir tendance à réduire leur influence.

Le deuxième paramètre pris en compte est celui des limites territoriales et de leur

évolution lors du processus de démocratisation, ainsi que les conséquences qu’elles

impliquent sur les alliances établies par le régime d’avant. Il est vrai que cette notion de

territorialité n’avait pas été prise en compte lors des transitions en Amérique Latine ou

dans l’Europe du Sud, tout simplement parce qu’il n’y avait pas eu d’atteinte aux

frontières. Cette notion a commencé à prendre de plus en plus d’ampleur dans l’étude

des transitions démocratiques de l’Europe Centrale et Orientale, où des frontières

avaient été imposées à la fin de la deuxième Guerre Mondiale (notamment le cas de la

Tchécoslovaquie et celui de la Yougoslavie). Whitehead explique que « les processus

internationaux, fondamentaux pour l’établissement et la stabilisation des frontières

nationales, ont aussi des conséquences directes sur la composition et la viabilité des

régimes démocratiques à l’intérieur de ces frontières »122 (traduction libre). Même si

cette question de territorialité liée à la construction de l’identité nationale semble être

résolue dans les pays postcommunistes, il ne faut pas oublier qu’elle reste un sujet très

sensible dans de nombreux pays d’Afrique, du Moyen Orient et d’Asie.

A la troisième place, Whitehead place ce qu’il appelle « the international

structures of consent », ou plus précisément l’ensemble des organismes, organisations

121 Ibid., pp. 16 122 Ibid., pp. 17

Page 101: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

101

et acteurs internationaux qui favorisent la démocratisation et œuvrent, directement ou

indirectement, pour elle. Que ce soit l’Union Européenne en Europe Centrale et

Orientale ou l’ALENA en Amérique Latine, il s’agit à chaque fois d’organisations qui

jouent un rôle important dans la reconnaissance des nouvelles démocraties et qui vont

impulser leur insertion dans le système international. Finalement, l’auteur parle de

« l’effet international de démonstration»123. Afin de mieux cerner ce terme, un parallèle

peut être fait avec la notion de « centre / périphérie ». Ce concept désormais célèbre est

du à Immanuel Wallerstein, et comme nous l’avons vu, il fait référence à l’exploitation

de la « périphérie » par le « centre ». L’auteur le traduit comme synonyme du désir des

acteurs nationaux d’imiter le mode de vie et le système des démocraties libérales, lequel

incite des groupes sociaux à appuyer les efforts pour la démocratie et à critiquer le

régime en place. Whitehead explique donc qu’au cœur des processus de démocratisation

il existe « un processus interactif au cours duquel les supporters extérieurs des

différentes factions politiques concurrentes renoncent à exercer leur influence au

bénéfice de leurs protégés et à exercer leur veto contre leurs concurrents ». 124 En

conclusion, nous pouvons affirmer que le consentement du régime résulte des

interactions entre des acteurs et des processus internationaux et des acteurs nationaux,

tout en sachant que ce processus a plus de chances d’aboutir dans des Etats au sein

desquels l’influence de l’Occident est la plus élevée.

Les trois formes d’influence internationale mises en avant par Whitehead

peuvent agir ensemble ou séparément sur le processus de démocratisation. Mais la

complexité du processus a découragé de nombreux chercheurs à intégrer cette

dimension dans leur recherches, ou alors très tardivement. Philippe Schmitter, qui avait

initialement réduit le rôle des acteurs externes, a décidé de revoir son point de vue et

d’introduire une nouvelle variable censée compléter celles de Whitehead : la

conditionnalité.

Le point de départ de l’étude de Philippe Schmitter est le fait que, pour lui, les

variables explicatives de Whitehead sont incomplètes et donc pas à même de pouvoir

expliquer, dans son intégralité, la complexité de la relation entre politique interne et

politique internationale. Le choix de cette quatrième variable n’est pas anodin, à

plusieurs points de vue. Du point de vue de la recherche, elle lui permet, à l’aide de

l’approche comparative, de rapprocher la politique interne du contexte international. Du

123 Ibid., pp. 21 124 Ibid., pp. 20

Page 102: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

102

point de vue empirique, l’auteur peut ainsi faire une distinction entre les acteurs qui

participent au processus de transition, mais aussi distinguer les types d’action qu’ils ont

mené. La combinaison de ces deux éléments lui permet de différencier, au sein même

du contexte international, des « sous-contextes ». 125 De ce fait, on rencontre des

situations dans lesquelles un seul acteur influence de manière voulue ou non un autre

acteur (influence unilatérale) et des situations dans lesquelles plusieurs acteurs

influencent d’autres acteurs (influence multilatérale). Quant aux types d’action, l’auteur

fait une distinction entre des actions/ échanges volontaires entre les acteurs et, à

l’opposé, des actions/ échanges effectués sous pression.

La plus-value de la contribution de Schmitter, ce qui donne une valeur indéniable

à son travail, est le fait qu’il hiérarchise et complète le travail déjà accompli par

Whitehead ; en plus, il le met à jour. La différence majeure entre les deux auteurs vient

du fait que Whitehead ne fait aucune distinction dans la nature des relations existant

entre acteurs internes et acteurs externes. A l’inverse, Schmitter opère une

différenciation entre, d’une part, les relations marquées par le consentement des acteurs

internes à suivre et respecter les influences externes et, d’autre part, les relations au

sein desquelles des acteurs externes imposent des conditions en lien direct avec le

régime en place. C’est le point de départ du terme « conditionnalité », qui renvoie aux

contraintes mises en place par l’Union Européenne, la Banque Mondiale, le FMI, la

BERD, etc.

B. La confrontation des variables du contexte international

à la réalité

On assiste, de nos jours, à une multiplication des actions des acteurs

internationaux en faveur de la démocratie et, de ce fait, à un accroissement de leur

influence sur la politique interne des Etats. Cet engouement pour la démocratie est du à

la fois à la fin de la deuxième Guerre Mondiale et à la fin des intérêts sécuritaires des

pays développés. Dans le but de promouvoir les droits de l’homme et les valeurs

125 SCHMITTER, Philippe, C., « The Influence of the International Context upon the Choice of National

Institutions and Policies in Neo -Democracies », dans L. Whitehead (éds.), The International Dimension

of Democratization: Europe and the Americas, New York, Oxford University Press, 1996, pp.30-33

Page 103: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

103

démocratiques dans un monde en perpétuelle mouvance, la mondialisation, c’est à dire

l’internationalisation issue de ce mouvement historique, attribue une valeur capitale à la

dimension internationale de la démocratisation. C’est pourquoi il convient de tester la

validité des variables du contexte international au regard de la réalité démocratique.

1- Le test de validité des variables de Whitehead et Schmitter

Une fois les variables explicatives définies, nous souhaitons tester leur utilité

ainsi que leur capacité explicative. Il faut se référer encore une fois à Philippe C.

Schmitter126, qui met en lumière quatre formes d’interaction entre ces variables, comme

support pour cette évaluation. La première interaction analyse l’adaptation de la

politique interne à l’évolution du contexte international. Cette approche, qui a des

racines fonctionnalistes, renvoit aux cas pour lesquels le contexte international joue un

rôle déterminant dans l’évolution de la transition démocratique. Depuis les années 1800,

la multiplication des échanges marchands internationaux a induit une multiplication des

échanges entre les démocraties existantes et a favorisé l’instauration d’une politique de

coopération internationale entre les Etats. A ce titre, pour Philippe C. Schmitter « le

développement de l’interdépendance entre les nations serait responsable de la

démocratisation des institutions politiques nationales »127. Par contre, cette interaction

n’explique pourtant pas pourquoi des pays de l’Europe Centrale et Orientale, peu

intégrés dans les échanges économiques internationaux, ont initié un changement de

régime. Ainsi, cette approche qui regroupe des variables telles que la contagion ou le

consentement, n’est visiblement pas complète ; elle perd sa capacité explicative si nous

ne rajoutons pas d’autres variables telles que le contrôle ou la conditionnalité.

La deuxième interaction est historique et met en lumière l’impact d’un

événement en particulier ou d’une personnalité sur la politique interne. On peut citer

comme exemple typique une guerre, la décolonisation ou même, le démantèlement de

l’Empire soviétique. Par contre, il est encore difficile de nos jours de mesurer avec

précision l’impact concret de ces événements sur la politique interne.

126 Ibid., pp.28-29 127 Ibid., p. 32

Page 104: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

104

La troisième interaction est qualifiée par Schmitter d’ « approche par vagues ».128

L’auteur fait bien évidement référence aux différentes périodes de démocratisation,

pendant lesquelles il situe la plupart des transitions démocratiques. Comme nous

l’avons déjà vu, Schmitter a identifié quatre grandes vagues de démocratisation de 1848

à nos jours. Nous rejoignons son point de vue selon lequel, non seulement la démocratie

s’étend progressivement à de plus en plus de régions dans le monde, mais aussi il y a de

moins en moins de cas de régression (ce que Huntington appelle des ‘vagues inverses’).

D’après l’auteur, la diffusion de la démocratie est due à l’influence du contexte

international (par le biais du phénomène de contagion), grâce au développement

spectaculaire ces derniers années des télécommunications, mais également à

l’implication des ONG spécialisées dans la défense de la démocratie et des droits de

l‘homme. Par contre, cette nouvelle interaction présente aussi des limites, car, même si

la contagion et la diffusion sont des éléments-clés dans l’émergence des régimes

démocratiques, ces phénomènes peuvent avoir des impacts distincts selon les pays en

transition.

Pour pallier à ces limites, Schmitter propose une interaction qu’il nomme

‘approche génétique’ synonyme ‘d‘approche par phases’. Grâce à celle-ci, il est

désormais plus facile de comprendre le processus transitionnel. Soulignons que

Guillermo O’Donnel rejoint le point de vue de Schmitter ; les deux auteurs séparent,

d’ailleurs, le processus transitionnel en deux phases différentes : la libéralisation (phase

pendant laquelle le régime accorde plus de libertés afin de garantir sa propre survie) et

la démocratisation (phase d’aboutissement de la démocratie). Pourtant, dans un article

publié en 1996, intitulé « The Influence of the International Context », Schmitter ne se

contente plus de cette distinction ; il sépare définitivement la transition et la

consolidation, qui deviennent ainsi deux processus bien individualisés. C’est à partir de

ce point qu’un lien devient possible entre politique interne et contexte international :

« indépendamment du type de contexte international (contrôle, contagion, consentement

ou conditionnalité), l’intervention externe aura un effet plus important et perdurable

dans la phase de consolidation démocratique que dans celle de transition »129 (traduction

libre). Ce qui signifie que la pression externe est plus facile à exercer pendant la phase

de transition : le système est déstabilisé, les différents acteurs cherchent à s’imposer et

sont à la recherche des appuis et la législation est susceptible de changer. La situation

128 Ibid., p.40 129 Ibid., p.40

Page 105: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

105

est vraiment différente pendant la phase de consolidation, car le régime devient plus

stable, les facteurs de risque sont diminués et l’action extérieure se fait effective et

visible ; de fait, le contexte international de « conditionnalité » a évolué dans le temps.

A ce titre, l’action des facteurs externes est de plus en visible et de plus en plus

complexe.

2- Des variables complémentaires : les pressions et les mesures incitatives

externes

Au-delà des variables mises en place par Whitehead et Schmitter, d’autres

formes d’interaction entre contexte interne et contexte international coexistent. Nous

nous proposons de mettre en lumière la pression et les mesures incitatives en faveur de

la démocratie. Avec les bouleversements politiques en Europe Centrale et Orientale, de

nombreux chercheurs se sont interrogés sur l’existence d’autres formes d’interaction

entre politique interne et politique internationale. Joe Pevehouse démontre ainsi que les

facteurs internationaux apportent une contribution très importante, non seulement pour

l’avènement de la démocratie, mais aussi en ce qui concerne sa solidité et sa résistance.

Dans son étude 130 de cas sur six pays différents (Hongrie, Grèce, Turquie, Pérou,

Paraguay, et Guatemala), l’auteur démontre le rôle des organisations régionales. De ce

fait, il souligne que les élites locales vont ‘utiliser’ des membres des organisations

régionales pour faire avancer le processus démocratique, des lors que ces organisations

régionales maîtrisent les coûts et une partie des bénéfices issus du processus

transitionnel. A ce titre, les organisations régionales peuvent avoir une influence,

exercer des mesures incitatives en faveur de la démocratie auprès des élites politiques,

économiques ou militaires. Ainsi, les organisations régionales ont un rôle premier dans

la promotion de la démocratie. L’exemple le plus marquant, concernant les mesures

incitatives, reste celui de l’Union Européenne qui, par le biais de mesures économiques

ou politiques, a incité les ex pays communistes d’Europe Centrale et Orientale de

rejoindre le camp démocratique.

En outre, il existe des pressions externes qui pèsent sur les Etats en transition,

soit parce que les acteurs externes ont des intérêts économique et stratégiques dans la

130 PEVENHOUSE, James, Democracy from Above. Regional Organization and Democratization,

Cambridge, Cambridge University Press, 2005

Page 106: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

106

région concernée, soit, dans le but de stabiliser une région donnée du globe. On peut

ainsi faire référence à la pression exercée par les Etats-Unis en Iraq, ou, dans un autre

registre, celle de l’Organisation des Etats Américains qui va adopter une résolution pour

restaurer et préserver la démocratie en Amérique Latine, à suite de la Déclaration de

Santiago en 1991. Ce phénomène de pression sur des pays en transition, afin d’instaurer

la démocratie est nommée par Diane Ethier « la démocratie par le haut »131 et constitue

sans doute une forme récente de démocratisation. De toute évidence, du fait de la

complexité et de l’inter-connectivité des systèmes politique et économique

internationaux, à ce jour, il est quasiment impossible de dissocier la politique interne de

la politique internationale au risque de se faire exclure du système international.

131 ETHIER, Diane, « Promotion de la démocratie dans les Balkans. L’efficacité inégale de la

conditionnalité et des incitatifs », in Revue canadienne de science politique, vol. 39, no. 4, 2006,

pp.803-804

Page 107: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

107

TITRE 2

LES ADAPTATIONS DES THEORIES DE LA TRANSITION

DEMOCRATIQUE APRES 1989

Page 108: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

108

Les années 1980 marquent le début de la chute du communisme en Europe de

l’Est tout d’abord, dans d’autres parties du monde ensuite. Le mouvement vers la

démocratie a été global, mais aussi inéluctable. Il a débuté à la fin des années 80 avec la

chute du régime communiste hongrois. En effet, le 2 mai 1989, la Hongrie a été le pays

où a commencé le démantèlement du Rideau de Fer, mettant fin à la frontière

idéologique et politique qui, depuis 1946, séparait l’Europe de l’Ouest de l’Europe de

l’Est. La même année, la Pologne a été le deuxième pays du Bloc de l’Est à rejoindre le

camp démocratique. Le syndicat « Solidarnosc » et Lech Walesa prennent le pouvoir et

ce changement de cap sera définitif. La preuve en est que les troupes armées soviétiques

ont quitté définitivement la Pologne, après des décennies de présence. Quarante et un

ans après sa création, en octobre 1990, l’Allemagne de l’Est échappe au joug

communiste et rejoint l’Allemagne de l’Ouest. La Révolution de Velours de novembre

1989 met fin au régime communiste en Tchécoslovaquie. Mais, en Roumanie, le

changement de régime se fait dans le sang, avec l’exécution du couple Ceausescu. Les

pays baltes aussi sont sortis du communisme et la Russie s’est libéralisée. Finalement,

par un effet domino, tous les pays d’Europe centrale et orientale sont devenus, les uns

après les autres, des démocraties (à la seule exception, aujourd’hui encore, de la

Biélorussie).

Les années 1990, également, seront témoins de la chute des régimes autoritaires

dans l’Afrique francophone et de la naissance d’une douzaine de démocraties. Dans la

plupart de ces pays, on a assisté au passage du parti unique (dans la plupart des cas, le

Parti Etat) au multipartisme.

Au total, cette grande vague de démocratisation n’est pas seulement plus globale,

puisqu’elle a affecté un nombre plus important de pays que les précédentes, mais aussi

plus décisive, puisqu’il y a eu beaucoup moins de retour vers un régime non

démocratique. Durant cette dernière vague de démocratisation, le monde a connu

quarante-sept nouvelles démocraties, et seulement dix-huit transitions vers des régimes

non démocratiques. Il s’agit là, sans nul doute, de la plus puissante vague de transitions

à l’échelle mondiale. La différence entre le nombre de pays qui sont devenus

démocratiques et ceux qui ont effectué une transition vers un autre type de régime

politique (autre que démocratique), est de vingt-neuf. Dans ce cas précis, Huntington

Page 109: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

109

parle d’ « outnumbered transitions » 132 , et il est possible à ce jour d’affirmer avec

certitude qu’aucune vague antérieure n’a englobé autant de pays. Deux précisions

s’imposent, concernant cette situation. Tout d’abord, pendant cette vague de transitions,

on a assisté, selon Huntington, à un mouvement historique avec effet boule-de-neige,

une relation en chaîne, d’après laquelle « la démocratisation appelle à la

démocratisation, la transition vers la démocratie dans un Etat inspire la transition dans

un autre Etat »133. Cette période, véritable explosion du nombre de démocraties dans le

monde, est sans doute la plus intéressante à étudier. Ensuite, si cette vague de

transitions compte autant de pays totalitaires ou autoritaires qui font le choix d’un

changement de régime, c’est justement parce que ces régimes « ont fini par manquer de

légitimité aux yeux de leurs populations »134.

En conclusion, si l’on prend en compte le pourcentage de régimes démocratiques

dans le monde et dans le temps, nous adhérons à l’idée de Huntington, selon laquelle il

y a eu trois grandes vagues de transitions démocratiques dans le monde. Par contre, si

nous prenons en compte le suffrage universel, la première vague est vue comme

commençant beaucoup plus tardivement, ce qui nous permet d’affirmer que la transition

démocratique est bel et bien un phénomène du vingtième siècle. Finalement, il nous

semble que la période d’après Guerre Froide figure parmi les séquences de l’histoire les

plus intéressantes à analyser. Non seulement parce que, de 1989 jusqu’à nos jours, le

nombre impressionnant de quarante-deux régimes ont effectué une transition

démocratique, mais aussi parce qu’un nombre important de pays ont effectué une

transition d’un régime communiste vers un régime démocratique. La vague de

transitions démocratiques n’a pas atteint l’Iran, l’Iraq (malgré la présence de l’armée

américaine et des Casques Bleus, ce pays est resté en proie au chaos et à l’instabilité),

ni le Koweït. A ce jour dans le monde, plus de cinquante pays sont restés non

démocratiques.

Il nous semble intéressant d’analyser les transitions démocratiques

postcommunistes qui ont eu lieu après 1989, car, au-delà du fait de leur singularité,

132 HUNTINGTON, Samuel, The Third Wave: Democratisation in the Late Twentieth Century , Norman,

University of Oklahoma Press, 1991, op.cit

133 HUNTINGTON, Samuel,« Democracy's Third Wave»,in Journal of Democracy, vol. 2, no. 2,

Printemps 1991, pp,12-34 134 HUNTINGTON, Samuel, The Third Wave: Democratisation in the Late Twentieth Century , Norman,

University of Oklahoma Press, 1991, op.cit

Page 110: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

110

elles ont engendré une adaptation des théories de la transition démocratique. En effet,

par rapport aux théories dites « classiques », deux éléments nouveaux peuvent

désormais être mis en avant : d’une part, la démocratie peut advenir dans n’importe quel

type de contexte (ce qui a remis en cause les approches théoriques structurelles et

économiques, selon lesquelles la démocratie est fonction de pré- requis économiques et

du contexte culturel) ; d’autre part, la nécessité de plus en plus évidente s’est imposée

d’adopter une définition commune de la démocratie, dans la mesure où, précisément, la

définition de la démocratie diffère en fonction des auteurs, comme des écoles de

recherche auxquels ceux-ci appartiennent.

Une dimension particulière que les nouvelles théories de la transition

démocratique vont devoir prendre en compte tient au fait que les pays d’Europe

Centrale et Orientale se sont tous trouvés soumis d’abord à l’influence de l’Empire

soviétique à la suite du Pacte Ribbentrop Molotov en 1939, puis à un régime

communiste, progressivement, à la fin de la deuxième Guerre Mondiale suite à la

signature du Traité de Paix de Postdam en 1945. En même temps, tous ces pays ont vu

leur économie transformée en une économie planifiée, centralisée et dirigée

exclusivement par l’Etat. De plus, le Parti Communiste était le seul parti politique,

devenu progressivement un « Parti Etat ». Il ne faut pas non plus oublier le problème

des minorités nationales et du nationalisme, qui vont jouer un rôle important dans

l’analyse des transitions démocratiques postcommunistes.

Dans un contexte aussi particulier que celui des pays de l’Europe Centrale et

Orientale (Chapitre 1), il est clair qu’on assiste à la fin d’un modèle de transition « prêt

à l’emploi », car, pour la première fois, les chercheurs s’accordent à dire que les

chemins de l’histoire ne sont pas nécessairement pré déterminés. La transition vers la

démocratie n’est plus « the one best way » et la transition octroyée ou négociée a

montré ses limites. Alors, il est devenu de plus en plus évident que les macro-variables

d’ordre économique, social ou culturel, propres aux analyses structurelles, ne suffisaient

plus à expliquer et comprendre les transitions démocratiques. Pour comprendre le

changement de régime dans les PECO, les variables micro- politiques ont pris de plus

en plus d'ampleur et on a assisté à un déplacement du centre d’intérêt des chercheurs

vers l’action des leaders politiques.

Mais l’analyse des transitions à travers les leaders politiques s’est avérée

d’autant plus difficile, qu’avec la chute des régimes communistes, ces pays se sont

trouvés confrontés à un vide des élites, combiné à un vide institutionnel et normatif. A

quelques exceptions près, les nouveaux leaders ont été soit d’anciens communistes

Page 111: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

111

reconvertis in extremis aux valeurs de la démocratie, soit des dissidents, soit réellement

de nouveaux leaders. Dans des contextes politiques de plus en plus complexes et surtout

imprévisibles, le choix des élites, des nouveaux leaders, ainsi que leurs comportements,

ont déterminé, d’abord, le moment décisif du changement de régime, mais aussi la

trajectoire future du pays (dans le cas de la Roumanie, le choix du Président Ion Iliescu

a retardé le processus de transition démocratique et c’est l’arrivée au pouvoir de son

adversaire politique, Emil Constantinescu, qui a déclenché enfin ce processus).

Les chercheurs vont aussi, désormais, prendre en compte un nouveau paramètre

dans l’étude des transitions : l’incertitude. Dans la revue Culture & Conflits, Richard

Banegas note en ce sens : « L’incertitude est désormais introduite comme ‘paramètre’

central des transitions. C’est elle qu’il faut saisir pour comprendre les processus de

démocratisation dans leur complexité. O’Donnell et Schmitter invitent à la prendre

comme objet d’étude, A. Przeworski en fait l’élément central de sa théorie(…).

L’hypothèse centrale, commune à l’ensemble de ces analyses centrées sur la dimension

politique et l’incertitude, est la suivante : les origines et l’évolution des régimes

démocratiques sont déterminées moins par les facteurs culturels ou économiques que

par les actions, les choix des élites clés qui cherchent à maximiser leurs intérêts dans

un cadre institutionnel en flux que leur lutte contribue à façonner »135. Une chose est

sûre, les anciennes théories ne suffisent plus à expliquer les nouvelles transitions

démocratiques, de plus en plus complexes et de plus en plus incertaines (Chapitre 2).

135 BANEGAS, Richard, « Les transitions démocratiques: mobilisations collectives et fluidité politique

», in Culture & Conflits, no 12, 1993, pp, 105- 140

Page 112: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

112

Page 113: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

113

CHAPITRE 1

Les transitions postcommunistes dans leur contexte

Afin de mieux comprendre le contexte qui caractérise les transitions post-

communistes, il convient de prendre comme point de départ de l’analyse la définition

même du communisme. Le mot communisme date des années 1850 et, en tant que

courant de pensée de la philosophie politique, il prône une société sans classe ainsi

qu’une organisation sans Etat « caractérisée par la mise en commun des moyens de

production et d’échange, par la répartition des bien produits suivant les besoins de

chacun (…)»136. D’inspiration socialiste, ayant comme pères fondateurs Marx et Engels,

l’idéal communiste est resté au stade théorique. Il faut rappeler qu’en URSS, le Parti

communiste s’est s’emparé de l’Etat au point de se confondre avec lui et, outre

l’interdiction de toute liberté individuelle, la société civile est devenue inexistante. La

ligne de partage entre le communisme, tel que défini par Marx et Engels, et le

totalitarisme, tel que défini par Raymond Aron, est donc mince. Pour Raymond Aron137,

un régime totalitaire existe dans un pays où il y a un monopole incontestable de

l’activité politique par un seul parti politique (qui va se transformer progressivement en

Parti Etat), où l’idéologie du parti devient la vérité absolue, incontestable et, enfin, où

l’on assiste à l’accaparement par l’Etat de l’ensemble des activités économiques. A tout

136 Définition du communisme telle que donnée par le site www.larousse.fr /communisme 137 Voir notamment à ce sujet, la définition du totalitarisme donné par Raymond Aron dans son célèbre

ouvrage Démocratie et Totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965.

Page 114: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

114

cela s’ajoute également la terreur, élément sine qua non pour gérer une société, qui perd

en définitive son identité propre.

Le partage arbitraire du monde après la deuxième Guerre Mondiale et ses

conséquences territoriales ont favorisé l’installation du régime communiste dans les

pays situés dans la sphère d’influence du régime soviétique. Cette mise en place s’est

réalisée différemment selon les pays : soit comme la conséquence logique de

l’occupation du territoire par l’armée soviétique (les cas les plus typiques sont ceux de

l’Allemagne de l’Est, de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, que l’armée russe ne

quittera définitivement qu’en 1992) ; soit comme le résultat d’une manipulation habile

de la population, qui soutient le nouveau parti communiste contre le nationalisme

extrême (le cas le plus connu est celui de la Yougoslavie, dont les problèmes issus du

nationalisme ont resurgi avec encore plus de force après la chute du régime

communiste) ; soit, enfin, par suite de la déportation et de l’élimination pure et simple

de ses opposants (comme ce fut le cas en Pologne).

La chute du Mur de Berlin reste liée à jamais à la chute du communisme dans les

pays de l’Europe Centrale et Orientale. Outre la chute du communisme, la disparition

du Rideau de fer entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est a favorisé l’unification

des deux Républiques Allemandes et accéléré le mouvement, déjà en marche depuis

Gorbatchev, de dislocation de l’Union Soviétique et de la Yougoslavie (laquelle sera, à

son tour, le théâtre de plus de dix années de guerre dans les Balkans et donnera

naissance à de nouveaux régimes autoritaires). Mais, ce qui caractérise tous ces Etats

est le fait que, quelle que soit l’issue du changement de régime, les nouveaux leaders

n’ont, en aucun cas, de projet politique clair. Ensuite, le changement de régime ne se

fait pas automatiquement en faveur de la démocratie, comme en témoignent les

événements violents engendrés par plus de dix années de guerre dans les Balkans.

En dépit du soutien informel de la Russie pour le changement de régime en

Roumanie (nous partons de l’hypothèse que la pseudo révolution roumaine n’est pas

seulement le résultat d’une révolte populaire, mais que la Russie a soutenu ce projet,

même si celle-ci reste difficile à démontrer), ou encore du soutien réel de l’Allemagne

Fédérale pour le changement de régime en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie, il

est primordial de souligner que, pour ces pays là, il y a eu malgré tout une

« collaboration » entre des acteurs locaux et les Gouvernements voisins. Au point de

départ, il y a le constat du communisme en tant que régime politique unique et stable en

Europe Centrale et Orientale. Au moment de l’effondrement de ce régime, tous les pays

concernés n’étaient pas, en vérité, sur un strict pied d’égalité du point de vue politique

Page 115: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

115

et économique. Outre les macro-variables classiques (d’ordre économique, culturel ou

social - par exemple, la religion et la culture civique), ce qui va déterminer la trajectoire

de ces pays vers la transition démocratique, ou inversement vers un régime autoritaire,

ce sont les stratégies des élites, plus précisément leurs capacités d’adaptation et

d’interprétation d’une situation nouvelle, qui combine à la fois des éléments du passé et

une grande part d’inconnu. Comme toute situation instable ou incertaine, ceux-ci vont

devoir s’adapter à un environnement politique en pleine mutation.

Ce contexte d’incertitude, qui caractérise la dernière vague de transitions

démocratiques et aussi l’histoire complexe de l’Europe de l’Est confirment la nécessité,

pour les chercheurs, d’adapter les théories existantes, favorisant ainsi l’émergence de

nouvelles théories. Afin de pouvoir mieux expliquer ces transitions, les nouvelles

théories doivent prendre en compte, outre le paramètre de l’incertitude, le contexte

spécifique de la transition, ainsi que les rapports sociaux qui les caractérisent (Section

1). De fait, les transitions post communistes ont été aussi à l’origine de deux

phénomènes concomitants. Tout d’abord, aussi surprenant cela soit-il, ces Etats qui

sortaient d’une organisation supra étatique imposée d’office par l’URSS (politique

étrangère commune, politique de défense commune, politique économique commune

avec le Comecon), une fois devenus libres, vont tout faire pour intégrer l’Union

Européenne. Il apparaît ainsi que, si l’ère communiste a joué un rôle de division au sein

de la vieille Europe, la démocratie a conduit à une logique d’unification européenne à

laquelle les Etats adhèrent librement. Ensuite, surtout au sein de la Yougoslavie, on a

assisté à des tensions entre différents groupes ethniques ayant des prétentions

territoriales, ce qui a favorisé la formation de petits Etats autoritaires et engendré un

déséquilibre dans cette région. Mais, la vieille Europe se trouvant aujourd’hui plutôt

dans une logique d’union, de coopération et de stabilité, ces Etats là se sont trouvés

contraints de changer de perspective pour pouvoir garantir leur survie. Au total, le

contexte si particulier des pays d’Europe Centrale et Orientale a eu une influence

marquante sur les transitions est-européennes, qui présentent des spécificités propres les

différenciant des autres transitions au sein de la même vague, et aussi des vagues

antérieures (Section 2).

Page 116: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

116

Section 1 La spécificité des transitions est-européennes

Ainsi que nous l’avons déjà souligné, chaque vague de transition démocratique a

ses propres spécificités et, en fonction de la période historique pendant laquelle elle se

déroule, les expériences de transition se révèlent plus au moins longues, plus au moins

identiques et la stabilité des nouveaux régimes démocratiques plus ou moins assurée. Il

est utile de rappeler que les spécificités des transitions est-européennes ont rendu

obsolètes les anciennes théories des transitions, celles des transitologues latino

américains, comme celles des spécialistes d’area studies, rendant ainsi nécessaire la

mise en place de nouvelles théories. Philippe Schmitter soutient même que les

instruments conceptuels nécessaires à l’étude des transitions dans l’Europe Centrale et

Orientale ne sont plus les mêmes que ceux utilisés pour l’analyse des transitions dans

d’autres parties du monde et/ou au sein d’autres vagues de transition.

Dés lors, il convient d’emblée de souligner quelques unes des caractéristiques

des transitions est-européennes. D’un point de vue économique tout d’abord, les

différences avec d’autres pays (en Europe du Sud ou en Amérique Latine) résident dans

le fait que le secteur économique a subi des mutations importantes pendant l’époque

communiste. A la différence des pays dans lesquels il y avait une distinction entre la

propriété privée et la propriété de l’Etat, dans les pays communistes, conformément à

l’idéologie totalitaire, l’Etat s’est emparé de la propriété. Il n’y a plus de distinction

entre propriété privée et propriété de l’Etat : tout appartient désormais à l’Etat ; les

entreprises, les biens, les terrains sont nationalisés et la répartition des richesses au sein

de la population s’est faite en fonction du bon vouloir de l’Etat. De ce fait, l’initiative

privée est complètement annihilée et la notion de compétitivité perd tout son sens. Le

défi que ces nouveaux Etat ont du relever était de réaliser ce transfert en sens inverse,

mais aussi de créer en un temps record les bases d’une économie compétitive.

David Stark, dans un article publié dans Politix et intitulé, Sommes nous toujours

au siècle des transitions ?, affirme : « (…) la précédente transformation socialiste en

Europe de l’Est n’avait pas simplement remplacé, mais, au contraire, avait reconfiguré

les structures existantes. Les fermes collectives socialistes, par exemple, étaient une

forme retravaillée de latifundia, d’ancien régime ; les cadres bolcheviques avec leur

prétention de connaître les lois de développement de l’histoire réitéraient dans un

nouvel idiome les prétentions de l’intelligentsia de l’ancien régime au savoir

Page 117: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

117

transcendantal ; et la redistribution rationalisée (à défaut d’être rationnelle) reproduisait

sous une nouvelle apparence l’ancien processus de redistribution centralisé par

l’Etat »138.

Plusieurs éléments doivent encore être soulignés. Tout d’abord, l’existence de ce

type de gestion de l’économie dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale ne

signifiait pas que d’autres types de relations sociales n’existaient pas. Des relations

quasi marchandes plus ou moins clandestines, des relations de réciprocité dans les

échanges engendrés par la pénurie d’approvisionnement ont donné naissance à une

seconde économie. Ainsi, I. Szeleny souligne, « l’existence des structures parallèles

(quoique contradictoires et incomplètes) dans ces réseaux informels inter firmes qui

’faisait le boulot’ signifie que la disparition des structures formelles du régime

socialiste ne résulte pas d’un vide institutionnel. A l’inverse, dans la période post

socialiste, persistent des routines et des pratiques, des formes organisationnelles et des

liens sociaux, qui peuvent devenir des actifs, des ressources, et la base d’engagements

crédibles et d’actions coordonnées. En bref, au lieu d’une société désorientée, c’est une

métamorphose des formes organisationnelles sous jacente et une activation de réseaux

préexistant d’affiliation que nous trouvons »139.

De plus, ce qui demeure très compliqué encore aujourd’hui, c’est la restitution

des biens réquisitionnés par l’Etat aux vrais propriétaires, ou à leurs héritiers. Cette

question est très bien connue en Roumanie, où la restitution des appartements et

maisons à leurs propriétaires n’est pas encore finie. Le dossier devient ainsi politique,

car l’Etat ne peut pas garantir un autre logement aux éventuels expulsés. Ainsi, dans

une société dans laquelle l’image d’un Etat protecteur a été véhiculée pendant un demi-

siècle, faire renaître l’initiative privée et la compétitivité n’est pas évident. Tous ces

éléments témoignent de la complexité à construire une économie viable, compétitive,

efficace, dans les pays post communistes, tant l’organisation communiste a engendré

une mise sous tutelle économique, sociale et politique de la société. Mircea Vultur,

affirme en ce sens : « (…) ce qui inhibe le développement attendu d’une économie de

marché n’est pas que la liberté économique ne puisse pas s’exprimer, mais qu’il lui

138 STARK, David, « Sommes-nous toujours au siècle des transitions? », in Politix, no. 47, troisième

trimestre 1999, pp, 89-131 139 SZELENY, Ivan, « Transformational Crises », communication présentée à la Rencontre annuelle de

American Sociological Association, Miami, août, 1993 (citation reprise dans l'article précité de David

Stark)

Page 118: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

118

manque une éthique de l’action susceptible de produire des relations marchandes de

type capitaliste. Il en résulte un blocage du développement économique qui se répercute

sur le processus général de démocratisation »140.

Autre élément ayant de lourdes conséquences sur le processus de transition

démocratique, c’est le territoire. Si pour les pays d’Amérique Latine ou d’Europe du

Sud, l’intégrité territoriale n’a pas été remise en cause et le changement de régime s’est

fait sans encombre de ce point de vue, la situation est tout autre dans les pays d’Europe

Centrale et Orientale. Outre l’histoire si mouvementée des pays de l’Est, le partage

arbitraire fait par les Grandes Puissances à la fin de la deuxième Guerre Mondiale, ainsi

que les déportations arbitraires, ont eu comme première conséquence, l’éveil du

nationalisme. L’étape suivante fut d’annexer des territoires appartenant à un Etat au

sein d’un autre Etat : par exemple la Bucovine annexée à l’Ukraine, la Dobroudja

annexée à la Bulgarie, etc. Le cas de la Transylvanie est à part, avec des minorités

magyare et allemande de plus en plus réduites et durement opprimées pendant l’époque

communiste : leur intégration forcée est considérée par Catherine Durandin comme un

« national- communisme roumain »141. Les autres cas typiques d’atteinte à l’intégrité

territoriale se trouvent dans les Balkans. Il est donc indispensable, dans l’étude des

transitions postcommunistes en l’Europe Centrale et Orientale, de prendre en compte

cet élément, dans la mesure où, après la sortie du joug communiste, l’éveil du

sentiment nationaliste et le désir d’indépendance des provinces vont non seulement

retarder le processus de transition, mais aussi conduire jusqu’à la guerre, dans les

Balkans.

Pour toutes ces raisons, nous souhaitons insister sur le point de vue de Mircea

Vultur, concernant le poids important du facteur international et de l’histoire dans

l’analyse des spécificités des cas de transitions dans les pays ex communistes. Ces pays,

en effet, se caractérisent par des régimes totalitaires, avec une idéologie propre, une

économie totalement assujettie à l’Etat et des leaders politiques ayant des logiques de

maintien de ce système le plus longtemps possible. D’autre part, sur le plan

international, si l’Europe du Sud a pu bénéficier de l’influence positive de l’Europe

Occidentale pour sa transition et si en Amérique Latine les transitions se sont faites

sous l’œil « bienveillant » des Etats-Unis, la situation est tout autre dans les pays de

140 VULTUR, Mircea, Collectivisme et transition démocratique: les campagnes roumaines à l'épreuve

du marché, Les Presses de l'Université de Laval, Québec, 2002, pp, 16-17 141 DURANDIN, Catherine, Perspectives roumaines: du post communisme à l'intégration européenne,

Paris L'Harmattan, 2004, introduction

Page 119: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

119

l’Est. Pour comprendre les transitions post communistes, il faut donc prendre en compte

tous ces éléments, mais aussi : « (…) le type de société au sein de laquelle l’expérience

démocratique a pris forme. Dans le cas des pays de l’Europe de l’Est, il s’agit de

sociétés contre faites par l’expérience du ‘socialisme réel’, dont l’héritage est l’obstacle

le plus difficile à la démocratisation »142.

Les transitions des pays de l’Europe Centrale et Orientale commencent

progressivement dans le contexte ci-dessus mentionné. Le but affiché de leurs leaders

reste le régime démocratique, un Etat de droit, une économie viable et compétitive, des

institutions fonctionnelles. Ce qui n’empêche pas que des régimes différents vont se

mettre en place, en fonction des facteurs politiques internes et des factures externes,

que nous nous proposons d’analyser.

A. Des régimes politiques différents

Dans l’Europe Centrale et Orientale, un demi-siècle de communisme imposé de

l’extérieur et entretenu de l’intérieur par la force et l’oppression a marqué profondément

ces pays et a influencé le choix du modèle de gouvernance post communiste. La

soudaineté du mouvement, l’euphorie de la victoire, l’urgence du changement de type

de Gouvernement dans ces pays, ainsi que la nécessité de mettre en place des modèles

qui ont déjà fait leur preuves, vont conduire les nouveaux leaders à choisir entre le

modèle semi-présidentiel (aussi connu comme le modèle français) et le modèle

parlementaire (nommé aussi le modèle allemand). A défaut de pouvoir s’appuyer sur un

modèle transitionnel universellement valable qui conduit droit vers la démocratie, les

différents pays en transition ont dû faire le choix entre des modèles constitutionnels

stables qui ont déjà démontré leur efficacité, et cela dans une perspective plus lointaine

d’intégration européenne. Avant même le choix entre ces deux modèles pluralistes et

libéraux, il faut souligner que l’un des objectifs majeurs des démocraties naissantes était

la séparation des pouvoirs, par opposition à l’unicité du pouvoir qui caractérisait les

régimes communistes.

142 VULTUR, Mircea, op. cit, pp.32-37

Page 120: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

120

Au parti Etat unique, se substitue dorénavant le multipartisme désormais inscrit

au rang des principes fondamentaux des constitutions postcommunistes. Du reste,

l’explosion du nombre des partis au sein de ces nouveaux régimes montre toute

l’importance de ce paramètre. La peur d’un éventuel retour en arrière, la crainte d’un

passé si oppressant, expliquent sans aucun doute le fait que, dans la plupart des pays

d’Europe Centrale et Orientale, le parti communiste ait été mis hors la loi, déclaré anti

constitutionnel et que des barrières juridiques aient été mises en place afin de rendre

quasi impossible, et surtout inconstitutionnel, tout retour en arrière. De plus, une

révision détaillée du pouvoir législatif et exécutif demeura nécessaire. Ainsi,

l’institution présidentielle a fait l’objet de débats en raison de la crainte, demeurée

intacte, de faire confiance à un nouveau pouvoir présidentiel potentiellement fort. Dans

un contexte aussi fragile que celui des pays post communistes, l’hypothèse d’une

éventuelle instrumentalisation personnelle du pouvoir a persisté pendant les mois qui

ont suivi la chute du régime communiste.

Dans cette optique et afin de mieux associer le citoyen à la prise de décision, des

modèles de « démocratie avancée » vont être utilisés comme modèles de gouvernance.

L’intensité des liens avec l’ex URSS, le degré de changement institutionnel et

l’intention d’adhésion à l’Union Européenne, tous ces paramètres doivent être pris en

compte dans l’analyse des choix des modèles. « La réactivité au passé a finalement

généré deux sous ensembles, du point de vue de la typologie des régimes

parlementaires. L’un, classique, est constitué de la Hongrie, de la République Tchèque,

l’Estonie, la Lettonie et l’Albanie. L’autre, plus proche d’une déclinaison du modèle « à

la française », englobe la Bulgarie, la Lituanie, la Macédoine, la Pologne, la Roumanie,

la Slovénie et la Croatie»143. Clairement, le modèle semi-présidentiel semble être le

choix par excellence dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale.

1- La prédominance du modèle semi-présidentiel

Le modèle « parlementaire » de la Loi Fondamentale de Bonn (ou le modèle

« allemand ») est généralement considéré comme le modèle démocratique type. Dans le

143 FRISON-ROCHE, François, Le 'modèle semi-présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe postcommuniste, Bruylant, Bruxelles, 2005, introduction générale, pp 10-19

Page 121: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

121

contexte incertain qu’ont expérimenté les pays post communistes, les acteurs politiques

(pro démocratiques ou anciens communistes), souhaitaient tous faire partie du jeu

politique et craignaient l’exclusion de ce jeu. Or, le modèle « parlementaire », modèle

culturel de tolérance politique par excellence, peut créer, par le jeu des alternances

politiques, une majorité écrasante. Il est évident qu’aucun acteur du jeu politique ne

pouvait accepter cette éventualité, car les uns risqueraient de perdre leur place

nouvellement acquise, les autres de perdre le bénéfice de la révolution et de connaître

de nouveau l’oppression, ou un retour en arrière. A défaut d’avoir un environnement

politique parfaitement stable et tolérant, ce type de modèle était difficilement adaptable

aux nouvelles démocraties post communistes.

La Bulgarie, la Lituanie, la Macédoine, la Pologne, la Roumanie, la Slovénie et

la Croatie vont ainsi rejoindre progressivement le cercle des pays qui pratiquent un

modèle semi présidentiel, dont fait partie la France, l’Autriche, la Finlande, le Portugal

et l’Irlande. Pourquoi un tel engouement pour ce type de régime ? Slobodan Milacic

explique : « Le modèle français a été souvent privilégié, pour des raisons différentes,

parmi lesquelles, son ambigüité intrinsèque n’était pas la moindre. Il avait, en effet,

beaucoup impressionné les élites de l’Est nouveau par son ambivalence essentielle : à la

fois parlementaire et présidentiel dans ses potentialités systémiques, il pouvait servir

alternativement ou simultanément des stratégies opposées, selon les contextes et les

majorités parlementaires et présidentielles, concordantes ou discordantes. Ainsi, le semi

présidentialisme ‘à la française’ a-t-il réussi à concilier, en les faisant cohabiter, ‘la

Gauche socialiste’ et ‘la Droite libérale’, dont l’opposition, sans s’identifier à celle des

communistes et des dissidents, n’en était pas moins idéologique c'est-à-dire radicale.

(…) Devant l’opposition de ces deux ‘mondes’ et leur volonté de ne pas décrocher,

l’ambigüité du modèle semi présidentiel était bienvenue : elle a, en effet, favorisé le

consensus fondateur des nouvelles institutions»144.

C’est Maurice Duverger qui avait donné le premier la définition du régime semi

présidentiel, largement reprise ensuite : « On a proposé d’appeler ‘semi présidentiel’ les

régimes politiques analogues au nôtre. Ils présentent les trois caractères suivants : 1) le

Président y est élu au suffrage universel, comme aux Etats-Unis ; 2) en face de lui se

trouve un Premier Ministre et des ministres qui ne peuvent gouverner qu’avec la

confiance du Parlement, lequel peut les forcer à démissionner par un vote de défiance

ou de censure ; 3) le Président peut dissoudre le Parlement, soit de son propre

144 Ibid., Avant propos de MILACIC, Slobodan, pp, XIII-XV

Page 122: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

122

mouvement, soit sur intervention du Premier Ministre »145. Ce type de modèle va être

instrumentalisé dans ces pays, car au-delà de la période d’incertitude et de méfiance qui

règne au sein des nouvelles démocraties, il représente une opportunité politique et

juridique inespérée de garder le pouvoir.

Il ne faut pas oublier que, pour les pays appartenant au « Bloc de l’Est », plus de

cinquante années de domination soviétique ont laissé des traces et ont eu comme

conséquence première un alignement sur le régime stalinien, combiné à une

normalisation constitutionnelle. Quel que soit le type de constitution que les pays du

bloc communiste aient eu à l’instauration de ce régime, il y a eu une normalisation et

une uniformisation constitutionnelle et idéologique. Par contre, après 1989 si le choix et

l’adoption du modèle parlementaire ou semi- présidentiel ont été des processus

souhaités, l’uniformisation constitutionnelle et idéologique a été un processus imposé,

en face duquel il n’y avait pas de choix.

Une fois la liberté retrouvée, tous ces pays vont prendre le modèle occidental

comme référence, d’une part parce que c’est un modèle qui a fait ses preuves, d’autre

part parce qu’il semble être le seul capable de créer un changement idéologique. Mais

aussi, dans tous ces pays, ce que l’on veut éviter par-dessus tout, c’est non seulement un

retour en arrière, mais aussi une personnalisation du pouvoir. C’est dans cette optique

que le modèle pluraliste occidental va être choisi, car au-delà d’une logique de

multipartisme, il répond à la fois à une politique externe nouvelle et à une logique

d’intégration européenne. Plus que jamais, ces nouvelles démocraties ont besoin de

l’Europe. C’est pour que ce modèle soit le mieux adapté aux spécificités de ces

nouveaux pays que des experts européens en « ingénierie constitutionnelle » ont fait le

déplacement, afin d’aider les Gouvernements à mettre en place de nouvelles

constitutions. Vis-à-vis de cette idée d’adaptation du modèle européen, Yves Mény

affirme : « L’import-export institutionnel est un échange, certes plus ou moins

contraint, mais aussi plus ou moins fidèle dans son exécution (…) il comporte

quasiment toujours une réinvention, une réappropriation »146.

Notre analyse rejoint le point de vue de Philippe C. Schmitter, car au delà du

contexte si particulier que présentent les pays de l’Europe Centrale et Orientale, le

145 DUVERGER, Maurice, La Monarchie républicaine, Robert Laffont, Paris, 1974, p. 122 (citation

reprise dans le livre de François Frison- Roche, déjà cité) 146 MENY, Yves, Dir., Les politiques du mimétisme institutionnel : la greffe et le rejet, Paris,

L'Harmattan, 1993, p. 10

Page 123: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

123

choix et le comportement des acteurs vont être décisifs dans les mois qui suivent ce

changement de régime. Ainsi, le projet d’appartenance à l’Europe de l’Ouest, synonyme

de démocratie et de libéralisme économique, passe par l’appartenance au Conseil de

l’Europe, pour évoluer vers une intégration européenne par la suite. Les nouveaux Etats

ont dû se plier aux exigences européennes : l’Etat de Droit, la séparation des pouvoirs,

l’indépendance de la justice, une économie de marché fonctionnelle et concurrentielle,

autant de conditions sine qua non pour l’intégration européenne. De ce point de vue, et

sans aucun doute, on a assisté à un mimétisme institutionnel et à une normalisation

constitutionnelle. Mais, à la différence de l’époque communiste où celle-ci était

imposée, dans les pays de l’après-communisme, elle a été voulue.

Enfin, il faut souligner que, dans les régimes semi présidentiels, le rôle du

Président peut varier. François Frison Roche, dans son ouvrage intitulé Le « modèle

semi présidentiel » comme instrument de la transition en Europe post communiste, a

distingué les Présidents « symboliques », les « régulateurs », et enfin les

« décideurs »147. D’après son analyse, au regard du passé de ces pays, les Présidents des

Etats qui ont adopté un régime semi présidentiel peuvent être tantôt des présidents

régulateurs, tantôt des Présidents symboliques ou des Présidents décideurs. Les

présidents symboliques sont simplement membres de la majorité politique existante,

leur rôle est relativement limité, et c’est le Premier Ministre qui dirige le

Gouvernement. Ce cas reste peu représenté dans les pays post communistes. En effet, le

cas le plus commun est sans aucun doute celui du Président régulateur, qui va se

positionner soit en opposition à une majorité parlementaire, soit en adoptant une

position de neutralité politique vis-à-vis de cette même majorité. Son rôle est d’assurer

le bon fonctionnement du régime et le respect des règles démocratiques et

constitutionnelles. Enfin, le Président décideur participe aux principales décisions du

pouvoir exécutif (ce fut le cas de la Roumanie pendant la présidence d’Iliescu).

Dans le contexte des transitions démocratiques est-européennes, ce type de

président est plus facilement identifiable en début de transition, et sa position n’est

jamais durable. L’auteur distingue au sein de cette catégorie trois sous-catégories : le

décideur limité, absolu et dyarque. Mais ce qui nous importe, c’est sa conclusion : « On

peut également constater pour tous les pays ayant adopté un modèle semi-présidentiel

un glissement progressif vers ce que l’on doit considérer comme la ‘normalité’ puisque

les présidences évoluent, chronologiquement, d’abord vers la catégorie des ‘décideurs

147 FRISON-ROCHE, François, op.cit. , pp.421 -449

Page 124: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

124

limités’ pour basculer ensuite dans celle des présidents ‘régulateurs’ ou celle des

présidents ‘symboliques’. (…) Il apparaît qu’il est (le modèle semi-présidentiel) le

modèle qui, non seulement convenait historiquement et politiquement à la période

considérée et aux pays d’Europe qui l’ont choisi, mais plus encore celui qui permet, le

mieux et dans l’absolu, la transition rapide entre une dictature et la démocratie, à

condition que les acteurs politiques acceptent de partager le pouvoir au lieu de chercher

à le monopoliser »148.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que ce type de modèle importé et adapté

aux pays de l’Europe Centrale et Orientale a été un succès, mais aussi que l’Union

Européenne a joué un rôle non négligeable dans cette démarche, car elle a imposé le

respect des règles constitutionnelles aux nouveaux Etats adhérents. De plus, dans le

processus de transition démocratique, le choix et le comportement des acteurs (via les

modèles de gouvernance et les institutions) deviennent, encore une fois, un paramètre

central des transitions démocratiques post communistes.

2- Les standards institutionnels et la dépendance européenne

La transition démocratique dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale est

fonction des facteurs internes, mais aussi des facteurs externes. La vitesse avec laquelle

le processus de transition a évolué est fonction de la lenteur/rapidité des réformes, de la

présence ou de l’absence de volonté politique, de l’importance de la société civile, mais

aussi des pressions exercées par les organisations internationales, dont les plus

importantes restent l’Union Européenne et l’OTAN, le Conseil de l’Europe, l’OSCE et

le FMI. Comme la plupart des pays ex-communistes ont exprimé très rapidement leur

souhait d’intégration euro-atlantique, des conditions et/ou des pressions ont été exercées

par ces organisations, afin qu’une démocratie pluraliste et une économie de marché

concurrentielle soient instaurées. Cet état de fait a généré une emprise, au moins

partielle, des organisations européennes et euro-atlantiques sur les Etats post

communistes, qui s’est traduite par une ingérence dans la mise en place et le bon

déroulement du processus de transition démocratique. Nous tenons à souligner encore

148 Ibid., pp. 409

Page 125: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

125

une fois que ce phénomène est assez rare et qu’il constitue un élément nouveau dans

l’étude des transitions post communistes.

Outre l’économie dont le poids est très important, une autre dimension sous

« contrôle » des organisations internationales se situe dans les élections législatives et

présidentielles. Il est vrai que depuis la chute du Mur de Berlin et la dislocation de l’ex-

URSS, l’observation et l’assistance électorale occidentale ont pris une ampleur de plus

en plus grande dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale. Concernant cet

engouement, Ph. Claret écrit en 2006 : « Dans le contexte de la transition, puis de la

consolidation démocratique des Etats post –communistes, le développement massif,

depuis une quinzaine d’années, des missions d’observation et d’assistance électorale,

sous la houlette des Organisation européennes et de multiples ONG, participe, à notre

sens, plus globalement, d’une politique délibérée de normalisation démocratique de ces

Etats. Ceux-ci ont été soumis, avec leur consentement il est vrai, voire même à leur

instigation, à un rythme accéléré de réformes politiques et institutionnelles majeures,

qui s’apparente à une sorte de ‘marche forcée’ vers la démocratie pluraliste et l’Etat de

droit, dans la mesure où ces réformes entendent instaurer ‘la démocratie au pas

cadencé »149.

Situation tout à fait exceptionnelle dans un processus de transition démocratique,

non seulement les élections sont devenues un test de validité des démocraties

naissantes, un « test privilégié de mesure de l’avancement démocratique des systèmes

postcommunistes », mais aussi un outil démocratique qui permet la légitimation du

pouvoir politique postcommuniste. Du fait de leurs demandes d’adhésion à l’Union

Européenne, les pays post communistes organisent leurs élections sous le « contrôle »

des organisations européennes, ce qui va engendrer « un processus de mise en

dépendance des opérations électorales dans ces Etats, au regard d’un ensemble de

normes politiques et techniques définies unilatéralement par les différentes instances

normatives européennes (…) Celle-ci, pourtant, résulte de la nouvelle gouvernance

électorale à laquelle sont assujettis les Etats postcommunistes (…) »150. Une fois encore,

cette situation tout à fait exceptionnelle fait partie du contexte spécifique qui est propre

aux pays de l’Europe Centrale et Orientale. De ce fait, la politique d’aide et d’assistance

149 CLARET, Philippe, « La nouvelle gouvernance électorale dans les Etats postcommunistes : du

respect des standards à la dépendance internationale», dans Les systèmes post -communistes: Approches

Comparatives, Actes du Séminaire International de Bordeaux, 21 septembre 2005, CEREB, Université

Montesquieu Bordeaux IV, R.E.P.C.E.E., No spécial, 2006, pp. 147-168. 150 Ibid., pp. 161-164

Page 126: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

126

menée par les pays européens à l’égard des nouvelles démocraties postcommunistes,

correspond à une demande croissante des nouveaux leaders politiques.

Dans ces conditions l’observation électorale, en tant que mécanisme de la

conditionnalité démocratique, devient un instrument d’évaluation et de mesure de l’état

de la démocratie dans les pays concernés, un moyen de vérifier le respect des droits

fondamentaux, donc de pression politique. Ainsi les Etats concernés vont tout faire pour

devenir « de bons élèves » de la transition démocratique. Ph Claret, dans le même

article souligne aussi : « En favorisant une évaluation du degré de réalisation des

standards européens relatifs à la démocratie pluraliste, aux droits fondamentaux et à

l’Etat de droit, l’observation du cycle électoral dans les Etats postcommunistes s’intègre

dans le processus global de la conditionnalité démocratique, développé par les

Organisations européennes »151.

Comme nous l’avons déjà évoqué, le postulat de départ reste qu’au vu de la

complexité des transitions démocratiques dans les pays de l’Europe Centrale et

Orientale, les concepts théoriques existants n’étaient plus adaptés, et leur capacité

explicative devenait insuffisante. Des chercheurs se sont donc penchés sur le sujet afin

de mieux comprendre ce phénomène phare du vingtième siècle. Car au delà des

transitions postcommunistes en tant que telles, une page de l’histoire de l’humanité se

tourne. C’est pour cela que les événements qui ont marqué l’Europe des années 90

constituent une fin, mais aussi le début d’un processus de plus en plus rapide de

rattrapage. Au sein de l’Europe postcommuniste, ce rattrapage passe aussi par

l’adhésion au sein de l’Union Européenne, ce qui constitue un défi sans précédent, car il

s’agit d’abord de dépasser tous les clivages qui ont séparé les deux Europes pendant un

demi-siècle, et ainsi de favoriser la démocratisation des pays en pleine mutation du

monde communiste au capitalisme ouest-européen. Le défi est d’autant plus grand qu’il

implique des pays culturellement différents, avec leurs histoires, leurs mentalités

politiques et leurs structures administratives et que la transition démocratique concerne

les aspects économiques, politiques, sociaux et culturels.

Les démocraties postcommunistes ont exprimé rapidement leur souhait de

rejoindre le camp des pays capitalistes, de devenir de vraies démocraties, de rattraper

aussi vite que possible leur retard institutionnel, politique, économique, culturel,

administratif. L’adhésion à l’Union Européenne a constitué pour la plupart de ces pays,

une impulsion pour la transition démocratique dans le sens où l’adhésion est fonction du

151 Ibid. p. 163

Page 127: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

127

respect des règles et normes démocratiques (validation des acquis communautaires et

vérification de la conformité aux critères définis à Copenhague). Il est clair que le

processus de normalisation et de rattrapage du retard des pays postcommunistes est long

et peut éventuellement freiner la transition démocratique, mais (que ce soit l’Union

Européenne ou d’autres organisations internationales) des fonds structurels ont été mis à

la disposition des Etats pour rattraper le temps perdu.

Parmi les programmes mis en place, nous pouvons mentionner le PHARE,

l’ISPA et le SAPARD. Le plus connu, le programme PHARE a été créé en 1989 puis

modifié et élargi par la suite. Son but principal défini est le suivant : « établir une

administration moderne et efficace, capable d’appliquer l’acquis communautaire, de la

même façon que les actuels Etats membres » 152 . Le mimétisme institutionnel, la

transmission du savoir-faire, l’adaptation aux conditions spécifiques à chaque pays, tout

a été mis en œuvre pour réussir à faire évoluer les administrations, d’autant plus qu’il y

a eu cofinancement avec la Banque Mondiale ou la Banque Européenne pour la

Reconstruction et le Développement (BERD). Mis en place en 2000, l’ISPA est destiné

aux pays les moins prospères de l’Union Européenne, et permet de financer des projets

qui favorisent le respect des normes et directives européennes (par exemple construire

des nouvelles infrastructures qui correspondent aux normes européennes). Quant au

SAPARD, programme toujours en cours de validité et mis en place depuis 2000, il est

censé aider les pays candidats à préparer la PAC (Politique Agricole Commune). A

l’aide des outils spécifiques, ce programme a pour but de changer d’abord les

mentalités, afin de passer d’une agriculture de subsistance ou d’auto suffisance, à une

productivité beaucoup plus importante et devenir ainsi concurrentielle.

Il est essentiel de souligner qu’après la chute du communisme dans l’Europe

Centrale et Orientale, et suite à la volonté affichée des Etats de passer à une société

démocratique avec une économie de marché viable et fonctionnelle, les organisations

internationales ont proposé les mêmes schémas pour passer du communisme au

capitalisme. De sorte qu’on a assisté à une tendance à l’importation des institutions de

type capitaliste. La différence avec les transitions des pays dans les autres vagues de

démocratisation est qu’en Europe Centrale et Orientale, la transition est non seulement

152 Citation reprise dans PHINNEMORE, David, PAPADIMITRIOU, Dimitris, « Mettre en œuvre les

jumelages institutionnels: les leçons du cas roumain », in Revue d'études comparatives est-ouest, 2003,

vol. 34, no. 34-3, pp. 65-83

Page 128: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

128

un processus de rattrapage institutionnel et technologique, mais aussi un processus de

transformation totale des pays en question. De la société civile (souvent inexistante) en

passant par le politique, l’économie, tout est à refaire. Et si Iredell Jenkins affirme que :

« les buts et les problèmes majeurs que connaissent les institutions humaines –lois

comprises- sont l’héritage de la condition humaine »153, nous rejoignons aussi le point

de vue de Murrell, selon lequel, outre la condition humaine, les conditions initiales sont

un paramètre central dans le succes ou l’échec du processus transitionnel « les

politiques sont devenus homogènes, mais les résultats sont très hétérogènes, fait qui

suggère que les conditions initiales déterminent l’efficacité de ces politiques »154. Nous

pouvons donc conclure en affirmant que dans l’espace politique postcommuniste, quel

que soient les régimes politiques choisies par les Etats, et au-delà du processus de

mimétisme institutionnel, les spécialistes s’accordent à dire que des nouvelles variables

sont à prendre en compte dans le processus explicatif du phénomène transitionnel.

B. Les enjeux théoriques des transitions démocratiques

dans l’espace postcommuniste

Les bouleversements spectaculaires qu’ont connus les pays de l’Europe Centrale

et Orientale constituent, pour les sciences sociales, un champ d’expérimentation inédit

et pour les chercheurs, une opportunité de recherche quasi unique, car la fascination

pour les voies de sortie des systèmes autoritaires empruntées par ces sociétés reste

constante. Nous rejoignons le point de vue de Michel Dobry selon qui : « (…) ce qui

s’est passé en Europe Centrale et Orientale a également semblé pouvoir représenter,

pour les sciences sociales cette fois, une occasion rare de tester, évaluer, perfectionner

ou modifier les ‘paradigmes’ au travers desquels celles-ci interprètent non seulement les

sociétés dans lesquelles ces changements ont pris place, mais aussi les traits partagés

153 JENKINS, Iredell, Social Order and the Limits of Law, Princeton, Princeton University Press, 1980

154 MURELL, P., HEYBEY, B., «The Relationship between growth and the speed of Liberalisation

During Transition », in http://bsos.umd.edu.econ/murrell/papers/speed5.pdf

Page 129: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

129

par l’ensemble des systèmes sociaux et politiques ‘modernes’, et, plus spécialement,

ceux de ces traits qui sont censés constituer la ‘modernité’ de ces systèmes »155.

De ce fait, si auparavant la place des recherches sur les régimes autoritaires et

leur décomposition était importante, les études sur la naissance des nouveaux régimes,

leur stabilisation et consolidation, vont prendre de plus en plus de place. Avant 1989,

deux thèses explicatives ont occupé le devant de la scène. Guillermo O’Donnell,

Philippe C. Schmitter et Lawrence Whitehead, pères fondateurs de ce qu’on appelle la

‘transitologie classique’, sont parmi les premiers dans les ‘democratisation studies’, à

avoir une vision optimiste quant à la sortie de l’autoritarisme des pays de l’Europe

Centrale et Orientale et à entrevoir la fin de la démocratie avec ‘pré conditions’. De leur

point de vue, la démocratie peut advenir dans des contextes différents, même si à

première vue, ceux-ci semblent peu propices à la naissance d’une démocratie.

1- L’inadéquation des anciens modèles théoriques

Dans un article paru en mai 1991 dans la Revue Internationale des Sciences

Sociales, Philippe C. Schmitter est parmi les premiers chercheurs à admettre que les

instruments conceptuels nécessaires à la compréhension et l’analyse des changements

intervenus en Europe Centrale et Orientale n’étaient pas les mêmes que ceux requis

pour l’analyse d’autres configurations156. Plus tard, en 1997, Claus Offe dans son livre

Les démocraties modernes à l’épreuve admet que personne n’a vu venir les événements

de 1989 et que les sciences sociales n’avaient pas les outils nécessaires pour analyser ce

tournant historique. C’est Claus Offe toujours qui en 2004, dans un article paru dans la

revue An International Quarterly, parle non seulement des différences qui existent entre

les transitions démocratiques existantes au sein d’autres vagues de transition

démocratique, mais souligne une fois de plus, la spécificité des transitions est-

155 DOBRY, Michel, « Les transitions démocratiques : regards sur l’état de la ‘transitologie’ », in Revue

Française de Science Politique, vol. 50, no 4-5, août-octobre 2000, pp. 581-583, op. cit. 156 KARL, Terry Lynn, SCHMITTER, Philippe, C, « Modes of Transition in Latin America, Southern

and Eastern Europe », International Social Science Journal, vol. 128, no. 2, 1991, pp. 267-282, op. cit.

Page 130: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

130

européennes. Il est ainsi le premier à parler d’une « triple transition »157 dans les pays

de l’Europe Centrale et Orientale. Quant à David Stark, il proposait dès 1992, dans un

article158 publié dans East European Politics and Societies, de remplacer le terme de

‘transition’ par celui de ‘transformation’, qu’il juge plus adéquat pour décrire les

événements qui ont bouleversé l’Europe Centrale et Orientale.

Ainsi, des chercheurs d’horizons différents s’accordent à dire que les deux thèses

explicatives des phénomènes de démocratisation ne sont plus adaptées. Pourtant, les

deux avaient trouvé une portée explicative suffisante lors des processus de transition

qu’ont traversés des pays lors des précédentes vagues. La première thèse, lancée par

Seymour Martin Lipset, met l’accent sur les pré conditions économiques nécessaires à

la démocratisation. Lipset voit dans le développement économique une condition sine

qua non pour que la démocratie puisse advenir. Même après la chute du communisme et

le développement des démocraties à l’Est, il continue de considérer que les deux

phénomènes sont indissociables et que l’un ne peut pas advenir sans l’autre. En 1993, il

publie « Une analyse comparative des pré-requis sociaux de la démocratie » dans la

Revue Internationale des Sciences Sociales, article dans lequel il démontre, encore une

fois, la relation directe entre bien-être matériel et développement démocratique. Il

souligne le fait que la démocratisation est fonction de l’existence d’un contexte

économique et social favorable. Nous retrouvons cette logique dans les travaux d’Adam

Przeworski, qui dans son livre Democracy and the Market, souligne aussi

l’impossibilité de séparer démocratie et réussite économique, celle-ci dépendant à son

tour d’un environnement libéral généralisé.

D’autres auteurs, comme Mitchell Seligson ou Karl Terry Lynn, ont effectué des

recherches dans le même domaine. Seligson a consacré deux chapitres de son livre

Authoritarians and Democrats au développement économique rapide qu’a connu

l’Amérique Latine entre 1960 et 1970 ce qui explique, selon lui, que les années 80 ont

été une décennie démocratique. Dans le même ordre d’idées que Lipset, Seligson

affirme qu’un niveau minimal de développement économique est une condition

nécessaire mais pas suffisante, pour qu’une démocratie puisse advenir. Techniquement,

157 OFFE, Claus, « Vers le capitalisme par construction démocratique? La théorie de la démocratie et la

triple transition en Europe de l'Es«, in Revue Française de Science Politique, 1992, vol. 42, no. 6,

pp,923-942 158 STARK, David, « Path Dependence and Privatization Strategies in East Central Europe », in East

European Politics and Societies, no. 6, 1992, pp. 17-54

Page 131: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

131

il estime qu’il existe deux seuils en dessous desquels la démocratie ne peut pas

émerger : le revenu par habitant qu’il estime à 270$ en 1957, et un taux

d’alphabétisation de 50%. Ces idées ont été reprises ensuite par des auteurs comme

Robert Dahl en 1971, Kenneth Bollen en 1979, Samuel Huntington en 1984.

La deuxième thèse est connue surtout par le fait qu’elle met l’accent sur la

détermination culturelle, plus explicitement sur la prédisposition naturelle d’un peuple

à un régime de liberté. Plusieurs auteurs ont rejoint ce point de vue, depuis Tocqueville

jusqu’à Guy Hermet, en passant par Max Weber. Quant aux pères fondateurs de la

transitologie, O’Donnell, Schmitter et Whitehead, s’ils ont montré l’importance de

l’argumentaire culturaliste, ils sont les premiers à lui enlever sa valeur de condition sine

qua non. Depuis les années 90, les démocraties sont pensées « sans préconditions », car

les événements qui ont suivi la chute du communisme ont démontré que le

développement économique n’est plus une condition préalable au développement de la

démocratie. De plus, avec les pays de l’Europe Centrale et Orientale, il est devenu clair

que la démocratie peut advenir même pendant des graves crises sociales et

économiques.

Xavier Santiso affirme que : « De la quête des déterminants économiques on est

passé à la recherche des processus politiques et on a formulé une hypothèse de travail

consistant à envisager la transition démocratique dans une relation de complémentarité

avec les processus socio-économiques. Pour cela, les théoriciens ont conceptuellement

distingué, au sein des processus de démocratisation, la phase de breakdown des régimes

autoritaires, des phases de transition vers la démocratie et de la consolidation de ce

nouveau régime. Ainsi, la question du niveau de développement économique nous

semble être moins décisive dans les deux premières séquences que dans la dernière, et

l’on a distingué à nouveau les conditions de l’émergence de la démocratie de celles de

sa consolidation »159. L’auteur reprend ainsi le point de vue de Rustow qui affirmait en

1970 déjà : « Les facteurs qui maintiennent stable une démocratie peuvent ne pas être

ceux qui contribuent à son avènement : les explications afférentes à la démocratie se

doivent donc de distinguer les questions fonctionnelles et génétiques » 160 . Nous

rejoignons ainsi ce point de vue, car dans la plupart des pays de l’Europe Centrale et

159 SANTISO, Javier, « La démocratie incertaine, La théorie des choix rationnels et la démocratisation

en Amérique Latine», in Revue Française de Science Politique, 1993, vol. 43, no. 6, pp. 970-993 160 RUSTOW, Dankwart, « Transitions to Democracy: Toward a Dynamic Model », in Comparative

Politics, vol. 2, no. 3, Avril 1970, pp. 337-363, op. cit.

Page 132: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

132

Orientale, il n’existait pas d’économie fonctionnelle de marché, ni de culture

démocratique. Pourtant, malgré des conditions extrêmement difficiles, la plupart de ces

pays vont entamer une transition démocratique.

Outre les contextes internes et internationaux, une attention toute particulière est

accordée aux stratégies des acteurs et aux rationalités individuelles. En 1986 déjà,

Albert Hirschman estimait qu’il était utopique d’établir un lien de prédétermination

entre régimes démocratiques et conditions économiques précises 161 . Il est ainsi le

premier à vouloir établir un nouveau modèle intitulé « aller à contre-courant », au sein

duquel il fait une séparation radicale entre politique et économie. De plus, les stratégies

de recherche sur les transformations de régimes ont changé de cap. Avec la chute du

communisme dans l’Europe Centrale et Orientale «(…) les approches macro-orientées

et focalisées sur les conditions objectives faisant place aux approches pluralistes,

s’intéressant davantage aux acteurs et à leurs stratégies, et formulant les problèmes en

termes de possibilités et de choix. Cette réorientation des modèles d’interprétation des

processus de chute, de transition et de consolidation, repose sur deux postulats

essentiels. Le premier est que les études des préconditions n’accordent qu’une faible

importance aux variables politiques alors que celles-ci sont déterminantes pour la

compréhension des processus de démocratisation. Le second postulat du paradigme du

choix rationnel repose sur l’idée que, lors des changements démocratiques, l’action

stratégique, les choix et l’habilité des individus sont décisifs »162.

Pour conclure, nous rejoignons le point de vue de Michel Dobry, selon lequel,

nous sommes en présence de vraies mutations dans le champ d’étude des transitions.

Avec les transformations est-européennes, « l’analyse des processus de démocratisation

avait massivement basculé des perspectives déterministes ou ‘structurelles’ vers

l’appréhension des transitions en termes de calculs, choix rationnels ou savoir-faire des

acteurs politiques. (…) Cet espace semble en effet connaître une polarisation entre deux

approches différentes. La première consiste dans ‘l’importation’, sur ce terrain

empirique, des questionnements, schémas d’analyse et hypothèses substantives élaborés

à propos des processus ayant pris place sur des terrains –ou dans des contextes- a priori

161 HIRSCHMAN, Albert O., « On Democracy in Latin America», in The New York Review of Books,

vol. 33, no. 6, 1986, pp. 41-42 162 SANTISO, Javier, « La démocratie incertaine, La théorie des choix rationnels et la démocratisation

en Amérique Latine», in Revue Française de Science Politique, 1993, vol. 43, no. 6, pp. 970-993, op.

cit.

Page 133: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

133

très dissemblables (…). La seconde approche, celle de la path dependence, s’est au

contraire affirmée à l’occasion de l’analyse des transitions en Europe Centrale et

Orientale et, au moins en principe, s’est définie contre le biais téléologique prêté à la

transitologie classique. (…) Pour cette seconde approche, les transformations que

connaissent les sociétés concernées, en particulier mais en aucun cas exclusivement –

au plan économique, résultent d’abord de combinaisons des ressources institutionnelles

et organisationnelles héritées sous les formes éclatées et dispersées des anciens

régimes »163. Une chose est sûre : dans le monde complexe que représentent les pays de

l’Europe Centrale et Orientale, il est quasiment impossible d’établir une relation directe

entre l’avènement de la démocratie et le respect des préconditions économiques telles

que prévues par Lipset et la détermination culturelle telle que théorisée par Max Weber

ou Guy Hermet.

2- Une double ou triple transition ?

Lors des premières vagues de transition, les nouvelles démocraties (celles

d’Amérique Latine ou celles de l’Europe du Sud), ont entamé presque simultanément

une transition démocratique et une transition économique. Les deux processus étaient

liés l’un à l’autre, fonction l’un de l’autre. Mais avec la fin du communisme, et suite

aux ‘dégâts’ énormes que ce régime a laissé derrière lui, un très grand nombre de

chercheurs ont tiré la sonnette d’alarme sur le fait qu’une transition des institutions est

aussi nécessaire, afin de mieux comprendre le phénomène de changement de régime. Il

est vrai que la plupart des pays de l’Europe Centrale et Orientale avaient hérité du

communisme un Etat faible, des institutions qui ne répondaient pas aux besoins de la

population, et étaient incompatibles avec une démocratie et une économie fonctionnelle

de marché. Ainsi, cette triple transition (politique, économique et institutionnelle) avait

été considérée comme suffisante pour expliquer les transitions démocratiques dans les

pays postcommunistes.

Dans le but de mieux comprendre les enjeux théoriques des transitions

démocratiques dans l’espace postcommuniste, nous prenons comme point de départ,

l’idée que la double transition (économique et politique), telle que théorisée jusque dans

163 DOBRY, Michel, « Les transitions démocratiques : regards sur l’état de la ‘transitologie’ », in Revue

Française de Science Politique, vol. 50, no 4-5, août-octobre 2000, pp. 581-583, op. cit., introduction

Page 134: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

134

les années 90, ne suffit plus pour rendre compte de la complexité des transitions est-

européennes. Nous rejoignons le point de vue de Claus Offe, qui le premier en 1991,

évoque la notion de ‘triple transition’. D’autre part, au cours de cette analyse, nous

ferons référence à l’article de Taras Kuzio « Transition in Post Communist States :

Triple ou Quadruple ? » 164. Si les anciens modèles sont inadaptés aux pays de l’Europe

Centrale et Orientale, quel élément n’a donc pas été pris en compte dans le processus

d’analyse ? Il est vrai qu’une vaste littérature sur les transitions démocratiques des pays

post communistes a vu le jour dans les années 90.

Ni la question de l’Etat, ni celle du nationalisme n’ont été prises en compte dans

les études précédentes. Alors que ces deux notions n’ont pas joué un rôle majeur dans

les transitions de l’Amérique Latine, ni dans celles de l’Europe de Sud (tout simplement

parce que l’intégrité territoriale de ces pays n’avait pas été remise en question ; d’autre

part le sentiment d’appartenance à une nation n’avait pas été altéré), la situation est

complètement différente dans l’espace postcommuniste. Alors que l’étude de Guillermo

O’Donnell, Philippe Schmitter et Lawrence Whitehead a laissé de côté l’Etat, Juan Linz

et Alfred Stepan en 1996, affirmaient : « stateness problems must increasingly be a

central concern of political activist and theorists alike »165.

Après la chute du communisme dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale

et les changements de régimes qui ont suivi, la plupart des chercheurs ont pensé que les

modèles de transitions déjà existants allaient s’appliquer dans ces pays aussi. La

complexité des situations a fait que ces modèles de « transition package » ou

« transicion pactada » étaient incompatibles avec la réalité. En effet, dans les pays de

l’Amérique Latine ou ceux de l’Europe du Sud, le passage de l’autoritarisme à la

démocratie s’est fait progressivement, alliant concomitamment politique et économie.

Pour tous ces pays, l’Etat existait depuis longtemps et l’intégrité nationale ainsi que le

concept de nation étaient consolidés. Avec les travaux de Claus Offe (1991), nous

assistons dans l’espace postcommuniste à un glissement du concept de « double

transition » (économique et politique qu’ont expérimenté les états autoritaires pendant

les vagues de transition antérieures), vers celui de « triple transition ». Il y a donc une

164 KUZIO, Taras, « Transition in Post-Communist States: Triple or Quadruple? », in Politics, vol. 21,

no. 3, 2001, 168-177 165 LINZ, Juan J., STEPAN, Alfred, Problems of Democratic Transition ad Consolidation. Southern

Europe, South America and Post-Communist Europe, Baltimore, John Hopkins University Press, 1996,

p. 366

Page 135: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

135

évolution du concept, car en plus des changements au niveau politique et économique,

la construction de l’Etat-nation devient un paramètre central dans l’étude des

transitions. Theda Skocpol avait argumenté depuis 1985 déjà, sur la nécessité de

« Bringing the State back in »166.

Il est évident, que plus les notions d’Etat et de nationalisme sont fortes, et moins

il y a de minorités nationales, plus la transition démocratique va être facile, car elle va

concerner essentiellement l’économique et le politique. Plus le degré de pluralisme

culturel, religieux et linguistique est élevé, plus la transition démocratique va être

longue et compliquée, car les ressources nécessaires pour créer un environnement

culturel, religieux et linguistique stable, ne pourront pas être utilisées pour faire avancer

le processus de démocratisation (cela va retarder les réformes politiques et économiques

nécessaires pour avancer sur le chemin de la démocratisation). Jusque dans les années

2000, la grande majorité des chercheurs a pris en compte trois éléments essentiels dans

l’étude des transitions démocratiques, à savoir : la dimension économique, la dimension

politique et l’Etat. Dans un article167 publié dans la revue Journal of Democracy en

1997, Alfred Stepan et Juan Linz concluent qu’une attention toute particulière doit être

accordée au deux questions : la notion d’Etat et celle du nationalisme, car elles peuvent

avoir une influence déterminante sur la réussite de la transition démocratique, dans un

premier temps, et celle de la consolidation par la suite. Des théoriciens politiques,

comme Robert Dahl ou Philippe Roeder, soulignent l’importance d’un Etat fort et stable

ainsi que d’une nation monoethnique dans la réussite des transitions démocratiques.

Il est vrai que dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale, les nations

monoethniques sont peu nombreuses. A cause leur histoire mouvementée, les pays de

l’Europe de l’Est ont hérité de nombreuses minorités nationales et des frontières

imposées par les grandes puissances. Dans ce contexte, définir un projet et des idéaux

communs ne signifie pas automatiquement le désir de tout un peuple. Si nous reprenons

l’idée de nation de Robert Dahl, nous rejoignons son point de vue selon lequel, celle-ci

génère un pouvoir collectif, crée un « nous » qui implique l’unité, la légitimité, la

166 SKOPCOL, Theda, « Bringing the State Back in: Strategies of Analysis in Current Research», in

EVANS, B. Peter, REUSCHEMEYER, Dietrich, SKOPCOL, Theda (éd.), Bringing the State Back In,

Cambridge, Cambridge University Press, 1985, pp. 3-43 167 LINZ, Juan J., STEPAN, Alfred, « Problems of Democratic Transition ad Consolidation. Southern

Europe, South America and Post-Communist Europe», in Journal of Democracy, vol.8, no. 2, 1997, pp.

168-173

Page 136: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

136

constance et surtout la permanence d’une nation sur un territoire. Cette cohésion autour

de l’idée de nation va favoriser la mobilisation, car une nation qui a une histoire propre,

des frontières propres et des valeurs ethnoculturelles propres, est prête à des sacrifices

considérables pour préserver ces acquis. Selon Dahl toujours, une transition

démocratique d’un pays dont les frontières ne sont pas clairement imposées et stables,

et dont l’unité politique n’est pas garantie, ne va pas aboutir vers une consolidation

démocratique.

Quant à Rustow, il argumente à son tour sur la nécessité d’avoir non seulement

des indicateurs économiques stables, mais aussi des valeurs et des croyances qui vont

créer une communauté unie, garante du succès de la transition démocratique.

Concernant l’idée d’appartenance à une nation, Rustow affirme que: « There must be a

prior sense of community, preferably a sense of community quietly taken for granted

that is above mere opinion and mere agreement (….) (citizens) must have no doubt or

mental reservation as to which political community they belong »168. Au delà de cette

unité nationale, la solidarité joue aussi un rôle majeur. La transition démocratique dans

l’espace postcommuniste devient ainsi un phénomène unique, car la plupart des Etats

n’a pas hérité d’une unité nationale. A l’exception de la Russie (qui recense cent

soixante groupes ethniques de langue russe), tous les autres pays ont des minorités

nationales de langue et culture différentes, mais ont connu aussi une modification de

leurs territoires et de leurs frontières. Par contre, il est certain qu’une identité nationale

faible va engendrer une société civile faible, avec peu d’impact dans la réussite du

processus transitionnel.

Le chercheur ukrainien Taras Kuzio est le premier à souligner, dans un article

publié dans Politics en 2001, l’importance de prendre en compte dans l’étude des

transitions, outre la dimension économique et politique, deux éléments essentiels : la

société civile et l’idée de nationalisme (avec le poids des minorités nationales, mais

aussi celui des frontières). C’est lui aussi, qui faisant cette distinction au sein de l’Etat

entre Nation et société civile, introduit dans le champ de recherche la notion de

« quadruple transition » 169 . Selon lui, la désintégration des empires conduit à une

multiplication des identités ce qui ne va pas favoriser la construction d’une société

168 RUSTOW, Dankwart, « Transitions to Democracy: Toward a Dynamic Model », in Comparative

Politics, vol. 2, no. 3, Avril 1970, p. 350, op. cit. 169 KUZIO, Taras, « Transition in Post-Communist States: Triple or Quadruple? », in Politics, vol. 21,

no. 3, 2001, 168-177, op. cit.

Page 137: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

137

civile, encore moins l’intégration nationale et l’idée de nation. Aussi, il affirme que «La

relation entre société civile et identité nationale réside dans le cœur du processus

transitionnel dans les Etats post communistes (...). Cette quadruple transition inclut la

démocratisation, l’économie de marché, le niveau Etat/institution et la construction de

la société civile (…). En l’absence d’une idéologie qui légitime les réformes politico-

économiques, le processus transitionnel manque de capacité à mobiliser la population et

peut être détourné par les nationalistes ethniques ou les communistes, aux deux

extrémités du spectre politique. La construction de la nation civique est primordiale

avant le processus de transition politico-économique, et si possible avant la

démocratisation de la société »170 (traduction libre).

Pour conclure, nous pouvons souligner plusieurs points. La complexité du

contexte qui caractérise les pays postcommunistes a engendré la nécessité de passer des

modèles de transition « prêts à l’emploi » à un modèle de transition plus complexe,

moins prévisible en termes de résultat. De plus, des théoriciens célèbres comme Claus

Offe, Juan Linz ou Alfred Stepan s’accordent sur la nécessité de prendre en compte

l’Etat/Nation dans l’étude des transitions postcommunistes. Enfin, la transition

démocratique va engendrer une consolidation pour la plupart des pays postcommunistes.

Section 2 De la transition à la consolidation démocratique

L’ouvrage des pères fondateurs de la transitologie, Guillermo O’Donnell,

Philippe Schmitter et Lawrence Whitehead, constitue une pierre angulaire dans l’étude

des changements de régime dans l’Amérique Latine et dans l’Europe du Sud. Ce corpus

théorique, qui constitue une discipline à part entière au sein de la science politique,

democratisation studies, a été ensuite utilisé pour analyser des situations et des pays

très éloignés des situations initiales. Selon Philippe Schmitter, avec les changements de

régime qui ont caractérisé la troisième vague de transitions, on assiste à un glissement

170 Ibid. pp. 171-173

Page 138: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

138

du concept initial vers deux concepts complémentaires : la transition et la consolidation.

Si un nombre important de pays ont commencé un processus de transition démocratique,

tous ne l’ont pas consolidé, et la démocratie telle que vécue en l’Occident, souvent

considérée comme modèle de référence, n’a pas pu s’instaurer. Dans tous les cas, la

définition de la consolidation démocratique sera, sans aucun doute, fonction de la

définition retenue pour décrire la démocratie elle-même.

Leonardo Morlino définit en 1995 la consolidation comme étant : « le processus

par lequel un régime démocratique est renforcé de telle sorte qu’il persiste dans le

temps et soit à même de prévenir ou de résister à d’éventuelles crises »171. En revanche,

il est plus difficile de trouver dans les études sur la consolidation démocratique des

précisions claires concernant les acteurs qui participent ou qui favorisent, par leurs

actes, la réussite de ce processus. Et si la réponse la plus courante reste celle des partis

politiques, Philippe Schmitter, souligne l’importance de prendre en compte d’autres

acteurs sociaux : « (…) la littérature sur la consolidation attribue une importance

cruciale aux partis précisément au moment où leur rôle tend à devenir marginal sinon

périphérique et elle ignore systématiquement les mouvements sociaux, les associations,

les communautés locales »172. Dans cette optique, nous soulignons aussi le fait qu’une

des différences majeures entre transition et consolidation réside dans le fait que la

transition démocratique est étudiée à travers les théories du changement de régime,

alors que la consolidation démocratique est étudiée à travers les théories de l’ordre.

