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Amadou Diallo LA MORT DE TELLI DIALLO Paris. Karthala, 1983. 154 pages 1

La Mort de Diallo Telli

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Amadou DialloLA MORT DE TELLI DIALLO

Paris. Karthala, 1983. 154 pages

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IntroductionDes différents complots en République de Guinée, je dirai qu'ils ont un fond de réalité. C'est à partir d'un fond de réalité que Sékou Touré a monté de toutes pièces de grandes machines qui ont broyé tous ceux qu'à tort ou à raison il imaginait être des opposants actifs ou passifs, ou bien tout simplement des hommes dont l'étoile risquait de ternir la sienne. Cette machine infernale s'est mise en marche dès 1960, année du complot « des intellectuels tarés », et n'a jamais cessé de fonctionner jusqu'à ce jour, ne connaissant le repos que par intermittences. Pour parvenir à ses fins, c'est-à-dire à la liquidation de ceux qu'il voulait abattre, le président de la République de Guinée n'a pas craint d'inventer pour chaque complot un réseau de ramifications nationales et internationales qui devait rendre crédible aux yeux de l'opinion internationale la thèse du complot impérialiste qu'il proclamait à grands coups de meetings, et l'accusation de haute trahison dont il accablait les « comploteurs » dans des discours fleuve diffusés sur les antennes de « La Voix de la Révolution », radiodiffusion nationale guinéenne. Pour chaque complot, il ne serait pas inutile de tirer au clair ce que fut d'une part la réalité et de l'autre l'affabulation grandiloquente et meurtrière du chef de l'État guinéen. Le temps nous manque ici, pressés que nous sommes de porter à la connaissance des Guinéens, et de tous ceux que la destinée d'un grand africain intéresse, les circonstances de l'arrestation et de l'assassinat de Diallo Telli.Telli est tombé victime d'un complot dans lequel il n'avait pas trempé. D'un complot imaginaire que Sékou Touré et son équipe d'idéologues et de tortionnaires firent reposer sur la réalité d'une misérable tentative d'opposition active.A ces événements, j'ai été mêlé étroitement : j'ai milité au sein d'un parti clandestin, le RDR (Rassemblement des Démocrates pour la Deuxième République), en vue du renversement du régime de Sékou Touré. J'ai été arrêté et les bourreaux du camp Boiro, inspirés par Sékou Touré, ont fait de moi l'instrument malheureux de l'arrestation de Diallo Telli. Arrestation - on le découvrira au fil des pages qui vont suivre - qui avait été programmée bien longtemps avant.L'histoire me condamne à rompre le silence, car celui-ci ne profite qu'au dictateur de Conakry. Je vais donc raconter sans détour ma propre participation à un mouvement qui s'était donné pour objectif un changement de régime en Guinée, dire à quelles tortures mon corps et mon esprit ont été soumis au camp Boiro, étant bien. entendu que cette évocation ne doit servir qu'à introduire le récit de la « confrontation » avec Diallo Telli, la relation des confidences qu'il a bien voulu me faire et le dialogue qu'il a décidé de nouer avec moi, son dénonciateur involontaire. Enfin, je rapporterai l'Authentique Déclaration de Diallo Telli, sorte de testament politique, et quelques lettres dont en prison il m'a fait le dépositaire. Il savait que nos tortionnaires avaient tissé entre nous des liens indestructibles et que, si je sortais de Boiro, je n'aurais de cesse de témoigner sur ce qu'il endurait et sur la mort qui l'attendait. Car persuadé qu'il mourrait assassiné, il ne doutait pas que je porterais à la connaissance du monde ce qu'avaient été ses dernières pensées.Ce testament dont Telli m'a fait le dépositaire, je le rapporte tel que ma mémoire fidèle l'a conservé.

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1. Mon arrestation Je suis né à Diountou, à 20 km de Popodara, pendant l'époque coloniale, dans une famille qui appartenait à la chefferie. Après son retrait du pouvoir coutumier, mon père est retourné à la terre. Je garde donc avec le monde paysan des attaches très solides que des années d'études ou d'exil ne sont pas parvenues à dénouer. Boursier du gouvernement français, j'ai reçu à Orléans une formation de gestionnaire et de comptable. Durant ces années d'études, j'ai suivi avec passion les événements qui bouleversaient l'Afrique, singulièrement mon pays, et l'amenaient, croyais-je, à plus d'indépendance politique et économique. Comme beaucoup d'entre nous, jeunes étudiants, j'envoyais régulièrement des messages de soutien et de félicitation à Sékou Touré qui incarnait à mes yeux, à nos yeux, un socialisme qui se bâtissait au profit du peuple dont j'étais issu.Après une dizaine d'années d'absence, il était temps de rentrer au pays. Nous étions en 1974 ; c'étaient mes dernières vacances. Avant de rallier Conakry, je décidai de les mettre à profit en visitant le Maroc et l'Algérie. D'Alger, je débarquai à Conakry, début janvier 1975.Pendant que je fais les formalités d'entrée, deux ou trois hommes appartenant au Comité Révolutionnaire s'approchent de moi et se proposent de m'accompagner en ville. Légèrement inquiet, j'allègue que des amis m'attendent. Rien n'y fait. « Je dois me mettre au service de la Révolution. » Après tout je n'ai rien à craindre, je les suis donc. Je monte dans une Volkswagen, garée devant l'aéroport de Gbessia. Nous roulons pendant quelques minutes et, oh surprise !, je vois que la voiture quitte l'autoroute qui mène en ville pour bifurquer à droite. Je comprends : on m'emmène au camp Boiro. Pourquoi ?En fait, si je veux être tout à fait honnête, cela ne m'étonnait qu'à moitié. J'avais entendu tellement de récits abracadabrants d'étudiants qui, à leur retour au pays, avaient fait un séjour forcé dans les geôles, histoire de se refaire une santé politique ou de donner quelques renseignements sur les camarades restés à l'étranger. Mais lorsque ces choses-là arrivent aux autres, on n'y croit qu'à moitié et surtout on est persuadé, propagande aidant, qu'il n'y a pas de fumée sans feu et que ceux à qui de telles mésaventures arrivent ne sont pas sans reproche.Au camp, on me met en présence de Siaka Touré, neveu de Sékou Touré, officier permanent du Comité Révolutionnaire, directeur des établissements pénitentiaires de Guinée, le redoutable et redouté Siaka Touré. Il m'interroge sur les raisons de mon séjour en France, puis à Alger. Il me dévoile qu'il existe un rapport me concernant qui laisse apparaître que certains de mes agissements ne sont pas clairs, etc. Il m'annonce qu'il va certainement devoir me garder au camp mais qu'avant de prendre une décision définitive, il va donner quelques coups de fils en ville, notamment dans ma famille, afin d'effectuer quelques vérifications. Par chance, il téléphone à l'un de mes beaux-frères, Mamadou Doumbouya, un homme bien placé, haut fonctionnaire, responsable du parti. Ce dernier se porte garant de ma personne et me voici bientôt, soulagé, hors du camp, dans la voiture de ma sœur, roulant vers Conakry. Ainsi s'est déroulé mon premier contact avec le pays de mon enfance, dix ans après que je l'eus quitté pour aller acquérir une formation à l'étranger.

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Je vais passer rapidement sur les démarches, les visites obligatoires, que doit faire tout jeune qui rentre et désire se mettre au service du pays. Conseillé par mon entourage, j'ai demandé une audience au chef de l'Etat pour lui présenter mes civilités. Sékou Touré me reçut et fit allusion aux messages que je lui avais envoyés— « A chaque fois que des fils de notre peuple manifestent leur soutien à notre action, me dit-il, ils nous donnent de nouvelles énergies. »Peu après, je me trouvai au ministère de l'Information où ne me destinaient ni ma formation ni des prédispositions particulières, ni un goût prononcé pour le journalisme. Après quelques nouvelles démarches et grâce encore à de nouvelles interventions de mon parent Doumbouya, je devins chef du bureau d'études et directeur financier de la SOGUIFAB (Société Guinéenne de Fabrication d'Ustensiles Ménagers). Ma nomination ne se fit pas du jour au lendemain et je passai par des moments de flottement fort déprimants. Grâce à cet emploi, cela dit, je me trouvai à un poste d'observation tout à fait exceptionnel pour qui en voulait connaître davantage sur ce qu'il entendait dans les discours ou lisait dans Horoya — journal du parti — sur la gestion des entreprises de l'Etat et la lutte à mort que se livraient les quelques clans qui s'arrachaient le pouvoir en République de Guinée. Ces clans :