La transition et la consolidation ne décrivent pas le même processus, elles sont

complémentaires et n’ont pas les mêmes facteurs explicatifs. Mais, la consolidation est

une suite logique d’une transition démocratique réussie. Philippe Schmitter, dans son

article Une lecture rétrospective des democratization studies, affirme : « Tandis que la

transition présuppose un degré d’incertitude élevé et explique l’émergence de nouvelles

règles du jeu politique par les ‘causes’ relativement imprévisibles que sont les ‘choix’

stratégiques des acteurs, la consolidation restreint un éventail de choix possibles et

171 MORLINO, Leonardo, « Democratic Consolidation: Definition and Models», dans PRIDHAM,

Geoffrey, (éd.), Transitions to Democracy, Aldershot, Dartmouth, 1995, pp. 571-573 172 SCHMITTER, Philippe, « Intermediaries in the Consolidation of Neo-Democracies : the Role of

Parties, Associations, and Movements », Communication présentée à la Conférence sur les Partis

Politiques et la Démocratie, International Forum for Democratic Studies, Washington D.C., 18-19

Novembre 1996

Page 139: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

139

redonne aux facteurs structurels et institutionnels un pouvoir explicatif. En d’autres

termes, elle limite l’incertitude inhérente aux situations transitionnelles »173.

Pour Gerardo Munck, la consolidation est une imbrication parfaite de plusieurs

dimensions, dont les plus importantes sont la durabilité et l’efficacité électorales,

l’absence de crises majeures et la stabilité politique. Ces paramètres sont, pour lui, des

outils nécessaires pour identifier les démocraties consolidées. En prenant en compte ce

point de vue sur la consolidation démocratique il apparaît que les démocraties nées

après la chute des régimes communistes deviennent des démocraties, au même titre que

les démocraties libérales occidentales. Les chercheurs Juan Linz et Alfred Stepan

mettent l’accent sur les institutions dans l’étude de la consolidation démocratique. Selon

ces auteurs, il est fondamental de prendre en compte le mandat électoral, le degré de

participation des citoyens, le niveau de développement de la société civile, ainsi que la

solidité de l’Etat de Droit dans l’étude de la consolidation démocratique.

Des études beaucoup plus récentes, ont mis l’accent sur l’influence des variables

non politiques, telles que les politiques économiques, la globalisation, le rôle de plus en

plus prépondérant des institutions internationales et des ONG. Il est bien connu que le

développement économique et social a été souhaité et imposé, par la suite, par les

programmes d’aide de la Banque Mondiale, au titre de l’ajustement économique néo –

libéral. D’autres mesures ont cherché à encourager la démocratisation du système

politique, le respect des droits de l’Homme et la bonne gouvernance de l’administration

publique. Mais la totalité de ces mesures, n’avait pas pour but d’assurer la consolidation

des nouvelles démocraties, ni de réduire les inégalités socio-économiques, mais

d’accroître l'harmonisation d’un marché qui devait devenir compétitif. La réduction du

niveau de protection sociale, la précarisation du monde du travail, l’augmentation de la

précarité, sont autant d’éléments qui n’ont fait qu’accroître les inégalités, l’exclusion et

la marginalisation sociale. Plus grave encore, ces nouvelles données ont créé une

fragmentation et une atomisation de la société civile. Ainsi pour les nouvelles

démocraties est-européennes, il est clair qu’une influence très importante sur le

processus de consolidation a été exercée de l’extérieur en raison de leur souhait

d’intégrer l’Union Européenne. Lawrence Whitehead fait une analyse complète de cette

173 Citation reprise dans SCHMITTER, C, Philippe, GUILHOT, Nicolas, « De la transition à la

consolidation. Une lecture rétrospective des democratization studies », in Revue Française de Science

Politique, vol. 50, no 4-5, 2000, pp. 615-632

Page 140: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

140

situation, car cette influence des facteurs externes, surtout européens a pu s’exercer par

la contagion, le contrôle, le consentement, ou la conditionnalité 174 . Nous nous

proposons de mettre en lumière les principaux problèmes, les perspectives, le rôle du

facteur économique et celui des acteurs politiques dans la bonne marche du processus

de consolidation démocratique.

A. Quelles perspectives pour la consolidation démocratique ?

Pour commencer cette étude de la consolidation démocratique, il convient de

préciser que la délimitation dans le temps (à partir de quel moment un pays rentre dans

le processus de consolidation démocratique) de cette étape n’est pas facile à définir. Si

la transition démocratique a ses racines dans la chute des régimes autoritaires, le début

de la consolidation démocratique comme suite logique voulue de ce phénomène, est

plus difficile à définir. En effet, la consolidation demande l’institutionnalisation d’un

certain nombre de règles du jeu politique, en tant qu’élément crucial dans la

construction du nouveau régime démocratique. Un autre élément, considéré comme

étant d’une importance majeure dans l’étude de la consolidation, est la nécessité d’avoir

une transition démocratique réussie. Par contre, même si les deux processus sont liés,

même si la consolidation est une suite logique de la transition démocratique réussie,

nous sommes en présence de deux phénomènes distincts, avec des acteurs et des

stratégies propres, et les conditions qui favorisent l’avènement de la transition ne sont

pas les mêmes pour la consolidation.

1- La consolidation, suite logique d’une transition démocratique réussie

En tant que processus complexe qui représente une continuité logique d’un

phénomène de changement de régime, la consolidation implique tout d’abord

l’élimination de tout résidu de l’ancien régime autoritaire. Samuel Valenzuela considère

que, outre l’élimination de toutes les institutions et valeurs appartenant à l’ancien

174 WHITEHEAD, Laurence (éd), The International Dimensions of Democratisation : Europe and the

Americas, New York, Oxford University Press, 1996

Page 141: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

141

régime et qui ne sont pas compatibles avec le bon fonctionnement d’un régime

démocratique, il est important aussi de créer de nouvelles institutions qui permettront de

renforcer le jeu démocratique. Bien évidemment, un pays peut considérer que sa

démocratie rentre dans une phase de consolidation à partir du moment où la plupart de

ses acteurs acceptent les règles du jeu démocratique et n’utilisent pas leurs ressources

pour autres buts que celui défini par la démocratie. Comme l’avait souligné Guillermo

O’Donnell, l’un des problèmes des pays en transition reste le fait que les nouvelles

démocraties qui ont vu le jour suite à un changement de régime vont ‘survivre’, mais

peu seulement deviennent des démocraties consolidées.

S’agissant des théories de la consolidation, celles qui ont mis l’accent sur

l’économie et sur les facteurs socio-structurels et institutionnels ont prévalu sur les

autres. Le premier corpus théorique met en évidence le fait qu’il y a toujours des liens

entre le type de régime autoritaire et les problèmes que connaissent les pays qui

entament une consolidation démocratique. Deux auteurs en particulier (Samuel

Huntington et Adam Przeworski) ont fait des recherches assez poussées pour

comprendre l’influence que peut avoir le poids de l’héritage de l’ancien régime sur

l’évolution vers une démocratie consolidée du nouveau régime qui a expérimenté une

transition démocratique.

Pour Adam Przeworski, le plus important dans l’analyse de la consolidation

démocratique n’est pas de prendre en compte le point de départ (héritage historique y

compris), mais d’analyser dans quelle direction le pays se dirige. Par contre, ce point de

départ de son analyse ne lui permet pas de différencier les pays qui ont expérimenté un

régime autoritaire de type communiste des pays qui ont connu des dictatures militaires

et ont hérité d’institutions beaucoup plus fortes. Or, comme nous l’avons déjà souligné,

les institutions vont jouer un rôle primordial dans la réussite de la consolidation

démocratique. A cet égard, Claus Offe a démontré que ce sont d’abord les acteurs qui

font les institutions (pendant la transition vers une démocratie), ensuite ce sont les

institutions qui font les acteurs (conformément aux règles du jeu démocratique, que les

acteurs vont d’office reconnaitre comme étant des règles justes) 175 . En ce sens, on

rejoint le point de vue de Gerardo Munck, selon lequel les institutions ont joué un rôle

important dans la consolidation.

175 OFFE, Claus, « Vers le capitalisme par construction démocratique? La théorie de la démocratie et la

triple transition en Europe de l'Es », in Revue Française de Science Politique, 1992, vol. 42, no. 6, pp.

923-942, op. cit.

Page 142: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

142

A l’inverse de Przeworski, Samuel Huntington considère que la conduite des

dirigeants pendant l’ancien régime va avoir une influence sur la consolidation

démocratique. Il est le seul auteur à faire un parallèle entre les transitions/

consolidations démocratiques de l’Amérique Latine et de l’Europe post communiste.

Huntington contredit ainsi Przeworski (qui affirmait que l’héritage historique n’est pas

important), car il démontre qu’en Amérique Latine où la plupart des régimes étaient

des dictatures militaires, les dirigeants de l’armée n’ont pas pris part au pouvoir, une

fois la transition vers la démocratie enclenchée. A l’opposé, des ex-dirigeants du Parti

Communiste ont non seulement été des acteurs du changement du régime, mais ont fait

partie des nouveaux Gouvernements issus de la chute des régimes communistes.

Guillermo O’Donnell, aussi, rejoint le point de vue de Huntington, en démontrant que,

au sein des régimes autoritaires dont l’oppression a été relativement importante,

l’économie a connu un vrai essor suite à la chute de ce même régime ; et la population

n’a pas exprimé une grande hostilité envers les leaders du régime déchu.

Les débats autour des héritages de l’ancien régime et des perspectives de la

consolidation démocratique ont débouché sur une autre question majeure : celle de

savoir si les différents modes de transition démocratique vont avoir une influence

significative sur la consolidation démocratique. Les points de vue des deux auteurs ci-

mentionnés divergent encore une fois, car Huntington soutient que les différents modes

de transition peuvent avoir un lien avec des problèmes rencontrés dans la phase de

consolidation. Son point de vue rejoint celui de Samuel Valenzuela et de Guillermo

O’Donnell : tous ces auteurs font la distinction entre les transitions dites ‘négociées’ et

les transitions qui se sont soldées par ‘la défaite’ (ou renversement) du régime. En effet,

en fonction du mode de transition, la consolidation peut avoir plus ou moins de chances

d’aboutir. Dans le cas de la transition négociée, il y a toujours le risque d’entretenir une

certaine continuité de l’ancien régime et de retarder, ainsi, la consolidation

démocratique (comme ce fut le cas en Roumanie pendant la présidence d’Iliescu.

En résumé, il semble que la plupart des problèmes rencontrés par les nouvelles

démocraties issues d’un régime autoritaire sont au moins partiellement dus à la nature

de l’ancien régime et au mode de transition. Mais l’impact de ces problèmes semble ne

pas être une condition sine qua non de la réussite d’une consolidation démocratique.

Gerardo Munck, souligne: « While historical legacies affect the prospects of democratic

consolidation, the problems faced by democratic authorities, in consolidating

democracy are not solely a function of the mode of transition. A contextualized analysis

Page 143: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

143

would have to sort through the combination of effects from both the type and the mode

of transition ». 176

2- Le poids des facteurs économiques dans la consolidation

démocratique

Comme nous l’avons déjà vu, pendant la dernière vague de transition

démocratique, l’avènement des nouvelles démocraties n’est plus fonction des

préconditions économiques et/ou d’une détermination culturelle. Pourtant, des études

ont démontré qu’il y a une relation de cause à effet entre le niveau de développement

économique et la consolidation économique. A la différence d’autres facteurs qui

peuvent avoir aussi une influence sur le processus de consolidation, Huntington affirme

que le niveau de développement économique d’un pays va le tirer vers le haut (une

transition démocratique est plus facilement envisageable) et, par conséquent aider à la

consolidation démocratique. Son argument nous renvoie à la thèse de Seymour Martin

Lipset, qui démontre l’impact positif du développement économique sur la démocratie.

Comme dans l’ensemble des théories de la modernisation, un poids important est

attribué aux facteurs économiques. Pour Lipset, « la pauvreté est l’obstacle principal

contre le développement économique »177. Mais, si Lipset explique pourquoi les facteurs

économiques peuvent avoir une influence positive sur la démocratie, il ne démontre pas

le lien entre les forces économiques et l’avènement des institutions politiques dans une

démocratie.

Une autre approche qui démontre les liens entre l’économie et la démocratie est

celle d’Adam Przeworski. Le chercheur met l’accent sur les liens existants entre les

réformes économiques en faveur de l’économie de marché concurrentielle et leur impact

positif sur le processus de consolidation démocratique. Il présente ainsi un travail de

recherche remarquable, en cherchant, à l’aide de comparaisons de réformes

économiques dans différents pays en transition, le système économique qui assure le

bien-être matériel de la société. Mieux encore, ses recherches se tournent ensuite vers

176 MUNCK, L. Gerardo, « Democratic Transitions in Comparative Perspective », in Comparative

Politics, vol. 26, no. 3, avril, 1994, 355-375 177 LIPSET, Seymour Martin, : « Some Social Requisites for Democracy : Economic Development and

Political Legitimacy », in American Political Science Review, no 53, 1959, op. cit.

Page 144: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

144

l’étude de l’interaction entre ces réformes économiques et leur impact sur la politique,

puis sur consolidation démocratique. Przeworski établit des liens concrets entre la

performance économique et la durabilité d’un régime démocratique, car il estime que

les crises économiques sont des sonnettes d’alarme qui doivent inciter les

Gouvernements à mettre en place des réformes économiques structurelles, non

seulement pour améliorer le niveau de vie, mais plus important encore, pour conduire à

la stabilité politique, donc à la consolidation de la démocratie au pouvoir.

De plus, il estime que la réussite de réformes économiques est liée à l’attitude de

trois groupes d’acteurs : les acteurs politiques en place au pouvoir, les technocrates, et

aussi l’électorat. En revanche, « les oscillations entre le style politico technocrate

inhérent aux réformes pour une économie de marché, et le style participatif qui

demande le maintien d’un consensus » 178 (traduction libre), fait que le poids des

institutions est de plus en plus réduit, et la démocratie fragilisée. Dans ce cas, nous ne

sommes plus dans une logique de consolidation démocratique, mais de survie et/ou de

préservation des acquis démocratiques. Que ce soit en Amérique Latine ou dans les pays

de l’Europe Centrale et Orientale, il prend comme point de départ de son analyse, le

changement de régime et la transition démocratique qui s’ensuit, et il tente de

démontrer que les réformes économiques entamées sur les deux continents sont

comparables. Dans les deux cas, les leaders politiques ont le même but, entamer dans le

pays des réformes économiques, avec des difficultés différentes car l’héritage du régime

passé n’est pas du tout le même dans les deux cas.

Gerardo Munck, dans son analyse des travaux de Przeworski, met en évidence le

fait que deux chemins différents peuvent être suivis par les pays en transition, en termes

de réformes économiques et des processus de démocratisation. Il y a, tout d’abord, des

pays où les réformes économiques ont été commencées avant même le changement de

régime (Taiwan, Corée du Sud) ; d’autres (particulièrement dans l’Europe

postcommuniste c’est le cas de la Pologne et de la Russie), où les nouveaux

gouvernements ont dû mettre en place très rapidement des réformes économiques afin

de rectifier une économie à l’agonie et une situation sociale catastrophique. Dans le cas

des pays de l’Est, une des spécificités que les nouveaux leaders ont du prendre en

178 MUNCK, L. Gerardo, « Democratic Transitions in Comparative Perspective », in Comparative

Politics, vol. 26, no. 3, avril, 1994, 355-375, op. cit. Dans ce cas précis, l'auteur fait référence aux

travaux de Przeworski, notamment son livre Democracy and the Market, paru en 1991

Page 145: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

145

compte est l’héritage laissé par le régime communiste : l’influence écrasante de l’URSS

et une économie dépendante. Le défi à relever dans ces pays est bien plus élevé que

dans les pays d’Amérique Latine ou de l’Europe du Sud.

« Dans une perspective comparative, il existe un lien entre la situation

économique (héritée du passé autoritaire par les nouvelles autorités démocratiques) et la

perspective d’une consolidation démocratique. En effet, le point commun entre ces deux

aspects reste l’impact qu’ont pu avoir les anciens dirigeants autoritaires. Plus

explicitement, si tous les pays ne s’engagent pas sur le chemin de la consolidation

démocratique, dans le même contexte et avec les mêmes perspectives de succès, il

appartient aux comparatistes d’indiquer l’issue avec l’aide des paramètres post

transitionnels » 179 (texte de Gerardo Munck, traduction libre). En conclusion, il est

important de souligner que les réformes économiques réussies vont avoir un impact

positif sur l’avènement de la démocratie et que, plus une économie est stable et moins la

transition démocratique est longue, plus il y a de chances que la démocratie soit

consolidée.

B. Consolidation ou stabilité démocratique ?

Une transition démocratique réussie reste de nos jours synonyme de stabilité

démocratique. Dans ce cas, il y a des comportements et des valeurs qui sont respectés

par tout un peuple, dont les seuls gardiens restent un nombre très réduit d’élites

politiques. De sorte que le degré de stabilité démocratique est fonction du degré

d’institutionnalisation des règles du jeu démocratique. D’un point de vue théorique, le

concept de consolidation s’appuie sur la théorie de la stabilisation. Par contre, le type de

régime n’est pas pris en compte. La question posée par deux chercheurs renommés,

Philippe Schmitter et Nicolas Guilhot, est de savoir si le concept de consolidation est

invariant, ou s’il y a une déclinaison spécifique aux jeunes démocraties de la troisième

vague de transition. Au point de départ de leur analyse, on trouve un article de

Guillermo O’Donnell, selon lequel le processus de transformation d’une transition

démocratique réussie dans une démocratie consolidée reste discutable.

179 Ibid., op. cit. pp. 371-373

Page 146: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

146

« Ceux qui avaient accueilli avec enthousiasme la fin des régimes autoritaires

connaissent aujourd’hui une grande déception ; les forces démocratiques semblent

parfois lasses ou sans repères (…) En un sens, la période autoritaire était plus facile que

la situation actuelle. Nous savions alors pourquoi et contre qui nous luttions, dans une

solidarité cimentée autant par la critique de cette domination que par le pari

démocratique que nous faisions. Nous devons maintenant trouver une réponse à la

question suivante : comment faire une critique démocratique de la démocratie-

particulièrement lorsque cette démocratie est si incomplète et menacée par nos vieux

ennemis ? » 180 . Cette plaidoirie de Guillermo O’Donnell en faveur d’une transition

démocratique réussie, et contre une consolidation non conforme, constituera aussi le

point de départ de notre analyse.

Il est vrai que l’engouement pour la démocratie suite à la chute du Mur de

Berlin, a encouragé de nombreux Etats à aller plus loin dans leur démarche et à faire des

efforts considérables pour une démocratie consolidée. Le souhait des Etats de se

conformer aux impératifs des organisations internationales (soit dans le but de les

intégrer, comme ce fut le cas des nombreux Etats qui ont souhaité rejoindre l’Union

Européenne, et l’OTAN, soit pour obtenir des fonds structurels, notamment auprès de la

Banque Mondiale ou de la BERD) ont poussé de nombreux Etats à consolider des

institutions incomplètes, inefficaces, afin de monter leur volonté de se classer au rang

« des bons élèves de la transition démocratique » 181 . Dans ce cas, toute évolution

ultérieure du régime reste fragile, car d’éventuelles modifications peuvent être perçues

comme des obstacles pour la consolidation entamée, alors qu’elles visent seulement à

une juste remise à niveau des institutions mal engagées dans ce processus.

Nous rejoignons le point de vue de Guillermo O’Donnell qui propose de

distinguer deux types de transition : l’une vers la démocratie, l’autre plus tardive vers la

démocratie consolidée. Mais cette démarche présente un danger à deux points de vue :

une transition extrêmement longue d’abord, et un déplacement vers la phase de

180 Citation reprise dans SCHMITTER, C, Philippe, GUILHOT, Nicolas, « De la transition à la

consolidation, Une lecture rétrospective de democratization studies », in Revue Française de Science

Politique, vol. 50, no 4-5, 2000, pp. 615-632. Dans ce cas précis, il s'agit d'un article de O’Donnell

Guillermo, auquel les auteurs font référence. 181 Nous faisons référence ici à l’expression de Slobodan MILACIC dans son article « Critique de la

transition unique. Notre épistémologie du post communisme dans le rétroviseur de la pensée unique », in

Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 3, no. 1, 1996, pp. 19-40

Page 147: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

147

consolidation des problèmes inhérents à la transition vers la démocratie. Ainsi nous

allons tenter d’établir, dans un premier temps, un lien entre le type de régime et la

réussite de la consolidation, et chercher ensuite à répondre à la question de savoir à

partir de quel moment la consolidation n’est plus fonction de la transition démocratique.

1- La consolidation, fonction de l’état de la démocratisation

Plusieurs vagues de transition démocratique ont incité les chercheurs et les

écoles de recherche à étudier ce phénomène ; la science de la ‘transitologie’ a ainsi vu

le jour au sein des sciences sociales. Ce n’est qu’avec la troisième vague de

démocratisation, celle commencée dans les années 70, suivie par les démocraties des

pays ex communistes, que la question de la stabilisation des régimes se pose plus

particulièrement. Il est vrai que le contexte économique et politique interne et

international, qui a accompagné l’avènement de ces nouveaux régimes a eu une

influence majeure sur leur évolution ultérieure. C’est pourquoi des chercheurs, parmi

lesquels Philippe Schmitter, ont indiqué la nécessité d’étudier « la qualité » des

démocraties issues des transitions démocratiques lors de la troisième vague de

transition. En ce sens, nous souhaitons souligner que l’évolution des nouveaux régimes

a été différente en fonction du degré d’institutionnalisation des règles du jeu

démocratique, de l’héritage de l’ancien régime et de l’action des leaders. De sorte qu’il

il y a eu des cas où la stabilisation n’a pas eu lieu et d’autres, pour lesquels on peut

parler d’une stabilisation et d’une consolidation réussie.

Philippe Schmitter et Nicolas Guilhot, dans un article intitulé Une lecture

rétrospective des democratization studies, souhaitent : « (…) accorder plus

d’importance aux sous –types de démocraties (…) Certains (spécialistes) ont ainsi

étudié le format exécutif (présidentiel vs parlementaire) des néo-démocraties. D’autres

se sont intéressés aux contradictions institutionnelles ou aux ‘éléments pervers’ légués

par l’ancien régime. Mais, dans tous les cas, le type ou le sous type de régime en

question n’est pris en considération que pour sa contribution potentielle à la stabilité ou

à l’instabilité du régime lui-même. Ainsi les démocraties parlementaires, par exemple,

sont-elles meilleures non pas parce qu’elles sont plus démocratiques, mais parce

Page 148: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

148

qu’elles sont plus stables »182. On en revient, encore une fois, non pas à la consolidation

d’un régime, mais à sa stabilisation. Et, comme il n’y a pas d’idéal type du régime

démocratique consolidé, ni non plus de chemin unique vers la démocratie, encore moins

vers la démocratie de marché libérale occidentale, la tâche d’analyser la stabilisation

d’un régime devient de plus en plus complexe. Nous rejoignons le jugement de François

Frison-Roche, selon lequel une grande partie des pays ex-communistes ont choisi le

modèle semi-présidentiel car il est plus facilement adaptable aux conditions spécifiques

qu’ont expérimentées ces pays. Pourtant, les démocraties parlementaires sont jugées

plus stables. Dans cet ordre d’idées, il nous semble important de souligner le fait que,

quel que soit le type de régime choisi après le renversement d’un régime autoritaire,

pour arriver à une stabilisation du régime, (suite à une transition plus ou moins longue)

il est indispensable de pratiquer une transformation politique, économique ou sociale

continue. Ainsi, l’institutionnalisation des pratiques démocratiques doit quitter la sphère

des partis politiques pour s’appliquer à l’ensemble de la société civile.

Pour conclure, il faut ramener la consolidation dans son contexte premier. Elle

reste la suite logique et souhaitable d’une transition démocratique réussie, ce qui

demande un passage obligatoire par une période de stabilisation, avant d’entrer dans la

phase finale de consolidation démocratique. La consolidation reste donc, dans cette

perspective, un processus complexe, avec une évolution inégale selon les pays,

différenciée dans le temps et dans l’espace. Elle ne fait pas seulement référence aux

acteurs passifs, elle devient le résultat d’interactions et de choix entre des acteurs

parties prenantes du processus, ce qui implique d’élargir la sphère de définition de la

démocratie consolidée, étroitement liée au départ à celle de la transitologie.

2- La consolidation, une théorie à portée universelle ?

De nos jours, au vu de la complexité du phénomène, il n’existe pas une définition

universellement admise de la consolidation démocratique. Plusieurs auteurs ont tenté

d’expliquer le processus, sans pour autant parvenir à une théorie explicative

182 SCHMITTER, C, Philippe, GUILHOT, Nicolas, « De la transition à la consolidation, Une lecture

rétrospective de democratization studies », in Revue Française de Science Politique, vol. 50, no 4-5,

2000, pp. 615-632, op, cit,

Page 149: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

149

universellement acceptable. En 1996, Guillermo O’Donnell fait un parallèle entre la

vision statique de la démocratie et la consolidation démocratique183. Dans ce cas, il doit

prendre comme point de départ un régime qui a connu une transition démocratique

réussie et qui entame une phase de stabilisation. Quant à Leonardo Morlino, il souligne

les ambigüités du concept de consolidation démocratique et définit la consolidation en

fonction de la capacité des Gouvernements à gérer les crises. La consolidation devient

ainsi : « un processus de renforcement de la démocratie, qui prévient d’éventuelles

crises ; un processus de construction des relations stables entre les institutions

gouvernementales et la société civile »184.

Des théories plus modernes, comme celles de Laurence Whitehead ou Diane

Ethier, ont mis l’accent sur l’influence de l’élargissement de l’Union Européenne sur le

processus de consolidation des démocraties en l’Europe Centrale et Orientale. Pour

Diane Ethier, la consolidation est fonction des influences externes ; dans le même sens,

Lawrence Whitehead souligne que ce type d’influence externe remet en question

l’autorité des institutions internes et augmente le risque de conflits entre ceux qui

adhèrent aux contraintes imposées de l’extérieur et ceux qui ne les acceptent pas. Dans

une comparaison entre les transitions démocratiques en Amérique Latine et celles de

l’Europe Centrale et Orientale, Guy Hermet démontre qu’il n’y a pas de modèle qui

puisse s’appliquer sur les deux continents quant aux trajectoires suivies par les

démocraties issues des régimes autoritaires. Comme Guillermo O’Donnell, l’auteur

estime que la consolidation implique une stabilité démocratique, autrement dit

l’existence d’un ordre politique déjà établi et qui dure dans le temps. Et si le but des

nouvelles démocraties est de se rapprocher le plus possible des anciennes démocraties

libérales occidentales, nous comprenons mieux les difficultés auxquelles elles doivent

faire face : combiner l’héritage communiste avec les nouvelles exigences imposées de

l’extérieur, gérer les éventuelles crises internes et ainsi maîtriser l’élément temporel, le

temps d’une transition est compté.

183 O’DONNELL, Guillermo, « Illusions about Consolidation », in Journal of Democracy, vol. 7, no. 2,

April 1996, pp. 34-51, op. cit. 184 Citation de Leonardo MORLINO, reprise dans l'article de DUCATENZEILER, Graciela, «

Nouvelles approches à l'étude de la consolidation démocratique», in Revue Internationale de Politique

Comparée, vol. 8, no. 2, 2001, pp. 191-198

Page 150: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

150

Page 151: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

151

CHAPITRE 2

Les nouvelles théories issues

des transitions postcommunistes

L’essor de la démocratie dans le monde moderne est aujourd’hui un sujet d’étude

majeur pour la science politique. Pourtant, depuis l’époque romaine jusqu’ à nos jours,

la notion de démocratie a beaucoup évolué au point de paraître une forme de régime

incontestée. Parmi les « adeptes » les plus récents de la cause démocratique, les pays de

l’Europe Centrale et Orientale ne sont sans doute pas les derniers. Il est vrai que ces

pays, qui ont subi le joug communiste, imposé de l’extérieur d’ailleurs, ont essayé

depuis la chute de leurs régimes autoritaires de « démocratiser » leur régime et leur

société. Dans leur volonté et leurs efforts ils ont souvent été aidés et guidés par les pays

considérés comme étant des démocraties occidentales libérales.

L’Occident s’est engagé depuis longtemps, dans la construction démocratique et

dans la promotion de la culture démocratique. En ce qui concerne les pays de l’Europe

Centrale et Orientale, il est vrai que leur démocratisation s’est faite grâce à l’aide des

organismes internationaux tels le FMI et la BIRD, mais aussi l’Union Européenne. A

une échelle plus réduite de très nombreux séminaires et colloques ont été organisés pour

aider les politiques et les citoyens à mieux comprendre et mieux gérer leur liberté

retrouvée et la nouvelle démocratie. Etant donné l’ampleur des événements intervenus

depuis 1989, leur importance mais aussi leurs conséquences, il n’est pas surprenant que

la théorie de la démocratie soit devenue une théorie très à la mode.

Page 152: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

152

Bien évidemment, la démocratie a été un sujet de prédilection de la science

politique du vingtième siècle. Des auteurs célèbres tels que Michels en 1915, Dahl en

1956, Lipset en 1960, Sartori en 1962, ou encore Huntington en 1991, ont apporté une

contribution majeure. En outre, les événements survenus dans le dernier quart du

vingtième siècle ont eu un impact très important sur le processus de démocratisation. Ils

ont été à la base de ce que Samuel Huntington a appelé plus tard « the third wave of

democracy ».185 Thomas Carothers décrit cette période avec plus de precisions : « In the

last quarter of the twentieth century, trends in seven different regions converged to

change the political landscape of the world : 1) the fall of right-wing authoritarian

regimes in Southern Europe in the mid-1970s; 2) the replacement of military

dictatorship by elected civilian governments across Latin America from the late 1970s

through the late 1980s; 3) the decline of authoritarian rule in parts of East and South

Asia starting in the mid- 1980s; 4) the collapse of communist regimes in Eastern Europe

at the end of the 1980s; 5) the breakup of the Soviet Union and the establishment of 15

post –Soviet republics in 1991; 6) the decline of the one-party regimes in many parts of

sub- Saharian Africa in the first half of the 1990s; 7) a weak but recognizable

liberalizing trend in some Middle Eastern countries in the 1990s».186

Avec la diffusion de la démocratie lors de la troisième vague (que ce soit en

Europe Centrale et Orientale, au sein de l’ex-Union Soviétique, dans l’Afrique

subsaharienne ou dans d’autres régions du monde dans les années 90), le modèle

démocratique a été présenté comme un paradigme universel pour la compréhension des

régimes politiques démocratiques. Soulignons que le pouvoir explicatif de ce paradigme

est resté relativement constant dans le temps, malgré la nature des changements

politiques et en dépit des changements dans la vision des chercheurs quant à la nature et

la trajectoire des transitions démocratiques. Le paradigme de la transition a été d’un

grand secours pendant un certain temps, mais progressivement, son pouvoir explicatif

s’est effrité, car de plus en plus souvent la réalité n’était pas conforme au modèle.

Certains pays persistent dans cet état transitionnel, quand d’autres ne suivent pas du

tout le modèle. Au début du XXIe siècle, il est temps d’admettre que le paradigme de la

transition est dépassé, d’élargir sa sphère d’action ainsi que son pouvoir explicatif.

185 HUNTINGTON, Samuel, The Third Wave: Democratisation in the Late Twentieth Century, Norman,

University of Oklahoma Press, 1991, op.cit. La notion de « troisième vague de démocratisation » a vu le

jour avec la publication de cet ouvrage désormais mondialement connu. 186 CAROTHERS, Thomas, « The End of the Transition Paradigm », in Journal of Democracy, vol.13,

no. 1, 2002.

Page 153: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

153

Nous rejoignons ainsi le point de vue de Thomas Carothers qui intitule son

article publié en 2002, dans la revue Journal of Democracy, « The End of Transition

Paradigm ». Pourtant, de nombreux chercheurs, convaincus de la nécessité et du désir

de la démocratie, ont contribué au succès de l’étude des transitions démocratiques

durant ces dernières années. Mais ce qui mérite d’être souligné est, sans aucun doute, le

fait que si la démocratie en tant que régime politique, existe depuis l’Antiquité, l’intérêt

porté à son instauration est d’ordre plus récent187.

Néanmoins, les réflexions et les analyses apportées par les sciences sociales

dans l’étude des transitions démocratiques en termes de modalités, temporalités et

causalités, gardent à ce jour encore, au moins partiellement, leur pouvoir explicatif.

Comme nous l’avons déjà vu, les transitions issues de la troisième vague ont plusieurs

points en commun, ce qui a permis aux sciences sociales de : « dégager certaines lois

pouvant s’appliquer à l’ensemble des pays les ayant traversées ».188 Soulignons aussi

que lors de la troisième vague, le facteur externe a pris de plus en plus d’importance.

Un autre élément essentiel dans l’étude des transitions récentes reste, sans aucun doute,

leur spontanéité. Elles sont insaisissables, incertaines et, par conséquent, elles fascinent.

Afin de mieux comprendre la naissance des nouvelles théories de transitions, un

retour vers l’œuvre de Philippe Schmitter s’impose comme une évidence. Dans un

article collectif publié en 2000 dans la Revue Française de Science Politique, les

auteurs soulignent le fait que l’explication et la compréhension du processus de

démocratisation sont fonction de la définition des causes de ce même processus :

« Faut-il considérer en effet que le changement de régime politique est en premier lieu

un changement des normes et des procédures du jeu politique ? Ou faut-il plutôt

supposer que c’est la modification progressive des comportements politiques qui

détermine la transformation des normes et des procédures définissant les régimes

politiques ? »189.

187 Carothers, Thomas, «The End of Transition Paradigm», in Journal of Democracy,

2002, vol. 13, pp. 5-21 188 DUCATENZEILER, Graciela, « Nouvelles approches de l'étude de la consolidation démocratique»,

in Revue Internationale de Politique Comparée, vol.8, no 2, 2001, pp.191-198 189 GUILHOT, Nicolas, SCHMITTER, Philippe C, « De la transition à la consolidation. Une lecture

rétrospective des democratization studies», in Revue Française des Science Politique, vol.50, no. 4,

2000, p. 615

Page 154: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

154

Comme nous l’avons déjà souligné, en fonction de la perspective retenue, les

chercheurs ont mis en avant soit des approches macro-orientées avec des causes

endogènes et un poids très important des facteurs socio économiques, soit des approches

micro-orientées qui mettent l’accent sur l’acteur et son choix. On rappelle que, les

approches macro-orientées et endogènes sont à l’origine des très connues

« préconditions », pierre angulaire des théories de la modernisation. Les chercheurs

attachés à cette école établissent des liens étroits entre la démocratisation et certaines

préconditions fonctionnelles (culture politique et développement économique).

Dankwart Rustow a été dans les années 1970, parmi les pionniers à créer un

modèle de transition vers la démocratie, davantage centré sur les acteurs et leurs choix

que sur les pré-requis fonctionnels. Le point de départ de l’analyse de Rustow est le fait

que les pays qui vont entamer un processus de transition démocratique sont de moins en

moins semblables, mais aussi que les pays en voie de développement ne sont pas prêts

pour la démocratie. Des chercheurs structuralistes tels Guillermo O’Donnell ou encore

Philippe Schmidt, ont suivi son approche. Il est vrai que cette situation est plutôt

nouvelle dans le monde de la science politique, Albert Hirschman la

nomme : « exceptionnalisme méthodologique ». 190 En effet, pour la première fois les

structures sont délaissées et mises à l’écart, au profit des acteurs et de leurs choix.

Avec ce revirement, nous sommes à un tournant dans l’étude des transitions

démocratiques. Il devient désormais incontestable que, lors de la transition

démocratique, nous sommes en présence de l’absence quasi-totale de règles du jeu

claires et stables dans le temps concernant non seulement les conflits à régler entre

différents acteurs, mais également la marche à suivre de la nouvelle démocratie. Ces

éléments rendent les évolutions politiques ultérieures extrêmement imprévisibles. Dans

un article191 paru dans la Revue Française de Science Politique en 2000, Michel Dobry

souligne le degré élevé d’incertitude qui entoure les transitions démocratiques. L’auteur

met en évidence le fait que la nature du changement, ainsi que sa direction et sa durée

vont dépendre des stratégies adoptées par les différents acteurs impliqués dans le

processus de transition démocratique. Par contre, puisque les macro-causes et les

macro-conditions ont un rôle réduit et que l’accent est mis sur le niveau micro

190 HIRSCHMAN, Albert O., Exit, Voice and Loyalty, Cambridgae, Harvard University Press, 1970 191 DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences

historiques, bifurcations et processus de path dependence», in Revue française de science politique,

vol.50, no. 4-5, août-octobre 2000, pp. 585-614

Page 155: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

155

opérationnel (choix ou stratégies politiques des acteurs), nous sommes en présence

d’éléments susceptibles de changer à tout instant, et de ce fait très imprévisibles.

L’incertitude devient ainsi un paramètre nouveau dans l’étude des transitions

démocratiques.

De plus, avec la troisième vague des démocratisations, les « democratization

studies », tentent aussi une périodisation du processus transitionnel. Samuel Huntington

décrit donc ce processus en trois phases successives et complémentaires : tout d’abord,

la chute du régime autoritaire et l’émergence d’un nouvel ordre politique, avec de

nouvelles règles politiques ; puis la stabilisation de ce nouvel ordre et, enfin, de

l’acceptation et l’intériorisation de ces règles politiques. Les deuxième et troisième

phases étaient imbriquées l’une dans l’autre jusqu’à il y a peu. Mais une distinction a

été effectuée entre la transition et la consolidation. Cette distinction est très importante

car une différenciation doit être faite entre d’un côté, les pays qui effectuent une

transition longue et qui ne deviendront peut-être jamais des démocraties stables, et de

l’autre, les pays qui effectuent une transition assez courte dans le temps et passent

ensuite à une phase de consolidation. Cette phase commence dès les premières élections

libres, que Philippe Schmitter et Guillermo O’Donnell qualifient de

« fondationnelles »192 et l’installation de la démocratie pluraliste et libérale. En effet,

c’est à partir de ce moment que la variable de l’incertitude prend toute sa place. Mais si

elle caractérise la phase de transition, elle perd de sa force pendant la phase de

consolidation démocratique : celle-ci étant synonyme de stabilisation politique, le

facteur incertitude y est moins fort et moins présent.

Soulignons qu’Albert Hirschman a été parmi les premiers auteurs à vouloir

dissocier politique et économie et construire un modèle « à contre-courant ». 193 Il

estime que « le bon fonctionnement de la démocratie suppose l’acceptation, tant par les

gouvernants que par les citoyens, de l’incertitude sur le futur ». Selon Javier

Santiso « L’acceptation et la régulation de l’incertitude sont au cœur même de la

problématique de l’émergence et de la consolidation de la démocratie ; elles sont,

comme le souligne D. Collier, au centre des modèles de choix rationnels qui non

192 O'DONNELL, Guillermo, SCHMITTER, Philippe C., WHITEHEAD, Laurence: Transitions from

Authoritarian Rule: Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, 1986, op. cit. 193 HIRSCHMAN, Albert O., « The Political Economy of Latin America Development: seven exercices

in retrospection », in Latin American Research Review, vol. 22, no. 3, 1987, pp. 17-32

Page 156: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

156

seulement introduisent l’incertitude comme ‘paramètre central’ des démocratisations,

mais en font également un élément essentiel de la définition de la démocratie ».194

C’est en lien avec les transitions latino américaines que ce nouveau paramètre

commence à prendre de plus en plus d’importance. Javier Santiso affirme en ce sens

« En Amérique Latine, le problème de l’incertitude, indissociable de celui de la

démocratie, est particulièrement aigu, car il existe de fortes demandes de certitudes.

Aussi le problème des démocratisations latino américaines est avant tout celui de

l’institutionnalisation de l’incertitude »195. Ce nouveau paramètre va prendre une place

encore plus importante avec les transitions des pays de l’Europe Centrale et Orientale.

Adam Przeworski démontre que la démocratie implique une acceptation par les

gouvernés de l’incertitude, car les hommes politiques eux-mêmes vont prendre

conscience que les conjonctures sont changeantes dans la période de transition

démocratique et qu’il existe un risque qu’ils ne puissent pas honorer leurs promesses.

Ce qu’il faut retenir est que les transformations survenues dans l’Europe Centrale

et Orientale ont eu un impact réel sur la transitologie, notamment dans la mutation de

la structuration des débats. On assiste en effet à un glissement des débats structurels

vers des débats en termes de calculs, de choix rationnels des acteurs. De ce fait,

l’analyse des transitions dans cet espace connaît une polarisation entre deux approches

différentes : la transitologie classique d’un côté, et la path dependence, de l’autre.

Michel Dobry explique dans ce sens « Cet espace semble en effet connaître une

polarisation entre deux approches différentes. La première consiste dans ‘l’importation’,

sur ce terrain empirique, des questionnements, schémas d’analyse et hypothèses

substantives élaborés à propos des processus ayant pris place sur des terrains- ou dans

des contextes – a priori très dissemblables, les transitions en Amérique Latine et en

Europe du Sud ; il s’agit de ce qu’on pourrait appeler la transitologie classique,

marquée justement par l’orientation stratégique mentionnée à l’instant, c’est-à-dire

mettre l’accent sur les choix des acteurs des transitions, leurs dilemmes tactiques, leurs

propensions où réticences à passer des compromis avec d’autres acteurs politiques ou

d’autres forces sociales. La seconde approche, celle de la path dependence, s’est au

contraire affirmée à l’occasion de l’analyse des transitions en Europe Centrale et

Orientale et, au moins en principe, s’est définie contre le biais téléologique prêté à la

194 SANTISO, Javier, « La démocratie incertaine. La théorie des choix rationnels et la démocratisation

en Amérique Latine » in Revue Française de Science Politique, vol. 43, no.6. 1993, pp. 970-993 195 Ibid, op. cit. p. 979

Page 157: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

157

transitologie classique. La où cette dernière insistait surtout sur les calculs des acteurs

et leurs décisions à court terme, l’approche de la path dependence met en scène les

héritages du passé propre à chacune des sociétés considérées, et au poids causal de ce

passé pour les trajectoires historiques de ces sociétés. Pour cette seconde approche, les

transformations que connaissent les sociétés concernées, en particulier- mais en aucun

cas exclusivement-au plan économique, résultent d’abord de combinaisons des

ressources institutionnelles et organisationnelles héritées, sous des formes éclatées et

dispersées, des anciens régimes »196.

Nous nous proposons donc de mettre en lumière les nouvelles approches

théoriques qui intègrent la variable de l’incertitude en tant que variable à part entière

dans l’analyse des transitions. De plus, concernant les pays de l’Europe Centrale et

Orientale, le but de notre analyse est de souligner les spécificités conceptuelles propres

à cette aire géographique (Section 1).

Dans un deuxième temps, une fois la variable incertitude, inhérente à la

transition démocratique, considérée comme acquise, nous centrerons notre analyse sur

les approches théoriques qui intègrent l’héritage laissé par l’ancien régime communiste,

dans le cadre de la path dependence. Nous prendrons ainsi en compte les séquences

historiques et la temporalité dans l’analyse des transitions, pour mieux comprendre le

modèle de triple transition de Claus Offe, mais aussi pour souligner la portée du facteur

international (Section 2).

Section 1 Les théories de l’incertitude

L’histoire récente depuis les années 1980 a infirmé les théories selon lesquelles

la démocratie dépend directement d’un certain niveau de développement économique.

De nos jours, la plus grande partie des auteurs s’accordent à dire que, s’il y a un lien

indéniable entre développement économique et démocratie, ce n’est pas pour autant que

le développement économique est la condition sine qua non de l’avènement de la

196 DOBRY, Michel, « Les transitions démocratiques. Regards sur l'Etat de la 'transitologie'», in Revue

française de science politique, vol. 50, no.4-5, 2000, introduction, p.581

Page 158: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

158

démocratie. Désormais ces deux notions sont complémentaires dans l’étude des

changements de régime. Quant aux orientations théoriques, les années 80 témoignent

aussi du passage, des macro aux micro-analyses, des structures collectives aux acteurs

individuels. Une attention particulière va être désormais accordée non seulement aux

contextes nationaux et internationaux, mais aussi aux acteurs, à leurs choix et leurs

stratégies.

Javier Santiso explique ainsi : « Cette réorientation des modèles d’interprétation

des processus de chute, de transition et de consolidation repose sur deux postulats

essentiels. Le premier est que les études des préconditions n’accordent qu’une faible

importance aux variables politiques alors que celles-ci sont déterminantes pour la

compréhension des processus de démocratisation. Le second postulat du paradigme du

choix rationnels repose sur l’idée que, lors des changements démocratiques, l’action

stratégique, les choix et l’habilité des acteurs sont décisifs ».197 Afin de mieux illustrer

cette hypothèse de rationalité imparfaite dans un contexte d’incertitude propre à

l’espace post communiste nous allons nous appuyer sur trois modèles théoriques : celui

d’Adam Przeworski, celui de Guillermo O’Donnell ainsi que celui de Alfred

Hirschman.

A. L’incertitude comme variable à part entière du processus

transitionnel

Soulignons tout d’abord que l’avènement de la démocratie suite à un processus

transitionnel est doublement incertain : dans son processus et dans son résultat. Javier

Santiso explique dans ce sens, dans un article intitulé symboliquement « La démocratie

incertaine » : « Les transitions démocratiques ne conduisent pas ‘naturellement’ à la

restauration ou à l’instauration d’un régime démocratique. Et même installée, la

démocratie n’est jamais pérennisée, car, comme le soulignait Karl Popper, le ‘paradoxe

de la démocratie’ réside dans le fait que celle-ci peut démocratiquement se nier elle-

même et opter pour la dictature. Mais surtout, la démocratie des sociétés transitionnelles

197 SANTISO, Javier, « La démocratie incertaine. La théorie des choix rationnels et la démocratisation

en Amérique Latine » in Revue Française de Science Politique, vol. 43, no.6. 1993, pp. 970-993, op. cit.

Page 159: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

159

est incertaine, elle n’est que l’artefact d’un processus lui-même incertain au sein duquel

les choix et l’articulation des préférences existent dans un contexte où ‘les règles du

jeu’ sont elles-mêmes instables, changeantes et négociables, car ce qui est en jeu dans

les transitions, c’est précisément la détermination des règles présentes et à venir. La

rationalité des acteurs de la transition démocratique se trouve donc, dans ce contexte

d’incertitude, limitée ».198

Dans le même sens, plusieurs auteurs ont souligné que le processus de transition

peut inciter les acteurs à adopter des choix qui, au moins à première vue, semblent

contraires à leurs intérêts (par exemple, le cas du Président roumain Ion Iliescu qui va

faire des choix en faveur de la démocratie pour contenter les masses - nous analyserons

ce cas plus loin). Guy Hermet affirme ainsi que, paradoxalement, « les meilleurs

stratèges de la démocratisation ne sont pas toujours les démocrates les plus

convaincus »199. On est ici à un tournant dans l’analyse des logiques de comportement

de l’acteur / l’électeur rationnel. Il devient de plus en plus évident que le comportement

des acteurs demeure imprévisible et incertain, dans des conditions présentées comme

graves et sérieuses. Philippe Braud parle de la « dimension psycho-affective » 200 , à

prendre en compte, dans la mesure où les choix des acteurs se fondent davantage sur

cette dimension-là que sur des calculs rationnels.

La question de la rationalité limitée des acteurs dans un contexte d’incertitude tel

que celui des transitions démocratiques, a été analysé par Adam Przeworski, Guillermo

O’Donnell, Philippe C. Schmitter, quelques autres auteurs. Cette question est d’autant

plus passionnante, qu’elle met en évidence les problèmes de perception de la réalité et

d’évaluation des ressources pendant les périodes de crise. Dans son analyse des crises

politiques, Michel Dobry souligne que, pour mieux comprendre ce phénomène,

plusieurs dimensions doivent être prises en compte : «- en premier lieu, les difficultés

(…) à identifier des cheminements ou des séquences historiques qui en seraient typiques

(…) ;- le poids de détermination du passé, celui qui est censé compter, et la façon dont

il compte ; s’agissant plus spécialement des approches de la path dependence (…) ; -

les’ bifurcations’ historiques ou critical junctures observables, ou au moins supposées

telles (…) assimilées à de ‘grands ‘ événements (…) ; - enfin, ce dont est fait un

système démocratique consolidé et ce en quoi consiste le processus ou la phase de

198 Ibid, op. cit. p. 972 199 HERMET, Guy, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983, p. 207 200 BRAUD, Philippe, « Le jardin des délices démocratiques », in Politix, vol.5, no. 27, 1992, pp 162 et

165

Page 160: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

160

consolidation qui est supposée conduire à cet état de consolidation à ne pas confondre

avec le processus de transition lui-même ; l’une des sources majeures des difficultés sur

lesquelles butte à cet égard la transitologie réside dans l’usage, à première vue

séduisant, mais incontrôlable et passablement essentialiste, de l’idée de l’incertitude en

tant que caractéristique définitionnelle de la démocratie »201.

Si nous partons du postulat que la transition démocratique est une suite logique

d’événements, de séquences, de chemins ou trajectoires, nous prenons le risque de

tomber dans l’idée reçue selon laquelle une transition démocratique va aboutir d’office

à un régime démocratique, suite à une « only best way ». Le modèle d’Adam

Przeworski, démontre qu’il n’y a pas une seule voie pour atteindre la démocratie et que,

dans le processus transitionnel, outre les choix des acteurs eux-mêmes, ce qui a une

importance capitale, ce sont sans doute les points d’embranchement et les bifurcations à

partir desquels les transitions peuvent diverger. L’auteur nous présente ainsi un modèle

innovant qui traduit « une analyse en termes de choix stratégiques des acteurs des

transitions et des séquences historiques ordonnées ‘en arbre’, mais épousant les lois de

développement historique »202.

1- Le modèle théorique de Przeworski

Przeworski prend un point de départ classique (le « breakdown » du régime

autoritaire) et conceptualise un modèle au sein duquel des «situations stratégiques »

vont conduire, à travers l’action des acteurs politiques rationnels, à une démocratie

auto-entretenue, qu’il nomme « self sustaining democracy ». Bien évidemment, la

démocratie auto-entretenue est conçue comme un résultat possible du processus

transitionnel, un parmi d’autres que la transition peut engendrer. Aussi, au sein de ce

modèle, le processus de transition démocratique est composé de plusieurs phases

distinctes et logiques : la libéralisation du régime autoritaire, la phase de

démocratisation, ensuite la phase de consolidation de la nouvelle démocratie.

L’approche de Przeworski est relativement classique de ce point de vue, car il préconise

201 DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences

historiques, bifurcations et processus de path dependence», in Revue française de science politique,

vol.50, no. 4-5, août-octobre 2000, op. cit., p,587 202 Ibid, op. cit. p. 592

Page 161: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

161

pendant la phase de libéralisation, une institutionnalisation des conflits économiques, le

contrôle de l’armée par la nouvelle classe politique et l’institutionnalisation des

nouvelles règles du jeu démocratique.

Pour l’auteur, le régime est divisé entre les « hardliners » ou des acteurs qui ne

veulent pas entamer des réformes même quand ils sentent que la survie du régime est en

jeu, et les « liberalisers », des acteurs dont l’intention au moins au début du « dégel »

n’est pas de détruire le système, mais seulement d’élargir ses bases sociales en cooptant

de nouveaux segments de la société civile. Cette stratégie de la part des « liberalisers »

est censée leur permette de réduire la/les tensions sociales et de consolider leur position

au détriment des « hardliners ». Przeworski nous propose ainsi, le modèle suivant en

« arbre » :

« Liberalisers »

Statu quo dictatorial la société civile

Système « liberalisers »

dictatorial élargi

Dictature rétrécie insurrection transition

Schéma d’après A. Przeworski, « The Game of Transition », op. cit. p.112

En résumé, l’auteur propose quatre sorties possibles du processus transitionnel,

en fonction des interactions entre les différents acteurs :

1° Le « statu quo dictatorial », qui implique que les éléments contestataires de la société

civile sont « intégrés » au sein du régime autoritaire, mais ce n’est pas pour autant que

Page 162: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

162

le régime va entamer, ni garantir des réformes démocratiques. Par contre, la possibilité

que le régime entame des réformes démocratiques ultérieurement, existe.

2° Le « système dictatorial élargi », au sein duquel des acteurs qui s’identifient comme

des « proto libérateurs » (traduction libre) lancent des signaux qui traduisent leur accord

à tolérer des organisations et/ou associations en dehors du système. Dans ce cas, la

transition vers un régime démocratique se fait avec succès.

3° Le « système dictatorial rétréci », au sein duquel la société civile continue de

s’organiser de façon autonome. Dans ce cas, les « liberalisers » peuvent continuer avec

succès le processus transitionnel vers une « self sustaining democracy ».

4° Enfin, en cas d’échec dans le processus de « breakdown » du régime, outre la

répression, le durcissement du régime est toujours envisageable.

Dans le même temps, deux autres issues sont envisageables.

La première issue, de type social, met en évidence le fait que le leader peut

devenir très connu, avoir des contacts avec d’autres acteurs clés à l’étranger, ce qui

entraînera un changement de perception de l’opposition, la rendant moins menaçante

qu’au départ.

La deuxième issue revêt, quant à elle, une dimension psychologique. Les

« liberalisers » peuvent se rendre compte qu’ils n’ont finalement pas tant à perdre dans

une transition démocratique, en tout cas pas autant qu’ils pouvaient le penser au début.

Ils courent néanmoins le risque de minimiser l’impact des changements engendrés par

un changement de régime, de ne plus avoir « peur » de la démocratie. Dans ce cas, ils

peuvent supposer (à tort dans la plupart des cas) qu’en étant la force sociale la mieux

organisée dans la société, ils peuvent facilement gagner les élections.

Il nous semble également important de rappeler que Przeworski distingue quatre

types d’acteurs politiques qui participent à son modèle. Il place donc d’un côté les

« hardliners » et les « reformers » au sein de l’appareil d’Etat autoritaire ; de l’autre

côté, il situe les « moderates » et les « radicals » au sein de la société civile. Les

« hardliners » sont le noyau répressif dans une dictature, alors que les « reformers »

sont recrutés parmi les politiques du régime. Ceux-ci peuvent également être recrutés

parmi les responsables des coopératives agricoles ou au sein de la bourgeoisie encore en

place. Ces individus préfèrent les réformes, car elles représentent pour eux la clé pour

accéder aux technologies modernes, à une plus grande souplesse de management et à

des perspectives de carrière.

Page 163: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

163

Au sein de la société civile, la différence majeure entre « moderates » et

« radicals » réside non pas dans le but recherché, qui demeure le même, que dans la

peur des « hardliners ». En même temps, selon Przeworski, il n’y a que deux scénarios

qui peuvent induire un équilibre menant à la démocratie. Dans le premier, les

« radicals » cessent d’être des radicaux. Une fois que le cadre démocratique est établi

par un accord entre les « moderates » et les « reformers », les « radicals » vont se

transformer en « moderates ». Dans le deuxième, les « moderates » vont préférer la

démocratie à une alliance avec les « radicals ».

Nous pensons que la plus grande innovation apportée par ce modèle, réside dans

son analyse des « situations stratégiques » au sein de chacune des phases qui

caractérisent le processus de transition démocratique. Ainsi, au sein de ces phases, il y a

des embranchements qui, en fonction des choix des acteurs dans le cadre des

« situations stratégiques », vont déboucher sur une trajectoire distincte au sein du

processus transitionnel. Sont ainsi mis en évidence quatre embranchements différents.

Trois d’entre eux (au sein desquels la société civile est protégée et même encouragée à

se développer) vont conduire à une transition démocratique classique, à la suite de

laquelle une démocratie auto-entretenue va voir le jour. Le dernier embranchement

présente la possibilité de ne pas aboutir à une transition démocratique, car l’un des

acteurs clé, les ‘liberalisers’, va prendre la décision stratégique à un instant T

d’empêcher et/ou de ne pas adhérer aux mouvements de mobilisation de la société

civile. Pour l’auteur, ce nouvel élément implique que la répression de la mobilisation de

la société civile empêche la démocratie d’advenir.

Mais, pour une analyse plus approfondie du modèle, il convient souligner deux

points, assurément très importants. Tout d’abord, ce qui a un impact essentiel sur

l’avènement de la démocratie, ce n’est pas tellement le point de départ du processus, ses

conditions initiales, mais surtout la trajectoire que des acteurs rationnels vont imposer

au processus transitionnel, toujours dans ce climat d’incertitude propre aux

changements de régimes et aux crises politiques. Ensuite, on se trouve en présence

d’une seule trajectoire vers la démocratie, vue ici comme « the only best way » ; en

effet, il y a au sein de cette trajectoire des situations stratégiques et des acteurs

rationnels qui vont choisir le meilleur chemin vers la démocratie.

Par contre, ce qui nous interpelle, c’est (toujours en référence au modèle de

Przeworski) que les séquences des choix sont les mêmes pour les acteurs, quelle que

soit la durée de la phase de libéralisation. Or ,il est bien connu que la situation est plus

instable pendant la phase de libéralisation et qu’il est pratiquement impossible d’avoir

Page 164: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

164

les mêmes séquences pendant une phase qui ne dure que quelques mois (comme ce fut

le cas en Pologne) et pendant une phase qui dure des années (par exemple en Roumanie,

avec des allers et retours entre la ‘démocratie originale’203 et la véritable démocratie

libérale). Puisque l’incertitude occupe une place centrale au sein de ce modèle

d’analyse, il convient de mesurer son impact sur le processus transitionnel.

2- L’incertitude dans le modèle de Przeworski

Nous nous proposons d’analyser le modèle de Przeworski à la lumière de la

nouvelle variable de l’incertitude. « Le processus d’établissement de la démocratie, note

A. Przeworski, est un processus d’institutionnalisation de l’incertitude,

d’assujettissement de tous les intérêts à l’incertitude. Dans un régime autoritaire, des

groupes, essentiellement des forces armées, ont la capacité d’intervenir si le résultat

d’un conflit est contraire à leurs intérêts…. Dans une démocratie, aucun groupe n’est

capable d’intervenir si un conflit intervient et empêche ses intérêts de se réaliser. La

démocratie suppose que tous les groupes doivent soumettre leurs intérêts à

l’incertitude… »204.

Afin de démontrer que l’incertitude est une caractéristique propre à un régime

démocratique, Przeworski met en évidence le fait que l’avènement des conflits dans un

régime démocratique est incertain, et même beaucoup plus incertain que dans d’autres

types de régimes politiques. De ce fait, aucun acteur ne peut avoir une vision globale et

objective ni sur le régime, ni sur l’impact des stratégies. Tout contrôle des résultats des

conflits étant impossible, cela constitue un pas décisif vers la démocratie. Concernant le

modèle de Przeworski, Javier Santiso écrit précisément : « La démocratie est avant tout

un système régulant et organisant l’incertain, un processus délibératif ‘of day to day

supervision’, dans lequel les résultats ne sont jamais connus ex-ante. Dans cette

perspective, la transition est bel et bien l’institutionnalisation, toujours réversible, de

l’incertitude. La rationalité des choix et des stratégies des acteurs de la transition se

trouve ainsi soumise à un certain nombre d’incertitudes tenant, notamment, à la

difficulté d’identifier clairement les parties intervenant dans le processus, à l’extrême

203 Nous faisons référence à la notion de 'démocratie originale', telle que conçue et mise en pratique par

le Président Ion Iliescu de 1990 à1992. 204 PRZEWORSKI, Adam, Democracy and the Market, Cambridge University Press, 1991, p. 49

Page 165: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

165

volatilité des positions et des coalitions des autres parties prenantes et aussi à

l’instabilité des calculs et des intérêts des partenaires-adversaires »205.

Pour notre part, nous rejoignons le point de vue de Przeworski, qui cherche à

démontrer que l’issue des conflits dans un régime démocratique et/ou en transition est

incertaine. Par contre, nous estimons que la deuxième partie de son postulat (selon

laquelle l’avènement des conflits et leurs évolutions sont encore plus incertains dans

une démocratie que dans un régime autoritaire) manque de substance. En effet, dans sa

démonstration, l’auteur accentue l’incertitude des régimes démocratiques, qui contraste

avec l’incertitude au sein des régimes autoritaires. Ainsi, son argument de base relatif à

l’incertitude est que, dans un système démocratique, tous les acteurs doivent respecter

la majorité existante ou à venir. De ce fait, tout accord sur d’éventuelles décisions à

prendre est quasiment impossible, car une nouvelle majorité peut naître à tout

moment, ce qui conduit à admettre que l’incertitude est considérable.

De plus, dans un système démocratique, la majorité peut changer à la suite

d’élections libres et périodiques ; de sorte que la démocratie n’est pas simplement un

système conduit par une seule majorité. Cet état de fait remet en cause le modèle de

Przeworski à deux points de vue. Tout d’abord, une autre majorité peut arriver au

pouvoir, car même si l’opposition est en minorité à un instant T (et toutes les minorités

sont protégées par la loi dans une démocratie), la donne peut changer suite à des

élections libres. La majorité au pouvoir doit respecter certaines limites ; le non-respect

de ces limites, implique que la démocratie n’en est plus une. Deuxièmement,

Przeworski part du principe que la plupart des démocraties ont des constitutions écrites

(à quelques exceptions près comme la Grande Bretagne) et le postulat de l’auteur, selon

lequel les règles du jeu démocratique peuvent être changées par la nouvelle majorité au

pouvoir, n’est pas conforme aux constitutions de pays démocratiques. Des changements

dans les règles du jeu ou des changements dans la constitution sont généralement des

processus très longs et très complexes et demandent plus de temps que celui dont

dispose une majorité au pouvoir. C’est principalement pour cela que des changements

majeurs dans la Constitution d’un pays démocratique n’interviennent pas avec une

fréquence régulière.

205 SANTISO, Javier, « La démocratie incertaine. La théorie des choix rationnels et la démocratisation

en Amérique Latine » in Revue Française de Science Politique, vol. 43, no.6. 1993, op. cit. pp. 970-971

Page 166: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

166

Soulignons aussi que, dans une démocratie consolidée, le niveau d’incertitude est

plus réduit que dans un système politique en transition, car généralement la plus grande

partie des professionnels de la politique connaissent et respectent les règles du jeu. La

Constitution est parfaitement connue et intégrée dans les règles du jeu politique. En

même temps, elle a toujours un impact positif sur les logiques et les stratégies des

acteurs (au pouvoir ou dans l’opposition), car celles-ci dépendent des règles

constitutionnelles. Pour résumer, la formalisation des règles du jeu politique (c’est-à-

dire la difficulté d’en changer les plus importantes une fois qu’elles ont été mises en

place et intégrées et le fait que c’est grâce à ces règles que la majorité en place se trouve

au pouvoir) indique que des acteurs au pouvoir n’ont aucun intérêt à rechercher ou à

provoquer un quelconque changement, mais aussi que l’incertitude n’est pas aussi

omniprésente que le soutient Przeworski.

Les expériences récentes survenues dans les pays de l’Europe Centrale et

Orientale ont démontré qu’au moins deux types d’acteurs politiques ont le pouvoir

d’influencer l’agenda des changements politiques dans des pays en crise. Il s’agit de

l’Armée et de la nouvelle classe capitaliste en devenir. Soulignons tout d’abord qu’en

termes de stratégies, les nouvelles démocraties ne peuvent pas procéder à des

changements au sein de l’Armée et cela pour deux raisons différentes. Premièrement,

parce que, dans la plupart des cas, l’Armée est un acteur stratégique dans le changement

de régime. Deuxièmement, parce que l’Armée demeure hermétique aux changements au

sein de ses propres structures, sinon le risque existe qu’elle s’attaque à la nouvelle

démocratie et à ses acteurs (qu’elle a probablement soutenus).

Le modèle imaginé par Przeworski prend, comme acteur politique à part entière,

une classe capitaliste déjà formée, qui a un pouvoir certain sur le maintien de la

démocratie et sur la régulation des incertitudes. Dans les pays en transition

démocratique, au sein des démocraties naissantes, la classe capitaliste va renaître

rapidement si elle a été anéantie par le régime autoritaire, ou elle va relativement vite

reprendre ses marques si elle a seulement été écartée du jeu. Car si la classe capitaliste a

une telle importance, ce n’est pas sans lien avec les capitaux qu’elle peut injecter dans

l’économie, tout en demandant une stabilité du système. Cet argument est mis en avant

par l’auteur dès 1988, pour souligner le poids de la classe capitaliste dans l’économie,

ainsi que dans le système démocratique existant et/ou naissant tout court. Par contre, si

dans une démocratie stabilisée le poids de la classe capitaliste est important car elle

peut avoir une influence sur une éventuelle récession économique qui déstabiliserait le

Page 167: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

167

système, ce n’est pas le cas dans le cadre des pays en transition démocratique, où elle

voit son poids et son rôle beaucoup plus restreints.

Nous rejoignons le point de vue de l’auteur selon lequel, là où des acteurs ont

des droits de veto trop élevés, nous ne sommes pas en présence d’un régime

démocratique. A contrario, un droit de veto alloué à des acteurs, démontre bien que

nous sommes en présence d’un régime démocratique. De même, nous pensons qu’au

sein des nouveaux régimes en transition, le droit de veto des militaires et de la classe

capitaliste peut leur permettre de contrecarrer des décisions qui ne leurs sont pas

favorables et d’exercer une influence en leur faveur propre. A ce titre, nous sommes en

présence de l’incertitude inhérente aux acteurs du système démocratique quant à l’issue

de la compétition électorale. Vu la difficulté d’identifier les « intérêts » sociaux

vainqueurs ainsi que les acteurs qui les représentent, Przeworski met en évidence aussi

le fait qu’une nouvelle démocratie est synonyme d’assujettissement de tous les intérêts

à l’incertitude206.

B. Approches stratégiques et modèles explicatifs

L’approche théorique en termes de choix rationnels n’est pas directement liée à

une période de l’histoire en particulier, ni à une aire géographique. Pourtant, il nous

semble utile de souligner qu’elle a pris de l’essor avec les changements de régimes

propres à la troisième vague de démocratisation. La théorie des choix stratégiques et la

théorie des jeux ne sont que deux variantes de choix rationnels. Que ce soit Przeworski,

O’Donnell ou encore Hirschman, ces auteurs et bien d’autres considèrent que les

démocratisations sont le résultat des actions des acteurs rationnels qui vont mettre

en place des stratégies et faire des choix rationnels conduisant à des changements de

type de régime. Deux remarques s’imposent pourtant : tout d’abord, sur le fait que les

choix des acteurs peuvent rencontrer des freins liées aux structures politiques, sociales

et économiques existantes ; ensuite, les choix et les stratégies des acteurs n’ont pas

toujours le résultat escompté et la situation peut ne pas leur être toujours favorable.

Selon Collier et Norden : « L’analyse en termes de choix rationnels est construite sur

des faits réels de la vie politique tels que : 1) les leaders politiques cherchent à

206 PRZEWORSKI, Adam, Democracy and the Market, Cambridge University Press, 1991, pp. 12-13

Page 168: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

168

construire des coalitions, afin de pouvoir promouvoir leurs objectifs ; 2) les leaders au

pouvoir vont souvent chercher (quoique pas toujours) à créer des coalitions ce qui leur

permettra de gagner de nouveaux partisans, sans pour autant contrarier leurs

adversaires ; 3) les acteurs peuvent changer facilement de camp dans une ‘bataille

politique’, seulement par désir d’aller ‘avec le gagnant’ ; 4) dans ce contexte les leaders

doivent constamment essayer de convaincre les éventuels partisans qu’ils vont en effet

gagner ; 5) plus les leaders sont compétitifs dans la réalisation de ces objectifs, plus ils

ont des chances d’atteindre leurs objectifs »207 (traduction libre).

1- Le modèle de O’Donnell et Schmitter : la double transition

Comme nous l’avons déjà souligné, l’approche en termes de choix stratégiques

comporte une dimension analytique qui met en avant les stratégies qui vont influencer

la prise de décisions. Soulignons aussi qu’au sein de cette approche, la théorie des jeux

a une place importante. Théorie des choix stratégiques ou théorie des jeux, toutes deux

vont prendre en compte le fait que lors de la prise de décisions, chaque acteur va tenir

compte du comportement des autres acteurs, mais aussi le fait que les acteurs vont

tenter de s’influencer mutuellement. Les choix et les comportements des acteurs

demeurent ainsi très incertains et imprévisibles. Aussi est-il important de rappeler que,

de la même manière que Przeworski, O’Donnell et Schmitter distinguent dans leur

analyse plusieurs niveaux d’incertitude. O’Donnell place l’incertitude au centre de son

analyse : « Non seulement les règles du jeu politique sont en changement constant, mais

généralement elles sont très contestées ; les acteurs vont se battre non seulement pour

satisfaire leurs intérêts immédiats et/ou les intérêts de ceux qu’ils représentent, mais

aussi pour définir les règles et les procédures dont les configurations vont influencer

leur réussite ou leur échec dans le futur »208 (traduction libre).

A la différence de Przeworski (dont le modèle proposait une analyse des

changements de régime suite à la chute d’un régime autoritaire), le modèle que propose

207 COLLIER, David, NORDEN, Deborah L., « Strategic choice models of political change in Latin

America», in Comparative Politics, vol. 24, no. 2, janvier 1992, pp. 229-243 208 O'DONNELL, Guillermo, SCHMITTER, Philippe C., WHITEHEAD, Laurence: Transitions from

Authoritarian Rule: Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, 1986, op. cit., p.

66

Page 169: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

169

O’Donnell analyse la période qui suit la chute d’un régime autoritaire et explore des

stratégies de consolidation de la démocratie afin d’empêcher un éventuel retour de

l’autoritarisme. De ce fait, puisque son modèle se décline en deux temps différents –

transition et consolidation- celui-ci est aussi appelé le modèle de la double transition.

L’auteur analyse non seulement les probabilités subjectives de succès des acteurs qui

vont œuvrer en faveur d’un changement de régime, mais explore aussi les coûts et les

bénéfices pour tous ceux qui peuvent soutenir un éventuel coup d’Etat. Le point

commun des trois auteurs est donc lié à la recherche d’une stratégie qui pourrait

permettre un changement du contexte dans lequel les choix des acteurs sont opérés.

Soulignons aussi que, pour O’Donnell, l’incertitude est aussi directement liée au

fait qu’aucun des acteurs ne peut connaître avec précision les choix des autres acteurs.

De ce fait, non seulement l’incertitude est fonction de l’instabilité des règles du jeu

démocratique, mais les stratégies et les choix des individus, notamment des élites,

peuvent être à l’origine des changements de régime. A la différence de Przeworski (qui

identifie quatre types d’acteurs en faveur du changement du régime et des acteurs qui

favorisent le statu quo, fonction du degré des risques pris et de la balance des coûts/

bénéfices), O’Donnell se focalise sur deux types d’acteurs. Son approche centrée sur la

préférence des acteurs le conduit à identifier des acteurs engagés dans le processus de

changement de régime et d’autres qui vont intervenir seulement dans le processus de

consolidation démocratique.

Par contre, l’analyse d’O’Donnell rejoint celle d’Hirschman, car les deux auteurs

vont prendre en compte les complications que peuvent induire les différents niveaux des

préférences des acteurs, mais aussi les changements dans ces préférences. Et si

initialement O’Donnell partait d’un modèle selon lequel les préférences des acteurs sont

figées, il finit par prendre en compte les possibilités de changement et d’évolution des

préférences des acteurs au sein du jeu démocratique (car les acteurs eux-mêmes peuvent

changer). Un autre point commun que partagent cette O’Donnell et Przeworski est celui

de l’origine et du seuil de la formation d’une coalition. Pour Przeworski, ce seuil est

atteint lorsque « le nombre des acteurs nécessaires et suffisant pour créer un

mouvement vers une libéralisation couronnée de succès est atteint » 209 (traduction

libre), pour O’Donnell ce seuil est plus complexe. De ce fait, il explique que : « étant

donné le niveau de répartition des préférences parmi les acteurs, la décision de

209 COLLIER, David, NORDEN, Deborah L., « Strategic choice models of political change in Latin

America», in Comparative Politics, vol. 24, no. 2, janvier 1992, pp. 229-243, op. cit. p. 237

Page 170: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

170

participer ou non au processus de renversement du régime est non seulement fonction

de ces préférences mais aussi des coûts et bénéfices anticipés de leur participation, qui

restent à leur tour tributaires des choix que d’autres acteurs vont effectuer. Une autre

hypothèse déjà valide est que les coûts de la participation vont décroître, si le nombre

des acteurs engagés dans le processus va augmenter »210 (traduction libre)

Autrement dit, à partir du moment où la coalition en faveur du changement de

régime réunit un assez grand nombre de membres, l’apparente probabilité de la réussite

de la coalition croît presque réellement (car le risque d’échec existe toujours) et

l’avantage de joindre cette coalition croît proportionnellement. Pour l’auteur ainsi que

pour Przeworski, au sein de cette coalition l’ancienne bourgeoisie et l’armée occupent

une place de choix. Soulignons aussi que, pour les acteurs qui se disent ‘neutres’, le

choix de rejoindre ou pas le mouvement est très subjectif. Dans la construction d’une

coalition la valeur présente des résultats et les conséquences des agissements des

acteurs est difficilement prévisible. Quoi qu’il en soit, quels que soient les acteurs qui

constituent la coalition, il est primordial que des acteurs comme l’armée ne soient pas

opposés aux réformes, à la transition démocratique ou à la consolidation démocratique.

Cette idée est centrale dans le modèle d’O’Donnell puisque celui-ci se décline autour

des deux axes principaux : la transition démocratique d’abord, la consolidation

démocratique par la suite.

N’oublions pas que le point de départ du modèle d’O’Donnell est le risque de

retour en arrière vers un régime autoritaire, suite à une transition démocratique qui

échoue. Ce qui explique le fait qu’il complète son modèle avec une autre étape clé du

processus de démocratisation, la consolidation. Comme le souligne bien Michel

Dobry, la transition se déroule dans un contexte d’incertitude, ce qui explique que les

acteurs ont des difficultés pour : « s’orienter, calculer et interpréter les situations ou

même les identités des autres protagonistes (…) car les contraintes ou déterminations

qui pèsent alors sur les acteurs, leurs perceptions et leurs calculs ne sont pas les

mêmes(…) »211. Une autre difficulté spécifique aux transitions est européennes est liée

au fait que la transition politique s’accompagne d’une transition économique. Si ces

210 Ibid, op. cit.,p. 237-238. Les auteurs font référence à l'article de O'Donnell paru en 1985 "Notes for

the Study of Democratic Consolidation in Contemporary Latin America", The Helen Kellogg Institute

for International Studies, University of Notre Dame, 195, p. 71 211 DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences

historiques, bifurcations et processus de path dependence», in Revue française de science politique,

vol.50, no. 4-5, Août-Octobre 2000, op. cit.

Page 171: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

171

deux étapes sont réussies, alors seulement le processus de consolidation peut

commencer.

Par contre, l’auteur met en garde contre les risques qu’implique une

consolidation. Car, si d’un côté la consolidation est synonyme d’une assise du régime,

de l’autre il y a un risque de figer « des institutions politiques incomplètes, limitées ou

fonctionnant mal, par souci de stabiliser et de consolider les changements intervenus

dans le régime. En conséquence, toute évolution démocratique supplémentaire devient

plus difficile et tend à être interprétée comme une menace planant sur la consolidation

du régime » 212 . Ce qui compte selon nous et qui correspond le mieux à la réalité

spécifique des pays de l’Europe Centrale et Orientale, c’est que le changement n’est pas

incompatible avec l’institutionnalisation du régime, mais aussi que la consolidation

n’est en aucun cas fonction des régimes politiques statiques. Il est clair que les jeunes

démocraties sont en constante mutation, les acteurs quant à eux en constante interaction,

ce qui induit que la consolidation est un processus continu. Mais la mise en place de ce

modèle doit être fait en tenant compte aussi de la qualité des démocraties issues des

transitions démocratiques, tout en prenant garde au risque de ne pas tomber dans le

piège d’une seconde transition au lieu d’une consolidation. Dans ces conditions, la

consolidation ne doit pas viser exclusivement la stabilisation et l’institutionnalisation

des nouvelles règles politiques, dans la mesure où elles vont forcément changer à un

moment ou un autre.

2. Le modèle d’Alfred Hirschman: ‘reform mongering’

Dans la lignée des modèles qui illustrent les approches stratégiques des acteurs,

celui d’Alfred Hirschman intitulé « reform mongering » explique comment, dans un

contexte d’incertitude des transitions, les Gouvernants peuvent accroître la stabilité du

régime et le succès des réformes qu’ils souhaitent mettre en place, grâce à la

construction de coalitions politiques gagnantes. A cet égard, son modèle complète celui

de Przeworski et O’Donnell, en se concentrant essentiellement sur des réformes qui

vont permettre la démocratisation (propre à Przeworski) ou la

212 GUILHOT, Nicolas, SCHMITTER, Philippe C, « De la transition à la consolidation. Une lecture

rétrospective des democratization studies», in Revue Française des Science Politique, vol.50, no. 4,

2000, op. cit, p. 625

Page 172: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

172

démocratisation/consolidation (propre à O’Donnell). Ces réformes sont possibles grâce

à des coalitions qui vont influencer la perception de certains événements, comme par

exemple les révolutions. Pour Hirschman les acteurs se trouvent divisés en deux groups

différents en fonction de leurs préférences et implications dans le changement de

régime. Ainsi nous sommes en présence des conservateurs et des progressistes qui vont

être pour ou contre des réformes en faveur de la démocratie toujours, selon leurs

préférences.

Ainsi, selon l’auteur, une réforme négociée demande : « 1) des concessions

mutuelles vis-à-vis des votes accordés par des acteurs aux questions qui les concernent

le plus ; 2) d’établir un lien entre les différentes problématiques et de convaincre les

acteurs que le succès de leurs réformes est fonction du succès des réformes du camp

opposé ; 3) de former des alliances nouvelles pour chaque problématique»213 (traduction

libre). Malgré ces arguments, nous pensons que ce type de réforme peut permettre à des

acteurs de créer de nouvelles alliances, car à un moment ou un autre cela peut être dans

leur intérêt. De la même manière, le modèle mis en place par Hirschman est facilement

applicable aux pays de l’Est, car il illustre le choix des acteurs au moment des

révolutions et concerne ainsi les perceptions des acteurs vis-à-vis du processus

révolutionnaire. C’est pourquoi Hirschman démontre qu’au moment où la révolution se

présente comme une possibilité réelle, « l’instinct de préservation va inciter les

décideurs à ‘donner’ quelque chose (dans le sens de faire de concessions ou s’impliquer

davantage dans le processus révolutionnaire) afin de ne pas tout perdre »214 (traduction

libre).

C’est à partir de ce seuil que les initiateurs / négociateurs des réformes vont tout

faire pour convaincre les conservateurs qu’une réforme peut réduire la probabilité d’une

révolution, espérant ainsi réduire ou au moins modifier leur perception de la situation et

la rendre plus subjective. Selon Hirschman : « il est très probable que les acteurs de la

révolution redoublent d’effort s’ils se rendent compte que le support sur lequel ils

voulaient construire la révolution s’amenuise »215 (traduction libre). Nous pensons donc

que ces probabilités subjectives peuvent avoir un impact différent sur les acteurs à la

tête de la coalition, mais aussi sur les acteurs qui ont l’intention de les rejoindre. De la

213 HIRSCHMAN, Albert O, « Models of Reform- Mongering», in Journeys Toward Progress: Studies

of Economic Policy-Making in Latin America, Garden City, New York, Doubleday, 1965, p. 371 214 Ibid, op. cit. p. 359 215 Ibid, op. cit. p. 355

Page 173: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

173

même manière, nous sommes en présence de la possibilité qu’une perception trop

subjective de la situation soit erronée et qu’elle conduise à une implication moins

importante des acteurs conservateurs dans un éventuel processus révolutionnaire.

Soulignons aussi, concernant ce modèle, qu’il est possible qu’il ne trouve jamais

d’application concrète. Par exemple, la condition sine qua non de l’existence même de

ce modèle est une l’avènement d’une révolution ; de même, l’une des ses techniques

privilégiées est de convaincre les conservateurs du régime d’entamer des réformes afin

que la probabilité d’une révolution se réduise. Nous avons décidé de revisiter ce

modèle, dans la mesure où il a trouvé un deuxième souffle avec les révolutions

survenues dans les pays de l’Est en 1989. Les trois modèles d’analyse des choix

stratégiques des acteurs dans un contexte d’incertitude avérée se complètent

mutuellement et trouvent tous un écho dans les changements de régime propres aux

pays de l’Est.

De nombreuses analyses de ces modèles ont été effectuées avec le temps, ainsi

que des synthèses. Il nous semble utile de rappeler ici celle réalisée par David Collier,

car elle reste à notre avis la plus complète et la plus synthétique. L’auteur démontre que

l’approche en termes de choix stratégiques, en comparaison avec d’autres approches,

met l’accent sur les opportunités de choix et de changement qu’ont les acteurs dans un

processus de transition démocratique. Mais le plus important sans doute reste le fait que

ce type d’approche s’inscrit dans une démarche de complémentarité et/ou de

convergence avec d’autres types d’approches utilisés dans l’étude des transitions

démocratiques.

Page 174: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

174

Référence: Comparative Politics 24, N° 2, January 1992, p.229-43

Figure 1: Building Blocks of the Models

HIRSCHMAN PRZEWORSKI O’DONNELL

ORGANIZATION OF THE MODELS Goal Being Promoted

Reform Democratization Democratic Consolidation

Approach to Defining Actors

PreferenceCentered

Focus on Risk-Aversion

PreferenceCentered

KeyActors

Reformers, Conservatives,Revolutionaries,Plus Intermediate Categories

Risk-Insensitive Advocates of Democracy or Authoritarianism; Risk Averse Actors with More ContingentPreferences

Consolidators(C’s), Prefer Breakdown (B’s), and Neutrals (N’s)

Definitionof Preference Distributions

Categories of Advocates,Opponents, and Intermediate Positions

Focus on Whether Balance of Benefits and Risks leads to Participation in Democratizing Coalition

Continuum from Advocates of Democratic Consolidation to Advocates of Breakdown of Democracy

Focus on Thresholds

Not a Central Concern

Central Concern Central Concern

|STRATEGIES FOR PROMOTOR OF CHANCE|CoalitionBuilding Based on Issue- Linkage

CentralConcern

NotDiscussed

Crucial to Game between C’s and N’s

Modify Subjective Probabilities of Success

Focuses on issue- Linkage to SubjectiveProbability of Revolution

CentralConcern

CentralConcern

Changing Costs Not Discussed Not Discussed Central Concern ModifyPerceptions of Costs

NotDiscussed

NotDiscussed

CentralConcern

Role of Signals and Symbols

Inform Leaders of Threats Such as High Probability of Violence or Revolution

Inform Risk-Averse Actors of Their Position Relative to “K”

Consolidators Use Media To signal Impending Changes in Costs

Page 175: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

175

Section 2 Les théories du choix rationnel de l’acteur

Plus de vingt années après, le phénomène 1989 a acquis une dimension

historique beaucoup plus importante que prévue. Comme nous l’avons déjà souligné,

l’effondrement de l’Empire soviétique, donc la fin du partage du monde entre l’Est et

l’Ouest, constitue le point de départ des bouleversements qui ont secoué l’Europe et qui

ont eu un impact sur le monde entier. On a assisté à la naissance de nouveaux Etats

démocratiques et à la formation de régimes autoritaires avec des prétentions territoriales

(cf. l’ex-Yougoslavie). De plus, le système des relations internationales a été bouleversé

et un modèle d’intégration régionale s’est mis en place. Face à la crise des Etats et à

leur incapacité d’assumer au moins temporairement leurs prérogatives, le rôle des

acteurs internationaux devient crucial et leur intervention n’est plus vue comme une

ingérence dans les affaires internes de l’Etat. Tous ces changements ont été rendus

possibles par la chute presque soudaine du communisme.

Avec le recul que nous offrent plus de vingt années de transition démocratique,

le terme de transformation semble, à ce jour, plus approprié que celui de transition. Il

nous offre la possibilité d’appréhender les changements sociaux dans les pays de

l’Europe Centrale et Orientale à travers une approche sociologique et historique du

politique et de l’action collective. Il a aussi le mérite de permettre une lecture des

interventions des acteurs en fonction de leur rationalité et de leurs choix. De même,

dans notre analyse, le facteur incertitude reste l’un des éléments clé. Outre la prise en

compte du passé, l’incertitude demeure indispensable dans la bonne compréhension des

processus de changement. Selon Jean-Yves Potel : « L’incertitude ne provient ni de

l’enrayement de telle ou telle mécanique du fait de l’inexpérience ou de la maladresse

de ses utilisateurs, ni même de l’irrationalité du choix des acteurs, mais de ce bricolage

permanent entre des organisations qui se dérobent et des valeurs instables. (…) La fin

du système communiste en Europe a sans doute libéré des millions de personnes du joug

totalitaire, mais elle n’a pas été forcement progressiste »216.

Le point de départ des transformations qui ont eu lieu dans les pays de l’Europe

Centrale et Orientale réside dans la crise du système communiste, perçu comme un

216 POTEL, Jean-Yves, « La fin du communisme », in Strates, vol.12, 2006, mis en ligne le 19 juillet

2007, consulté le 07 novembre 2010. http://strates.revues.org/1612

Page 176: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

176

système totalitaire. Par contre, la remise en cause et le renversement d’un Parti Etat

n’est pas un phénomène propre à l’Europe. Mais ce qui caractérise les transformations

dans cette aire géographique, c’est la quasi-simultanéité des transformations politiques

et économiques et, surtout, la remise en cause de l’intégrité territoriale des Etats. C’est

la première fois dans l’histoire des transitions que ce phénomène survient : les

frontières de certains Etats vont se redessiner, non sans conséquences, parfois lourdes.