clan Mamadi Keita, ministre de l'Education nationale, beau-frère de Sékou Touré

clan Ismael Touré, ministre de l'Economie et des Finances, frère de Sékou Touré

clan Louis Lansana Beavogui, Premier ministre se battaient par personnes interposées, directeurs, sous-directeurs, femmes du grand et du petit milieu. Pris dans une bataille de clans, je fus d'abord amené à couvrir la gestion du directeur de la SOGUIFAB, gestion qui révélait une faille de quelque 15 millions de sylis 1 pour l'exercice 72-73, l'année 1972 étant la date de la nationalisation de cette entreprise d'origine américaine. J'attirai ensuite l'attention d'un organisme de contrôle financier sur ce trou dans la comptabilité de la SOGUIFAB. L'affaire se termina par un match nul entre les principaux intéressés. Je suis persuadé que le Président n'en pensait pas moins, mais les défaillances de ses collaborateurs pourraient être utilisées un jour contre eux. Elles constitueraient un moyen de pression incomparable.C'est un peu avant mon entrée en fonction à la SOGUIFAB que j'ai retrouvé le capitaine Lamine Kouyaté à qui j'avais été très lié dix ans plus tôt. Ma famille avait joué un rôle prépondérant dans la conduite de son mariage avec Paty, son épouse. Sa veuve aujourd'hui. Au début, nos relations n'avaient rien que de strictement amicales et je rendais souvent visite à la famille Kouyaté. Mais au bout de plusieurs mois, nous en sommes venus, Lamine et moi, à parler de la crise économique endémique qui frappait notre pays, de l'échec politique du maître de la Guinée, obligé pour régner de s'appuyer sur la terreur, de la parodie de socialisme que nous vivions. Un socialisme qui permettait aux différents clans proches du pouvoir de se remplir les poches pendant que le plus grand nombre déployait des trésors d'énergie pour trouver juste de quoi subsister, enfin du naufrage des valeurs morales de notre peuple et tout particulièrement de nos jeunes qui s'habituaient à vivre comme des loups parmi les loups. Ces réflexions nous amenèrent à critiquer le régime plus ouvertement quoique entre quatre yeux. Le capitaine Lamine Kouyaté qui occupait les fonctions d'aide de

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camp du chef de l'Etat fut nommé commandant de la première zone militaire de Kindia. C'était apparemment une promotion. Pourtant Lamine ressentit cette nomination comme une mise à l'écart, preuve certaine d'un manque de confiance du chef de l'État à son égard. Avant de rejoindre son poste de commandant, il me fit appeler pour prendre congé de moi et m'inviter d'une manière pressante à lui rendre visite à Kindia pendant les week-ends. Comme il ne pourrait pas me recevoir au camp, affirma-t-il, il me recommanda de m'adresser à M. X, commerçant installé dans le nouveau quartier résidentiel de Sounounou. Un peu intrigué par tous ces mystères, je m'engageai à lui rendre visite très prochainement. A partir de ce moment-là, les choses allèrent très vite. Lamine me révéla l'existence d'un parti d'opposition clandestin, le RDR, qui regroupait un certain nombre de personnalités civiles et militaires. Parmi les responsables du RDR, il me cita le colonel Lamine Diallo et Sikhé Camara.Après m'avoir dépeint sommairement son organisation, il me parla de ses objectifs : un plan de renversement du régime, Le recours à la violence étant dans l'état des choses devenu nécessaire, l'hypothèse d'un coup d'État était envisagée en vue de l'établissement d'un régime transitoire de civils et de militaires. Pour mener à bien cette opération et assurer au pays une certaine stabilité politique, il était indispensable d'associer au projet les forces de l'opposition de l'extérieur. L'idée de participer à la libération de la Guinée me décida à lui apporter mon adhésion immédiate.Au cours des semaines qui allaient suivre, Lamine brûla régulièrement les 143 kilomètres qui séparaient Kindia de Conakry pour venir me voir à la SOGUIFAB. Les besoins en matière de financement se firent vite sentir. Aussi étais-je amené, je l'avoue, à profiter de ma position pour faire passer des factures pro forma au profit du RDR. Mais ces expédients ne suffisaient pas. Face aux grands projets des responsables du mouvement, aux promesses faites par certains d'entre eux, la « bricole » ne pouvait plus être une solution. Ou il fallait laisser l'édifice s'écrouler, nous entraînant tous dans sa chute, ou il fallait trouver de nouvelles ouvertures.Lors d'une de mes visites à Kindia, je n'hésitai pas, pourtant, à articuler des griefs contre la direction du mouvement qui semblait faire de l'argent le levier essentiel de toute notre action. Mon hôte se montra convaincant et me démontra que la mise sur pied de certaines opérations nécessitaient des moyens matériels. Un plan qui devait me permettre de sortir du territoire de Guinée et de me rendre dans un pays voisin fut mis au point par Lamine et par moi-même. M'appuyant sur une remarque critique du chef de l'État concernant la gestion de la SOGUIFAB antérieure à ma venue, je saisis les services de contrôle qui investirent trois mois durant cette société, paralysant toute activité. Cette situation extraordinaire que j'avais contribué à créer - si elle m'attira des ennuis plus tard - me permit à l'époque de justifier mon absence de Conakry. Lamine mit en branle les moyens matériels et en hommes dont il disposait pour me faire conduire à la frontière. Cette étape franchie, je pris une série de contacts, je rencontrai un certain nombre de personnes qui me permirent de prendre langue avec un représentant de l'opposition extérieure.Sur ces contacts et ces rencontres, je ne souhaite pas m'attarder dans le cadre de ce témoignage ; je veux dire seulement que s'ils se firent sans trop de difficultés, ils me prirent plus de temps que prévu et que je dus assumer le risque de rester, plusieurs semaines, absent de Conakry. Après plusieurs entretiens avec M. S., un compatriote de l'extérieur, nous

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sommes tombés d'accord sur un programme : de notre côté nous fournirions une carte du dispositif défensif de l'armée guinéenne, nous accorderions un droit de regard sur les modalités pratiques du renversement du régime de Sékou Touré, nous établirions une comptabilité sérieuse des dépenses engagées par le RDR. De son côté, l'opposition extérieure s'engageait à nous procurer dix millions de francs CFA. Le prochain rendez-vous serait fixé par correspondance codée dès après les comptes rendus respectifs aux deux mouvements. Muni de mes différents « ordres de mission » à caractère militaire, j'embarquai sur un avion qui m'emmena dans un autre pays voisin d'où je repartis, empruntant un vol qui me laissa sur un aéroport intérieur. De là, je regagnai Conakry par route. Satisfait du résultat de la mission, Lamine me proposa de rencontrer d'autres responsables du mouvement, dont le colonel Lamine Diallo et Sikhé Camara. Estimant que plus une organisation reste cloisonnée plus elle a de chances d'échapper aux mailles de la police, je refusai cette proposition. Quelques jours après, Lamine me rapporta l'assentiment des responsables du RDR sur la marche à suivre. Il me désigna un grand commerçant qui me faciliterait une nouvelle sortie du pays. Nous décidions de fixer cette éventualité au mois de mai.Mon arrestation intervint le 26 avril 1976.C'est qu'entre mon départ en mission et mon arrestation, il s'était passé quelque chose de grave que je n'apprendrais qu'au fond du camp de Boiro. Victime d'une distraction incroyable, Lamine avait confondu avec une carte de routine la carte destinée à nos partenaires et la laissa tomber entre les mains de Siaka Touré au cours d'une réunion des chefs militaires qui s'était tenue pendant mon absence, à Kérouané, dans le sud-est du pays. Intrigué d'avoir trouvé un officier en possession d'une telle carte, Siaka avait pris des mesures pour surveiller Lamine. Lors de notre entrevue, Lamine ne m'avertit ni de la substitution de la carte, ni des problèmes qui pouvaient en découler. Quelques temps après, étonné par son silence, c'est moi qui cherchai à le voir à Kindia. Notre contact m'apprit que depuis quelques temps Lamine était invisible. Je commis alors l'imprudence de me rendre au camp Keme Bourema et de demander sa femme. La sentinelle, curieusement, je le réalisai ensuite, me répondit que le capitaine Kouyaté était en mission. Je rentrai à Conakry. En pleine nuit je fus arrêté.Arrivé à Boiro dans la nuit du dimanche au lundi 26 avril, je ne comparais devant les tortionnaires du régime de Sékou Touré que dans la nuit du lundi. L'équipe est au grand complet : tout d'abord Siaka Touré. Le lieutenant Alpha Touré dit Mandiou, les adjudants-chefs Bembeya, Mamadou Fofana, Léno, Cissé, Oularé. Le commandant Toya Condé assiste à cette « prise de contact ». Voici ce que Siaka me dit en substance : — « Diallo, malgré l'étendue et la gravité de votre complot, le Président ne veut pas te détruire. S'il n'avait dépendu que de la volonté de certains je t'aurais fait arrêter au moins trois fois depuis ton retour. Je ne l'ai pas fait parce que je connais bien ta famille. Récemment encore, des gens voulaient qu'on t'emprisonne à cause de la situation que connaît la SOGUIFAB. Mais, selon le Président, qui est informé et qui m'a entretenu des problèmes de gestion de l'entreprise d'État, c'est-à-dire du trou de quinze millions pour l'exercice 72-73, tu ne peux pas en être tenu pour