Soulignons que l’année 1989 est synonyme de crises politiques qui ont engendré

des réactions en chaîne : de la Pologne à l’effondrement des régimes politiques

communistes dans les ex-pays satellites de Moscou, en passant par la crise hongroise, la

dislocation de l’ex Yougoslavie, la chute du Mur de Berlin. De plus, c’est la première

fois que le facteur international acquiert une place de choix dans le processus de

changement des régimes. Sans y être contraintes, les nouvelles démocraties vont céder

temporairement une partie de la gestion des affaires de l’Etat à des organismes et des

acteurs extérieurs. On mettra en lumière d’abord ce que Claus Offe a nommé « la triple

transition » et aussi l’importance croissante du facteur international, puis on proposera

une lecture critique des « critical jonctures » et de l’impact de l’élément temporel dans

l’analyse des transitions.

A. La transitologie micro-orientée : l’acteur, élément clé

d’une transition démocratique réussie

Comme nous l’avons déjà souligné, les bouleversements qu’ont connus les pays

de l’Europe Centrale et Orientale au début des années 90 constituent un champ d’étude

et d’expérimentation inédit pour la science politique. On rappelle ici que, avec les

transitions démocratiques des pays de l’Amérique Latine et de l’Europe du Sud, l’accent

a été mis sur les approches macro économiques et endogènes (les désormais bien connus

pré-conditions) pour comprendre et expliquer ces changements. Mais aujourd’hui

encore, les thèses mises en avant par les théories de la modernisation ont été largement

discréditées à la suite des événements communément désignés par le terme de

« troisième vague des transitions ». Le débat sur les pré-requis économiques et culturels

de la démocratie n’est pas dépassé, nous avons assisté à un glissement de ce concept

vers la consolidation démocratique. Nous assistons de ce fait à la naissance d’une

double transition, économique et politique, mais aussi à deux phases bien distinctes au

Page 177: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

177

sein du processus : la transition et la consolidation, étape de l’institutionnalisation de la

démocratie.

Pour Claus Offe, le processus de transition qu’ont expérimenté les pays de l’Europe

Centrale et Orientale est foncièrement différent de celui qu’ont pu connaître les trois

groupes de pays que Huntington situe au sein de la deuxième vague des transitions.

Pour rappel, l’auteur fait référence aux « démocraties d’après guerre »217 (Italie, Japon,

Allemagne de l’Ouest), aux démocraties du Sud de l’Europe dans les années 70

(Portugal, Espagne, Grèce), ainsi qu’aux démocraties issues de la chute des régimes

autoritaires en Amérique Latine dans les années 80 (Argentine, Brésil, Uruguay, Chili,

Paraguay).

1- Le modèle de Claus Offe : la « triple transition » en Europe

Il est vrai qu’à première vue rien n’empêche d’ajouter les transitions des pays de

l’Europe Centrale et de l’Est à ce groupe de pays déjà mentionnés. Mais, comme le

précise Claus Offe lui-même, cette démarche serait « inappropriée et trompeuse »218. Si

nous faisons une comparaison entre les transitions de ces trois groupes de pays et les

transformations qu’ont connues les pays ex communistes, il est pourtant évident que le

processus n’est pas le même, dans la mesure où les données de base sont différentes.

Nous sommes en effet en présence de paramètres divergents. Le seul point commun,

selon nous, reste le fait que tous ces pays sont passés d’un régime autoritaire à un

régime démocratique par le biais d’une transition démocratique, plus ou moins longue,

plus ou moins réussie. Par contre, les points convergents de tous ces pays qui ont connu

un changement de régime soudain, dans un laps de temps relativement court, sont la

nécessité de construire un Etat national et de définir ses frontières, de privatiser les

économies nationales afin qu’elles deviennent compétitives et l’impératif de

démocratisation politique. Ces changements et les conséquences qui en découlent se

sont effectués sans modèle préalable, car ils ont surpris par leur soudaineté et leur

217 HUNTINGTON, Samuel, The Third Wave: Democratisation in the Late Twentieth Century, Norman,

University of Oklahoma Press, 1991, op.cit. 218 OFFE, Claus, « Vers le capitalisme par construction démocratique? La théorie de la démocratie et la

triple transition en Europe de l'Es», in Revue Française de Science Politique, 1992, vol. 42, no. 6, pp.

923-942, op. cit.

Page 178: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

178

ampleur. Selon Claus Offe : « Le caractère nettement ‘non théorique’ du

bouleversement se reflète dans les formes littéraires qui l’accompagnent. Sont

entièrement absentes toutes expressions analytiques et directives venant d’intellectuels

révolutionnaires »219.

L’auteur nous livre ainsi un modèle explicatif nouveau propre aux pays de

l’Europe Centrale et Orientale, auquel nous adhérons car il reste parmi les plus

complets à ce jour. Prenons en compte tout d’abord, au sein des approches macro

orientées et endogènes, le facteur économique. Comme nous l’avons déjà souligné,

jusqu’à Rustow, une tradition économique et un niveau de développement économique

déjà acquis étaient des conditions sine qua non, les bien connus pré requis de la réussite

d’une transition démocratique. De la même manière, concernant les transitions des pays

mentionnés auparavant, le processus de transition vers la démocratie faisait référence

quasi exclusivement à la forme de gouvernement ainsi qu’aux relations juridiques entre

l’Etat et la société, qui avaient été dénaturées par le régime autoritaire. Par contre, en ce

qui concerne l’économie, que ce soit en Amérique Latine ou dans l’Europe de Sud,

celle-ci n’a subi qu’un impact partiel pendant cette période.

Avec les transitions post-communistes, l’histoire même nous a montré le

contraire. Non seulement les pays de l’Europe Centrale et Orientale ont dû faire face à

une transition d’un régime autoritaire vers un régime démocratique, mais aussi le

passage d’une économie planifiée et centralisée vers une économie de marché

concurrentielle et compétitive s’est imposé comme une évidence et une nécessité.

Rappelons que dans d’autres pays qui ont expérimenté une transition démocratique le

capital, les richesses, les terres sont restés dans les mains de leurs propriétaires, ce qui a

constitué un facteur favorable à la création d’une économie de marché fonctionnelle, car

pour ces propriétaires l’idée de profit, de compétitivité n’était pas nouvelle. Dans les

pays post-communistes, suite au transfert intégral des richesses au profit du Parti-Etat,

cette classe sociale a été dissoute et il est devenu évident que la création d’une

économie de marché devait passer par la privatisation des entreprises d’Etat et la

création d’une classe nouvelle de propriétaires et entrepreneurs.

Toujours selon Claus Offe : « La nature unique et sans précédent du processus de

transformation en Europe de l’Est- et les défis qu’il pose à la théorie démocratique –

n’est pleinement mise en lumière que si nous rappelons que tout système politique opère

219 Ibid, op. cit. p. 924

Page 179: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

179

à partir de trois niveaux hiérarchiques de prise de décision. Au niveau le plus essentiel,

une ‘décision’ doit être prise sur l’identité, la citoyenneté, et les frontières tant

territoriales que sociales et culturelles de l’Etat nation. Au second niveau, des règles,

des procédures et des droits doivent être établis, dont l’ensemble compose la

Constitution ou le cadre institutionnel du ‘régime’. C’est seulement à un troisième

niveau que se déroulent ces processus et décisions, parfois pris à tort pour l’essence de

la politique, et principalement la décision portant sur qui obtient quoi, quand et

comment, à la fois en termes de pouvoir politique et des ressources économiques »220.

Dans le même ordre d’idées, nous sommes en présence d’un « dilemme de la

simultanéité », car, toujours selon Offe : « la transformation révolutionnaire de l’Europe

de l’Est ne peut être analysée qu’avec des instruments conceptuels auxquels on n’a pas

eu recours dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest et du Sud depuis la Première

Guerre mondiale». 221 Il est vrai que pour les pays qui ont effectué des transitons

démocratiques, quelle que soit la vague de démocratisation dont nous parlons, faire face

simultanément à trois aspects si complexes n’était pas nécessaire. Dans les pays de

l’Europe Centrale et Orientale, la question de la territorialité (définition ou ré-définition

des frontières), celle de la démocratie (dissolution du parti communiste unique et dans

certains pays sa mise hors-la-loi, création d’un multipartisme et d’une culture

démocratique), ou encore celle de l’économie (passage de la propriété unique de l’Etat à

une propriété privée et création d’une économie viable, concurrentielle et productive)

doivent être traitées simultanément. Il est quasiment impossible de les dissocier les unes

des autres ou de les traiter dans un ordre aléatoire, car elles demeurent indissociables

les unes des autres.

Alors que, lors des précédentes vagues de transitions démocratiques les

différents pays ont eu parfois des décennies pour « régler » ces questions, la situation

est beaucoup plus complexe dans les ex pays communistes. Et une fois la question de

l’intégrité territoriale réglée, et que la stabilité des frontières n’est plus sujet à

polémique, il s’est avéré en effet très délicat de gérer simultanément le développement

économique et politique. Un économiste allemand écrivait en janvier 1989 : « Le

marché nécessite le développement d’une démocratie, mais la démocratie ne nécessite

220 Ibid, op. cit. p. 925-926

221 Ibid, op. cit. p. 928

Page 180: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

180

pas l’existence d’un marché… Si la perestroïka sombre, il en sera vite de même de la

glasnost ».222

Avec le recul qui est le nôtre, vingt ans après la chute du Mur de Berlin, nous

pouvons affirmer que la seule combinaison, qui favorise l’installation quasi simultanée

d’une économie de marché viable et concurrentielle et d’un régime démocratique tel

qu’expérimenté par l’Occident, est celle où les deux processus sont imposés de

l’extérieur. Il s’agit, dans cette hypothèse, de l’existence des relations de dépendance

et/ou contrôle vis-à-vis des Etats ou des organisations internationales. A ce jour, les

exemples de pays ayant réussi par leurs propres moyens à implanter simultanément

démocratie et économie de marché restent rares. Ce qui nous amène à affirmer que le

facteur international prend de plus en plus d’ampleur au sein des transitons

démocratiques dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale et que le facteur temps

devient incontournable dans l’analyse des transformations post 89.

2- Le rôle du facteur temps dans la construction démocratique

Très peu d’études dans le champ théorique large qu’offre la science politique se

sont arrêtées sur la dimension temporelle des transitions démocratiques. Comme nous

l’avons déjà souligné, avec la troisième vague des transitions et plus précisément celles

qu’ont expérimentées les pays de l’Europe Centrale et Orientale nous assistons à un

angle d’analyse nouveau des transitions. Des éléments nouveaux sont ainsi pris en

compte, souvent ignorés jusque là. Dans l’étude des transitions, l’élément temporel est

pris en compte, même si pas au même niveau d’importance que les variables politiques

ou les stratégies des acteurs. Un glissement s’effectue donc, des études axées sur les

structures et leur importance vers des études qui mettent l’accent sur les conjonctures et

l’incertitude, la probabilité. La théorie des jeux, la théorie des choix rationnels de

l’acteur sont, de ce fait, très utilisées pour rendre compte de transformations intervenues

après la chute du Mur de Berlin. Autre point important qui mérite d’être souligné :

désormais transition démocratique et transition économique vont de pair, ce qui

222 Citation reprise dans l'article de Claus Offe. Celui-ci fait référence, à son tour, à un article de

WOLFRAM, Engels, publié dans la revue économique allemande Wirtschaftswoche, vol.43, no. 5, 27

janvier 1989, p. 110

Page 181: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

181

implique l’existence d’une finalité connue d’avance. Le seul paramètre qui demeure

encore inconnu est le temps pour y parvenir.

De plus, la démocratisation devient un processus dual réalisé en deux temps : le

temps de la transition et ensuite celui de la consolidation démocratique. Au-delà des

séquences historiques propres à chaque transition et en lien étroit avec son passé,

l’histoire réelle nous montre que le processus de transition démocratique reste un

processus très imprévisible, dont nul ne peut garantir la réussite. Aussi, quoique liées,

transition économique et transition démocratique sont rarement effectuées en même

temps, un léger décalage existe dans la plupart des cas. Dans le même ordre d’idées, si

les acteurs politiques s’inspirent des modèles des transitions déjà effectuées, nul ne peut

garantir le même résultat que dans les cas précédents. En faisant une comparaison entre

les transitions démocratiques des pays ex communistes et la transition espagnole, Juan

Linz écrit : « Aucun modèle sociologique, structurel ou même politique n’est suffisant

pour expliquer un tel processus s’il ne fait référence à des acteurs concrets, décidant au

jour le jour, faisant face à l’inattendu »223.

Progressivement, des auteurs connus tels que Norbert Elias, Norbert Lechner,

Guillermo O’Donnell, Claus Offe ou encore Adam Przeworski se sont intéressés à la

dimension temporelle dans l’étude des transitions. Selon Javier Santiso, qui a effectué

une lecture critique des travaux réalisés sur ce sujet : « A ce jour, on peut distinguer

deux approches : celles qui appréhendent le temps du politique sous l’angle de la

représentation et celles qui s’attachent à la question de l’allocation. Dans la première

approche, le temps est appréhendé en termes qualitatifs, étant, dans cette perspective,

essentiellement conçue comme une contrainte ou une source politique. Dans la seconde,

c’est davantage une approche qualitative qui est retenue, l’attention étant portée sur les

représentations, les mémoires et les attentes des différents acteurs ou segments de la

population. On retrouve d’ailleurs de façon indifférenciée ces deux approches, les

auteurs considérant à la fois le temps objectivé, projeté sur les cadrans des horloges et

inscrit dans les calendriers, les agendas et les échiquiers politiques, tout comme celui

vécu sur le mode de la durée par les acteurs et les populations »224.

223 LINZ, Juan, «Change and continuity in the nature of contemporary democracies», in Garry Marks,

Larry Diamond, Reexamining Democracy, Essays in honour of Seymour Martin Lipset, Londres, Sage

Publications, 1992, p. 182 224 SANTISO, Javier, « A la recherche des temporalités de la démocratisation» in Revue Française de

Science Politique, vol. 44, no. 6, 1994, pp. 1079-1085. Citation p. 1081

Page 182: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

182

Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, les processus de

transition démocratique dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale peuvent être

différenciés selon les pays. Par contre, parmi leurs caractéristiques communes, nous

pouvons mettre en avant le degré d’urgence de voir le changement réussir. Le facteur

temps devient ainsi indispensable, tant dans le calendrier des acteurs politiques que

dans celui des simples citoyens. Nous nous proposons donc de mettre en lumière le

facteur temps comme contrainte dans le processus de démocratisation. Dans la gestion

des transitions, le temps devient ainsi un élément clé, car de la réussite des réformes et

de la rapidité de la mise en place des changements dépend le succès ou l’échec du

processus transitionnel. Toujours selon Juan Linz : « le temps est nécessaire pour

permettre aux acteurs pertinents de consolider leurs positions et d’éluder les pressions

inhérentes à la résolution immédiate des problèmes »225.

Nous retrouvons le facteur temps dans l’analyse des choix des acteurs, car, en

fonction des échéances auxquelles ceux-ci doivent faire face, ils peuvent accepter de

perdre à court terme pour mieux rebondir à long terme. Nous sommes donc dans une

logique décisionnelle à long terme, ce qui demeure très important pour les nouvelles

démocraties. Ce « temps long »226 implique non seulement que les acteurs politiques

désirent vraiment réussir, mais aussi qu’ils s’investissent dans le processus de

démocratisation. Pour Norbert Lechner, une dimension cruciale qui doit être prise en

compte dans la réussite des transitions reste la capacité des acteurs à « synchroniser les

différentes temporalités sociales »227. Nous rejoignons son point de vue, dans la mesure

où, dans les ex pays communistes, les changements de régimes ont suscité des

désynchronisations entre les volontés des différents acteurs : soit en faveur de la

démocratie, soit en faveur du statu quo, ou encore en faveur de la révolution ou de la

« rupture négociée » sans penser à la suite. Dans l’hypothèse qui est la nôtre d’une

transition démocratique suivie d’une consolidation, la prise en compte de l’élément

temporel s’impose donc comme la condition sine qua non dans la compréhension de ce

processus.

225 Ibid, op. cit. p. 1080 226 Nous faisons référence au temps long tel que décrit et conceptualisé par Fernand Braudel. Cf.

BRAUDEL, Fernand, Grammaire des civilisations, Champs, Flammarion, Paris, 1993, op. cit. 227 Citation reprise dans l’article de Javier Santiso. Il fait référence à l'article de Lechner, Norbert, « El

realismo politico, una cuestion de tiempo», dans LECHNER, Norbert, Los patios interiores de la

democracia, Santiago de Chile, Flasco, 1988, p. 72

Page 183: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

183

Quant à la dimension subjective du temps, des auteurs tels Guy Hermet ou

encore Guillermo O’Donnell ont effectué des études à ce sujet. De leur point de vue, le

temps tel que vécu par les acteurs dans un pays donné s’inscrit dans une logique de

« temps mondial », dont il ne peut pas être dissocié. Pour Javier Santiso : « Par ailleurs,

cette insertion dans le temps mondial est parfois une réinsertion dans le temps des

démocraties : la légitimité et la réalité démocratiques sont rétablies nouvellement et non

pas créées ex nihilo, de sorte que le passé démocratique du pays, dans certains cas, vient

renforcer et consolider le nouvel horizon démocratique »228. Cette hypothèse rejoint le

point de vue de certains auteurs, dont Michel Dobry, pour lesquels l’héritage du passé

autoritaire, ainsi que l’existence préalable d’institutions démocratiques avant

l’instauration du régime communiste, sont des éléments favorables à la démocratie.

Nous retrouvons ainsi la logique du temps mondial. Selon Guillermo O’Donnell, afin de

mieux comprendre la dimension temporelle, les dimensions objectives et qualitatives

doivent être prises en compte comme un tout, car la démocratisation est un processus

qui se déroule dans le temps présent, tout en prenant en compte le passé et l’impact que

celui-ci peut avoir dans la mémoire collective. A ce titre : « la démocratisation se

présente comme l’invention d’un futur démocratique à construire, un horizon d’attente à

partir duquel présent et passé sont reconsidérés »229.

A. Les perspectives de la « path dependence » dans l’espace

postcommuniste

La théorie de la path dependence s’est affirmée essentiellement lors des

transitions des pays de l’Europe Centrale et Orientale. De manière encore plus marquée

que la transitologie classique, cette théorie met l’accent sur les chemins par le biais

desquels des sociétés autoritaires sont sorties du communisme, pour s’engager dans une

voie démocratique. Cette perspective se veut une alternative à la transitologie classique

(telle que décrite et analysée par les pères fondateurs, à l’image de Philippe C.

228 SANTISO, Javier, « A la recherche des temporalités de la démocratisation», in Revue Française de

Science Politique, vol. 44, no. 6, 1994, op. cit. p. 1084 229 SANTISO, Javier, ibid, op. cit. 1083

Page 184: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

184

Schmitter, Guillermo O’Donnell ou encore Laurence Whitehead). Parmi les différences

avec la transitologie classique, outre l’analyse des voies empruntées par les différentes

sociétés ex-communistes, il convient de rappeler la question de l’aboutissement du

processus de transition, ainsi que celle de la dépendance vis-à-vis du passé. Cette

perspective a été théorisée essentiellement par David Stark et Laszlo Bruszt.

Pour Michel Dobry, ces deux auteurs expliquent la dépendance vis-à-vis du passé

à travers « deux séries de facteurs analytiquement en décalage, mais étroitement liés

dans le processus réel :

- d’une part, des éléments issus, ‘hérités’, des systèmes préexistants, notamment

leurs formes et ressources organisationnelles, réseaux sociaux informels et liens de

solidarité, et capitaux sociaux, habitudes, ou routines des acteurs eux-mêmes ;

l’hypothèse typique (…) est à ce regard que : ‘le nouveau ne vient pas du nouveau – ou

de rien- mais d’une reconfiguration, ou remodelage des ressources existantes… C’est

pourquoi la transformation ressemblera davantage à de l’adaptation innovante, qui

combine des éléments en apparence disparates - du bricolage - plutôt qu’un plan

d’architecte ‘.

- d’autre part, le ‘passé’ doté d’un effet de détermination revêt également un

autre visage : celui, non pas seulement de ces ‘survivances’ éclatées de l’ancienne

société, mais de la particularité, dans chacun des pays concernés, des voies d’extrication

du système préexistant, elles-mêmes conçues comme ‘dépendantes’ des points de départ

de ce processus, c'est-à-dire, des caractéristiques propres à chacun de ces systèmes

préexistants (…)230.

Soulignons que l’approche de la path dependence, par les auteurs qui

s’identifient comme faisant partie de cette mouvance, met en évidence le fait que, dans

les pays de l’Europe Centrale et Orientale, il n’y a pas « de processus unitaire et

homogène de transition, il y a une pluralité de transitions, dépendantes chacune des

particularités locales des deux séries de facteurs subsumés sous la notion de path ; la

survie du ‘passé’ obéit à des particularités locales »231. Si nous suivons cette logique, il

nous semble important de distinguer, au sein de chaque processus de transition, les

particularités propres à chaque chemin qu’un pays peut emprunter, mais aussi les

épisodes de transformation qui accompagnent les espaces sociaux.

230 DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences

historiques, bifurcations et processus de path dependence», in Revue française de science politique,

vol.50, no. 4-5, Août-Octobre 2000, op. cit. p. 594 231 Ibid, op. cit. p. 594-595

Page 185: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

185

De ce point de vue, on peut parler, non pas d’un type, mais de plusieurs types de

transition vers des types différents de démocratie, tout comme vers des types différents

d’économies de marché. David Stark considère que le processus de path dependence

n’est pas synonyme de vecteur, car les trajectoires suivies par des différents pays ne

sont pas les mêmes, elles peuvent même varier dans le temps. Ce qui mérite d’être

souligné, c’est aussi le fait que, en fonction du type d’événement historique qui est à

l’origine du changement de régime dans un pays, celui-ci peut parfois suivre des

trajectoires qui sont, du moins à première vue, contraires aux intérêts des acteurs, ou en

tout cas pas des plus simples.

Soulignons aussi que la perspective de la path dependence fait référence non

seulement aux changements structurels mais aussi conjoncturels qui caractérisent les

pays où un changement de régime est en marche. Si nous prenons comme exemple les

changements structurels qui vont de pair avec la nécessité de mettre en place une

économie de marché fonctionnelle, il est évident que ce processus devra prendre en

compte des éléments du passé communiste (nous assistons le plus souvent à une

recombinaison des facteurs issus d’une économie d’Etat centralisée) 232 . De plus, la

notion de contrainte imposée aux acteurs doit également être prise en compte. Aussi,

l’instauration volontariste d’un Etat de droit et d’une économie de marché peut-elle

imposer un certain type de développement économique, qui suit une voie tracée

d’avance, même si celle-ci peut s’avérer inefficace à court terme.

Enfin, selon Michel Dobry, la perspective de la path dependence appliquée aux

pays de l’Europe Centrale et Orientale reste une combinaison de plusieurs éléments :

« d’abord une vision en définitive assez classique (…) dans les liens entre, d’une part,

les particularités des points de départ des processus et des trajectoires d’’extrication’

suivies et, d’autre part, les particularités des résultats (outcomes) ; ensuite (…) une

indétermination, à la fois théorique et empirique, de ce en quoi consiste le processus par

lequel les éléments de l’ancienne société se déstructurent ou se détachent les uns des

autres (fell apart) et se recombinent (…) ; enfin, une réelle ambigüité sur ce qui ; dans

le ‘passé’ ou les trajectoires des sociétés concernées, est constitutif du processus de path

dependence lui-même »233.

232 STARK, David, « Sommes-nous toujours au siècle des transitions? », in Politix, no, 47, troisième

trimestre 1999, op. cit. Nous faisons référence à la notion de « propriété recombinante », telle que

théorisée par l'auteur. 233 DOBRY, Michel, op. cit. pp. 602-603

Page 186: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

186

Nous nous proposons d’analyser d’abord le poids du passé communiste et son

impact lors des « conjonctures critiques » à l’origine d’un changement du régime, puis

le poids des mobilisations collectives durant les crises politiques.

1- Le poids du passé et les critical junctures

Il est bien connu que le rôle et l’influence de l’Union Soviétique ont été cruciaux

dans l’évolution des ex pays communistes. Cette influence imposée de l’extérieur a

laissé peu de choix aux pays satellites, tant dans la gestion des affaires internes et/ou

externes que dans l’économie planifiée. Après la chute du Mur de Berlin, le modèle

démocratique est considéré comme le meilleur modèle possible et la quasi-totalité des

pays ex communistes vont souhaiter l’adopter. Deux éléments doivent être soulignés.

Tout d’abord, l’influence soviétique a eu un impact différent selon les pays, favorisant

l’implantation de la démocratie plus facilement dans certains pays que dans d’autres.

Ensuite, avec la chute du Mur de Berlin, le communisme s’est effondré comme un

château de cartes, et presque simultanément, la vague des transitions démocratiques a

touché tous les ex pays communistes comme par un effet de domino.

Deux phénomènes distincts peuvent expliquer cette situation. En premier lieu,

« la démocratie comme modèle politique se trouvait fortement contestée pendant

l’entre-deux guerres par les alternatives : fascisme, socialisme et corporatisme.

Seulement suite à la dé légitimation des autres idéologies pendant la seconde guerre

mondiale, puis la guerre froide, la démocratie allait s’imposer sur la scène

internationale comme un régime politique viable et légitime »234. En deuxième lieu, en

tant que régime politique qui a fait ses preuves, la démocratie a trouvé un terrain fertile

à l’Est ; son implantation y a été facilitée non seulement par sa réputation, mais aussi

par la proximité géographique des pays concernés et leurs liens culturels qui favorisant

la démocratisation de pays autoritaires.

Au delà de ces précisions, une grande partie des spécialistes des transitions post

communistes s’accordent à dire qu’à ce jour, le poids du passé reste une variable qui

doit être nécessairement prise en compte dans les études de transition ; également, dans

234 GORES, Laura, « Qu'est-ce qui influence la réussite des processus de transition démocratique ? »,

dans AMMON, Gunter et HARTMEIER, Michael, Démocratisation et transformation économique en

Europe Centrale et Orientale, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 27

Page 187: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

187

l’étude des « conjonctures critiques », qui créent un climat propice au changement de

régime. Il convient donc de mettre en avant l’importance du point de départ d’un

changement de régime, d’autant plus qu’il peut avoir une influence non négligeable sur

l’orientation ultérieure du processus, ainsi que sur le type de trajectoire suivie par tel ou

tel pays.

On rappellera ici la définition donnée par Ruth Berins et David Collier de la

notion de critical junctures : « Une ‘critical juncture’ peut être définie comme étant une

période de changement significatif, qui intervient de manière différente selon les pays

(ou d’autres unités d’analyse) et qui est supposée produire des héritages distincts. (…)

De ce fait, le concept de ‘critical junctures’ contient trois composants : l’affirmation

qu’un changement significatif intervient dans chaque cas, l’affirmation que ce

changement se réalise de façon différente selon les cas, et les hypothèses explicatives

concernant les conséquences du changement »235 (traduction libre). De plus, selon les

mêmes auteurs, d’autres éléments doivent nécessairement être pris en compte : les

conditions antérieures qui constituent la ‘base’ en fonction de laquelle les critical

junctures et l’héritage du passé vont être estimés ; le clivage ou la crise qui émerge

suite aux conditions antérieures et qui déclenche la ‘critical juncture ; les trois

composantes de l’héritage du passé (les mécanismes de production hérités, les

mécanismes de reproduction de l’héritage du passé, la stabilité des attributs centraux de

l’héritage de l’ancien régime) ; les explications antagonistes relatives aux causes (

‘constant causes’) enfin, la fin éventuelle de l’héritage du passé, laquelle interviendra

de toute façon à un moment ou à un autre.

Soulignons que la notion de ‘critical junctures’ peut couvrir une période de

transition courte, de la même manière qu’elle peut correspondre à une période plus

longue, pouvant coïncider avec des mandats présidentiel et administratifs. En outre, il

est nécessaire de bien différencier la notion de ‘critical junctures’ de celle de

conjonctures de crise. Nous rejoignons ainsi le point de vue de Valenzuela &

Valenzuela qui considèrent que les crises ou les clivages peuvent être à l’origine de

critical junctures, et ils les nomment ainsi : « generative cleavages »236. De ce fait, au

235 BERINS COLLIER, Ruth, COLLIER, David, in Shaping The Political Arena: Critical Junctures,

the Labor Movement, and Regime Dynamics in Latin America, Princeton University Press, Princeton,

New Jersey, 1991, pp. 29-33 236 VALENZUELA, J. Samuel, VALENZUELA, Arturo, in « Modernization and Dependency:

Alternative Perspectives in the Study of Latin America Underdevelopement », in From Dependecy to

Development, ed, Heraldo Munoz, Boulder, Colorado, Westview Press, 1981

Page 188: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

188

sein du processus de path dependence, ce sont des événements qui ne peuvent pas être

anticipés, synonymes de hasard qui sont à l’origine des conjonctures critiques

génératrices à leur tour des ‘critical junctures’. Aussi, l’ambigüité de cette notion vient

du fait que si le label ‘critical juncture’ fait référence au point de départ du processus de

path dependence (synonyme de point de bifurcation initial), la notion de conjoncture de

crise peut être aussi vue comme étant à l’origine d’un changement, mais il s’agirait,

dans ce cas, d’un changement de régime.

Dans le contexte particulier qu’est celui de l’Europe Centrale et Orientale, des

auteurs tels que Adam Przeworski ont théorisé les bifurcations, en termes de situations

de choix. Néanmoins, nous pensons qu’il est utile de rester vigilant dans nos analyses

afin de mieux identifier si toutes les crises et/ou les conjonctures critiques constituent

des critical junctures, point de départ de la path dependence.

2- Les transitions démocratiques : crises politiques et mobilisations

collectives dans l’espace postcommuniste

Comme nous l’avons déjà souligné, l’effondrement du communisme dans les

pays de l’Europe Centrale et Orientale est le résultat d’une crise sociopolitique majeure

au sein de cet espace. Pour Michel Dobry, ces crises politiques sont le résultat d’une

« désectorisation conjoncturelle de l’espace social » dans un contexte de « mobilisations

multisectorielles» 237 . Ces conjonctures critiques traduisent des choix politiques qui

illustrent des clivages sociaux profonds. On peut donc considérer les transitions vers la

démocratie comme des situations de crise qui affectent l’ensemble des rapports

économiques, sociaux et politiques. Richard Banegas prend comme point de départ

l’idée que chaque transition implique à la fois une crise conjoncturelle et une crise

structurelle et prolonge la thèse de Michel Dobry sur la désectorisation conjoncturelle

de l’espace social (elle-même ayant comme point de départ une lecture critique du

modèle de d’Almond et Flanagan). Il appréhende les transitions comme des situations

de fluidité politique.

237 DOBRY, Michel, in Sociologie des crises politiques, Presses de la Fondation Nationale des Sciences

Politiques, Paris, 2009, 3e édition

Page 189: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

189

Pour Richard Banegas : « Penser les transitions, comme des situations de fluidité

politique, c’est partir d’une double hypothèse : d’une part l’incertitude structurelle des

transitions dérive de ces propriétés, est liée à un état particulier des ‘structures’, des

rapports sociaux, qui subissent sous l’effet des mobilisations de profondes

transformations conjoncturelles. D’autre part, les problèmes qui se posent aux acteurs

de la gouvernabilité, la gestion à court terme des transitions (perspective linzienne) tout

comme à moyen terme les modalités de légitimation et de consolidation démocratique

sont à rapporter ces propriétés contextuelles de la fluidité politique »238. On se trouve

donc en présence de rapports sociaux complexes, qui génèrent des crises, avec des

variations de la valeur des ressources (coercitives, institutionnelles, etc.).

L’auteur rejoint le point de vue de Michel Dobry selon lequel, lors des

mobilisations collectives, la valeur des ressources subit de fortes fluctuations, ce qui

implique à son tour un déplacement de l’épicentre de décision et/ou de l’action politique

vers un site où les jeux d’influence des nouveaux acteurs se développent. Cette

déstructuration de l’espace social et politique fait que les rapports entre les acteurs ne

sont plus objectifs, ce qui implique une fragilisation encore plus grande des régimes

politiques. Cependant, malgré son importance, la question des mobilisations collectives

en amont de la transition démocratique reste délaissée par les différentes approches des

transitions, excepté quelques travaux en France, notamment l’étude de Michel Dobry.

S’agissant de l’espace postcommuniste, seuls les chercheurs d’area studies ont réalisé

des travaux sur les manifestations en faveur de la démocratie lesquelles qui ont eu une

ampleur considérable dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale. Comme nous

l’avons déjà souligné, avec la troisième vague de transitions, l’accent a été mis sur les

variables micro politiques et sur le rôle des acteurs, plus particulièrement des élites. Ce

qui explique, peut être, pourquoi les mobilisations collectives n’ont suscité que peu

d’intérêt et aussi le fait que les études effectuées concernent plutôt la société civile.

Les travaux de Terry Lynn Karl ou ceux de Philippe Schmitter et Guillermo

O’Donnell se concentrent sur le rôle et le poids des mobilisations dans l’effondrement

du régime et non pas sur leur rôle dans le processus de transition démocratique. Tarrow

estime que le rôle des institutions est sous-évalué et qu’il faut dépasser la perspective

olsonienne de l’action collective dans l’analyse des mobilisations collectives dans

238 BANEGAS, Richard, « Les transitions démocratiques: mobilisations collectives et fluidité politique

», in Culture & Conflits, no 12, 1993, pp. 105- 140, op. cit.

Page 190: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

190

l’espace post communiste. Charles Tilly reste sensible aux changements de régime post-

89 et estime que les mobilisations collectives ont joué un rôle majeur. Enfin, Albert

Hirschman s’interroge sur le moment du basculement des acteurs d’une attitude passive

à un comportement de résistance. Tous ces points de vue ont leur intérêt, dans la mesure

où, à ce jour des questions restent encore sans réponse et le débat ouvert.

Page 191: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

191

DEUXIEME PARTIE

LE CAS ROUMAIN AU REGARD DES THEORIES

DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE

Page 192: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

192

Le 25 décembre 1989, Ion Iliescu, nouveau leader à la tête d’un pays en plein

chaos, a déclaré Place de l’Université que « la Révolution est finie ». Une fois arrivé à

la tête du Front du Salut National, Ion Iliescu annonçait à la Télévision d’Etat que la

Roumaine prenait le chemin de la transition démocratique afin de rejoindre l’Occident.

Il pensait déjà à une trajectoire définie d’avance, la démocratie était synonyme pour lui

d’« un socialisme au visage humain ». Pourtant, 20 ans après, Iliescu n’est plus au

pouvoir, le pays a évolué, mais la Roumanie est toujours en transition. Le quotidien

roumain « Adevarul » a consacré une série d’articles au processus de transition, pour se

poser la question en 2003 « sommes nous coincés dans le processus de transition ? »239.

En janvier 2002 déjà, dans un rapport présenté à Bucarest par la Banque

Mondiale et intitulé « L’Analyse et les leçons de l’Europe de l’Est et l’ex Union

Soviétique », le chef de la mission, Ziad Alahbad, affirmait que la Roumanie « reste très

vulnérable aux chocs internes et externes (…) et qu’une des leçons de base de la

transition démocratique est la discipline politique et économique »240.

En mars 2003, le Premier Ministre Adrian Nastase, a déclaré : « Il y a un

sentiment de frustration au sein de la population roumaine dans cette période de

transition démocratique (…) Parallèlement aux négociations pour l’adhésion à l’Union

Européenne, dans deux ans approximativement, la transition démocratique roumaine

touchera à sa fin »241.

Par contre, plus tard, dans un rapport publié le 4 décembre 2003, la Banque

Européenne pour Reconstruction et Développement (BERD) mentionnait : « En

Roumanie, l’implémentation des réformes a stagné, et c’est pour cela, que pour la

troisième année consécutive, la Roumanie a obtenu une mauvaise note sur l’échelle

d’évaluation de sa transition démocratique » 242 . Peter Sanfrey, déclarait : « La

239 Adevarul, 4 décembre 2003, Romania a ramas intepenita pe scara tranzitiei

240 Rapport de la Banque Mondiale, présenté en janvier 2002 à Bucarest et intitulé L'Analyse et les leçons de

l'Europe de l'Est et de l'ex Union Soviétique

241 Adevarul, 9 mars 2003, entretien avec Adrian Nastase

242 Rapport de la BERD, publié le 4 décembre 2003, Peter Sanfrey

Page 193: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

193

Roumanie peut adhérer à l’Union Européenne d’ici 2007 à condition qu’aucun mois ne

soit perdu, et que les reformes continuent a un rythme plus accélérée »243.

L’année 2007 à été marquée par deux événements majeurs : l’adhésion de la

Roumanie à l’Union Européenne et la publication du Rapport présidentiel concernant la

dictature communiste. Alors qu’une partie de la population et des intellectuels roumains

associent cette date à la fin de la période de transition démocratique ; d’autres, plus

sceptiques, considèrent que cette période n’est pas finie et que ce rapport aura des

implications et des conséquences quant à la l’évolution future du pays. Autant dire,

qu’en 2007, le pays est encore en transition.

Pourtant, l’ouverture des dossiers secrets de la Securitate et l’adhésion à l’Union

Européenne sont deux symboles puissants, d’un côté, de l’expérience communiste et du

passé, de l’autre, de l’intégration dans le monde capitaliste et du futur. Il est important

de souligner combien l’expérience communiste reste ancrée dans la culture roumaine et,

plus particulièrement, dans la façon d’appréhender la transition vers la démocratie.

Catherine Durandin, dans son ouvrage collectif intitulé Perspectives

Roumaines souligne une vérité poignante : « Quinze ans après le renversement du

régime des Ceausescu, il n’est plus lieu de parler de transition mais plutôt de

dynamiques ou d’entraves à ces dynamiques, de tropisme de la Roumanie vers les Etats-

Unis, de processus de travail pour une intégration dans l’Union Européenne et/ou de

piétinements, de pauvreté et de paupérisation qui touchent de larges parties de

populations laissés-pour-compte : fonctionnaires de l’Etat, retraités, secteurs importants

de la population rom. Les Roumains se souviennent et veulent ou, parfois voudraient

oublier. 1989 à réanimé la mémoire encore proche d’entre deux guerres avec ses

aspirations démocratiques et libérales, avec ses tentations totalitaires »244.

Comment expliquer que vingt ans après, la Roumanie soit toujours en transition ?

Comment se fait il que d’autres pays voisins se soient parfaitement intégrés et que les

Roumains soient considérés parmi les « mauvais élèves » de l’expérience

démocratique ? Quelles réalités se cachent derrière cette « stagnation », ce statu quo ?

Afin de mieux comprendre la transition roumaine et ses spécificités, il semble essentiel

d’essayer de comprendre le peuple. Les Roumains sont-ils différents des autres ? Leur

243 Ibid., op.cit

244 DURANDIN, Catherine, Perspectives roumaines: du post communisme à l'intégration européenne, Paris

L'Harmattan, 2004, Introduction

Page 194: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

194

histoire, leur trajectoire, leur culture, leurs croyances peuvent-elles constituer un

élément d’explication ? Pourquoi des modèles théoriques presque universellement

valables ne peuvent-ils pas expliquer cette transition ?

Suivant l’opinion de Catherine Durandin il s’agit de comprendre afin de pouvoir

tenter d’expliquer : «entre des nostalgies et des paris audacieux qui expriment une sorte

de malaise à penser un présent qui ne va pas si mal à l’aune des développements des

Balkans Occidentaux ou des dernières années des Ceausescu, mais qui ne va pas bien à

l’aune des exigences de la Vieille Europe, il importe de s’interroger sur un état des

lieux, sur les tendances, les capacités et les directions évolutives. Qu’il s’agisse de

processus politiques ou des choix voulus comme prioritaires dans le domaine

économique et social »245.

Nous nous proposons donc dans un premier temps de souligner les particularités

de la Roumanie, pour mieux expliquer ensuite la naissance de la révolution roumaine

(Titre 1). Dans un deuxième temps, nous mettons en lumière les singularités de la

transition démocratique roumaine, afin de pouvoir valider ou invalider les théories

explicatives des transitions (Titre 2).

245 Ibid, p. 6

Page 195: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

195

TITRE 1

LES PARTICULARISMES DE LA TRANSITION

DEMOCRATIQUE EN ROUMANIE

Page 196: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

196

Avec la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du communisme il y a eu dès

1990 à une croissance significative de l’intérêt porté à ce que l’on appelle aussi,

«l’Autre Europe ». Située au carrefour des grands axes de transport et commerciaux

entre l’Est et l’Ouest, disposant une sortie stratégique à la Mer Noire, la Roumanie est

le 7eme pays le plus peuplé de l’Union Européenne et le deuxième, de par sa superficie,

de l’Europe de l’Est. La Roumanie est un Etat moderne, qui s’est formé comme entité

politico-territoriale au XIXème siècle, lorsque l’union des anciennes principautés

médiévales de Moldavie et Valachie (que se partageaient les empires Russe et Ottoman)

ont contribué à la création d’un Royaume en 1861. Mais ses frontières ont connu de

multiples variations et mutations toutes en lien direct avec les changements politiques

sur le vieux continent européen. Il est important de souligner que l’espace roumain s’est

trouvé pendant longtemps à la confluence des grands empires russe, austro-hongrois et

ottoman. Ces variations de frontières, ces mutations constantes ont fait que, pour la

plupart des roumains, le meilleur voisin est considéré comme étant la Mer Noire.

Les prises de positions controversées de la Roumanie pendant les deux Guerres

Mondiales lui ont couté cher en termes de territoire. Il y a des parties qu’elle a perdu (la

Bessarabie et le nord de la Bucovine, au profit de l’ex URSS ; le nord de la

Transylvanie au profit de la Hongrie). Le Traité de Paris, conclu en 1947, confirma les

cessions au profit de l’Union Soviétique, mais garantit la frontière fixée en 1920 avec la

Hongrie et donc la Transylvanie comme partie intégrante de la Roumanie. Ainsi, si

l’Etat moderne roumain date du XIXème siècle, son territoire actuel date du XXème

siècle.

Les Roumains s’identifient surtout par leur langue latine, car leur histoire

commence avec les Daces. Cette population, établie au nord des Balkans est ensuite

colonisée par les Romains au IIème siècle après J.C., donnant ainsi naissance à l’actuel

peuple roumain. Les grandes migrations n’ont pas réussi à le déplacer ; les occupations

des grands Empires qui ont occupé son territoire et assujetti le peuple n’ont pas réussi à

l’anéantir. Ce sont les élites politiques et culturelles roumaines (une grande partie ayant

effectué des hautes études à Paris) qui, au XIXème siècle, vont tout faire pour contribuer

à la construction de l’identité nationale. Ce sont elles, aussi, qui vont tenter de

moderniser la politique et de reproduire le modèle européen. Néanmoins, au XIXème

siècle, la société est essentiellement agraire et les idées européennes et de

modernisation ont du mal à s’imposer.

Page 197: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

197

Malgré une forte fracture idéologique entre les intellectuels de l’époque et les

paysans, la notion de nation prend de plus en plus forme. Mircea Vultur, dans son livre

« Collectivisme et transition démocratique » décrit cette période de la façon

suivante : « A la fin de la Première Guerre Mondiale, le processus de constitution de

l’Etat national s’achève (avec l’incorporation de la Transylvanie), et la Roumanie entre

dans la période de l’entre-deux-guerres avec pour impératif la modernisation politique,

sociale et économique. Temps de la ‘vraie démocratie roumaine ‘, dont la nostalgie

apparaît dans la contemporanéité post communiste, la période d’entre-deux-guerres

marque le début d’un processus inachevé de transformation d’une ‘nation de paysans’

en une ‘nation des citoyens’ »246.

La signature du Traité de Paix de Paris en 1947 est le point d’entrée de la

Roumanie dans le monde communiste. On assiste alors à une rupture très prononcée

entre le bloc soviétique et le reste du monde occidental. Pendant plus de 50 ans, il n’y

aura plus aucune forme d’accomplissement civique de la nation roumaine. Deux

éléments importants sont à souligner avant de commencer l’étude de la transition

roumaine.

Le premier, c’est l’autre composante de l’identité roumaine, qui trouve ses

origines dans l’Empire Byzantin : la religion, orthodoxe (pour plus de 85%), qui a joué

un rôle essentiel dans l’évolution de la nation roumaine ; un rôle et un poids non

négligeable pendant la dictature communiste et un rôle fluctuant pendant la révolution

roumaine et les années qui l’ont suivi. Pour le peuple roumain, c’est la religion et non

pas la foi qui est la plus importante.

Emil Cioran, une des figures emblématiques des jeunes philosophes roumains,

écrivait déjà en 1936 sur le drame spirituel de sa génération face à la société

roumaine : «Nous nous sommes contentés de peu, fiers de n’être rien. (…) La Roumanie

est géographie, elle n’est pas histoire. (…) L’accomplissement dans la religion tient de

l’essence de la destinée d’une nation. (…) La religion, opposant constamment l’éternité

au temporel, paralyse l’élan qui remue ciel et terre. (…) La religiosité roumaine est

mineure, manquant de passion et surtout d’agressivité. Ceux qui ont fait un mérite de

notre tolérance ont transformé une insuffisance en une vertu ! (…) Notre christianisme

est pastoral et, dans un certain sens, anhistorique »247.

246 VULTUR, Mircea, Collectivisme et transition démocratique: les campagnes roumaines à l'épreuve du marché,

Les Presses de l'Université de Laval 247 CIORAN, Emil, Schimbarea la fata a Romaniei, Humanitas, Bucarest, 1992. Citation reprise dans

PELISIER, Nicolas, MARRIE, Alice, DESPRES, François, La Roumanie Contemporaine, op. cit.

Page 198: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

198

C’est, par contre, son maître à penser, Nae Ionescu qui a fait de l’Orthodoxie une

principale caractéristique de l’âme roumaine, établissant une identité entre la roumanité

et le christianisme de type oriental. Celui-ci a mis en place une idée simple : le peuple

roumain est orthodoxe et, par conséquent celui qui n’est pas orthodoxe n’est pas

roumain. Dans les années 30, il écrivait : « Catholicisme et orthodoxie ne sont pas que

des confessions ayant des différences dogmatiques et culturelles, mais deux moyens de

valoriser généralement l’existence. Les différences dogmatiques sont, je pourrais dire,

les points les moins frappants. La grande incompréhension, l’incompatibilité,

l’impénétrabilité catégorique entre le catholicisme et l’orthodoxie ont leurs racines

ailleurs : dans les structures spirituelles, historiques et concrètes qui forment le support

à l’intérieur duquel elles se réalisent. Ce n’est pas un hasard si l’Est de l’Europe est

orthodoxe et le Sud Ouest Catholique »248.

Aux côtés d’autres philosophes de l’époque, et main dans la main avec le

Patriarche de l’Eglise Orthodoxe de l’époque Miron Cristea, Nae Ionescu a promu les

valeurs de l’orthodoxie et du nationalisme. Selon eux, nationalisme et orthodoxie vont

de pair avec l’idée d’un Etat corporatiste, c'est-à-dire, le retour aux valeurs paysannes,

le refus de la modernité et de la démocratie. Ces idées seront être reprises et utilisées

par les dirigeants du Parti Communiste avec l’appui fervent de l’Eglise.

Le deuxième élément qui mérite d’être pris en compte est la remise en cause de

l’idée même de l’Occident. Est-il bon pour la Roumanie de rejoindre l’Occident ? Faute

de pouvoir le faire, au vu du retard accumulé dans tous les domaines dans le pays, et

pour mieux se justifier auprès du peuple de cet échec, l’idée que la Roumanie n’a pas

besoin de l’Occident pour survivre trouve ses racines dans la période d’entre-deux-

guerres.

Dans les années 30, Nae Ionescu se demandait déjà : «Quels sont les éléments

constitutifs de la réalité roumaine qui plaiderait pour une politique orientée vers

l’Occident ? (…) La formule de notre civilisation et de notre culture roumaine n’est pas

occidentale. (…) Qu’est-ce qui est latin en nous ? L’idée de droit, telle qu’elle apparaît

dans notre droit coutumier ? Probablement thrace. L’idée d’Etat ? Byzantine. L’idée de

Dieu ? Orthodoxe, donc catégoriquement Orientale. L’attitude dans la vie ?

Contemplative, sans rien à voir avec l’attitude pratique de Rome. Qu’est-ce qui nous lie

à la latinité, lorsque chez nous il n’y a eu que les raisons politiques qui aient permis aux

248 Ibid., p. 209

Page 199: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

199

essais de catholicisation de se développer ? »249.Cette remise en cause sera reprise et

exploitée par le pouvoir communiste, mais aussi par Ion Iliescu dans les mois qui ont

suivi la Révolution. Mais au delà des cinquante années de communisme, une évidence

frappe « Nous avons commis l’erreur de croire que le mal était réduit à Ceausescu et à

ses acolytes (…). Ceausescu est tombé, mais la dictature est restée en nous »250. C’est

dire qu’il y a des spécificités propres au peuple roumain.

Catherine Durandin résume parfaitement les ambiguïtés de l’histoire roumaine,

sur la base d’une reconsidération du passé : « La Roumanie appartient à un espace

oriental, celui de l’orthodoxie, celui des périphéries russes et soviétiques. Elle s’inscrit

dans un champ européen occidental qui puise dans le souvenir des Printemps des

Peuples de 1848 et des ambiguïtés de 1968. Pays déchiré, obsédé par une quête

d’identité, la Roumanie vit et subit toutes les tourmentes de l’Ouest et de l’Est

européen, en prétendant inventer une spécificité hors de l’Histoire » 251 . C’est

précisément, dans ce pays, qui a subi une des dictatures les plus sanglantes d’Europe,

dont la relation avec l’Union Soviétique relève du « je t’aime, moi non plus », avec un

héritage complexe et explosif, qu’a eu lieu en décembre 1989 une Révolution.

Décembre 1989 est, sans doute, la rencontre entre cet héritage partagé par plusieurs

générations, les engagements communistes et la complexité et la confusion des

espérances. Un cocktail explosif qui a donné naissance à une révolte populaire

sanglante. Reste à savoir si l’on est en présence d’un coup d’Etat ou si l’on se situe dans

le cadre d’une Révolution -Chapitre 1.

Une fois fixés sur cette question, nous souhaitons mettre en avant

l’instrumentalisation de passé communiste par la nouvelle élite arrivée au pouvoir. De

ce fait, nous nous proposons d’illustrer la trajectoire de la transition roumaine par le

biais des alternances politiques au pouvoir. Cette trajectoire sinueuse du communiste,

au socialisme au visage humain, pour enfin arriver à un régime démocratique, constitue

donc le sujet du Chapitre 2.

249 Ibid., p.211 250 Le Monde, 12 Avril 1990, interview de l'intellectuel roumain Octavian Paler 251 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008,

introduction

Page 200: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

200

Page 201: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

CHAPITRE 1

De la révolution à la transition :

un itinéraire singulier

Page 202: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

202

Section 1 La genèse de la transition démocratique roumaine

Revisiter décembre 1989 et la Révolution est synonyme d’une longue

investigation dans le temps, afin de comprendre quel a été le moment déclencheur, le

point de non retour. Les événements de décembre 1989 ont été d’emblée catalogués de

« révolution », tant par le groupe formé autour d’Ion Iliescu, que par la coalition anti-

Iliescu quelques années plus tard.

Avec le recul et les informations dont nous disposons aujourd’hui, il est clair que

la Révolution roumaine se compose de deux éléments distincts : tout d’abord, un coup

d’Etat, préparé depuis des mois dans les coulisses du pouvoir avec l’aide de

Gouvernements étrangers ; ensuite, une révolte, un soulèvement populaire sans

précédent, qui a surpris par sa rapidité, sa violence et sa soudaineté. Et c’est celui-ci

qui, ensuite, a été confisqué, utilisé, manipulé par les nouveaux dirigeants, de sorte que

plus personne n’a évoqué le complot, pourtant bien orchestré en coulisses par un groupe

de 2ème et 3ème niveau des membres de la nomenklatura communiste.

A. Un coup d’Etat communiste en coulisses

Nous souhaitons démontrer que la révolution roumaine, en tant que mouvement

spontanée a bel et bien été confisquée par les anciennes élites communistes arrivés au

pouvoir en décembre 89. Pour cela, nous nous basons sur des événements qui ont eu

lieu en amont ; en effet au moins une tentative de coup d’Etat, (restée totalement

inconnue par la population) a échoué, celle de décembre 1989 a été mieux préparée, et

la révolution a été une occasion inespérée de la mettre en pratique.

1- Les signes précurseurs d’avant 1989 au sein de la population

Deux événements majeurs peuvent être considérés, a posteriori, comme des

signes précurseurs des événements de décembre 1989 : le premier, national, concerne la

Page 203: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

203

révolte des ouvriers de l’usine «Tractorul» de la ville de Brasov en novembre 1987 ; le

second, international, concerne la rencontre entre Gorbatchev et Ceausescu en mai

1987. Au préalable, il convient de souligner que, dans les années 1980, la situation de la

Roumanie était déjà très inquiétante. Certes la dette extérieure était entièrement

remboursée, mais la situation dans le pays était catastrophique. Non seulement il y a eu

un durcissement de l’encadrement de la population (interdiction de l’avortement en

1966, durcissement des lois concernant le divorce, allongement des horaires de travail

et une discipline plus que sévère dans les entreprises), mais dans même temps, il y a eu

un isolement de la Roumanie au niveau international.

Pour mieux marquer son indépendance vis-à-vis du monde, le régime de

Bucarest avait mis en place une industrialisation forcée, vouée d’avance à l’échec du

fait de la faiblesse de la productivité et l’insuffisance des ressources énergétiques. En

outre, Bucarest avait renoncé a ‘la clause de la nation la plus favorisée’ accroissant ainsi

encore plus son isolement. La famille Ceausescu avait occupé progressivement tous les

postes clés et le régime allait tout faire pour permettre un niveau de vie élevé aux

membres de la nomenklatura. Le régime perdait ainsi toute crédibilité aux yeux des

milieux ouvriers, car le froid et le manque de produits de première nécessité, associées à

la faim, ont amené le peuple à douter du bien fondé du communisme. Ceausescu et son

prédécesseur Gheorghe Gheorghiu-Dej ont fait partie de la classe ouvrière. Une fois au

pouvoir, tous deux ont œuvré pour que cette couche de la population soit bien intégrée

dans la vie du parti. A tel point que, dans le Parti Communiste, la classe ouvrière s’est

trouvée mieux représentée que les scientifiques et les intellectuels.

En Roumanie, la vie de la population était de plus en plus dure : magasins vides,

pas de chauffage, deux heures d’électricité par jour seulement, pas d’eau chaude. Ainsi,

l’arrivée de l’hiver hantait tous les esprits. Dans une interview accordée bien plus tard,

en 1997 à l’Express, Virgil Magureanu, peint ce tableau de la peur, de l’angoisse et de

l’insécurité : «L’horizon spirituel était réduit à quelques mots d’ordre primitifs, infligés

à une population écrasée par une propagande intensive. Il suffisait, pour entretenir la

frayeur, d’évoquer le passé et l’existence d’un appareil de soumission

tentaculaire… »252 .

Ce sont les mineurs de la Vallée de Jiu qui sont les premiers à mettre en place un

mouvement de protestation. Leurs revendications sont purement économiques (hausse

des salaires, approvisionnement en nourriture, chauffage), sans revendications

252 L'Express, 5 Février 1997, interview de l'ex Chef de la Securitate, Virgil Magureanu

Page 204: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

204

politiques et sans remise en cause du système non plus. Malgré tout, Ceausescu se

déplace les meneurs sont arrêtés, les familles éclatées, et le mouvement étouffé dans la

vallée. Pour la première fois, une révolte avait lieu, et le monde ouvrier était ébranlé. Il

n’y a pas eu d’autres mouvements populaires dans la Vallée de Jiu. Par contre, les

baisses de productivité, les sabotages divers et variés, les vols trahissent le malaise qui

gagnait ce monde ouvrier, sans que personne ne s’en soucie vraiment.

Ce n’est qu’en novembre 1987 qu’un autre mouvement de protestation éclata

dans le monde ouvrier. Cette fois ci, pas dans une région minière comme la première

fois, mais dans une ville, Brasov, située au centre du pays, qui compte environ 400 000

habitants. Plusieurs éléments importants sont à souligner : il s’agit d’une ville avec une

tradition industrielle très ancienne, où 20% de la population est d’origine allemande ou

magyare, mais aussi un centre universitaire et culturel reconnu. La ville est un

important nœud ferroviaire, qui permet des liaisons faciles avec la capitale, mais aussi

avec d’autres grandes villes roumaines.

C’est précisément à Brasov que sont situées les deux plus grandes usines de

construction automobiles de la Roumanie : la première, « Steagul Rosu », fabrique des

camions et emploie plus de 25 000 ouvriers ; la seconde, « Tractorul », spécialisée dans

la fabrication des tracteurs, emploie plus de 20 000 ouvriers. Un grand nombre

d’ouvriers appartiennent aux Jeunesses Communistes, et la propagande communiste leur

faisait « comprendre » qu’ils étaient des privilégiés puisqu’une partie des commandes

partait à l’Ouest ou était destinée aux marchés du COMECOM. Mais ce n’est pas pour

autant que leur niveau de vie était meilleur.

La situation était, en réalité, catastrophique dans tout le pays. A l’approche de

l’hiver, un décret-loi stipulait que la température dans les appartements ne devrait pas

dépasser 12°C, que la consommation de pain serait limité a 300grammes par jour et

celle de beurre à 50g par semaine. Aussi, la productivité était en baisse constante, avec

des chiffres d’exportations très bas, et des pièces de main d’œuvre de plus en plus rares.

A la menace de licenciement de plus de 2500 ouvriers, s’ajoutait l’obligation de

travailler les nuits de samedi et dimanche. Or, à Brasov, ville située dans l’arche des

Carpates, avec un micro climat très particulier ; les températures peuvent descendre, en

hiver, jusqu’à moins 40°C.

La perspective de passer un nouvel hiver dans le froid, sans nourriture, sans

travail, explique que le peuple était en ébullition. Sauf qu’à la différence des mineurs de

la Vallée de Jiu, ici les revendications sont devenues politiques. Le point déclencheur

de ce conflit social a la réception des fiches de paie reçues un dimanche matin. Les

Page 205: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

205

ouvriers voient leurs salaires diminués de plus de 50%, sans raison apparente ; certains

ont juste reçu 1 leu symbolique. S’il y a une chose dont on peut être sûr aujourd’hui,

c’est le fait qu’il n’y a jamais eu de concertation entre les ouvriers des deux l’usine. La

révolte a été spontanée, les ouvriers de l’usine ‘Steagul Rosu’ ont quitté leurs postes de

travail pour aller demander des comptes aux dirigeants du Parti Communiste, rejoints

par d’autres ouvriers de l’entreprise « Tractorul ».

Ces événements se sont passé un dimanche, dans la matinée. Le mouvement qui

se dirige vers le siège du Parti Communiste, voit ses rangs grossir au fur et à mesure

qu’il avance dans les rues, avec des familles de retour de la messe de dimanche, des

étudiants, des lycéens, des enfants et des personnes âgées. En outre, ce dimanche là était

un jour d’élections des membres locaux du parti ; des élections gagnées d’avance,

comme d’habitude, avec un score « historique » de 99,99%.

Des revendications liées tout simplement à la pure subsistance (« rendez- nous

notre argent ! » ; « à manger pour nos enfants ! » ; « nous voulons de la lumière et du

chauffage »), les manifestants en sont rendus à des revendications politiques (« A bas

Ceausescu ! » ; « A bas le communisme ! » ; « A bas le tyran ! » ; « A bas le

dictateur ! ») 253 . Pour la première fois depuis l’instauration du communisme en

Roumanie, le système tout entier était remis en cause, y compris la suprématie de son

chef. Pour la première fois aussi, la population osait exprimer ouvertement son

désaccord avec le pouvoir en place ouvertement, sans penser aux conséquences, sans

peut être mesurer la portée de ses actes. Comme un cri parti du fond du cœur, un cri de

désespoir, des années de frustration, l’hymne révolutionnaire « Desteapta-te Române »

(Eveille toi, Roumain), chanté pour la première fois depuis près de cent quarante ans,

revenait comme une évidence. La foule le chantait sur la même place, avec la même

force, pour demander la liberté.

Entendre cet hymne un dimanche était tellement inhabituel que tout le monde

était aux fenêtres. Mais tous avaient peur car dans la Roumanie de Ceausescu, les trois

F étaient dans tous les cœurs (faim/foame, frica/peur, frig/froid). La population chantait

pour se donner du courage, pour ne pas avoir froid, pour oublier la faim. Dans les

témoignages donnés après 1989, des ouvriers de Brasov racontaient à la Télévision

Roumanie (devenue libre) qu’il y avait ce jour-là, parmi eux des gens qui n’avaient pas

mangé depuis plusieurs jours.

253 Citation reprise dans DURADIN, Catherine, La mort des Ceausescu. La vérité sur un coup d'Etat

communiste, Bourin Editeur, Paris, 2009, p. 163

Page 206: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

206

C’est dans cet état d’esprit que la foule arrive au siège du Comité Départemental

du Parti. Et là, changement total de décor. Les manifestants trouvent les membres du

Parti en train de fêter leur victoire par avance, pris par surprise par cette foule

déchaînée, qui constate alors, la douce chaleur des bureaux et des salles de fête (un des

manifestants dira plus tard qu’à sa grande surprise même les couloirs étaient chauffés),

les odeurs de nourriture et l’insouciance de ces cadres du Parti qui ne voulaient rien

savoir de la souffrance du peuple. La foule déchaînée, incontrôlable, à bout d’elle-

même, va distribuer cette nourriture abondante au peuple dehors. La rage et la colère

vont prendre le dessus, et une partie de l’édifice va être totalement dévastée.

A l’intérieur du siège, et dehors aussi, c’est la panique et le chaos le plus

complet. Parce qu’il est déjà tard, personne n’ose réveiller Ceausescu afin de le mettre

au courant de la situation. Alors les Services de Securitate sur place vont prendre tant

bien que mal les choses en main. Habillés en civil, des membres de la Militia et de la

Securitate vont tout d’abord infiltrer la foule, pour photographier et filmer le plus grand

nombre. Ceux-ci estiment le nombre des participants à plus de trente mille personnes,

chiffre qui s’est avéré inexact par la suite ; il y avait tout au plus cinq milles personnes.

Les Roumains qui découvrent alors pour la première fois les Unités d’Elite

appartenant aux Services Secrets, se trouvent face à face avec des individus lourdement

armés (matraques électriques, fusils d’assaut, canons, etc.). Rapidement, la Militia

reprend le contrôle de la ville, et les services de Securitate bloquent totalement l’accès

dans la ville. Plus de quatre cents personnes sont arrêtés et torturés pendant des

semaines, grâce aux photos, aux films mais aussi aux faux témoignages et au système de

désinformation si bien mis en place par le système. Les leaders présumés du mouvement

sont transportés à Bucarest, battus, torturés. Tous vont faire de la prison et seront vont

être interdits de retourner dans la ville de Brasov.

Officiellement, pour les « responsables » au sein de l’usine, il n’y a pas eu de

drame. Le directeur a été renvoyé et le travail a repris, avec l’engagement des ouvriers

restés sur place de travailler plus et mieux à la gloire du Parti. Tout à été fait pour que

cet événement reste sans écho dans le pays. Il y a eu d’autant moins d’informations que,

pendant les jours qui ont suivi, la ville a été encerclée par la Securitate. Mais une partie

de la révolte avait été filmée avec la camera amateur d’un touriste étranger de sorte que

les médias occidentaux se sont emparés du sujet. Pour le pouvoir en place à Bucarest,

rien ne s’est passé à Brasov. Tous les mouvements de solidarité avec les ouvriers de

Brasov (étudiants à Sibiu ou Timisoara, et autres usines du pays) ont été annihilés.

Page 207: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

207

Deux personnalités vont quand même oser admettre que les choses ne vont pas

bien et qu’il s’est bien passé quelque chose à Brasov. Silviu Brucan tout d’abord.

Personnalité ambigüe, opposant à Ceausescu, toujours à Bucarest et qui va jouer un rôle

particulier dans les événements de la fin 1989. C’est lui qui va déclarer aux journalistes

de BBC et United Press International qu’ « une période de crise s’est ouverte dans les

relations entre le Parti Communiste et la classe ouvrière. (…) La classe ouvrière

n’accepte plus d’être traitée comme un serviteur soumis. Le récent décret sur l’énergie

électrique demande aux travailleurs de se suicider par le froid dans leurs propres

chambres »254. De fait, S.Brucan était déjà conscient de la puissance des médias et de

l’importance de la communication. Dans la même interview, il va déclarer : « L’opinion

publique mondiale est une formidable force pour la défense des droits de l’homme. La

répression peut aboutir à l’isolement total non seulement de la part des pays

occidentaux, mais aussi de la part des pays de l’Est »255.

Avec le recul qui est le notre aujourd’hui, la question se pose de savoir comment,

dans un pays aussi fermé que la Roumanie d’avant 1989, Silviu Brucan a eu accès aux

médias étrangers. Comment se fait –il que la Securitate n’ait pas empêché cet

interview ? Celle-ci était forcement au courant, puisque Brucan était surveillé jour et

nuit par les services secrets. A moins que, depuis ce moment là déjà, la Securitate ait

commencé à trahir le système, ce qui expliquerait mieux les événements de décembre

1989.

Seconde personnalité, Mihai Botez, brillant mathématicien et sociologue, qui se

trouve en exil à Paris au moment des faits de Brasov. Soutenu par la Ligue Française

des Droits de l’Homme, ce cadre du Parti Communiste, opposant au régime ; avait pu

quitter le pays et vivre en France mais contraint de couper les liens avec sa famille et

ses amis roumains, de peur des représailles du régime. Par le biais de Radio Free

Europe, il émet une déclaration, affirmant qu’il s’attendait à de telles manifestations, à

un « rejet des stratégies politiques et économiques du pouvoir »256, qui sont à ses yeux

« un sévère avertissement de la part de la classe ouvrière »257.

Son message, comme les déclarations de Brucan ont été repris par une grande

partie des médias occidentaux. Les Roumains qui écoutaient en cachette Radio Free

254 Ibid., p. 49 255 Ibid. , pp,49-50 256 « Romania: Stalinism in One Country. An interview with Mihai Botez», in Uncaptive Minds, Julliet -

Août, 1988 257 Ibid., op. cit.

Page 208: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

208

Europe, BBC ou Voice of America, ont pu ainsi en savoir un peu plus sur les

événements de Brasov, mais aussi voir que des Roumains osaient défier le pouvoir en

place à Bucarest. Les médias roumains n’ont pas dit un mot sur cet épisode, pourtant

significatif, et Ceausescu a continué de suivre son agenda politique comme si de rien

n’était.

Catherine Durandin écrit à ce sujet : « Le moment Brasov est entré comme un

signe avant coureur de la chute du régime dans les études postérieures à 1989. Certains

y virent la préfiguration d’une alliance ouvriers/étudiants, quelques étudiants de Brasov

et de Sibiu s’étant ralliés aux manifestations alors qu’aurait régné la tension à

l’Université de Bucarest. Déjà le sang coule en Roumanie : selon le quotidien

Libération du 23 novembre 1987, les témoignages de voyageurs font état de centaines

de blessés et de deux morts chez les forces de l’ordre lors des manifestations. Interrogée

sur ses souvenirs, sur Brasov 1987, l’ex conseillère du président Emil Constantinescu,

Zoe Petre, reconnaît avoir été impressionnée, avoir conçu un peu d’espoir, sans plus.

Brasov ébranlée ne débouche pas sur un projet alternatif et est loin de renverser

Ceausescu »258.

Dans la Roumanie d’avant 1989, il n’y a pas trace d’autres révoltes

significatives. Ou alors, si révolte il y a eu, le régime communiste a tout fait pour

l’étouffer. Par contre, dans le cercle très restreint du pouvoir, des tentatives de

renversement du tyran ont eu lieu, avec où sans l’appui des Gouvernements étrangers,

sur lesquelles, nous nous proposons de revenir, ainsi que sur les acteurs qui y ont

participé.

2- Les signes avant coureurs au sein même de l’appareil d’Etat

Des événements, des faits, des échanges, des confidences ont eu lieu dans les

coulisses du pouvoir à Bucarest, bien avant ce sanglant décembre 1989. Aujourd’hui

nous sommes en présence de témoignages précis sur les tentatives manquées et/ou

ratées de renversement du pouvoir communiste. Dans son livre intitulé « Romania »,

Nestor Ratesh, directeur de la Section Roumaine de Radio Free Europe, affirme que,

dans les années 70, plus précisément en 1974, le Général Nicolae Militaru a rencontré le

258 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit.

Page 209: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

209

Premier Ministre Ion Gheorghe loin des bunkers de la Securitate, dans le but de se

mettre d’accord sur une éventuelle stratégie pour renverser le régime communiste de

Ceausescu.

Le même Général, devenu Ministre de la Défense dans le Gouvernement post

révolutionnaire, va accréditer cette thèse dans une interview pour le journal français Le

Nouvel Observateur. Non seulement il confirme cette rencontre, mais il confirme qu’ils

étaient plusieurs à préparer un coup d’Etat, depuis plusieurs années, et qu’ils avaient

comme date buttoir le début de l’année 1990, au plus tard le printemps.

N. Militaru a donné aussi des détails sur les autres membres impliqués dans ce

complot, dont les plus importants sont : le ministre de la Défense Ion Ionita, un haut

cadre de la Securitate, Virgil Magureanu (qui deviendra le Chef du Service Roumain

d’Informations), le général Costyal et Ion Iliescu (qui avait une double mission au sein

du parti : Premier Secrétaire de l’Union des Jeunesses Communistes, mais aussi chef de

la propagande au sein du Comité Central du Parti Communiste Roumain). Ce n’est que

plus tard, une fois Président, Iliescu a exprimé ouvertement son désaccord avec la

politique agraire et économique du régime.

Il semblerait que l’idéologue de ce mouvement, « l’instigateur » de ce complot

ait été un personnage très complexe, Silviu Brucan, l’éditeur en chef du journal

quotidien du Parti, « Scanteia », auquel les membres du parti avaient l’obligation d’être

abonnés. Ambassadeur à Washington (1956- 1961), représentant permanent de la

Roumanie auprès des Nations Unies (1959-1961), il a pu être l’acteur clé de ce complot

d’autant mieux que, de par ses fonctions il avait des appuis très importants à Londres, à

Moscou ou à Washington.

IL faut souligner que les Généraux Militaru, Ionita et Costyal étaient des

camarades de classe de l’Académie Militaire Vorochilov de Moscou pendant la période

1956- 1958. Quant à Ion Iliescu, il avait aussi étudié à Moscou, dans un haut institut

d’ingénieurs, où il avait fait la connaissance de Mikhaïl Gorbatchev, à l’époque un des

leaders du Komsomol, mais aussi étudiant en droit à l’Université d’Etat de Moscou. Les

deux hommes s’appréciaient, paraît-il beaucoup, information bien évidemment très

difficile à prouver.

Dans son livre intitulé symboliquement The Wasted Generation259 et publié en

1993, Silviu Brucan explique par contre que l’idée de cette première tentative de coup

259 BRUCAN, Silviu, The Wasted Generation: Memories of the Romanian Journey from Capitalism to

Socialism and Back, Westview Press, Boulder, Colorado, 1993

Page 210: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

210

d’Etat militaire venait du Ministre de la Défense Ion Ionita et du Premier Ministre, le

Général Ion Gheorghe. Le processus était très bien enclenché, et quelque chose aurait

du se passer en1984, déjà. Pourtant tout a échoué. A priori, il y a eu une fuite

d’informations, dont on ne sait pas bien qui eu a été l’instigateur. D’après les auteurs du

complot, il s’agirait de Virgil Magureanu. L’unité de la Securitate, qui devait jouer un

rôle primordial et se trouvait sous les ordres de Magureanu a manqué à l’appel ; quand

les unités militaires de la garnison de Bucarest avaient été envoyées dans les champs

pour aider à la cueillette du maïs. Les trois Généraux ont eu des sérieux problèmes :

Costyal a été arrêté et les généraux Ionita et Militaru ont eu, par la suite, des graves

problèmes de santé. Dans le même livre, Brucan reste convaincu que les deux ont subi

des empoisonnements, avec des effets à longue durée.

Quoi qu’il en soit, la tentative de 1984 pour renverser le régime aura été la plus

importante et la mieux organisée. Mais si cette tentative a échoué, les mêmes acteurs

vont refaire surface pendant les événements de décembre 1989. Il est pratiquement

impossible, à ce jour, de savoir quelle importance Ceausescu avait accordé Ceausescu à

toute cette affaire, mais très clairement, il eu sous estimé sa vraie portée et ses réelles

ramifications. Mais il est vrai que, sans la manifestation de décembre 1989 à Timisoara

et ses échos dans le pays, les membres du complot n’auraient jamais pu atteindre leur

but.

Même si cette tentative de coup d’Etat entièrement interne a échoué, les choses

ne vont pas en rester là. Très probablement, au vu du comportement de Ceausescu,

plusieurs Gouvernements étrangers ont souhaité que le vieux dictateur soit remplacé.

Que ce soit à Washington, ou à Moscou, à Budapest ou à Paris, le monde voulait en

finir avec Ceausescu. Dans l’année 1988, les médias français, se font l’écho de

désaccords, de plus en plus nombreux, avec le régime de Bucarest. Le Monde du 4

octobre 1988, publie ainsi un article de l’historien Joseph Rovan,

affirmant :« Dictature. Un ‘Khmer Rouge’ à Bucarest…L’affreux petit tyran sanguinaire

ne manque pas d’astuce (…). Ce qui fonctionne au service du clan Ceausescu, du mari,

de la femme, du rejeton, c’est la machine à décerveler du Père Ubu »260.

On dispose aujourd’hui de témoignages précis et complets sur ce qui s’est

réellement passé dans les coulisses et sur le poids de l’intervention et du soutien des

Gouvernements américain et soviétique. Le premier vient de l’ex chef des Services

d’Informations Roumains, le Général Ion Mihai Pacepa, qui a déserté et s’est enfui aux

260 Le Monde, 4 Octobre 1988, article signé par l’historien français Joseph Rovan

Page 211: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

211

Etats-Unis en 1978. Pacepa a déclaré dans le quotidien roumain « Ziua » qu’il avait

connaissance d’un coup d’Etat dirigé de l’extérieur depuis qu’il était chef de la

Direction des Informations Extérieures en charge de l’espionnage extérieur et en tant

que haut cadre de la Securitate.

Selon son témoignage, le plan était de remplacer Ceausescu par un Secrétaire

Général plus loyal envers les Soviétiques. Ceausescu devait être au courant de cette

manœuvre, car des informations lui avaient été transmises par le biais de la base

militaire 0920/A, une base spéciale de contre-informations coordonnée par le Général

Pacepa. Celui-ci a même déclaré dans le même journal qu’il savait personnellement qui

allait exécuter ce plan : Iliescu et le Général Militaru.

En vérité, Ceausescu avait des relations de plus en plus compliqués avec Moscou

comme avec Washington. Gorbatchev avait instauré la perestroïka et le vieux dictateur

avait compris que les fondements même du communisme, tels que vues par Lénine et

Staline étaient remises en cause. Il essayait de tenir tête au Président russe, mais il s’est

trouvé de plus en plus isolé. Or l’administration américaine de Reagan et de G. Bush,

apportait tout son soutien à Gorbatchev. Les deux chefs d’Etat russe et américain étaient

d’accord pour dire qu’il fallait faire quelque chose en Roumanie. En octobre 1988, le

Secrétaire américain John Whitehead prenait position, pour la première fois, contre la

politique de Ceausescu. Cette prise de position, historique fût reprise par les médias

occidentaux, AFP et Reuters compris, dans ces termes: « C’est la première fois qu’un

haut responsable occidental indique avoir personnellement visité des villages détruits

dans le cadre du programme de modernisation rurale roumain qui prévoit la démolition

de quelques sept mille villages dans ce pays et le relogement dans des centres agro-

industriels »261.

Cette vaste politique de systématisation allait non seulement pousser une partie

de la population roumaine à Transylvanie de quitter le pays, mais aussi des membres du

Comité Central à réagir. Le Haut Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés

devait constater l’ampleur des « dégâts » en Hongrie, ou le nombre des réfugiés ne

cessait d’augmenter, plus de dix mille personnes. Et si des membres du Comité Central

avaient déjà exprimé leur désaccord avec cette politique de destruction des villages ils

firent de même avec la politique générale de Ceausescu.

261 Citation reprise dans DURADIN, Catherine, La mort des Ceausescu. La vérité sur un coup d'Etat

communiste, Bourin Editeur, Paris, 2009, p. 54

Page 212: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

212

Six éminents membres ont « osé » exprimer leur désaccord dans un document

devenu célèbre : « La lettre des Six » (voir Annexe 1), qui a fait le tour du monde, mais

que Ceausescu a pratiquement ignorée. Les six signataires n’ont reçu que des

« punitions » relativement « douces » (comme des assignations à domicile, ou

l’interdiction de se parler entre eux), d’une part parce qu’ils étaient très respectés au

sein du Parti Communiste, mais aussi à cause de leur réseau de relations avec

l’Occident. Michael Shafir, politologue et ancien chef de la Section RFE/RFL a écrit :

« D’une certaine manière, j’ai été quelque peu surpris, parce que c’était le premier

mouvement collectif de dissidence émanant du sein du Parti. Je dois clarifier ici deux

aspects connexes : j’ai insisté dans mes travaux (…) sur la nécessité d’une dissidence au

sein du système du Parti pour le lancement de quelque mouvement de réforme que ce

soit en Europe Orientale. Que de fois n’ai-je pas écris que le vide de véritable tradition

marxiste avait empêché la naissance d’un tel mouvement en Roumanie, facteur auquel

j’ajoutais d’autres données de culture politique »262.

Deux points doivent ici être mis en valeur. Tout d’abord, il s’agit du premier

mouvement collectif de dissidence au sein du Parti connu et médiatisé. Shafir ne semble

pas prendre en compte le complot qui avait échoué en 1984. Les événements de 1984 se

sont passés dans l’ombre et c’est pour cela qu’ils sont restés totalement méconnus. La

question reste posée de savoir si, justement, cette médiatisation de la Lettre des Six

n’était pas prévue d’avance comme signe annonciateur de ce qui allait se passer vers la

fin de l’année D’après le témoignage de Brucan lui même, il avait été à l’étranger et a

eu des entretiens importants à Moscou et à Washington ; et, si finalement il a accepté

d’être le sixième signataire de cette lettre, c’est qu’il savait aussi que celle-ci n’était pas

synonyme de sa propre fin, bien au contraire.

Ensuite, M. Shafir, confirme la théorie de Przeworski, selon laquelle, pour qu’un

changement de régime se produise, un des éléments nécessaires est sans aucun doute

l’existence d’une dissidence au sein du parti. Or, cet élément, tout comme l’opposition

et la société civile était inexistant en Roumanie. Cet aspect est décisif dans l’analyse de

la révolution et de la transition démocratique en Roumanie. A cet égard, M. Shafir

précise la notion de dissidence : « Je dois aussi clarifier que par ‘dissidence’ (pour la

distinguer d’opposition), j’entends précisément la désillusion face au système venue de

l’intérieur du système (systémique) et le fait que pour être pris en compte, les dissidents

doivent être prêts à être comptés, c’est-à-dire que leur désaffection doit être rendue

262 Ibid., pp. 64-65

Page 213: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

213

publique »263. Nous allons revenir sur cette « spécificité » roumaine dans la deuxième

partie de ce travail.

Après le Général Pacepa, le deuxième personnage clé qui a confirmé avoir été au

courant depuis longtemps que des Gouvernements étrangers souhaitaient le

renversement du régime en Roumanie est Virgil Magureanu ; l’homme resté dans

l’action avant et après les événements de décembre 1989. Silviu Brucan est à priori

l’homme de l’ombre, le metteur en scène de tout s’est passé à la fin de l’année 1989.

C’est peut être pour ne pas perdre toute crédibilité en tant qu’ancien chef du Service de

Contre Espionnage au sein des Services Secrets de la Securitate que Virgil Magureanu

affirme avoir été au courant de tout et depuis longtemps. Mais, Silviu Brucan est

décédé en 2006 ; il n’a pas pu confirmer ce témoignage. Magureanu a du attendre 2008,

pour faire ce témoignage : « Le moment 89 en Roumanie n’est pas spontané et je ne nie

pas et ne veux pas nier le rôle qu’ont joué les foules quand il s’est déclenché. Les

préliminaires de ces événements nous conduisent à penser au rôle que diverses

personnes ont eu, parmi lesquelles Silviu Brucan, au cours des négociations conduites

pour la mise ne place du nouveau régime et pour l’installation de la succession. (…)

Lorsqu’il s’est engagé dans cette négociation, il avait déjà mis au point un plan et reçu

un mandat (…). Le cas Brucan représente, en toute hypothèse, une confirmation : les

services secrets soviétiques travaillaient main dans la main avec les américains »264.

Ainsi donc, on dispose aujourd’hui des témoignages de deux hautes personnalités

de la nomenklatura communiste, qui confirment l’existence de négociations avec

d’autres services secrets étrangers afin de renverser Ceausescu. Silviu Brucan lui-même,

dans ses interviews et ses ouvrages, a donné les détails de ces négociations. Dés lors,

peut-on affirmer aujourd’hui avec certitude que tout était prêt et que la foule a juste

donné un coup de main inespéré, que cette révolte a précipité les plans ? C’est sans

doute vrai ; reste à savoir dans quelle proportion.

Né à Bucarest de parents juifs, Silviu Brucan est rentré au sein du Parti

Communiste à l’âge de 19 ans. Très proche du leader Gheorghe Gheorghiu-Dej, il

devient vite l’idéologue du Parti. Une fois Ceausescu nommé Secrétaire Général du

Parti Communiste, il montre tout de suite ses différences avec celui-ci et songe même à

changer d’orientation. Ses amis et collaborateurs proches vont réussir à le convaincre de

263 Ibid., p. 64 264 MAGUREANU, Virgil, dialogue avec Alex Mihai Stoenescu, De la regimul comunist la regimul

Iliescu, Edition Rao, Bucarest, 2008, pp. 47-49

Page 214: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

214

rester, mais c’est un personnage qui n’aime pas Ceausescu et qui va lui tenir tête. En

même temps, c’est un homme très respecté, et qui aura une carrière montante jusqu’à

son opposition ouverte aux événements de Brasov. Par le biais de ses amis, il obtient un

visa pour les Etats-Unis en 1988, où il va séjourner pendant six mois. Le pouvoir en

place à Bucarest espérait ainsi qu’il n’allait jamais revenir, mais Brucan va non

seulement revenir, mais aussi montrer à nouveau, son désaccord avec le régime, en étant

cosignataire de la Lettre des Six.

S. Brucan affirme avoir préparé son départ aux Etats-Unis à Bucarest via

l’ambassadeur de la Grande Bretagne et celui des Etats-Unis. A priori, les deux étaient

au courant du projet de la Lettre des Six. Il reçoit son passeport avec son visa pour les

Etas Unis en juin 1988, et il est attendu à Washington au Département d’Etat, où il va

rencontrer des responsables, chargés de l’Europe Orientale, dont Thomas Simmons. Ce

n’est qu’en novembre qu’il part pour Londres, où, indépendamment du fait qu’il va être

reçu au Foreign Office et qu’il a dispensé des cours dans des universités prestigieuses,

il va rencontrer deux personnages clé : William Waldegrave, alors Ministre d’Etat, et

Martin Nicholson, le conseiller pour l’Europe de Margaret Thatcher. Brucan a déclaré

par la suite : « Je peux affirmer de manière catégorique que tant à Washington qu’à

Londres, j’ai reçu des assurances encourageantes d’aide pour nos plans. Plus encore,

les ambassadeurs des Etats-Unis et de Grande Bretagne à Bucarest ont reçu l’instruction

de maintenir un contact permanent avec moi »265.

Si Brucan a été surveillé et « protégé » à Bucarest, cela n’aurais été sans doute

pas possible sans l’aide et la complicité de la Securitate. Considéré quasiment comme

persona non grata à Bucarest, il a été nécessairement surveillé de très prés, surtout

après son retour de l’étranger. Il est sûr aussi qu’il a été très étroitement surveillé à

l’étranger, mais rien n’est consigné dans les rapports des Services Secrets. Il ne s’agit

certainement pas d’un oubli ou d’une négligence, mais plutôt d’une complicité au sein

même du Service. Après l’ouverture des archives secrètes de la Securitate, certains

dossiers n’ont pas été « consultables » pour des raisons d’Etat. Brucan, quant à lui,

soutient qu’il a pu récupérer son dossier en 1990 déjà, et que rien concernant ses

déplacements à Washington ou à Moscou n’y était mentionné. Preuve que la complicité

venait sans doute de l’intérieur, ce confirme la thèse de Virgil Magureanu, alors chef

des Services Secrets en charge du contre espionnage.

265 BRUCAN, Silviu, O biografie intre doua revolutii, Nemira, Bucarest, 1998, pp. 71 -78

Page 215: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

215

De fait, Brucan a continué sans problèmes ses déplacements à l’étranger, d

d’abord à Moscou. Pendant ses fonctions d’Ambassadeur de la Roumanie aux Etats-

Unis dans la période 1956-1961, il avait rencontré Anatoly Dobrinin, Ambassadeur de

l’Union Soviétique à Washington (et futur conseiller de Gorbatchev). L’amitié qui liait

les deux hommes explique que Brucan a été bien reçu à Moscou et que Dobrinin lui ait

« arrangé » un entretien avec Gorbatchev, censé demeurer secret. Dans un entretien

accordé au journal français Libération en novembre 1996, Brucan a de nouveau

confirmé non seulement l’existence de cet entretien, mais aussi le fait d’avoir obtenu la

« protection » de Moscou : « (Gorbatchev) était d'accord pour le renversement de

Ceausescu, tout en soulignant que l'URSS ne voulait pas se mêler des affaires

intérieures roumaines. Il promit des mesures pour ma sécurité personnelle» 266 . De

Moscou, Brucan s’est rendu ensuite à Vienne où il s’est il exprimé une fois de plus à la

radio (BBC, Voice of America et Radio Free Europe). Il critique le régime en place à

Bucarest, son leader, mais ne remet pas en cause l’idée même du communisme. Une fois

de retour en Roumanie, il est de plus en plus surveillé par les services secrets de la

Securitate, ce qui ne l’empêche pas de garder contact avec les anciens du Parti :

Birladeanu, Raceanu, Apostol. En attendant le dernier congrès du Parti Communiste,

tout était prêt.

Radu Portocala, dans son livre L’exécution des Ceausescu , va dans le même

sens et corrobore la thèse du complot : « Une fraction de la Securitate et probablement

l’ensemble de la Direction du Renseignement Militaire non seulement étaient au courant

de l’imminence (des) évènements, mais participaient à leur préparation, se livrant ainsi,

qui sait depuis combien de temps ?, à double jeu : soumises à la volonté de Ceausescu,

d’une part, et acceptant les règles du jeu de la dictature, elles complotaient contre lui,

d’autre part, non pas animées par des considérations de morale politique, mais dans

l’espoir de récupérer une partie du pouvoir qu’il allait perdre »267.

Pour paraphraser Alexandru Birladeanu, « la Securitate a trahi Ceausescu », il ne

manquait que le signal aux membres du deuxième cercle du pouvoir pour agir. Mais en

décembre 1989, les choses vont se passer tout à fait différemment que prévu.

266 Libération, 16 Novembre 1996, interview avec Silviu Brucan 267 PORTOCALA, Radu, L'exécution des Ceausescu. La vérité sur une révolution en trompe l'œil,

Larousse, Paris, 2009 p. 34

Page 216: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

216

B. Une révolution sur la scène nationale et internationale

Le dernier congrès du Parti Communiste s’est passé comme prévu, sans que rien

ne change, sans que rien ne se passe. Ce XIVème congrès voulait montrer aux frères

socialistes la réussite du modèle roumain, avec une dette extérieure entièrement payé,

une industrialisation de plus en plus complexe et un développement du monde agraire.

Ceausescu et son épouse font des visites à l’étranger, la vie continue son cours. Rien ne

laisse augurer les violences qui vont suivre.

En même temps, au delà des frontières roumaines, il y a la chute du Mur de

Berlin, l’ouverture de la frontière austro-hongroise, le démantèlement des régimes

communistes dans les pays voisins. A Malte, George Bush et Mikhaïl Gorbatchev font

une rencontre historique, où il est question de la chute du mur de Berlin, de l’unification

allemande et de respect des droits de l’homme. Un télégramme de la part de l’avocate

Eva Barki, qui travaille pour Amnesty International, les informe du génocide contre la

minorité hongroise de Transylvanie et leur demande d’intervenir pour un pasteur

protestant. Un certain Laszlo Tokes.

A Paris, Josep Rovan écrivait dans Le Monde en octobre 1989 : « Que le régime

de Ceausescu soit dénoncé urbi et orbi pour ce qu’il est, une tyrannie indigène, et

l’URSS finira peut être par le trouver assez compromettant pour s’en débarrasser. Le

monde n’a-t-il pas salué l’intervention du Vietnam au Cambodge avec un soulagement

unanime en dépit de son caractère nationaliste et impérialiste à peine caché, tant était

grand le dégoût inspiré partout par la terreur macabre des Khmers rouges ? Ne laissons

pas Ceausescu étaler impudiquement en Europe la mentalité du génocide moral, en

attendant que celle-ci devienne physique »268.

Mais le Quai d’Orsay à Paris était plutôt mobilisé par les transformations qui

avaient eu lieu en Bulgarie, Hongrie, Tchécoslovaquie. L’ouverture de la frontière

austro-hongroise et la perspective de cette « grande Allemagne » avait accaparé toute

son attention. Il était au courant qu’un certain pasteur protestant en Roumanie osait

critiquer ouvertement le régime dans ses prêches le dimanche, mais il pensait que la

Securitate allait vite le mettre hors d’état de nuire, à l’image de l’action habituelle du

Parti et de son leader.

268 Le Monde, 15 Octobre 1989, article signé par l’historien français Joseph Rovan

Page 217: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

217

Les Roumains sont au courant de ce vent de changement, par l’intermédiaire des

radios écoutées la nuit en cachette. Une atmosphère lourde domine le pays, car malgré

le fait que la dette extérieure soit entièrement réglée depuis le début de l’année, la

pénurie alimentaire est à son paroxysme. Les magasins sont vides, il n’y a pas de

chauffage, ni d’eau courante, pas d’électricité. Les hôpitaux manquent de médicaments.

Dans tout le pays, les gens attendent que quelque chose se passe. De Doina Cornea à

Cluj, à Mircea Dinescu ou encore Ana Blandiana à Bucarest, des intellectuels à

Timisoara, tout le monde est dans l’expectative. C’est justement le pasteur Tokes, pour

qui les puissants de ce monde n’ont rien fait, inconnu ailleurs qu’à Timisoara, qui va

être l’élément déclencheur d’un des moments les plus sanglants de l’histoire de la

Roumanie moderne.

1- « Aujourd’hui à Timisoara … »

Nous sommes le 15 Décembre 1989 et le pasteur ainsi que toute sa famille

doivent être évacués par la Securitate ; ils sont dans l’obligation de quitter Timisoara. Il

est accusé « d’indiscipline » et d’être en contact avec des « radios et télévisions

étrangères dans le but de dénigrer et de présenter de manière faussée les réalités du

pays ». Mais le pasteur refuse de quitter sa maison et diffus l’information de son

expulsion imminente de chez lui, via Radio Free Europe.

Preuve que les radios étrangères étaient très écoutées en Roumanie, les

nombreux fidèles se sont réunis autour de la maison du pasteur, Place de la Cathédrale,

en signe de soutien pour lui et sa famille. L’appel du pasteur a été entendu à Timisoara,

une des villes les plus importantes du pays (plu de 300 000 habitants), avec une forte

minorité hongroise (plus de 20% de la population), ayant une tradition industrielle

importante, mais aussi un des centres universitaires les plus prestigieux du pays.

Il est important de souligner que la maison du pasteur était située en plein centre

ville, à l’intersection de plusieurs lignes de tram et de bus. Le fait que ses fidèles aient

allumé des bougies à la tombée de la nuit donnait à cette place une connotation presque

mystique, car les bougies ne sont allumées en Roumanie que pour des fêtes religieuses

très importantes. De voir une foule agenouillée, des bougies à la main, en plein cœur de

la ville, un jour ordinaire, a incité beaucoup de passants à s’arrêter, vite rejoints par des

étudiants et des ouvriers ralliés très vite. Que s’est il passé ensuite ? Les témoignages de

plusieurs participants confirment la même chose.

Page 218: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

218

Tout d’abord, l’arrivée parmi cette foule silencieuse de quelques « agitateurs »,

habillés en civil, qui ont soudainement commencé à jeter des pierres sur la maison de

pasteur en criant « Dehors les hongrois !» entraînant la foule à réagir, en signe de

désapprobation. Ces individus, qui se nommaient eux-mêmes des « touristes

soviétiques », ont joué un rôle important : « servir de catalyseur, dans un premier temps,

inciter les manifestants, les pousser à aller aussi loin que possible dans leur colère ;

ensuite, donner à la manifestation un caractère agressif, produire des dégâts, déclencher

la réaction brutale des forces de l’ordre »269.

Deuxième élément important, la présence visible de la Securitate, mais qui reste

impassible, regardant comment les choses évoluent. Egalement, mais pas moins

important, la présence de représentants du Parti Communiste, le pouvoir venu négocier.

On peut s’interroger sur cet état de fait. Normalement, la Securitate règle les

« problèmes » et ni elle, ni le Parti ne négocie. D’où l’incompréhension des

observateurs étrangers, en particulier celle de l’Ambassadeur de France, Jean Michel Le

Breton, pour qui « l’affaire ‘Tokes’ a été donc un cas de dissidence mal traité par les

organes de la Securitate »270.

Dans son livre « L’exécution des Ceausescu », R. Portocala se pose les mêmes

questions. « Il est sans doute indispensable de savoir qui a tiré. Mais il est tout aussi

indispensable de se demander pourquoi a-t-on tiré- et de surcroît, avec l’intention

manifeste de faire des morts. Fallait-il, quel qu’en soit le prix, qu’il y ait des martyrs

pour que la ville entière, et finalement, le pays se soulèvent ? Les tirs visaient-ils un but

monstrueux de catalyse ? Etant donné l’importance de l’enjeu, il est fort probable que

ce soit le calcul qui a été fait »271.

Avec le recul et les données dont on dispose aujourd’hui, il est opportun de se

demander si cette situation n’était pas beaucoup plus complexe qu’elle semblait l’être.

Et si la Securitate était en train de trahir ? Quoi qu’il en soit, une manifestation de

soutien silencieuse s’est transformée, dans les jours suivants en un bain de sang. Elle a

constitué l’étincelle dont d’autres avaient besoin pour faire éclater leur colère et leur

mécontentement. L’apparition presque soudaine de tracts et d’affiches anti Ceausescu et

269 PORTOCALA, Radu, L'exécution des Ceausescu. La vérité sur une révolution en trompe l'œil,

Larousse, Paris, 2009, p. 45 270 LE BRETON, Jean Marie, La fin de Ceausescu: histoire d'une révolution, L'Harmattan, Paris, 1996,

Introduction 271 PORTOCALA, Radu, L'exécution des Ceausescu. La vérité sur une révolution en trompe l'œil,

Larousse, Paris, 2009, pp. 61-64

Page 219: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

219

anti communiste, accompagnés de slogans prêts à l’emploi, démontrent bien que, dans

les coulisses, il y en avait qui attendaient une opportunité pareille.

Le 16 décembre, le spectacle est le même, sauf que les manifestants sont de plus

en plus nombreux. Il y a de plus en plus de jeunes, surtout des lycéens et des étudiants,

qui bloquent le centre ville et crient aux passants « Qui n’est pas avec nous, est contre

nous ! ». Une fois la nuit tombée, ceux-ci vont dévaster des magasins, mettre le feu à

l’une des plus grandes librairies de la ville (celle qui diffusait les œuvres de Ceausescu)

et vont ensuite s’en prendre à la Mairie et au siège du Parti. Les échauffourées durent

jusqu’à l’aube. Pourtant, le calme semble revenu le matin du 17 décembre. Mais

l’annonce, ce jour là, de l’arrestation du pasteur et de son épouse, enceinte, vont

déchaîner les foules. Ceausescu est mis au courant de la situation (partiellement sans

doute), car il va dépêcher sur place de hauts cadres de l’Armée et de la Securitate (le

Général Stefan Gusa et Victor Stanculescu), afin de remettre de l’ordre dans la ville. Il

décide aussi de maintenir son déplacement à Téhéran et, fait inhabituel, de laisser son

épouse Elena à la tête du pays.

La version officielle du Parti est donnée dès le 18 décembre. L’arrestation du

pasteur est due au fait qu’il est responsable de la manifestation. Reste à l’Armée la

tache de protéger le siège du Parti contre les « hooligans », certainement des éléments

dispersés, influencés de l’étranger et manipulés. Le Parti demande l’aide des

travailleurs, non seulement pour protéger le Parti, mais aussi ses membres. Et si

l’Armée a ouvert le feu contre des manifestants à bras nus, c’est pour obéir aux ordres,

pour défendre le siège du parti, ou parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Des

détachements militaires circuleront désormais dans la ville, sans cesse.

Le 18 décembre, l’Armée tire a bout portant sur des jeunes qui prient sur les

marches de la Cathédrale. Elena donne l’ordre de ramasser les cadavres et de les

envoyer à Bucarest, afin d’y être incinérés. Ce bain de sang va faire réagir beaucoup de

monde. Les ouvriers refusent de jouer le rôle que leur a donne Ceausescu, et malgré les

menaces de la Securitate et de l’Armée, ils rejoignent les manifestants. Le 19 décembre,

des colonnes entières d’ouvriers de toutes les usines de la ville envahissent la Place de

l’Opéra. Ils se comptent par milliers. Les Généraux se rendent alors compte qu’il ne

s’agit plus que de quelques jeunes incontrôlables, mais de gens sérieux, de toute une

classe sociale en colère contre le pouvoir en place.

Plusieurs éléments importants sont à souligner. Les démonstrations de Timisoara

ont été essentiellement ouvrières. Les intellectuels ont joué un rôle minimal : ils ont

rejoint le mouvement plus tard, une fois la mobilisation bien engagée, comme orateurs

Page 220: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

220

et organisateurs. Les revendications sont venues plus tard, une foi que le renversement

du régime était devenu une évidence. Ce qui a commencé comme une manifestation de

soutien au pasteur et à son épouse s’est vite transformé en une démonstration à grande

échelle, après que les ouvriers se soient organisés et déplacés en grande masse. Certains

d’entre eux ont vu la foule de jeunes devant la maison du pasteur et ont même participé.

Mais, pour le plus grand nombre, ils attendaient un signal, quelque chose. Leur rage

était silencieuse. De voir l’Armée tirer sur des innocents, de voir couler le sang de leurs

enfants innocents, les a rendu incontrôlables. Leur mouvement a été, tout d’abord, en

signe de protestation contre ces actes de violence, avant de se transformer en

protestation contre le pouvoir en place. Et, malgré les intimidations, les interrogatoires,

les menaces, ils ont continué dans leur voie

C’est le 20 décembre qu’étudiants et ouvriers vont occuper le siège du Parti et, la

Mairie, et siègent sur la Place de l’Opéra. C’est le 20 décembre aussi que le Premier

Ministre, Constantin Dascalescu, va tenter de négocier. Mais la seule chose que la foule

demande est la démission immédiate, non négociable, de Ceausescu. Le Premier

Ministre se cache derrière son chef, Ceausescu. Il ne peut pas répondre, il va voir…

A Timisoara, les autorités militaires et les cadres de la Securitate avaient compris

dès le 18 décembre que les ouvriers ne soutenaient plus Ceausescu. Mais ce n’est

qu’après le bain de sang et les violences qui ont suivi que l’Armée a fraternisé avec le

peuple. Le 20 décembre, les troupes se retirent, mais sont en réalité du côté des

manifestants. Timisoara est libre, au sein de la grande prison qu’était devenue la

Roumanie. Le Consul de Yougoslavie à Timisoara en est informé, car les manifestants

souhaitent que le monde entier le sache.

A partir de ce moment-là, les informations vont arriver par vagues, plus ou

moins précises, plus ou moins proches de la réalité. Dans une dépêche AFP, on peut

lire : « les témoignages confirment la violence de la répression : enfants écrasés par les

blindés, manifestants achevés à coup de baïonnettes, tirs de mitraillette contre les

passants, incursion de l’Armée dans les hôpitaux »272. En se référant à tous les médias,

on peut juste dire, avec le recul de plus de vingt ans, qu’il y a eu trop de sang, trop de

morts, trop des précisions, alors que dans le pays le chaos était indescriptible. Tout

autre commentaire semble inutile. Les faits sont, comme d’habitude, plus parlants que

les commentaires. Dés le 20 décembre, des trains remplis d’ouvriers sont venus de tout

272 Citation reprise dans DURADIN, Catherine, La mort des Ceausescu. La vérité sur un coup d'Etat

communiste, Bourin Editeur, Paris, 2009, op. cit.

Page 221: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

221

le Banat rejoindre Timisoara. Il y a une explosion de joie, le soir. La ville est libre, le

peuple goûte à la liberté.

Entre ordre et contre ordre au fur et à mesure des changements à la tête de

l’Armée, une vraie solidarité s’est nouée entre le peuple et l’Armée. « L’Armée est avec

nous ! L’Armée du peuple ! ». Sur les chars qui roulaient, en ville et autour pour

protéger cette liberté retrouvée, il y avait des jeunes, presque des adolescents, et des

militaires, brandissant côte à côte le drapeau roumain, dont l’emblème de la République

socialiste avait été découpe. Le 20 décembre, à son retour d’Iran, Ceausescu va parler.

Il veut parler et il convoque une grande assemblée populaire à Bucarest. Il cherche le

soutien de la population. Et c’est lui-même qui sans le savoir, va donner le la, pour que

tout le pays s’embrase.

2 « …Demain dans tout le pays »

Les informations selon lesquelles quelque chose se passait à Timisoara ont

envahi tous les esprits, toutes les maisons. On le savait via les radios, comme

d’habitude, ou parce que un tel avait de la famille dans la région. Il se passait quelque

chose, mais quoi ? Dans les grandes villes, les gens s’interrogeaient, mais pas de

mouvement de foule. Pas encore.

A 19 heures, débout, entouré par ses conseillers les plus proches, Ceausescu

s’adresse au peuple roumain à la Télévision Nationale. Il confirme l’intervention de

l’Armée à Timisoara, et la justifie comme nécessaire pour la sécurité nationale. Pour

lui, il s’agissait d’étrangers qui voulaient restaurer la domination étrangère en

Roumanie. Ceausescu accuse les médias hongrois de mener une campagne très

agressive pour calomnier le pays et son leader, et accuse le Gouvernement de Budapest

de vouloir s’immiscer dans les affaires internes de la Roumanie. Il convoque donc le

peuple à un meeting pour le 21 décembre, Place du Palais. Il souhaite s’adresser à la

population et confirmer qu’il va punir ceux qui ont osé détruire les biens du parti, car

ceux-ci appartiennent au peuple.

Tout est donc prévu pour cette journée du 21 décembre. L’organisation du

meeting est laissée aux bons soins des membres du parti. Tous les responsables des

grandes usines, fabriques et entreprises de Bucarest et alentours doivent convoquer les

ouvriers et les obliger à venir manifester. C’est une machine de guerre qui se met en

route, bien rodée, dans laquelle chacun connaît sa place. Les mêmes bus, les mêmes

Page 222: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

222

pancartes, les mêmes slogans, les mêmes visages fatigués et résignés. Dans le cercle

très restreint du pouvoir, il y a des voix qui osent déconseiller ce meeting à Ceausescu.

Mais Elena insiste : ce n’est pas une poignée de « hooligans » qui va lui faire peur, le

peuple doit être là pour écouter son Conducator.

C’est ainsi que le 21 décembre au matin, presque comme d’habitude, pour les

plus anciens, des bus entiers d’ouvriers débarquent Place du Palais. Ils sont là, par

milliers. Fait inhabituel, des étudiants et des lycéens aussi .Malgré l’ordre donné aux

étudiants depuis quelques jours déjà par le Ministère de l’Enseignement, de rentrer chez

eux (les vacances d’hiver commençaient exceptionnellement une semaine plus tôt), ils

étaient tous restés. Vers 12heures, Ceausescu commence son discours, avec rien à dire,

sinon rappeler la grandeur de la République, les bienfaits du communisme et quelques

lei d’augmentation pour les salaires les plus modestes.

Puis il a osé parler de Timisoara et de ses morts. Et quelque part, loin, un tir.

Quelqu’un a tiré. C’est à partir de cet instant précis que Ceausescu a perdu le contrôle

de la foule. Plus personne ne l’écoutait et lui, qui n’était pas habitué à ce genre de

désobéissance, a perdu tout contrôle. Son dernier regard de Conducator d’une des

dictatures communistes les plus dures en Europe est celui d’un homme qui n’a rien

compris. Il voit juste cette foule qui lui désobéit, qui lui échappe, qui n’en n’est plus

une. Le peuple, son peuple, lui tourne le dos. Et non seulement lui tourne le dos, mais

pire, il entend des cris « A bas Ceausescu ! », « A bas le communisme ! ». Elena

demande des punitions exemplaires pour ces perturbateurs. Elle est furieuse, mais lui

ne comprend plus rien. Où sont les camarades qui ont scandé son nom et l’ont ovationné

pendant des heures lors du XIVème Congrès ?

La foule se dirige vers Calea Victoriei (Avenue de la Victoire) et va rejoindre la

Place de l’Université. Les manifestants vont tout détruire sur leur passage. L’Armée les

attend et leur tire dessus, pendant des heures. Le 21 décembre, dans d’autres villes, la

population, forte de ce qu’elle a entendu à Radio Free Europe et des informations

qu’elle reçoit par des amis et les familles qui habitent Timisoara ou Bucarest, sort dans

les rues. Les ouvriers des combinats sidérurgiques de Galati et Resita vont se rebeller.

Ils sont dans les rues avec la population. A Iasi, ce sont les étudiants qui ont initié la

révolution.

La prophétie de Timisoara est devenue vraie : « Aujourd’hui à Timisoara,

demain, dans tous le pays ! ». Les agences de presses étrangères confirment que les

forces de l’ordre roumaines ont ouvert le feu sur les manifestants, que des chars sont

dans les rues, et qu’il y a des morts et des centaines de blessés. Toute la nuit, il y a eu

Page 223: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

223

des échanges de tirs entre la population et l’Armée. Ceausescu est encore là et il nomme

Victor Stanculescu, Ministre de la Défense. Sa première décision en tant que ministre

est de demander aux forcés armées, désormais sous ses ordres, de quitter la Place du

Palais et de se diriger vers la Place Romane et la Place de l’Université. Comment

expliquer cette décision qui laisse le Comité Central et ses membres, Ceausescu y

compris, sans aucune défense, sinon par un complot ?

Ceausescu essaie de réunir les ouvriers des usines bucarestoises mais une foule

en colère et criant « Liberté ! », « A bas Ceausescu ! » envahit la Place du Palais. Drôle

de décision que de laisser le siège du Comité Central sans défense. Les manifestants

l’ont envahi en un rien de temps et, avec l’aide des derniers fideles au sein de l’Armée,

Ceausescu s’échappe en hélicoptère du toit du bâtiment. Tout ordre de tirer sur le

peuple est annulé. Désormais l’Armée est avec son peuple. Ceausescu s’est enfui et les

forces armées ont fraternisé avec le peuple. Les derniers gardes communistes vont

disparaître, le désordre règne dans le pays.

Les choses se compliquent encore à partir de ce moment là. Tous les

commandants des forces armées vont demander de défendre le siège de la Télévision

Nationale, de la Radio Nationale et certains objectifs clé. Mais contre qui ? Le Ministre

de l’Intérieur demande à ses troupes de gagner leurs casernes et de déposer leurs armes.

Les forces armées sont avec le peuple. La population elle-même n’est pas armée. Et

pourtant, selon plusieurs témoignages et des images vidéo il y a eu des tirs de partout

Sans doute était-ce la Securitate, qui souhaitait pouvoir récupérer les événements à son

profit.

Deux lieux symboliques ont marqué les esprits à jamais : la Place de l’Opéra à

Timisoara et la Place de l’Université à Bucarest, deux hauts lieux de liberté, appartenant

au peuple, et qu’il a défendu corps et âme. Parce qu’ils étaient le centre du pouvoir

naissant, les jeunes et l’Armée les ont tenus. De même, au siège du Comité Central.

Mais un nouvel élément est venu marquer la révolution du peuple. A la Télévision, de

nouveaux visages, qui semblent inconnus aux manifestants, parlent au peuple. Étaient-

ils dans les rues ?

Un nouveau jeu de coulisse va avoir lieu et de nouveaux visages apparaissent à

la Télévision Nationale : Victor Stanculescu, le Ministre de la Défense, Dumitru

Mazilu, Nicolae Militaru (agent du service soviétique d’espionnage militaire), Ion

Iliescu (signataire de la lettre des six et directeur d’une maison d’édition communiste),

Silviu Brucan (le voyageur de l’ombre, l’homme des coulisses). Un témoignage bien

des années plus tard, confirme que cette homme unique dans son genre, était conscient

Page 224: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

224

qu’une page de l’histoire roumaine se tourne, pour qu’une nouvelle, meilleure s’ouvre

« «C'est terrible de détruire ce que l'on a fait après avoir compris que l'idéal d'une vie a

échoué», assure Brucan, (….). «La première des deux révolutions où je fus engagé a

produit une catastrophe, je veux maintenant tout mettre en œuvre pour que l'issue de la

seconde soit différente.»273

Le nouveau pouvoir se met en place en direct, en ‘ live’, à la Télévision

Nationale, et tout est fait pour que ces nouveaux visages deviennent des héros. Le sont-

ils vraiment ? Selon Radu Portocala, « Ils sont, en somme, la partie visible, ostentatoire

même, de ce que l’on peut appeler, le complot »274.

Les manipulations se feront par la suite sur plusieurs tableaux. Tout d’abord, la

plus grande partie de la foule est massée autour du Comité Central et Place de

l’Université. Puisqu’il y a des tirs depuis les toits, le bruit court qu’il s’agit de

« terroristes », de « sécuristes », qui font tout pour récupérer le pouvoir pour Ceausescu.

En direct, à la Télévision, la décision est prise d’armer le peuple afin qu’il défende la

« liberté ». Ce sont ces images de bruit des tirs, des jeunes blessés qui vont défiler toute

la nuit à la télévision. C’était, sans doute, un moyen d’entretenir ce sentiment de peur,

de terreur et d’insécurité, pour mieux légitimer le nouveau pouvoir.

Cette information est validée par Petre Roman, qui se trouve là depuis le 22

décembre, et qui va aussi faire partie du Front du Salut National : « Après mon discours

au Comité Central, le 22, j’étais devenu membre du Front du Salut National. D’anciens

communistes d’étaient greffés aux révolutionnaires, tel Iliescu, qui apparaissait comme

un moderniste. La panique régnait, car des snipers, tiraient depuis les immeubles et

faisaient des nombreuses victimes. Bien des années plus tard, on a appris qu’il s’agissait

d’une diversion, organisée par des dirigeants de l’Armée »275.

Il s’agit bien d’un nouveau pouvoir, qui se mettait en place. Appelé Front du

Salut National, autoproclamé « gardien de la nouvelle liberté si cher payé », ce sont

tout simplement les membres du complot qui prenaient les rênes du pays, sous les yeux

du peuple pour qui ils étaient des héros (puisqu’ils étaient en train de braver les balles,

mettaient leurs vies en péril, faisaient tout pour garder la Télévision libre, au cas où

Ceausescu reviendrait)… Le paradoxe de la révolution roumaine, qui n’en est pas une,

c’est tout d’abord qu’elle échappe au peuple, en direct. Le peuple entier avait devant ses

273 Libération, 16 Novembre 1996, interview avec Silviu Brucan 274 PORTOCALA, Radu, L'exécution des Ceausescu. La vérité sur une révolution en trompe l'œil,

Larousse, Paris, 2009, op. cit. 275 L'Express, 25 Décembre 2009

Page 225: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

225

yeux la preuve que les communistes étaient toujours là, mais sous un autre nom, et

personne ne disait rien. Le nouveau Front du Salut National, était composé de 14 ex

agents de la Securitate et des services secrets.

Autre élément important, faire croire en la possibilité du retour de Ceausescu.

Information totalement fausse, car il s’est enfuit avec l’aide de Stanculescu, Ministre de

la Défense, qui suivait son parcours heure par heure et qui savait exactement où le

couple présidentiel se trouvait à chaque instant. Mais faire planer ce doute, ce sentiment

de peur et d’insécurité faisait sans doute partie du plan. C’est dans les coulisses de la

Télévision que la décision de fusiller Ceausescu a été prise, très vraisemblablement par

Brucan, avec l’accord tacite de Stanculescu (qui devait faire « le sale boulot ») et avec

la « bénédiction » du nouveau « chef » (à défaut de pouvoir le nommer déjà Président),

Iliescu.

Dans les témoignages livrés des années après, Stanculescu admet qu’il était au

courant de tout ; non seulement du fait que le couple avait été arrêté, mais aussi du

procès qui allait suivre, ainsi que de leur condamnation à mort. Le couple Ceausescu

était arrêté depuis le 22 décembre au soir déjà, mais il fallait continuer la mise en scène,

« installer » le nouveau pouvoir sur des bases stables, avant d’annoncer deux jours plus

tard que le dictateur avait été arrêté. Il fallait légitimer le pouvoir en place, de telle

façon que les décisions et les actes pris par la suite trouvent un fondement légal. C’est

Ceausescu lui-même qui avait nommé le Général Stanculescu, Ministre des Armées.

Quand celui-ci est venu à la caserne militaire de Targoviste, Ceausescu pensait que

c’était pour le sauver, lui et son épouse. Quand il s’est rendu compte qu’il a été trahi,

c’était trop tard. Lui et son épouse auront un simulacre de procès et ils seront exécutés.

Les témoignages de Stanculescu s’avèrent d’une importance capitale. Tout

d’abord il confirme sa duplicité, son double jeu au sein de ce coup d’état, dont il est

metteur en scène et acteur « Ce jour-là, j’étais comme déchiré entre deux pelotons

d’exécution, celui du pouvoir en place et celui de la révolution. J’ai dû choisir… Quand

ils ont été exécutés, je n’ai pas pu les regarder dans les yeux »276. Ensuite, il confirme,

si besoin était, la nécessité de cet acte, même si juridiquement il était en tort. « C’est

vrai que le décret autorisant le tribunal militaire d’exception n’a été signé que le 26 par

Iliescu, mais il fallait légitimer le nouveau pouvoir. Les laisser en vie aurait créé une

situation inextricable »277.

276 Ibid., op. cit. 277 Ibid., op. cit.

Page 226: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

226

En conclusion, il convient de souligner plusieurs aspects de cet événement

historique. Tout d’abord, la révolution roumaine et les changements qu’elle a induits se

caractérisent par leur nature d’une extrême violence. Cette genèse si violente a atteint

son paroxysme le jour de Noel, avec l’exécution du couple Ceausescu. Aucune des

révolutions dans les pays de l’Europe Centrale et orientale n’a connu un tel

déchaînement de violence.

Ensuite, il y a une dissociation, une désarticulation entre la révolte de la rue, si

soudaine et si inattendue (que beaucoup définissent comme étant une révolution) et

l’attribution du pouvoir en direct à la Télévision Nationale à d’anciens membres de la

nomenklatura communiste. Par définition, une révolution c’est « un mouvement

politique amenant, ou tentant d’amener, un changement brusque et en profondeur dans

la structure politique et sociale d’un Etat, et qui se produit quand un groupe de révolte

contre les autorités en place et prend ou tente de prendre le pouvoir »278. En Roumanie,

la foule, qui a tout fait pour renverser Ceausescu, n’avait pas de leader connu ; de sorte

que le pouvoir a été accaparé par des ex cadres communistes, qui ont instrumentalisé cet

événement historique afin de légitimer leur prise de pouvoir.

Cette hypothèse est confirmée par l’historien Marius Oprea, qui dirige l’Institut

pour l’Investigation des Crimes du Communisme en Roumanie. Il qualifié la journée du

22 décembre 1989 comme synonyme de la « décapitation de la famille Ceausescu »279 ;

ce qui a permis, dans la foulée, l’accaparement du pouvoir par « la seconde ligne du

Parti Communiste ». Comme d’autres historiens et analystes, il rejoint la thèse selon

laquelle la révolution a été spontanée, du moins dans une certaine mesure. Par contre,

selon lui, « l’élément du complot est apparu le 22 décembre, quand il est devenu évident

que Ceausescu ne pouvait pas rester au pouvoir. C’est alors qu’une activité fébrile

d’écriture des programmes et des combinaisons de pouvoir a commencé au Palais.

Lorsqu’Ion Iliescu est arrivé, tout était déjà mis en place. Le contrôle de la Télévision

était dans les mains des conspirateurs. Le reste fût de la manipulation »280.

278 Définition de la révolution telle que donnée par le site www.fr.wikipedia.org/wiki/révolution 279 Romania Libera, 21 Décembre 2009 280 Ibid., op. cit.

Page 227: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

227

Section 2 Le cheminement de la transition démocratique

En comparaison avec d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale, la

Roumanie fait figure de « mauvais élève » de la transition démocratique. Malgré des

débuts prometteurs (du moins en apparence), la Roumanie est restée à la traîne et cela

pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la faiblesse de ses ressources. Même si Ceausescu

avait remboursé intégralement la dette extérieure nationale, sa soif de devises étant

illimitée ; de sorte que l’exportation des ressources nationales restait un des moyens à

sa disposition pour les acquérir. Cet héritage très limité en matière de ressources,

combiné à l’ambivalence des élites postcommunistes, ainsi qu’à une société civile quasi

inexistante, expliquent les doutes émis, au plan national et international quant à la

capacité du pays de rompre avec son lourd passé communiste.

Ce retard dans la construction démocratique est dû également à d’autres facteurs

que Catherine Durandin analyse ainsi : « … je crois que l’on peut identifier deux

composantes du retard historique de la Roumanie postcommuniste manifestera, à la fois

dans ses actions et décisions politiques et dans le comportement de son élite politique et

de ses citoyens : il y a, d’un côté, un retard dû aux conditions historiques spécifiques de

la société roumaine pendant le communisme, des conditions en partie héritées et en

partie découlant du stalinisme persistant de son élite dominante, qui a marqué

l’ensemble de la société. Il y eut, de plus, des retards sciemment provoqués par le

nouveau régime instauré le 22 décembre 1989, afin de permettre aux anciennes

structures du régime Ceausescu de s’adapter à la nouvelle règle du jeu, voire de la

détourner à son propre bénéfice »281.

En accord avec son souhait d’intégrer les structures européennes et euro-

atlantiques, la Roumanie entame une transition démocratique comme la plupart des pays

de l’ancien bloc de l’Est. A ce titre, elle doit relever plusieurs défis : tout d’abord, la

nécessité d’instaurer un système politique démocratique, ensuite, finir la privatisation

des entreprises de l’Etat très peu rentables, dénationaliser les grands complexes

industriels et agricoles et passer à une économie compétitive de marché et, pour finir,

créer un système de protection sociale en concordance avec les nouvelles réalités du

pays afin de remplacer au plus vite le système social communiste.

281 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit.

Page 228: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

228

Pour mettre en lumière les avancées, mais aussi les retards de la Roumanie

postcommuniste sur le chemin de la transition démocratique, l’analyse sera menée ici en

deux temps : d’abord, une mise en perspective des principaux partis politiques et des

questions économiques ; ensuite, une explication des politiques sociales et régionales

conformes aux standards européens, afin de préciser l’impact des aides de l’Union

Européenne dans l’évolution de la transition et dans la construction démocratique.

A. La renaissance de l’Etat et des structures étatiques

Analyser la Roumanie d’après 1989 signifie, en particulier, analyser les bases sur

lesquelles va se construire le nouvel Etat. De par son histoire, la Roumanie fait partie

des Etats de « l’Autre Europe », celle où l’influence russe dans un premier temps,

soviétique par la suite, a été très marquante. Les nouveaux partis politiques qui vont

occuper la nouvelle scène politique vont suivre, en règle générale, la même logique que

les autres partis des pays d’Europe Centrale et Orientale. Il est toutefois très important

de prendre en compte les spécificités historiques et culturelles de à la Roumanie, car

elles ont eu une influence déterminante dans la définition des rapports entre les partis

politiques, vis-à-vis des échéances électorales, de leur capacité à gouverner, ainsi que

dans leurs rapports avec la société civile. De la nature même des partis politiques vont

découler et le choix du régime politique mis en place, et celui des mesures

économiques, sociales et juridiques.

La Roumanie a hérité d’une économie planifiée ; ce qui signifie non seulement

que l’idée même de propriété privée n’existait pas, mais aussi qu’il n’y avait aucune

initiative pour entreprendre. Ceci a constitué un handicap majeur dans l’évolution

ultérieure du pays, puisque ce sont là les deux piliers de base de l’économie de marché.

Ceausescu, désirant sortir la Roumanie du domaine agraire, avait imposé une

industrialisation forcée, avec un accent mis sur l’industrie lourde et des services réduits

au minimum nécessaire. La transition démocratique allait devoir jouer parallèlement sur

les facteurs politiques et économiques, comme également avec les standards européens

de la politique sociale.

Page 229: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

229

1- L’union étroite du politique et de l’économique

S’agissant de l’analyse des partis politiques roumains, quelques précisions

s’imposent. Tout d’abord, la Roumanie a connu plus de quarante années de

communisme, avec un seul parti à la tête du pays ; les autres partis existants entre les

deux guerres mondiales avaient été totalement anéantis. Pourtant, après la chute de la

dictature, les partis politiques sont devenus des acteurs clé dans l’évolution du pays, en

étant, (comme dans d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale), « les formations

sociales les mieux structurés » et « des instruments indispensables pour consolider et

même perpétuer le système démocratique »282.

Ensuite, la reconstruction des partis traditionnels ainsi que la naissance de

nouveaux partis, ont dépendu de la volonté du Front du Salut National, car, au moins

dans un premier temps, tout était orchestré par ce dernier. Le passage souhaité de la

dictature à la démocratie, de l’économie planifiée, à l’économie de marché est bien mis

en valeur du point de vue analytique par J.M. De Waele, qui démontre que c’est la

première fois dans l’histoire qu’un Etat va « passer en même temps de la dictature à la

démocratie parlementaire et de l’économie planifiée à l’économie de marché. Cette

double transition est inouïe (…). Il n’y avait donc aucun autre modèle précédent qui

puisse servir d’inspiration aux acteurs et aux scientifiques »283. Or, la scène politique

roumaine a été dominée, pendant les premières années qui ont suivi la révolution, par un

nouveau parti issu directement du Parti communiste roumain.

Dans le chaos et l’incertitude qui ont caractérisé les journées des 22 et 23

décembre, une nouvelle structure du pouvoir a vu le jour sous les yeux de millions de

téléspectateurs roumains : le Front du Salut National, formation qui, du moins à ses

débuts, se voulait apolitique et prétendait garder le pouvoir en attendant qu’un nouveau

Gouvernement démocratique et non communiste voit le jour. Pourtant, les membres du

FSN s’engagent (dans leur proclamation officielle lue à la Télévision) à ce que la

Roumanie respecte ses engagements dans le Pacte de Varsovie, en oubliant de

mentionner que celui-ci est dirigé par Moscou. C’est une première indication, parmi

bien d’autres, des incohérences caractérisant la transition démocratique roumaine.

282 DE WAELE, Jean -Michel, Partide politice in Europa Centrala si de Est, Humanitas, Bucarest, 2003,

p.7 283 Ibid., op. cit., p. 177

Page 230: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

230

Une fois au pouvoir, Ion Iliescu et son équipe donnent l’impression de vouloir

instaurer la démocratie, aux yeux de la population comme des Gouvernements

Occidentaux, en intégrant dans l’équipe gouvernementale des dissidents, connus au plan

national et international : Doina Cornea, Mircea Dinescu, Ana Blandiana. Mais, malgré

cette image d’ouverture, la population commence à comprendre que le pouvoir lui

échappe. Teodor Maries, Président de l’Association des révolutionnaires du 22

décembre, a écrit plus tard qu’avec la création du FSN, la révolution avait été dérobée

au peuple.

En janvier 1990, le Front du Salut National se transforme en Conseil du Front du

Salut National, et malgré les déclarations faites quelques semaines auparavant, son

leader, Ion Iliescu, annonce que celui-ci est désormais une formation politique et que,

par conséquent il participera aux élections législatives. Brucan justifie ce choix en

affirmant : « Ce mouvement spontané n'avait ni programme, ni direction: avec le Front

de Salut National, nous avons fourni les deux»284. Et le choix de transformer le FSN en

parti politique est justifie, d’abord par le fait que personne n’était capable d’assumer ce

choix, ensuite parce qu’une telle opportunité ne pouvait pas être délaissée.

Conformément au principe démocratique, la Roumanie légalise alors tous les

partis politiques, hormis le parti communiste, désormais mis hors la loi (un décret du 31

janvier 1990 proclamant la légalité de tout parti politique). Etonnant de la part d’Iliescu

qui souhaitait continuer dans la lignée de Moscou. Il est vrai que sa vision du

multipartisme était très originale. Lors de sa rencontre avec l’Ambassadeur de Moscou à

Bucarest en décembre 1989, il avait déclaré « Nous avons proclamé l’idée de pluralisme

politique, mais pas plus, nous n’avons pas fait de confusion entre le pluralisme et le

pluripartisme. Nous n’excluons pas l’apparition des partis, de toutes sortes

d’organisations, et même, de notre point de vue, plus il y en aura, mieux ce sera, c’est

moins dangereux pour l’unité que s’il se créait une seule force. On va les laisser se

diffuser, et ensuite on acceptera le dialogue à l’intérieur du Front »285.

Beaucoup de manipulations vont avoir lieu à partir de la mise en place de cette

décision. Car les partis politiques d’avant guerre avaient été complètement détruits et

leurs leaders (ayant survécu aux prisons communistes), discrédités. Un nombre

important de partis politiques ont vu le jour, avec parfois des noms très proches de ceux

des partis historiques, lesquels avaient beaucoup de mal à trouver leur place, et surtout

284 Libération, 16 Novembre 1996, interview avec Silviu Brucan 285 Citation reprise dans Durandin Catherine, Petre Zoe, La Roumanie post 1989, op. cit.

Page 231: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

231

des adhérents. Ce sont ces partis-là qui faisaient partie de ce qu’Iliescu appelait « le

pluralisme du Front ». Cela explique le frein qu’a mis le nouveau pouvoir pour qu’une

réelle transition démocratique se mette en place.

Une fois cette décision actée, des Comités du Salut vont être créées dans toutes

les entreprises, usines et institutions du pays (sur les mêmes principes que les

organisations de l’ex parti communiste), dans le but affiché d’intégrer toutes les

structures du pouvoir. En janvier 1990 déjà, le Front du Salut National contrôlait le

budget de l’Etat, l’ensemble de l’économie, la justice, l’armée, les services de santé et

sociaux ainsi que l’Education Nationale. Ainsi, le fait que cette manière le parti

d’Iliescu remplaçait le Parti Etat communiste. Et la décision de se transformer en force

politique a poussé des membres du CFSN, comme Doina Cornea ou Ana Blandiana, à

démissionner du FSN, car cette fusion entre un parti politique et un Gouvernement dit

« provisoire » issu de la Révolution, était synonyme d’un coup d’Etat.

Le nouveau parti ainsi formé se veut une formation politique démocratique avec

une très grande participation sociale, proposant l’instauration d’une économie de

marché et d’institutions démocratiques en douceur, par étapes successives. Mais la

différence des points de vue entre la majorité conservatrice autour d’Iliescu et les

valeurs démocratiques pour un vrai changement portés par quelques uns de ses

membres, vont conduire à une rupture, une scission au sein du Front, avec d’un côté le

Front du Salut National de Roman Petre (ex Premier Ministre déchu) et le Front

Démocratique du Salut National, FDSN.

Le FDSN gagne les élections de 1992, puis change de nom pour devenir le

PDSR ; c’est sous ce nom qu’il va perdre les élections en 1996 et les gagner à nouveau

en 2000. Et, en 2001, ce nouveau parti incorpore plusieurs petits partis, dont le Parti

Social Démocrate Roumain, par le biais duquel il devient membre de l’Internationale

Socialiste. A la suite de cette fusion, il change à nouveau de nom pour devenir le PDS

(Parti Social Démocrate). Ce n’est qu’à partir de 200, que le rôle d’Iliescu est devenu

plus consultatif, et ses attributions diminuées, mais les luttes internes sont loin d’être

terminées.

Le Parti Démocrate (PD), est le successeur légal du FSN, mais il passe dans

l’opposition à partir de 1992. Le but est de partir à zéro, sur des bonnes bases, procéder

à une modernisation rapide du pays. Son électorat est constitué principalement des ceux

qui n’avait plus confiance en Iliescu et son crédo de gouvernance, mais aussi de ceux

qui étaient réticents vis-à-vis de partis historiques. Le score obtenu lors des élections de

1996, va assurer à Petre Roman la Présidence du Sénat, mais aussi les Affaires

Page 232: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

232

Etrangères, de l’Intérieur et de la Défense. Même si le parti était pour une orientation

pro occidentale, des membres de la coalition au pouvoir se sont vivement opposés

contre des réformes économiques jugées trop strictes, bien que nécessaires.

A la suite de désaccords internes au parti, Petre Roman est remplacé par le futur

Président de la République, en poste à ce moment là au Ministère des Transports, Traian

Basescu. Malgré des hauts et des bas, le PD a continué de revendiquer une identité

sociale-démocrate ; la popularité de son leader Petre Roman ne se dément pas et le parti

bénéficie d’une bonne opinion au sein de la population.

Quant aux partis historiques, traditionnels dans la période de l’entre Deux

Guerres, ils réapparaîtront dés le 22 décembre 1989, comme réveillés d’un long

sommeil de plus de quarante années. Parmi ceux-ci, on trouve le Parti national paysan,

ancien parti des petits propriétaires ruraux (PNTCD) et le Parti national libéral (PNL).

Ce n’est qu’en janvier 1990 que les partis historiques obtiennent une reconnaissance et

un statut légal, mais, en réalité, ils ont perdu de leur vigueur d’avant guerre. Il est aussi

important de souligner que les leaders de ces partis avaient, pour la plupart, été

emprisonnés dans les prisons communistes, une partie d’entre eux ayant réussi à fuir en

Occident. De fait, plus de quarante années de communisme ont presque réussi à détruire

définitivement leur réputation dans l’esprit des Roumains.

Le Parti National Libéral s’est reconstitué avec à sa tête un homme à forte

personnalité, de retour d’exil de Paris, Radu Câmpeanu. Ce dernier a voulu reconstruire

son parti dans la même lignée idéologique que le parti fondateur en 1875, prônant la

libéralisation économique et sociale. Il faut mentionner que le parti avait dirigé le pays

pendant les moments historiques de son évolution, dont les plus importants :

l’indépendance de 1878, le rattachement à l’Etat roumain des provinces des Empires

austro-hongrois et russe en 1914-1918. Le parti constitué après 1990 mettra l’accent sur

le libéralisme économique ; dans la continuité, une des mesures phare a été

l’introduction de l’impôt à taux unique (16%), faisant ainsi de la Roumanie le pays

ayant une des politiques fiscales les plus libérales de toute l’Europe.

Parmi les autres idées phares défendues par le parti, on trouve la neutralité de

l’Etat vis-à-vis de la religion (d’autant plus difficile en à mettre en place Roumanie qu’

il existe un lien très fort entre politique et religion, au point qu’il est habituel de

demander au Chef de l’Eglise orthodoxe de donner sa bénédiction avant une séance de

travail du Gouvernement), la dénationalisation de l’économie, la privatisation des

entreprises appartenant à l’Etat et peu rentables (et encore moins concurrentielles) et

une indépendance accrue pour les régions. Après des débuts extrêmement difficiles, le

Page 233: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

233

Parti National Libéral fera partie de la coalition qui prendra le pouvoir en 1996, où il

détiendra des portefeuilles aussi importants que ceux de la Justice, des Finances et de

l’Industrie. Il est aujourd’hui un des acteurs clés de la vie politique roumaine.

Le Parti National Paysan Chrétien Démocrate (PNTCD), a depuis toujours

revendiqué ses liens de continuité avec le Parti National Paysan (PNT) de l’entre-deux-

guerres. Deux grandes figures vont marquer le renouveau de ce parti : Corneliu Coposu

(qui avait passé presque vingt années dans les prisons communistes) et Ion Ratiu, figure

emblématique du parti qui avait passé plus de quarante années en exil à Londres. Les

deux hommes politiques avaient un point en commun, celui d’avoir débuté leurs vies

politiques très jeunes dans le parti fondé par leurs pères. L’un est devenu une figure

marquante de la résistance anti communiste, l’autre un homme d’affaires très prospère à

Londres, mais qui gardait des liens forts avec les autres exilés et la diaspora roumaine.

Le parti « père » avait vu le jour en 1926, à la suite de la fusion entre le Parti

National (principale formation politique des Roumains dans l’Empire Austro- Hongrois)

et le Parti Paysan (qui a eu un rôle décisif dans l’unification de la province de

Transylvanie à l’Etat national roumain). Ces deux partis militaient ensemble pour une

« démocratie paysanne » et étaient devenus ainsi un des principaux partis politiques du

pays. Malgré des résultats électoraux enviables en 1928, le parti fut interdit pendant la

dictature de Ceausescu. Corneliu Coposu reste l’un des leaders les plus importants du

parti, a pris l’initiative de faire renaître le parti de ses propres cendres. Mais, le 22

décembre 1989, Iliescu et Brucan lui ont interdit l’accès à la Télévision Nationale, pour

l’empêcher de montrer son soutien à la Révolution.

Son immense popularité avant Ceausescu fait naître des craintes quant à sa

capacité de mobiliser encore des masses et Brucan va tout faire pour semer la discorde

au sein même de ce parti, par le biais de pseudos militants qui sont en réalité des

membres des services secrets. Mais Coposu tient à ce que le parti survive et accepte de

faire partie de la coalition CDR, qui va gagner les élections en 1996. Le parti deviendra

ainsi le parti le plus important de la coalition, le plus populaire aussi. Mais les vieilles

querelles internes feront que petit à petit le parti perdra du terrain, jusqu’à mois de 2%

aux élections de 2004. Malgré sa défaite, temporaire espérons le, le PNTCD reste dans

l’inconscient collectif le parti anti communiste par excellence, celui qui a enfin entamé

des vraies réformes aussi.

Après ce rappel des partis les plus importants qui vont avoir une réelle influence

sur la scène politique roumaine, une conclusion s’impose. Tout d’abord, comme dans

d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale, les partis postcommunistes vont porter

Page 234: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

234

l’empreinte de plus de quarante années de communisme. Sans doute est-il très difficile

de construire une opposition, quand l’idée même d’opposition n’existe plus depuis plus

de quarante années et qu’un climat de peur, d’angoisse et de méfiance s’est instauré.

Les premiers partis qui se sont constitués après décembre 1989, et dont les

membres sont des anciens dirigeants communistes, ont comme but premier la volonté de

conserver le pouvoir, au moins partiellement. Ce sont ces partis qui vont essayer de se

construire une identité nouvelle, anti-communiste, dans le but non seulement de garder

encore le pouvoir, mais surtout d’empêcher un changement trop radical de régime. En

Roumanie, le cas le plus emblématique est celui du Front du Salut National.

Deuxièmement, les partis politiques historiques vont renaître après 1989, même

s’ils n’ont pas de base sociale, ou alors extrêmement limitée. Ce sont des partis qui

souhaitent accéder au pouvoir, mais par le biais d’une légitimation historique, tout en

gardant la même idéologie que le parti d’origine. Dans la grande majorité des cas, ce

sont des partis anti communistes, comme c’est le cas du PNTCD et PNL.

Enfin, on trouve des partis issus de la révolution de décembre 1989, qui

s’inspirent des partis des démocraties occidentales, mais qui n’ont pas de légitimité

historique. En Roumanie, comme ailleurs, ces partis souhaitent un changement profond

dans la société et une accélération des réformes économiques.

Le second volet de cette analyse concerne l’économie. Le régime communiste a

créé en Roumanie une économie centralisée et planifiée, au sein de laquelle le politique

avait une place très importante et qui ne reconnaissait aucune forme de propriété ou

d’initiative privée. Le changement de régime, en Roumanie comme dans d’autres pays

de l’Europe Centrale et Orientale a laissé non seulement un vide de pouvoir, mais aussi

une situation économique, politique et sociale catastrophique. Pendant plus de quarante

années, l’économie avait été entièrement subordonnée au politique ; dans les années

post décembre 1989, cette tendance était encore latente, ce qui a empêché l’économie

nationale d’évoluer selon ses logiques propres. La difficulté du nouveau régime en

place à Bucarest à gérer cette situation économique si difficile a engendré une perte de

légitimité des dirigeants, non seulement vis-à-vis de la population, mais aussi à l’égard

des partenaires extérieurs.

Une étude générale sur les PECO, effectuée pour le Conseil de l’Europe, résume

clairement cette situation : « La combinaison d’une dictature et d’une économie

planifiée a crée un cercle perpétuel. Comme tous les sous-systèmes étaient liés entre

eux, autrement dit, n’étaient pas autonomes, les perturbations dans les différents sous-

Page 235: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

235

secteurs ont eu tendance à se diffuser, provoquant des crises à l’échelle du système tout

entier. En raison de leur nature, exagérément politiques, les Etats, n’avaient aucun

moyen d’appliquer des remèdes efficaces. Les instruments de gestion des crises se sont

révélés dysfonctionnels parce qu’ils étaient incapables de corriger les causes des

problèmes, tenant à la primauté du politique, sans remettre en question la domination du

parti unique lui-même »286.

Le changement de régime en décembre 1989, et la volonté de la Roumanie

d’intégrer les structures européennes et euro-atlantiques, mettront la Roumanie dans

l’obligation de se doter d’une économie de marché concurrentielle et d’un régime

démocratique basé sur l’Etat de droit. Ces changements vont exiger non seulement la

stabilité politique interne pour que les réformes économiques puissent advenir, mais

aussi la stabilité économique et juridique.

En outre, il convient de souligner le fait que comparativement aux autres pays de

l’Europe Centrale et Orientale, la Roumanie a commencé sa transition démocratique

avec un handicap majeur : le régime en place à Bucarest avant 1989 a laissé en héritage,

une population épuisée moralement et physiquement, une économie au bord de la

faillite, des retards structuraux chroniques ainsi qu’un niveau de centralisation parmi

les plus élevés d’Europe. Ceausescu avait choisi de changer profondément ce pays

essentiellement agraire et de le transformer en un pays industrialisé ; il a mis en marche

un processus d’industrialisation intensif, qui devait avoir par la suite de graves

conséquences. Cette industrie a manqué cruellement, non seulement de matières

premières (une fois la dette extérieure remboursée, Ceausescu avait stoppé l’importation

de la plupart des matières premières), mais aussi de nouvelles technologies, pour avoir

des produits compétitifs sur le marché international. Les produits industriels roumains

ne sont pas compétitifs de point de vue de la qualité et restent parmi les plus chers du

marché mondial. C’est à cause de cette impasse que Ceausescu avait alors décidé

d’exporter le peu de produits internes qui avaient une chance de lui rapporter des

devises étrangères.

A la fin des années 80, la situation économique pouvait se résumer de la façon

suivante : « la création d’un secteur industriel surdimensionné, dominé par des grandes

entreprises appartenant à l’Etat ; des monnaies non convertibles et des marché

286 PHILIPOV, Dimiter, DORBRITZ, Jurgen, « Les conséquences démographiques de la transition

économique dans les pays de l'Europe Centrale et Orientale », Etudes démographiques, no 39, Editions

du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2004. L'article dont provient la citation est signé Pallinger, p.13

Page 236: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

236

financiers sous développés, des marchés fermés et des prix fixés par l’Etat sans

communication avec le marché mondial ; une priorité accordé aux dépenses

d’équipement »287.

Dans un contexte politique plutôt stagnant (les minériades des années 90 vont

faire peur, non seulement aux Gouvernements, mais aussi aux investisseurs étrangers) et

pour être en concordance avec ses logiques intégrationnistes, une thérapie de choc était

absolument nécessaire pour sortir le pays de sa torpeur. Cette politique exigeait non

seulement par la privatisation des grandes entreprises appartenant à l’Etat, mais aussi la

libéralisation des prix et, surtout, la réduction, voire la suppression des subventions

accordées par l’Etat aux grandes entreprises. Elle a été instrumentalisée par le pouvoir

en place, pour consolider sa position et assurer sa pérennité, également à des fins

électorales. Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect dans le chapitre suivant.

Quoi qu’il en soit la Roumanie s’est vue dans l’impossibilité d’éviter ce choc

économique et a entamé une transition démocratique qui va s’avérer plus longue et plus

compliquée que dans d’autres pays d’Europe Centrale et Orientale. Dans un climat

politique relativement stable, les luttes de pouvoir entre ceux qui voulaient vraiment

faire des réformes et d’anciens membres du Parti communiste qui rêvaient juste de

conserver le statu quo, la Roumanie s’est trouvée à la traîne dans le processus de

transition démocratique et vérifie, aujourd’hui encore, son statut de « mauvais élève ».

2- Du niveau interne au niveau européen : les politiques sociales

dans la Roumanie postcommuniste

La Roumanie d’avant 1989 était un pays très renfermé sur lui-même, sur lequel

le monde entier disposait en définitive de très peu d’informations. La « révolution

spectacle » a permis non seulement à des milliers de Roumains de regarder les faits en

direct, mais aussi, pour la première fois depuis des années sans doute, de voir la réalité

en face : c’en était fini des chants patriotiques, des fleurs, des visages souriants des

enfants et des beaux immeubles appartenant au Parti et gardés bien propres. Le peuple

roumain « découvre », en même temps que le monde entier, la misère qui règne dans le

pays, les immeubles délabrés, des magasins complètement vides, des librairies remplies

de livres à la gloire du Parti et de son Conducator. Mais le plus grave, ce n’était pas

287 Ibid., op. cit.

Page 237: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

237

seulement d’admettre que, pendant des années, la population avait survécu sans eau

courante, sans chauffage l’hiver, avec seulement deux heures d’électricité par soir, mais

surtout de découvrir les orphelinats remplis d’enfants dont certains enchaînés à leur lits,

et aussi les maisons pour les personnes âgées à la limite de la survie.

Ce désastre social a ému la communauté internationale, des aides ont afflué vers

la Roumanie, vers ses hôpitaux, ses orphelinats, ses maisons de retraite. Et les

Roumains ont eu des revendications sur la politique sociale du Gouvernement, qui s’est

vu face à un choix important, entre le modèle de l’Etat Providence et celui de l’Etat

minimaliste. Avec un héritage communiste particulièrement lourd, une « voie

nationale » a été trouvée, un savant mélange des deux modèles. Pour analyser les

politiques sociales et régionales en Roumanie, il convient au préalable de rappeler

quelques données essentielles.

La Roumanie est un pays essentiellement agricole, les paysans représentent un

pourcentage important de la population et la famille y joue un rôle très important.

Deuxième facteur, la religion y est un facteur d’union : les Roumains eux mêmes se

présentent comme des « Roumains orthodoxes ». C’est grâce à ces deux facturs que

l’entraide joue un rôle primordial : le système de l’aide réciproque et de la

« débrouillardise » ont considérablement aidé les familles à tenir le coup pendant les

quarante années de communisme. Les Roumains ont plus de confiance dans l’Eglise que

dans l’Etat, même s’ils restent très attachés aux aides de l’Etat et, en même temps, très

réfractaires à l’initiative privée.

Afin de mieux comprendre les résultats obtenus au bout de plus de vingt années

de transition démocratique et en matière de politique sociale aujourd’hui, il convient de

mettre en lumière l’héritage communiste, puis d’analyser les transformations et les

changements apportés par les différents Gouvernements en place à Bucarest.

L’héritage communiste est sans soute cet illusoire « bien être » fourni par un Etat

paternaliste avec l’aide du Parti unique, le Parti Communiste. En apparence, le peuple

roumain disposait d’emplois stables (même si ceux-ci étaient parfois mal payés), de

services gratuits de santé (avec également des allocations, des crèches d’enfants), d’un

système de pensions financé par l’Etat et d’une politique de logement très avantageuse.

Dans la Roumanie d’avant décembre 1989, à tout adulte ayant un travail, l’Etat

fournissait un logement en location, qu’il pouvait acheter avec le temps.

Officiellement, le chômage n’existait pas en Roumanie, car le pouvoir faisait

travailler deux à trois personnes sur le même poste, pour le même salaire. Il est

impossible de chiffrer à ce jour l’étendue des dégâts causés par ces mesures. Mais

Page 238: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

238

derrière ce « bien être » social, se cachait la misère la plus profonde : manque de biens

de consommation et de première nécessité, chômage caché, rareté de l’argent en

circulation dans l’économie roumaine.

Comparativement aux autres pays de l’Europe Centrale et Orientale, la Roumanie

a cumulé quelques handicaps : l’instauration d’une politique anti-avortement très

offensive depuis 1965 (le nombre d’avortements clandestins avait explosé, le nombre

d’enfants abandonnés dans des orphelinats aussi), le rationnement drastique des

produits de base (huile, sucre, pain), mais aussi l’isolement total du pays et

l’interdiction formelle (sous peine d’emprisonnement) d’avoir des contacts avec des

étrangers.

Devant l’ampleur de la catastrophe sociale que le Gouvernement de 1990 à

trouvée, la première réaction, celle du Gouvernement comme celle de la population, a

été de se tourner vers le nouvel Etat, qui se voulait un nouvel Etat Providence. Celui-ci

a d’abord légalisé l’avortement, juste avant d’avoir rempli les magasins avec de la

nourriture et des biens de consommation courante, dans le but espéré d’élever un peu le

niveau de vie. D’autres mesures prises dans la foulée ont permis, au moins

temporairement, une augmentation du niveau de vie. Le Gouvernement a fixé les prix

les plus bas possibles pour le gaz et l’électricité et supprimé les exportations des

produits alimentaires.

Mais une des mesures les plus importantes, pour une grande partie de la

population, fut assurément l’augmentation des lopins de terre attribués aux agriculteurs,

afin qu’ils puissent le cultiver et se fournir eux-mêmes en denrées alimentaires. Le

Gouvernement prit aussi d’autres mesures populaires : mise en place d’un salaire

minimum garanti et d’une allocation en cas de chômage, obligation pour l’employeur de

payer les heures supplémentaires, mais aussi abaissement de l’âge légal de la retraite

afin de libérer de nouveaux emplois.

Dans le même sens, et afin de préserver des emplois au sein des grandes

entreprises d’Etat très peu rentables, l’Etat leur a accordé des subventions de plus en

plus coûteuses. Malheureusement, ces mesures non seulement ont constitué un frein à

une éventuelle réforme économique, mais ont aussi été détournées et utilisées à des fins

électorales. Dans la même logique de l’Etat Providence, et parce que le peuple roumain

restait très attaché à ses acquis sociaux d’avant 1989, les systèmes de l’enseignement et

de santé sont restés sous la houlette de l’Etat. C’est le Premier Ministre Adrian Nastase

qui a instauré en 2002 le programme « Le Croissant et le Lait » pour les écoles

primaires, toujours comme mesure électorale et pour maintenir cette image d’un Etat

Page 239: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

239

paternaliste. Le système de soins est resté à la charge de l’Etat, mais très peu

d’investissements y ont été faits et le système de santé roumain reste le moins fiable de

toute l’Europe, partiellement gratuit mais de très mauvaise qualité. Le système

d’enseignement est également à la charge de l’Etat, mais avec un niveau qui a beaucoup

baissé. Aussi, des écoles et des universités privées ont vu le jour depuis plusieurs

années, qui se veulent de plus en plus performantes. L’Etat maintient des allocations

mensuelles pour les mineurs de moins de 15ans, d’environ 10 euros, somme qui

représente dans beaucoup de familles pauvres la seule source de revenus.

Face à une transition démocratique beaucoup plus longue que prévue, et qui se

prolonge encore, le choix de ce modèle est de plus en plus remis en cause. Tout

d’abord, les exportations roumaines ont chuté dramatiquement dans les années qui ont

suivi la révolution, entraînant une réduction de devises. La situation s’est dégradée

progressivement, à partir des années 1992. Le coût de la transition est énorme, et le

pays n’a pas la solidité financière nécessaire pour supporter un tel coût. Tout d’abord

l’arrête des exportations signifie qu’il n’y a plus des devises qui rentrent dans le pays.

Tous ces paramètres ont eu pour conséquence inéluctable, non seulement un

abaissement du niveau de vie de la population et l’augmentation de nombre de pauvres,

mais surtout, ils ont engendré une crise de confiance et de dé-légitimation de l’Etat. Et

plus grave encore, l’Etat n’est pas du tout préparé pour faire face à une telle crise, du

fait de l’absence totale des mesures sociales réparatrices (arrêtées en 1991, faute de

ressources financières suffisantes).

A vrai dire, pour la classe politique, la priorité est la transformation en

profondeur de l’économie. Entre son devoir de rééquilibrage macro économique, son

souhait de lutter contre l’inflation et la nécessité de réduire au minimum les dépenses

budgétaires, le Gouvernement a laissé peu de place aux politiques sociales. La

Roumanie a du s’aligner sur les standards européens, en réformant en profondeur son

système social (dans le domaine de la santé, de l’éducation nationale, et de l’assistance

pour la reconversion professionnelle). Plusieurs mesures très populaires ont été

adoptées comme des crédits à taux favorables pour l’achat d’un premier logement, la

mise en place d’un médecin de famille (afin de favoriser le suivi des patients, mais aussi

dans un souci de réduction des coûts) ou encore des tickets de restauration pour les

salariés des entreprises (ce qui implique aussi la légalisation d’une pause-déjeuner,

pratique inexistante en Roumanie, il y a peu de temps encore).

Néanmoins, une très grade disparité existe entre les différentes classes sociales

et, surtout, entre les ouvriers et les classes moyennes. Mais le Gouvernement semble

Page 240: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

240

incapable de réduire ces écarts. En parallèle, afin de financer les nouvelles mesures

mises en place, mais aussi dans le but de continuer à payer les pensions de retraite, les

taxes prélevées ont été de plus en plus élevées. Mais l’absence de visibilité et de

transparence en ce qui concerne l’utilisation de cet argent public entraîne un manque de

confiance de la population dans le Gouvernement, et aussi une perte de légitimité. Et la

stagnation, voire la dégradation des prestations sociales ne vont pas arranger cette

situation de défiance.

Dans ce contexte, la plupart de la population se désengage et ne paie plus

d’impôts. Elle perd confiance dans la capacité de l’Etat à répondre à ses attentes, mais

aussi à créer de nouveaux emplois. Une économie grise et informelle se met en marche,

qui emploie de plus en plus de personnes, mais qui fait perdre à l’Etat des millions

d’euros. Indépendamment du travail clandestin en Roumanie (qui représentait en 2004,

environ 35% du PIB), avec l’ouverture de l’espace Schengen, de plus en plus de

Roumains sont partis travailler à l’étranger. L’aspect positif est le fait qu’une grande

partie de ce qu’ils gagnent est envoyé dans le pays, et investi aussi, permettant une

circulation des devises. Par contre, tous ces individus ne paient pas d’impôts, ni de

taxes, ce qui induit des baisses au niveau du budget de l’Etat. Malgré tout, la Roumanie

tend vers un modèle social européen, ce qui implique qu’elle doit respecter de nouvelles

contraintes. C’est désormais la Commission Européenne qui donne la ligne directrice.

L’adoption du chapitre 13 de l’Acquis Communautaire sur le domaine social, (étant une

condition sine qua non de l’intégration) a eu une influence bénéfique, puisque pour la

première fois, le Gouvernement Nastase a pu négocier ce chapitre dans un délai record

de 20 mois environ.

Malgré de nettes améliorations ces derniers années, la gestion de la politique

sociale et économique de la Roumanie ressemble de plus en plus à « la culture

gouvernementale de la pauvreté »288, concept mis en place par le sociologue américain

Oscar Lewis en 1995. Selon l’auteur, il s’agit d’un Gouvernement avec des ressources

financières faibles, incapable de résoudre les problèmes sociaux. En même temps, la

gouvernance de la société avec des ressources si faibles engendre des désordres

économiques et sociaux. Autre élément aggravant, la Roumanie a une position

marginale dans les relations internationales et manque d’indépendance financière à

cause des nombreux emprunts et créances à l’étranger (qui induit une incapacité de

288 OSCAR, Lewis, anthropologue américain, est connu pour avoir été le premier a définir le concept de

«culture de la pauvreté.

Page 241: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

241

remboursement de sa dette et, par conséquent l’obligation de demander de nouveaux

emprunts à la Banque Mondiale afin de rembourser justement une partie de cette dette).

Pour Oscar Lewis, le but recherché par ce type de Gouvernement dans de telles

circonstances, est d’abord de pouvoir solutionner les problèmes les plus urgents afin

d’apaiser les mouvements sociaux, ce qui laisse très peu de marge pour résoudre et

mettre en place des solutions pour le futur. Selon le même auteur, ce type de

Gouvernement se trouve dans l’incapacité de financer la totalité des politiques

d’éducation et de santé, ou la création d’un marché de l’emploi, ce qui contribue à la

naissance d’économies parallèles. On reconnaît ici, tout à fait, la situation de la

Roumanie : une situation qui conduit non seulement à l’exclusion sociale, mais aussi à

une redistribution inéquitable du bien être social, ce qui provoque l’apparition d’une

nouvelle couche sociale d’exclus, de plus en plus pauvres.

Si, d’après une étude des Nations Unies effectuée en 1998, 6,8% de la population

roumaine vivait dans une situation d’extrême pauvreté selon les standards de la Banque

Mondiale, 44,5% des roumains étaient alors considérés comme pauvres. Mais même si

les habitudes changent difficilement, beaucoup d’efforts ont été faits en Roumanie afin

de garantir un minimum de bien être social. Selon le modèle occidental, la loi no

23/2007 a légalisé l’obligation de cotiser à un fond de pension privé, surveillé par l’Etat

mais géré par des organismes indépendants, afin de pouvoir subvenir aux demandes de

la population en matière des retraites.

La politique sociale reste inachevée, elle est à ce jour un savant mélange entre

tradition et modernité, entre héritage communiste et standards européens ; en somme,

presque une nouvelle exception roumaine.

B. Un bilan en demi-teinte de la transition roumaine

Une étude effectuée sous l’égide de Conseil de l’Europe affirmait dés 1997 :

« Chaque transition est une voie de combinaisons et recombinaisons des ressources en

vue de la croissance et du développement et d’institutionnalisation des standards à

travers lesquels la société peut entrer et se maintenir dans la modernité »289. Dans le

289 Citation reprise dans Stark David, « Sommes-nous toujours au siècle des transitions ? » in, Changer

de Régime, Politix, no 47, 1999, op. cit.

Page 242: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

242

même sens, David Stark souligne le fait qu’il n’y a pas de chemin unique pour la

transition démocratique, ni de recette miracle qui fonctionne pour tout le monde.

Chaque pays évolue ainsi à son rythme, selon des paramètres qui lui sont propres.

« Comme dans toutes les versions des théories de la modernisation, écrit l’auteur, la

problématique de la transition commence par une destination. Dans ses applications

d’ingénierie sociale, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord constituent l’image du

futur de l’Europe de l’Est. Mais, même quand les analystes renoncent aux projets

détaillés, aux plans, recettes, thérapies, formules, et autres ordres de marche pour passer

du socialisme au capitalisme en six ou soixante étapes, un modèle de changement qui

décide de la destination à l’avance (‘vers le marché’ ; ‘vers le capitalisme’ ; ‘vers la

démocratie’) s’expose à une téléologie sous-jacente dans laquelle les concepts sont

forgés à partir de l’hypostasie d’une fin.(…) ; la société franchit un seuil, suspendu

entre un ordre social et un autre, chacun conçu comme un équilibre stable organisé

autour d’une logique cohérente et plus ou moins unitaire »290.

1- Panorama d’ensemble du processus de transition roumain

Dans la même optique, Jadwiga Staniszkis, précise que : non seulement les

structures profondes d’une société vont résister aux changements, mais plus important

encore, « la manière même dont une société institue le changement est gouvernée par

des logiques structurales socioculturelles spécifiques ». Selon cet auteur, « les

continuités dans le changement ont une double signification : ces structures sont des

‘grammaires génératives’ si pérennes qu’elles n’expliquent pas seulement ces

continuités, mais également les particularités des discontinuités »291. Les points de vue

des deux auteurs précités sont sans nul doute très utiles pour l’analyse de la transition

roumaine, en apportant un début de réponse du retard roumain dans le processus de

transition démocratique.

Slobodan Milacic remarquait en 1996 : « Les ex- pays socialistes ont vécu

pendant de nombreuses décennies à un rythme quinquennal, ainsi fortement imprimé

290 STARK, David, « Sommes-nous toujours au siècle des transitions? », in Politix, no, 47, troisième

trimestre 1999, pp, 89-131 291 STANISZKIS, Jadwiga, « Ontology, Context and Chance: Three Exit Routes from Communism»,

Working Papers on Central and Easter Europe, Center for European Studies, Harvard University Press,

1993, p. 31

Page 243: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

243

dans les faits et notamment dans les mentalités. Les effets induits de ce rythme

historique n’ont pu être effacés par quelques mois ‘d’événements révolutionnaires’. Sur

cette lancée renforcée par ‘l’accélération de l’histoire’, les cinq années écoulées depuis

1989 constituent un délai suffisant pour tenter légitimement un bilan plus ambitieux du

postcommunisme »292. Les spécialistes des transitions post communistes dans les pays

de l’Europe Centrale et Orientale sont d’accord pour affirmer que la Roumanie a

commencé le processus de transition dans des conditions plus défavorables que d’autres

pays. Lucian Boia, historien roumain, donne un aperçu de l’intérêt d’étudier la

transition démocratique : « Aucun pays n’est entré de manière aussi spectaculaire dans

le post communisme que la Roumanie. Aucun pays non plus n’y est entré si peu

préparé »293.

Une des études les plus représentatives est celle des chercheurs Philipov &

Dorbritz, d’après laquelle les pays de l’Europe Centrale et Orientale suivent des étapes

de la transition démocratique à des rythmes différents. Dans leur étude intitulée « Les

conséquences démographiques de la transition économique dans les pays de l’Europe

centrale et Orientale »294, ils effectuent une hiérarchisation des pays en fonction de leur

vitesse d’évolution et proposent la classification suivante :

- les pays économiquement performants ayant atteint un stade avancé de

transition : Croatie, République Tchèque, Hongrie, Pologne, Slovaquie, Slovénie,

Estonie, Lettonie, Lituanie ;

- les pays parvenus à un stade moyen de reforme : Albanie, Arménie, Bulgarie,

Géorgie, Kazakhstan, Kirghizstan, Macédoine, Moldavie, Roumanie, Fédération de

Russie, Ukraine et Ouzbékistan ;

- les pays qui se trouvent aux premiers stades de la transition démocratique :

Azerbaïdjan, Belarus, Tadjikistan, Turkménistan.

Ces disparités ont fasciné les chercheurs, tant il est vrai que les pays de l’Europe

Centrale et Orientale, dans la période postcommuniste, représentent un laboratoire de

292 MILACIC, Slobodan, «Critique de la transition unique. Notre épistémologie du post communisme

dans le rétroviseur de la pensée unique», in Revue Internationale de Politique Comparée, no 1, vol. 3,

1996 293 BOIA, Lucian, La Roumanie. Un pays à la frontière de l'Europe, Editions Les Belles Lettres, Paris,

2003 294 PHILIPOV, Dimiter, DORBRITZ, Jurgen, « Les conséquences démographiques de la transition

économique dans les pays de l'Europe Centrale et Orientale », Etudes démographiques, no 39, Editions

du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2004, op. cit.

Page 244: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

244

recherche plus vrai que nature. Jacques Rupnik tente d’expliquer ainsi en 2003 pourquoi

les pays en transition démocratique ont suivi des trajectoires différentes : « Le fait que

la Hongrie et l’Albanie, ou la République Tchèque et la Biélorussie, ou la Pologne et le

Kazakhstan, ont partagé un passé communiste explique très peu des choses sur les

chemins qu’ils ont pris depuis. En effet, il est frappant de constater que les résultats de

la transition démocratique ont été très différents dans les pays de l’Europe Centrale et

Orientale. Néanmoins certaines tendances se dégagent. Une nouvelle géographie

politique tripartite de l’Europe ex communiste se dessine : une nouvelle Europe

Centrale (dite du groupe de Višegrad, ainsi que les pays baltes et la Slovénie) comme

une « succes story » évidente ; les Balkans, ou la transition démocratique a souvent été

‘déraillée’ soit par des priorités de construction d’un Etat Nation, ou minée par

l’héritage du communisme et du retard économique, et enfin la Russie, à la recherche

d’une identité post impériale et au bord du désastre économique (le sort de la

démocratisation en Ukraine, en Biélorussie ou en Moldavie va dépendre en grande

mesure de ce qui se passe en Russie) »295.

2- Les résultats mitigés du processus de transition roumaine

Au-delà du fait que la Roumanie présente des caractéristiques spécifiques,

qu’elle a un parcours qui lui est propre, quel résultat affiche-t-elle après 20 ans de

transition démocratique ? Et si elle n’est pas dans le peloton de tête, a-t-elle une chance

de le rattraper ? Pour répondre a cette question, différents aspects doivent pris en

compte. C’est Ralf Dahrendorf, qui, dés 1990, avait souligné les trois dimensions

complémentaires, interdépendantes, mais asynchrones de la transition démocratique :

« des élections libres et un Etat de droit (six mois), une économie de marché (six ans),

une société civile (soixante ans). La démocratie crée, en quelque sorte, ses propres

conditions d’existence et l’un des problèmes clefs de la transition est précisément

l’articulation entre les trois niveaux, par conséquent la gestion du temps par les

nouvelles élites politiques»296.

295 RUPNIK, Jacques, « L'Europe Centrale et les Balkans à la recherche d'un substitut d'empire», dans

Entre Kant et Kosovo, Presses de Sciences Po, Paris, 2003 296 DAHRENDORF, Ralf, Reflexion on the Revolutions in Europe, London, Chatto, 1990

Page 245: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

245

Jacques Rupnik ajoute deux autres dimensions utiles pour la présentation d’un

bilan : « l’existence d’un cadre étatique légitime (la territorialisation du politique),

d’autre part, le rôle des élites politiques ou plus largement de la société politique (c’est

-à- dire les institutions politiques, le système de partis, les élites politiques) »297. Si l’on

prend en compte seulement ces éléments, où en est-on aujourd’hui de la transition

roumaine ? Une brève analyse de ces dimensions suffit à expliquer, au moins

partiellement, le retard et la réussite en demi-teinte de la transition roumaine.

S’agissant de l’économie, outre les retards systémiques, la lourde

industrialisation et les retards de la privatisation, un autre facteur explique le

ralentissement de la transition démocratique. Les règles du jeu de la transition roumaine

n’ont jamais été très claires. Les Ambassadeurs des pays membres de l’Union

Européenne avaient adressé une lettre commune au Premier Ministre Vacaroiu, afin de

l’informer, mais aussi de le mettre en garde au sujet de l’instabilité et de l’incohérence

du milieu économique et politique roumain, qui risquait de poser de problème pour

l’intégration de la Roumanie dans l’UE :

« Les entreprises sont confrontées à un double langage continuel. D’une part, au

plus haut niveau de l’Etat, on se plaint du manque d’empressement des investisseurs

étrangers à s’intéresser à la Roumanie. D’autre part, la lenteur des reformes, en

particulier de la privatisation de masse due à la peur du changement, et un nationalisme

toujours vivace qui s’insurge contre la vente du pays aux étrangers créent un climat peu

favorable aux investisseurs étrangers (…). ‘La Bureaucratie’, ‘le harcèlement fiscal’,

‘l’insécurité juridique’ sont le lot des entreprises qui, ayant foi en ce pays, ont décidé

finalement de s’y installer »298.

Autre frein majeur et spécifique de la Roumanie : la corruption. Dans l’histoire

de l’élargissement de l’Union Européenne, le cas roumain restera, puisque l’Union s’est

vue dans l’obligation d’assujettir son adhésion à une « clause de sauvegarde », due à

son très haut niveau de corruption. Sans doute y a-t-il un lien de cause à effet entre

l’échec ou le retard de la transition démocratique et la corruption. En toute hypothèse,

la Roumanie se trouve dans ce domaine derrière la Syrie ou la Turquie.

Si la corruption existait déjà pendant la période de Ceausescu, elle a pris une

ampleur plus importante après 1989, en raison du vide juridique existant et de l’absence

297 RUPNIK, Jacques, « L'Europe Centrale et les Balkans à la recherche d'un substitut d'empire», dans

Entre Kant et Kosovo, Presses de Sciences Po, Paris, 2003, op., cit. 298 PELISSIER, Nicolas, MARRIE, Alice, DESPRES, François, La Roumanie contemporaine, Approches

de la 'transition', L'Harmattan, Paris, 1996, p. 81

Page 246: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

246

de fondements démocratiques. De plus, l’inexistence de la société civile et d’institutions

de contrôle autonomes et intègres explique les importants détournements de fonds liés

aux mouvements d’argent de l’Etat vers le secteur privé.

Ce qui est grave en Roumanie, c’est le fait que la corruption touche non

seulement toutes les couches de la population, mais plus encore que les membres du

Gouvernement restent intouchables, même en cas de délit avéré. Une étude du Conseil

de l’Europe concluait en 2004 : « L’inviolabilité assurée notamment aux ministres et

notables n’a fait l’objet d’aucune modification »299 . Plus grave encore : « Le défaut

d’intégrité qui existe même au sein des instances chargées d’appliquer la loi et lutter

contre la corruption entrave les efforts déployés pour combattre la corruption »300. Sans

doute les esprits ont-ils évolué depuis, dans la mesure où, le Président Traian Basescu

déclara lors de sa prise des fonctions en 2005 : « En Roumanie les institutions ont pour

habitude de suivre les partis en place. Ce que je dis à présent c’est : ‘suivez la loi et

agissez en conséquence’ »301.

Si la transition démocratique roumaine, a incontestablement pris du retard, le

bilan économique reste mitigé, même si le pays a connu une croissance économique

avoisinant les 8%, une de l’Union Européenne. Quant aux élections libres et à l’Etat de

droit, tout reste discutable. Les élections ont suivi la logique communiste, quant à l’Etat

de droit, beaucoup reste encore à faire.

La société roumaine est, à ce jour, non seulement divisée, mais aussi fragmentée

par l’ampleur des mutations liées à la transition démocratique. A ce stade de son

évolution, la transition démocratique non seulement n’est pas finie, mais les résultats

obtenus sont mitigés. Une fois la société civile en place, une économie viable assuré, un

cadre juridique et des institutions stables, la transition aura alors accompli sa mission et

la démocratie pourra enfin advenir.

299 CONSEIL DE L'EUROPE, GRECO, Direction Générale - Affaires Juridiques, Service des problèmes

criminels. « Premier cycle d'évaluation. Rapport de conformité sur la Roumanie», Adopté par la GRECO

lors de sa 19ème réunion plénière (Strasbourg 28 juin- 2 juillet 2004), 16 pages 300 Ibid, op. cit. 301 http://www.eurosduvillage.eu/ROUMANIE-corruption-la-guerre.html, entretien avec le président

Traian Basescu

Page 247: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

247

CHAPITRE 2

L’instrumentalisation du passé communiste

dans la transition roumaine

En préalable, il convient de mettre l’accent sur deux difficultés qui conditionnent

les analyses qui suivront. La première difficulté concerne le terme

« instrumentalisation ». Selon la définition donnée par le Centre National des

Ressources Textuelles et Lexicales, il s’agit du « fait de considérer une personne ou une

chose comme un instrument »302. Quelle que soit la définition retenue, notre intention,

dans cette analyse, est de mettre en lumière l’instrumentalisation d’un phénomène (le

passage du communisme à la démocratie) pendant une période par définition complexe,

la transition démocratique.

La deuxième difficulté tient au fait qu’il est compliqué de faire l’analyse de la

transition démocratique dans un pays où le communisme est encore présent. L’historien

Marius Oprea affirmait en 2008 : « Je dois livrer aujourd’hui un diagnostic

impitoyable…(…). Le communisme n’a pas disparu en Roumanie, il a seulement été

privatisé. Il semblait être mort, s’être suicidé en 1989, mais ce n’était en réalité qu’une

mort apparente. Son cerveau, son dictateur, son idéologie sont bien morts, mais les

cellules sont encore vivantes »303. Après un changement politique radical (au moins en

apparence), le passé et ses souvenirs sont repensés à la lumière des valeurs qui sont

mises en avant par le nouveau régime. Dans la Roumanie d’après 1989, il y aura aussi

une réinterprétation du passé communiste, avant que ce passé, ainsi que l’héritage qui

en découle, ne soient instrumentalisés par le nouveau pouvoir en place.

Il faut souligner que, dans la Roumanie d’avant 1989, aucun groupe anti

communiste ne s’était constitué. D’abord parce qu’il était quasiment impossible d’en

créer (la Securitate avait des ramifications tellement étendues que les gens se méfiaient

même de certains membres de leur propre famille). Ensuite, parce que le communisme

302 http://www.cnrtl.fr/definition/instrumentalisation

303 Observatorul Cultural, 18 Septembre, 2008, interview avec Marius Oprea

Page 248: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

248

semblait si encré dans le pays qu’il était difficile d’imaginer sa fin un jour. Le

politologue Stelian Tanase parle même du « mythe de l’irréversibilité du

communisme » 304 . Enfin, parce que l’idéologie communiste elle-même n’était pas

remise en cause dans la population, ce qui était contesté, pas très ouvertement par peur

des représailles, c’était ce que Ceausescu avait fait de l’idée de communisme : la

perversion de l’idéal de Staline. Première instrumentalisation ?

Cela explique sans doute que, dans les heures et les jours qui ont suivi les

événements de décembre 1989, il n’y a pas eu de mobilisation anti communiste

structurée des intellectuels et des dissidents, comme dans d’autres pays de l’Europe

Centrale et Orientale. Ce type de mouvement apparaîtra après la révolution, mais là

encore, non pas comme un mouvement anti communiste, mais anti Gouvernement en

place. Il est important de remarquer que le peuple roumain, comme ses dirigeants,

rejettent le régime communiste, mais approuvent et soutiennent les valeurs promues par

celui-ci.

Historiens, politologues, écrivains, journalistes, tous pensent que le régime de

Ceausescu survit encore d’une manière ou d’une autre. Pavel Câmpeanu, rejoint

Catherine Durandin ou Vladimir Tismaneanu, en affirmant que « l’organisation qu’a

engendrée Ceausescu et sa dictature par des voies déroutantes continue de survivre à

son abolition formelle » 305 . C’est dans ce contexte très particulier que la nouvelle

Roumanie naît et que les nouvelles formations politiques voient le jour. Et c’est cet

héritage communiste, ainsi que ce nouveau contexte, qui seront au moins partiellement

instrumentalisés par les politiques.