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responsable puisque tu n'y as pris ton service qu'en 1975. Si pour des raisons qui lui sont personnelles, le Président n'a pas fait arrêter les vrais auteurs du détournement, rien de toutes façons ne justifiait ton arrestation. Selon le Président, il appartient au Parti de mériter la confiance des jeunes qui, après une formation souvent acquise à leurs propres frais, rentrent pour servir le pays. Tout cela pour dire que notre rencontre de ce soir n'a rien à voir avec les problèmes de la SOGUIFAB. Je suis un technicien et tu me diras tout sur votre vaste complot qui devait porter Telli à la tête de la république. Lamine Kouyaté m'a tout avoué. Je sais tout de toi. Tu vas parler car je n'aimerais pas que le Président trouve la mention « mauvaise foi » sur le rapport te concernant et que je dois lui fournir. »Siaka me présente alors une longue liste de noms de personnalités qui auraient fomenté un coup d'état. Telli figure en tête. Je réponds à Siaka que j'ignore totalement l'existence d'un tel complot. Il ordonne alors à l'adjudant chef Bembeya de me conduire à la cabine technique. A défaut de dire la vérité, je n'en sortirai pas vivant.Dans la cabine technique, une pièce située en face du bureau de Siaka, on me fait mettre nu, puis on me force à m'asseoir sur un vieux pneu de voiture. Après m'avoir lié les pieds, puis les mains derrière. le dos à l'aide d'un fil électrique, il branche le courant d'abord aux doigts et aux orteils ensuite aux oreilles, à la bouche et au sexe. C'est l'adjudant-chef Bembeya lui-même qui tourne la manivelle. Il est assisté de quelques collaborateurs dont les adjudants-chefs Léno et Mamadou Fofana. Quelques éléments de la Garde Républicaine (le camp Boiro est un camp lui appartenant) constituent la main-d'œuvre.Au bout d'une dizaine de minutes, ayant sûrement entendu mes cris, Siaka revient accompagné du commandant Toya Condé. Il met fin momentanément aux tortures et déclare que le chef de l'Etat qu'il vient d'avoir au téléphone lui a confié que le complot Telli est le complot le plus important jusqu'à ce jour et que si le travail se déroule correctement des promotions seront accordées à tout le monde. Nous allons dans le bureau de Siaka. Devant moi, il appelle le chef de l'État et lui fait le rapport de la première séance, spécifiant que je n'ai pas encore reconnu mon forfait, ni approuvé la liste de quatre-vingt-dix personnes qui m'a été soumise. J'entends que le Président Sékou Touré demande à me parler. Siaka me tend le combiné et j'ai le Président de la République en personne au bout du fil : « C'est une mission d'Etat que je te confie et je souhaite que tu l'accomplisses. Je comprends que Telli et toi, Peuls tous deux, vous vous considériez comme des parents, mais aujourd'hui la promotion sociale c'est moi qui l'accorde, le frigidaire, la voiture, c'est moi qui l'attribue, etc. Tu me comprends. J'ai donné des instructions afin que tu ne sois pas trop malmené. Si tu acceptes la mission que je te confie, tu feras cinq ans de prison puis je t'enverrai dans notre ambassade en Angola. » Devant mon silence, car je suis muet de stupéfaction devant ce marché ignoble, Sékou Touré ajoute qu'il est disposé à se joindre à nous pour faire le travail. Il veut aussi me persuader qu'il accorde une importance particulière à mes « aveux ». Du moins c'est ainsi que j'interprète ses paroles.Après avoir salué le Président et affirmé que dans un proche avenir je comprendrai l'importance de la mission qui m'est confiée, Siaka se retourne vers moi:

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— « Diallo, tu peux mourir, si tu veux. Mais Telli et les autres seront arrêtés. Jusqu'ici le Président faisait confiance à Telli, mais, depuis la reprise des relations avec la France nous connaissons parfaitement ses nouvelles activités. Je vais te confier un de nos secrets : auprès de chaque gouverneur, de chaque officier supérieur de l'armée, de la police, de la gendarmerie, auprès de chaque ambassadeur ou ministre, nous avons placé un homme qui nous fournit périodiquement un rapport sur le comportement de ces personnalités. En ce qui concerne Telli, il est surveillé depuis 1974. Tiens, dit-il en me tendant un document, voici le rapport de Martin (Procureur de la République), tu as tout ton temps pour le lire. »Ce rapport comprenait une dizaine de pages, je ne pus le parcourir que rapidement. Il contenait des comptes rendus des entretiens que Telli avait dans son ministère, les noms des personnes qu'il rencontrait. Je notai une accumulation de noms peuls. Siaka déclara:— « Si tu as fait attention aux rumeurs qui circulent en ville, tu as constaté qu'elles coïncident avec le compte rendu des entrevues de Telli avec certaines personnes. Nous savons qu'il y a beaucoup de mécontents. Mais ils n'osent pas apparaître au grand jour. Depuis l'Indépendance, c'est le même complot qui continue et à sa base on trouve toujours des gens du Fouta Djallon. Lorsque le Parti se battait pour défendre la Guinée, où étiez-vous ? Maintenant que le pays est libre, vous prétendez être les plus grands intellectuels nationaux. Mais cette fois nous en terminerons définitivement avec vous. C'est le Parti qui a conduit le pays à l'Indépendance. Depuis, c'est nous qui gouvernons et continuerons à gouverner. L'ennui pour nous, c'est qu'à chaque fois que nous punissons des traîtres, la presse réactionnaire internationale se met de leur côté pour leur apporter une aide... »Toya Condé intervint alors : — « Siaka, ça va comme ça. Nous, on veut l'aider, mais s'il préfère mourir, c'est son affaire. Le pneu où il était assis, d'autres sont passés par là. Même des généraux. Ils ont tous dit la vérité. On blague pas avec la Révolution... »Le jour s'étant levé entre-temps — il est environ 6 h — Siaka ordonne à Léno de m'emmener dans ma cellule. J'ai la cellule n° 49.A partir de ce jour-là jusqu'au mois de juillet 1976, les séances dans La cabine technique et la diète noire (privation totale de nourriture et de liquide) se sont alternées quand elles ne coïncidaient pas. Quant aux « séances de travail » dans le bureau de Siaka, elles suivaient sans coup férir la mise en condition. C'est qu'il fallait que je dise tout sur le RDR, sur nos projets de renversement du régime, sur les implications intérieures et internationales. Dès le premier interrogatoire, j'avais compris que les activités du RDR, nos relations avec l'opposition extérieure, l'aide financière qu'elle devait nous apporter, la rencontre qui devait avoir lieu entre un de ses représentants et moi-même, le projet de faire venir ce représentant en Guinée même pour juger de la situation, tout cela était connu de mes juges. Ce qui me fit comprendre que Lamine Kouyaté avait été arrêté et était passé aux aveux. Mais ce n'était pas cela qui intéressait le plus le grand inquisiteur de Boiro. Ce que Siaka voulait obtenir de moi en priorité, c'était que je reconnaisse la complicité de