A vrai dire, en Roumanie, outre la manipulation (qui a fait partie du quotidien

des Roumains et qui est rentrée dans les mœurs), l’instrumentalisation d’une idée, d’une

classe sociale, d’un événement, n’est pas neuve. Le régime communiste, une fois au

pouvoir, a instrumentalisé non seulement les paysans, mais aussi les ouvriers. Ces deux

classes sociales ont subi, sans s’en rendre compte, un refaçonnement identitaire pendant

plusieurs décennies par le régime de Ceausescu, par le biais de la propagande et avec

l’aide constante de la Securitate. Ce qui explique, sans doute, la grande surprise de

Ceausescu lui-même quand il se rend compte que les masses ouvrières ne le suivent plus

et que l’entreprise d’instrumentalisation à son profit personnel (officiellement, au profit

du Parti), ne porte plus ses fruits. Iliescu a « joué » la même carte avec les mineurs,

304 TANASE, Stelian, Revolutia ca esec. Elite & Societate, Iasi, Polirom, 1996, p.134

305 CAMPEANU, Pavel, Ceausescu, Anii numaratorii inverse, Iasi, Polirom, 2002, p. 6

Page 249: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

249

mais une fois encore, l’instrumentalisation n’a pas eu l’effet escompté. La question

posée est, ici, celle de savoir s’il est plus facile d’instrumentaliser des individus, des

masses, ou bien une idée.

Autre instrumentalisation encore, dans les années 1948-1950, celle de l’Eglise par

le régime communiste, car les idéologues du Parti étaient très conscients de la place très

importante de la religion dans l’inconscient collectif roumain, comme dans la vie de

tous les jours. A tel point que deux faits concomitants ont eu lieu : d’abord,

l’interdiction par le Parti de la religion en tant qu’idéologie, mais aussi de sa pratique ;

ensuite, paradoxalement (mais pas tellement), le recrutement au sein de la Securitate

d’un nombre important de prêtres et de vicaires. Un lien idéologique a été trouvé entre

religion et nationalisme (comme, nous l’avons vu, avec certains philosophes, tels Noica

et Cioran) : le communisme a créé, en fin de compte, un lien entre Etat Nation et Eglise

Orthodoxe. Cela constituera, plus tard, un frein à la transition démocratique.

D’autres réalités ont été très fortement instrumentalisées pendant la période

communiste : la famille, les relations interpersonnelles, ainsi que les frustrations des

gens, afin de mieux maîtriser les foules. Les exemples sont en abondance. D’autres

formes d’instrumentalisation auront lieu dans les années qui ont suivi les événements de

décembre 1989. A vrai dire, le phénomène a commencé dès les premières heures et les

premiers jours de la Révolution, devant des millions de Roumains qui acquiesçaient : le

passé communiste, l’héritage communiste, l’idéologie, les hommes, tout a été utilisé

afin de manipuler et contrôler les masses, dans un seul but ultime : garder le pouvoir à

tout prix.

Nous nous proposons de mettre en lumière ces phénomènes, afin de mieux

comprendre la transition démocratique roumaine. Mais aussi pour trouver des éléments

de réponse, autres que ceux déjà connus, sur le retard de cette transition. Peut être,

aussi, pour trouver la réponse à la question posée un jour par le quotidien

roumain Adevarul : « Sommes nous coincés dans le processus de transition ? ». Pour

mieux répondre à cette question, nous avons préféré analyser simultanément les deux

mandats de la Présidence Iliescu (1990-1996 et 2000-2004) (Section 1), pour analyser

ensuite les premiers changements apportés par l’opposition (les Présidences de

Constantinescu et de Basescu).

Page 250: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

250

Section 1 La « démocratie originale », un passage du communisme

au « socialisme à visage humain »

Outre l’euphorie ambiante, l’implosion du communisme a amené sur le devant de

la scène l’idéal démocratique comme la seule issue possible et désirable d’une transition

démocratique plus ou moins longue. On sait, historiquement, combien le processus de

construction démocratique est long, rarement linéaire, et qu’il suppose, comme

condition sine qua non, la volonté des individus de créer ce système. Dès les premières

heures de la jeune démocratie roumaine, le chemin que les nouveaux dirigeants

semblaient vouloir prendre était plutôt celui d’un « socialisme à visage humain »306.

Cette expression, inventée par Alexander Dubcek, membre du Parti Communiste

Tchécoslovaque, fait référence à un Etat communiste où l’accent est de plus en plus mis

sur l’individu (et non plus sur l’Etat, comme auparavant), mais cela signifie aussi une

plus grande liberté et moins de politiques d’oppression à l’égard du travail. Cette idée,

qui a fortement déplu à Moscou, a généré un bain de sang lors du Printemps de Prague ;

de sorte que personne ne pouvait savoir si ce type de système pouvait fonctionner.

Pourtant, dans la Roumanie d’après 1989, cette idée est reprise comme une alternative

au communisme par l’équipe qui s’est emparée du pouvoir.

Sa décision de dissimuler et d’ignorer autant que possible le caractère

anticommuniste de la Révolution a engendré des retards historiques, avec des

conséquences négatives dans tous les domaines de la vie sociale (économie, institutions,

justice, culture, etc.). L’effondrement du régime de Ceausescu, n’a pas été synonyme de

la mise en place d’un nouveau système complètement indépendant de celui d’avant, car

au fond il n’y avait pas de solution claire, ni par rapport au passé, ni vis-à-vis de

l’avenir. L’équipe en place au pouvoir à Bucarest était plutôt dans une logique de

rénovation plutôt que de transformation.

La construction démocratique de la Roumanie dépendait en grande partie de

l’aide internationale, elle-même conditionnée par le respect des droits de l’homme, du

pluripartisme, des élections libres et d’une économie de marché. Or, ces composantes de

base ont été plutôt « mimées » que réellement appliqués, car dans la plupart des cas,

l’Etat ne garantissait pas leur fonctionnement. Et, même si le peuple était prêt à assumer

306 The Prague Spring, 1968, Library of Congress, 1985, consulté le 05/09/2011

Page 251: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

251

les nouvelles valeurs démocratiques, le temps nous a démontré qu’une grande partie de

la population ne connaissait pas la signification précise des nouveaux concepts, tels

que démocratie, élections libres, droits de l’homme, Parlement, etc.

En même temps, dans les mois qui ont suivi le choc de la révolution, l’opinion

publique était encore flexible et très facilement malléable, donc prête à tout accepter

(ou presque, à condition que ce ne soit pas un retour en arrière). L’idée d’une lenteur du

processus de construction démocratique est inculquée depuis les premiers jours, presque

comme une « nécessité objective ». Le nouveau régime en place à Bucarest va

remplacer les rites de propagande officielle communiste par des messes orthodoxes, afin

de rallier le plus grand nombre à leur cause, mais aussi pour donner l’image de vrais

porteurs des valeurs démocratiques retrouvées.

C’est le 7 janvier 1990 que, pour la première fois, Ion Iliescu, Président du Front

du Salut National, exprime son concept de « démocratie originale », une sorte de

troisième voie qu’il envisage pour la Roumanie. Nous sommes loin des démocraties

occidentales, mais pour sauver les apparences, il est prêt à faire quelques concessions et

laisser d’autres partis politiques se développer (bien évidemment avec la

« bénédiction » du Front et sous son contrôle). Dans le même ordre d’idée, le but de ce

concept était de pouvoir maintenir en place un système politique proche de Moscou ;

tout en gardant à des postes clés d’anciens membres de la nomenklatura communiste.

Or, pour pouvoir arriver à mettre en place leurs idées, les membres du Front avaient

besoin de revaloriser quelques-uns des concepts et des réalisations du passé

communiste.

A. La « démocratie originale » comme mode d’expression

des liens avec le passé (1990-1996)

Dans un article paru en 1978, René Rémond avait écrit « Les guerres sont, avec

les révolutions, la brèche par laquelle le changement fait irruption dans la société »307.

Ce qui est sûr, c’est le fait que le changement est dans tous les esprits dès le mois de

décembre 1989. Moins évident est le fait que le nouveau régime ne souhaite pas un

307 REMOND, Rene, « Le catholicisme français pendant la seconde guerre mondiale», in Revue de

l'histoire de l'Eglise de France, 1978, vol. 64, no. 173, pp. 203-213

Page 252: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

252

changement en profondeur du pays. L’historien François Fejto déplore en 1992 les

conditions difficiles dans lesquelles vit la population à la sortie du communisme :

« L’apprentissage de la démocratie, le passage du dirigisme à l’économie de marché,

éviter la tentation nationaliste, et surtout, intégrer l’Europe : voici quelques missions

surhumaines pour des populations fatiguées, démoralisées, appauvries »308.

Il est très important de souligner cette situation, car elle aura des implications

dans l’évolution future du pays. Le système de partis est, au moins partiellement,

manipulé par le Front du Salut National et la société civile n’est pas assez forte pour

contrôler et empêcher les dérapages. Egalement, la Roumanie bénéficie d’une aide

externe très importante, afin de pouvoir continuer son processus de démocratisation, ce

qui implique le respect et l’application, au moins en apparence, de quelques règles

démocratiques.

On retiendra le fait que le vide de pouvoir, laissé par la chute du régime

communiste de Ceausescu, est rempli par un Gouvernement intérimaire qui compte

dans ses rangs un nombre très important d’individus qui faisaient partie de l’ancienne

élite communiste, de nombreux membres de l’Armée ainsi que des intellectuels, des

étudiants, sans oublier les « cadres » de l’Eglise orthodoxe. C’est Iliescu qui prend la

tête de ce gouvernement par intérim et qui assure vouloir la fin du communisme, ainsi

que des élections libres. Mais l’apparition sur la scène politique roumaine de nombreux

partis politiques et le retour des partis historiques tels le PNL ou le PNTCD, vont

bouleverser les plans de ce gouvernement par intérim.

Etant donné que le Front du Salut National intègre dans ses rangs d’anciens

membres reconnus du parti communiste, mais aussi qu’il garde sous son contrôle

exclusif l’intégralité des médias du pays, il est permis de se poser des questions sur la

signification qu’il donne aux vraies valeurs démocratiques. Quant aux partis

historiques, ils accusent le Front de néo communisme et s’inquiètent de son souhait, à

peine voilé, de maintenir une certaine forme d’autoritarisme dans le pays. L’apogée de

ce désaccord majeur est atteint quand le Front, par le biais de son Premier Ministre

Petre Roman, décide de se « transformer » en parti politique et de participer ainsi aux

élections législatives de mai 1990. Plusieurs participants des manifestations de

Timisoara, des écrivains, d’anciens dissidents, affirmeront par la suite avoir vécu cette

308 FEJTO, François, KULESZA, Ewa, La fin des démocraties populaires: Les chemins du post -

communisme, Paris, Seuil, 1992, p. 177

Page 253: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

253

décision avec résignation, même s’ils prenaient conscience que la révolution avait été

«confisquée » au peuple roumain. Il était désormais trop tard pour faire marche arrière.

Des paradoxes existent pourtant. Tout d’abord, dans les mois qui ont suivi les

événements de décembre 1989, on a assisté à une véritable explosion du nombre de

partis (plus de deux cents). Malgré cela, la scène politique roumaine est restée dominée

par l’omniprésence du Front du Salut National, « grâce » à une opposition fragilisée,

éclatée et en manque de légitimité. Ainsi, le paysage politique roumain est dominé par

des hommes du passé (soit des anciens membres de la nomenklatura reconvertis aux

valeurs de l’économie de marché, soit des leaders des partis historiques partie intégrante

de cette « génération sacrifiée »), qui doivent composer avec de nouveaux leaders,

beaucoup plus jeunes et qui désirent réellement le changement.

Dans ce contexte, les tendances autocratiques vont se multiplier dans la nouvelle

République roumaine. Avant 1992, le pouvoir du Président Iliescu n’est pas clairement

défini juridiquement, ce qui ne fait qu’augmenter ses tendances vers l’autocratie

(neutralisation du rôle du Premier Ministre et recentralisation administrative). Son

discours sur la « démocratie originale » revisite des thèmes connus, comme celui de

« l’insularité » roumaine, ou encore, de la « spécificité roumaine »309. Autre élément

important, l’évolution du pays vers l’Etat de droit est ralentie par la pesanteur du

rythme d’autonomisation et de structuration de la société civile.

Dans ces conditions, la Roumanie des années 90 répond parfaitement aux

critères de « démocrature »310 de Pierre Hassner : un régime politique post autoritaire,

qui donne l’apparence externe d’une démocratie, mais au sein de laquelle existent des

pratiques dignes de la dictature d’avant. En effet, durant les mandats du Président

Iliescu, la société civile est tolérée, mais pas acceptée, et rarement consultée. La

« démocratie originale » n’est en aucun cas favorable à une société civile indépendante,

unie, structurée et potentiellement en opposition avec le Gouvernement en place à

Bucarest. C’est pourquoi tout est fait pour d’empêcher son émancipation. Dans la

Roumanie post révolutionnaire, les médias sont sous le contrôle exclusif de l’Etat, qui

tient l’information et la diffuse. Celui-ci a toujours une très grande influence sur le

secteur public national et territorial. C’est lui qui gère le calendrier de

démonopolisation et de décentralisation.

309 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit. 310 GREMION, Pierre, HASNER, Pierre, «Vents d'Est », Politique Etrangère, 1990, vol. 55, no. 2,

pp. 431-432

Page 254: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

254

Dans le domaine de l’économie, la situation n’est pas meilleure. Pour Iliescu,

comme pour Ceausescu, les ouvriers constituent une grande partie de l’électorat.

Maintenir (avec d’importantes subventions de l’Etat) en état les grands combinats

sidérurgiques non rentables, ou pire, en situation de faillite, afin de s’assurer un soutien

électoral, relève de la manipulation de la population, déguisée en bienveillance. La

lenteur du démembrement des anciennes fermes agricoles d’Etat est due au fait qu’après

1989, une très grande partie est achetée par d’anciens membres du Parti Communiste et

ceux-ci ne sont pas favorables aux lois qui redistribuent les terres agricoles aux anciens

propriétaires. Mais ils restaient des soutiens fidèles au régime en place à Bucarest.

La lourdeur et l’inertie administrative et judiciaire constituent alors des vrais

freins pour les investisseurs étrangers. D’ autant qu’une des idées force de la

« démocratie originale » est « nous ne vendons pas notre pays » (‘nu ne vindem tara’).

Dans ces conditions, les initiatives individuelles et collectives ne sont pas encouragées,

pire, elles sont détruites. Plus grave encore, il y a les restrictions à la liberté

d’expression (plusieurs journalistes qui ont osé exprimer leur désaccord avec le pouvoir

en place ont été menacés et même emprisonnés) et les limitations à la liberté de

manifester (droit accordé sur des critères obscurs par les préfectures, après des délais,

souvent improbables).

Dans un tout autre registre, le dicton « diviser pour mieux régner » trouve toute

sa place dans les structures sociales de la société roumaine. Il est vrai que, pendant la

période communiste, la population était extrêmement compartimentée, afin d’être mieux

contrôlée. Une logique sélective, très drastique à l’entrée combinée à une tolérance

interne, expliquent qu’il y a eu une communication restreinte entre les différents

compartiments et, quand elle existait, elle s’est toujours faite par le biais de la

hiérarchie du Parti.

Cette logique a perduré et a été remise au goût du jour par le régime post

décembriste. Celui-ci a toujours prôné une culture égalitariste, « l’égalité effective des

rémunérations quelle que soit l’intensité du travail fourni ». Par conséquent, les valeurs

de l’économie de marché étaient regardées avec méfiance et la notion de liberté de

choix n’était pas vraiment intégrée. Une image nostalgique et paternaliste a été

véhiculée de plus en plus souvent, celle d’un parti unique capable de tout prendre en

charge, de s’occuper du peuple entier et d’assurer sa sécurité matérielle. Dés lors, il

n’est pas étonnant, que le cordon ombilical qui nous liait au passé n’ait pas été coupé,

puisque la survie du Front du Salut National résidait dans sa capacité de maintenir ces

liens avec le passé communiste.

Page 255: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

255

1- Le Front du Salut National, entre continuité communiste et politique

de l’oubli

Les élections de mai 1990, qualifiées d’élections libres post communistes, vont

légitimer Iliescu comme nouveau Président de la République, élu avec plus de 60% des

votes, suite à une participation aux urnes qui avoisine les 76%. Et, même si le Front du

Salut National ressemble quelque peu à l’ancien parti communiste (c’est le Front qui

organise les élections, a le contrôle des médias et dispose d’importants moyens

financiers de l’Etat, ce qui n’est pas le cas pour les autres candidats). C’est lui qui,

malgré tout, gagne les élections : le Président Iliescu et son Premier Ministre Petre

Roman vont diriger ensemble le pays jusqu’en septembre 1991.

La position officielle de l’Etat et le discours contradictoire d’Iliescu vont être

fonction de la nouvelle position du leader du Front du Salut National, de ses liens

étroits avec le passé communiste, ainsi que de la « réussite » de cette nouvelle

formation politique. Afin de mieux comprendre l’instrumentalisation du passé

communiste, il convient d’analyser le discours du FSN vis-à-vis du parti communiste,

les décisions prises par la Front du Salut National concernant l’héritage communiste,

ainsi que l’impact et l’influence de la culture politique communiste sur la « démocratie

originale».

Tout en étant des anciens membres de la nomenklatura communiste, les

dirigeants du Front du Salut National, doublement légitimés (par la Révolution une

première fois, et par les élections libres et démocratiques une deuxième fois) veulent

donner l’impression d’une rupture définitive avec l’ancien parti communiste et son

idéologie. Ces mêmes membres vont progressivement récupérer leur discours anti

communiste, et dans son allocution sur la « démocratie originale », Iliescu va présenter

les risques et les dangers d’un éventuel processus de décommunisation totale du pays et

de ses institutions.

C’est pour éviter toute remise en cause par rapport à leur passé communiste et

pour montrer leur souhait de changement, que le FSN va rompre définitivement avec

l’idéologie communiste. Mais, idéologie propre et sans projet politique explicite, leur

seule alternative restait en effet « une démocratie originale », une sorte de troisième

voie entre les valeurs communistes et les valeurs opposées (mais désirées par le peuple)

de la démocratie occidentale. Ce qui explique, sans doute, pourquoi leur position et leur

discours gardent des incohérences et des ambiguïtés.

Page 256: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

256

Ainsi qu’on l’a déjà souligné, en décembre 1989, il n’y avait pas de réelle

opposition constituée comme dans d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale, pas

de leaders non plus qui pouvaient mener le mouvement. Iliescu et son groupe se sont

emparés du pouvoir en se substituant à l’Etat, sans avoir de réels adversaires en face. A

l’exception de soi-disant « terroristes » (qui tiraient sur les toits et qui se sont avérés

être des soldats roumains obéissant à des ordres contradictoire d’une Armée en quête

d’une ligne de conduite logique), le FSN n’a pas été confronté à une réelle opposition.

En se substituant à l’Etat et à ses structures, au niveau national et local, le

nouveau pouvoir est reconnu par le peuple, et son chef Ion Iliescu se présente comme

un professionnel du pouvoir, rôle qui lui confère indirectement un statut d’autorité.

Mais, pour gagner en crédibilité, celui-ci se doit de réformer le système ; ce qui aura

lieu, seulement en apparence. C’est ainsi que, dès le 22 décembre 1989, le Front du

Salut National rassure l’ensemble de la bureaucratie étatique (qui va constituer la base

pour la construction du nouvel Etat), tout en essayant de répondre aux attentes de la

foule concernant la séparation des pouvoirs et les élections libres : « tous les ministères

et les organes centraux dans leur structure actuelle continueront leur activité

normale »311.

Cette première incohérence resurgira comme un boomerang lors de conflits

ultérieurs, qui déboucheront sur la scission du FSN en deux entités politiques en

opposition. On peut se demander si, pour le FSN et son leader, cette normalité n’est pas

synonyme de continuité institutionnelle, et la révolution comprise comme une étape

dans le processus d’accaparement du pouvoir. On remarque précisément que, le

nouveau Président opère une distinction entre les organes centraux, qui vont continuer

de fonctionner et d’autres institutions, qui vont être dissoutes.

Cette distinction réapparaîtra plus tard, d’abord dans le discours présidentiel

concernant l’héritage économique (souvent montré comme seul responsable du retard

économique du pays) ; également pour justifier le sort de quelques uns des membres de

l’ancien Parti Communiste, arrêtés et emprisonnés, car « directement impliqués dans les

mesures de répression et liés aux abus de pouvoir en ce qui concerne les finances de

l’Etat, commises par les anciens dictateurs roumains »312.

Pourtant, le nouveau Gouvernement prend conscience du fait que des

changements sont malgré tout nécessaires, voire indispensables afin de continuer à

311 Monitorul Oficial al Romaniei, an 1, no. 1, 22 décembre 1989, Communiqué au pays du FSN 312 Romania Libera, 2 Janvier 1990 (publication du communiqué du FSN du 1 er janvier 1990)

Page 257: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

257

garder le pouvoir. Cela n’empêche pas Iliescu d’encourager le retour à la vie politique

de certains de ses anciens collègues (même si cet encouragement passe inaperçu au

départ, comme c’est le cas avec le Parti Socialiste du Travail ; cet encouragement est

clairement affiché plus tard lors des élections de 1992), retour justifié selon lui par leur

expérience.

L’attitude ambigüe du Front du Salut National et de ses membres va déclencher

une remise en cause de celui-ci dès janvier 1990. Une commémoration des victimes de

décembre 1989 va se transformer en manifestation de rue, pendant laquelle les

participants réclament la mise hors la loi du Parti Communiste, mais aussi la

réinstauration de la peine de mort, afin de l’appliquer aux bourreaux des prisons

communistes.

Le Gouvernement va signer les deux décrets sous la pression de la rue, mais les

deux vont être annulés une fois les esprits calmés. Finalement, le Parti Communiste

n’est pas mis hors la loi ; ses biens sont seulement confisqués au profit de l’Etat. Le

processus d’instrumentalisation continue et porte ses fruits : en dépit des protestations

de la part des « partis historiques », le 28 janvier 1990, le Front du Salut National avec

la « bénédiction » du Conseil du Front du Salut National, annonce sa transformation en

parti politique, ainsi que son intention de participer aux élections législatives.

Autre remarque importante, la plupart des institutions sont juste transformées, et

non pas dissoutes : l’exemple le plus flagrant, mais aussi le plus problématique est celui

du Service Roumain de Renseignements (SRI), qui n’est plus subordonné au

Gouvernement, mais directement au chef de l’Etat. Afin de pouvoir réhabiliter la police

politique, mais aussi de la mettre au service direct du Président, Iliescu avait calculé et

légitimé cette continuité institutionnelle, impensable en décembre 1989.

Quant aux structures de l’Etat, il y a toujours au sein de celles-ci des membres

qui avaient participé aux répressions, mais qui assurent leur fidélité au FSN. Que ce

soient les institutions ou des membres de l’ancienne dictature, tous bénéficient d’une

continuité sélective en fonction des besoins de FSN. Iliescu aura un discours plutôt

conservateur à leur égard, certainement avec la volonté d’écarter autant que possible, ou

d’au moins réduire le danger constitué par l’opposition (justement par le biais des

« partis historiques », avant la création d’une opposition plus consolidée au sein de la

société civile), mais un discours plus réformiste vis-à-vis de la population.

La plus haute institution du pays, le Conseil du Front du Salut National, va

prendre la décision de soutenir la participation du FSN aux élections, non seulement en

tant que représentants directement issus de la révolution de décembre 1989, mais aussi

Page 258: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

258

comme des représentants de tous les dissidents. Dans un communiqué de janvier 1990,

celui-ci présente la situation de la manière suivante : « Le Front du Salut National n’est

pas et ne se constituera pas en parti. Le Front se présentera aux élections d’avril en tant

qu’organisation politique large, réunissant toutes les personnalités et les groupes qui se

sont levés avec courage pour la défense de la liberté et de la dignité pendant les années

de la tyrannie totalitaire »313.

Deux remarques découlent de cette déclaration. Tout d’abord, celle-ci rejoint la

conception d’Iliescu sur la « démocratie originale », notamment son idée d’un ensemble

de partis qui existent et exercent sous la houlette du Front du Salut National. De sorte,

dans un souci d’apparente ouverture, le Front acceptera dans son sein non seulement des

dissidents, mais aussi des exilés de la période communiste. Ensuite, à aucun moment,

dans ce communiqué ou dans les médias, le terme de dictature ‘ceausiste’ n’apparaît ; il

est remplacé par tyrannie totalitaire, afin de légitimer la présence du FSN à tous les

niveaux de l’Etat et des entreprises (ce qui rappelle la présence du Parti Communiste

dans tous les niveaux de la vie étatique et politique).

Il reste, comme fait particulier et marquant de cette période, la volonté du FSN

de repousser, aussi loin que possible dans le temps, la séparation entre sa structure

partisane et celle de l’Etat. L’absence de distinction claire entre le FSN (et le parti

politique qu’il est devenu) et les structures étatiques conforte l’idée qu’elle a été

bénéfique au FSN, qui s’est approprié cet héritage institutionnel, sans que personne ne

s’y oppose.

Daniel Barbu, dans un livre intitulé symboliquement La République Absente, tira

une sonnette d’alarme quant à cette continuité des institutions, des élites, de la

Constitution, sans que pour autant l’opposition ou la société civile ne s’y oppose : « le

texte constitutionnel est conçu pour assurer la continuité de l’Etat et des élites qui ont

appris à gouverner, non pas pour faciliter l’apparition d’une fonction politique dans la

société roumaine, mais pour empêcher que la politique n’engendre une élite de type

différent »314.

La bureaucratie étatique va, à son tour, jouer un rôle important dans

l’accaparement du pouvoir par le FSN, mais aussi plus tard, dans son maintien au

pouvoir. Dès les premières heures de la Révolution, Iliescu s’empresse de rassurer cette

313 ILIESCU, Ion, Momente de istorie, décembre 1989- juin 1990, tome 1, Bucarest, Ed. Enciclopedica,

1995, p. 85 314 BARBU, Daniel, Republica Absenta. Politica si societate in Romania post-commuiste, Bucuresti,

Nemira,2004, pp. 126-127, réédition.

Page 259: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

259

« armée » de fonctionnaires, qui vont lui être des serviteurs fidèles pendant de longues

années. Iliescu va légitimer leur maintien en place par le biais de deux éléments : la

culpabilité, la compétence. Le FSN met en avant d’abord la présomption d’innocence

des fonctionnaires, et ensuite, les compétences des anciens membres de la

nomenklatura ; ce qui lui permet non seulement de légitimer l’ensemble de l’élite ex

communiste, mais aussi de la maintenir au pouvoir.

L’ancien régime est renié, mais ses dirigeants vont trouver une légitimité

nouvelle, car de par leurs réseaux, ils représentent un électorat très important. Il existe

donc une opposition limitée vis-à-vis de l’ancien régime, car même s’il y a une

condamnation du passé, il existe un attachement aux réalisations faites par le régime

communiste.

2- De la défense des réalisations du régime antérieur au discours nationaliste

Dans le quotidien Azi, le FSN exprime clairement son souhait de construire « une

société de l’équité et non de l’égalitarisme communiste » 315 . Deux points forts

découlent de cette décision du FSN. Tout d’abord, dans ce même quotidien, Iliescu

affirme dès 1990, que « on ne peut pas ne pas tenir compte de l’activité constructive et

des efforts du peuple des 45 derrières années » 316 . A ce titre, il met en avant les

avantages de la propriété collective afin de justifier la lenteur des réformes, mais aussi

dans le but de revaloriser le passé et de rappeler ses aspects positifs.

Un autre point fort reste la mise en doute du modèle occidental, considéré

comme inadapté au cas roumain, ainsi qu’à l’hostilité aux privatisations de l’industrie

lourde, et à l’installation des investisseurs étrangers, avec le slogan (devenu désormais

célèbre) « nous ne vendons pas notre pays ». Iliescu a toujours défendu les réalisations

du régime communiste (d’où le refus de restituer les terres aux anciens propriétaires et

la défense de la propriété de l’Etat) et s’est présenté souvent comme le continuateur de

l’évolution entamée par le régime communiste.

Trois volets ont attiré notre attention en ce qui concerne la défense des

réalisations de l’ancien régime : l’économie, le social et la politique. L’économie tout

d’abord. La première phase de la transition économique s’est caractérisée par une

315 Azi, 25 avril, 1990 316 Azi, 1er avril, 1990

Page 260: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

260

récession relativement longue. Des réformes économiques inadaptées, une baisse de la

production ainsi qu’une inflation accrue, autant de facteurs qui ont créé la première

récession roumaine, entre 1990 et 1993. En plus de la dette extérieure, de la chute de la

production et du vide institutionnel, l’absence de mesures économiques adaptées à la

nouvelle situation du pays, explique que l’environnement économique interne soit

devenu de plus en plus incertain et volatile. Malgré les incohérences qui caractérisent

cette période, deux lois vont néanmoins voir le jour pendant le Gouvernement de Petre

Roman. La loi 15/1990 qui autorise la vente des entreprises d’Etat et la loi 58/1991

relative à la privatisation.

Pourtant, la volonté réelle du Gouvernement est la préservation, autant que

possible, du statu quo, ce qui explique qu’une grande partie des réformes aient été

vidées de toute substance : par exemple, la privatisation des entreprises sans qu’une loi

sur la concurrence ne soit votée et sans que les droits de propriété ne soient fixés. Dans

le même ordre d’idée, la Roumanie se caractérise par un mimétisme institutionnel vis-à-

vis du monde occidental, sans aucune harmonisation avec la réalité du pays, sans

concordance avec les structures locales et sans une logique de séquentialité dans leur

introduction. Ce mimétisme institutionnel n’explique pourtant que partiellement

l’instabilité législative dont a fait preuve la Roumanie durant cette période.

Les divergences de points de vue entre Petre Roman, conscient de la nécessité

d’une réforme réelle, et Ion Iliescu, partisan du changement progressif, en douceur, tout

en préservant les acquis du communisme quel qu’en soit le prix, vont accentuer les

désaccords entre les deux hommes. D’autre part, après les élections de 1990, le pouvoir

est remis en cause ouvertement par l’opposition. Iliescu va répondre de manière

agressive à cette contestation de sa légitimité. De même que Ceausescu en décembre

1989, Iliescu va faire appel aux classes ouvrières contre les intellectuels protestataires.

Les manifestations des étudiants contre le régime d’Iliescu, la réticence de celui-ci vis-

à-vis des autres partis politiques, notamment les partis historiques et son appel aux

mineurs de la Vallée de Jiu afin de « restaurer l’ordre » dans la capitale, va se solder par

la démission de son Premier Ministre. Cette démission est accompagnée de la première

scission importante au sein du FSN, car Petre Roman crée alors son propre parti

politique, ouvert au changement attendu dans le pays.

En 1991, le Gouvernement Roman est remplacé par celui de Teodor Stolojan, qui

hérite de problèmes économiques de plus en plus graves. L’équilibre est de plus en plus

précaire et, malgré les hésitations et les lenteurs administratives, une partie des terrains

appartenant aux entreprises agricoles d’Etat va être restituée aux anciens propriétaires,

Page 261: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

261

sans qu’une définition précise du droit de la propriété ne soit donnée. Le sujet reste

ambigu et tabou, car le Gouvernement demeure malgré tout réticent à cette

redistribution des terres. Le nouveau Gouvernement va encourager l’augmentation des

exportations, mais il ne va pas réussir à rééquilibrer la balance export/import, car la

production nationale est relativement basse et peu compétitive, ce qui explique

l’explosion des importations. North Douglass, va démonter en 1990 que « Si une société

ne connaît pas de croissance économique, c’est parce que l’initiative économique n’y

est pas encouragée »317.

Iliescu a toujours soutenu les anciennes entreprises d’Etat (en particulier les

combinats sidérurgiques et les exploitations minières, non compétitives et qui

enregistraient des pertes colossales depuis la révolution, mais dont les ouvriers

assuraient une partie importante de l’électorat du Front) et son opposition constante à

leur privatisation a alourdi la dette roumaine. Ce n’est qu’en 1996, avec le changement

de Gouvernement, et suite aux pressions du FMI et de la Banque Mondiale, que ces

privatisations auront lieu.

D’autre part, le FSN et son leader restent convaincus que la meilleure solution

pour la Roumanie reste la voie nationale, c'est-à-dire, la mobilisation des ressources

propres, et par conséquent, une proportion très réduite d’investissements étrangers,

jugés synonymes de perte de l’indépendance économique et politique. Iliescu donne

l’exemple de pays de l’Asie Pacifique qui, malgré des investissements étrangers réduits

(environ 10% de capital étranger), connaissent un développement spectaculaire, parce

qu’ils ont été dirigés de manière autoritaire : « Le développement économique d’abord,

la démocratie ensuite (…) les seuls pays du Tiers Monde qui soient arrivés au bien être

et à la démocratie, comme Taïwan, Singapour ou la Corée du Sud, ont été dirigés de

manière autoritaire »318.C’est un exemple qui démontre non seulement les convictions,

mais aussi le souhait cher à Iliescu, de garder une économie plus au moins nationalisée,

mais aussi une préservation de la gestion du pays de manière proche de l’autoritarisme

(à ce titre les subventions accordées à l’économie ont représenté en 1992 environ 13,6%

du PIB, et en termes plus généraux, la part des dépenses pour les activités économiques

dans le budget des dépenses, est passé de 35% en 1991, à 40,5% en 1993).

317 DOUGLASS, North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge,

Cambridge University Press, 1990, Introduction 318 ILIESCU, Ion, Le Grand Choc d'une fin de siècle trop court, communisme, post-communisme et

démocratie, Ed. du Rocher, Monaco, 2004

Page 262: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

262

Une autre dimension essentielle dans la défense des réalisations du régime

communiste, concerne la politique sociale. En Roumanie, la politique sociale a une

sphère d’application extrêmement large : la redistribution des gains, la régularisation

sociale et l’octroi des droits sociaux. Après les événements de décembre 1989, les

Roumains sont appelés à faire un choix en terme de politique sociale, entre deux voies :

soit le modèle de l’Etat Providence avec un support idéologique de gauche, socio-

démocrate (larges bénéfices accordés à la population en contrepartie des taxes

relativement importantes, mais l’Etat répond à l’ensemble des besoins de la

population) ; soit le modèle de l’Etat libéral, avec un support idéologique de droite

calqué sur l’économie de marché (taxes réduites et bénéfices sociaux accordés aux plus

démunis), et une diminution de l’intervention de l’Etat.

En effet, jusqu’en décembre 1989, la Roumanie avait une politique sociale qui

tenait le peuple en état de dépendance totale, car le système de sécurité sociale

socialiste roumaine était parmi les plus généreux d’Europe et du monde (environ 15 à

30% du PIB). Et, même si l’Etat était censé répondre à tous les besoins de ses citoyens,

l’histoire nous a montré que ce n’était pas le cas, car ce type de système social a généré

une masse importante d’individus certes malléables, mais dépourvus de toute

responsabilité individuelle. A cause d’une qualité des prestations sociales devenue

parmi les plus basses d’Europe, pour les Roumains, l’aide insuffisante de la part de

l’Etat est perçue comme étant la première source de pauvreté. (Sondage Gallup 2003)319.

Dans ce contexte, on aurait pu s’attendre à ce que les Roumains choisissent le

modèle social de l’Etat minimaliste, mais, une fois de plus, les élites politiques ont

choisi une « voie nationale », dans le même registre que la « démocratie originale ».

Une troisième voie, un savant mélange des deux modèles, car les Roumains restent très

attachés aux acquis sociaux de l’époque communiste. C’est en avril 1990, sous la

direction de Tudorel Postolache, qu’un programme est créé afin de mettre en place non

seulement l’économie de marché, mais aussi une politique sociale plus efficace. La

stratégie proposée par ce groupe d’étude consiste en ce que la transition vers une

économie de marché complémentaire à une protection sociale accentuée devienne un

objectif du nouveau gouvernement : « l’essence de la stratégie consistait en ce que la

transition vers une économie de marché se fasse en termes les plus courts (mais évitant

des coûts sociaux difficilement supportables), (…) dans les conditions d’un programme

de protection sociale efficace des groupes défavorisés, d’un niveau acceptable de

319 http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/cceb/2003/2003.2_rapport_fr_15-10.pdf

Page 263: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

263

sécurité sociale de toute la collectivité et de promotion d’une politique cohérente, qui

assure l’augmentation progressive, mais efficace du niveau de vie, de la qualité de

vie »320.

En réalité, l’initiative privée reste peu développée et les entreprises privées si

peu nombreuses que la population préfère s’appuyer sur l’aide de l’Etat, même si celle-

ci est réduite au minium. Le modèle social roumain garde une continuité avec son passé

communiste, car des lois sociales anciennes existent encore, en même temps que de

nouvelles mesures censées les compléter, mais qui sont souvent contradictoires.

Décembre 1989 a dévoilé au monde entier une population démunie, qui se tourne encore

une fois vers l’Etat, d’où la raison de cette logique de continuité avec le modèle ancien ;

par contre, quelques années plus tard, les dépenses spectaculaires engendrées par cette

politique sociale expliquent sa remise en cause (augmentation des dépenses sociales de

plus de 2,1% en 1992 par rapport à 1989, sans aucune contrepartie qualitative).

Les nouvelles élites politiques de Bucarest sont d’accord sur deux aspects

complémentaires : tout d’abord, la nécessité et l’urgence de sortir la population de la

misère dans laquelle l’a plongée la dictature communiste, et ensuite la préservation, au

moins temporaire, des acquis de l’ancien modèle social communiste. Cette préservation

a été un outil d’instrumentalisation politique, afin de protéger un électorat pauvre et

peureux d’un avenir social incertain. Il convient de rappeler que le but de la politique

sociale communiste avait été de créer une uniformisation sociale du niveau de vie de la

population, mais aussi des ressources, avec les même conditions de vie, de logement,

d’éducation, de culture et de sport pour tout le monde. Le modèle social communiste

était construit de telle façon qu’il tirait sa légitimité du fait qu’il garantissait aux

citoyens une protection et des moyens de survie.

Dans la première moitié des années 1990, des mesures réparatoires ont été

adoptées afin d’augmenter le niveau de vie de la population. Mais, en raison des coûts

de plus en plus élevés, globalement, la tendance de l’Etat a été de « se retirer de la

fonction de protection sociale, plutôt que d’assurer une protection sociale soutenue »321.

Tant et si bien que ni l’économie, ni la politique sociale du Gouvernement ne peuvent

être considérées comme une réussite.

320 PELISSIER, Nicolas, MARRIE, Alice, DESPRES, François, La Roumanie contemporaine, Approches

de la 'transition', L'Harmattan, Paris, 1996, p. 186 321 Ibid., p. 187

Page 264: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

264

Par son comportement et son discours, le Front du Salut National s’inscrit dans

une logique nationale populiste, agressive, plaidant pour une troisième voie de la

démocratie, plus conforme et mieux adaptée aux conditions spécifiques de la Roumanie.

Le caractère nationaliste est une constante de la politique suivie par Iliescu et le FSN ;

celui-ci est visible dans deux directions. D’abord dans le champ économique et social e

faisant tout pour garder la main sur les entreprises roumaines, et en maintenant cette

logique de nationalisation, avec une réticence de plus en plus accentuée vis-à-vis de

l’Occident (dont le modèle de réussite économique et sociale est ouvertement remis en

cause). Ensuite, dans le champ politique, en critiquant l’association au Gouvernement

de l’UDMR (parti de la minorité magyare), jugé par Iliescu comme un parti « aux

revendications irrationnelles et aberrantes »322.

Jusqu’en 1996, la politique du FSN a été celle des lourdes subventions de l’Etat

pour soutenir une industrie agonisante (qui lui garantissait un électorat fidèle), mais qui

faussait le jeu de la concurrence économique. Catherine Durandin résume parfaitement

cette période sombre de la transition roumaine : « Il ne s’agissait pas uniquement

d’acheter la fidélité électorale de cette masse qui dépendait pour survivre des subsides

de l’Etat et du maintien des mécanismes économiques protectionnistes qui faussaient le

jeu économique. La référence au thème des ‘vingt années de Mr Brucan’ était le sous

texte du rythme lent, inégal et cahotant des quelques réformes entreprises à contrecœur

entre 1990 et 1996, car la nouvelle élite technique et politique, la directocrature, comme

on a proposé de l’appeler (…). Alors pour gagner du temps, une propagande éhontée et

même des actions politiques brutales, comme les invasions des mineurs soutenus par le

FSN, allaient mettre en fuite les investisseurs étrangers, alors que l’agonie des grandes

entreprises était artificiellement prolongée, le temps de s’en approprier la substance. En

échange des subsides qui appauvrissent de plus en plus le budget de l’Etat, de soi-disant

emprunts bancaires sans espoir de remboursement qui minaient de façon dramatique le

système financier du pays, la nouvelle classe dirigeante devint l’agent de spoliation

sauvage de la propriété de l’Etat, dont elle a exploité les secteurs les plus

profitables »323.

En ce sens, le programme d’Iliescu intitulé « Je crois dans un changement en

bien pour la Roumanie » est un échec et la transition vers la démocratie synonyme de

pauvreté, source de déséquilibres et de conflits sociaux. Le chômage touche 13% de la

322 Azi, 19 avril, 1990 323 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit.

Page 265: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

265

population et l’inflation atteint des taux record (170,2% en 1991 et 256% en 1993). Aux

élections législatives de 1996, Iliescu est vaincu par le candidat de l’opposition Emil

Constantinescu.

B. Le retour aux « sources », ou comment réécrire et mettre à profit

le passé communiste (2000-2004)

Elu sénateur après avoir perdu la Présidence en 1996, Iliescu rentre dans

l’opposition, à la tête du groupe parlementaire du PDSR (Parti de la Démocratie Sociale

de Roumanie). Avec son programme « Près des gens, avec les gens », il revient au

pouvoir en 2000 pour un nouveau mandant présidentiel de quatre ans. Le 20 décembre

2000, il prête serment devant les deux Chambres réunies et, dans son discours

d’investiture, annonce les objectifs suivants pour son mandat : consolider la démocratie

et l’Etat de Droit, redresser l’économie et augmenter le niveau de vie des citoyens,

réformer et moderniser le pays, mettre en place les réformes nécessaires pour

l’intégration dans l’Union Européenne et dans l’Otan, garantir la paix et la stabilité

sociale.

L’élection d’Iliescu en tant que nouveau leader de la Roumanie s’explique par le

fait que la population s’est trouvée devant un choix difficile : le retour d’Iliescu ou le

leader d’extrême droite populiste Corneliu Vadim Tudor. De retour au pouvoir, Iliescu

se positionne comme « le Président des Pauvres » et s’attaque à la corruption (que sa

politique a entretenue lors de ses deux premiers mandats), même au sein de son propre

parti. En se différenciant des autres membres de son parti, il se montre comme un

président incisif, présent sur tous les « fronts », impliqué dans toutes les réformes et

tentant des nouer des relations stables et durables avec l’Occident, mais aussi avec

Moscou. De fait, il est un nouveau Président, de plus en plus conscient de la fragilité de

sa légitimité et qu’un changement radical de politique est la condition sine qua non de

sa survie politique. Restaurer l’image de l’Etat de Droit est un de ses premiers objectifs.

Son attachement à la continuité de l’Etat masque en réalité, sa volonté d’assurer la

continuité de l’élite politique ex communiste, aussi sa volonté de remettre en cause les

capacités et la légitimité des antis communistes à représenter l’intérêt national.

Page 266: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

266

François Frison Roche décrit ainsi le « nouveau » Président Iliescu et ses

ambitions : « Dix ans de transition démocratique ont, tout d’abord, fait leur œuvre au

sein des élites politiques roumaines et le président I. Iliescu a, lui aussi, évolué, dans sa

conception de l’exercice du pouvoir. Ce second mandat ne peut être pour lui, que le

dernier et le souci de laisser une trace, la plus positive si possible, dans l’Histoire de

son pays peut être une stimulation très forte chez un homme politique de sa dimension,

d’autant plus que son irruption sur la scène politique nationale, fut, pour le moins,

appréciée de manière polémique, y compris à l’étranger. (…) Après les élections de

2000, I. Iliescu se trouve contraint de ne pouvoir jouer, globalement, qu’un rôle de

‘régulateur’ et non de ‘décideur limité’, car, bon gré mal gré, il n’est plus le leader

politique incontesté de la majorité parlementaire »324.

1- L’Etat de droit comme valeur refuge du Parti Présidentiel

Le 21 novembre 1991, la nouvelle Constitution roumaine est adoptée, et le

Gouvernement exprime son souhait d’orienter la société roumaine vers l’économie de

marché et la démocratie. La Constitution met en place des institutions modernes,

calquées sur le modèle occidental (français en particulier), mais adaptées, au moins en

apparence aux spécificités roumaines (poids important des minorités nationales, du

monde rural ainsi que la place de plus en plus importante de la religion orthodoxe). Le

texte de 1991 est extrêmement ambitieux, car il prône une rupture avec le passé et le

« retour à l’Europe »325. Il est donc surprenant qu’en Roumanie la « (…) Constitution

donne au gouvernement des pouvoirs lui permettant de faire pression sur le Parlement

pour qu’il adopte ses projets de lois. Cette affirmation doit être toutefois modulée

puisque la récente adoption d’une réforme constitutionnelle par référendum limite

désormais cette capacité du gouvernement. La formule roumaine initiale, intitulée ‘la

délégation législative’, était prévue à l’article 114. Elle s’inspire manifestement, de

certains principes tout au moins dans l’article 38 de la Constitution française et c’est, là

encore, une similitude supplémentaire que l’on peut relever entre les deux textes. Le

324 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, p. 434 325 Monitorul Oficial al Romaniei, 21 novembre 1991, La nouvelle constitution roumaine

Page 267: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

267

Parlement roumain peut adopter une loi spéciale habilitant le Gouvernement à prendre

des ordonnances dans les domaines ne faisant pas l’objet des lois organiques »326.

Néanmoins cette nouvelle Constitution demeure contestée, car il est extrêmement

difficile de transposer un modèle semi présidentiel étranger dans un pays ayant une

tradition constitutionnelle vieille de plus d’un siècle (de plus, la Roumanie fait partie

des quelques Etats qui donnent au seul Président de la République la possibilité de

décider d’un référendum). Mais malgré les critiques qui lui ont été apportées, la

Constitution va permettre, au moins partiellement, une pluralisation du paysage

politique ainsi qu’un rééquilibrage des pouvoirs. Ainsi, pour rappel, pendant la période

allant de 1990 à 1992, nous assistons d’une part à l’apparition sur la scène d’une

myriade de partis politiques, et d’autre part, le paysage politique roumain est dominé

par la présence écrasante du FSN. « Dans le cas de la Roumanie, le contexte politique

de l’époque permet également de penser que les acteurs de la transition, sûrs de leur

immense influence sur l’opinion, avaient besoin, à la fois de légitimer au plus vite leur

pouvoir de fait et de ménager leur avenir électoral à long terme. Disposant de tous les

leviers du pouvoir, y compris ceux de l’information, l’acteur unique de la transition

roumaine, le Front du Salut National, élabora un mode de scrutin identique pour les

deux chambres du futur Parlement. (…) Cette méthode est reconnue par les spécialistes

pour favoriser les petits partis. C’était manifestement l’objectif des acteurs de la

transition roumaine qui, assurés d’une écrasante victoire dans le contexte politique de

l’époque, ne voulaient pas ruiner leur tentative de légitimation par les urnes en étant

accusés d’empêcher l’opinion d’être représentée dans toute sa diversité par un mode de

scrutin restrictif »327.

Depuis 1992, et jusqu’à nos jours, l’Opposition rentre en scène, et est

massivement représentée au Parlement, ce qui implique que le Président ait une marge

de manœuvre un peu plus réduite. Pourtant, avant cette date, l’opposition a été éclatée,

désorganisée, et même réprimée (notamment en juin 1990 avec l’intervention des

mineurs, épisode honteux de la première présidence d’Iliescu).

En Roumanie, le paysage politique est structuré autour de deux axes : le parti

présidentiel (PDSR) et ses alliés, et l’opposition libérale et réformiste dominée par les

partis qui formaient jadis la Convention Démocratique Roumaine. La principale tribune

326 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, pp. 51-53 327 Ibid., pp. 351-357

Page 268: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

268

d’expression pour les partis de l’opposition est devenue le Parlement, qui devient non

seulement un miroir du changement politique mais aussi du changement social. Nous

assistons ainsi progressivement à une professionnalisation de la vie politique roumaine.

Mais, il ne faut pas oublier, que l’évolution de la Roumanie vers l’Etat de Droit a

souvent trouvé des empêchements sur son chemin, que ce soit à cause de la lenteur du

rythme de l’autonomisation, ou des freins existants pour ralentir la structuration de la

société civile.

En dépit de ces lenteurs, Ion Iliescu demeure très attaché à l’Etat de Droit tel que

défini par la Constitution de 1991, car sa volonté affichée reste la même : composer un

Etat Parti.. Il reste donc dans une logique de légitimation de ce dernier une fois remis en

place. Plusieurs points demeurent nécessaires à souligner. Tout d’abord, dans son

souhait de remettre en place son Parti Etat, Iliescu compte sur le soutien de la Securitate

et de son ami, l’infaillible Virgil Magureanu. Malgré les années passées, ce dernier

demeure un fidèle d’Iliescu et, plus important, la Securitate, devenue le Service

Roumain d’Informations (SRI), a « réussi à se maintenir dans une intéressante et

énigmatique neutralité » 328 . Du reste, en 2000, le Premier Ministre Adrian Nastase

indiquait l’inutilité et la perte de temps et d’argent public aux Roumains qui

demandaient l’ouverture des archives de la Securitate, ainsi que son opposition à l’étude

des ces archives et à la recherche des responsables des différents moments cruciaux de

l’histoire communiste et post décembre 1989 ; il contribuait ainsi a réhabiliter

indirectement l’ancien service de la police politique fidèle à Ceausescu.

François Frison Roche analyse cet état de fait de la façon suivante : « En

Roumanie, l’opposition a accusé le Président Ion Iliescu d’avoir largement bénéficié de

l’appui de l’ancienne police secrète, la ‘Securitate’, non seulement pour occuper le

pouvoir après l’exécution de N. Ceausescu mais aussi pour le conserver dans les mois

qui suivirent. Le traumatisme avait été tellement profond au sein de l’opinion que même

le pouvoir constituant, issu principalement du Front du Salut National, estime

nécessaire de faire inscrire dans la Constitution le mode de nomination du futur

‘directeur du service de renseignement’. On peut constater, toutefois, que le rôle du

Président de la République dans cette nomination n’est pas négligeable mais qu’une

ambigüité existait puisque le service de renseignement roumain (civil et militaire) fut

rapidement divisé en sept organismes différents dont trois sont directement rattachés au

328 MAGUREANU, Virgil, dialogue avec Alex Mihai Stoenescu, De la regimul comunist la regimul

Iliescu, Edition Rao, Bucarest, 2008, op. cit.

Page 269: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

269

Conseil Supérieur de Défense que préside le Président de la République. La récente

réforme constitutionnelle, adoptée par référendum le 19 octobre 2003, vient de préciser

que, désormais, le Parlement nomme, toujours sur proposition du Président, ‘les

directeurs des services de renseignement’ »329.

Deuxièmement, le gros travail de la coalition de l’opposition au Gouvernement

entre 1996 et 2000 reste très impopulaire au sein de la population car les résultats ne

sont pas visibles immédiatement et le coût des reformes pèse lourd sur la population.

Cet état de fait est exploité au maximum par le nouveau parti présidentiel. L’ancien

Président du Sénat, Ovidiu Gherman, souligna : « Jamais dans son histoire la Roumanie

ne s’est trouvée dans une situation plus dramatique qu’en ce moment. Pratiquement, les

effets du gouvernement CDR-PD-UDMR sont, selon nous, les plus dévastateurs que

ceux d’une guerre » 330 . Quant à Iliescu, il déclare dans un journal roumain que :

« Aujourd’hui, la situation est encore plus désastreuse qu’en 1989 »331. A partir de cette

situation défavorable, il va tenter une réhabilitation de la réalité communiste, en ne

soulignant que les aspects les plus favorables. Le Président va mettre l’accent sur les

points positifs de la réalité communiste, qui ont continué à exister dans les années qui

ont suivi la Révolution de décembre 1989, mais que la transition démocratique et

surtout l’opposition ont détruits.

L’Etat reste au centre des préoccupations du Président, car la suprématie de

l’Etat induit la suprématie de son Président. Par le biais de son parti, le PDSR, le

Président exprime la nécessité de la continuité de l’Etat : « Sous le prétexte de

‘reformes morales et institutionnelles’, on a mis en discussion toutes les valeurs

intellectuelles, morales et historiques du peuple roumain. Le véritable objectif de cette

querelle avec l’histoire nationale, est le dénigrement de la Révolution roumaine, dans le

but de contester ses leaders et ses réalisations »332. Mais, « indépendamment du régime,

des structures politiques et sociales, qui se sont succédées sur cette terre, le peuple

roumain a accumulé un patrimoine qui ne peut pas être gaspillé pour des raisons

idéologiques »333. Ce discours constitue un véritable hymne à la gloire de l’ancienne

329 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, op. cit. 330 Monitorul Oficial al Romaniei, no. 153, 16 septembre 1999, p. 2 331 Adevarul, 21 décembre 2001 332 Adevarul, 29 août 2000 333 Dimineata, 21 mai 2001

Page 270: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

270

élite communiste, mais aussi, plus important, un véritable plaidoyer pour la continuité

de l’Etat.

Autre point important, Iliescu se pose à nouveau en tant que leader paternaliste,

en fusion totale avec les masses. Son slogan électoral va évoluer de « Des nôtres, pour

nous » en 1990, à « Issu des gens et pour les gens » en 2000. Aussi le « nous » dans le

discours a non seulement une connotation nationaliste, mais souligne surtout que

l’autorité d’Iliescu ne vient pas des institutions, mais du peuple, et que le peuple forme

l’Etat roumain. En tout cas, renfoncer la position de l’Etat, afin de le rendre plus fort et

son Président plus crédible, reste un des objectifs majeurs de ce dernier mandat

présidentiel d’Ion Iliescu. Dans son projet, Iliescu sait que le modèle semi présidentiel

roumain est un atout, car adopté par les acteurs de la transition, par une « contrainte de

gouvernabilité ». Ainsi pour son rêve de reconstruire un Etat, il s’appui sur son peuple,

qui craignait « aussi bien les dérives d’un parlementarisme anarchique que celles d’un

présidentialisme autoritaire à la latino-américaine et dans la personnalité du Président

Ion Iliescu. Plus modéré et démocrate que la presse occidentale a bien voulu le répéter,

mieux conseillé qu’on l’a pensé, il sut, notamment, anticiper les réactions de l’électorat

roumain qui ne souhaitait certainement pas un retour à une forme de dictature, fût-elle

potentielle »334.

2- L’ouverture démocratique comme réponse à la crise de légitimité

Même s’il est réélu à la Présidence en 2000, contre Emil Constantinescu, pour

barrer la route vers le pouvoir de Corneliu Vadim Tudor, leader du très controversé

Parti de la Grande Roumanie, Iliescu sait que sa popularité ne suffit plus pour contenter

la population. Les innombrables scandales de corruption au sein de son propre camp ont

alimenté les chroniques, en Roumanie comme à l’étranger. Dans ce contexte

particulièrement volatile, la politique d’Iliescu va s’orienter vers deux directions

importantes : d’abord, le Président part dans une véritable « chasse » à la corruption,

même au sein de son parti ; ensuite, il initie une politique d’ouverture vers d’autres

partis politiques.

334 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, op. cit.

Page 271: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

271

C’est cette ouverture vers d’autres partis politiques que nous souhaitons mettre

en lumière d’abord. Selon Jean Michel De Waele, en Roumanie, comme dans d’autres

pays postcommunistes, « la situation partisane pourrait facilement s’assimiler au

développement cellulaire. A la division binaire de départ (communiste/anticommuniste)

a succédé une prolifération, à un rythme plus ou moins accéléré, des formations,

mouvements et groupuscules divers à partir d’une cellule souche, tous cherchant à se

partager le pouvoir mais ne reposant sur aucune base sociologique solide du fait des

caractéristiques des sociétés communistes. Certes, on retrouvera très vite les principaux

‘clivages structuraux’, définis par la doctrine (centre/périphérie, Eglise/Etat,

ville/campagne et même plus tardivement possédant/travailleur) même si certains

auteurs ont pu argumenter, avec pertinence nous semble-t-il, la cohérence globale de

cette analyse en Europe post communiste »335.

En Roumanie, peut être plus encore qu’ailleurs, le nombre des partis politiques a

« explosé » après 1989. D’abord, avec le retour sur la scène politique roumaine des

anciens partis politiques, les partis d’avant guerre, qui peinent pourtant à trouver leur

vraie place et se trouvent en manque massif d’électorat. Ensuite, en raison d’une loi par

le biais de laquelle le nouveau Gouvernement a décidé d’attribuer une somme d’argent

et un siège à tout mouvement pouvant justifier de 250 signatures d’électeurs et qui

avait fait une demande et déposé les documents nécessaires pour devenir un nouveau

parti politique. Il va sans dire que cette décision a attiré beaucoup de monde, et plus

d’un s’est trouvé des talents de politicien. Au delà d’être une mesure favorable à la

démocratie, celle-ci reste pour la Roumanie des années 90 un moyen de contrôler et de

connaître toutes les nouvelles forces politiques naissantes du pays. Ces nouvelles

forces politiques du pays, sont en lien plus ou moins étroit avec l’ancien Parti

Communiste. D’ailleurs, les spécialistes sont d’accord pour dire que « les nouveaux

partis socialistes ou sociaux-démocrates d’Europe postcommuniste, sont tous les

héritiers directs des anciens partis communistes totalitaires. Leur mutation idéologique

n’a pas suivi, c’est le moins que l’on puisse dire, une évolution identique dans tous les

pays. Leurs conversions sont plus ou moins sincères et profondes. »336.

Comme nous l’avons déjà vu, pendant ses premières années de présidence,

Iliescu et son parti ont tout fait pour avoir une concentration de pouvoir au sein de leur

335 DE WAELE, Jean -Michel, Partide politice in Europa Centrala si de Est, Humanitas, Bucarest, 2003,

op. cit. 336 Ibid., p.51-57

Page 272: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

272

groupe, ou avec les partis satellites. Son charisme, son aura, son pouvoir légitimé par la

Révolution et les élections qui ont suivi, lui ont donné les armes nécessaires pour

gouverner presque sans opposition. Les élections du printemps 1990, vont permettre à

Iliescu d’accéder à la présidence avec 85% des voix et plus de 66% des voix pour son

parti aux législatives. Leur victoire écrasante va leur permettre de gouverner le pays,

presque à leur guise. L’opposition va avoir seulement 10% des voix pour le Parti

Libéral et environ 3% des voix pour les Parti National Paysan.

Pourtant, dès juin 1990, un malaise subsiste au sein de la population, car après

les élections, le pouvoir en place décide de réprimer toute opposition. Il s’en suit le

douloureux épisode des mineurs, les fameuses « minériades », car Iliescu, (à l’image de

Ceausescu en décembre 1989, quand il demande aux ouvriers non seulement de le

soutenir, mais de lui venir en aide), va demander l’aide des mineurs de la Vallée de Jiu

pour ramener l’ordre dans la capitale. Cet épisode, censé décourager différentes

catégories d’adversaires politiques potentiels (des intellectuels, des étudiants et des

dirigeants d’organisations civiques, les partis politiques dont les sièges ont été

complètement dévastés, les journalistes d’opposition et leurs rédactions, ou encore de

simples passants), va non seulement être totalement remis en cause du fait de son

illégalité, mais va éclabousser à jamais l’image de leader paisible et rassurant pour le

peuple. Bien des années plus tard, un long procès politique va remettre en cause Iliescu

et les leaders des mineurs, dont le plus connu demeure encore Miron Cosma.

La situation avait bien changé à son retour au pouvoir en 2000. La scène

politique roumaine était devenue plus ouverte, même si le temps avait été très court

pour l’opposition. Catherine Durandin, résume particulièrement bien la situation du

pays, une fois qu’Iliescu et son parti sont de retour au pouvoir : « Après 2000, revenu

au pouvoir, le PSD, dernier avatar du parti créé et dirigé par Ion Iliescu, s’est surtout

ingénié à consolider la position d’une oligarchie d’héritiers, de nantis de la Révolution,

et d’apparatchiks recyclés qui menaçaient de suffoquer le pays et qui bloquaient les

négociations avec l’Union Européenne par des manœuvres protectionnistes qui

enrayaient le fonctionnement libre du marché, par le poids avec lequel cette oligarchie

pesait impitoyablement sur la justice et par le contrôle politique des médias. Les

élections de 2004 ont cassé le monopole politique de cette oligarchie et fissuré sa base

économique par des actions en justice, même si ces dernières semblent loin d’avoir

Page 273: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

273

acquis la clarté et le mordant que l’opinion publique, ainsi que la Commission

Européenne, leur demande. »337

Les élections de 2000 vont constituer un tournant pour Ion Iliescu. Tout d’abord,

il se trouve en position de devoir gouverner et négocier avec des partis de l’opposition,

et parmi eux, le parti d’extrême droite, le Parti de la Grande Roumanie de Corneliu

Vadim Tudor (leader extrémiste roumain, à l’image de Le Pen), ou encore le parti des

minorités nationales, dont le plus important l’UDMR (Union démocrate des magyars de

Roumanie). Malgré le souhait d’Iliescu de récréer un Etat-Parti fort, les conditions

sociales, politiques et économiques roumaines ne sont plus du tout semblables à celles

d’après décembre 1989.

La Roumanie poursuit, d’une part, son processus d’intégration dans les structures

européennes et euro atlantiques (ce qui implique qu’elle se doit de respecter un

minimum de règles démocratiques, et donc une marge de manœuvre plus réduite pour le

Président nouvellement réélu). D’autre part, Iliescu ne peut plus s’appuyer sur un

Premier Ministre à son écoute et ayant le charisme de Petre Roman. « Ion Iliescu reste

un bon communiste réformiste, un vrai gorbatchévien, mais il n’arrive pas à être autre

chose. Il est prisonnier de ses schémas mentaux. Pendant les six années passées au

pouvoir, il n’a été capable de faire des vrais pas en avant que sur des questions de

politique extérieure en amorçant l’approche de la Roumanie vers l’Union Européenne

ou l’Otan », souligne Silviu Brucan, dans Libération.338

On se trouve alors dans un contexte politique particulier, dans lequel le Président

de la République doit agir sur plusieurs fronts à la fois. Il faut composer avec les autres

partis politiques, et confirmer ainsi l’ouverture politique, gérer son Premier Ministre et,

enfin, combattre la corruption. Et si le Premier Ministre de 1992 -1996, était « de faible

envergure, non seulement comme élément moteur de la vie politique mais aussi comme

le garant essentiel de la continuité de l’Etat »339, la situation est tout autre dans le cas du

nouveau Premier Ministre Adrian Nastase. Non seulement il prend la tête du PDSR

(devenu entre temps PSD) mais, pendant son mandat de Premier Ministre, il affiche

clairement ses ambitions politiques et son souhait de devenir Président de la

République. En le choisissant à ce poste, Iliescu est conscient que Nastase est une

337 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit. 338 Libération, 12 décembre 2000 339 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, op. cit.

Page 274: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

274

personnalité d’envergure internationale, dont la fermeté et le pragmatisme politique

vont lui laisser peu de marge de manœuvre. Des rumeurs sur les désaccords entre les

deux hommes ont souvent circulé, mais une chose est sûre, si ces deux personnalités ont

bien partagé leur leadership, ils n’ont jamais eu la même vision de la corruption.

Conscient du fait que ce mandat est son dernier, Iliescu va tout faire pour réduire la

corruption dans le pays, et même au sein de son propre camp.

En 2000, lors du lancement de sa campagne présidentielle, le futur Président,

affirmait déjà : « Je veillerai à ce que la Justice ainsi que tous ceux qui ont des

attributions dans ce domaine, fassent leur devoir, à ce qu’ils s’engagent dans une lutte

décisive pour combattre le plus grave fléau de cette période, celui qui mine la cohésion

sociale ainsi que les fondements de l’Etat de droit, la corruption et la bureaucratie

paralysante de l’appareil de l’Etat. Personne ne doit se retrouver humilié par des

fonctionnaires de l’Etat ou obligé de faire des chemins inutiles »340.

Il faut dire qu’en Roumanie, la corruption est ancrée dans les mœurs. Il est

pourtant nécessaire de faire une distinction essentielle entre la haute corruption qui

touche la sphère politico – administrative et la petite corruption quotidienne qui touche

un pourcentage relativement élevé de la population. Ce phénomène de petite corruption

est bien connu au sein de la population depuis l’époque communiste, durant laquelle

donner « spaga », ou « avoir pile » étaient des monnaies courantes pour avancer et

obtenir soit des avantages, soit, souvent, des choses et des services qui étaient pourtant

dus. Mais, la corruption a pris une telle ampleur que l’adhésion de la Roumanie à

l’Union Européenne a même failli être retardée d’un an. A cela s’ajoute la haute

corruption, au niveau de l’Etat. Longtemps cachée, et peu médiatisée, elle est devenue

sujet de controverse avec le Premier Ministre Nastase. Bien connu pour son charisme et

ses capacités de juriste, il va se démarquer aussi par ses actes de corruption dans un but

d’enrichissement personnel : « Les actes abusifs du Premier Ministre ont atteint leur

apogée au début 2002, lorsque l’apparition sur Internet d’un texte dénonciateur de ses

malversations l’a mis à tel point en colère, qu’il a ordonné l’arrestation en pleine rue de

son prétendu auteur, Mugur Ciuvica, ancien directeur de cabinet de Président

Constantinescu. Cette imprudence a déclenché un tollé général de la presse, jusqu’alors

plutôt favorable à Nastase, présenté comme un réformateur, opposé au réactionnaire

340 Discours de Monsieur Ion Iliescu, le candidat du Parti de la Démocratie Sociale de Roumanie, à

l'occasion du lancement de sa candidature aux élections présidentielles de 2000 :

http://presidency.ro/ptsiteiliescu/mesaje

Page 275: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

275

Iliescu » 341 . Catherine Durandin encore une fois fait une analyse critique de cette

période et explique en partie la défaite aux présidentielles de 2004, du PSD. Et malgré

les intentions d’Iliescu de faire cavalier seul pendant cette législature, les effets

néfastes de cette corruption naissante pour lui, vont lui coûter cher dans le futur. Le

PSD va tomber à moins de 20% dans les sondages et Iliescu va quasiment disparaître de

la scène politique roumaine. Ses efforts surhumains pour réduire et pour dénoncer la

corruption au sein de son propre camp n’ont pas porté leurs fruits. Ce fléau a rongé son

parti et Iliescu n’a pas réussi à conserver son image de père protecteur. La Roumanie

des années 2000 à 2004 est devenue un no man’s land juridique, et la corruption, le

maître mot pour avancer.

François Frison-Roche, quant à lui, caractérise cette période de la manière

suivante : « (…) Le système législatif (…) ne sanctionnait ni le blanchissement

d’argent, ni le délit d’initiation, ni les conflits d’intérêt, ni les crédits découverts. La loi

portant sur la responsabilité ministérielle ne fut adoptée qu’en 1999. (…) le

gouvernement PDS des années 2000-2004 s’étant acquis une triste réputation dans la

manipulation de la justice à des fins personnelles et dans l’institutionnalisation de la

corruption de très haut niveau, le dossier de la justice est devenu la pièce centrale des

objections à l’intégration de la Roumanie dans l’Union Européenne. Indissolublement

liée à la réforme de la justice, la lutte contre la corruption est devenue un leitmotiv du

discours politique, aussi bien en Roumanie qu’en Occident, lorsqu’il s’agit du discours

sur la Roumanie».342Tous ces éléments réunis expliquent qu’Iliescu et son parti ont

échoué. Mais le processus de transition vers la démocratie est en marche et il est certain

que personne ne souhaite un retour en arrière.

Nous avons mis en lumière dans cette section le parcours d’Iliescu à travers la

trajectoire de son propre parti. Peu de choses ont été dites sur l’opposition en Roumanie

pendant cette période. En effet, nous avons choisi d’analyser l’opposition et l’alternance

au pouvoir, séparément, tellement les deux passages au pouvoir d’Iliescu nous

semblaient inséparables, car sa ligne de conduite et son rêve ont été les mêmes depuis

son premier discours en tant qu’homme politique et jusqu’à la fin de son dernier mandat

en 2004. Il a continué à rêver d’une démocratie roumaine, originale et unique : « La

démocratie originale. C'est-à-dire roumaine. C'est-à-dire vraie. La démocratie originale

341 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit. 342 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, op. cit.

Page 276: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

276

est notre seule source de résistance (…) Chacun élabore son propre modèle de vie

sociale et de vie politique » 343 . Malgré une mise en cause constante du modèle

occidental, son projet échoue, et une première avancée vers la démocratie a lieu

finalement pendant la Présidence d’Emil Constantinescu.

Section 2 La transition de l’anti-Ceausescu à l’anti-communisme :

la naissance d’une opposition

Tout changement politique en Roumanie puise ses racines et ses forces dans la

Révolution de décembre 1989. Ce moment historique pour le peuple roumain restera

comme le point de référence, car il est implicitement lié à la chute du communisme dans

tout le bloc des pays de l’Est. Il constitue donc un tournant, très puissant

symboliquement, car avant de parler d’un autre régime alternatif, il faut parler du

changement de cap dans la vision du monde politique. Si la Révolution a été un tournant

et si le peuple a demandé avec force le départ du couple Ceausescu, (« A bas

Ceausescu !), les revendications des Roumains ont changé. Ce n’est pas seulement le

départ d’un homme qu’il demande, mais la fin du système politique que celui-ci

représente. Passer du communisme à la démocratie n’est que la suite logique. Pourtant,

le plus difficile à faire, étant donné que le pouvoir reste dans les mains des anciens

communistes, c’est de constituer une opposition. Il est donc essentiel de comprendre les

prémisses de la formation de la Convention Démocratique Roumaine (CDR), qui va

s’avérer être la première et principale force d’opposition au Front du Salut National.

Comme nous l’avons déjà mentionné, dans Roumanie communiste, la dissidence

était quasi inexistante et les partis historiques avaient été détruits pas la dictature.

Malgré leurs efforts pour reconquérir la scène politique roumaine, leurs leaders ont du

mal à gagner la confiance de la population. Sans aucune tradition de résistance au parti

unique, les seuls individus capables de s’opposer au Front du Salut National vont être

constamment pénalisés par leur manque d’expérience politique et de gestion (à la

343 Entretien de Ion Iliescu à Radio Europe Libre, 23 septembre 1992, ILIESCU, Ion, Momente …, op.

cit., tome 3, Enciclopedica, Bucarest, 1996, pp. 438 -442

Page 277: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

277

différence des ex-communistes convertis en démocrates qui avaient l’habitude de la

gestion du pouvoir) et par leur manque de crédibilité quant à leurs capacités à gouverner

le pays. Ce désir de décommunisation du pays et de ses gouvernants est visible dès

1990, quand des slogans « Jos Comunismul ! » envahissent tous les espaces publics et

tous les débats. Ce seul slogan exprime à lui seul le souhait de tirer un trait sur quarante

cinq années de communisme, d’éloigner les ex communistes du pouvoir, mais aussi le

désir de décommunisation de la nation entière. Réaliser ce défi, alors même que le

Président de la République est un ancien cadre communiste et que la plupart des

membres du Gouvernement sont des anciens du régime de Ceausescu, semble, au moins

en apparence, insurmontable.

Pourtant, avant même 1990, les anciens partis historiques et quelques

organisations civiques (étudiantes, société civile) s’étaient déjà fait remarqués par leur

discours anticommunistes. Les principaux partis historiques (le Parti National Paysan

Chrétien Démocrate, le Parti Libéral et le Parti Social Démocrate de Roumanie) sont

perçus par la population comme des continuateurs de la politique anticommuniste et

aussi d’une tradition démocratique, comme les seuls à avoir au moins tenté de résister à

un régime qui s’est avéré néfaste pour le pays. Pourtant, leurs leaders manquent de

moyens et d’électorat ; cinquante ans de communisme ne s’effacent pas facilement de la

mémoire des Roumains. Ces partis ont « un véritable monopole symbolique de la

revendication du statut d’opposition au pouvoir en place, monopole qui s’explique aussi

par la coïncidence entre le développement, dans les médias libérés de la censure, d’une

critique du type anticommuniste du FSN, et la tradition, elle aussi caractérisée par l’anti

communisme, dont se revendiquait ces partis » 344 . Pour ces partis historiques, la

mémoire du passé récent reste une source de légitimation et d’identification, et cette

mémoire douloureuse va constituer un des éléments marquants de leur opposition au

FSN. A leur côté, une partie de la population les a rejoint dans l’opposition dès janvier

1990.

Une commémoration en hommage aux victimes de décembre 1989, se transforme

en opposition au CFSN, car on lui reproche de ne pas chercher les coupables, mais plus

grave encore, de ne rien faire pour empêcher le Parti Communiste de revenir au

pouvoir. Ion Iliescu va aller dans la sens de la population avec deux décrets lois : l’un

met le Pari Communiste hors la loi, l’autre réinstaure la peine de mort (il faut souligner

344 GUSSI, Alexandru, La Roumanie face à son passé communiste: Mémoires et cultures politiques,

Paris, L'Harmattan, 2011, p. 144

Page 278: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

278

que les deux décrets vont être abrogés un peu plus tard, par Iliescu lui-même). Même si

les partis historiques ne participent pas à la manifestation de janvier 1990, ils sont les

seuls à tenir un discours anti communiste et, par conséquent, les seuls à pouvoir

proposer une alternative politique au CFSN. Les réactions violentes de la population

contre la décision du FSN de se transformer en parti politique et de participer aux

élections législatives, la restriction du droit de manifester (décret-loi qui n’autorisait des

manifestations que dans quelques lieux restreints de la capitale, le weekend et les jours

fériés, mais aussi la peine de prison pour toux ceux qui vont organiser des

manifestations autres que celles autorisés par la loi), vont accroître le mécontentement

de la population envers le FSN.

A son tour, le FSN, directement issu du Comité Central du Parti Communiste,

lance une propagande contre les partis historiques, contre les quelques dissidents encore

en vie, dans le but de délégitimer toute éventuelle opposition. Des slogans « A bas les

étrangers ! » ou « Nous ne vendons pas notre pays ! », sont issus des idées largement

véhiculées par le FSN qui assimile l’opposition à l’Occident, ces étrangers qui veulent

seulement assujettir et voler le pays et ses biens. En réponse aux manifestations anti

communistes des étudiants, des intellectuels, et des partis historiques, le FSN va

répondre dans un premier temps par des contre manifestations, via les cellules FSN dans

les entreprises, et au sein des institutions de l’Etat. Mais Iliescu va faire appel aux

ouvriers des usines bucarestoises, ainsi qu’aux mineurs de la Vallée de Jiu, pour venir

dans la capitale afin de rétablir l’ordre et défendre les acquis de la Révolution et ses

leaders. La Place de l’Université devient symboliquement un « lieu du non

communisme », mais les mineurs vont tout détruire sur leur passage. Les sièges des

partis historiques vont être saccagés, leurs leaders vont être évacués en urgence par les

militants. Petre Roman en personne, alors Premier Ministre, est obligé d’intervenir afin

d’évacuer le leader de PNTCD, lynché par les mineurs.

La Proclamation de Timisoara, les violences de Targu Mures, le grand meeting

Place de l’Université, « l’invasion » des mineurs à Bucarest, vont marquer un tournant

dans l’histoire du post communisme en Roumanie. Dorénavant, les partis historiques

pourront se considérer non seulement comme victimes du communisme, mais aussi

comme victimes du FSN. Le Rapport sur le régime communiste en Roumanie dit sans

aucune réserve : « Les successeurs (du régime communiste) regroupés dans le Front du

Salut National et dirigés au début par le groupe Ion Iliescu –Petre Roman, ont continué

de cultiver les méthodes pratiquées par les communistes : la démonisation de la société

civile et des partis démocratiques, la manipulation symbolique, la propagande éhontée

Page 279: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

279

et jusqu’à l’utilisation des fasciés des mineurs pour étrangler le fragile pluralisme né en

décembre 1989… Les mentalités des successeurs de Ceausescu étaient imprégnées

d’anti-intellectualisme, anti-occidentalisme et anti-pluralisme, ces traits définissant le

stalinisme national pendant toute son existence. Le régime Iliescu, en fonction de 1990

jusqu’en 1996, a été une combinaison de collectivisme oligarchique et d’autoritarisme

fondé sur le mystique de la prééminence de l’Etat sur toute réalité sociale »345.

Tous ces événements, et d’autres encore non précisés ici, ont eu le mérite de

démontrer clairement que, pour d’avoir une opposition plus stable et plus forte,

l’unification des forces de l’opposition était plus que nécessaire. Cette prise de

conscience a été à l’origine de la naissance de la première force unie d’opposition

contre le diktat des ex communistes. Et les élections de 1996 vont enfin donner

l’occasion à cette opposition de s’imposer sur la scène politique roumaine.

A. La Présidence d’E. Constantinescu (1996-2000) :

quatre ans de ‘démocratie non originale’

« Par un tragique coup du destin, depuis plus de six ans, trop de Roumains se

haïssent les uns les autres. Ils se haïssent pour des raisons politiques, ils se haïssent

pour des raisons sociales, ils se haïssent pour des raisons ethniques. Le long de ces six

années, j’ai vu des Roumains battre sauvagement d’autres Roumains, j’ai vu des

Roumains souhaiter la mort d’autres Roumains ; j’ai vu des Roumain effrayés, j’ai vu

des Roumains tristes, j’ai vu des Roumains pauvres et incapables d’espérer. Pendant ces

six années on a semé la discorde dans les familles, entre les voisins, entre les

générations. C’en est assez : le passé nous a séparés, voici le temps arrivé où le présent

nous unisse. J’ai fait mon début de campagne à Ruginoasa, où l’esprit de l’union de

Cuza est toujours vivant ; je continue ici à Alba-Iulia, où l’on a accompli la Grande

Union, et à Blaj, là où les Roumains se sont rassemblés pour la liberté et pour le

345 TISMANEANU, Vladimir, Comisia Prezidentiala pentru analiza dictaturii comuniste din Romania:

Raport Final, Bucarest, Presidence Roumaine, 2006

Page 280: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

280

progrès. Pendant ces deux mois que je vais passer à traverser le pays d’un bout à l’autre,

je vais parler de la réconciliation entre les Roumains (…) »346.

C’est avec ces mots qu’Emil Constantinescu, candidat aux présidentielles de

novembre 1996, va lancer sa campagne électorale. Dès le 8 septembre 1996, L’appel à

la réconciliation nationale à Alba –Iulia rencontre un vif succès. Mais avant d’arriver à

ce discours, avant même d’avoir un candidat aux présidentielles de 1996, l’opposition

roumaine a du s’organiser afin de pourvoir contrecarrer la constante montée en

puissance du FSN. C’est à l’automne 1991 qu’a vu le jour la Convention Démocratique

Roumaine, alliance incontestable de 16 partis et organisations, qui se définissaient dès

le départ comme une alliance électorale. Mais, plus qu’une union politique, il faut

souligner qu’au sein de cette alliance chaque organisation pouvait et allait conserver ses

intérêts et ses valeurs. Le succès foudroyant et inattendu de cette alliance, d’abord aux

élections locales, a encouragé ses membres à continuer dans cette logique et à désigner

un candidat aux élections présidentielles de novembre 1996. Le Collège des électeurs

de la Convention désigne comme candidat, Emil Constantinescu, professeur de

minéralogie, universitaire réputé, juriste de formation et récemment nommé Recteur de

l’Université de Bucarest. Non seulement Constantinescu faisait partie des élites

intellectuelles du pays, mais, plus important, encore, il n’était membre d’aucun parti

politique, (il venait de l’Alliance Civique). Pourtant, il a réussi à fédérer autour de son

projet, non seulement des partis politiques, mais, plus important, la société civile.

1- L’unification de l’opposition

Dès le 22 décembre 1989, un groupe d’intellectuels dissidents forme le

désormais célèbre Groupe de Dialogue Social et sa publication Revue 22. Le GDS va

acquérir une notoriété exceptionnelle par sa réflexion critique e tant qu’élite

intellectuelle engagée dans la lutte pour la démocratie. Avec la Société Timisoara

(organisation civique des intellectuels ayant participé aux événements sanglants et

chargés d’histoire dans cette ville), la Ligue Pro Europa (organisation civique née a

Targu Mures qui promeut un dialogue libre et constructif entre les Roumains et les

346 Romania Libera, 9 septembre 1996, p. 6, « L'appel à la réconciliation nationale, lancé à Alba Iulia le

8 septembre 1996 », par CONSTANTINESCU, Emil, Président de la Convention Démocrate de

Roumanie, candidat de la CDR aux élections présidentielles de novembre 1996.

Page 281: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

281

Hongrois), ou encore la Ligue des Etudiants (organisation réunissant tous les

universitaires du pays), le débat civique naissant s’organise dans la Roumanie

postcommuniste. Mais l’organisation la plus marquante reste l’Union Démocrate des

Magyars de Roumanie, l’UDMR, organisation à la fois civique et politique, dont le but

reste de défendre les droits et de promouvoir l’image de la minorité magyare qu’elle

représente.

De l’autre côté, se trouvent les partis historiques qui faisaient partie du Conseil

Provisoire de l’Unité Nationale. Mais à ce stade, aucune alliance entre ces différentes

formations n’a eu lieu. Pourtant, dès le 10 avril 1990 et en vue des élections de mai, ces

trois formations politiques (PNTCD, PNL et PSDR) vont affirmer leur solidarité

réciproque : « Quel que soit le résultat des élections, nous sommes décidés de rester

solidaires et à ne pas participer à un éventuel Gouvernement auquel participerait une

formation politique constituée à partir des anciennes structures communistes (…)

L’alliance du PSDR avec le PNL et PNTCD est déterminée par le passé commun de

lutte contre le communisme et pour la démocratie, et n’implique pas la superposition

des programmes »347.

Il faut se référer aux mouvements de la Place de l’Université de Bucarest,

manifestations qui ont duré 52 jours, entre le 22 avril et 13 juin 1990, pour trouver les

premières traces d’opposition au FSN, sans la participation des partis historiques. A ce

stade, il n’existe pas en Roumanie de structures civiques organisées et crédibles, ni des

projets politiques alternatifs, ce qui implique que les manifestations de rue restent la

principale forme d’opposition au pouvoir en place. Même si les partis historiques n’ont

pas participé directement aux manifestations de la Place de l’Université, leurs messages

de soutien à ce mouvement anti communiste sont nombreux. Le politologue Daniel

Barbu considère cet épisode historique comme étant « dans un certain sens, une

révolution refaite par des intellectuels »348.

Il s’agit d’un mouvement non violent, apolitique et anti institutionnel, sans doute

un désir de continuer la révolution de décembre 1989 pour faire tomber encore une fois

le nouveau régime communiste en place à Bucarest. Lieu de débat public permanent, la

Place de l’Université va accueillir cet événement unique : l’opposition pacifique,

347 PAVEL, Dan, HUIA, Iulia, Nous ne pouvons pas réussir qu'ensemble. Une histoire analytique de la

Convention Démocratique 1989-2000, Iasi, Polirom, 2003, pp. 21 -54 348 BARBU, Daniel, Republica Absenta. Politica si societate in Romania post-communiste, Bucuresti,

Nemira, 2004, p. 190

Page 282: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

282

ouverte et durable, affichée contre le régime en place. La manifestation commence le 22

avril et les participants réclament encore une fois que les responsables des violences de

décembre 1989 soient punis. Comme ils bloquent la circulation, la manifestation est

déclarée illégale, et donc les forces de l’ordre tentent de disperser les manifestants. Le

GDS et la Ligue des Etudiants vont rejoindre le mouvement dès le 26 avril au soir. La

Place de l’Université est nommée fièrement « zone libre de néo communisme »349.

A la tribune vont se succéder des étudiants, des intellectuels, des politologues,

des citoyens ordinaires de tous âges et professions, tous en faveur de la

décommunisation de la société roumaine. Un des slogans les plus populaires « Nous ne

sommes pas des partis ! » démontre encore une fois le caractère apolitique de cette

manifestation. Et même si aucun parti ne peut interdire à ses adhérents de se joindre à la

manifestation le soir, les leaders politiques quant à eux, s’abstiennent de joindre la

Place de l’Université. La réaction du chef de l’Etat est violente, tout d’abord dans ses

paroles : il qualifie les manifestants de ‘golani’, ce qui va déclencher une immense

vague de sympathie parmi les intellectuels roumains du pays et de l’étranger ; des

personnalités connues vont volontairement s’auto proclamer ‘golani’ ; d’ailleurs leur

hymne reste gravé à jamais dans les mémoires des Roumains : « mieux vaut être gueux

qu’activiste, mieux vaut être mort que communiste ». Dans ses actes ensuite, Iliescu va

se montrer sous un autre jour. Gagnant avec plus de 85% des voix les élections

législatives du 20 mai 1990, le nouveau chef de l’Etat va s’octroyer le droit de faire

venir les mineurs de Vallée de Jiu, mais aussi ceux d’autres bassins miniers, afin de

« nettoyer » la Place de l’Université. Catherine Durandin écrit, concernant ces

événements : « (…) cette opération répressive de grande envergure met en évidence

deux traits saillants de la politique des forces gagnantes dans la compétition électorale

du 20 mai 1990 : l’incapacité foncière de se soumettre aux règles du jeu pluraliste,

comme aussi l’incapacité de comprendre la nature de l’Etat de droit. S’y ajoute la

passion des scénarios de désinformation et la croyance aveugle dans l’efficacité de ces

opérations de ‘Maksimovka’ dans un milieu où l’information ne peut plus être contrôlée

comme elle l’était jadis »350.

Quoi qu’il en soit, cette intervention des mineurs a causé la mort de six

personnes ; il y eut des milliers d’arrestations illégales, et les sièges de l’Université, du

349 GROSESCU, Raluca, « Roumanie, Un totalitarisme Ordinaire», in Communisme, no. 91-92, 2007,

p.180 350 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit.

Page 283: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

283

Ministère de l’Intérieur, de l’Institut d’Architecture et d’autres bâtiments ont été

saccagés. La complicité de l’Armée, fidèle à Iliescu, est à souligner : les mineurs étaient

logés par l’Armée dans les casernes bucarestoises recevaient des habits militaires.

Ceux-ci ont « enlevé des suspects » interrogés ensuite par des procureurs de la

République au sein même des casernes de l’Armée. De fait, il n’y avait plus d’Etat de

droit en Roumanie pendant ces journées noires et cet épisode a terni à jamais l’image

d’Iliescu. La rage a pris la place de la résignation si longtemps connue pendant l’époque

Ceausescu, et le désir d’avoir une opposition au Gouvernement en place fut directement

proportionnel aux efforts que celui-ci a déployé pour détruire la manifestation de la

Place de l’Université. Dès juin, des jeunes, des citoyens ordinaires vont s’inscrire sur

les listes de partis historiques. Même réprimé dans le sang, le désir de liberté, de

démocratie, d’engagement civique ont été plus forts que la peur.

C’est dans ce lieu, dans ce contexte si particulier, que l’idée de la Convention

Démocratique est née. Son futur président, Emil Constantinescu, Recteur de

l’Université de Bucarest, a parlé à la tribune improvisée de la Place de l’Université. Les

prémisses de la construction de la CDR se font jour en octobre 1990, lorsque se tient à

Cluj- Napoca la Convention Nationale des Forums Démocratiques Antitotalitaires de

Roumanie. Selon son président, le FDAR est un mouvement : « anti Front, anti

communiste, anti néo totalitaire, donc radicalement et définitivement, anti

communiste » 351 . Par contre, ce qui fragilise le FDAR et les autres organisations

civiques, est le fait qu’elles soient vues par la population comme mettant en danger le

nouveau régime, ce même régime qui avait rendu leur existence possible.

Le 26 novembre 1991, plusieurs organisations civiques et partis politiques

décident de former la Convention Démocratique Roumaine, formation politique créée

comme un sorte de contre pouvoir face à la croissance constante du FSN. Parmi les

membres fondateurs, on y retrouve les partis historiques, comme l’Alliance Civique ou

l’Association des Anciens Détenus Politiques; son Président fondateur était Corneliu

Coposu. A côté de cette myriade de partis, organisations et associations, se trouvent

aussi des anciens détenus politiques, des jeunes étudiants, des intellectuels, des

dissidents. Née de la collaboration étroite entre le PNTCD et l’Alliance Civique, la

CDR offre une alternative à la politique menée par le Front du Salut National. Les

membres de la Convention se rendent ainsi compte qu’ils ne peuvent pas vaincre le FSN

351 PAVEL, Dan, HUIA, Iulia, Nous ne pouvons pas reussir qu'esemble. Une histoire analytique de la

Convention Démocratique 1989-2000, Iasi, Polirom, 2003, op. cit.

Page 284: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

284

s’ils sont dispersés, mais aussi que dans cette lutte anti communiste, ils ont un

adversaire commun.

Née comme une réponse de la société civile aux abus du Gouvernement à l’égard

des manifestations de la Place de l’Université, la CDR se démarque, tout d’abord, par

son caractère apolitique. Et au sein de la Convention, le PNTCD fait figure de guide,

tant par son ancienneté que par son programme. C’est pour cela que la plupart des

associations au sein de la Convention soutiendront le PNTCD, non seulement le parti

politique stricto sensu qu’il représente, mais surtout le discours qu’il déploie et sa

vision du monde. Mais, ce qu’il faut retenir de cette coalition extraordinaire, c’est le fait

qu’elle soit profondément anti communiste et qu’elle veuille représenter une alternative

sérieuse, fiable face à Ion Iliescu et son parti. Elle bénéficiait dès le départ du soutien

de la population, surtout de tous ceux qui avaient été déçus par le FSN. La CDR va

utiliser la frustration ressentie par les citoyens roumains vis-à-vis de la bureaucratie, de

l’immobilisme, du manque de changement et de la corruption.

Ainsi, les fondateurs de la CDR sont considérés comme les seuls partisans d’une

vraie démocratie, en opposition avec la « démocratie originale » chère à Iliescu. Ceux-ci

vont « se démarquer triplement du parti d’Ion Iliescu et de ses alliés : d’abord au niveau

de l’orientation de la politique externe, ensuite au niveau du modèle de société proposé,

enfin par cette forme de légitimation politique, qui a sa source non pas au niveau

national, mais au niveau d’institutions internationales et même de certaines valeurs vues

comme universelles (…). Deuxièmement, le message pro –européen pouvait jouer le

rôle d’un véritable programme politique, complémentaire de l’attitude anti communiste,

étant ainsi la principale partie positive du message de la CDR. Troisièmement, l’attitude

pro occidentale était une projection au niveau des relations internationales du discours

interne sur le passé communiste ».352 C’est grâce à la CDR que l’anti communisme n’est

plus perçu comme un danger et que la société roumaine se trouve en pleine mutation. La

Présidence de Constantinescu va marquer la trajectoire de la transition démocratique

roumaine.

352 Romania Libera, 19 Novembre, 1996

Page 285: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

285

2- La Présidence Constantinescu

Dans la compétition électorale de juin 1992, la majorité des Grands Electeurs de

la Convention Démocratique Roumaine désigne le professeur Emil Constantinescu

comme candidat aux présidentielles. Personnalité académique par excellence, sa

candidature apporte un prestige intellectuel et institutionnel indéniable. Au fil des

discours de campagne, il a su affronter avec lucidité et intelligence ses adversaires

politiques, mais plus remarquable encore, il a réussi a fédérer tout le CDR autour de son

projet, en mettant en place une stratégie politique claire, en donnant une cohérence à

cette alliance à géométrie pourtant, si variable.

Progressivement, Emil Constantinescu va s’imposer sur la scène politique

roumaine, mais un épisode particulier va enfin le confirmer comme personnalité

politique incontestable. Au printemps 1996, la Roumanie s’apprête à signer un traité

avec la Russie, qui stipule que les deux pays s’engagent réciproquement à soumettre

l’une à l’autre, préalablement, toute signature d’éventuelles alliances politiques et

militaires. En d’autres termes, ce traité négocié en secret entre Iliescu et Gorbatchev

obligeait la Roumanie à obtenir d’abord l’accord de la Russie avant d’entamer les

négociations d’adhésion au sein de l’OTAN ou au sein de l’Union Européenne. Le

Ministre des Affaires Etrangères russe, Evghenii Primakov avait fait personnellement le

déplacement à Bucarest pour la signature de ce traité. Or, la CDR a réagi violement à

cette décision du Gouvernement, qui une fois rendue publique, a déclenché un tollé

général dans l’opinion publique. C’est pour Constantinescu une occasion remarquable

de dénoncer non seulement le traité en tant que tel, mais surtout la politique d’Iliescu

qui souhaitait continuer d’assujettir le pays au bon vouloir de Moscou.

Cet épisode a été sans doute un plus pour Constantinescu, qui gagne haut la main

les élections du 17 novembre 1996, avec le consentement de plus de sept millions

d’électeurs. Cette date marque symboliquement le début d’une alternance sur la scène

politique roumaine, alternance inexistante depuis plus de cinquante années ; elle

manifeste, enfin, un début de changement en Roumanie. Dans la foulée, des réformes de

la justice, de l’économie, de l’administration, de la santé et de l’éducation nationale

sont entamées. Les négociations pour intégrer l’Union Européenne et l’OTAN vont

démarrer aussi. Ces négociations permettent à la Roumanie d’adhérer à l’OTAN dès

2002 ; le processus d’adhésion à l’Union Européenne sera plus long, car souvent

retardé, soit à cause de la crise économique grave qui frappe le pays, soit à cause de la

Page 286: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

286

lenteur des réformes ou des projets législatifs, ou encore à cause de la corruption qui

ronge le pays.

Constantinescu nomme comme Premier Ministre le maire de Bucarest, Victor

Ciorbea, dont le Gouvernement lance dès 1997 une « thérapie de choc », afin de sortir

le pays de sa torpeur. Non seulement il fallait accélérer le rythme des privatisations des

grandes industries lourdes non productives et gourmandes en subventions de l’Etat,

mais aussi restructurer l’ensemble de l’économie, afin de réduire au minimum possible

la dette de la Roumanie, rééquilibrer la balance des paiements et partir sur des bases

saines. Cet élan de réformes va être stoppé par le manque de cohérence au sein de la

coalition, car les partis la composant n’avaient en effet jamais renoncé à leur

autonomie, ni a leurs objectifs propres. Suite à de nombreuses crises internes, le

Premier Ministre finit par démissionner ; il est remplacé par Radu Vasile le 15 avril

1998.

C’est son Gouvernement qui va libéraliser le marché des devises et des prix,

jusqu’alors contrôlés par l’Etat. Cette mesure va provoquer un rééquilibrage du

marché : le déficit budgétaire est réduit à 3,7% du PIB et les réserves de la Banque

Centrale Roumaine augmentent sensiblement. Mais le manque de compétitivité des

produits roumains sur le marché international a engendré un déclin de la production,

donc une baisse sensible du PIB. Avec cette thérapie de choc, la Roumanie a connu

ainsi une récession dans le processus de transition, avec un risque de cessation des

paiements de la dette extérieure, et donc une grave crise financière. En décembre, le

Gouvernement annonce la réduction du nombre de Ministères de 24 à 17 et la fermeture

ou la privatisation de plus de 30 entreprises d’Etat déficitaires. Une nouvelle descente

des mineurs a lieu à Bucarest en janvier 1998, mais cette fois ci, leur leader Miron

Cosma est arrêté. Toutes ces réformes lourdes pour la population, la fermeture des

géants de l’industrie lourde et la restructuration de l’économie en profondeur expliquent

que le nombre de chômeurs augmente progressivement, et parallèlement le

mécontentement de la population.

En termes de politique étrangère, la Roumanie de 1996 à 2000 a prôné

l’ouverture avec des efforts visibles d’intégration dans les structures euro atlantiques.

Le Président français Jacques Chirac et celui des Etats-Unis, Bill Clinton, se sont

rendus en Roumanie pendant l’année 1997. Elle a aussi signé un traité de coopération

avec l’Ukraine et ouvre son espace aérien à l’OTAN pendant l’intervention des Casques

Bleus au Kosovo. Mais, malgré des avancées considérables sur le plan intérieur et

international, la CDR n’arrive pas à trouver de consensus, et les luttes internes vont lui

Page 287: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

287

faire perdre les élections de 2000, au profit d’Ion Iliescu. La Convention laisse derrière

elle un bon dialogue avec le Fond Monétaire International, une timide reprise de

l’économie (une croissance de 1,5% après plus de trois ans de récession), une reprise du

marché de l’emploi et des négociations avancées pour l’intégration de la Roumanie dans

l’UE. En outre, les avancées pour le respect des droits de l’homme en Roumanie sont

fondamentales.

Sur le chemin de la transition démocratique roumaine, dans sa voie de

construction d’une nouvelle identité démocratique et politique, l’épisode

Constantinescu reste une pierre angulaire. Un nouveau départ, mais surtout pas un

échec. Et même s’il est seul à payer le coût de ce mandat, Constantinescu reste sans

l’ombre d’un doute le premier Président démocrate de la Roumanie depuis plus de

cinquante années. « (…) pour ceux qui rêvaient d’une nouvelle édition ‘revue et

augmentée’ de la révolution manquée de 1989, qui aurait dû tout chambouler et produire

instantanément une Roumanie ordonnée, bien –pensante et prospère, la première

alternance au pouvoir après 1989 fut un échec. Dans une perspective moins enfiévrée,

cependant, les priorités du programme politique de 1996 ont été pleinement atteintes,

parfois même dépassées. Car l’administration Constantinescu a été la première à

construire les bases de l’intégration européenne et euro –atlantique de la Roumanie, à la

fois par la fermeté des décisions de la politique internationale et par l’engagement

authentique dans une réforme systématique de l’économie et de la société. Le processus

de démocratisation est devenu irréversible, et la défaite électorale de 2000, n’a pas pu

changer grand-chose à cette construction et à cet acquis »353. Le retour au pouvoir de

l’opposition démocratique se réalisera en 2004, avec Traian Basescu, ancien Maire de

Bucarest et Ministre des Transports dans le Gouvernement de Victor Ciorbea, durant le

mandat de Constantinescu.

B. La Présidence de T. Basescu (depuis 2004)

Dans une interview donnée à la chaîne de télévision privée B1TV et repris par

Mediafax en 2010, le Président Traian Basescu affirme : « Si Ceausescu n’était resté

que 10 ans à la tête du pays, il aurait sans doute été l’un des plus grands présidents de

353 DURANDIN, Catherine, PETRE, Zoe, La Roumanie Post 1989, L'Harmattan, Paris, 2008, op. cit.

Page 288: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

288

l’histoire de la Roumanie »354. Pour son deuxième mandat, il reconnaît que six années

au Palais Cotroceni commencent « à faire beaucoup »355. Pourtant, rien ne prédestinait

cet ancien officier de la marine marchande roumaine à devenir Président de la

République et pour deux mandats. Capitaine du plus grand navire de la marine

roumaine, il rejoint le monde politique après la Révolution de 89, du côté d’Ion Iliescu

et Petre Roman. Il est nommé Ministre des Transports, mais la politique conservatrice

du FSN le fait changer d’avis et il suit Petre Roman, qui crée le Parti Démocrate. Il

conserve son poste au Ministère des Transports pendant la Présidence de

Constantinescu et devient une figure de plus en plus marquante de la vie politique

roumaine. Charismatique, il utilise un langage simple, se met à la portée du peuple et

séduit. Lors des inondations de 1996 qui ont dévasté le sud de Roumanie, Traian

Basescu, alors Ministres des Transports, va passer une semaine avec des ouvriers de

CFR (Chemins de Fer Roumains) pour rétablir le trafic entre Craiova et Bucarest. Les

travaux, estimés à plus d’un mois, sont alors effectués sous sa pression en moins de dix

jours. Les médias vont lui présenter des louanges.

Elu Maire de Bucarest en 2000, il prend la tête du PD et, en vue des élections de

2004, opère une fusion avec le PL en créant « l’Alliance pour la Justice et Vérité ». Par

un concours de circonstances (le candidat, initialement prévu par l’Alliance pour se

présenter aux présidentielles, se désiste pour des motifs de santé), Basescu se voit

propulsé en tant que candidat aux Présidentielle de 2004 contre Adrian Nastase, Premier

Ministre sur des ambitions affichées lors de la Présidence d’Iliescu. T. Basescu fonde sa

campagne sur des positions très tranchées et avec un programme politique simple, mais

équitable. Il fait de l’intégration de la Roumanie dans l’Union Européenne une

promesse de campagne, tout comme l’ouverture des archives de la Securitate. Il promet

aussi de mettre définitivement fin aux privilèges des élus, d’éradiquer la corruption, de

restituer aux propriétaires les bien confisqués illégalement par le régime communiste et

jamais rendus aux intéressés, ou encore de légaliser le mariage des homosexuels. Il

souhaite aussi réduire le poids des institutions de l’Etat, laisser plus de place à

l’initiative privée, et aligner le pays sur les normes juridiques et économiques

européennes. Sa formule « Ce n’est pas l’Etat qui vous rendra heureux, c’est vous-

même ! », lancée lors d’un débat télévisé, lui a valu les ovations du public.

354 Les Nouvelles de Roumanie, no 59, mai- juin 2010, entretien avec le Président Traian Basescu 355 Ibid, op. cit.

Page 289: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

289

Homme de terrain, hommes d’affaires, le débat ne lui fait pas peur, pas plus que

la confrontation directe avec Adrian Nastase, alors Premier Ministre. Lors du dernier

débat télévisé avec Nastase, celui-ci lui reprochait d’être un ancien communiste, mais

aussi d’être corrompu (l’affaire Flota, sur la vente des navires de la marine marchande,

dans laquelle il a été accusé d’être impliqué, sans pour autant que des preuves tangibles

ne soient trouvées). Sa réponse est la suivante : « Arrête tes conneries ! Cite moi un seul

politique, un seul candidat qui n’ait pas été communiste et qui arrive à vivre uniquement

de son salaire, et je me désiste tout de suite pour lui ! Oui j’ai été communiste, oui j’ai

fait du business, mais moi, au moins, je l’avoue »356. Son franc parler plaît, mais nous

sommes loin du discours intellectuel, recherché, plein de force de Constantinescu. Le

journal français l’Express du 22 novembre 2004, dans un article intitulé ‘Le Scrutin

incertain’, affirmait déjà que le Maire de Bucarest pourrait bien « créer la surprise »357.

En effet, la surprise fut créée, car Traian Basescu devint le quatrième Président post

communiste, avec seulement quelques points de différence sur son principal adversaire,

l’ex Premier Ministre Adrian Nastase.

1- Le premier mandat : la transition démocratique en marche (2004-2009)

Le politologue roumain Ion Mihai Pacepa est parmi les premiers à saluer la

victoire du nouveau Président. Dans un article intitulé « Welcome, President

Basescu ! »358, il fait des éloges sur le Président et exprime aussi son soutien à son

égard: « Le Président Traian Basescu n’est pas un politicien professionnel, et jusqu’à

présent il n’a jamais été le président de quoi que ce soit. Mais il est un capitaine de

marine, habitué à naviguer dans les eaux internationales, et il sait ramener son navire à

bon port, même en eaux troubles. Il mène une croisade contre les cryptocommunistes

qui ont pillé et appauvri la Roumanie, et il a besoin de tout l’aide qu’il peut obtenir pour

arriver à ses fins. Tout d’abord il a besoin de soutien pour éradiquer la corruption

généralisée qui discrédite le sens même du mot capitalisme aux yeux des nombreux

roumains (…) Au cours des quinze dernières années, la Roumanie a été profondément

transformée. Néanmoins, le président Basescu doit encore démolir des barrières que les

356 http://fr.wikipedia.org/wiki/Traian_Basescu 357 L'Express, 22 novembre 2004 358 http://old.nationalreview.com/comment/pacepa200503080939.asp

Page 290: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

290

communistes ont construites entre la Roumanie et le reste du monde (…) Madeleine

Albright avait pour habitude de dire que seulement les hommes de courage peuvent

changer l’histoire. Il me semble que le Président Basescu est l’un d’entre eux. Aidons-le

à changer la Roumanie, dans les faits, et pas seulement avec les paroles » 359(traduction

libre).

La presse nationale et internationale s’enthousiasme aussi pour cette victoire

prometteuse. En 2000, lors du retour au pouvoir d’Ion Iliescu et de son parti, la presse

roumaine et étrangère s’était beaucoup inquiétée de l’avenir de la Roumanie. A

l’époque, les quelques investisseurs étrangers encore présents dans le pays se posaient

des vraies questions quant à la suite de leur collaboration avec le gouvernement de

Nastase. Il est vrai que la bureaucratie, l’immobilisme, le manque de réformes, le climat

économique instable du premier mandat d’Iliescu avaient laissé un goût amer aux

investisseurs. Un sondage réalisé pour le site www.ziare.com en 2000 (groupement des

principaux journaux romains) considère que Traian Basescu est « l’homme politique

roumain le plus apprécié des dix derniers années »360. Basescu se veut le Président de

tous les Roumains, et sa victoire est aussi soudaine qu’inattendue. Dans la lutte pour la

Présidence, il ne partait pas favori, mais sa popularité a augmenté au fil des mois et des

discours électoraux. La revue Regards sur l’Est, dans un article publié le 1er mai 2005,

explique: « L’arrivée au pouvoir en décembre 2004 du Président Traian Basescu et de

l’alliance formé par le Parti Liberal et le Parti Démocrate, s’est produite dans un climat

d’intimidation de la presse pendant la campagne électorale, où la majorité des

télévisions nationales et privés étaient asservis au PDS. Le rôle charismatique du

nouveau Président (ancien maire de Bucarest), à l’image de Viktor Youchenko en

Ukraine, une campagne proche des gens et un style non conformiste, ont sans doute

beaucoup compté (…) Dans la mesure où les médias traditionnels se trouvait sous la

menace des interminables procès dès qu’ils essaient d’enquêter sur l’élite politique, le

‘quatrième pouvoir’ se trouvait dans l’impossibilité de s’affirmer librement (…) Le

chemin que le nouveau pouvoir doit parcourir pour rétablir une démocratie à part

entière est parsemé de difficultés »361.

Comment expliquer cette popularité ? Outre son charisme, Basescu s’engage

auprès des Roumains à améliorer leur niveau de vie (en passant le smic de 195 à 312

359 Ibid, op. cit. (Traduction libre) 360 www.ziare.com 361 MATEI, Mihaela, « Les médias roumains à l'heure de la cinquième présidence: la liberté rétrouvée?»,

in Regards sur l'Est, 1er mai, 2005

Page 291: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

291

euros), augmenter les retraites et réformer le régime des impôts. Une autre mesure phare

concerne la corruption : « la lutte contre corruption reste une priorité, elle suppose à

long et à moyen terme, l’adoption des lois qui ne prévoient pas d’exceptions, la

réduction de la fiscalité qui permet aux sociétés de l’économie souterraine de remonter

à la surface et une incrimination de l’évasion fiscale dans le cadre de la criminalité

économique (…). Le programme que je vais proposer vise surtout la consolidation de

l’économie de marché et du secteur privé. Je veux redonner aux Roumains l’espoir du

bien être »362. Quant à la corruption à haut niveau, considérée comme une menace pour

« la sécurité nationale », il promet que ceux qui ont profité du système devront tout

rembourser à l’Etat, car ils n’auront guère le choix qu’entre « la faillite ou la prison ».

Le « Popeye », comme le surnomment les Roumains, veut aussi s’attaquer au

prix de l’énergie, pourtant négocié lors des chapitres de préadhésion de la Roumanie à

l’Union Européenne. En bref, un président populaire, dynamique, qui ne s’est pas laissé

intimider par les médias (il a été le premier président roumain à utiliser largement

internet et les sms lors des ses discours et/ou campagne) et qui a su mobiliser le peuple

autour d’un grand projet fédérateur : l’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne.

Outre le souci de constituer un Gouvernement (il va faire alliance avec UDMR et le

Parti Humaniste) car son parti est minoritaire au Parlement, le nouveau Président doit

relancer l’économie, réduire le chômage, réformer la justice et l’administration.

L’arrivée au pouvoir de l’Alliance de Justice et Vérité (DA) en 2004 et le changement

de leader du PSD par le démocrate pro européen Mircea Goana en 2005, signifient

clairement que, pour la Roumanie, la vraie transition démocratique peut commencer.

Désormais, plus aucun retour en arrière n’est possible, et la voie des vraies réformes est

enfin ouverte.

En plus de l’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne en 2007, le

Président Basescu va enfin permettre une vraie gestion du passé communiste. A la

création de la Commission Présidentielle pour l’analyse de la dictature communiste

(qu’il confie au politologue et historien roumain Vladimir Tismaneanu, exilé aux Etats-

Unis, et donc sans étiquette politique, pour plus d’impartialité et de transparence),

s’ajoute l’ouverture au public des archives communistes, avec à sa tête l’historien Dorin

Dobrincu. Ces deux événements sont les signes forts de la volonté du Président,

d’engager la décommunisation de la société roumaine, plus encore, pour la première

fois depuis la Révolution, de comprendre le passé communiste afin de pouvoir enfin

362 http://www.colisee.org/article.php?id_article=1579

Page 292: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

292

avancer. Le mot génocide est enfin prononcé s’agissant des atrocités commises par le

régime communiste. A ce jour, le nombre précis de victimes reste difficile à évaluer. Le

philosophe Horia –Roman Patapievici, historien et directeur de l’Institut Culturel

Roumain à Bucarest, réagit à la publication du rapport de la Commission Tismaneanu

(la Commission a pris le nom de son directeur) : « La lutte politique initiée par le

Président Basescu contre le communisme fait aujourd’hui qu’il est perçu comme

l’homme politique issu du système et qui se dresse contre le système. Ainsi il n’est pas

neutre mais impliqué dans une bataille canonique entre Anciens et Modernes ; ou les

Anciens misent sur l’ordre de l’étatisme, du collectivisme, et de la mémoire officielle,

et où les Modernes ont épousé les valeurs européennes classiques, le libéralisme, dans

le sens libertarien (individualisme, Rechstaat, ordre social basé sur la propriété

privée) »363.

De plus, le Gouvernement Nastase ayant poursuivi les réformes entamées par le

Gouvernement antérieur, les fruits de toutes ces années d’efforts et de privations se font

jour vers 2004. La Roumanie a enfin une économie de marché fonctionnelle, avec une

hausse du niveau de compétitivité, ainsi que du niveau de vie. Le Gouvernement

encourage les investisseurs étrangers à venir. Le climat politique, économique et

juridique est stable, la monnaie nationale, le LEU, est de mieux en mieux coté. Selon

l’Institut National de Statistique, sur le premier trimestre de l’année 2004, le PIB a

augmenté d’environ 6% par rapport au premier trimestre 2003. Cette croissance sera

progressive, car dans les quatre années suivantes, la croissance de l’économie roumaine

a été une des plus fortes de la région, grâce à l’augmentation des investissements

étrangers directs et à la croissance de la consommation, ainsi qu’au développement

spectaculaire du secteur des services (secteur quasi inexistant pendant l’époque

communiste, mais qui a connu un développement progressif et de plus en plus ample

depuis 1989). Le Gouvernement a mené des politiques monétaires et fiscales très

prudentes, grâce auxquelles la Roumanie a connu une croissance économique durable et

une macroéconomie de plus en plus stable.

Mais les politiques sociales en Roumanie, témoignent toujours d’un mélange de

tradition communiste et de libéralisme européen. Malgré une légère augmentation des

salaires et des pensions de retraite, de plus en plus de familles restent dépendantes de

l’aide de l’Etat (notamment les chômeurs, les enfants scolarisés qui reçoivent jusqu’à

leur dix huitième anniversaire une allocation de l’Etat d’environ dix euros, les retraités

363 http://www.ceri-sciencespo.com/themes/ue/conferences/cpt_rendu_110608.pdf

Page 293: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

293

des anciennes fermes agricoles d’Etat). Parce que la politique de l’Etat consiste à

investir au maximum dans l’économie, peu de moyens sont dévolus au secteur social.

La santé et l’éducation nationale sont les plus touchés (le taux de mortalité est plus

élevé que dans d’autres pays européens et l’espérance de vie ne dépasse pas 69 ans).

Malgré les succès sur le plan économique et celui de la politique étrangère, ce

premier mandat du Président Basescu est entaché par les multiples scandales politiques

et de corruption qui ont secoué la vie politique roumaine et qui ont conduit à sa

destitution. Cette crise politique, la plus grave depuis décembre 1989 entraîné une crise

constitutionnelle. Les relations entre le Président et son Premier Ministre, Calin

Popescu Tariceanu, se sont progressivement dégradées ; le point culminant étant la

destitution du Ministre des Affaires Etrangères par le Premier Ministre, « démission »

que le Président a refusé d’accepter et de signer. Le parti de l’opposition va se mêler de

cette affaire, et va accuser le Président de ne pas avoir respecté la Constitution car il

refuse de signer l’acte de nomination d’un nouveau Ministre des Affaires Etrangères.

Accusé par l’opposition de « dix neuf cas de violation de Constitution », ou encore

d’avoir « favorisé certains agents économiques », le Président Basescu est destitué de

ses fonctions par le Parlement le 19 avril 2007 (même si la Cour Constitutionnelle lui

donne raison en estimant que ses actes sont conformes au cadre normal de ses

fonctions), l’intérim étant assuré par le Président du Sénat, Nicolae Vacaroiu. Un

référendum est organisé au niveau national et plus de 74% de la population est

favorable au maintien de Basescu dans ses fonctions. Ce score conforte le Président

destitué dans ses choix et dans sa politique, discrédite l’opposition et encourage

Basescu à se représenter pour un second mandat présidentiel.

2- Le second mandat : le temps des crises (depuis 2009)

Pour les élections du 22 novembre 2009, Basescu présente un programme

électoral en sept points, mais l’accent reste mis sur l’économie et l’éradication de la

corruption. Il arrive ainsi en tête avec plus de 50% des suffrages contre le candidat

social démocrate, Mircea Goana. Celui-ci conteste le résultat des élections, mais

l’OSCE (qui a supervisé le bon déroulement et la conformité des élections) confirme la

victoire de Basescu. Ce deuxième mandat du Président va se dérouler sur fond de crise.

Crise politique, d’abord, car T. Basescu est toujours accusé de monopoliser la scène

Page 294: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

294

politique roumaine, et l’ambigüité des institutions n’arrange pas les choses. Crise

économique ensuite, car à l’instar de toute l’Europe et le monde capitaliste, la

Roumanie traverse aussi une grave crise économique. En outre, les relations du

Président Basescu avec la classe politique et les médias sont des plus tendues.

En ce qui concerne la crise économique, elle est directement liée à la crise

économique mondiale. En Roumanie, elle a engendré des dépenses supplémentaires,

compensées par des réductions de salaires, des suppressions de postes dans

l’administration, la réduction de nombre des jours de congés, ainsi que l’augmentation

des impôts et des taxes. En 2010, la Roumanie était toujours en mesure d’honorer les

échéances de ses emprunts sur les marchés financiers et de payer les salaires et les

retraites de sa population, mais la question ne semble pas résolue pour autant pour

2012. Dans le même temps, l’agence de notation financière Fitch a relevé la note de la

Roumanie, de « négative » à « stable », bien que la dette publique soit passée à plus de

33% du PIB en 2010, contre 21,8% en 2008. C’est parce que le Gouvernement de

Bucarest a pris des mesures draconiennes pour réduire ses dépenses, que la Commission

européenne a accordé un délai supplémentaire à la Roumanie (jusque fin 2012) pour

réduire son déficit public à 3%, comme le prévoit le Pacte de Stabilité de l’Union

Européenne.

Il ne faut pas oublier la crise de l’emploi, qui reste un enjeu majeur pour garder

une stabilité macro économique. Dumitru Costin, président du Bloc National Syndical,

estime que les efforts du Gouvernement pour la création d’emplois sont minimes et

qu’il priorise la protection sociale. Dans une interview à Radio Roumanie International

fin 2010, celui-ci affirmait : « La situation a tendance à se compliquer. L’absence de

solutions engendre plusieurs types de comportements. D’un côté, nous avons ceux qui

deviennent dépendants de la protection sociale, qui oublient ce que travailler veut dire.

Ces gens là finissent par perdre leurs capacités professionnelles. De l’autre côté, il y a

ceux dont l’efficacité diminue sous la menace d’un possible licenciement, ce qui nuit

aussi à la performance de l’employeur, qu’il s’agisse d’une compagnie ou d’une

institution publique. A tout cela s’ajoute le processus de migration, dont font état les

récentes statistiques de la Commission Européenne, ainsi que les pronostics sur le

marché du travail. En effet les prévisions sur le marché de travail en Roumanie à

l’horizon 2050 sont désastreuses ; le taux de dépendance actifs- retraités sera alors

extrêmement élevé, voire le plus élevé d’Europe. Le nombre réduit des personnes

actives qui choisissent de rester en Roumanie, le relèvement de l’âge de départ à la

retraite, ainsi que le nombre élevé des retraités expliquent les problèmes actuels du

Page 295: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

295

système de retraite public »364. Au printemps 2012, l’Etat a diminué les salaires des

fonctionnaires de 25% et les retraites de 15%, car le PIB roumain a diminué de 7% en

moyenne et le chômage augmenté de plus de 4,4%.

A cette crise économique majeure à laquelle est confrontée la Roumanie (certains

journaux nationaux se demandent si la Roumanie va suivre le même chemin que le

Grèce), s’ajoute une crise politique pour le Président Basescu. De plus en plus critiqué

par les médias nationaux, il doit composer avec une image de plus en plus dégradée

auprès de la population. En décembre 2010 déjà, l’analyste politique roumain Cristian

Parvulescu estimait que la scène politique roumaine est « de plus en plus contrôlée par

le Président Basescu » 365 . Pour lui, l’opposition (PSD) n’avait pas le pouvoir de

« pénétrer » le parti du pouvoir en place, et pas d’alternative non plus à proposer. Il

estimait aussi que « en Roumanie, nous avons une crise qui est la nôtre. Parmi ses

causes les plus profondes, sont les ambitions personnelles de Basescu de changer les

règles du jeu politique, et la poussée du régime politique actuel vers l’autoritarisme.

Mon opinion personnelle est que Basescu n’a aucun intérêt à résoudre la crise

économique actuelle »366 (traduction libre). Plus encore, C. Parvulescu estimait alors

que Basescu adoptait la même stratégie que Carol II en 1939, qui lors de la crise

économique des années 30, avait discrédité le Parlement, montré l’inefficacité des partis

et acquis par la suite le pouvoir absolu. Une telle comparaison reste néanmoins

discutable. Car, même si les attributs du Président sont étendus en Roumanie, il n’a

pourtant pas tous les pouvoirs.

En effet, la capacité d’intervention du Président en Roumanie découle de la

nature des institutions politiques roumaines. François Frison - Roche écrit « (…) la

Roumanie a choisi un modèle institutionnel hybride- qualifié de semi présidentiel- c'est-

à-dire un modèle dans lequel le président de la République est élu au suffrage universel

direct (il dispose donc d’une forte légitimité) et bénéficie de certains pouvoirs, alors que

le Premier Ministre, comme dans le modèle parlementaire, demeure uniquement

responsable devant le Parlement.(…) les acteurs politiques de la transition roumaine

(…) ont sciemment et par intérêt recherché une dualité du pouvoir au sein même de

364 COSTIN, Dumitru, entretien accordé à Luana Plesea, pour Radio Roumanie International, le 25

février, 2010. Interview complète sur http://www.rri.ro/index2365 Romania Libera, 12 décembre 2010 (traduction libre) 366 Ibid., op. cit (traduction libre)

Page 296: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

296

l’exécutif, (…) afin de ‘neutraliser’ les différents pouvoirs pour qu’aucune domination

majeure ne puisse être exercée par un camp politique sur un autre »367.

Selon cet auteur, le texte constitutionnel roumain, « autorise le président de la

République à jouer un rôle d’acteur dans le jeu politique »368. Concernant le président

Basescu et les accusations de monopole de la scène politique roumaine, il affirme :

« Tout se passe comme si le président Basescu n’avait pas bien pris l’exacte dimension

de son positionnement actuel. Il agit comme si la majorité parlementaire était

monolithique et le reconnaissant pour seul et unique chef, alors qu’il n’est que membre

d’une majorité parlementaire formée par une coalition et qu’il est issu d’un parti

minoritaire en son sein. L’expérience internationale du modèle semi présidentiel montre

alors qu’il ne peut briguer, au mieux, qu’une position de ‘président régulateur’ ou, au

pire, ‘président symbolique’, mais certainement pas celui de ‘président décideur’ qu’il

revendique. Si le mode de scrutin ne change pas, il est à craindre que comme les

présidents polonais Lech Walesa ou bulgare Peter Stoyanov, il apprenne, à ses dépens,

que l’étendue de sa fonction est directement limitée par sa ‘surface politique réelle’ »369.

Pour Cristian Parvulescu, la Roumanie n’a jamais été une démocratie réelle et

elle ne le sera probablement pas avant une quarantaine d’années. Mais, bien que des

progrès restent à faire, la transition démocratique semble bel et bien terminée, dans la

mesure où la Roumanie est rentrée dans une phase de consolidation démocratique. Le

Parti-Etat communiste a été remplacé par le multipartisme et la séparation des pouvoirs

est acquise. Il y a désormais des médias indépendants. La société civile a trouvé toute sa

place ; son poids ne cesse pas de s’accroître. Malgré les risques de dérive vers

l’autoritarisme, les probabilités d’une régulation satisfaisante sont grandes. Tant il est

vrai que, selon le mot de Cristian Tudor Popescu, dans la politique roumaine, « tout est

possible ».

367 FRISON ROCHE, François, Le 'modèle semi -présidentiel' comme instrument de la transition en

Europe post communiste, Ed. Bruylant, Bruxelles, 2005, op. cit. 368 Ibid., op. cit. 369 Ibid., op. cit.

Page 297: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

297

TITRE 2

LA CONFRONTATION DES THEORIES

AU CAS ROUMAIN

Page 298: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

298

Après les événements qui ont eu lieu en amont, la révolution roumaine a démarré

par un épisode sanglant : celui de l’exécution du couple Ceausescu, au pouvoir depuis

plus de vingt ans. C’est un état de fait d’une grande importance, car à aucun moment, il

n’y a eu un processus de négociation entre le Gouvernement en place et l’opposition,

pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait pas d’opposition. Près d’un demi siècle de

communisme (comme celui, notamment, imposé par Ceausescu) a anéanti complètement

toute forme possible d’opposition. Si l’on ajoute à cela une transition démocratique

excessivement longue, on a là tous les ingrédients d’un cas particulier, dont la

trajectoire ne va ressembler à aucune de celles des aux autres pays d’Europe Centrale et

Orientale.

Nous nous proposons, dans ce second Titre, d’effectuer une relecture de la

révolution et de la transition démocratique roumaine à la lumière des théories analysées

en première partie. Cette relecture sera effectuée en deux temps : d’abord, en utilisant

les approches théoriques développées avant 1989, celles de la transitologie classique

(Chapitre 1) ; puis, à la lumière des théories nées des événements de 1989, après la

chute du Mur de Berlin (Chapitre 2). Dans les deux cas, il s’agit de mieux comprendre

ce qui s’est passé en décembre 1989 en Roumanie, mais aussi de tenter d’expliquer les

particularités de la transition roumaine qui reste, à ce jour, parmi les plus longues de

toute l’Europe Centrale et Orientale.

Page 299: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

299

CHAPITRE 1

La révolution et la transition roumaines

à la lumière des théories d’avant 1989

Décembre 1989, et la révolution qui y est associée, ont ouvert la porte à la

démocratie et à ses attributs principaux : la liberté d’expression, la renaissance de la

société civile et aussi le pluralisme politique. Dés 1993, la Roumanie a fait ses premiers

pas en vue de son intégration dans les structures euro-atlantiques. En janvier 2007, le

pays est devenu membre de l’Union Européenne, ce qui, pour beaucoup, signifiait la fin

de plus de quarante cinq ans de communisme et presque quinze ans de transition

démocratique. Au-delà des premiers signes encourageants d’une nouvelle époque

(indicateurs économique à la hausse, liberté de la presse, retour sur la scène politique

des partis historiques, etc.), il est important de mettre en lumière, également, les effets

indésirables de ce changement radical dans la vie des Roumains. Pour comprendre la

révolution et la transition roumaines à la lumière des théories explicatives existantes

avant 1989, nous nous proposons d’effectuer une double lecture des événements : une

lecture structuraliste, en premier lieu, qui doit permettre, ensuite, une explication

logique en termes de choix rationnel des acteurs.

Au-delà de considérations purement théoriques, une tentative d’explication des

conséquences réelles de la révolution et de la transition roumaine s’impose comme une

évidence. Après l’euphorie des premiers jours, la société roumaine a subi d’énormes

pressions sur le plan social. De nouvelles catégories sociales extrêmement vulnérables

ont vu le jour, en lien direct avec la baisse du niveau de vie, en même temps que l’écart

entre les classes pauvres et les classes aisées s’est accentué. De plus, les quinze années

de transition démocratique n’ont pas favorisé la naissance d’une économie stable, solide

et concurrentielle. Le sentiment nationaliste a connu un nouvel essor, en lien direct avec

Page 300: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

300

les effets pervers de la transition, dont les plus marquants sont aujourd’hui encore : la

baisse progressive du niveau de vie, la corruption qui gangrène tous les domaines de la

vie et la paupérisation croissante. Un retour aux valeurs traditionnelles, des conduites

plutôt prudentielles plutôt que des prises de risques inconsidérés, des flux migratoires

sortants, nous mènent sur le chemin des transformations systémiques que connaît la

Roumanie contemporaine.

Le présent chapitre est construit autour de deux axes de réflexion. La première

clé de lecture est constituée par l’analyse structuraliste des événements, à l’aide du

corpus théorique existant avant les événements qui ont secouée l’Europe Centrale et

Orientale en 1989. Faute de pouvoir explicatif suffisant, un glissement s’est opéré

progressivement vers des approches centrées sur les acteurs ; ce qui constituera notre

deuxième clé de lecture de la révolution et de la transition roumaine.

Section 1 La lecture structuraliste des événements

Comme nous l’avons déjà souligné, la révolution roumaine a été la plus violente

de l’Europe Centrale et Orientale. Quant à la transition roumaine, elle se caractérise par

sa durée dans le temps, aussi bien qu’il est difficile d’établir une ligne de séparation

entre la fin du processus de transition et le début de celui de l’intégration dans l’Union

Européenne, les deux processus se confondrant à plusieurs reprises.

A. Les approches macro politiques et structurelles

A une époque où le régime démocratique était considéré plutôt comme une

exception que comme une règle (contrairement à la situation actuelle), des chercheurs

ont tenté d’établir des liens théoriques entre le niveau de développement d’un pays et la

probabilité pour que ce pays soit démocratique. Parmi les plus connus, il faut bien

évidemment faire référence à Martin Seymour Lipset,, l’un des premiers a démontrer, à

Page 301: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

301

l’aide d’études empiriques comparatives, l’existence d’un lien entre développement et

démocratie. D’autres chercheurs ont continué son travail de recherche, l’accent étant

mis sur les structures et les variables macro économiques.

1- Fondements socio- économiques et culturels

Deux thèses complémentaires occupent les devants de la scène en termes

d’explication des démocratisations. Si la première met l’accent sur les pré conditions

économiques, la seconde met en avant la prédisposition des peuples à vivre dans un

régime de liberté, l’accent étant mis, dans ce cas précis, sur la détermination culturelle.

Le père fondateur de la thèse sur la démocratie avec des pré conditions est Martin

Seymour Lipset, selon qui : « Plus une nation est prospère, plus ses chances de

maintenir la démocratie sont élevés » 370 . Ses travaux ont été non seulement

« approuvés », mais aussi approfondis, par un des fondateurs des études de transition,

Adam Przeworski. Selon ces auteurs, la réussite d’une transition démocratique et de la

démocratisation (comprise comme suite logique d’une transition réussie) est fonction

non seulement d’un contexte économique favorable, mais aussi d’un contexte social

propice au développement d’un environnement libéral.

Or, si nous prenons le cas concret de la Roumanie post 1989, aucune de ces deux

conditions n’était présente. Tout d’abord, s’agissant du contexte économique, il est bien

connu que la Roumanie avait une économie centralisée, totalement non compétitive,

globalement instable et très peu solide. Toujours en référence aux mêmes auteurs, les

revenus per capita en Roumanie étaient loin de ceux indiqués dans leurs études comme

nécessaires afin qu’une démocratie puisse advenir. A titre d’exemple, Samuel

Huntington estime qu’il faut un revenu minimum de 3000 dollars par habitant et par an

afin qu’une démocratie ait des chances de survivre ; quant à Przeworski, il établit une

fourchette entre 1000 dollars (chances très faibles pour qu’une démocratie advienne) et

6000 dollars (hypothétiquement, la démocratie a des chances non seulement d’advenir,

mais de durer dans le temps)371.

370 LIPSET, Seymour Martin, « Some Social Requisites of Democracy: Economic Development and

Political Legitimacy», in American Political Science Review, 1959, no 53, Mars, pp. 69- 105 371 PRZEWORSKI, Adam, Limongi, Fernando, « Modernisation: Theories and Facts», in World Politics,

vol 49, no 2, 1997, pp. 155- 183

Page 302: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

302

De plus, l’économie roumaine post 1989 est une économie hyper centralisée,

subordonnée au politique, dont la propriété collective est le maître mot. Ce qui explique

que l’économie ne pouvait pas suivre sa propre logique ; et les privatisations des

entreprises d’Etat se sont faites de façon anarchique. Dans le monde concurrentiel de

l’économie de marché, l’économie roumaine est non seulement non compétitive mais

surtout non concurrentielle. Dans une étude pour le Conseil de l’Europe, les auteurs

notaient : « La situation de la fin des années 1980 sur le plan économique pouvait se

résumer par : la création d’un secteur industriel surdimensionné, dominé par les grandes

entreprises appartenant à l’Etat ; des monnaies non convertibles et des marchés

financiers sous- développés ; des marchés fermés et des prix fixés, sans communication

avec le marché mondial ; une priorité accordé aux dépenses d’équipement »372. Même si

la Roumanie s’est engagée, après la révolution de décembre 1989, dans un processus

concomitant de stabilisation économique interne (avec la privatisation des grandes

entreprises appartenant à l’Etat) et un processus de stabilisation macro économique

orientée vers l’international (afin de pouvoir trouver une place dans l’économie de

marché), le pays reste encore ancré dans une situation de dépendance vis-à-vis des

grandes économies mondiales et de tutelle vis-à-vis des bailleurs de fonds

internationaux.

Malgré les efforts des Gouvernements au pouvoir, malgré le souhait de mener de

front la mise en place d’une économie de marché et le processus d’adhésion à l’Union

Européenne, la Roumanie ne remplit pas les conditions sine qua non que la théorie de la

démocratie avec pré conditions de Lipset requiert. Et pourtant, la volonté d’intégration

au sein de l’Union et au sein du marché économique mondial a prévalu ; à ce jour, le

pays fait partie du groupe privilégié des pays démocratiques dans le monde.

Un autre paramètre pris en compte par les pères fondateurs de la théorie de la

démocratie avec pré conditions est la détermination culturelle. D’Alexis de Tocqueville

à Max Weber ou, plus récemment, les grands auteurs de la transitologie (Guillermo

O’Donnell, Philippe C. Schmitter et Laurence Whitehead), tous s’accordent sur le fait

que la détermination culturelle ne réside pas seulement dans les valeurs ou la mise en

place des institutions, mais surtout dans: « une philosophie et une école de

responsabilité pour chaque être humain en même temps que pour la société toute

372 PHILIPOV, Dimiter, DORBRITZ, Jurgen, « Les conséquences démographiques de la transition

économique dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale », in Etudes démographiques, no 39,

Editions du Conseil de l’Europe, Mai 2004

Page 303: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

303

entière » 373 . Autrement dit, la légitimité de la démocratie est le résultat d’un

consensus. De plus, la détermination culturelle implique aussi l’existence d’une société

civile (comme nous l’avons déjà souligné, celle-ci était inexistante en Roumanie avant

1989), ainsi que des élites qui œuvrent en faveur de la démocratie. En Roumanie,

précisément, le vide des élites était immense, et les élites communistes reconverties ne

souhaitaient pas une réelle démocratie. D’autres éléments à prendre en compte sont,

bien sûr, le mode de régulation des conflits (il suffit à cet égard de rappeler les épisodes

des minériades pour constater l’absence de cet élément de détermination culturelle),

l’accentuation de l’identité nationale ou encore la subordination des forces armées au

pouvoir civil.

Les auteurs qui s’identifient à l’école de la démocratie avec des pré conditions

démontrent, à travers des études empiriques, que ces conditions sont indispensables

pour qu’un régime démocratique puisse advenir et, surtout, que la démocratie soit

consolidée. Comme nous l’avons vu, la Roumanie ne réunit pas la totalité de ces

conditions, ce qui souligne les limités de cette théorie, dans le cas là, au moins. Il reste

toutefois à expliquer les facteurs ayant favorisé l’avènement de la démocratie en

Roumanie, même si, la mise en place de ce régime n’était pas un processus gagne

d’avance.

2- Critiques et remises en cause

Dans un livre publié en 1977, intitulé Political Culture and Political Change in

Communist States, les auteurs soulignaient que « les effets du changement politique

dans les pays communistes se sont accordés avec ce que nous savons de leurs

expériences politiques antérieures et de leur culture »374. Si nous partons de ce postulat,

deux remarques nous semblent importantes. Tout d’abord, avant la Deuxième Guerre

Mondiale, la Roumanie était un pays essentiellement agraire, mais qui a permis l’accès

à la vie politique de ses citoyens. La propriété individuelle était très répandue. Ainsi,

373 O’DONNELL, Guillermo, SCHMITTER, C. Phlippe, « Tentative Conclusions about Uncertain

Democracies », in Transitions from Authorian Rule: Prospects from Democracy, Baltimore, John

Hopkins University Press, op. cit. 374 BROWN, Archie, GRAY, Jack, Political Culture and Political Change in Communist States, Holmes

& Meier Publishers, New York, 1979, p. 267

Page 304: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

304

déjà : « tout au long de la période de l’entre deux guerres, nous assistons à un processus

de cristallisation d’une vie politique, sociale et économique dont les caractéristiques

essentielles étaient propres à un ordre démocratique »375. En extrapolant cette situation,

on peut supposer que l’évolution de la société roumaine aurait pu être similaire à celle

de l’Occident, si la trajectoire qu’a suivie la Roumanie avait été identique à celle des

autres pays de l’Europe de l’Ouest.

Deuxième aspect, qu’il faut souligner en raison de son impact considérable sur

l’évolution ultérieure de la Roumanie, c’est naturellement l’instauration du

communisme au lendemain de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. L’idéologie

communiste arrive en Roumanie en terrain hostile, car il n’y avait dans le pays

quasiment aucune tradition de mouvements ou d’idéologie de gauche. De plus, du fait

des relations historiques entre la Roumanie et la Russie, il existait une hostilité

traditionnelle ancrée dans l’inconscient collectif, accompagné d’un sentiment de rejet de

tout ce qui venait de l’Est. Il ne faut pas oublier qu’au début le Parti Communiste n’a

guère eu de succès en Roumanie.

Pourtant, le communisme s’est bel et bien instauré en Roumanie et a duré plus de

quarante cinq ans. Sur cette longévité du communisme, Coenen- Huther écrit : « (…)

Le pacte du communisme post stalinien correspondait à une forme de normalisation

thermidorienne. C’était un pacte de soumission et de tolérance relative qui avait succédé

à celui du sacrifice et de la gratification différée. En d’autres termes, il était

relativement peu exigé de ceux à qui peu était donné et qui avait peu de raisons

d’espérer. Ainsi était en quelque sorte acheté le consentement de la servitude »376. Sur le

plan économique, d’abord, le communisme a nationalisé l’ensemble des entreprises

privés ; quant à l’agriculture, le collectivisme a été imposé à tout le pays. De ce fait, en

décembre 1989, la Roumanie avait des retards structuraux chroniques, une économie

entièrement centralisée et non compétitive, une agriculture ruinée et archaïque ; autant

d’éléments qui ont plongé le pays plus dans une logique de sous développement que

dans une logique de marché.

Au vu de ces éléments, et compte-tenu des pré requis de la démocratie avec pré

conditions, il est évident que la Roumanie ne remplissait aucun des critères

économiques préconisés par les études théoriques. D’autre part, même si, avant la

375 VULTUR Mircea, Collectivisme et transition démocratique. Les campagnes roumaines à l’épreuve

du marché, Les Presses de L’Université de Laval, 2002, p. 80 376 Ibid., op. cit. p. 127

Page 305: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

305

Deuxième Guerre Mondiale, le pays disposait d’un potentiel d’évolution vers un régime

démocratique, l’après guerre a eu un impact décisif sur la trajectoire du pays. Il faut

cependant souligner qu’un processus réel de modernisation de la Roumanie a commencé

dans la période d’entre deux guerres et a entraîné des modifications fondamentales dans

pratiquement toutes les sphères de la vie économique, politique et sociale des territoires

que comptait alors la Roumanie. Par contre, il y a toujours eu une évolution à deux

vitesses du pays ; phénomène qui est visible de nos jours encore. En effet, la

Transylvanie a connu les effets positifs de la politique économique libérale menée par la

monarchie austro-hongroise. De ce fait, cette région de la Roumanie a connu un

véritable essor et a suivi une trajectoire plus proche d’autres régions de l’Europe

Centrale que des autres régions de la Roumanie (notamment de l’est et du sud) qui ont

eu un développement axés essentiellement sur une agriculture de subsistance.

L’arrivée au pouvoir du Parti Communiste a complètement et durablement

changé le visage de la Roumanie. En effet, non seulement le système économique a été

totalement restructuré (qui s’est traduit par un passage d’un monde essentiellement

agraire à un monde industriel, nationalisation des industries existantes, expropriation

des propriétaires terriens, et dépérissement de l’Etat), mais, plus important encore, les

classes sociales ont aussi été entièrement restructurées. La destruction progressive du

prolétariat au profit d’une paysannerie pauvre et de travailleurs d’usine facilement

manipulables constitue un élément de réponse quant à l’échec de toute tentative de

changement en Roumanie. Marx et Engels ont tous deux considéré la bourgeoisie et le

prolétariat comme des classes révolutionnaires par excellence. Or, avec la destruction

de ces classes, le pays restait sous le contrôle exclusif du Parti Etat communiste.

A la lumière de ces éléments, il apparaît clairement que la Roumanie post 1989

ne remplissait pas les conditions requises pour une transition vers une démocratie avec

des pré conditions. Les élites au pouvoir, à leur tour, n’ont pas souhaité autre chose

qu’une transition vers un « socialisme au visage humain ». Par contre, le pays s’est

trouvé dans un contexte historique particulier et unique, envahi et aspiré dans cette

immense vague démocratique qui s’est propagé à travers l’Europe Centrale et de l’Est

par un processus de contagion. Par mimétisme, et par souhait profond de changement, la

culture d’avant guerre et les expériences en ce sens que le pays avait pu connaître ont

refait surface et la Roumanie s’est engagée sur la voie démocratique. Si nous faisons

référence à la théorie des démocraties avec des pré conditions stricto sensu, alors il est

vrai, la démocratie roumaine n’avait aucune chance d’aboutir. Nous souhaitons donc

tenter de comprendre ce paradoxe.

Page 306: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

306

B. La transition roumaine : hypothèses pour l’explication

d’un paradoxe

Du fait de la complexité de la révolution et de la transition roumaine, il était

légitime d’émettre des réserves sur la réussite de ce processus. Pourtant, plus de vingt

ans après la chute de Ceausescu, la Roumanie est bien engagée sur le chemin de la

démocratie. Dans une étude publié en 1995, Juan Linz et Alfred Stepan soulignaient

que « la Roumanie était la plus éloignée d’une démocratie consolidée, parmi toutes les

nations de l’Europe Centrale et de l’Est étudiés. Or, selon nos données, les citoyens

roumains étaient, en 1995, les plus confiants de l’Europe de l’Est quant aux chances de

survie de la démocratie dans leur pays » 377 . Cette situation paraît d’autant plus

inédite qu’aucun des « ingrédients » nécessaires pour qu’une démocratie puisse advenir

n’était réuni en décembre 1989 : ni les facteurs économiques, ni les facteurs culturels

qui font partie des pré requis de la démocratie avec ‘pré conditions’. Nous nous

proposons donc ici une lecture des événements à la lumière de la théorie de la

modernisation, laquelle doit nous permettre de comprendre, par la suite, pourquoi une

explication en termes de choix rationnel des acteurs s’impose comme une évidence.

1- D’un régime sous tutelle à un régime démocratique

Le point de départ de l’école de la dépendance réside dans les travaux

d’Immanuel Wallenstein, père fondateur de l’analyse « centre-périphérie ». Pour lui,

l’économie mondiale est fondée sur une division du travail géographiquement

différenciée et partagée en trois zones différentes : le noyau, le centre et la périphérie.

En s’appuyant sur cette théorie, Kenneth Bollen, démontre en 1993, à l’aide d’études

empiriques, qu’il existe pour un Etat un lien entre sa position au sein du système monde

et l’existence d’une transition démocratique. Nous retiendrons pour notre analyse le

postulat suivant : s’il y a une chance pour qu’il y ait une transition vers la démocratie,

377 Stepan, Alfred, Linz, Juan, Problems of Democratic Transition and Consolidation: Southern Europe,

South America and Post Communist Europe, John Hopkins University Press, 1996, p. 364

Page 307: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

307

elle est plus probable dans le noyau et/ou le centre que dans la périphérie. Par

conséquent, les Etats de la périphérie ont moins de chance d’entamer une transition

démocratique.

En décembre 1989, les pays de l’Europe Centrale et Orientale ne se situent pas

au centre du système monde. S’il est vrai qu’il y a eu, depuis, une évolution

significative de celui-ci, en 1989, l’Europe est partagée entre l’Occident et les pays du

Bloc soviétique. Au regard de cette séparation, la Roumanie ne fait pas partie du noyau.

L’espace roumain a toujours constitué une périphérie, épisodiquement et partiellement

intégrée. Espace tampon ou espace intermédiaire, niché entre le Danube et les Carpates,

la Roumanie a eu une histoire chaotique et une trajectoire à part au sein de l’Europe. Au

gré des alliances et des conflits qui ont secoué le vieux contient, « les Roumains ont

développé un sentiment complexe mais somme toute compréhensible d’attraction

admirative et imitatrice et de rejet passablement envieux à l’égard de l’Europe centre-

occidentale catholique et protestante, riche et moderne. Leur ethos combine une

revendication agressive d’européanité au titre des services rendus- le fameux bouclier

anti-ottoman ou antirusse, en réalité davantage une politique de bascule en faveur du

plus fort- et un repli identitaire au nom d’une riche spiritualité intérieure opposée à la

laïcisation modernisatrice occidentale »378.

De plus, la Roumanie est le seul pays à avoir connu une révolution violente et

une transition qui s’est inscrite dans la durée. A ce jour, encore, il y a « (…) une

distanciation renvoyant la Roumanie à une position de subordonnée, obligeant ses

gouvernements à montrer régulièrement leur bonne conduite et les ‘progrès’ enregistrés

en termes ‘d’acquis communautaires’ non négociables »379. Néanmoins, il faut souligner

que, malgré une mise sous tutelle relative de l’Etat, malgré sa position au sein du

système monde, malgré des structures quasi inexistantes, la Roumanie s’est inscrite sur

la voie démocratique. Mais, à l’image d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale,

« Le premier réflexe des Roumains après 1989, comme d’autres peuples débarrassés du

communisme, fut de retrouver des références et de se reconstruire une identité

valorisante » 380 . En outre, il convient de rappeler que la domination soviétique a

maintenu les pays de l’Europe Centrale et de l’Est non seulement dans un climat de

378 SANDU, Traian, « La Roumanie, une mise en perspective », in La Roumanie dans l’Europe :

Intégration ou Transition prolongée ?, L’Harmattan, Paris, 2010, p.11 379 HEEMERYCK, Antoine, L’importation démocratique en Roumanie. Une perspective

anthropologique sur la construction d’une société post-dictatoriale, l’Harmattan, Paris, 2010, p.13 380 SANDU, Traian, op. cit., p. 33

Page 308: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

308

servitude, mais aussi dans un état de sous développement. De ce point de vue encore, il

y avait, à priori, très peu de chances pour que des régimes démocratiques y voient le

jour. Même si la population manquait de culture civique (presque cinquante ans de

communisme ont détruit toute idée de démocratie), le pays s’est trouvé pris dans une

vague unique dans le monde, de par son ampleur, de convergence vers la démocratie.

2- L’insuffisance des facteurs explicatifs des anciens modèles théoriques

Nous souhaitons faire référence encore une fois aux travaux de Philippe C.

Schmitter, dans la mesure où il se situe parmi les premiers chercheurs à souligner

l’inadéquation des instruments conceptuels (utilisés auparavant pour expliquer le

processus de transition démocratique dans d’autres régions du monde) nécessaires à la

compréhension des événements ayant bouleversé les pays de l’Europe Centrale et de

l’Est. En effet, les deux thèses explicatives des phénomènes de démocratisation ne sont

plus adaptées. Tout d’abord, de nos jours, dans un contexte de mondialisation croissante

et un environnement concurrentiel, il est quasiment impossible de séparer la démocratie

de la réussite économique (à cet égard, Adam Przeworski accorde une importance

considérable au facteur économique). Ces deux paramètres étant indissociables, il s’est

avéré, pourtant, que la démocratie puisse advenir même pendant de graves crises

sociales et économiques. De ce fait, les chercheurs se sont orientés vers une

combinatoire des facteurs et ont envisagé la possibilité d’une relation de

complémentarité avec les processus socio-économiques. Albert Hirschman fait partie

des auteurs qui ont beaucoup insisté sur la nécessité de construire un modèle « à contre

courant » car, selon lui, affirmer que la construction démocratique est automatiquement

liée aux préconditions économiques est une utopie. L’auteur remet en cause ce

paramètre dès 1986, en faisant référence aux pays de l’Amérique Latine. Depuis, son

point de vue a été repris par d’autres chercheurs et extrapolé aux pays de l’Europe

Centrale et Orientale.

La deuxième thèse qui met l’accent sur la détermination culturelle, plus

précisément la prédisposition naturelle d’un peuple à un régime de liberté, a été

défendue par des auteurs aussi célèbres qu’Alexis de Tocqueville et Max Weber, et

aujourd’hui notamment par Guy Hermet. Pourtant, si les pères fondateurs de la

Page 309: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

309

transitologie (nous faisons référence à O’Donnell, Schmitter ou encore Laurence

Whitehead) lui ont accordé une importance primordiale dans un premier temps, leur

point de vue a progressivement évolué, pour lui « enlever » par la suite sa valeur de

condition sine qua non pour l’avènement de la démocratie.

Section 2 L’explication par le choix rationnel des acteurs

Les facteurs d’incertitude qui caractérisent une période de transition

démocratique constituent, pour les chercheurs et les théoriciens du choix rationnel, une

occasion parfaite pour mettre en avant leur approche. De plus, un changement de régime

avec un passage vers la démocratie leur permet de démontrer, dans la réalité du jeu, le

rôle croissant des élites et l’impact des mouvements sociaux. Dans le cas roumain, le

renversement de la dictature par la force est le résultat d’un double événement : un

complot au sein des élites et un mouvement social spontané et incontrôlé au sein de la

population. Par contre, il devient de plus en plus clair, à ce jour, qu’un consensus entre

les élites favorables à la démocratisation (notamment dans le cercle autour de Petre

Roman, lorsqu’il était Premier Ministre sous la Présidence Iliescu) et les élites liées à la

dictature (le cercle du pouvoir autour du Président Iliescu et son programme

d’instauration d’un « socialisme au visage humain »), ainsi que la mise hors jeu des

actions collectives, ont favorisé le contrôle et le retard de la transition démocratique

roumaine.

Il y a donc incompatibilité entre la demande des masses populaires et une partie

des élites. Cet état de fait a été mis en lumière par Youssef Cohen dans son « dilemme

du prisonnier ». Faute de pouvoir trouver un compromis entre le pouvoir en place et/ou

les élites autour de ce pouvoir favorables au changement, ou un compromis entre ce

pouvoir et les masses, nous sommes en présence d’un basculement de la situation vers

la violence. Ce que nous souhaitons souligner avant tout c’est que : « derrière ces

théories de l’intentionnalité et de la rationalité se légitime une nouvelle fois la

conception de l’inévitable ‘ignorance du peuple’. Aucun peuple n’est suffisamment

éduqué et ne peut pas être amené à une rationalité intentionnelle. Elle légitime aussi la

Page 310: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

310

loi d’airain des élites. Ce retour aux ‘néo machiavéliens‘ est cependant habillé

aujourd’hui d’une conception en la palissade de la démocratie incertaine »381.

A. Le modèle de Przeworski : la théorie des jeux

Nous souhaitons commencer notre analyse par une précision qui nous semble

primordiale : nous partons de l’idée que ce qui s’est passé en Roumanie en décembre

1989 est la combinaison de deux évènements indépendants qui se sont juxtaposés. Il y a

eu, tout d’abord, un soulèvement populaire de grande ampleur qui a commencé à

Timisoara et qui s’est étendu au pays entier. Parallèlement, ce sont les membres du

deuxième et du troisième cercle de la nomenklatura communiste, ainsi que quelques

officiers retraités de l’armée (qui avaient tous comploté contre Ceausescu depuis

quelque temps déjà), qui ont saisi cette occasion inespérée. Il s’agit là d’une situation

propre à la Roumanie, qui ne se retrouve pas nulle dans d’autres pays de l’espace post

communiste.

Nous nous proposons, ici, de confronter la théorie des jeux d’Adam Przeworski

au cas roumain, en sachant qu’elle peut aussi s’appliquer à plusieurs autres pays de

l’Europe Centrale et Orientale. Nous souhaitons démontrer qu’une transition négociée

était impossible en Roumanie, comme cela a été le cas dans d’autres pays communistes.

A la différence de la Hongrie, de la Pologne, ou encore de la Tchécoslovaquie, le

régime communiste roumain a détruit toute forme d’opposition et de contestation, tout

type de mobilisation collective étant créé par l’Etat, sous le contrôle de l’Etat. Ce qui

explique l’inexistence de la société civile, mais aussi la lenteur avec laquelle celle-ci a

pu se constituer après 1989. De plus, étant donné que toute opposition a été réprimée et

emprisonnée à vie par les communistes, les « liberalisers » dont parle Przeworski dans

son modèle étaient inexistants.

Une des différences majeures avec les autres pays du bloc communiste réside

dans le fait que les « reformers » roumains étaient ‘cachés’ au sein des cercles de la

nomenklatura (les cercles de l’Armée et de la Securitate, censée protéger Ceausescu

mais également le système tout entier) et qu’ils complotaient contre le régime en place à

381 COHEN, Youssef, Enjeux politiques et théoriques actuels de la démocratie en Amérique Latine,

L’harmattan, Paris, 2001, p. 38

Page 311: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

311

Bucarest. Une autre différence, unique par son originalité, est due au fait que la

Roumanie demeure, à ce jour, le seul pays pour lequel les « reformers » n’envisageaient

pas initialement une transition vers la démocratie, mais un nouveau « socialisme au

visage humain ». Nous sommes ainsi conduits à vérifier la validité de la théorie de

Przeworski au regard du cas roumain.

1- Confrontation du modèle au cas roumain

Le modèle proposé Adam Przeworski repose sur une analyse en termes de choix

stratégiques des acteurs. Calqués sur des séances historiques organisées en forme

« d’arbre », ces choix rationnels doivent ‘normalement’ conduire à des transitions vers

une « self sustaining democracy ». L’auteur distingue ainsi plusieurs phases logiques et

successives : la phase de libéralisation du régime autoritaire, une phase plus ou moins

longue de transition vers un régime démocratique et une dernière phase de consolidation

de la démocratie (qui suppose une institutionnalisation des conflits économiques et/ou

politiques, mais aussi une institutionnalisation du contrôle qu’exerce le système

politique en place sur les forces armées, etc.). On rappellera que, pour l’auteur, le

régime est divisé entre, d’un côté, les « hardliners », c'est-à-dire des acteurs qui ne

souhaitent pas entamer de réformes, même quand ils prennent conscience que la survie

même du régime est en jeu, et, de l’autre, les « liberalisers » qui sont des acteurs dont

l’intention (au moins au début du processus de changement de régime) n’est pas de

détruire complètement le système, mais au moins d’élargir ses bases sociales en y

intégrant (quoiqu’à contre cœur) des nouveaux segments de la société civile. Si le

modèle de Przeworski s’applique parfaitement bien à plusieurs pays de l’Europe

Centrale et Orientale, la Roumanie reste pourtant une exception.

Comme nous l’avons déjà souligné, pour que le modèle de Przeworski

fonctionne, il faut la présence de quatre types d’acteurs dont le « jeu » se passe dans le

cadre d’un Etat autoritaire/totalitaire. L’autre condition sine qua non, pour que ce

modèle puisse s’appliquer, tient à l’existence d’organisations sociales indépendantes ou

semi indépendantes. Or, le régime instauré par Ceausescu en Roumanie avait détruit

toute forme d’opposition. Toute forme d’organisation sociale était totalement contrôlée

par l’Etat. Même des associations totalement inoffensives et sans aucun intérêt politique

(comme par exemple l’Association des femmes couturières) était sous le contrôle de la

Page 312: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

312

Securitate ; d’où l’impossibilité de créer une éventuelle opposition. Autrement dit, rien

ni personne ne pouvait exister en dehors du système politique et en dehors du Parti Etat.

Cette situation est quasi unique au sein des ex pays communistes. Dans d’autres

pays, tels la Pologne, la Hongrie ou encore l’ex République Démocratique Allemande,

des organisations sociales étaient tolérées. De ce fait, il est difficile, même à ce jour,

d’expliquer clairement, à l’aide du modèle de Przeworski, la révolution et la transition

démocratique roumaine. Nous avons déjà vu que l’auteur propose quatre issues

possibles à l’interaction entre « hardliners » et « liberalisers » (statu quo dictatorial,

dictature rétrécie, insurrection, et enfin transition vers un régime démocratique). A

celles- là, l’auteur rajoute deux autres issues possibles, celles-ci étant plus rarement

rencontrées lors des changements de régimes.

Premièrement, l’auteur parle d’une issue sociale. En effet, une société civile voit

le jour et son leader arrive à s’imposer sur la scène interne et internationale, ce qui fait

prendre conscience aux « liberalisers » que cette nouvelle opposition qui voit le jour

n’est pas menaçante pour leur survie, car l’Etat de droit est instauré. Cette issue n’a pas

eu lieu dans le cas roumain, tout simplement parce que le leader qui a remplacé

Ceausescu à la tête du pays était issu des cercles de la nomenklatura et, par conséquent,

ne représentait pas un danger pour les « liberalisers ». De plus, ce leader s’était forgé

une image de réformateur auprès de la population, leurre qui lui a permis de garder le

pouvoir pendant plusieurs années successives.

Deuxièmement, une issue qui revêt une dimension psychologique est aussi

envisageable. Dans ce cas précis, les « liberalisers » vont se rendre compte qu’ils ont

beaucoup moins à perdre dans une transition démocratique que dans un éventuel statu

quo. Dans cette hypothèse, ceux-ci envisagent de garder le pouvoir même dans une

situation de changement de régime, car comme dans le passé, ils restent les forces

sociales les mieux organisées du pays. En ce qui concerne la Roumanie, cette situation a

vu le jour quand le FSN a donné le feu vert pour la création de plusieurs partis

politiques et l’organisation d’élections libres et démocratiques. Par contre, ce que le

nouveau régime en place semblait ignorer, c’est que, dans un jeu avec des règles

démocratiques, un changement de situation peut arriver par les élections et qu’il est

alors très difficile de revenir en arrière.

Dans les deux cas, nous ne pouvons pas parler d’application « parfaite » du

modèle de Przeworski au cas roumain. Tout d’abord, les membres qui constituent le

socle même de son modèle n’existent pas ; ensuite, les issues qu’il propose ne peuvent

pas s’appliquer au cas roumain. Par exemple, les « liberalisers » roumains étaient

Page 313: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

313

d’anciens militaires membres de la Securitate, mais aussi des membres du deuxième et

troisième cercle de la nomenklatura ayant de nombreux contacts avec l’étranger. Ce

sont eux qui étaient en totale opposition avec le régime et les membres du premier

cercle de la nomenklatura, puisqu’ils étaient totalement opposés à tout changement,

même si la survie du régime, était en jeu. En réalité, les informations dont nous

disposons à ce jour, plus de vingt ans après la chute du régime de Ceausescu,

démontrent qu’un complot contre le couple Ceausescu a bien eu lieu ; ce qui confirme

les affirmations de Silviu Brucan, pour qui l’existence même de ce complot explique la

rapidité avec laquelle l’Armée et la Securitate ont rejoint le mouvement initié par la

foule le 22 décembre 1989.

De ce fait, nous pouvons qualifier ces opposants au régime de « liberalisers »,

car ils étaient tenus en dehors du régime de par leur position vis-à-vis du leader au

pouvoir. Par contre, contrairement aux « liberalisers » du modèle de Przeworski, les

« liberalisers » roumains n’ont tenté à aucun moment une négociation avec les membres

de la société civile, car ceux- ci étaient tout simplement inexistants. Le jeu, les

négociations qui ont pu avoir lieu dans d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale,

où le modèle s’applique parfaitement, n’ont jamais vu le jour en Roumanie, faute de

protagonistes. De plus, on a assisté à une implosion de la société roumaine, de sorte que

ses demandes sont allées bien plus loin que ce que les « liberalisers » avaient imaginé.

Alors qu’ils pensaient instaurer « un socialisme au visage humain », les demandes de

démocratie et de liberté ont pris tout le monde par surprise.

Aucune négociation n’était prévue entre les « liberalisers » devenus FSN et la

société civile, tout simplement parce que les dirigeants du Front partaient de

l’hypothèse selon laquelle ils seraient gagnants lors des élections, même au sein d’une

société civile pluraliste. L’image qu’ils avaient réussie à se construire, et la perception

que la population avait du Front les donnaient comme les uniques gagnants possibles

d’éventuelles élections. De ce point de vue, nous pouvons conclure que les

« liberalisers » auraient pu instaurer un nouveau régime politique dans la lignée de la

Perestroïka de l’ex URSS. Comment expliquer, alors, qu’une transition démocratique a

bien eu lieu en Roumanie ? Quels sont les facteurs et les éléments favorisants ?

Page 314: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

314

2- Les acteurs et les facteurs favorables à la transition roumaine

Comme nous l’avons déjà souligné, les acteurs du FSN ont vite compris qu’ils

avaient les clés pour maintenir le pays dans un « socialisme à visage humain ». C’était

leur plan initial qui avait l’avantage de leur permettre de gagner des élections « libres »,

mais surtout pour les nouveaux acteurs au pouvoir, de s’enrichir grâce aux nombreuses

privatisations des entreprises d’Etat. Le fait de ralentir ce processus dans le temps leur

permettait aussi de maintenir le mécontentement populaire à un niveau relativement bas,

en maintenant des emplois payés par l’Etat dans des entreprises en faillite et non

productives, afin de se construire un nouvel électorat. Mais, le plus important était en

réalité de réduire la valeur réelle des entreprises, afin de pouvoir les vendre aux

membres du pouvoir à des prix dérisoires, sous couvert de privatisations. Ce qui

explique sans doute que les « liberalisers » roumains ont préféré diriger le pays vers une

destination inconnue, via une lente transition démocratique, car cette situation ambigüe

semble être plus profitable aux nouveaux acteurs au pouvoir que celle qu’ils avaient

prévue initialement.

On se trouve donc ici dans une situation paradoxale dans laquelle le nouveau

pouvoir en place décide de maintenir le pays dans un statu quo, sans avoir une ligne

directrice claire, et dont le souci le plus important est son maintien au pouvoir et

l’enrichissement de ses membres. Le nouveau pouvoir en place à Bucarest, constitué

autour du FSN, avait tout intérêt à garder Iliescu en place à cause de ses liens avec le

passé. C’est sa position au pouvoir en tant que chef de l’Etat d’une part, mais aussi

comme membre de l’ancienne nomenklatura, qui cautionnera l’acquisition par des ex

membres de l’Armée et de la Securitate de nombreuses entreprises d’Etat ainsi que la

création de véritables empires financiers. Cette particularité propre au cas roumain, doit

être mise en lumière, d’autant plus qu’un véritable réseau constitué de membres des

familles des dirigeants et acteurs a été coopté pour être partie prenante lors de ces

opérations financières si lucratives.

Nous rejoignons à cet égard, le point de vue de Stepan et Linz, d’après lesquels

Ceausescu et sa famille ont considéré la Roumanie comme étant leur domaine propre,

créant ainsi un régime proche du sultanat. Cette pratique du pouvoir a laissé des traces

si profondes dans la mémoire collective que le nouveau pouvoir en place, c'est-à-dire

les « liberalisers » roumains, a tenté de reproduire le même schéma. De ce point de vue,

nous nous trouvons en présence d’une situation inédite, car nulle part, dans les autres

pays de l’Europe Centrale et Orientale, se sont développées de telles pratiques. Et,

Page 315: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

315

comme nous l’avons souligné, rien ni personne ne pouvait empêcher cette situation,

puisque, en référence au modèle de Przeworski, il est clair qu’il manquait des acteurs

clés d’un processus transitionnel classique.

La société civile était inexistante, ainsi que les « Modérés ». Quant aux radicaux,

leur existence a pris forme uniquement à partir du moment où la foule a demandé

l’abolition inconditionnelle du communisme. Enfin, les « Liberalisers » avaient une

position ambigüe : partie prenante du régime, ils étaient mis en marge de celui-ci. Leur

arrivée au pouvoir leur a fait prendre conscience qu’ils avaient plus à gagner s’ils

entamaient une transition démocratique, que de continuer vers un « socialisme au visage

humain » tel qu’initialement prévu.

Une fois au pouvoir, les « Liberalisers » sont devenus des entrepreneurs, de

véritables chefs d’entreprise, créant ainsi une authentique structure féodale (c’est une

des différences majeures avec le régime de Ceausescu, qui avait géré le pays à la

manière d’un sultanat). Cela leur a permis, non seulement de profiter de leur position

pour s’enrichir, mais plus grave encore, ceux-ci ont contribué à la création d’une

économie parallèle, ruinant ainsi l’économie réelle. Il s’agit donc d’un régime politique

qui contrôle l’économie réelle, qui contribue à la création d’une économie parallèle et,

plus encore, qui contrôle plus de 60% des médias du pays, donc en grande partie toute

l’information. Il y a là, d’une certaine façon, un étonnant retour en arrière, dans la

mesure où le pays se retrouve sous l’emprise quasi-totale d’un système, différent certes

du régime communiste.

Il nous semble utile de mettre en avant une différence majeure. Si, pendant le

régime de Ceausescu, le pouvoir venait d’un seul lieu (le Comité Central et son

Président Ceausescu, raison pour laquelle Stepan et Linz assimilent ce régime à un

Sultanat), dans la Roumanie postcommuniste, le pouvoir émane des membres du parti

au pouvoir, qui détiennent des positions clés au sein de l’administration de l’Etat, de

l’économie et de la justice. Il est clair que le nouveau régime au pouvoir (composé des

ex membres de l’Armée, de la nomenklatura, etc.) a largement « récompensé » la

Securitate pour son aide dans le renversement du régime communiste, récompense qui

s’est traduite par l’attribution de postes clé dans les nouvelles structures de l’Etat. Tous

ces éléments démontrent que les « Liberalisers » existaient assurément en Roumanie,

mais que leur rôle est différent de celui que propose Przeworski dans son modèle. Il

reste que le fait que la Roumanie souhaite son intégration dans les structures euro-

atlantiques a constitué un facteur essentiel dans son avancement sur la voie de la

transition démocratique.

Page 316: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

316

B. L’exceptionnalisme à l’Est382

Comprendre la transition démocratique dans l’espace postcommuniste nous

incite à avoir une vision s’ensemble du phénomène dans le temps et dans l’espace, de

telle manière qu’une explication en termes de multi causalité s’impose comme une

évidence. Max Weber avait déjà défendu l’idée que l’explication des phénomènes

sociaux ne repose jamais sur une cause unique. Il s’agit chaque fois d’une combinaison

d’une pluralité de causes qui vont avoir un impact plus ou moins important sur des

situations sociales ou historiques. De ce fait, pour comprendre les transitions

démocratiques dans l’Europe Centrale et Orientale, il ne suffit plus de prendre en

compte les structures fondamentales, politiques et sociales. Positionner au sein de

l’analyse le choix rationnel des acteurs devient la condition sine qua non, pour

expliquer le positionnement dans le temps et dans l’espace de ces changements. A cet

égard, Norbert Elias écrit : « (…) aujourd’hui comme jadis, ce ne sont ni les finalités et

les contraintes économiques ‘seules’, ni les mobiles et les agents politiques ‘ seuls’ qui

constituent le premier moteur de ces ‘transformations’ »383

L’exceptionnalisme à l’Est est dû à la nécessité de combiner les structures

fondamentales, politiques et sociales, avec les choix rationnel des acteurs en termes

d’opportunités politiques, dans un contexte de « temps long »384 cher à Fernand Braudel,

ou encore en se positionnant vis-à-vis de la « polyphonie des temps du politique »385,

afin de mieux mettre en évidence la pluralité des temporalités propres aux phénomènes

politiques. C’est l’une des hypothèses qui peut constituer un élément de réponse face à

l’inadéquation des modèles théoriques d’avant 1989 à la situation des Etats post

communiste.

382 Cette expression a été utilisée pour la première fois par Michael McFAUL dans son article intitulé

‘The Fourth Wave of Democracy and Dictatorship’, essai, présenté, pour le Congrès Annuel de la

Société Américaine de Science Politique, qui s’est tenu en 2001, 30 Août- 2 Septembre, San Francisco. 383 ELIAS, Norbert, La dynamique de l’Occident, Edition Calmann –Levy, Paris, 1994, p. 302 384 Nous faisons référence à la notion de temps long, telle que définie par Fernand BRAUDEL, dans

Grammaire des Civilisations, op. cit. 385 DELOYE, Yves, « Le goût de la comparaison. Rapides réflexions à propos d’un état des savoirs

comparés » in Faire de la politique comparée. Les terrains du comparatisme, Paris, Karthala, 2005, p.

24

Page 317: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

317

1- Interrogations sur les anciennes théories

La fin du communisme dans l’Europe Centrale et Orientale a été si soudaine et si

inattendue, tant pour les populations concernées que, et plus encore, pour les chercheurs

ayant travaillé sur des questions similaires dans d’autres régions du monde. Prendre en

compte les approches théoriques existantes, afin d’expliquer ce changement de régime,

s’est alors imposé comme une évidence. Par la suite, découvrir et démonter

l’inadéquation de ces modèles existants vis-à-vis de la situation concrète des pays de

l’Est a produit une littérature critique abondante. Parce que les expériences africaines et

sud-américaines sont très différentes de celles du monde communiste est européen,

toute transposition des postulats propres à ces expériences là est apparue comme

fondamentalement erronée.

Il est vrai que, dans cette aire géographique, la transition ne devait pas se faire

d’un système autoritaire vers un système démocratique, mais bien à partir d’un régime

totalitaire. Par ailleurs, du fait de la culture marxiste–léniniste existante, de l’héritage

institutionnel communiste et des conditions de « rupture » avec les anciens régimes

communistes (soit en douceur, comme dans le cas de la Pologne, ou dans le sang,

comme en Roumanie), le résultat de tous ces changements ne pouvait qu’être

exceptionnel, et les nouveaux régimes mis en place aussi. En partant ce de postulat, il

est vrai que la plupart des régimes communistes (à l’exception de la Roumanie, pour

laquelle une partie des critères n’était pas acquis) remplissaient partiellement les

conditions nécessaires à l’instauration de la démocratie.

Mais, ce que personne n’avait pu prévoir, c’est sans doute le fait que « (…) les

transitions des pays de l’Europe de l’Est et les régimes démocratiques qui s’y sont

implantés rencontrent un tel succès – cette affirmation étant valable même pour

quelques pays de l’ex URSS. Pour tous ces pays, le changement de régime s’est fait

encore plus rapidement que celui que nous avons pu constater en Amérique Latine ou en

Europe de Sud. De ce fait, pour des pays tels que la Bulgarie, la Croatie, la République

Tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la

Slovaquie et la Slovénie, nous ne pouvons pas nous imaginer leur avenir autre que

‘moderne, libéral dans le cadre d’une démocratie représentative »386 (traduction libre).

386 Nous faisons référence à l’article de Philippe C. SCHMITTER et Terry Lynn KARL, intitulé

« Concepts, Assumptions and Hypothses about Democratization : Reflexions on ‘Stretching’from South

Page 318: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

318

Ainsi, de nos jours, ces Etats peuvent afficher, ou presque, tous les attributs des

Etats démocratiques. Par conséquent, le corpus théorique d’avant 1989 trouve sa place

et sa pertinence seulement si nous considérons les transitions, non pas comme un

passage (quelque soit le régime d’origine) vers la démocratie, mais comme un passage

d’un régime autoritaire vers un autre régime. A contrario, le fait que ces modèles

théoriques ne trouvent pas d’écho dans tous les pays de l’Europe Centrale et Orientale,

n’enlève rien à leur opérationnalité dans un autre contexte, à leur force explicative et à

leurs qualités académiques. De plus, concernant les pays de l’Europe Centrale et

Orientale, la situation s’est avérée être beaucoup plus complexe que celle qu’ont connu

les pays d’Amériques Latine ou de l’Europe de Sud, dans la mesure où « (…) dans

l’Est, les transitions doivent être comprises comme une période d’une durée

indéterminée, caractérisée par une extraordinaire incertitude, dans laquelle les actions

ne peuvent pas être spécifiées et les choix des acteurs sont indéterminés. Les études des

cas que nous avons menées démontrent le degré élevé d’imprévisibilité des situations

que doivent affronter les acteurs, le manque constant d’informations viables, leur

incapacité de se positionner vis-à-vis de leurs intérêts dans un contexte confus, ainsi

que la prise de position qu’ils doivent avoir si un conflit venait se solutionner de lui-

même. De ce fait, leurs calculs politiques à court terme ne peuvent en aucun cas être

déduits ex ante ou imputés à posteriori au positionnement structurel des acteurs

pendant ces ‘temps intéressants’. Par conséquent, les transitions de l’autocratie sont des

périodes ‘d’anormalité politique’ qui demandent une conceptualisation spécifique et la

mise en place d’hypothèses de recherche distinctes. Parce que les événements sont

inattendus, que les acteurs n’ont pas de profil standard, que les identités sont décalés,

que les institutions n’assument pas pleinement leur rôle, les soutiens impossibles à

quantifier, que les choix sont faits dans un contexte d’urgence et que les risques sont

non quantifiables et difficilement mesurables, que les outils ‘normaux’ utilisés en

sciences sociales ne sont pas de grand secours, cela explique pourquoi les transitions ne

se prêtent pas à une modélisation formelle. Et rien de ce qui a été écrit sur le

postcommunisme ne contredit notre hypothèse »387.

En conclusion, les théories d’avant 1989 ne trouvent leur place que si nous nous

positionnons dans une logique de transition d’un régime autoritaire vers un autre type

to East », document présenté au colloque Les Transition des Régimes Communistes dans une

Perspective Comparatiste, financé par le Centre pour la Démocratie, le Développement et l’Etat de

Droit, Institut pour les Etudes Internationales, Université de Stanford, 15-16 Novembre, 2002. 387 Ibid. op. cit.

Page 319: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

319

de régime, sans qu’il s’agisse nécessairement de la démocratie. Par contre, l’existence

d’un certain nombre de critères (déjà précisés sous le terme de pré conditions), peut,

potentiellement, nous permettre d’envisager pour un pays en particulier une issue

démocratique à la fin de sa période de transition. De sorte qu’il est crucial, à notre sens,

de souligner (surtout dans le cas de la Roumanie) que ces critères ne sont pas structurels

et que, d’autre part, aucune série de structures ne peut expliquer, à elle seule, une

transition démocratique réussie.