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Diallo Telli d'abord et, ensuite, des autres personnes qui figuraient sur la liste. Pour Siaka, cela ne devait présenter aucune difficulté : — « Il n'y a pas si longtemps de cela que tu es revenu en Guinée après un long séjour en France. Récemment tu as fait un voyage à Dakar, nous le savons, nous allons perquisitionner chez toi et nous retrouverons la correspondance que tu entretenais avec des gens de l'extérieur, notamment avec Siradiou Diallo. Il t'était donc facile de mettre Telli en contact avec celui-ci. Beaucoup de mécontents voient en Telli une possibilité de changement, tu dois nous aider à l'impliquer. »Je dois préciser que je connaissais pas plus Siradiou Diallo, dont je n'ai fait la connaissance qu'en 1981à Abidjan, que la plupart des gens qui figuraient sur la liste. Quant à Telli, bien que des liens familiaux nous lient, je n'avais pas le privilège de compter parmi ses intimes, ni même ses relations.Début juillet, après neuf jours consécutifs de diète noire et de tortures, ma résistance est devenue inexistante. C'est alors que je souscris au crime contre l'ancien secrétaire général de l'OUA. Mes souffrances m'excusent-elles ? S'il ressort de tout ce que j'ai dit jusqu'ici que la volonté de Sékou Touré d'éliminer Diallo Telli et ses amis était plus qu'évidente, elle ne me décharge pas de la responsabilité que je dois assumer devant l'Histoire. Je vis avec le regret éternel d'avoir été l'instrument désigné de Telli.Je sais qu'en homme généreux et lucide il ne m'en a pas tenu rigueur puisque c'est entre mes mains qu'il a laissé son testament, mais devant sa famille affligée je me sens inconsolable. Je réclame sa compréhension. Qu'elle sache qu'après avoir été acculé à « avouer », physiquement et moralement épuisé, je décidai de me supprimer dans ma cellule. Je mis un dispositif en place : j'avais décousu et noué entre elles les bandes tissées à la main d'un pagne laissé par un détenu, j'avais fixé cette corde improvisée à la charpente métallique du toit et m'apprêtais à me la passer autour du cou, quand le chef de poste, un dénommé Fadama Condé, fit irruption dans ma cellule : — « Crois-tu être le seul ? Tu veux nous créer des problèmes, mettre notre vigilance en cause? Ton interrogatoire n'est même pas terminé. Tu ne veux donc pas aider la Révolution à éviter la guerre dans ton pays ? Si elle a lieu, les hommes que tu refuses de dénoncer dans ce vaste complot peuvent tomber sous les balles. Une balle tirée ne fait pas de différence entre un ami et un ennemi. En tout cas, ce n'est pas toi qui vas m'apprendre ce que j'ai à faire. Je ne suis pas un porte-galons, ce n'est pas ici que j'ai commencé à commander des détenus. Dans l'armée française, j'ai eu à garder des prisonniers politiques en Algérie. Je suis à Boiro depuis 1971 et j'en ai vu passer. Siaka m'avait demandé de te surveiller et je t'avais à l'œil. A partir d'aujourd'hui, je vais te mettre dans la cellule 51, tout près de moi, en compagnie de quelqu'un de confiance. »L'adjudant-chef Fadama Condé m'a alors mis dans la cellule 51 avec un certain Fofana Aboubacar. Ce dernier, je dois le reconnaître, m'a soutenu moralement et matériellement. L'inconvénient, c'est que, comme de nombreux autres détenus, il rapportait aux autorités pénitentiaires tout ce qu'il voyait et

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entendait. A la suite de la tentative de suicide et de ce transfert, j'ai bénéficié de la porte ouverte.

Note1. 15 millions de sylis : valent 150 millions de francs CFA au cours officiel. Mais au cours du marché noir, le syli vaut cinq fois moins.