2- Au-delà de la transition démocratique : la qualité de la démocratie

Les théories dites ‘classiques’ de la transition démocratique s’accordent à

minima sur deux points très importants, que les expériences post décembre 1989 n’ont

pas démentis. Tout d’abord, le fait qu’il n’est pas possible de parler de transition voulue

vers la démocratie en l’absence de l’existence d’une nation et d’une structure de classe

spécifique. Une fois l’existence de ces deux paramètres assurée, il est possible de

s’intéresser aux acteurs et à leurs choix dans cette période ‘d’anormalité politique’.

Nous souhaitons souligner, à cet égard qu’une transition négociée peut s’avérer

impossible lorsque les forces de l’opposition sont inexistantes. Ce fut le cas, a priori, en

Roumanie, mais l’après Ceausescu a montré que ces forces existaient bien, mais

qu’elles étaient latentes dans la société.

D’autre part, si nous faisons référence à la Roumanie, cette démarche de

négociation entre l’ancien régime et le nouveau n’a jamais eu lieu, ce qui n’a pas

empêché la mise en place de la transition démocratique, ni, plus tard, le début de la

consolidation démocratique. Cela étant, dans le cas des transitions post communistes, ni

l’absence de société civile, ni celle d’acteurs non étatiques autonomes, ni même les

clivages économiques (quelle que soit leur ampleur), ou le rôle de plus en plus réduit ou

dévié des institutions, n’ont constitué un frein réel à l’avènement de la démocratie. De

ce fait, on peut penser que dans ces pays, outre l’existence de groupes d’opposition

organisés (comme ce fut le cas en Pologne avec Solidarnosc), des groupes d’opposition

latents ont bel et bien existé, dont la Roumanie constitue là encore un très bon exemple.

Page 320: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

320

Nous rejoignons aussi le point de vue des auteurs tels que Ph C. Schmitter, Terry

Karl Lynn, Stepan et Linz, ou encore Samuel Valenzuela388, selon lesquels le mode de

transition démocratique (la manière dont elle se déroule, sa durée dans le temps, les

choix des acteurs) a un impact considérable sur le processus de démocratisation, en

aval. Néanmoins, il est vrai que le mode de transition n’a pas d’impact sur la survie

d’une démocratie, il peut juste influencer le choix d’une trajectoire ou de la mise en

place des structures ultérieures. En extrapolant, nous pouvons donc affirmer que si le

mode de transition n’a pas d’impact sur la survie ou non d’une démocratie, il influe

pourtant sur la qualité du régime démocratique qui a vu le jour.

De ce fait, si l’on souhaite s’interroger sur la qualité de la démocratie en tant que

régime issue d’une transition, il convient de souligner la nécessité d’avoir une nation et

un développement économique durable. D’autres facteurs peuvent avoir un impact

aléatoire, qui va différer d’un régime à un autre, et cela quel que soit le mode de

transition, (nous faisons référence au poids et à la solidité des partis politiques, aux

réformes économiques menées ou encore aux inégalités existantes au sein de la société).

Or, pour les nouvelles démocraties de l’Est, il semble utile d’abord de vérifier leur

solidité et leur pérennité dans le temps, avant de pouvoir s’interroger sur la qualité de

leur régime. D’un point de vue plus optimiste, dans la plupart des pays de l’Europe

Centrale et Orientale, les transitions démocratiques sont terminées et ceux-ci ont rejoint

le camp des pays démocratiques. Et si des réajustements ou des changements

institutionnels restent toujours possibles, globalement la probabilité d’un retour en

arrière vers un régime communiste est quasi nulle.

Si la vague de transitions dans les pays d’Amérique Latine et de l’Europe de Sud

a eu comme point de départ un souhait ‘d’évolution’ (à grande échelle, ce qui explique

que le phénomène ait touché un si grand nombre de pays, sur des continents différents),

en revanche, pour les transitions post communistes en Europe de l’Est, le point de

départ a été révolutionnaire (ce changement s’est effectué à une échelle géographique

plus réduite). Aussi, nulle part ailleurs, le changement de régime ne s’est fait dans la

violence (comme dans le cas roumain) ; aucun changement de régime n’a nourri autant

d’idéaux utopiques, n’a mobilisé autant de monde ; mais, surtout, nulle par ailleurs, les

protagonistes, les élites de l’ancien régime ne sont restés au pouvoir. S’agissant de la

388 Nous faisons référence à l’article de Samuel VALENZUELA intitulé « Democratic Consolidation in

Post –Transitional Settings : Notion, Process and Facilitating Conditions », in MAINWARING, Scott,

O’DONNEL, Guillermo, VALENZUELA, J. Samuel, Issues in Democratic Consolidation : The New

South American Democraties, South Bend, University of Notre Dame Press, 1992

Page 321: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

321

Roumanie, bien des commentaires ont été faits, tellement la situation d’après 1989 était

incongrue : les Roumains ont renversé Ceausescu, mais ont élu des communistes pour le

remplacer. On le voit, si la transition est irréversible, si la consolidation est en marche,

la qualité des jeunes démocraties à l’Est reste encore, à notre sens, sujet

d’interrogations.

En conclusion, concernant toujours la situation de la Roumanie, nous rejoignons

le point de vue d’Antoine Heemeryck : « La politique de démocratisation, succédant à

la consolidation, au développement et à l’humanitaire, ne peut être considérée comme

démocratique, aucune des bureaucraties transnationales de démocratisation ne se plie à

la morale qu’elles vante et vende, échappant à la communauté politique locale et à toute

forme de responsabilité politique. Et ce n’est pas là un mince paradoxe. Elles créent, par

le biais de l’imposition de normes, une scission entre inclus et exclus. C’est pourquoi,

dans ce cadre, il n’existe pas de société, il existe seulement des normaux et des

anormaux. Et la Roumanie se situe dans cet interstice idéologique entre normalité et

l’anormalité »389.

389 HEEMERYCK, Antoine, L’importation démocratique en Roumanie : Une perspective

anthropologique sur la construction d’une société post-dictatoriale, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 388

Page 322: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

322

Page 323: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

323

CHAPITRE 2

Les nouvelles théories :

une explication pertinente de la transition roumaine

Les événements qui ont marqué l’Europe Centrale et Orientale après 1989,

comme ceux qui secouent les pays arabes vingt ans plus tard, démontrent qu’une grande

partie des théories censées expliquer l’avènement de ces mouvements sociaux et leurs

évolutions ne sont plus adaptées à la réalité. Les manifestations de rue qui ont eu lieu en

Europe de l’Est, depuis l’automne 1989 jusqu’aux premiers mois de 1990, constituent

une des composantes majeures de la première étape du processus de transition des

P.E.C.O.. Si, avant 1989, la plupart des travaux s’étaient focalisés sur les facteurs

structuraux, les événements de 1989 ont démontré le rôle essentiel des mobilisations

collectives dans le processus de transition. Mais, plus important encore, il faut

souligner, avec Michel Dobry, qu’une grande partie des travaux axés sur l’étude des

transitions a négligé « d’explorer les effets de l’irruption dans les trajectoires des

transitions, des périodes marquées par la fluidité politique (la place et le ‘poids’ des

manifestations de rue y représentant un excellent révélateur aussi bien que des brusques

fluctuations de la ‘valeur’ des différentes ressources politiques que des contraintes de

situations qui s’imposent alors aux perceptions) »390. C’est dire ainsi tout le poids du

facteur culturel, susceptible d’expliquer, comme le rappelle cet auteur, pourquoi

l’Allemagne de l’Est a connu des manifestations dans le calme, tandis que la Roumanie

en décembre 1989 était secouée par des mouvements d’une rare violence.

Il convient donc de souligner l’importance croissante du facteur incertitude dans

l’analyse des transitions, c'est-à-dire le repositionnement de la rationalité et des

390 DOBRY, Michel, « L’improbable et le probable », in ‘Les processus de transition à la démocratie :

Bénin, Togo, Hongrie, Pologne, République Tchèque, RDA, Roumanie, Russie, Slovaquie’, dans

Culture et Conflits, no 17, éd. L’ Harmattan, 1995, p. 112

Page 324: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

324

opportunités politiques, mais également l’élément émotionnel inhérent aux événements.

De sorte qu’une autre manière de comprendre les transitions démocratiques est possible.

Section 1 Les effets des mobilisations collectives

Les différences qui caractérisent les mobilisations collectives (différences de

nature et de style, en raison des caractères nationaux) ont été largement étudiées et

mises en avant par les spécialistes des « area studies ». Mais les différences de

comportement entre l’Europe Centrale catholique ou protestante et celle de l’Europe de

l’Est orthodoxe ne peuvent suffire pour expliquer les motifs de ces mouvements

sociaux. Afin de mieux comprendre le phénomène, Michel Dobry utilise les termes de

« causalité constitutive » et d’« illusion étiologique » 391 . Pour lui, s’agissant des

transitions de l’Europe de l’Est, « il se pourrait bien que, comme le suggère Barrington

Moore, la bonne question ne soit pas tant ‘Pourquoi les hommes se révoltent-ils ?’, mais

plutôt ‘Pourquoi ne le font-ils pas plus souvent ?’. Il est clair en effet que ni le

mécontentement, ni la domination subie, la frustration ou la privation - ‘relatives’ ou

‘absolues’ -, pas plus que le sentiment de l’illégitimité des autorités en place - avec le

refus de leurs valeurs ou de leurs pratiques - ne sauraient suffire à expliquer les formes,

les lieux ou les moments de ces mobilisations. On peut, sans risque d’être démenti,

avancer que si le mécontentement (et ses diverses variantes ‘motivationnelles’) avaient

constitué le ressort causal de ces mobilisations, alors on aurait eu affaire depuis

longtemps, et en permanence, à des contestations aussi puissantes ».392

Dans son ouvrage Power in Movement, paru en 1994, Sidney Tarrow démontre

qu’aucun de ces paramètres n’est en mesure d’expliquer l’apparition de ces mouvements

sociaux. L’auteur s’interroge sur l’éventualité de « l’émergence de l’action collective

de la mobilisation ou de la contestation par le miracle ‘d’une prise de conscience’

préalable à l’action »393. Outre la prise de conscience, un autre élément, plus important

391 Les deux termes sont utilisés par Michel DOBRY dans son ouvrage Sociologie des crises politiques,

Les Presses Sciences Po, 3éme édition, FNSP, 2009 392 Ibid. 1, op. cit393 TARROW, Sidney, Power in Movement: Collective Action, Social Movements and Politics,

Cambridge University Press, 1994, p. 188

Page 325: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

325

encore pour Michel Dobry, réside dans l’information rationnelle et son impact au sein

des « unités naturelles » structurant l’espace de mobilisation : l’auteur fait référence « à

ces moments de ‘décollage’ dans un espace social qui d’une certaine manière

préexistent à la mobilisation. (…) La structuration de cet espace, qui s’impose ainsi à la

‘marche’ des mobilisations (c'est-à-dire aux calculs, estimations et définitions de

situation de leurs protagonistes), impose du même coup des perceptions plus ou moins

cristallisées ou mieux, des véritables préjugés sociaux sur ce que ‘sont’ les membres de

ces autres unités naturelles et sur ce que la mobilisation peut attendre »394.

Dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale, les mobilisations collectives ont

comme particularité que même les indécis ont pris part au mouvement général. Michel

Dobry démontre, à cet égard, que, dans les ex-pays communistes, la « puissance de la

mobilisation peut être également fonction du caractère non anticipé, surprenant ou

paradoxal de l’entrée dans le jeu de certains segments sociaux, groupes ou unités

naturelles : l’inattendu, l’imprévisible, le surprenant ne sont en effet déchiffrés comme

tels par les acteurs qu’en relation, justement, aux ‘préjugés sociaux ‘, perceptions et

anticipations participant aux espaces de mobilisation. Le surgissement de l’inattendu

consiste alors souvent en l’apparition de l’action collective là où elle était perçue

comme hautement improbable »395. Dans cette optique, il faut chercher à comprendre le

poids du rationnel et celui de l’émotionnel dans l’avènement des transformations qui ont

eu lieu dans l’espace post communiste.

A. Rationalité et opportunités politiques

A ce jour, il n’est toujours pas évident de trouver une explication scientifique

précise qui puisse rendre compte avec certitude de ce qui s’est réellement passé en

Roumanie en décembre 1989. Sans aucun doute, les événements qui ont causé la chute

de Ceausescu n’étaient pas prévisibles. En effet, comme nous l’avons déjà montré, c’est

un événement sans grande importance, au départ, qui a constitué, en fin de compte, le

point déclencheur de la chute du régime communiste. La plupart des théories de la

mobilisation collective, celles des mouvements sociaux et celles de la mobilisation des

394 Ibid. 2, op. cit, p.81 395 Ibid. 2, op. cit.

Page 326: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

326

ressources ne peuvent expliquer ce phénomène. Adam Przeworski lui-même affirme

qu’il est plus facile d’expliquer pourquoi le communisme devait tomber, que

d’expliquer pourquoi cela s’est produit à l’instant T en décembre 1989396.

De plus, l’auteur souligne que, dans la plupart des pays communistes de l’Europe

Centrale, il y a eu un « pacte social implicite » entre les nouvelles élites au pouvoir et la

population. Ce pacte s’est traduit dans les faits par une perspective de bien-être matériel

garantie par les élites en contrepartie du silence de la population et de son consentement

à leur légitimité. Indubitablement, pour Przeworski, l’événement qui a précipité la chute

du communisme est la « Perestroïka » de Gorbatchev. Cette affirmation reste vraie pour

la plupart des pays communistes, à l’exception de la Roumanie où le changement de

régime s’est accompagné de violences qui ont marqué à jamais de sang la Révolution.

Quant à Sidney Tarrow, il trouve une autre explication aux événements post

1989. Au delà de l’image symbolique de la chute du mur de Berlin et des barbelés

coupés, l’auteur considère que la vague des mobilisations collectives en Europe

Centrale et de l’Est est une réponse collective au manque de légitimité des pouvoirs en

place. De plus, les opportunités politiques qui accompagnent un changement de régime

augmentent ainsi que les gains, alors que les coûts et les risques diminuent. Tarrow

souligne aussi que les opportunités politiques deviennent plus importantes et touchent

les individus à plusieurs niveaux : au niveau du citoyen (le champ des revendications

légitimes s’élargit, l’individu peut ainsi affirmer ses opinions et s’imposer sur la scène

politique), au niveau des groupes (les opportunités de rassemblement augmentent et

peuvent influencer les décisions politiques), et, enfin, au niveau des élites (celles-ci

rencontrent de nouvelles opportunités au sein du nouveau régime politique).

L’auteur démontre que les pays de l’Europe Centrale et Orientale offrent les

trois niveaux d’opportunité politique, mais que les choix des différents acteurs ne sont

pas toujours des choix rationnels. De fait, nous rejoignons son point de vue car nous

pensons qu’une lecture des événements de décembre 1989 à travers le prisme des

théories de l’action collective peut nous aider à mieux comprendre ce qui s’est passé,

mais aussi à analyser la transition démocratique d’un point de vue social. Nous

souhaitons donc nous appuyer sur les modèles théoriques de Mancur Olson et Anthony

Oberschall.

396 PRZEWORSKI, Adam, “The ‘East’ Becomes the ‘South’? The ‘Autumn of People’ and the Future of

Easter Europe”, in Political Science and Politics, vol. XXIV, no. 1, mars 1991, pp.20-24.

Page 327: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

327

1- Le modèle olsonien d’action collective adapté au cas roumain

Dans son livre mondialement connu La logique de l’action collective397 publié

en 1965, l’économiste américain Mancur Olson s’appuie sur une approche

d’individualisme méthodologique pour approfondir de manière critique le

fonctionnement des groupes et des organisations. Sa thèse, devenue désormais le

paradoxe d’Olson, est la suivante : « Les grands groupes peuvent rester inorganisés et

ne jamais passer à l’action même si un consensus sur les objectifs et les moyens

existe »398. Ainsi, dans le cadre de cette analyse, nous devons prendre en compte le fait

que généralement, quel que soit le pays ou le contexte, des individus et/ou des groupes

qui a priori auraient tout intérêt à s’associer pour obtenir un bien profitable à tous, ne le

feront pas. A contrario, si toutefois ce bien est obtenu, il sera profitable à tous, et non

pas seulement aux individus et/ou groupes qui se sont mobilisés pour l’obtenir.

Outre l’articulation réelle entre « des choix individuels et des évolutions

sociales, des interventions de personnes, de groupes et leurs résultats à l’échelle de

l’ensemble de la société »399, nous souhaitons aussi prendre en compte la dimension

rationnelle de l’action collective. Cette dimension nous semble d’autant plus importante

qu’un hiatus entre l’improbabilité d’une action collective et l’existence réelle de

différentes formes d’action collective est bel et bien présent. De ce fait, comment

expliquer son existence sinon par le biais d’une dimension rationnelle de l’action

collective ? Dans son livre, Mancur Olson met en évidence le comportement rationnel

via les raisonnements économiques de maximisation des bénéfices. En réalité, les

implications d’un comportement rationnel au sein d’une action collective sont

multiples.

A la différence d’Olson, Raymond Boudon considère l’individu comme

l’élément premier de tout phénomène social. De ce fait, la condition sine qua non pour

comprendre le social devient la compréhension des rationalités des individus. L’étape

397 OLSON, Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978 (traduit de l’américain par Mario

Levi).398 Ibid. 8, op. cit. 399 Ibid.8, op. cit.

Page 328: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

328

suivante devient l’analyse des « effets de composition »400(le mode d’imbrication des

actions individuelles qui créent un phénomène social) afin de mieux cerner « les

phénomènes de composition »401. Ce sont ces phénomènes qui peuvent générer parfois

des effets inverses à ceux souhaités initialement. L’auteur va ainsi élargir sa sphère de

recherche : à la rationalité instrumentale s’ajoutent les concepts de rationalité

axiologique (qui fait intervenir les valeurs sociales, donc morales et éthiques) et

cognitive (croyances, pratiques et ressenties comme telles par l’individu, même si elles

peuvent s’avérer fausses par la suite). Cette séparation entre rationalité instrumentale,

axiologique et cognitive nous permet d’affirmer que le choix rationnel va de pair avec

le fait qu’un individu a des préférences qui lui sont propres et qui vont influencer son

comportement.

Dans le cas roumain, les conditions considérées comme nécessaires par la plupart

des théories des mouvements sociaux n’étaient pas réunies en décembre 1989. De plus,

aucune des études réalisées postérieurement n’a pris en compte la dimension

psychologique et émotionnelle des individus. Pour rappel, la théorie de Mancur Olson

stipule qu’au sein d’un groupe, des individus préfèrent faire « cavalier seul », même si

les bénéfices acquis lors d’une action collective vont être distribués de manière

équitable même aux non-participants, qui ont ainsi évité les risques liés à une

participation. Pour pallier à ce manquement, Olson pense que les leaders doivent

« séduire » les individus avec des « selective incentives »402, autrement dit des bénéfices

propres à chacun. Au vu de tous ces éléments, la Roumanie reste un cas à part vis-à-vis

des autres pays de l’Europe Centrale et Orientale qui ont connu des changements de

régime en 1989.

Tout d’abord, Olson s’inscrit dès le départ dans un cadre déjà démocratique, ou

au moins dans un régime dans lequel le droit à la parole existe. De ce point de vue, la

Roumanie fait exception parmi les pays ex- communistes, car aucun droit à la parole

n’existait ; de la même manière que toute opposition était inexistante. Ensuite, la théorie

d’Olson n’est pas dynamique, autrement dit l’auteur part du principe que le groupe

(quelle que soit sa taille) décide d’agir ou non dès le départ. Ce qui implique que les

incitations sélectives (positives/récompensées ou négatives/risquées) s’appliquent au

400 BOUDON, Raymond, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique ? », dans

Sociologie et Société, vol. 39, no. 1, 2002, pp. 281-309 401 Ibid. 11, op.cit. 402 Ibid. 8, op. cit.

Page 329: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

329

moment de la formation du groupe, même s’il est de taille réduite. Nous sommes donc

dans une configuration dans laquelle des leaders peuvent émerger quelle que soit la

taille du groupe et qu’il existe ou non un lien social avec le groupe. De plus, dans cette

perspective, la rationalité doit être mise en relation avec la structure sociale dans

laquelle les individus coexistent les uns avec les autres. Des variables complémentaires,

telles que des éléments psychologiques et d’aliénation, peuvent être prises en compte

dans une configuration où la raison n’est plus à elle toute seule une base d’analyse

suffisante.

Concernant le cas roumain, nous pensons qu’il est important de souligner le

changement de la structure d’opportunités politiques lors de la genèse de la révolution

roumaine. Deux facteurs externes ont contribué à convaincre de plus en plus de

Roumains de l’importance d’agir à ce moment précis. Rappelons-le, la fin des années

quatre vingt correspond à la politique de glasnost de Gorbatchev et au succès des

révolutions dans d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale. De plus, les signaux

extérieurs confirmaient que l’ex-Union Soviétique ne souhaitait pas intervenir pour

soutenir le régime en place à Bucarest ; ce qui augmentait considérablement les chances

de réussite d’un éventuel mouvement populaire, sans doute plus qu’à aucun autre

moment de l’histoire. Pour la première fois depuis plus de quarante-cinq années, les

opportunités politiques qui se dessinaient étaient énormes, les incitations sélectives

aussi. N’oublions pas que le mouvement populaire est parti de Timisoara (donc d’un

groupe relativement restreint) avant de s’étendre au reste du pays. Le leader malgré lui,

Laslo Tokes, avait des liens sociaux avec une partie du groupe (les membres de la

communauté protestante), mais le reste de la population s’est allié à sa cause. Pour la

première fois, le groupe estime qu’il a plus à perdre en restant inactif qu’en agissant,

même si, à première vue, les incitations sélectives sont négatives car les risques

encourus sont énormes.

En grand admirateur de Staline, Ceausescu n’a jamais cessé de durcir son

régime, et son voyage en Chine et en Corée du Nord en 1971 l’a conforté dans son idéal

du communisme. Cette vision du communisme poussé à l’extrême, à laquelle s’ajoute le

degré élevé de népotisme dans le pays, a contribué à faire de la Roumanie l’une des

dictatures les plus redoutées de l’Europe Centrale et de l’Est. Et pour finir, la théorie

d’Olson ne prend pas en compte le fait qu’une aide extérieure peut être apportée au

groupe. Sans revenir sur la polémique concernant la révolution roumaine quant à

l’implication éventuelle des Gouvernements étrangers dans la chute de Ceausescu, nous

pouvons affirmer sans hésiter que, dans le cas roumain, des interventions extérieures

Page 330: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

330

ont eu un impact non négligeable sur sa trajectoire. Nous estimons donc, que, tout en

enrichissant les travaux d’Olson, Oberschall crée un modèle qui a un fort pouvoir

explicatif vis-à-vis du cas roumain.

2- Le modèle d’Oberschall

A la différence d’Olson, Oberschall met en avant deux postulats importants : tout

d’abord, il y a une complémentarité entre les comportements institutionnalisés et les

comportements conflictuels ; ensuite, la rationalité des acteurs est la même quelles que

soient les situations sociales (celles-ci étant empreintes d’éléments non rationnels et

émotionnels). De plus, si Olson occulte le fait que le groupe peut bénéficier d’une aide

extérieure, Oberschall souligne l’existence et le rôle des entrepreneurs politiques situés

à l’extérieur du groupe en conflit. Nous rejoignons aussi son point de vue selon lequel,

lors d’un conflit, les individus doivent faire des choix rationnels en lien avec leurs

intérêts égoïstes, des choix qu’il qualifie de « choix éclairés »403. Selon l’auteur, les

choix des individus sont directement liés aux prédispositions émotionnelles des acteurs,

ainsi qu’au poids de l’histoire et des structures sociales. Il convient de rappeler que

l’auteur identifie deux types de causes pour illustrer un conflit : les causes structurelles

et les causes institutionnelles.

De plus, même si l’auteur affirme que, généralement, sa théorie vaut explication

pour des mobilisations au sein d’une communauté mais pas pour expliquer une

révolution, nous pensons qu’elle peut apporter un regard intéressant sur le cas roumain.

En effet, Oberschall affirme que deux facteurs influent sur l’intégration d’un groupe

mobilisé404 (qui expliquerait sa propension à s’impliquer dans une action collective) : la

distance par rapport au centre du pouvoir et l’organisation interne du groupe. Si nous

croisons ces deux dimensions, nous pouvons affirmer que la probabilité la plus élevée

de voir un mouvement social émerger se trouve au sein de communautés bien intégrés

sur le plan intérieur, mais segmentées par rapport au centre du pouvoir. Si nous

transposons cette théorie au cas roumain, nous pouvons vérifier sa validité en tenant

403 OBERSCHALL, Anthony, « Opportunités et Encadrement dans les Révoltes de l’Europe de l’Est de

1989 », dans McAdam, Doug, McCarthy John D., Zald, MayerN (éd.), Comparative Perspectives on

Social Movements : Political Opportunities, Mobilizing Structures and Cultural Framings, Cambridge

University Press, 1996, pp. 94- 100. 404 Ibid. 14, op. cit.

Page 331: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

331

compte du fait que la révolution roumaine prend racine dans un mouvement de

contestation qui n’a touché initialement que la communauté hongroise. Or, celle-ci est,

sans aucun doute très bien intégrée, mais éloignée du pouvoir. D’autre part, nous

pouvons affirmer aussi que mettre l’accent sur le sentiment d’intégration est une

démarche pertinente dans la mesure où celui-ci permet de diffuser au sein de la

population un sentiment d’appartenance à un même peuple, donc d’endurer les mêmes

souffrances et les mêmes injustices.

D’autre part, dans l’analyse du cas roumain, Oberschall met également l’accent

sur trois éléments importants : l’opportunité politique, la mobilisation et l’encadrement.

Comme nous l’avons déjà vu, la mobilisation n’était pas rationnelle (la rationalité

exigeait l’inaction), mais les individus ont fait des « choix éclairés » 405 . Quant à

l’opportunité, Oberschall souligne l’existence pour tout Etat d’un environnement

politique national et international. Dans le cas roumain, les deux structures ont été

préjudiciables à la population. Sur le plan interne, le régime avait perdu depuis très

longtemps sa légitimité ; par voie de conséquence, le seul instrument à sa disposition

pour encadrer la population était la terreur. Mais, en l’absence de légitimité du régime,

la peur disparaît, la nécessité de renverser le régime devient une évidence et les

fondements du « Parti Etat » sont touchés. La différence entre la Roumanie et les autres

pays de l’Europe Centrale et Orientale est évidente. Les Roumains ont atteint le seuil de

la survie biologique et les conditions de vie sont devenues tellement insupportables

qu’ils ont dépassé le seuil de la peur et se sont mobilisés pour changer de régime. Par

contre, les premières opportunités politiques sont apparues plus tard.

B. L’approche psychologique

Avec la naissance de la psychologie sociale à la fin du XIXe siècle, de nombreux

sociologues et politologues ont essayé de répondre à la question suivante : l’émergence

d’une protestation est-elle soumise à des conditions particulières, ou bien est-elle

totalement imprévisible ? Depuis Mancur Olson et son célèbre paradoxe, les chercheurs

ont redoublé d’ingéniosité pour résoudre ce dilemme. Si, initialement, les chercheurs

ont mis l’accent sur la dimension identitaire, plus récemment, des auteurs, tels Sydney

405 Ibid. 14, op. cit.

Page 332: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

332

Tarrow ou encore David Snow, ont mis en avant respectivement l’approche en termes

d’opportunités politiques et l’analyse des cadres d’interprétation.

Ici, nous avons retenu, comme point de départ de l’analyse, l’ouvrage de

Philippe Braud, L’émotion en politique406, paru en 1996. Si notre intention première est

de faire une relecture de la transition roumaine à la lumière des théories de la transition,

celles d’avant 1989 et celles d’après 1989, nous estimons aussi que des approches

différentes et peu exploitées par la science politique peuvent apporter un éclairage

nouveau sur ce phénomène général qui a secoué l’Europe Centrale et de l’Est.

L’approche de Philippe Braud est, à cet égard, particulièrement intéressante. « Prendre

au sérieux les dimensions émotionnelles du politique, écrit l’auteur, se justifie pour des

raisons plus profondes encore. (…) Projections, idéalisations, dénis de réalité,

régressions anxieuses, tous ces mécanismes, habituellement confinés dans la sphère du

psychisme personnel, sont également repérables dans la vie sociale. Ce sont eux qui

confèrent aux multiples formes de conflictualité ou de sociabilité collective leur

dynamisme fondamental. (…) L’approche psychoaffective préconisée ici n‘augure pas

la naissance d’une nouvelle discipline mais plutôt une rencontre, sur leurs confins, entre

des disciplines déjà constituées : de la science politique à la psychologie en passant par

l’histoire, la psychologie sociale et la sociologie ».407

Il faut souligner que cette approche a été longtemps négligée, voire totalement

ignorée par les chercheurs. Si la plupart d’entre eux se sont intéressés à la rationalité

des acteurs, très peu nombreux sont ceux qui ont essayé de prendre en compte la

dimension émotionnelle. Certains auteurs ont bien pressenti cette approche, tel Michel

Crozier selon qui les « logiques émotionnelles perturbent celles du calcul purement

rationnel » 408 des acteurs et Raymond Boudon, qui estime « qu’il existe un lien

nécessaire entre le recours au concept de personnalité et l’analyse de type

psychologique »409. D’autres auteurs tels que Charles Tilly, Sydney Tarrow ou encore

Steven Roper, ont mis l’accent sur l’importance des interactions et des liens

émotionnels qui se nouent au fur et à mesure que l’action collective prend forme. C’est

dans ce cadre d’analyse que les auteurs situent les actions et les réactions propres aux

actions collectives au sein des mouvements sociaux.

406 BRAUD, Philippe, L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996 407 Ibid. 17, op. cit., p. 11408 Ibid. 17, op.cit., p.17 409 BOUDON, Raymond, La place du désordre, rééd, Paris, PUF, 1991, p.54.

Page 333: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

333

1- Le modèle théorique de S. Tarrow : l’ouverture des opportunités

politiques

Sydney Tarrow, politologue, passionné par l’étude du communisme, propose une

alternative à la mobilisation des ressources et aux nouvelles théories des mouvements

sociaux. Dans son ouvrage bien connu, Power in Movement, l’auteur développe une

analyse des causes culturelles, organisationnelles, mais surtout individuelles, en tant

que sources de changement des structures opportunes en politique. Et il est le seul à

souligner le fait que, globalement, la plupart des recherches sur les mouvements sociaux

ont été effectuées au niveau d’un seul pays et, par conséquent, que la comparaison entre

plusieurs cas reste quasi inexistante. Dans le même ordre d’idées, Sydney Tarrow

s’inscrit dans la même logique que Charles Tilly, en prenant en compte non seulement

les facteurs culturels et structurels, mais aussi le temps long et les facteurs « contingents

liés à la logique interactive de la lutte politique »410.

Nous nous proposons donc de prendre comme point de départ l’hypothèse

théorique émise par Charles Tilly et Theda Skocpol, selon laquelle le degré de

vulnérabilité d’un régime est le point de départ d’un mouvement contestataire. Sydney

Tarrow va « greffer » sur cette hypothèse le postulat d’ouverture des opportunités

politiques pour les élites. Néanmoins, il convient de rappeler ici que, dans un régime

autoritaire où toute contestation est réprimée avant même qu’elle ait eu le temps de

toucher l’ensemble de la population, la dimension rationnelle ne permet pas de

comprendre pourquoi les acteurs n’ont pas peur et pourquoi ils minimisent les risques

auxquels ils s’exposent. On se trouve donc en présence d’une dimension qui s’impose

comme une évidence dans l’analyse : outre sa dimension rationnelle, tout mouvement

contestataire est le résultat de l’interaction de trois dimensions : rationnelle,

émotionnelle et institutionnelle.

A l’égard des événements qui ont eu lieu dans les pays de l’Europe Centrale et

de l’Est et plus particulièrement en Roumanie, l’auteur prend comme point de départ la

peur de la répression (cf. les événements de Brasov et de Sibiu), qui a constitué un frein

considérable pour tout mouvement contestataire. Mais le contexte international avait

410 TARROW, Sydney, Power in Movement: Collective Action, Social Movements and Politics,

Cambridge University Press, 1994, op. cit.

Page 334: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

334

évolué en 1989 et des signaux de changement ont bien été perçus par la population

roumaine. Pour la première fois depuis des années, le régime de Ceausescu donnait des

signes de vulnérabilité, ce qui a donné à la population l’espoir que les chances de

réussite soient plus élevées. Pour Sydney Tarrow, « un cycle de protestation commence

non pas lorsqu’une poignée de personnes est prête à prendre des risques inconsidérés

pour défendre des buts extrêmes, mais lorsque les coûts de l’action collective sont si

bas, et les incitations si grandes que même des individus ou des groupes qui ne se

seraient pas d’habitude mobilisés sont encouragés à le faire »411 (traduction libre).

De même, l’auteur met en avant quatre éléments propres au contexte politique

qui peuvent potentiellement être identifiés par les acteurs contestataires comme étant

des opportunités politiques (l’ouverture des institutions, l’instabilité des alignements

politiques, la division des élites, et enfin, la présence de groupes de soutien influents).

Selon nous, le contexte des opportunités politiques est soumis à des fluctuations

intenses, surtout aux premières heures des révolutions, comme ce fut le cas en

Roumanie en décembre 1989. Par ailleurs, au moins un des quatre éléments de Tarrow

(l’ouverture des institutions) n’était pas visible en Roumanie. De plus, dans le cas de la

Roumanie, un autre élément primordial doit être pris en compte dans l’analyse : la perte

progressive de légitimité du régime.

En fin de compte, décembre 1989 constituait pour la Roumanie le seul moment

où plusieurs conditions étaient réunies pour que l’avènement de la révolution soit

possible. Tout d’abord, le régime avait perdu en légitimité, et cet état de fait était de

plus en plus visible. Ensuite, la mobilisation populaire de soutien au pasteur hongrois a

reçu (même si ce fut de façon déguisée) le soutien des membres du deuxième et

troisième cercle de la nomenklatura, eux-mêmes en train de préparer un coup d’Etat.

De plus, en pleine Perestroïka, Moscou n’a pas empêché le mouvement. Outre la

division au sein des élites, c’était pour la première fois, depuis plus de quarante-cinq

ans, que des opportunités politiques réelles voient le jour en Roumanie. Pour la

première fois également, le mythe sur lequel l’idéologie du parti avait construit son

assise s’effritait. Les Roumains prenaient de plus en plus conscience du mensonge dans

lequel Ceausescu avait plongé le pays, et la légitimité de son Gouvernement s’est

effondré à partir du moment où la population a pris conscience qu’il ne pouvait pas tenir

ses promesses. De ce point de vue, le modèle de Sydney Tarrow a un effet miroir avec

celui d’Adam Przeworski, selon lequel la survie d’un régime autoritaire est menacée

411 Ibid. 21, op. cit., pp. 35-44

Page 335: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

335

essentiellement par deux facteurs : la perte de légitimité et des différences au sein de

l’élite dirigeante.

Dans le cas roumain, la « victoire » des manifestants de Timisoara a eu un écho

formidable dans tout le pays, mais surtout elle a incité les masses à réagir. Toujours

selon Tarrow, « les opportunités créées par les premiers contestataires incitent de

nouveaux mouvements d’opposition à se former »412. En ce sens, il est important de

souligner que la population s’est très vite ralliée aux manifestants, l’Armée rejoignant

leurs rangs par la suite. Plusieurs éléments étaient bien réunis pour que la manifestation

de Bucarest rentre dans le cadre du modèle des opportunités de Tarrow, d’autant plus

que, à son avis, « un mouvement peut, dans bien des cas, se créer lui-même, des

opportunités politiques »413 (traduction libre). Mais, comme souvent avec le regard a

posteriori sur des événements, trouver les causes d’ouverture des opportunités

politiques apparaît comme un exercice beaucoup plus facile. A cet égard, nous

rejoignons le point de vue de Jan Urban, pour qui « Le grand mur européen a été brisé,

et les barbelés ont été coupés. Et il s’avère que c’était la partie la plus facile » 414

(traduction libre). Sydney Tarrow insiste aussi sur le fait que « dans de nombreux cas et

contre toute attente, les mobilisations collectives vont émerger, souvent initiés par des

individus ayant très peu de moyens et pas de pouvoir propre » 415(traduction libre).

Pour conclure, nous souhaitons mettre l’accent sur quelques points importants.

Tout d’abord, le contexte international de novembre/décembre 1989 a été favorable à

l’émergence des mouvements sociaux dans l’Europe Centrale et Orientale. Les

« révolutionnaires » roumains ont été initialement motivés par l’injustice vis-à-vis du

pasteur hongrois, mais des revendications «traditionnelles » ont pris le dessus : manque

de nourriture, de chauffage, d’électricité et bien d’autres privations. Si au départ les

manifestants sont seuls, progressivement le peuple va les rejoindre, puis l’Armée,

première institution à fraterniser avec le peuple. De retour d’Iran, Ceausescu avait perdu

toute légitimité, et les premiers signes d’opportunités politiques sont donnés. La

contestation s’étend alors à tout le pays et toutes les couches sociales y participent.

Néanmoins, à la différence d’autres pays de l’Europe Centrale et Orientale, il n’y avait

412 Ibid. 21, op.cit. 413 Ibid. 21, op. cit. 414 Citation reprise dans TARROW Sydney, « ‘Aiming at a Moving Target’ : Social Science and the

Recent Rebellions in Eastern Europe», in Political Science and Politics, vol. 24, no. 1, mars 1991, pp.12

-24. 415 Ibid. 25, op. cit.

Page 336: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

336

absolument aucune forme d’opposition en Roumanie et les manifestants étaient pour la

plupart certains de se faire tuer en cas d’échec. La dimension émotionnelle prend donc

plus de place dans le cas roumain et elle laissera ses empreintes sur la transition

démocratique roumaine. Le modèle de Tarrow trouve ainsi une place de choix dans

l’analyse de celle-ci, car non seulement d’immenses opportunités politiques voient le

jour, mais les élites et les institutions sont désormais parties prenantes du processus.

2- L’analyse de C. Tilly et S. Roper : une autre compréhension

de la révolution et de la transition roumaines

Steven Roper et Charles Tilly effectuent une relecture des transitions post-

communistes à l’aide des grandes théories transitionnelles, afin de mieux comprendre

les phénomènes et d’élaborer de nouvelles théories. Les deux auteurs ont accordé une

attention toute particulière au cas roumain. Steven Roper, tout d’abord, part du principe

que les révolutions qui ont balayé les pays de l’Europe Centrale et Orientale sont

fondamentalement différentes des « grandes révolutions » auxquelles les théories

classiques s’appliquent. De même, l’auteur estime que la grande majorité de ces

théories sont trop descriptives et qu’elles réussissent, au mieux, à décrire la façon dont

les révolutions se produisent, mais donnent très peu d’éléments sur les causes de leur

survenance. Les théories classiques ont vu le jour dans les années 1950-1960 ; aucune

d’entre elles ne prend en compte la dimension psychologique du phénomène. Pour

Steven Roper, non seulement la dimension psychologique est totalement ignorée, mais,

en plus, ces théories se tournent vers des facteurs systémiques associées à ces

révolutions. Ainsi, par exemple, les théories structurales estiment que ce sont les

structures de l’Etat et non les individus, qui déterminent les révolutions. Ce seraient

donc les structures de l’Etat, et non pas ses élites, qui conduisent finalement à une

révolution. Roper souligne tout d’abord son désaccord avec ces théories, en ce qu’elles

semblent diminuer le rôle de l’individu, voir l’ignorer. C’est pourquoi, selon Roper, il

est nécessaire de faire la synthèse des théories déjà existantes, afin de pouvoir tenter

une explication de la révolution et de la transition roumaine.

Soulignons d’abord qu’en Roumanie, ainsi que dans d’autres pays communistes

de l’Europe Centrale et Orientale, le mécontentement était à son plus haut niveau, ce

qui explique qu’il a été la cause première des conflits violents qui ont suivi. En grande

majorité, les chercheurs s’accordent sur le fait que l’arrestation du pasteur hongrois

Page 337: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

337

Laslo Tokes a été le point de départ de la révolution roumaine. De façon opposée, les

chercheurs se réclamant de l’école structuraliste mettent l’accent sur la pression exercée

sur le régime par les forces externes pour expliquer l’avènement de la révolution

roumaine. Il s’agit de la pression exercée indirectement par le régime réformiste de

Gorbatchev. Nous pensons, en revanche, que c’est l’attente du seuil de « falsification

des préférences » de Kuran qui explique le mieux l’avènement de la révolution

roumaine. En effet, la population était arrivée au-delà du seuil du supportable : une fois

ce seuil franchi, plus rien ne pouvait l’arrêter. Nous rejoignons donc le point de vue de

Roper selon lequel la révolution roumaine et la transition qui a suivi sont le résultat

d’une combinaison unique de facteurs relevant de l’approche de la psychologie sociale

et de l’approche déterministe.

Charles Tilly, en revanche, part du principe que les révolutions ont comme point

de départ une lutte interne pour la souveraineté politique. L’auteur considère que la

situation en Roumanie était, dés le départ, « révolutionnaire », car il estime que les

différents blocs d’opposition étaient en concurrence et visaient une prise du pouvoir

d’Etat. De même, Tilly définit une « mobilisation » comme étant « un processus par

lequel un groupe passe de l’état d’un ensemble passif d’individus à celui de participants

actifs de la vie politique »416. Nous rejoignons son point de vue sur deux aspects : il est

tout d’abord indéniable qu’il y a eu un transfert de pouvoir du Parti Communiste

Roumain au Front du Salut National, et cela dans un laps de temps extrêmement court.

Donc, de ce point de vue, il n’y a pas eu de rupture dans la souveraineté. Ensuite, il est

correct aussi d’affirmer que des individus et des groupes d’individus (d’un côté des

manifestants et de l’autre des membres de la nomenklatura communiste) étaient en

concurrence pour la prise du pouvoir.

De ce fait, nous rejoignons les interrogations de Tilly sur ce qui s’est vraiment

passé en Roumanie en décembre 1989 : s’agit-il d’une situation révolutionnaire, d’une

révolution qui a triomphé, d’un coup d’Etat magistralement orchestré en coulisses, ou

d’un soulèvement populaire exceptionnel ? Afin de répondre à cette interrogation,

plusieurs précisions nous semblent nécessaires. En effet, il faut souligner que,

contrairement aux révolutions, les soulèvements populaires ne remettent pas en cause

l’ordre social et n’ont pas de fondement idéologique clair. En ce sens, Tilly rappelle

qu’une issue révolutionnaire demande une certaine forme de succession politique. De

416 TILLY, Charles, From Mobilisation to Revolution, Reading, Massachusetts, Addison –Wesley,

1978, p.69.

Page 338: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

338

même, à la différence des révolutions politiques, les révolutions sociales tentent de

transformer la base même de la puissance sociale ; des années, voire des décennies sont

nécessaires pour déterminer si une situation révolutionnaire a connu une issue

révolutionnaire.

Concernant la Roumanie, Charles Tilly exprime sa vision de ce qui s’est

réellement passé en décembre 1989. Il rejoint d’autres chercheurs pour lesquels les

événements qui ont eu lieu en Roumanie sont le résultat d’un mélange entre une

révolution par le bas et un coup d’Etat par le haut, via les membres du troisième cercle

de la nomenklatura communiste. La particularité de la révolution roumaine réside aussi

dans le fait que le coup d’Etat préparé en coulisses n’est pas un coup d’Etat classique. Il

s’agit plutôt d’un complot contre le clan Ceausescu mis en place par des membres du

troisième cercle de la nomenklatura, avec le concours de l’Armée et de la Securitate. Ce

qui explique pourquoi il n’y a jamais eu de vide du pouvoir en Roumanie : ce sont ces

personnes qui ont pris le pouvoir et qui n’ont jamais souhaité un changement

fondamental du régime, mais seulement une restructuration de celui-ci.

Par rapport à ces faits, Charles Tilly identifie dans son ouvrage From

Mobilization to Revolution des « répertoires d’actions » qui renvoient chaque individu à

des objectifs politiques distincts. Ainsi, l’auteur note que « l’action collective va

généralement prendre des formes bien définies, déjà familières pour les participants,

dans le sens que chaque groupe d’individus va s’identifier à un petit nombre de formes

préétablies» 417 (traduction libre). L’auteur souligne, quoiqu’indirectement, le rôle

primordial de l’individu dans le changement de régime : « (…) l’implication des

individus peut varier d’une implication intense et totale à une soumission passive, en

fonction de leurs intérêts qui peuvent être soit très personnels, soit universels » 418

(traduction libre). On se trouve là, clairement, dans la logique issue des recherches

anglo-américaines (qui ont vu le jour dans les années soixante dix et qui ont évolué

jusqu’à nos jours), selon laquelle les individus ont une place importante dans le

changement de régime, tout en étant imperméables aux situations structurelles et

relationnelles.

Si le point de départ reste le même, à savoir le degré croissant de vulnérabilité du

régime, l’individu rationnel et opportun, mais aussi empreint de ses émotions, occupe

une place de choix dans le processus de changement du régime. C’est pourquoi, selon

417 Ibid. op. cit. 418 TILLY, Charles, European Revolutions : 1492- 1992, Oxford, Blackwell Publishers, 1993, p.10.

Page 339: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

339

Charles Tilly : « L’opportunité concerne la relation entre un groupe et le monde qui

l’entoure. Tout changement au sein de cette relation peut s’avérer une menace pour les

intérêts du groupe. Inversement, tout changement peut représenter une nouvelle

opportunité pour les intérêts du groupe »419 (traduction libre) Dans les années soixante-

dix, déjà, l’auteur avait souligné l’importance des interactions qui existent entre un

mouvement de protestation et son environnement. Finalement, pour Charles Tilly

comme pour Sydney Tarrow, il est primordial, dans l’étude de la révolution et de la

transition roumaine, de prendre en compte un nombre plus important de facteurs, mais

surtout d’accorder une place privilégiée à l’individu et à ses émotions.

Section 2 La dimension émotionnelle de la révolution

Comme nous l’avons déjà souligné, les théories générales des transitions, telles

que développées dans les années soixante, se sont divisées en trois branches bien

distinctes : les approches psychologiques, les approches qui recensent l’organisation du

mécontentement populaire, et, enfin, les approches structuralistes et fonctionnalistes.

Les études spécialisées démontrent que les révolutions de 1989 dans l’espace

communiste de l’Europe Centrale et de l’Est résultent de la combinaison de ces trois

types de causes. Par contre, paradoxalement, aucune de ces trois explications ne

s’applique au cas roumain. Des études approfondies effectuées après les événements de

1989 témoignent de l’importance décisive du facteur émotionnel dans l’avènement et la

réussite d’abord des révolutions, puis des transitions. Timur Kuran est parmi les

pionniers dans ce domaine, car non seulement il remet en cause l’école structuraliste,

mais il pousse son analyse plus loin, en remettant aussi en question les théories de la

révolution basées sur le choix rationnel des acteurs. Il convient donc d’approfondir son

analyse, afin de savoir si son modèle peut nous apporter un autre éclairage sur la

révolution et la transition roumaine.

419 Ibid. 29, op. cit.

Page 340: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

340

A. Le modèle théorique de Timur Kuran :

le coût interne de la révolution

Prenant comme point de départ le caractère inattendu qui caractérise les

révolutions des pays de l’Europe Centrale et de l’Est, Kuran émet des doutes quant à la

part de choix rationnel dans l’action des individus lors de ces révolutions. Tout d’abord,

l’auteur exprime son désaccord avec l’école structuraliste, selon laquelle les révolutions

sont le résultat de deux phénomènes convergents : d’un coté, l’affaiblissement de l’Etat

qui induit son incapacité de maintenir la loi et l’ordre ; de l’autre, l’impuissance des

élites à maintenir le statu quo ou à revenir en arrière, favorisant le soulèvement des

masses dans le but de changer l’ordre social. A ces défaillances de l’Etat et de ses élites,

Kuran rajoute l’inadéquation des théories volontaristes des révolutions, basées sur le

choix rationnel des acteurs. Nous préciserons ce modèle théorique et chercherons à

vérifier sa validité au regard du cas roumain.

1- La remise en cause du choix rationnel des acteurs

L’œuvre phare de Timur Kuran, parue en 1995 et intitulée Private Truth, Public

Lies : The Social Consequences of Preference Falsification420, constitue le point de

départ de notre analyse. L’idée de base mise en avant par l’auteur est que, dans le

domaine politique, les individus formulent des préférences différentes de leurs

préférences réelles, afin de se conformer à ce qu’ils pensent être ‘socialement

acceptable’. Kuran introduit ainsi la notion de « preference falsification » 421 et

démontre qu’une des conséquences les plus évidentes de ce mode de fonctionnement est

un large consensus public vis-à-vis des options sociales, qui n’aurait pas existé si ces

options sociales avaient été demandées via un scrutin secret.

D’autre part, les individus, qui cachent leurs préférences réelles, cachent aussi

les connaissances sur lesquelles ces préférences reposent. Cet état de fait induit une

déformation des connaissances et des valeurs disponibles dans le domaine public. De

420 KURAN, Timur, Private Truth, Public Lies : The Social Consequences of Preference Falsification,

Harvard, Harvard University Press, 1997 421 Ibid. op. cit.

Page 341: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

341

plus, un autre désavantage de la falsification des préférences est qu’une grande partie de

la population reste dans l’ignorance quant aux aspects positifs que peut induire le

changement. Par le biais de la falsification des préférences, Kuran explique ainsi

comment des incidents mineurs peuvent conduire à l’hystérie collective, notamment si

cette falsification entraîne une étroitesse d’esprit, donc une incapacité à voir le

changement et ses effets positifs.

En partant de ces postulats, Kuran remet en cause les théories du choix rationnel

des acteurs, car dans un contexte d’instabilité, l’individu a plutôt une logique de

« cavalier seul » le gain positif et potentiel qu’engendre son comportement étant par la

suite à la disposition de tous, quel que soit le degré d’implication. L’auteur tente donc

d’expliquer pourquoi les grandes révolutions sont arrivées par surprise, mais aussi la

logique qu’adoptent les foules dans ce genre de mouvement social. Le point de départ

des divergences entre ce que pense réellement un individu et ce qu’il laisse croire,

réside dans sa perception du mouvement de foule et/ou de l’opposition. Cette perception

est directement liée à l’ampleur de l’opposition du public, le plus souvent exprimée en

pourcentage de la population. Plus ce pourcentage est élevé, plus le degré de

participation va être important, même si les préférences réelles des individus sont

divergentes.

De plus, le choix de l’individu dépend aussi directement du compromis qu’il

réussit à établir entre le coût interne et le coût externe de sa participation. Selon Kuran,

le coût externe est fonction de l’opposition du public ; le coût interne est, quant à lui,

directement lié au coût psychologique de la falsification des préférences. Les privations

continues, l’abandon forcé et permanent des désirs sont très coûteux, car ils sont perçus

par les individus comme une perte de l’autonomie personnelle, mais aussi comme un

sacrifice de l’intégrité personnelle. Ce qui explique pourquoi le coût interne à payer

pour soutenir l’opposition varie en fonction des préférences personnelles. Il existe un

seuil au-delà duquel, pour chaque individu, le coût externe pour rejoindre l’opposition

prédomine sur le coût interne de falsification des préférences ; et c’est justement ce

seuil que Kuran nomme « le seuil révolutionnaire ». A partir du moment où un individu

raisonne dans une optique de « je n’ai plus rien à perdre », il devient incontrôlable. Ce

qui explique indirectement l’un des slogans de la révolution roumaine : « On va mourir,

mais on va mourir libres ». Si les préférences privées des individus changent vis-à-vis

du régime, il est très courant qu’un rien, un événement parfois sans grande importance

en temps normal, les conduise à se joindre à la foule, car à partir de ce seuil, le coût

émotionnel de la falsification des préférences devient insupportable. Tel est le

Page 342: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

342

raisonnement qu’utilise Kuran dans sa théorie, afin d’expliquer pourquoi les

populations opprimées choisissent d’exiger le changement, même si les chances de

succès sont faibles et si les risques auxquels elles s’exposent élevés.

De ce point de vue, Kuran nous offre non seulement un schéma, mais aussi une

explication de l’impact que peut avoir un changement dans le seuil de perception d’un

individu de la situation révolutionnaire et/ou de l’opposition. Nous pouvons donc

affirmer que les révolutions sont peu prévisibles, car non seulement elles sont faites par

des êtres humains (avec des perceptions de la réalité qui diffèrent d’un individu à

l’autre), mais les préférences des personnes sont personnelles et leurs réactions peuvent

engendrer une révolution sans même que les protagonistes eux-mêmes s’en aperçoivent.

Au total, nous rejoignons le point de vue de Kuran, d’après lequel le phénomène de

falsification des préférences a un impact non négligeable sur des mouvements sociaux.

En effet, l’auteur prend comme point de départ le système communiste pour illustrer

son point de vue422. Afin de mieux l’expliquer, il fait référence à des auteurs tels que

Freud ou encore Maslow dans le but de mettre en avant l’idée que chaque individu

ressent à un certain moment le besoin viscéral d’être honnête envers lui-même, mais

que paradoxalement, malgré son besoin d’être rationnel, la plupart des individus vont

choisir « preference falsification » au risque de subir plus tard ses effets psychologiques

négatifs. S’agissant de la doctrine communiste, telle que vécue par les peuples des pays

de l’Europe Centrale et de l’Est, Kuran démontre qu’elle a perdu de sa puissance et,

indirectement, de son impact sur la population, à partir du moment où la population ne

s’identifiait plus à ses valeurs. L’individu communiste a senti enfin le besoin d’être lui-

même. On n’est plus ici du tout dans une logique de choix rationnel : parce que

l’émotion prend le dessus, l’individu devient incontrôlable.

Dans le cas de la révolution roumaine, un événement sans grande importance au

départ (l’arrestation du pasteur Laslo Tokes), qui aurait pu passer inaperçu pour la

grande majorité des Roumains, prend instantanément une importance que les membres

de la nomenklatura communiste n’arriveront plus à contrôler. De fait, les conditions de

survie dans le pays étaient devenues tellement insupportables que la population refusait

de continuer à se mentir à elle-même ; car selon Kuran, l’individu ressent le désir

viscéral d’être honnête envers lui-même. De sorte que, les préférences privées des

individus vis-à-vis du régime se sont modifiées, ce qui explique leur changement

422 KURAN, Timur, « Now out of Never : The Element of Surprise in the East European Revolutions of

1989 », in World Politics, vol.44, no 1, octobre 1991, pp. 7-48.

Page 343: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

343

soudain et inattendu de comportement. Comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs

reprises, dans le cas roumain, la situation est d’autant plus complexe qu’elle est le

résultat de la juxtaposition de deux événements concomitants : une révolte populaire

spontanée à Timisoara et un coup d’Etat préparé minutieusement et secrètement en

coulisses depuis des mois par des membres du deuxième et troisième cercle de la

nomenklatura communiste. Si l’on ajoute à cela la complexité du contexte international,

il est possible d’affirmer que l’on est en présence d’un comportement rationnel de la

part des élites, et d’un comportement axé sur l’émotionnel dans la population. C’est

notamment dans des situations de crise profonde ou de conflit aggravé que les

ressources émotionnelles perdent ou changent de valeur de telle façon que le risque de

l’action ou de l’inaction est ignoré.

2- La dimension émotionnelle : l’ignorance des risques

Dans La dynamique de l’Occident (1996), Norbert Elias écrit : « Toute recherche

qui ne vise que la conscience des hommes, leur ‘ratio’ ou leurs ‘idées’, sans tenir

compte aussi de structures pulsionnelles, de l’orientation et de la morphologie des

émotions et des passions, s’enferme d’emblée dans un champ d’une fécondité

médiocre » 423 . L’auteur invite ainsi les chercheurs à prendre en compte dans leurs

analyses la dimension émotionnelle, au même titre que les raisons et les motivations des

individus dans les mouvements sociaux. Dans un ouvrage publié en 2002, Emotion et

rationalité morale, Pierre Livet pose la question suivante : « Une théorie de la décision

rationnelle qui ne tient pas compte des émotions, lesquelles guident pourtant nombre de

nos réactions, peut-elle prétendre imposer sa normativité ?»424.

Dans cette optique, notre analyse part de l’idée que les mouvements sociaux sont

des événements particulièrement chargés en émotions. C’est pourquoi l’étude de ces

mouvements du seul point de vue de la rationalité des acteurs ne peut en aucun cas

rendre compte de leur complexité. Nous rejoignons ainsi le point de vue des auteurs,

tels Philippe Braud en France ou encore James Jasper ou Deborah B. Gould aux Etats-

Unis, qui ont souligné, précisément, l’importance de la prise en compte de la dimension

émotionnelle dans l’analyse des mouvements sociaux. Ainsi, pour Jasper, les émotions

423 ELIAS, Norbert, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann –Levy, 1996, p. 96. 424 LIVET, Pierre, Emotion et rationalité morale, Paris, PUF, 2002, p.1.

Page 344: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

344

« sont une dimension essentielle de notre vie incarnée en tant qu’humains et sont

indissociables de nos actes de perception, d’intellection, de jugement »425.

Pourtant, même si de nombreux auteurs s’accordent à souligner l’importance de

la prise en compte des émotions dans l’analyse des mouvements sociaux, tous

soulignent aussi les difficultés théoriques et méthodologiques de leur étude. La

difficulté est d’autant plus grande qu’au sein d’un mouvement plusieurs univers

émotionnels sont identifiables ; de plus, ceux-ci peuvent évoluer pendant un laps de

temps très court, en fonction de la perception et de l’impact des événements. Dans le

cadre des mouvements sociaux, des émotions telles que le mécontentement, la colère, la

peur, la haine, l’espoir, l’illusion, la désillusion, l’exaltation, sont parmi les plus

communes. S. Tarrow lui-même souligne qu’aucun « chercheur sensé n’exclurait

l’émotion du répertoire de facteurs qui conduisent des gens ordinaires à descendre dans

la rue et à prendre des risques »426 (traduction libre).

Il faut rappeler que le régime communiste roumain a été parmi les plus durs et

les plus sanglants de toute l’Europe Centrale et Orientale. Les privations constantes, la

peur, les frustrations, les humiliations ont poussé la population à bout. Le rôle de la

Securitate a été essentiel pour semer cette terreur au sein de la population, pour

l’assujettir et la maintenir dans l’incertitude et l’angoisse. La situation était explosive

dans le pays en décembre 1989 et la frustration de la population palpable, car l’écart

entre la réalité des choses et les aspirations du peuple était considérable. Pour

comprendre le changement de régime en Roumanie et la transition démocratique qui a

suivi, on peut effectuer une relecture des événements à travers la dimension

émotionnelle, ce qui doit permettre aussi de faire le lien entre le contexte politique et

social (niveau macro-analytique) et le passage à l’action (niveau micro- analytique).

Comme nous l’avons expliqué dans la Première Partie, la situation économique,

sociale et surtout humanitaire, en Roumanie en décembre 1989, était catastrophique.

Des années de privations, d’humiliations, de peur, de frustrations, ainsi que le climat de

terreur entretenu la Securitate ont poussé la population à bout. Aucune avancée sociale

n’avait eu lieu depuis des années et le dernier congrès du Parti Communiste avait été

entièrement dédié à la gloire de Ceausescu ; de même, aucune ouverture vers l’extérieur

425 JASPER, James, « L’art de la protestation collective », in D. CEFAÏ, D. TROMS, Les formes de

l’action collective. Mobilisations dans les arènes publiques, Paris, Raisons pratiques, 2001, p.138. 426 TARROW, Sydney, “Paradigm Warriors : Regress and Progress in the Study of Contentious

Politics”, in GOODWIN, James, JASPER, James, Rethinking Social Movements: Structure, Meaning

and Emotion, Lanham, Rowman and Littlefield Publishers, 2004, p.43.

Page 345: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

345

ne semblait possible. Dès lors, une nouvelle année de souffrances s’annonçait pour la

population. Avec le recul de plus de vingt années, il est possible d’affirmer aujourd’hui

que si les premiers manifestants ont certainement mesuré réellement les risques qu’ils

encouraient, ils n’ont pas fait de calculs sur la probabilité pour leur combat de

renverser le régime.

De même, concernant la mobilisation des Roumains en décembre 1989, mais

aussi pendant les premiers mois de transition démocratique, il est peu probable que les

participants à chaque manifestation, pris individuellement, aient été suffisamment

politisés pour avoir une vision stratégique de l’évolution du contexte politique et une

opinion politique suffisamment mature pour décider en toute conscience de rejoindre le

mouvement d’opposition au régime politique. Une « prise de conscience », ainsi qu’une

forme primaire de politisation, ont eu lieu bien plus tard. On peut donc estimer que

l’émotion a eu une place très importante dans ces instants premiers de la révolution et

de la transition roumaine.

Pour conclure, nous souhaitons souligner que si l’intensité et la hiérarchie des

motifs de mécontentement varient sûrement d’un individu à l’autre, d’un groupe social à

l’autre, il est certain que l’accumulation des frustrations et des rancœurs conduit vers à

situations hautement chargées en émotion (le « seuil de tolérance » de Kuran), qui font

oublier aux protagonistes les risques réels auxquels ils s’exposent. C’est assurément,

l’espoir d’une vie meilleure qui a poussé le peuple roumain à agir, malgré le danger

auquel il s’exposait. Cette juxtaposition des émotions individuelles a donné assez de

force à un peuple pour renverser un régime en place depuis plus de quarante-cinq ans.

Cet enthousiasme de masse, particulièrement chargé en émotions, a été sans doute à

l’origine du « capital espoir » ; rien, ni personne ne pouvait plus arrêter ce mouvement

et l’avenir ne pouvait paraître que merveilleux. Avec le recul du temps, on peut

affirmer que la transition démocratique roumaine est un mélange « aigre-doux »

d’illusions et de désillusions, réalité que nous souhaitons approfondir dans cette section.

B. Illusions et désillusions : du communisme au post-communisme

La transition démocratique roumaine reste, pour le peuple roumain, une période

pendant laquelle il a connu l’espoir et la foi en une vie meilleure, mais aussi la

Page 346: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

346

désillusion et le désespoir de voir ses rêves s’évanouir. Ce sont principalement les

anciens dissidents, les intellectuels et la presse d’opposition qui ont mis en avant

l’apathie de la classe politique au pouvoir, mais aussi et surtout, la perte d’illusions

collectives fortes. Nous partons de l’hypothèse selon laquelle la désillusion est

intrinsèque au changement social, de la même manière qu’elle peut avoir une influence

sur la direction et la forme du changement. Dans le cas de la transition démocratique

roumaine, les illusions et les désillusions que nourrit le peuple roumain sont en lien

étroit avec la perte des anciennes illusions détruites par le régime communiste. Ces

illusions/désillusions dépendent aussi des espoirs du peuple roumain générés par les

événements successifs : la révolution roumaine, la période qui a suivi la révolution, la

période de consolidation avec les principales réformes politiques et économiques, la

redéfinition et la réflexion sur le passé et la construction du futur.

Il faut encore souligner le fait que les Roumains ont vécu deux des plus

importants mouvements idéologiques du vingtième siècle : le communisme et la

transition vers la démocratie et le capitalisme. Il est assez remarquable, que, même trahi

par l’idéologie communiste, le peuple roumain (comme les autres peuples de l’Europe

Centrale et Orientale) se soit tourné quasi automatiquement vers l’idéologie capitaliste

qu’il avait appris à dénigrer. Mais, la transition roumaine vers la démocratie et le

capitalisme a été parmi les plus longues et les plus complexes. Elle est néanmoins,

extrêmement intéressante en terme de trajectoire suivie par le pays (compte tenu du

niveau élevé de l’illusion communiste dans la région), mais aussi vu la nature violente

de la révolution, la lenteur de la mise en place des réformes, le pessimisme qui a

accompagné la plus grande partie de la transition, la nostalgie et la fascination

croissante vis-à-vis du passé communiste et de l’Occident.

En Europe de l’Est, le sentiment qui a prédominé dans les années qui ont suivi la

chute du Mur de Berlin, est la désillusion. Ce changement si soudain et si radical n’a

pas toujours eu l’impact positif escompté. D’ailleurs de nombreux articles et études ont

été réalisés sur ce sujet : des études sur l’apathie politique et sociale427, des études sur

les comportements des élites politiques et des intellectuels428, des études médicales et

427 BOZOKI, Andras, Intellectuals and Politics in Central Europe, Budapest, Central European

University Press, 1999 ; HAVEL, Vaclav, The Power of the Powerless: Citizens against the State in

Central and Eastern Europe, New York, Palach Press, 1985; TISMANEANU, Vladimir, Debates on the

Future of Communism, New York, St Martin’s Press, 1991 428 GANS-MORSE, Jordan, « Searching for Transitologists : Contemporary Theories of Post Communist

Transitions and the Myth of a Dominant Paradigm », Post Soviet Affairs, vol. 20, no 4, 2004; KING

Page 347: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

347

psychologiques, mais aussi des réflexions journalistiques. Plus de quarante années de

communisme ont laissé une empreinte beaucoup plus marquée que ne l’estimaient

initialement les spécialistes. Ainsi, l’étude de Henri Vogt, Between Utopia and

Disillusionment429, émet l’idée que ce sentiment de désillusion post-communiste est

non seulement en rapport avec la corruption, l’effondrement économique et le retour au

pouvoir des élites communistes, mais également conditionné par le développement des

utopies nées des révolutions européennes : l’utopie de liberté, l’utopie de l’appartenance

à la Grande Europe (via l’intégration dans l’Union Européenne) ou à l’Occident (via

l’intégration dans les structures euro-atlantiques).

Parmi les auteurs classiques qui ont déjà établi un lien entre le changement social

et le sentiment de désillusion, on peut se référer à Emile Durkheim. Dans son ouvrage

De la division du travail social430, l’auteur met en avant la notion d’ « anomie » pour

mieux cerner l’impact d’un changement social profond sur le registre physique et

psychologique de l’individu, mais aussi pour mettre en lumière la façon dont les

nouvelles solidarités sociales vont se redéfinir. Plus récemment, des auteurs tels que

Eric Fromm431, Charles Taylor432, Alina Mungiu-Pippidi433, Katherine Verdery434 ou

encore Vaclav Havel435, ont essayé de conceptualiser le rôle du facteur espoir dans les

Charles, “Post- Post communism: Transition, Comparison and the end of Eastern Europe”, World

Politics, no 53, 2000 429 VOGT, Henri, Between Utopia and Desillusionment : A Narrative of Political Transformation in

Eastern Europe, Oxford, Berghahn Books, 2005 430 DURKHEIM, Emile, The Division of Labour in Society, New York, The Free Press, 1984 431 Eric FROMM, psychanalyste humaniste américain, chef de file de l’école psycho-dynamique

américaine, a milité pour l’adaptation de la psychanalyse à la dynamique sociale, en référence à la

pensée de Marx et son interprétation humaniste de la réalité. 432 Charles TAYLOR, philosophe québécois, a travaillé sur les concepts de la reconnaissance, du

multiculturalisme, de l’identité (le paradigme des ‘deux solitudes’ est le plus connu), également sur le

post modernisme (en particulier le relativisme culturel et le pessimisme). 433 Alina MUNGIU-PIPPIDI est une académicienne, politologue et écrivain roumaine. A ce jour elle

enseigne à Berlin, mais donne des conférences partout dans le monde sur la démocratisation des pays ex

communistes. 434 Catherine VERDERY, professeur d’anthropologie, a mené des études sur la Roumanie dés 1973,

avec un accent tout particulier mis sur les inégalités économiques et sociales, le nationalisme et les

relations inter-ethniques. 435 Vaclav HAVEL est bien connu en tant qu’homme d’Etat tchèque, mais aussi comme dramaturge et

essayiste. Chef de file de l’opposition au régime communiste, il fût une des figures centrales de la

révolution de velours qui mit fin à ce régime.

Page 348: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

348

sociétés en transition. Alina Mungiu-Pippidi, chercheur roumain, a été la première à

conceptualiser des notions telles que « capital espoir » ou encore « capital social

négatif » 436 , afin de mieux illustrer le fait que le facteur espoir doit être considéré

comme une ressource politique et sociale jouant un rôle déterminant dans le processus

de transition démocratique.

Afin de mieux cerner le facteur désillusion, le psychologue Stanley Teitelbaum

met en avant les aspects positifs de ce qu’il appelle « l’illusion positive et

nécessaire »437. Indispensable pour construire et maintenir une bonne image de soi, ce

type d’illusion aide à la construction d’une identité collective positive, qui contribue à

son tour au maintien de l’organisation de la société au niveau institutionnel ou

idéologique. Dans le même sens, Teitelbaum identifie une série d’éléments qui

contribuent à la perte des illusions individuelles et qui auront un impact considérable

dans le processus de désillusion au niveau collectif. Parmi les plus marquants, l’auteur

souligne : l’acceptation de la réalité, le déni et la distorsion de la réalité, la formation

des illusions de remplacement, l’hyper-vigilance défensive et, enfin, le désespoir438. La

plupart de ces attitudes sont des attitudes défensives, mais pas nécessairement

négatives, parties intégrantes du processus de changement de régime puis de celui de la

transition démocratique.

De ce fait, il est important de s’intéresser non seulement aux désillusions causées

par le changement de régime, mais aussi à la manière dont les nouvelles illusions sont

bâties. Dans le cas roumain, la chute du communisme a engendré un double processus

quasi concomitant : la perte des illusions et espoirs anciens, et la naissance de

nouveaux. La période de transition démocratique est propice à l’émergence de nouvelles

illusion parfois sans lien avec la réalité, ce qui peut conduire directement à de nouvelles

désillusions ; vécues d’autant plus mal qu’elles sont inhérentes au changement tant

attendu. C’est pourquoi l’analyse sera développée autour de deux axes de réflexion :

d’une part, essayer de mieux comprendre l’impact qu’a pu avoir un changement de

régime si violent, ainsi que la déception de voir le capital espoir se réduire

graduellement ; d’autre part, essayer de mesurer la reconstruction de ce capital sur de

nouvelles bases, en quelque sorte une nouvelle illusion : le capitalisme.

436 MUNGIU-PIPPIDI, Alina, « 10 Years of Illusions », in 22 January, no 15, 2000 437 TEITELBAUM, Stanley, Illusion and Disillusionment : Core Issues in Psychotherapy, Northvale,

John Aronson Inc., 1999 438 Ibid.48, op. cit.

Page 349: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

349

1- Révolution / transition : du choc à la déception

Comme tout changement soudain et violent, la révolution roumaine a été pour le

peuple roumain un choc émotionnel très important, mais elle a aussi constitué le point

de départ d’illusions d’un monde meilleur. Afin de mieux comprendre ce passage du

communisme au post-communisme via une révolution/ transition, il nous semble utile

de rappeler la nature de l’illusion idéologique dans le contexte des pays de l’Europe

Centrale et de l’Est. Nous pensons que l’idéologie communiste, qui a été l’idéologie

phare pendant un demi-siècle en Roumanie, a eu une durée de vie classique : naissance,

acceptation par les masses, remise en cause et réinterprétation. Mais à la différence

d’autres idéologies, le communisme peut être assimilé à une religion, dans la mesure où

l’adhésion du peuple n’est pas rationnelle. Non seulement le communisme a « capturé »

l’imagination du peuple, mais il a également nourri son besoin de se sentir en sécurité

dans le monde qui l’entourait, d’autant plus que les origines du communisme en

Roumanie se situent dans l’immédiat après-guerre. Le journaliste Arthur Koestler situe

l’attraction du communisme entre deux pôles : la dévotion envers une forme pure

d’utopie et, à l’opposé, la révolte contre une société corrompue et à la dérive.

De fait, artistes, intellectuels, pauvres, minorités, tous ont été séduits par le chant

des sirènes du communisme, son mélange d’ouverture et de fermeté, de confiance et de

défiance envers l’efficacité des structures existantes. Ce n’est que bien plus tard que la

situation s’est dégradée et que l’idée de la nécessité d’une réforme de l’idéologie

communiste a vu le jour. Mais comment changer cette idéologie que le peuple assimilait

désormais à une vraie religion ? De ce fait, ne plus croire à l’idéologie communiste, et

dans le parti qui la portait, impliquait nécessairement une lutte interne dont le résultat

était non seulement un sentiment accru de désillusion, mais surtout un vide immense,

difficile à combler. En décembre 1989, le peuple roumain s’est trouvé face à un choix

désespéré : croire aux mensonges communistes ou alors abandonner sa « foi » dans une

idéologie qui n’a pas tenu ses promesses, pour embrasser une idéologie contraire, celle

du capitalisme et ses promesses de vie meilleure.

Comme le souligne Vladimir Tismaneanu : « Le communisme roumain a

développé une culture politique très particulière dont les caractéristiques dérivent non

seulement du caractère national mais aussi des traditions léninistes : suspicion,

complexe accru d’infériorité, sens de l’illégitimité, narcissisme politique, sectarisme,

Page 350: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

350

anti-intellectualisme, ainsi qu’une obsession de ‘transformisme’ politique et social »439.

De plus, un sens accru du sacrifice a été inculqué au peuple roumain par le parti

communiste, et c’est justement ce sens du sacrifice qui a été mis en avant par les

dirigeants d’après 1989, afin de mieux faire passer les thérapies de choc nécessaires

pendant la transition. Le changement est une autre variable ancrée dans l’inconscient

collectif, car les processus de nationalisation, privatisation, industrialisation de masse,

sont des phénomènes qui ont fait partie de la vie courante des Roumains. Le choc que

ces changements brusques ont engendré a laissé des traces si profondes que, de nos

jours, on peut encore en voir les effets.

De plus, nous pouvons affirmer sans hésiter que la chute du communisme est la

conséquence directe de l’effondrement des mécanismes d’organisation qui avaient guidé

la population. De ce fait, la démocratisation et le capitalisme n’ont sans doute pas été

compris par le peuple, car ces deux notions ont souvent été confondues avec un certain

standard de vie ne nécessitant aucun sacrifice, ni aucun changement, dans le domaine

social, économique et/ou politique. Une fois le choc lié à la violence de la révolution

passé, la déception a envahi la population roumaine. Car le peuple a perdu ses repères

suite à l’effondrement des structures communistes, c’est à dire qu’il n’avait plus rien de

familier, pas de garanties, pas de sécurité. L’étape suivante a été une série de

changements, encore plus profonds que ceux demandés par le parti communiste, afin de

mieux s’adapter aux processus des réformes engagées. Ce passage de l’illusion

communiste à l’illusion capitaliste a été fortement marqué par une série de chocs aux

noms évocateurs : ‘ thérapie de choc ‘, ‘choc culturel collectif ‘, ‘choc positif’ etc.

Quelle que soit la dénomination donnée, il convient de souligner que le choc peut être

appréhendé comme un concept essentiel dans la compréhension du processus

transitionnel d’une illusion politique vers une autre : en effet, les mécanismes induits

par ce choc permettent de transformer les souffrances et les sacrifices individuels et

collectifs en une joie masochiste, qui transporte et traumatise en même temps.

Comme nous l’avons déjà souligné, les transitions modernes (d’un Etat totalitaire

vers un Etat démocratique) se sont manifestées partout dans le monde : en Amérique

Latine, en Europe de l’Est, en Afrique et en Asie. Mais l’enthousiasme a été de courte

durée, tant que la démocratie est apparue comme étant la seule issue possible d’une

transition. Les réformes nécessaires pour y arriver ont réussi à réorienter l’opinion

439 TISMANEANU, Vladimir, Stalinism for All Seasons: A Political History of Romanian Communism,

Berkley, University of California Press, 2003, p.13.

Page 351: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

351

publique des ‘thérapies de choc‘ vers le processus de changement et d’adaptation aux

exigences du capitalisme. Qu’il soit économique, politique ou culturel, le choc que

constitue une transition est toujours différent de celui lié à des transformations sociales

au sens large du terme. Si le concept de ‘choc’ a des implications et des sens très variés,

nous souhaitons souligner qu’il y a eu une évolution du sens de ce concept avec le

glissement d’une connotation négative vers une connotation positive, dés lors qu’il est

en lien direct avec la notion de transition.

Des auteurs tels que Walter Benjamin et Terry Eagleton sont parmi les premiers

à associer le concept de choc à un contexte politique et, plus important encore, à

montrer l’aspect positif du choc en tant que part nécessaire et intégrante de la

modernité. Ainsi, la notion de choc est reliée à une période de révélation, de prise de

conscience, de sorte qu’un lien est indirectement, créé avec la capacité de l’individu à

maîtriser l’inconnu, en privé ou dans un contexte politique. La notion de choc trouve

ainsi ses premières racines positives ; de ce fait, toutes les nouvelles expériences

économiques ou politiques, sont perçues comme excitantes : Eagleton met ainsi en

avant le « plaisir de vivre des expériences extrêmes et de survivre à l’impossible »440

(traduction libre).

Le choc qu’a pu éprouver le peuple roumain lors du changement de régime

présente la particularité de durer dans le temps. Si la durée d’une transition

démocratique peut varier dans le temps, ce qui est certain c’est que le changement au

sein de la société elle-même peut prendre deux à trois ans ; de même, dix à quinze ans

sont indispensables pour qu’une société soit transformée en profondeur. La particularité

du changement de régime en Roumanie, c’est qu’il était désiré et annoncé comme très

rapide (l’idée du « fast-capitalism »), mais qu’en réalité toute la vie politique,

économique et culturelle tournait au ralenti, ce qui impliquait de rester dans cet état de

choc, sans possibilité d’évolution réelle.

Devant l’inertie des pouvoirs en place, devant l’absence de changement réel,

mais aussi devant une vie de plus en plus dure, les premiers signes de désillusion

apparurent. Dans le contexte des années 90, suite au changement de régime, le peuple

attendait tout d’abord une amélioration nette et quasi soudaine de son train de vie. La

situation réelle était si différente de ce que le peuple roumain espérait, ou de ce que le

nouveau pouvoir en place avait promis, que la désillusion n’a plus constitué un simple

440 EAGLETON, Terry, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell Publishing, 1996,

Introduction

Page 352: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

352

moment, mais est devenue la caractéristique d’une période donnée, un véritable style de

vie. Le passage du choc à la désillusion s’est fait progressivement, de telle manière que

ce sentiment est désormais présent dans chaque aspect de la vie courante : de

l’environnement familial à celui de travail, en passant par les loisirs.

Car les résultats des « thérapies de choc » (nommées ainsi pour désigner des

réformes économiques radicales, destinées à réduire l’inflation après la libéralisation

des prix) se sont révélés plus décevants que prévus. Dans un article publié en 1991,

Daniel Singer soulignait qu’aucun peuple des ex pays communistes de l’Europe

Centrale et de l’Est ne souhaitait voir son train de vie stagner, voire diminuer. Or, la

Roumanie, comme la Bulgarie, ont vu pendant des années leur image se détériorer en

raison d’une stratégie de réforme économique graduelle qui n’a pas eu l’effet escompté.

Les régimes postcommunistes au pouvoir après 1989 n’ont rien pu faire d’autre que de

constater leur échec et de mettre en place des réformes encore plus radicales, au risque

de déstabiliser encore plus une économie déjà très fragile. Dans ces conditions de réelle

incertitude, la désillusion devient le maître mot qui caractérise le mieux les peuples des

ex-pays communistes. La seule issue possible était l’illusion capitaliste.

2- Le capital espoir et l’illusion capitaliste

Dans un article paru dans American Journal of Sociology en 1998, les auteurs,

Theodore P. Gerber et Michael Hout, résument d’une manière originale le dilemme des

peuples des ex- pays communistes : « Tout ce que les communistes nous ont enseigné

sur le communisme était un mensonge. Tout ce qu’ils nous ont enseigné sur le

capitalisme s’avère vrai » 441 . (traduction libre) Assurément, cette citation éclaire le

dilemme dans lequel ont été plongées les populations après la chute du Mur de Berlin.

Pour la plupart des pays ex-communistes, la transition du communisme au capitalisme a

induit toute une série de tendances contradictoires : du regret et de la nostalgie à

l’effervescence et au cynisme, pragmatisme et sens du sacrifice. Comme nous l’avons

souligné, le sentiment de déception qui a longtemps hanté l’Europe Centrale et de l’Est

post-révolutionnaire est un mélange de pessimisme individuel et collectif, lié aux

441 GERBER, Theodore P., HOUT, Michael, « More Shock Than Therapy: Market Transition,

Employment, and Income in Russia, 1991-1995 », in American Journal of Sociology, , no 104, Juillet,

1998, pp. 1-50.

Page 353: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

353

reformes économiques trop strictes, à l’apathie politique, ou encore à la corruption qui

règne dans tous les domaines de la vie privée et publique.

Naturellement, le tout passage d’une illusion à une autre (ici du communisme au

capitalisme) comporte une part obligée de deuil et, par la suite, d’adaptation.

L’effondrement du régime communiste et de son idéologie induisait nécessairement

l’adoption d’une nouvelle idéologie et, par conséquent, de nouvelles illusions. G. Tamas

appelle ce changement « la démocratisation par défaut »442, et souligne le fait que les

nouvelles illusions capitalistes sont très fragiles, car pas encore ancrées dans

l’inconscient collectif. Le seul élément pouvant fortifier cet ancrage, ce sont des biens

matériels facilement accessibles et en abondance dans les magasins et les centres

commerciaux (même si l’impossibilité d’accéder à ces biens les rend encore plus

utopiques pour la plupart de la population). Nous souhaitons expliquer comment le

capital espoir, qui était à son niveau le plus élevé dans les jours qui ont suivi la chute de

Ceausescu, a pu s’effriter avec le temps et comment l’illusion capitaliste qui

l’accompagnait a évolué. De même, il nous paraît important de comprendre comment ce

passage, des illusions communistes aux illusions capitalistes, a pu influer sur la vie au

jour le jour, a motivé des actions et des réflexions, notamment de ceux qui ont été dans

le feu de l’action dans les moments cruciaux de la révolution roumaine.

Notre intention est donc d’analyser comment des hommes ordinaires, qui ont

mis leur vie en péril pour changer un régime, ont vécu la perte de l’illusion communiste

et sur quelles bases ils ont pu bâtir la nouvelle illusion capitaliste. Si les témoignages de

« héros » de la révolution sont multiples à la télévision, peu de témoignages écrits

existent à ce jour. La plupart des leaders de la révolution roumaine, dans leurs récits

plus de vingt ans après la chute de Ceausescu (interviews télévisées, livres, journaux ou

encore colloques nationaux et internationaux), disent se sentir trahis, abandonnés et

voient leurs illusions perdues. A notre sens, ils sont le reflet de la manière dont les

Roumains ont vécu cette transition démocratique. Au-delà des théories explicatives de

la révolution et de la transition roumaine, ce que nous souhaitons expliquer en

définitive, c’est comment l’enthousiasme révolutionnaire, et le capital d’espoir qui

l’accompagnait, ont pu se transformer en désillusion post révolutionnaire.

Plus de vingt ans après la chute de Ceausescu, la révolution roumaine et la

transition démocratique qui l’accompagne sont toujours des sujets de discussion,

d’autant plus que les Roumains sont encore en quête de « la vérité », puisque certaines

442 TAMAS, Gaspard M, « Victory Defeated », in Journal of Demacracy, vol. 10, no. 1, 1999, p.63.

Page 354: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

354

questions restent sans réponse : que s’est-il vraiment passé, qui sont les coupables, qui

sont les héros ? Cette confusion est étroitement liée à la dimension émotionnelle de la

révolution ; un lien direct existe, sans doute, entre les rêves de la population, les

premiers espoirs, le courage, et les premières incompréhensions, les hésitations, les

désillusions et les douleurs. Une révolution est un phénomène en mouvement qui se

caractérise par un changement, dont l’impact va bien au delà du moment clé de la chute

du régime. Les idéaux révolutionnaires évoluent aussi constamment, mais les premiers

idéaux et espoirs sont en lien direct avec la chute du régime, ici avec l’exécution du

dictateur. De fait, une révolution n’est souvent possible que parce qu’elle est menée par

des acteurs dont les idéaux sont difficilement réalisables (par exemple, leur vision de la

démocratie est déformée).

Néanmoins, nous pensons que ces idéaux, souvent éloignés de la réalité, peuvent

être considérés comme étant des illusions positives nécessaires et surtout indispensables

pour qu’un mouvement collectif d’une telle ampleur puisse émerger, malgré une

situation désespérée. D’autre part, nous pouvons considérer ici, ces illusions positives

comme responsables de l’état de désillusion et de désespoir dans lequel a sombré le

peuple roumain. En effet, le décalage entre l’idée que les Roumains se faisaient du

capitalisme et la réalité est considérable. La seule donnée stable réside dans l’idéal

principal de la révolution roumaine, la démocratie libérale. Les leaders de la révolution

ont risqué leur vie pour atteindre cet objectif ; vingt ans après, pourtant, ils affirment

remettre en question leur choix.

Que ce soit Nicolae Badilescu, Claudiu Iordache ou encore Lorin Fortuna443, tous

sont d’accord pour dire que si c’était à refaire, ils n’inciteraient plus les gens à sortir

dans la rue pour mettre leur vie en danger, ils ne se battraient pas pour renverser le

régime de Ceausescu et, plus important encore, ils auraient préféré attendre qu’un

régime réformiste arrive au pouvoir. Il est vrais que la période qui a suivi la chute du

communisme et les premiers mois de transition démocratique ont été d’une rare

violence, qui a beaucoup surpris et choqué la population roumaine. Le processus de

transition démocratique, avec son lot de réformes, de privatisations, et de chômage, et le

nouveau régime politique en place étaient loin de ce pour quoi le peuple roumain s’était

battu.

443 Il s’agit là des figures phare de la révolution roumaine, parmi les premiers à être dans la rue en

décembre 1989.

Page 355: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

355

Finalement, dans le bilan de la lutte des ex-pays communistes pour la liberté et la

démocratie, l’envers du décor est moins glorieux que celui initialement espéré : les

espoirs sont déçus et les perspectives incertaines. Avec un recul de plus de vingt ans et

à la lumière des lectures et des interviews des participants de la révolution, il s’avère

que leur seul et unique but en décembre 1989 était de renverser le régime communiste et

son chef, Ceausescu. Le peuple voulait être libre ; et la liberté semblait être synonyme

de démocratie. En fait, il est évident que le peuple n’avait aucune idée claire de ce que

la démocratie signifie réellement ; il n’y avait pas de programme démocratique, ni non

plus de souhait d’économie de marché. Non seulement les participants n’avaient pas de

programme préétabli, mais, pour la plupart, ils ont rejoint le mouvement sans réellement

savoir dans quelle aventure ils s’embarquaient précisément.

Nicolae Badilescu, un des leaders de la révolution, expliquait lors d’une

interview télévisée que, conceptuellement, il savait ce que la liberté et la démocratie

voulaient dire, mais qu’il était loin d’associer les actes et leurs implications réelles :

« Nous ne savons pas ce que la liberté voulait dire. Nous croyons dans la notion de

liberté telle que nous l’avons appris des Grecs. Depuis la Grèce Antique jusqu’à nos

jours, les concepts de démocratie et de liberté n’étaient pour nous que des concepts lus

dans les livres. Mais nous ne savions pas ce que ces concepts signifiaient réellement »444

(traduction libre). Ce qui est certain, en revanche, c’est que les Roumains associaient la

démocratie à la liberté, à une série des droits, au bien-être social, mais en aucun cas aux

innombrables sacrifices qu’ils ont du faire par la suite. Personne n’avait associé la

démocratie à la privatisation des entreprises d’Etat, à la hausse exponentielle du

chômage, à la baisse substantielle du pouvoir d’achat, encore moins à la privatisation

des services médicaux et des écoles et à l’explosion de la corruption.

Alors que pour certains acteurs de la révolution, tels Lorin Fortuna ou Nicolae

Badilescu la révolution et la transition roumaines sont des processus inachevés, des

hommes politiques, des analystes et des journalistes considèrent celles-ci ont pris fin

avec les premières élections libres. Pourtant, les idéaux de la révolution semblent être

plus loin de la réalité de jour en jour, et les désillusions gagnent la population toute

entière. Le quinzième anniversaire de la Révolution roumaine a été l’occasion pour de

nombreux leaders de Timisoara d’exprimer leur amertume quant au fait que la

révolution a été « volée » et manipulée par le pouvoir à Bucarest. Ils dénoncent aussi les

444 Citation reprise dans Revolution, Democratic transition and Disillusionment, d’Anca Mihaela

PUSCA, Manchaster, Manchaster University Press, 2008, Introduction, traduction libre.

Page 356: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

356

luttes pour le pouvoir des nouveaux leaders, qui ont complètement ignoré les idéaux des

révolutionnaires de Timisoara.

Claudiu Iordache, un des leaders de la révolution à Timisoara, mais aussi l’un

des premiers à faire partie du nouveau Gouvernement chapeauté par la FSN, a dénoncé

dans ses ouvrages la manière dont les idéaux révolutionnaires ont été manipulés. Il

pointe du doigt le pouvoir en place, mais surtout son désarroi et son renoncement à

lutter ou à espérer que les choses puissent changer dans le bon sens. Dans son livre

symboliquement intitulée Romania Pierduta445, il dénonce le sentiment d’injustice, de

trahison, et d’incompréhension. Aussi incongru que cela puisse paraître, beaucoup sont

actuellement encore nostalgiques de l’époque communiste, de l’emploi stable mis à

disposition par l’Etat, du logement facile. La démocratie a amené plus de liberté, plus

d’abondance, mais aussi l’impossibilité d’y accéder. Avec l’inflation, la privatisation

des entreprises de l’Etat et son lot de licenciements, la baisse des salaires et des

retraites, la hausse des loyers, le prix exorbitant des soins de santé, le trafic de drogues,

la Roumanie est entrée dans la démocratie. Le passage est si soudain et si abrupt que le

choc qui l’accompagne est compréhensible.

Personne n’a, à vrai dire, eu le temps de se préparer à un tel changement. Lorin

Fortuna écrira plus tard : « Pendant la Révolution roumaine, nous n’avions pas eu le

temps de réfléchir à ce que nous aimerions mettre à la place du régime de Ceausescu.

Notre désir de renverser le système était si irrésistible, et tout est allé tellement vite ; en

une semaine tout avait changé, ça nous a pris totalement par surprise (…) Nous sommes

passés du mal au pire, d’un Etat hyper centralisé à un Etat trop décentralisé» 446

(traduction libre). Ouvriers, intellectuels, classes moyennes, tous sont réunis parce

qu’ils ont vécu ensemble, non seulement un moment d’émotion, de gloire et d’espoir

intense lors de la chute de Ceausescu, mais aussi le revers de la médaille : des illusions

déçues et le désespoir. Car, non seulement une partie de leurs espérances étaient

irréalisables, mais le monde vers lequel la Roumanie s’est dirigée est un monde

totalement différent de ce que le peuple espérait. Entre mysticisme et unicité la

révolution et la transition démocratique roumaine fascinent toujours autant intellectuels

et chercheurs, interpellent autant la population qui cherche des éclaircissements sur ce

qui s’est vraiment passé et le pourquoi d’une telle trajectoire. Vingt ans après, avec des

445 IORDACHE, Claudiu, Romania Pierduta, Bucarest, Ed. Irini, 1995 446 Ibid. 55, op. cit

Page 357: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

357

hauts et des bas, le capital espoir augmente et l’illusion capitaliste, associée au souhait

d’une vie meilleure, a entièrement remplacé l’illusion communiste.

Page 358: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition
Page 359: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

358

CONCLUSION

Après un changement politique aussi radical que celui qu’ont expérimenté les

Etats de l’Europe Centrale et Orientale après la chute du Mur de Berlin, une

« réévaluation des souvenirs »447, ainsi qu’une redéfinition de l’identité, apparaissent

nécessaires, et même indispensables afin d’opérer une véritable reconstruction sur de

nouvelles bases. Dans le cas de la Roumanie, ce changement a été d’une telle ampleur,

et aussi d’une telle rapidité, que le processus transitionnel semble bien à ce jour, de

l’avis de nombreux spécialistes, partiellement inachevé.

Le point de départ du changement en Roumanie constitue, selon l’expression de

Vladimir Tismaneanu, à propos du régime de Ceaucescu, « une synthèse de stalinisme

et de populisme révisé »448. Bien évidemment, la révolution roumaine de décembre 1989

a ouvert la voie d’une transition vers un autre type de régime et la démocratie s’est

imposée comme une évidence. Mais la situation de départ était tellement complexe

qu’un clivage s’est produit au sein de la classe politique : d’un côté, les anciens

communistes, dont une partie a occupé des postes clés dans le nouveau Gouvernement,

ce qui peut expliquer, même partiellement, la lenteur de la transition démocratique ; de

l’autre, ceux qui souhaitaient vraiment un changement complet de société. Aussi bien,

ce clivage, encore visible de nos jours, a eu un impact considérable sur l’ensemble de la

population roumaine et, plus particulièrement encore, sur les intellectuels

.

Ainsi que nous l’avons souligné, la révolution roumaine et la transition

démocratique qui s’en est suivie, ont ressuscité, dans la société roumaine, des questions

fondamentales de sens et d’identité nationale. A cet égard, le politiste roumain Cristian

Preda s’interroge avec lucidité : « Enfin, je me permets de mettre en avant mon

interrogation devant la séduction du langage quant aux deux « Roumanies », une rurale,

447 Nous faisons référence ici au concept de ‘réévaluation des souvenirs’ développé par CONNERTON

Paul, dans How Societies Remember, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. 448 TISMANEANU, Vladimir, Stalinism for All Seasons: A Political History of Romanian Communism,

Berkley, University of California Press, 2003, op. cit.

Page 360: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

359

ethnique, nationaliste et traditionaliste, et l’autre, urbaine, pro européenne et

moderniste. Je pense, qu’avant même d’affirmer la coexistence de ces deux Roumanies,

nous devons nous interroger, si la Roumanie existe. Autrement dit, qu’est-que la

Roumanie d’aujourd’hui ? Comment puis-je être sûr qu’elle existe, qui plus est en

double exemplaire ? Qu’est-qui me permet (nous permet) de parler de ‘la Roumanie’ ?

La fiction constitutionnelle ? L’existence des quelques principes politiques sur

lesquelles se sont mis d’accord (de manière tacite) ceux qui parlent roumain ? Je me

demande si les discours politiques (créés exclusivement dans le milieu urbain)

démontrent une quelconque cohérence de profondeur qui peut nous permettre de parler -

chez nous - d’une ‘communauté’, même pas dans le sens ethnique du mot, mais dans

celui libéral pur de res republica ? Avant même de parler d’une ou de plusieurs

Roumanies, ne serait il pas plus sage de voir si ce mot a encore un sens ? » 449

(traduction libre).

A vrai dire, cette quête de sens de la société roumaine n’est pas nouvelle. Mais

une transition démocratique prolongée, une intégration décalée dans les structures euro-

atlantiques et aussi une situation quelque peu décalée au regard des autres pays

européens n’ont fait que l’accentuer. Un sentiment d’exclusion de la scène

internationale, dans le contexte de la mondialisation politique et économique, n’ont fait

qu’accentuer ce malaise.

Il est vrai que les théories de la transition démocratique ne peuvent expliquer que

partiellement la trajectoire de la transition roumaine. Si nous prenons en compte les

théories d’avant 1989 (celles qui postulent, principalement, l’existence de pré-

conditions à la transition), nous pouvons constater qu’en dépit de l’absence de ces

préconditions, la Roumanie s’est néanmoins engagée sur une voie démocratique. Par

contre, les théories issues des événements consécutifs à la chute du Mur de Berlin

s’adaptent naturellement mieux aux Etats de l’Europe Centrale et Orientale, dans la

mesure où le rôle et le choix des acteurs sont, enfin, pris en compte, ainsi que l’impact

de leurs décisions.

Dans le cas de la Roumanie, précisément, il est essentiel de souligner le rôle

décisif de ces variables explicatives (le rôle et le choix des acteurs). C’est pourquoi

449 PREDA, Cristian, Modernitatea Politica si Romanismul, Edition Nemira, Bucarest, 1998, p. 242

Page 361: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

360

nous rejoignons pleinement le point de vue d’Alexandru Gussi, pour qui « (…) après

décembre 1989, la vie politique roumaine est caractérisée par l’existence d’un clivage

dominant entre les héritiers de l’ancien régime et les anticommunistes, ce clivage

dominant pouvant être défini comme une division profonde au niveau de l’élite

politique et de la société, par rapport à laquelle s’identifie chaque camp politique et qui

l’emporte sur d’autres critères pour établir des alliances ou pour engager des conflits

politiques »450.

D’autre part, la lenteur de la transition démocratique roumaine peut être

expliquée, aussi, par une série de données propres à la Roumanie : l’absence totale de

réformes (quel que soit le type de réforme) avant 1989, la violence de la chute du

régime de Ceausescu (une révolution qui masquait un vrai coup d’Etat451), la continuité

de l’élite communiste au pouvoir, empreinte de la nostalgie « du collectivisme et du

national-populisme »452 (même si, après 1989, aucun parti ne revendique l’héritage du

Parti communiste, lequel finit par être mis hors la loi), l’inexistence de la société civile,

comme de tout mouvement ou courant de pensée dissident. En outre, le maintien au

pouvoir des anciennes élites communistes est susceptible d’expliquer, au moins

partiellement, la lenteur de la mise en place des réformes démocratiques. A cela

s’ajoutent, parmi les spécificités du cas roumain, le sentiment accru de dépendance que

la population nourrit vis-à-vis de l’Etat (en tant qu’Etat Providence) et, aussi, le

nationalisme, poussé par les intellectuels, afin de masquer indirectement les échecs

répétés de la politique de l’Etat.

Pour autant, la Roumanie a su trouver une place sur la scène internationale et

s’intégrer, même lentement, dans les structures euro-atlantiques. A ce jour, malgré les

déficits démocratiques, malgré les retards structuraux, la corruption et l’inégalité

croissante au sein de la population, la Roumanie peut afficher les standards normatifs de

450 GUSSI, Alexandru, « Usages du passé et démocratisation : Le rapport des partis politiques roumains

à la période communiste », thèse de doctorat, IEP, Paris, 2007. 451 Cf. COLAS, Dominique, « Société civile, Etat, Nation », dans L’Europe Post Communiste, PUF,

Paris, 2002, p. 21 ; également, C. DURANDIN, La vérité sur un coup d’Etat communiste, op. cit.

452 Nous faisons référence à l’article de Geoffrey PRIDHAM sur la Roumanie et, plus particulièrement,

sur l’élite post communiste roumaine : PRIDHAM, Geoffrey, « Uneasy Democratisation – Pariah

Regimes, Political Conditionality and Reborn Transitions in Central and Eastern Europe», in

Democratization, vol 8, no 4, hiver 2001, pp. 65- 94.

Page 362: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

361

l’Etat de droit et de la démocratie. Toutefois, le débat demeure : transition inachevée453

ou consolidation en marche ?

453 Cf. SUTOUR, Simon et autres, Rapport d’information sur la Bulgarie et la Roumanie : la transition

inachevée, Commission des Affaires Européennes du Sénat, France, juillet 2012.

Page 363: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

362

BIBLIOGRAPHIE

I. Ouvrages individuels et collectifs

AMMON, Gunther, HARTMEIER, Michael, Démocratisation et transformation

économique en Europe Centrale et Orientale, L’Harmattan, Paris, 2010

BADIE, Bertrand, HERMET, Guy, La politique comparée, Armand Colin, 2001

BARBU, Daniel, Republica Absenta. Politica si societate in Romania post-commuiste,

Bucuresti, Nemira, 2004

BENTHAM, Jeremy, Introduction to the Principles of Morales and Legislation 1789,

London, The Athlone Press, 1970

BERINS COLLIER, Ruth, COLLIER, David, in Shaping The Political Arena: Critical

Junctures, the Labor Movement, and Regime Dynamics in Latin America, Princeton

University Press, Princeton, New Jersey, 1991

BOCANCEA, Christian, La Roumanie du communisme au post communisme,

L’Harmattan, Paris, 2000

BOIA, Lucian, La Roumanie. Un pays à la frontière de l’Europe, Editions Belles

Lettres, Paris, 2003

BOUDON, Raymond, La place du désordre, rééd, Paris, PUF, 1991

BOZOKI, Andras, Intellectuals and Politics in Central Europe, Budapest, Central

European University Press, 1999

BRAUD, Philippe, Le jardin des délices démocratiques, Paris, Presse de la FNSP, 1991

BRAUD, Philippe, L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996

BRAUDEL, Fernand, Grammaire des Civilisations, Paris, Champs Flammarion, 1993

BRATTON, Michael, VAN DE WALLE, Nicolas, Democratic Experiments in Africa:

Regime Transitions in Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University

Press, 1997

BRUCAN, Silviu, Pluralism and Social Conflict: a Social Analysis of the Communist

World, Praeger, 1990

BRUCAN, Silviu, The Wasted Generation: Memories of the Romanian Journey from

Capitalism to Socialism and Back, Westview Press, Colorado 1993

BRUCAN, Silviu, O Biografie intre doux revolutii, Editions Nemira, Bucarest, 1998

Page 364: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

363

CAMMACK, Paul, Capitalism and Democracy in the Third World: The Doctrine for

Political Development, London and Washington, Leicester University Press, 1997

CAMPEANU, Pavel, Ceausescu, Anii numaratorii inverse, Iasi, Polirom, 2002

CARDOSO, Henrique Fernando & FALETTO, Enzo, Dépendance et Développement en

Amérique Latine, Paris, Presses Universitaires de France, 1978

CARR, Edward Hallet, The Twenty Years Crisis, 1919- 1939. An Introduction to the

Study of International Relations, Harper Perennial, 1ére éd., 1964

CASTELLAN, Georges, Histoire du Peuple Roumain, Ed. Armeline, Crozon, 2002

CLARET, Philippe, « Les illusions perdues du post-communisme. Sur le

désenchantement démocratique en Europe centrale et orientale », in Démocratie et

liberté : tension, dialogue, confrontation. Mélanges offerts à Slobodan Milacic,

Bruylant, Bruxelles, 2008, p.381-398

CLARET, Philippe, MILACIC, Slobodan (sous la direction de), Les systèmes

postcommunistes. Approches comparatives, « Revue d’Etudes Politiques et

Constitutionnelles Est-Européennes », N° spécial, Presses Universitaires de la Faculté

de Droit de Clermont-Ferrand (Université d’Auvergne), Fondation Varenne, 2006

CLARET, Philippe, « La marche forcée des Etats postcommunistes vers l’Etat de droit

et la démocratie pluraliste », in S. MILACIC (dir.), La réinvention de l’Etat.

Démocratie politique et ordre juridique en Europe centrale et orientale, Bruylant ,

Bruxelles, 2003, pp. 93-111

CLARET, Philippe, « Le Conseil de l’Europe : la politique du standard européen des

droits fondamentaux », in S. MILACIC (sous la direction de), La démocratie

constitutionnelle en Europe centrale et orientale. Bilan et perspectives, Bruylant,

Bruxelles, 1998, p. 57-70.

CIORAN, Emil, Schimbarea la fata a Romaniei, Humanitas, Bucarest, 1992

COLAS, Dominique, (dir.), L’Europe postcommuniste, Collection Premier Cycle, PUF,

Paris, 2002

COULOMB –GULLY, Marlène, La démocratie mise en scènes, télévision et élections,

CNRS, Editions, Paris, 2001

DAHL, Robert, Polyarchy: Participation and Opposition, New Haven, Yale University

Press 1971

DAHL, Robert, Democracy and its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989

DAHRENDORF, Ralf, Reflexion on the Revolutions in Europe, London, Chatto, 1990

DE WAELE, Jean –Michel, Partide politice in Europa centrala si de est, Editions

Humanitas, 2003

Page 365: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

364

DE WAELE, Jean-Michel, (éd.), Les clivages politiques en Europe Centrale et

Orientale, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2002

DI PALMA, Giuseppe, Crafting Democracies: An Essay on Democratic Transitions,

Berkley, University of California Press, 1990

DOBRY, Michel, Sociologie des crises politiques, Presses de la Fondation Nationale

des Sciences Politiques, Paris, 2009, 3e édition

DOBRYNIN, Anatoly, In Confidence. Moscow’s Ambassador to America’s Six Cold

War Presidents, University of Washington Press, Seattle - London, 2001

DOGAN, Mattei, PELASSY, Dominique, Sociologie Politique Comparative. Problèmes

et Perspectives, Paris, Economica, 1982, p.11

DOUGLASS, North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance,

Cambridge, Cambridge University Press, 1990

DOORENSPLEET Renske, Democratic Transitions, London, Lynne Reiner Publishers,

2005

DURANDIN, Catherine, Ceausescu : vie et mort d’un roi communiste, Albin Michel,

Paris 1990

DURANDIN, Catherine, L’Histoire de la nation roumaine, Editions Complexe, Paris,

1994

DURANDIN, Catherine, Perspectives roumaines: du post communisme à l'intégration

européenne, Paris L'Harmattan, 2004

DURANDIN, Catherine & PETRE Zoe, La Roumanie post 1989, L’Harmattan, 2008

DURANDIN, Catherine, La mort des Ceausescu: la vérité sur un coup d’Etat

communiste, Bourin Editeur, Paris, 2009

DURKHEIM, Emile, The Division of Labour in Society, New York, The Free Press,

1984

DUVERGER, Maurice, La Monarchie républicaine, Robert Laffont, Paris, 1974

EAGLETON, Terry, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell Publishing,

1996

ELIAS, Norbert, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann – Levy, 1996

FEJTO, François, KULESZA, Ewa, La fin des démocraties populaires: les chemins du

post - communisme, Paris, Seuil, 1992

FRANCK, André Gunder, Le développement du sous-développement : l’Amérique

Latine, Paris, Maspero, 1970

Page 366: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

365

FRISON-ROCHE, François, Le ‘Modèle semi présidentiel’ comme instrument de la

transition en Europe post communiste, Bulgarie, Lituanie, Macédoine, Pologne,

Roumanie, Slovénie, Bruylant, Bruxelles, 2005

GALLAGHER, Tom, Furtul unei Natiuni, Ed. Humanitas, Bucarest, 2004

GEERTZ, Clifford, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF, Paris, 1986

GIQUEL, Jean, BEN ACHOUR, Rafaâ, MILACIC, Slobodan (sous la direction de), La

démocratie représentative devant un défi historique, Bruylant, Bruxelles, 2006

GOGA, Mircea, La Roumanie. Culture et Civilisation, PUPS, Paris, 2007

GORES, Laura, « Qu'est-ce qui influence la réussite des processus de transition

démocratique ? », dans AMMON, Gunter et HARTMEIER, Michael, Démocratisation

et transformation économique en Europe Centrale et Orientale, L'Harmattan, Paris,

2010

GUILHAUDIS, Jean-François, L’Europe en transition : l’esquisse du nouvel ordre

européen, 2eme éd., Montchrestien, Paris, 1998

GUSSI, Alexandru, La Roumanie face à son passé communiste: mémoires et cultures

politiques, Paris, L'Harmattan, 2011

HAVEL, Vaclav, The Power of the Powerless: Citizens against the State in Central and

Eastern Europe, New York, Palach Press, 1985

HEEMERYCK, Antoine, L’importation démocratique en Roumanie. Une perspective

anthropologique sur la construction d’une société post- dictatoriale, L’Harmattan,

Paris, 2010

HENDERSON, Karen, ROBINSON, Neil, Post- Communist Politics. An Introduction,

Prentice Hall Europe, 1997

HERMET, Guy, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983

HIRSCHMAN, Albert O., Exit, Voice and Loyalty, Cambridge, Harvard University

Press, 1970

HUNTINGTON, Samuel, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale

University Press, 1968

HUNTINGTON, Samuel, The Third Wave: Democratization in Late Twentieth Century,

Norman, University of Oklahoma Press, 1992

ILIESCU Ion, La Roumanie à l’heure de la vérité, Ed. Henri Berger, Paris, 1994

ILIESCU, Ion, Momente de istorie (décembre 1989 - juin 1990), tome 1, Bucarest, Ed.

Enciclopedica, 1995

ILIESCU, Ion, Le Grand Choc d'une fin de siècle trop court : communisme, post-

communisme et démocratie, Ed. du Rocher, Monaco, 2004

Page 367: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

366

IORDACHE, Claudiu, Romania Pierduta, Bucarest, Ed. Irini, 1995

JAFFRELOT, Christophe (dir.), Démocraties d’ailleurs, Paris, Karthala, 2000

JENKINS, Iredell, Social Order and the Limits of Law, Princeton, Princeton University

Press, 1980

KLIGMAN, Gail, The Politics of Duplicity, University of California Press, Berkley,

1998

KURAN, Timur, Private Truth, Public Lies: The Social Consequences of Preference

Falsification, Harvard, Harvard University Press, 1997

LE BRETON, Jean Marie, La fin de Ceausescu : Histoire d’une Révolution,

L’Harmattan, Paris, 2004

LERNER, Daniel, PREVSNER, Lucile, The Passing’s of Traditional Society, Glencoe

Ill, The Free Press, 1958.

LICHBACH, Mark Irving, The Rebel’s Dilemma, University of Michigan Press, Ann

Arbor, 1995, pp7-11

LIJPHART, Arendt, Patterns of Democracy. Government Forms and Performance in

Thirty- Six Countries, Yale University Press, 1999

LINZ, Juan, The Breakdown of Democratic Regimes: Crisis, Breakdown and

Reequilibration, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978

LINZ, Juan, STEPAN, Alfred, Problems of Democratic Transition and Consolidation:

Southern Europe, South America and Post-Communist Europe, Baltimore London: The

Johns Hopkins University Press, 1996

LIVET, Pierre, Emotion et rationalité morale, Paris, PUF, 2002.

MAGUREANU, Virgil, De la regimul comunist la regimul Iliescu (dialogue avec Alex

Mihai Stoenescu), Edition Rao, Bucarest, 2008

MILACIC, Slobodan, CLARET, Philippe, (sous la direction de), Les systèmes

postcommunistes. Approches comparatives, « Revue d’Etudes Politiques et

Constitutionnelles Est-Européennes », N° spécial, Presses Universitaires de la Faculté

de Droit de Clermont-Ferrand (Université d’Auvergne), Fondation Varenne, 2006

MILACIC, Slobodan (dir.), La réinvention de l’Etat. Démocratie politique et ordre

juridique en Europe centrale et orientale, Bruylant , Bruxelles, 2003

MILACIC, Slobodan (dir.), La démocratie constitutionnelle en Europe centrale et

orientale. Bilan et perspectives, Bruylant, Bruxelles, 1998,

MENY, Yves (Dir.), Les politiques du mimétisme institutionnel : la greffe et le rejet,

Paris, L'Harmattan, 1993

Page 368: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

367

MOORE, Barrington, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris,

Maspero, 1969

NECULAU, Adrian, La vie quotidienne en Roumanie sous le communisme,

L’Harmattan, Paris, 2008

NYE, Joseph, Soft Power. The Means to Success in World Politics, New York, Public

Affairs, 2005

O’DONNELL, Guillermo, SCHMITTER, Philippe, Transitions from Authoritarian

Rule: Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, John Hopkins

University Press, 1986

DONNELL, Guillermo, SCHMITTER, Philippe C., WHITEHEAD, Laurence (éds),

Transitions from Authoritarian Rule, Baltimore, John Hopkins University Press, 1986

OBERSCHALL, Anthony, « Opportunities and Framing in Eastern European Revolts of

1989», in McAdam, D., McCarthy, J.D., et Zald, M.N. (éds), Opportunities Mobilizing

Structures and Framing, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, pp. 93-122

OLSON, Mancur, Logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978

OFFE, Claus, Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Logiques Sociales,

1997

PAVEL, Dan, HUIA, Iulia, Nous ne pouvons réussir qu'ensemble. Une histoire

analytique de la Convention Démocratique 1989-2000, Iasi, Polirom, 2003

PACEPA, Ion Mihai, Red Horizons: Chronicles of a Communist Spy Chief, Regnery

Gateway, Washington D.C., 1987

PELISSIER, Nicolas, MARRIE, Alice, DESPRES, François, La Roumanie

contemporaine, Approches de la 'transition', L'Harmattan, Paris, 1996

PEVENHOUSE, James, Democracy from Above. Regional Organization and

Democratization, Cambridge, Cambridge University Press, 2005

PLASSERAUD, Yves, Les nouvelles démocraties d’Europe Centrale: Hongrie,

Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie, Roumanie, Montchrestien, Paris, 1991

POPPER, Karl, La connaissance objective, Ed. Aubier, Paris, 1991

PORTOCALA, Radu, Autopsie d’un coup d’Etat roumain: au pays du mensonge

triomphant, Calmann –Lévy, Paris 1990

PORTOCALA, Radu, L’exécution des Ceausescu, Larousse, Paris, 2009

PREDA, Cristian, Modernitatea Politica si Romanismul, Ed Nemira, Bucarest, 1998

PRIDHAM, Geoffrey, « International influences and Democratic Transition: Problems

of Theory and Practice in Linkage Politics », dans Geoffrey Pridham (éds):

Page 369: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

368

Encouraging Democracy: The International Context of Regime Transition in Southern

Europe, London, Leicester University Press, 1991

PRIDHAM, Geoffrey, « The International Dimension of Democratisation: Theory,

Practice and Inter-regional Comparisons », dans Geoffrey Pridham, Eric Herring et

George Sanford (éds), Building Democracy? The International Dimension of

Democratisation in Eastern Europe (Revisited Edition), London, Leicester University

Press, 1997

PRZEWORSKI, Adam, Democracy and the Market, Political and Economic Reforms in

Eastern Europe and Latin America, Cambridge University Press, 1991

PRZEWORSKI, Adam, « The Neo Liberal Fallacy », dans DIAMOND, L. et

PLATTNER, M.F., Capitalism, Socialism and Democracy Revisited, Baltimore,

Londres, The John Hopkins University Press, 1993

PUSCA, Anca Mihaela, Revolution, democratic transition and disillusionment,

Manchester University Press, Manchester, 2008

RAHMANIA, Nadji (coord), La Roumanie dans l’Europe: Intégration ou Transition

prolongée ?, L’Harmattan, Paris, 2010

RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses

de Science Po, 2001

ROSENAU, James, Linkage Politics: Essays on the Convergence of National and

International Systems, New York, Free Press, 1969

RUESCHEMEYER, Dietrich, STEPHENS, Evelyne, STEPHEN, John, Capitalist

Development and Democracy, Cambridge, Polity Press, 1992

RUPNIK, Jacques, « L'Europe Centrale et les Balkans à la recherche d'un substitut

d'empire», dans Entre Kant et Kosovo, Presses de Sciences Po, Paris, 2003

SANDU, Traian, « La Roumanie, une mise en perspective », dans Rahmania, Nadji, La

Roumanie dans l’Europe : Intégration ou Transition prolongée ?, L’Harmattan, Paris,

2010

SCHUMPETER, Joseph, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1972

SCHMITTER, Philippe, O’DONNELL, Guillermo et WHITEHEAD Laurence,

Transitions from Authoritarian Rule: Tentative Conclusions About Uncertain

Democracies, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986

SKOPCOL, Theda, « Bringing the State Back in: Strategies of Analysis in Current

Research», in EVANS, B. Peter, REUSCHEMEYER, Dietrich, SKOPCOL, Theda (éd.),

Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985,.

Page 370: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

369

SHAFIR, Michael, Romania: Politics, Economics and Society; Political Stagnation and

Simulated Change, Frances Pinter London, 1995

SIANI- DAVIES, Peter, The Romanian Revolution of 1989, Cornell University Press,

Ithaca, 2005

STARK, David, BRUSZT, Laszlo, Post Socialist Pathways. Transforming Politics and

Prosperity in East Central Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1998

TANASE, Stelian, Revolutia ca esec. Elite & Societate, Iasi, Polirom, 1996

TARROW, Sidney, Power in Movement: Collective Action, Social Movements and

Politics, Cambridge University Press, 1994

TEITELBAUM, Stanley, Illusion and Disillusionment: Core Issues in Psychotherapy,

Northvale, John Aronson Inc., 1999

THIELE, Leslie, Paul, Thinking Politics. Perspectives in Ancient, Modern and Post

Modern Political Theory, Second Ed, University of Florida, Seven Bridges Press, New

York, 2004

TILLY, Charles, From Mobilisation to Revolution, Reading, Massachusetts, Addison –

Wesley, 1978

TILLY, Charles, European Revolutions: 1492- 1992, Oxford, Blackwell Publishers,

1993

TISMANEANU, Vladimir, Debates on the Future of Communism, New York, St

Martin’s Press, 1991

TISMANEANU, Vladimir, Stalinism for all Seasons: A Political History of Romanian

Communism, University of California Press, Berkley, 2003

VALENZUELA, J. Samuel, VALENZUELA, Arturo, « Modernization and Dependency:

Alternative Perspectives in the Study of Latin America Underdevelopement », in

MUNOZ Heraldo, ed, From Dependecy to Development, Boulder, Colorado, Westview

Press, 1981

VANHANNEN, Tatu, The Process of Democratization: A Comparative Study of 147

States, 1980-1988, London, Crane Russack, 1991

VOGT, Henri, Between Utopia and Desillusionment : A Narrative of Political

Transformation in Eastern Europe, Oxford, Berghahn Books, 2005

VULTUR, Mircea, Les campagnes roumaines à l’épreuve du marché, Les Presses de

l’Université de Laval, 2002

WHITEHEAD, Laurence (éd), The International Dimensions of Democratisation:

Europe and the Americas, New York, Oxford University Press, 1996

Page 371: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

370

ZIMMERN, Alfred, The League Of Nations and the Rule of Law, 1918- 1935, Londres,

MacMillan, 1936

II. Articles de revue

BANEGAS, Richard, « Les transitions démocratiques: mobilisations collectives et

fluidité politique », Culture & Conflits, no 12, 1993, pp, 105- 140

BERNHARD, Michael, « First Transition. Dilemmas of Post Communist

Democratisation in Poland and Beyond », Communist and Post Communist Studies, vol.

29, no. 3, 1996, p. 327

BLANCHARD, Olivier, « Theoretical Aspects of Transition », American Economic

Review, vol. 86, no. 2, 1996, pp. 117-123

BOLLEN, Kenneth, « World System Position, Dependency and Democracy: The Cross

National Evidence», American Sociological Review, vol. 48, no 1, 1983, pp. 468-479

BOLLEN, Kenneth, A., «Political Democracy: Conceptual Measurement, Traps,

Studies», Comparative International Development, vol. 25, no. 1, Printemps 1990, pp.

7-24

BOUDON, Raymond, « Théorie du choix rationnel ou individualisme

méthodologique ? », Sociologie et Société, vol. 39, no. 1, 2002, pp. 281-309

BRAUD, Philippe, « Le jardin des délices démocratiques », Politix, vol.5, no. 27, 1992,

pp 162-165

BRUCAN, Silviu, « From Party Hacks to the Nouveau Riches - Social Change in Russia

and Eastern Europe », Sfera Politicii, 1998, no. 59

BUNCE, Valerie, «Comparative Democratization: Big and Bounded Generalizations »,

Comparative Political Studies, Août- Septembre 2000, pp. 703-734

CAROTHERS, Thomas, « Romania: Projecting the Positive », Current History, vol. 95,

no. 599, Mars 1996, pp. 120-129

CAROTHERS, Thomas, «The End of Transition Paradigm », Journal of Democracy,

vol. 13, 2002, pp. 5-21

CLARET, Philippe, «La nouvelle gouvernance électorale dans les Etats post-

communistes : du respect des standards à la dépendance internationale», Revue d’Etudes

Politiques et Constitutionnelles Est-Européennes, « Les systèmes postcommunistes:

Approches Comparatives », N° spécial 2006, pp. 147-168

Page 372: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

371

COLLIER, David, NORDEN, Deborah L., « Strategic choice models of political change

in Latin America», Comparative Politics, vol. 24, no. 2, Janvier 1992, pp. 229-243

DARBON, Dominique, « Les conditions politiques et sociales du développement :

Démocratie et Développement », Cahiers Français, no.310, pp. 70-76

DOBRY, Michel, « Les transitions démocratiques : regards sur l’état de la

transitologie », Revue Française de Science Politique, vol.50, no. 4-5, Août-Octobre

2000, p. 581-583

DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques,

séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence», Revue française

de science politique, vol.50, no. 4-5, Août-Octobre 2000, pp. 585-614

DUCATENZEILER, Graziela, « Nouvelles approches à l'étude de la consolidation

démocratique», Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 8, no. 2, 2001,

pp. 191-198

ETHIER, Diane, « Promotion de la démocratie dans les Balkans. L’efficacité inégale de

la conditionnalité et des incitatifs », Revue canadienne de science politique, vol. 39, no.

4, 2006, pp.803-804

GANS-MORSE, Jordan, « Searching for Transitologists: Contemporary Theories of

Post Communist Transitions and the Myth of a Dominant Paradigm », Post Soviet

Affairs, vol. 20, no 4, 2004

GAZIBO, Mamadou, « La démarche comparative binaire : Eléments méthodologiques

d’une analyse des trajectoires contrastées de démocratisations », Revue Internationale

de Politique Comparée, vol 9, no 3, 2002, p. 428

GERBER, Theodore P., HOUT, Michael, « More Shock Than Therapy: Market

Transition, Employment, and Income in Russia, 1991-1995 », American Journal of

Sociology, no 104, Juillet, 1998, pp. 1-50.

GODELIER, Michel, « Introduction : l’analyse des processus de transition », Revue

internationale des sciences sociales, no. 114, 1987

GREMION, Pierre, HASNER, Pierre, «Vents d'Est », Politique Etrangère, 1990, vol.

55, no. 2

GOUAUD, Christiane, «Recherches sur le phénomène de transition démocratique »,

Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger, vol. 107, no

1, Février 1991

GROSESCU, Raluca, « Roumanie, Un totalitarisme Ordinaire», Communisme, no. 91-

92, 2007

Page 373: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

372

GUILHOT, Nicolas & SCHMITTER Philippe, « De la transition à la consolidation, Une

lecture rétrospective des democratization studies », Revue Française de Science

Politique, Aout-Octobre 2000, no. 4-5, vol. 50

HAGGARD, Stephan & KAUFMAN, Robert, « The Political Economy of Democratic

Transitions », Comparative Politics, no. 3, vol. 29, 1997, pp. 265- 283

HALL, Andrew Richard, « The Uses of Absurdity: The Staged War Theory and the

Romanian December Revolution 1989 », East European Politics and Societies, vol. 13,

no. 3, Automne 1999

HERMET, Guy, « Les démocratisations au vingtième siècle: une comparaison

Amérique Latine/ Europe de l’Est», Revue Internationale de Politique Comparée, 2001,

p. 288

HIRSCHMAN, Albert O., « On Democracy in Latin America», The New York Review

of Books, vol. 33, no. 6, 1986, pp. 41-42

HIRSCHMAN, Albert O., « The Political Economy of Latin America Development:

seven exercises in retrospection », Latin American Research Review, vol. 22, no. 3,

1987, pp. 17-32

HUNTINGTON, Samuel,« Democracy's Third Wave», Journal of Democracy, vol. 2,

no. 2, Printemps 1991, pp,12-34

IVANES, Chris D., “Romania: A kidnapped Revolution and the History of a Pseudo –

Transition”, article consulté sur http://www.arts.monash.edu.eras/edition_2/ivanes.htm

IVANES, Chris D., “Street and Crowds in (Post-) Communist Romania”, article

consulté en ligne sur http://arts.monash.edu.au/publications/eras/edition-

5/ivanesartcle.php

KARL, Terry, Lynn, « Dilemmas of Democratisation in Latin America », Comparative

Politics, vol. 23, no. 1, Octobre 1990, pp.1-23

KARL, Lynn Terry, SCHMITTER, Philippe, « Les modes de transition en Amérique

latine, en Europe du Sud et de l'Est », Revue internationale des sciences sociales,

no.128, Mai 1991, pp 267- 282

KARL, Terry Lynn, SCHMITTER, Philippe, C., « From an Iron Curtain to a Paper

Curtain: Grounding Transitologists or Students of Post – Communist? », Slavic Review,

vol. 54, no. 4, 1994, pp. 965- 978

KLINGMAN, David, «Temporal and Spatial Diffusion in the Comparative Analysis of

Social Change », American Political Science Review, vol. 74, no. 1, 1980, pp.123 -129

Page 374: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

373

KOHLI, Atul, EVANS, Peter, KATZENSTEIN, Peter, PRZEWORSKI, Adam,

RUDOLF, Suzanne H., SCOTT, James C., SKOCPOL, Theda, « The Role of Theory in

Comparative Politics: A Symposium », World Politics, vol. 48, no.1, 1995, pp.1-49

KREUTZMANN, Hermann, « De la théorie de la modernisation vers le ‘choc des

civilisations’ : orientations et changement de paradigme dans l’analyse de Samuel

Huntington et le pronostic du développement durable », Geojournal, vol. 46, no.4, pp.

255-265

KUMAR, Krishan, « The 1989 Revolutions and the Idea of Europe », Political Studies,

vol.40, no. 3, Septembre 1992, pp. 439- 461

KURAN, Timur, « Now out of Never: The Element of Surprise in the East European

Revolutions of 1989 », World Politics, vol.44, no 1, Octobre 1991, pp. 7-48.

KUZIO, Taras, « Transition in Post-Communist States: Triple or Quadruple? », Politics,

vol. 21, no. 3, 2001, 168-177

LEGARE, Kathia, « L’influence du système international sur l’évolution des régimes

semi-autoritaires: quatre approches des révolutions de couleur (2003-2005) », Etudes

Internationales, vol. 38, no. 4, 2007, pp.501-522

LINZ, Juan, « Transition to Democracy », The Washington Quarterly, été 1990, p.

143

LINZ, Juan J., STEPAN, Alfred, « Problems of Democratic Transition ad

Consolidation. Southern Europe, South America and Post-Communist Europe», Journal

of Democracy, vol.8, no. 2, 1997, pp. 168-173

LIPSET, Seymour Martin Lipset, «Some social requisites of democracy», American

Political Science Review, vol. 53, no.1, Mars 1959, pp. 70-103

MATEI, Mihaela, « Les médias roumains à l'heure de la cinquième présidence: la

liberté retrouvée? », Regards sur l'Est, 1er mai, 2005

MILACIC, Slobodan, « Critique de la transition unique. Notre épistémologie du post

communisme dans le rétroviseur de la pensée unique », Revue Internationale de

Politique Comparée, vol. 3, no. 1, 1996, pp. 19-40

MUNCK, L. Gerardo, « Democratic Transitions in Comparative Perspective »,

Comparative Politics, vol. 26, no. 3, Avril 1994, pp. 355-375

MUNGIU-PIPPIDI, Alina, « 10 Years of Illusions », 22 January, no 15, 2000

O’DONNELL, Guillermo, « Illusions about Consolidation », Journal of Democracy,

vol. 7, no. 2, April 1996, pp. 34-51

OFFE, Claus, « Capitalism by Democratic Design? Democratic Theory facing the Triple

Transition in East Central Europe», Social Studies: An International Quarterly, 2004

Page 375: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

374

PARKER, Robert, « Disillusions and choc therapy », Dissent, Hiver 1993, pp. 72-80

PASTI, Vladimir, « Transition politique et mythologie idéologique », L’Autre Europe,

no. 26-27, 1993, pp. 199-228

PHILIPOV, Dimiter, DORBRITZ, Jurgen, « Les conséquences démographiques de la

transition économique dans les pays de l'Europe Centrale et Orientale », Etudes

démographiques, no 39, Editions du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2004, p.13

PHINNEMORE, David, PAPADIMITRIOU, Dimitris, « Mettre en œuvre les jumelages

institutionnels: les leçons du cas roumain », Revue d'études comparatives est-ouest,

2003, vol. 34, no. 34-3, pp. 65-83

POTEL, Jean-Yves, « La fin du communisme », Strates, vol.12, 2006, mis en ligne le

19 juillet 2007, consulté le 07 novembre 2010, http://strates.revues.org/1612

PRZEWORSKI, Adam, «Some Problems in the Study of the Transition to Democracy »,

Working papers, Washington DC, Latin America Program, The Wilson Center, 1986

PRZEWORSKI, Adam, “The ‘East’ Becomes the ‘South’? The ‘Autumn of People’ and

the Future of Easter Europe”, Political Science and Politics, vol. XXIV, no. 1, Mars

1991, pp.20-24

REMMER, Karen, L., « The Sustainability of Political Democracy», Comparative

Political Studies, vol. 29, no. 6, 1996

RUSTOW, Dankwart, «Transitions to Democracy: Towards a Dynamic Model»,

Comparative Politics, vol. 2, no. 3, 1970, pp. 337-363

SANTISO, Javier, « La démocratie incertaine, La théorie des choix rationnels et la

démocratisation en Amérique Latine», Revue Française de Science Politique, 1993, vol.

43, no. 6, pp. 970-993

SANTISO, Javier, « A la recherche des temporalités de la démocratisation», Revue

Française de Science Politique, vol. 44, no. 6, 1994, pp. 1079-1085

SAPIR, Jacques, « Quelles leçons d’une transition ? », La Pensée, no 294-295, juillet-

Octobre 1993, pp. 55-74

SCHMITTER, Philippe, « Intermediaries in the Consolidation of Neo-Democracies : the

Role of Parties, Associations, and Movements », Communication présentée à la

Conférence « Les Partis Politiques et la Démocratie », International Forum for

Democratic Studies, Washington D.C., 18-19 Novembre 1996

SCHMITTER, Philippe, KARL, Terry Lynn, « What Democracy is… and it is not »,

Journal of Democracy, no. 2, Eté 1999, pp.75-88

Page 376: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

375

SCHMITTER, C, Philippe, GUILHOT, Nicolas, « De la transition à la consolidation,

Une lecture rétrospective des democratization studies », Revue Française de Science

Politique, vol. 50, no 4-5, 2000, pp. 615-632

SHAFIR, Michael, « Ceausescu’s Overthrow: Popular Uprising or Moscow guided

Conspiracy? », Report on Eastern Europe, vol. 1, no. 1, 1990, pp.15-19

SHULL SHIN, Doh, « On the Third Wave of Democratisation: A Synthesis and

Evaluation of Recent Theory and Research», World Politics, vol. 47, 1994

SNYDER, Richard, MAHONEY, James, « The Missing Variable: Institutions and the

Study of Regime Change », Comparative Politics, vol. 32, no. 1, Octobre 1999, pp. 103-

122

STARK, David, «Path Dependence and Privatisation Strategies in East Central Europe»,

East European Politics and Societies, vol. 6, 1992, pp. 17-54

SUNSTEIN, Cass R., « Constitutionalism, Prosperity, Democracy Transitions in

Eastern Europe », Constitutional Political Economy, vol. 2, Automne 1991, pp 371-394.

TAMAS, Gaspard M, « Victory Defeated », Journal of Demacracy, vol. 10, no. 1, 1999

TARROW Sydney, « ‘Aiming at a Moving Target’: Social Science and the Recent

Rebellions in Eastern Europe», Political Science and Politics, vol. 24, no. 1, Mars 1991,

pp.12 -24.

TISMANEANU, Vladimir, « Personal Power and Political Crisis in Romania»,

Government and Opposition, vol. 24, no. 2, Printemps 1989, pp. 190-193

TISMANEANU, Vladimir, «The Quasi –Revolution and its Discontents: Emerging

Political Pluralism in Post Ceausescu Romania », East European Politics and Societies,

vol. 7, no. 2, Printemps 1993, pp 326-327

WALLERSTEIN, Immanuel, « Dependence in an Interdependent World: The Limited

Possibilities of Transformation within the Capitalist World Economy», African Studies

Review, vol. 17, no. 1, avril 1974, pp.1-26

WHITE, Stephen, « Economic Performance and Communist Legitimacy», World

Politics, vol. 38, no. 3, 1986, p. 463

III. Dictionnaires

ALCAUD, David, Dictionnaire des Sciences Politiques, Sirey Dalloz, Paris, 2010

CLARKE, P.B., FOWERAKER, J., (Eds), Encyclopaedia of Democratic Thoughts,

London, Rutledge, 2001

Page 377: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

376

IV. Ouvrages de méthodologie

BEAUD, Michel, L’art de la thèse, Ed. La Découverte, Paris, 1996

BONNAMOUR, Jean-Yves, Guide pratique de l’écrit, Chronique sociale, Lyon, 2004

LABERE, Nelly, UZUNIDIS, Dimitri, BOUTELLIER, Sophie, GOGUEL

D’ALLONDANS, Alban, Méthodologie de la thèse et du mémoire, Ed. Studyrama,

Levallois Perret, 2005

V. Thèses

GUSSI, Alexandru, Usages du passé et démocratisation : le rapport des partis

politiques roumains à la période communiste, Thèse de doctorat, IEP, Paris, 2007.

RECAPPE, Bénédicte, Raison, émotion, institution. Comprendre les mobilisations

étudiantes face à des régimes autoritaires : Hongrie 1956, Mexique 1968, Thèse de

doctorat, IEP, Bordeaux, 2008

SULIMA DRUTA, Snejana, La construction du système électoral en République de

Moldavie, Thèse de doctorat, Université Bordeaux IV, 2010

VI. Rapports, Avis, Commentaires

Rapport de conformité sur la Roumanie, Conseil de l’Europe, GRECO, Direction

Générale-Affaires Juridiques, Service des problèmes criminels, Premier cycle

d'évaluation, rapport adopté par la GRECO lors de sa 19ème réunion plénière,

Strasbourg 28 juin - 2 juillet 2004, 16 pages

http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/cceb/2003/2003.2_rapport_fr_15-10.pdf

L'Analyse et les leçons de l'Europe de l'Est et de l'ex Union Soviétique, Rapport de la

Banque Mondiale, présenté en janvier 2002 à Bucarest

SANFREY, Peter, Rapport de la BERD, publié le 4 décembre 2003

Page 378: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

377

SUTOUR, Simon et autres, Rapport d’information sur la Bulgarie et la Roumanie : la

transition inachevée, Commission des Affaires Européennes du Sénat, France, juillet

2012

TISMANEANU, Vladimir, Rapport final, « Comisia Prezidentiala pentru analiza

dictaturii comuniste din Romania », Présidence Roumaine, Bucarest, 2006

VII. Sites internet

http://www.france-info.com/monde-europe-2009-12-21-20-ans-apres-la-revolution-

roumaine-garde-ses-secrets-383705-14-15.html

http://www.bienpublic.com/fr/france-monde/article/2469909,1496/Roumanie-1989-

revolution-ou-coup-d-Etat.html

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/la-revolution-roumaine-un-coup-d-etat-

de-l-armee_836505.html

http://www.lefigaro.fr/international/2009/12/21/01003-20091221ARTFIG00657-vingt-

ans-apres-les-secrets-de-la-revolution-roumaine-.php

http://ma-tvideo.france2.fr/video/iLyROoafI1QY.html

http://www.diploweb.com/p5duraca1.htm

http://www.leplanb.org/A-propos-des-medias-et-de-la.html

http://www.afebalk.org/edm/articles.php3?id_article=87

http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1335

http://www.newropeans-magazine.org/content/view/8708/121/lang,english/

http://www.cjc-online.ca/index.php/journal/article/viewArticle/703/609

http://espacepolitique.revues.org/index837.html

http://books.google.fr/books?id=xnegcjE1jS0C&printsec=frontcover&dq=revolution+ro

umaine+transition&source=bl&ots=FNefMW04sM&sig=Yod_JCLKkpmmpod8Zj3eX5

7B6xs&hl=fr&ei=lqmtTL6dD5WSjAfh1JBZ&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnu

m=9&ved=0CDAQ6AEwCDgK#v=onepage&q&f=false

http://old.nationalreview.com/comment/pacepa200503080939.asp

http://www.ceri-sciencespo.com/themes/ue/conferences/cpt_rendu_110608.pdf

http://www.colisee.org/article.php?id_article=1579

Page 379: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

378

Annexe 1

LA LETTRE DES SIX

LETTRE OUVERTE AU PRESIDENT CEAUSESCU

À une époque où l'idée même du socialisme, pour lequel nous avons lutté, est

discrédité par votre politique, et où notre pays est isolé en Europe, nous avons décidé de

prendre la parole. Nous sommes parfaitement conscients que ce faisant, nous risquons

notre liberté et même notre vie, mais nous estimons devoir faire appel à vous pour

inverser le cours actuel avant qu'il ne soit trop tard.

1) La communauté internationale vous reproche le non-respect de l'Acte final

d'Helsinki, que vous avez vous-même signé. Les citoyens roumains sont pour vous faire

des reproches non-respect de la Constitution, que vous avez juré d'observer. Voici les

faits:

- A) L'ensemble du plan de systématisation des villages [autrement dit, leur

«modernisation» en détruisant les bâtiments existants] et le déplacement forcé des

paysans à des immeubles de trois étages va à l'encontre de l'article 36 de la

Constitution, qui protège le droit à la propriété personnelle d'un des ménages, avec ses

annexes et le terrain sur lequel il est situé.

- B) Le décret interdisant aux citoyens roumains à avoir des contacts avec des étrangers

n'a jamais été voté par l'organe législatif et n'a jamais été publiée; donc elle n'a pas le

pouvoir légal. Et pourtant, nos citoyens sont menacés d'être tiré, harcelés, arrêtés et

condamnés pour ce faire.

- C) Le Centre Civique [à Bucarest], le plus grand investissement de plusieurs milliards

de lei faits en Roumanie, n'a pas de budget public et est en cours de construction en

violation de toutes lois qui régissent les constructions et leur financement. Le coût de

l'immense bâtiment a triplé en raison des modifications que vous avez pour chaque mois

à l'intérieur et l'extérieur du bâtiment.

Page 380: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

379

- D) La Securitate [c'est-à-dire les Services Secrets d’Etat], que nous avons créé pour

défendre l'ordre socialiste contre les classes exploiteuses, est maintenant dirigée contre

les travailleurs qui réclament leurs droits, contre les anciens membres du Parti, et contre

les intellectuels honnêtes qui exercent leurs droits à la pétition (article 34) et la liberté

d'expression (article 28) garantis par la Constitution.

- E) Les fabriques/Usines et les institutions ont été commandés pour forcer leurs

employés à travailler le dimanche contre l'article 19 de la Constitution et le Code du

travail) Le courrier est systématiquement violés et nos conversations téléphoniques sont

coupées en violation de l'article 34, garantissant leur confidentialité. Pour résumer, la

constitution a été pratiquement suspendue et il n'y a pas de système juridique en

vigueur. Avouez, Monsieur le Président, qu'une société ne peut fonctionner que si les

autorités, en partant du haut, ne manquent de respect pour la loi.

2) La planification ne fonctionne plus dans l'économie roumaine. Les réunions

du Comité exécutif politiques sont tous orientés vers le passé, [et repris avec] exhortant

les travailleurs pour compenser le plan non tenues de l'année précédente, semestre

précédent, ou le mois précédent. Un nombre croissant d'usines manque des matières

premières, d'énergie, ou des marchés.

3) La politique agricole est également en plein désarroi. Des mesures sévères

administratives sont dirigées contre les paysans, qui, en fonction de vos propres donnés,

fournissent 40 pour cent des légumes du pays, 56 pour cent des fruits, 60 pour cent du

lait, et 44 pour cent de la viande, mais ils ont seulement 12 pour cent des terres arables.

Mais, bien sûr, ce qui est aujourd'hui prédominante dans les villages, c'est la crainte

d'être «systématisé», avec sept ou huit mille villages menacés d'être rasés. Au-dessus

toutes les objections économiques, culturelles et humanitaires du monde civilisé à ce

programme, une question légitime se pose: Pourquoi urbaniser les villages où vous ne

pouvez pas assurer des conditions décentes de vie urbaine dans les villes, chauffage,

nommément, un éclairage, de transport, sans parler alimentaire? Un gouvernement qui

pendant cinq hivers de suite a été incapable de résoudre ces problèmes vitaux de sa

population se montre incompétent et incapable de gouverner. Par conséquent, nous ne

sommes pas en appuyant sur vous à toute demande à cet égard.

4) Le fait même que les Allemands, les Hongrois, et les Juifs ont émigré en

masse montre que vous devez renoncer à la politique d'assimilation forcée.

Page 381: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

380

Enfin, nous sommes profondément inquiets que la position internationale de la

Roumanie et son prestige se détériorent rapidement. Comme vous le savez, cela est

concrètement illustré par la décision d'un tout petit nombre de pays à fermer leurs

ambassades à Bucarest. Le plus inquiétant, les ambassades de des pays européens

comme le Danemark et le Portugal ont déjà été fermés et d'autres pourraient suivre.

Notre isolement croissant affecte non seulement les relations diplomatiques. Nous avons

perdu le statut de la nation la plus favorisée pour le commerce avec les États-Unis et en

conséquence, certains de nos usines textiles n'ont pas de commandes. La CEE n'est pas

disposée à étendre son accord commercial avec la Roumanie, qui aura un effet négatif

sur les autres secteurs de notre économie. Vous avez toujours soutenu que des réunions

au sommet sont décisives dans l'amélioration des relations entre les Etats.

Mais comment allez-vous améliorer les relations extérieures de la Roumanie où

tous les dirigeants des pays non-communistes de l'Europe refusent de vous rencontrer?

La Roumanie est et reste un pays européen et en tant que telle, elle doit avancer avec le

processus d'Helsinki et de ne pas se retourner contre elle. Vous avez commencé à

changer la géographie de la campagne, mais vous ne pouvez pas transporter la

Roumanie en Afrique.

Pour arrêter les processus négatifs, tant nationales qu'internationales, qui

assaillent notre nation nous faisons appel à vous, dans un premier temps, de prendre les

mesures suivantes:

Pour affirmer catégoriquement en termes non équivoques que vous avez renoncé

au plan de systématisation des villages.

Pour restaurer les garanties constitutionnelles concernant les droits des citoyens.

Cela vous permettra d'observer les décisions de la Conférence de Vienne sur les droits

de l'homme.

De mettre un terme aux exportations alimentaires qui menacent l'existence

biologique de notre nation. Une fois ces mesures sont prises, nous sommes prêts à

participer dans un esprit constructif dans le dialogue avec le gouvernement sur les voies

et moyens de surmonter l'impasse actuelle.

Signataires :

Gheorghe Apostol, ancien membre du Politburo et président du commerce et des

syndicats;

Page 382: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

381

Alexandru Birladeanu, ancien membre du Politburo et président du comité de

planification;

Corneliu Manescu, ancien ministre des Affaires étrangères et président de l'Assemblée

générale des Nations Unies;

Constantin Pirvulescu, membre fondateur du parti communiste;

Grigore Raceanu, vétéran du parti communiste;

Silviu Brucan, ancien rédacteur en chef par intérim de « Scânteia »

Source :

Gheorghe Apostol, Alexandru Birladeanu, Silviu Brucan, Corneliu Manescu, William

Pfaff, Constantin Pirvulescu, «Lettre des Six, Mars 1989 », Faire l'histoire de 1989, N °

698, http://chnm.gmu.edu/1989/ items/show/698

Page 383: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

382

Annexe 2

LA PROCLAMATION DE TIMISOARA

La population de Timisoara est à l’origine de la révolution roumaine. Du 16 au

20 Décembre 1989, elle a livré, seule, un combat féroce contre l'un des systèmes de

répression le plus puissant et le plus répressif du monde. Ce fut un combat sans merci,

c'est que nous seuls, les habitants de Timisoara, connaissons courant ses proportions

réelles. D'un côté il y avait la population sans armes, de l’autre, il y avait la Securitate,

la Milice, l'armée et les troupes zélées d’activistes du parti. Cependant, tous les moyens

et les méthodes de répression se sont révélés infructueuses face à la volonté de liberté

du peuple de Timisoara et leur détermination à gagner. Ni les arrestations, ni le

harcèlement, même pas les assassinats en masse ne pouvait les arrêter.

Chaque balle tirée a amené encore une centaine de combattants de la liberté sur

le champ de bataille de la Révolution. Et en effet, nous avons gagné. Le 20 Décembre,

1989 Timisoara a été irrévocablement dans les mains de la population, qui l'a

transformé en une ville libre au sein de l'immense prison que la Roumanie était

devenue. Toute l'activité révolutionnaire de la ville a été menée à partir de la tribune de

la Place de l'Opéra par le Front Démocratique Roumain (Frontul Democratic Român), le

porte-parole de la Révolution de Timisoara, à ce moment. Le même jour, l'armée a

fraternisé avec les manifestants et a décidé de défendre avec eux la victoire obtenue. Le

21 décembre, plus de cent milles voix criaient sur la Place de l’Opéra : « Nous sommes

prêts à mourir ! ».

Une succession d'événements en Roumanie, en particulier depuis le 28 janvier

1990, sont venus contredire les idéaux de la Révolution de Timisoara. Les mass médias

centrales n'ont informé que partiellement et de manière confuse l’opinion publique

roumaine sur ces idéaux. Dans de telles circonstances, nous qui avons participé

directement à tous les événements du16 au 22 décembre 1989, nous nous devons

d’expliquer à la nation entière, pourquoi les habitants de Timisoara ont commencé la

Révolution, ce pourquoi nous nous sommes battus, (beaucoup d’entre nous ont sacrifié

leur vie), pourquoi nous sommes déterminés à continuer à lutter, quel que soit le prix

et quel que soit l’adversaire, jusqu’à la victoire.

Page 384: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

383

1 .Depuis ses premières heures, la Révolution de Timisoara était dirigée non

seulement contre Ceausescu, mais aussi, catégoriquement contre le communisme. «A

bas le communisme! » fut chanté plusieurs centaines fois pendant tous les jours de la

Révolution. En plein accord avec le souhait des centaines de millions de citoyens

européens, nous aussi, nous appelons à la suppression immédiate de ce système social

totalitaire et en faillite. L'idéal de notre Révolution a été et reste le retour aux vraies

valeurs de la démocratie et la civilisation européennes.

2. Toutes les classes sociales ont participé à la Révolution de Timisoara. es

ouvriers, des intellectuels, des fonctionnaires, des étudiants, des collégiens, et même les

villageois, qui sont venus pour soutenir la Révolution, ont été abattus par balles côté à

côte dans les rues de Timisoara. Nous nous opposons définitivement aux méthodes

communistes de domination qui consistent à dresser les classes et les catégories sociales

les unes contre les autres. C'est au nom de l'idéologie de «lutte des classes» que les

bolcheviks ont pris le pouvoir en 1917 ; c’est sur la même base que la nomenklatura

communiste a monté, après 1944, les classes sociales les unes contre les autres, divisant

la société en vue de le soumettre par la terreur, plus facilement. Nous avertissons contre

le danger que cette histoire douloureuse pourrait se répéter et nous appelons tous les

ouvriers, les intellectuels, les étudiants, les paysans, et toutes les catégories sociales à

se joindre à nous pour un dialogue réel et constructif afin rétablir sans délai l’unité

réalisée pendant la Révolution. Notre point de départ doit être le simple fait que toutes

les catégories sociales ont été opprimées sous le régime communiste et qu'aucune

catégorie sociale ne souhaitait la destruction de l’autre.

3. Toutes les catégories d'âge ont participé à la Révolution de Timisoara. Même

si les jeunes ont été majoritaires, il est juste d'admettre que des personnes de tous âges

se sont battues pour la cause de la Révolution avec la même audace. La liste des

victimes, bien qu'incomplète, est une preuve permanente à cet égard.

4. Côte à côte avec les Roumains, il y avait des Hongrois, des Allemands, des

Serbes, des membres d'autres communautés ethniques qui ont sacrifié leur vie pour la

cause de la Révolution. Tous cohabitaient notre ville dans la paix et de bonne entente

depuis des siècles. Timisoara est une ville roumaine et européenne dans laquelle toutes

les nationalités ont rejeté et de rejettent le nationalisme. Tous les chauvins du pays, peu

importe s’ils sont des Roumains, des Hongrois ou des Allemands, sont invités à venir à

Page 385: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

384

Timisoara à un cours de rééducation dans l'esprit de tolérance et de respect mutuel, les

seuls principes qui doivent régner dans la future Maison Européenne.

5. Dès le 16 Décembre, dès les premières heures de la Révolution, l'un des

slogans les plus scandés a été : «Nous voulons des élections libres!". L'idée de

pluralisme politique a été et est parmi les valeurs les plus chères pour la population de

Timisoara. Il est de notre conviction que sans partis politiques forts, une démocratie

véritable, d'un genre européen, ne peut pas exister. Dans la ville de Timisoara tous les

partis politiques ont le droit d'exister, sauf pour les extrémistes, qu'ils soient de gauche

ou de droite. A Timisoara, les quartiers généraux et les sièges des partis politiques

n'ont pas été attaqués et dévastés, et aucun de leur membres n’a pas été menacé, insulté

ou diffamé. Les membres des partis politiques sont nos concitoyens, nos collègues de

travail, nos amis qui ont leurs propres opinions politiques. A nos yeux, la démocratie

européenne c’est : la libre expression des opinions politiques, le dialogue civilisé entre

leurs représentants et de concurrence loyale pour la conquête du soutien du public et,

implicitement, pour gagner le pouvoir dans l'Etat. Dans le système de la démocratie

roumaine nous aurions aimé accepter le Parti Communiste Roumain aussi, s’il n'avait

pas été lui-même totalement et irrévocablement discrédité par sa nomenklatura, en

dégénérant en fascisme. Dans tous les pays d'Europe Centrale et Orientale, où les partis

communistes ont conservé un minimum de décence, ces partis existent encore et la

société le tolère. Chez nous, cependant, le parti communiste est allé jusqu'au génocide,

et de ce fait, il s’est auto-exclu de la société. Nous ne le tolérerons pas, ni en principe ni

en fait, quel que soit le nom sous lequel il essayait de faire revivre.

6. Après quatre décennies de l'éducation et de propagande exclusivement

communiste, les préjugés engendrés par cette idéologie hantent encore l’esprit et la

conscience de tous les Roumains. L'existence de ces préjugés n'est pas de leur faute. En

revanche, les manipulations de ces préjugés par des groupes intéressés à ressusciter le

communisme et de le ramener au pouvoir est un acte contre-révolutionnaire. Parmi les

slogans photocopiées et distribuées aux manifestants sur la Place Banu Manta à

Bucarest, le 28 Janvier 1990, figuraient des slogans vieux de quarante-cinq ans. Un

slogan identifié comme appartenant aux parties "historiques" et qui les accuse de

vendre le pays, représente un cas de diffamation. Au contraire, il y a quarante-cinq ans

les communistes, dont certains détiennent encore des positions importantes dans

leadership du pays, étaient coupables de trahir Roumanie et de son asservissant à

Page 386: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

385

l'URSS. A cette époque, ce sont eux qui chantaient "Staline et le peuple russe nous ont

apporté la liberté», et non les membres des parties historiques. Ces derniers se sont

opposés à la transformation de la Roumanie en un satellite de Moscou, et certains

d'entre eux ont payé de leur vie cette audace. Il est absolument nécessaire de rédiger

immédiatement l'histoire exacte de la période 1944 - 1950, et de la faire connaître.

7. La Révolution de Timisoara a été faite pour renverser l’ensemble de régime

communiste et sa nomenklatura, mais en aucun cas, les membres de Front Démocratique

Roumain ne l’ont vu comme une opportunité pour s’emparer du pouvoir, ni pour fournir

l’occasion d’une ascension politique à un groupe de dissidents anti-Ceausescu de

l’intérieur du PCR. La présence des ex communistes dans la direction du pays rend la

mort des héros de Timisoara, inutile. Nous aurions pu les accepter il y a 10 ans, si, au

XIIème congrès du parti, ils avaient soutenu Constantin Pirvulescu et avaient renversé

le clan dictatorial. Mais ils ne l'avaient pas fait, bien qu'ils aient eu la possibilité et les

postes importants qui ont donné leurs prérogatives. Au contraire, certains ont même

obéi à l'ordre du dictateur pour dénigrer le dissident. Leur lâcheté en 1979 nous a coûté

plus de dix ans de dictature, la plus dure de toute la période, et un génocide douloureux.

8. En conséquence de ce qui vient d’être dit, nous proposons que la loi électorale

interdise pour les trois premières législatures, le droit de candidature- sur quelque liste

que ce soit- à tout ancien activiste communiste et à tout ancien officier de la Securitate.

Leur présence dans la vie politique du pays est la principale source des tensions et des

soupçons qui inquiètent la société roumaine de nos jours. Leur absence de la vie

publique est absolument nécessaire aussi longtemps que la situation n’a pas été réglée et

la réconciliation nationale n’a pas été effectuée. Nous exigeons également que dans une

clause spéciale de la loi électorale devrait interdire aux anciens activistes du parti

communiste de se porter candidats pour le poste de président du pays. Président de la

Roumanie devrait être l'un des symboles de la rupture avec le communisme. Pour avoir

été membre d'un parti n'est pas une infraction Nous savons tous combien la vie de

l'individu, sa réussite professionnelle, l'obtention un appartement, dépendait de livret

d'adhésion rouge et quelles étaient les conséquences en cas de refus et désobéissance.

Les activistes avaient été ceux qui ont abandonné leurs professions et en vue de servir le

parti communiste et de bénéficier des privilèges matériels rare qu'il offrait. Une

personne qui avait fait un tel choix n'est plus moralement digne d'être président. Nous

proposons que les prérogatives demandés par cette tache ne soient pas diminués de leur

Page 387: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

386

sens et de leur importance, comme c'est le cas dans de nombreux pays civilisés du

monde. De cette façon, des personnalités remarquables de la vie culturelle et

scientifique, qui n’ont aucune expérience politique spéciale, pourrait également se

porter candidates au poste de Président de la Roumanie. Dans ce contexte, aussi, nous

suggérons que la première législature ne devrait durer que deux ans, une période

nécessaire pour renforcer les institutions démocratiques et de clarifier la position

idéologique de chacun des nombreux partis qui sont apparus. Alors seulement, nous

serons en mesure de procéder à des élections libres et de choisir ouvertement et en toute

connaissance de cause.

9. Les habitants de Timisoara n'ont pas fait la révolution pour obtenir des salaires

plus élevés ou d'autres avantages matériels. Une grève aurait largement suffit pour

atteindre ces objectifs. Nous sommes tous mécontents du système des salaires; à

Timisoara, aussi bien que dans d’autres villes, les ouvriers travaillent dans des

circonstances très dures un salaire de misère (c'est le cas dans l’industrie des détergents

ou dans les fonderies). Pourtant, aucun groupe des travailleurs ne s’était mis en grève

pour des salaires supérieurs et ils n’ont pas envoyé leurs délégués à négocier avec le

gouvernement, des revendications strictement matérielles. La plupart des habitants de

Timisoara sont familiarisés avec ce que tous les économistes s'efforcent de la faire

connaître dans tout le pays de nos jours: en ce moment, une hausse des salaires aurait

pour conséquence immédiate l'inflation, comme cela s’est passé dans certains pays

d'Europe Orientale. Une fois que l'inflation est stable, plusieurs années d’effort seront

nécessaires afin de stabiliser l’économie. Seule une augmentation de la production et de

sa qualité, c'est à dire la quantité et la qualité de marchandises sur le marché, fera

qu’une augmentation générale des salaires possible En outre, la priorité serait d’avoir

un budget pour les plus démunis afin de leur garantir un standard minimum de

civilisation. Des investissements immédiats sont nécessaires, par exemple, dans les

services publics et de la santé.

10. Bien nous militons pour ma de ré européanisation de la Roumanie, nous ne

souhaitons copier les systèmes occidentaux capitalistes avec leurs inconvénients et

iniquités. Cependant nous défendons l'idée positive de l'initiative privée. Le fondement

économique de totalitarisme est la propriété de l'Etat tout-puissant. Nous n'aurons

jamais le pluralisme politique sans pluralisme économique Mais on peut entendre des

voix qui, dans le vrai esprit communiste, vont définir l'initiative privée comme

Page 388: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

387

«l’exploitation» et mettent en garde contre le danger de l'apparition de gens riches. C'est

une façon de susciter l'envie d'un paresseux et la crainte de travailler des gens

anciennement privilégiés dans les entreprises communiste. A Timisoara, les gens n'ont

pas peur de la privatisation et ils l’ont prouvé par le fait que plusieurs entreprises

envisagent de devenir des sociétés anonymes par actions. Afin de vendre les stocks pour

avoir de l'argent propre, dans chaque ville un comité spécial devrait être mis en place

pour dresser un inventaire de la fortune appartenant aux ex-protégés du pouvoir, la

corruption et la rareté. De même, il faut que les actions de chaque entreprise soient

d’abord proposées à ceux qui y travaillent. Tout d'abord à ses employés. Nous sommes

également en faveur de procéder aux privatisations par la distribution à tous les

travailleurs de l’entreprise d’un nombre égal d’actions, l'Etat ne conservant que les

fonds qui peuvent assurer le contrôle de l'activité. De cette manière, on offrirait à

chaque ouvrier des chances égales de prospérité. Si les paresseux ont raté leur chance,

ils ne seraient pas en mesure de se plaindre de discrimination.

11. Timisoara est déterminé à prendre la décentralisation économique et

administrative au sérieux. Un modèle d’économie de marché a déjà été avancé pour

essais, utilisant les capacités et les compétences des experts trouvés dans le département

de Timis. Afin d'attirer les capitaux étrangers plus rapidement et plus facilement,

surtout la technologie et des matières premières spéciales, et de créer des sociétés

mixtes, nous demandons instamment que d'une succursale de la Banque du Commerce

Extérieur soit mise en place à Timisoara. Une partie des bénéfices en devises de la

partie roumaine dans ces sociétés mixtes seront incluses dans les salaires des

travailleurs selon un pourcentage préalablement négocié avec les dirigeants syndicaux.

Le paiement en devises d'une certaine partie du salaire sera une bonne base de co-

intéressement matériel pour les travailleurs. En outre, les passeports ne seront plus des

livrets à garder dans un tiroir. Une autre conséquence positive serait la chute du taux

du marché libre des devises fortes, ce qui entraînera une augmentation immédiate du

niveau de vie de la population.

12. Après la chute de la dictature, tous les Roumains vivant en exil ont été

invités à rentrer chez eux pour aider à la reconstruction du pays. Certains sont déjà

rentrés, d'autres ont annoncé leur intention de le faire. Malheureusement, il y a encore

des gens qui, poussé par des forces obscures, abusent de ces exilés qui sont de retour,

les qualifiant de "traîtres" et de manière provocatrice en leur demandant ce qu'ils ont

Page 389: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

388

mangé au cours des dix dernières années. Cette attitude ne nous fait pas de crédit à tous.

Dans le désespoir qui nous a saisis pendant quarante ans, il peut ne pas avoir été un seul

roumain à qui l'idée d'échapper à la misère et de prendre la route de l’exil ne lui a pas

croisé l’esprit, au moins une fois. Bon nombre des Roumains qui vivent aujourd'hui à

l'étranger ont quitté le pays à la suite de persécutions politiques et même de longues

peines d'emprisonnement. Il serait honteux si nous, aussi, nous abusons d'eux en

utilisant les mots de militants communistes d'antan. Les exiles roumains sont des

centaines de professeurs d'enseignement qui travaillent dans les plus grandes

universités du monde, des milliers d'experts estimés par les entreprises les plus

puissantes de l'Ouest, des dizaines de milliers de travailleurs qualifiés dans les

technologies les plus avancées Nous devrions être fiers d’eux, tourner la page triste et

douloureuse du communisme et faire de la diaspora roumaine, une force novatrice qui

aidera à la rénovation de la Roumanie. Timisoara est dans l'attente de tous les exilés

roumains. Ils sont nos compatriotes et, plus que jamais, nous avons besoin de leur

compétence, leur pensée européenne, et même leur support matériel. Outre, la culture

roumaine sera complète une fois la dimension de l’exil sera intégré.

13. Nous ne sommes pas d'accord pour proclamer la journée de 22 décembre,

comme la Journée Nationale de la Roumanie. C'est une façon d'immortaliser la personne

du dictateur en célébrant un certain nombre d'années depuis sa chute.Dans la plupart des

pays qui ont associé leur journée nationale à une Révolution, le jour choisi marque

l'explosion du mouvement révolutionnaire, donc l'audace de ceux qui ont lutté est

exaltée. Par exemple, la Journée Nationale en France est le 14 Juillet, le jour où la

Révolution française a commencé avec la chute de la Bastille. Par conséquent, nous

demandons que le 16 Décembre soit déclaré la Journée Nationale de la Roumanie.

Ainsi, nos enfants, petits-enfants et arrière petits-enfants célébreront le courage de notre

peuple pour s'opposer à l'oppression, et non pas la chute d'un infâme tyran. La presse, la

radio et la télévision de Bucarest, à l’exception du journal Romania Libera, ont presque

tous oublié la Révolution de Timisoara, les événements auxquels se réfèrent comme

étant révolutionnaires sont seulement ceux du 21 et 22 décembre. Nous nous inclinons

avec piété devant les héros de Bucarest, ainsi que les héros de Sibiu, Brasov, Targu-

Mures, Cluj, Arad, Resita, et de toutes les autres villes qui avaient besoin martyrs pour

atteindre la liberté. Mais nous sommes attristés et révoltés par la politique centrale de

minimiser notre Révolution, qui est aussi un effort évident de diminuer le nombre des

victimes décédées Dans les jours de la Révolution nous étions dans la rue et nous

Page 390: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

389

savons que leur nombre est beaucoup plus que celui annoncé officiellement. Toutefois,

nous assurons ceux qui tentent de dissimuler la vérité aujourd'hui que nous

n'abandonnerons pas notre combat jusqu'à ils sont jugées comme complices du

génocide.

La présente Proclamation est née de la nécessité de faire en sorte que de la

nation roumaine se familiarise avec les idéaux de la Révolution de Timisoara. Ce fut

une révolution faite par le peuple, et seulement par lui, sans lien avec l'intervention des

militants des partis et des agents de Securitate Ce fut une véritable révolution, et non un

coup d'Etat, une Révolution définitivement anticommuniste, non seulement anti-

Ceausescu. A Timisoara gens ne sont pas morts pour que les communistes de deuxième

et troisième rang de la nomenklatura récoltent les fruits. Personne n'est pas mort pour

que la division sociale et nationale, le culte de la personnalité, la censure des médias, la

désinformation, les écrits et menaces téléphoniques, et toutes les autres méthodes

communiste de coercition soient de nouveaux pratiquées ouvertement, pendant que nous

sont priés de rester passifs sur au nom de la stabilité sociale.

Cette Proclamation s’adressé tout d’abord à tous ceux qui ont reçu la Révolution

comme un cadeau et qui nous demandent pourquoi nous sommes toujours mécontents ;

la dictature a été renversée, un certain nombre de mauvaises lois ont été annulées et de

quelques produits ont rempli les étagères des boutiques. Maintenant, ils doivent savoir

pourquoi nous sommes mécontents: l'idéal de la Révolution de Timisoara a été tout à

fait différent. Nous allons la poursuivre pacifiquement, mais fermement. Après avoir

confronté et ayant remporté la victoire sur l'un des répressifs du monde des systèmes les

plus puissants, rien ni personne ne peut nous effrayer plus.

11 Mars 1990 à Timisoara, Roumanie

Source : République, no. 9, printemps-été 1990, pp. 45-52 (traduction libre).

Page 391: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

390

TABLE DES MATIERES

Sommaire p. 6

INTRODUCTION p. 9

PREMIÈRE PARTIE

LES THEORIES DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE : ESSAI DE

TYPOLOGIE GENERALE p. 29

Titre 1. - LE BILAN DES THEORIES DE LA TRANSITION

DEMOCRATIQUE AVANT 1989 p. 33

Chapitre 1. Les approches théoriques : L’analyse des facteurs de transition

p. 39

Section 1. - Les approches centrées sur les structures p. 42

A. La démocratie définie en fonction de ses pré-requis p. 42 1- La prépondérance du facteur économique et culturel p. 43 2- Les remises en cause et les critiques p. 47

B. Le lien entre développement et démocratie p. 51 1 – Causalité et corrélations entre développement et démocratie p. 52 2 - La mise en question du lien de causalité : la montée en puissance des facteurs internes p. 55

Section 2. - Les approches centrées sur les acteurs p. 62

A. L’analyse des structures de classe : l’approche historico structurale p. 62 1 – La structure de classe, une variable explicative à part entière p.63 2 – Remises en question et compléments de réponse p. 65

B. L’analyse des élites politiques : l’approche institutionnelle p.67 1- L’articulation élites/ société civile p. 70 2- Critiques des approches structurales p. 71

Page 392: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

391

Chapitre 2. La confrontation des théories : L’analyse du processus de

transition démocratique p. 75

Section 1. - La nature de la transition démocratique : Approche

politique ou économique ? p. 79

A. Approches structurelles versus approches contingentes : La thèse prédominante de la démocratie avec « pré-conditions » p. 80

1. L’approche structurelle p. 81 2. L’approche du choix rationnel p. 83

B. Débats et regards critiques p. 85 1. Explications structurelles et/ ou explications contingentes : séparation ou

interdépendance ? p. 86 2. Versus une combinatioire de facteurs explicatifs ? p. 88

Section 2. - Les dimensions de la transition démocratique :

approche interne ou internationale ? p. 89

A. L’interdépendance entre politique interne et politique internationale p. 92 1. Des modèles théoriques adéquats p. 93 2. La portée des variables explicatives p. 97

B. La confrontation des variables du contexte international à la réalité p. 102 1. Le test de validité des variables de Whitehead et Schmitter p. 103 2. Des variables complémentaires : les pressions et les mesures incitatives

externes p. 105

Titre 2. - LES ADAPTATIONS DES THEORIES DE LA TRANSITION

DEMOCRATIQUE APRES 1989 p. 107

Chapitre 1. Les transitions postcommunistes dans leur contexte p. 113

Section 1.- La spécificité des transitions est-européennes p. 116

A. Des régimes politiques différents p. 119 1. La prédominance du modèle semi- présidentiel p. 120 2. Les standards institutionnels et la dépendance européenne p. 124

Page 393: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

392

B. Les enjeux théoriques des transitions démocratiques dans l’espace communiste p.128

1. L’inadéquation des anciens modèles p. 129 2. Double ou triple transition ? p. 133

Section 2. -De la transition à la consolidation démocratique p. 137

A. Quelles perspectives pour la consolidation démocratique ? p. 140 1. La consolidation, suite logique d’une transition démocratique réussie

p. 140 2. Le poids des facteurs économiques dans la consolidation démocratique

p. 143

B. Consolidation ou stabilisation démocratique ? p. 145 1. La consolidation, fonction de l’état de la démocratisation p. 147 2. La consolidation, une théorie à portée universelle ? p.148

Chapitre 2. Les nouvelles théories issues des transitions postcommunistes p.

151

Section 1.- Les théories de l’incertitude p. 157

A. L’incertitude, comme variable à part entière du processus transitionnel p. 158 1. Le modèle de Przeworski p. 160 2. L’incertitude dans le modèle de Przeworski p. 164

B. Approches stratégiques et modèles explicatifs p. 167 1. Le modèle d’O’Donnell et Schmitter : la double transition p. 168 2. Le modèle d’Alfred Hirschman : reform mongering p. 171

Section 2. - Les théories du choix rationnel de l’acteur p. 175

A. La transitologie micro-orientée : l’acteur, élément clé d’une transition démocratique réussie p.176

1. Le modèle de Claus Offe : la « triple transition » en Europe p. 177 2. Le facteur temps dans la construction démocratique p. 180

B. Les perspectives de la path dependence dans l’espace post communiste p 183

1. Le poids du passé et les critical junctures p 186 2. Les transitions : crises politiques et mobilisations collectives dans l’espace

post communiste p. 188

Page 394: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

393

DEUXIEME PARTIE

LE CAS ROUMAIN AU REGARD DES THEORIES DE LA

TRANSITION DEMOCRATIQUE p. 191

Titre 1. - LES PARTICULARISMES DE LA TRANSITION

DEMOCRATIQUE ROUMAINE p. 195

Chapitre 1. De la révolution à la transition : un itinéraire singulier p. 201

Section 1. – La genèse de la transition démocratique roumaine p. 202

A Un coup d’Etat communiste en coulisses p. 202

1. Les signes précurseurs d’avant 1989 au sein de la population p. 202

2. Des signes précurseurs au sein même de même de l’appareil de l’Etat p. 208

B Une révolution sur la scène nationale et internationale p. 216

1 Aujourd’hui à Timisoara p 217

2 Demain dans tout le pays p 221

Section 2. - Le cheminement de la transition démocratique p.227

A La renaissance de l’Etat et des structures Etatiques p.228

1 L’union étroite du politique et de l’économique p. 229

2 Du niveau interne au niveau européen : les politiques sociales dans la

Roumanie post communiste p. 236

B Un bilan en demi teinte de la transition roumaine p 241

1 Panorama d’ensemble sur le processus de transition roumain p 242

2 Résultats mitigés du processus de transition roumaine p. 244

Chapitre 2. L’instrumentalisation du passé communiste dans transition

démocratique roumaine p. 247

Section 1. - La « démocratie originale », un passage du communisme

au « socialisme à visage humain p. 250

Page 395: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

394

A La démocratie originale, comme mode d’expression des liens avec le passé

(1990- 1996) p. 251

1. Le Front du Salut National, entre continuité communiste et politique de l’oubli

p. 255

2. De la défense des réalisations du régime antérieur à un discours nationaliste p.

259

B Le retour aux « sources », ou comment réécrire et mettre à profit le passé

communiste (2000- 2004) p. 265

1. L’Etat de Droit comme valeur refuge du Parti Présidentiel p. 266

2. L’ouverture démocratique comme réponse à la crise de légitimité p. 270

Section 2. - La transition de l’anti-Ceausescu à l’anticommunisme :

la naissance d’une opposition p. 276

A La Présidence d’E. Constantinescu : quatre ans de démocratie non originale

(1996-2000) p. 279

1. L’unification de l’opposition p. 290

2. La Présidence Constantinescu p. 285

B. La Présidence Basescu (depuis 2004) : p. 287

1. Le premier mandat : la transition démocratique en marche (2000- 2009) p.289

2. Le second mandat : le temps des crises (depuis 2009) p. 293

Titre 2. – LA CONFRONTATION DES THEORIES AU CAS ROUMAIN

p. 297

Chapitre 1. La révolution et la transition roumaines à la lumière des

théories d’avant 1989 p. 299

Section 1.- La lecture structuraliste des événements p. 300

A Les approches macro politiques et structurelles p. 300

1. Les fondements socio –économiques p. 301

2. Critiques et remises en cause p. 303

Page 396: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

395

B La transition roumaine : hypothèses pour l’explication d’un paradoxe p. 306

1. D’un régime sous tutelle à un régime démocratique p. 306

2. L’insuffisance des facteurs explicatifs des anciens modèles théoriques p. 308

Section 2. - L’explication par le choix rationnel des acteurs p. 309

A Le modèle de Przeworski : la théorie des jeux, p. 310

1. Confrontation du modèle au cas roumain p. 311

2. Les acteurs et les facteurs favorables à la transition roumaine p. 314

B L’exceptionnalisme à l’Est p. 316

1. Interrogations sur les anciennes théories p. 317

2. Au délà de la transition démocratique : la qualité de la démocratie p. 319

Chapitre 2. Les nouvelles théories : une explication pertinente de la

transition roumaine p. 323

Section 1. - Les effets des mobilisations collectives p. 324

A Rationalité et opportunités politiques p. 325

1. Le modèle olsonien de l’action collective adapté au cas roumain p. 327

2. Le modèle d’Oberschall p. 330

B L’approche psychologique p. 331

1 Le modèle théorique de S. Tarrow : l’ouverture des opportunités politiques

p. 333

2 L’analyse de C. Tilly et S. Roper : une autre compréhension de la révolution et

de a transition roumaine p. 336

Section 2. – La dimension émotionnelle de la révolution p. 339

A Le modèle théorique de Timur Kuran : le coût interne de la révolution p. 340

1. Remise en cause du choix rationnel des acteurs p. 340

2. La dimension émotionnelle : l’ignorance des risques p. 343

Page 397: la roumanie postcommuniste au prisme des theories de la transition

396

B Illusions et désillusions : du communisme au post communisme p. 345

1. Révolution- transition : du choc à la déception p. 349

2. Le capital espoir et l’illusion capitaliste p. 352

Conclusion p. 358

Bibliographie p. 362

Annexes p. 378

Table des matières p. 390