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2. L'aveu en GuinéeAu début de la deuxième quinzaine de juillet 1976, « j'avoue ». J'ai comploté avec les quatre-vingt-dix personnes inscrites sur la liste. Il convient de noter que le nom de certaines d'entre elles m'est parfaitement inconnu. Dès lors, il ne me reste plus qu'à composer - sur les directives de Sékou Touré et par l'intermédiaire de Siaka qui faisait la navette entre Boiro et la présidence - un faisceau de « preuves » de la participation de X, Y ou Z au vaste complot Telli.J'écris sous la dictée de Siaka, lequel se conforme attentivement à des notes manuscrites. Je crois en reconnaître l'écriture : celle de Sékou Touré. Chaque élément du puzzle que nous élaborons est soumis au chef de l'Etat pour lecture et approbation. Lorsque notre « travail » ne lui convient pas, nous recommençons. « Le Président n'est pas satisfait. Il trouve que c'est de la littérature. Il faut refaire. » Après chaque séance, la déposition est dactylographiée et quelle que soit l'heure, généralement tardive, elle file directement à la présidence.Ainsi, sous la dictée de Siaka, j'ai écrit que, plus jeune, j'avais fréquenté l'Ecole de Saint-Cyr en France, école où je n'ai jamais mis les pieds. Ce brillant passé militaire qui m'était attribué devait rendre crédible mon rôle d'intermédiaire entre Diallo Telli et l'opposition en vue d'un changement de régime. J'ai écrit que le coup d'Etat devait être réalisé par une partie de l'armée guinéenne et par des mercenaires basés à Dakar et à Abidjan. Ayant eu connaissance, grâce aux aveux du capitaine Lamine Kouyaté, de cette somme de dix millions de F CFA que nous réclamions à l'opposition extérieure, Siaka m'y fit faire allusion, mais cette fois pour préciser qu'elle serait utilisée dans le complot Telli. Il me demanda de définir le rôle qu'après le changement de régime Telli devait jouer à la tête de l'État. Son programme politique devait viser à l'instauration du capitalisme. Enfin, je dus écrire que nous avions envisagé d'accomplir une série de meurtres contre le chef de l'Etat, son épouse, Mamadi Keita, Ismael Touré, Siaka lui-même et d'autres personnalités encore. Parallèlement à ces activités d'intermédiaire entre Diallo Telli, Siradiou Diallo et d'autres membres de l'opposition, et toujours selon mes « aveux », j'avais été recruté par les services de renseignements français qui me versaient des sommes folles. J'ai noirci des dizaines et des dizaines de feuilles de papier, après des séances de tortures qui me laissaient épuisé.A la fin, j'ai signé un récit qui faisait de Diallo Telli l'âme d'un complot visant au renversement du régime actuel et devant faire de lui le futur Président de la République. On m'a alors présenté à la commission « complot Telli » composée de :

Moussa Diakité , membre du BPN (Bureau politique national), super-ministre d'un domaine couvrant l'Intérieur et la Justice

Kera Karim , ministre de l'Intérieur, membre du Comité Central du Parti

Mamma Tounkara , ministre-délégué à Faranah le commandant Toya Condé, membre de l'Etat-Major interarmes et

aujourd'hui chef d'Etat-Major des armées (grade de général) le lieutenant Bayo Ibrahima, chef d'Etat-Major de la Milice Guy Guichard Konaté du ministère de l'Intérieur

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Dieng Amadou , secrétaire fédéral de Labé et quelques autres dont j'ai oublié le nom.

Ces hommes qui avaient tous la confiance du Président Sékou Touré étaient chargés de fixer les tenants et les aboutissants du complot afin de le rendre crédible aux yeux des Guinéens et de l'opinion internationale. En somme, ils étaient les théoriciens du complot permanent.C'est devant cette commission que j'ai revu le capitaine Lamine Kouyate. Très éprouvé par les tortures subies, Lamine était effrondré. Siaka lui a demandé de se comporter en officier même si les douze balles l'attendaient au sortir. Lamine s'est ressaisi et m'a dit : « Amadou, je regrette que tout le monde ne soit pas en mesure de jouer son rôle dans cette affaire. Malgré ma fidélité au responsable suprême de la Révolution et à son peuple, pour des actions récentes Moussa Diakité a décidé de me tuer. Etant militaire et officier de surcroît, je suis plus prés de la peine capitale, entraînant une exécution immédiate, que toi. Comme par le passé, je te confie Paty, sa mère et mes enfants. » Que voulait dire Lamine en regrettant le comportement de certains ? Je me suis souvent posé la question depuis. Faisait-il allusion à des hommes comme le colonel Diallo ou Sikhé Camara, ministre de l'Enseignement supérieur, tous deux sympathisants du RDR et dont la découverte du complot n'a pas mis la vie en danger. Tout au contraire même pour le ministre, puisqu'en remplacement de Telli il est devenu ministre de la Justice après avoir été élevé au rang de Docteur en droit par le Bureau Politique National. Quant au colonel Lamine Diallo, il a été mis à la retraite anticipée. Quel acte obscur a-t-il valu à l'un sa promotion sociale, à l'autre d'avoir été épargné ? Cette question, après des années passées au camp Boiro, après la mort du capitaine Lamine Kouyaté des suites de la diète noire, enfin après l'assassinat de Diallo Telli et de ses compagnons, je me les pose et les pose publiquement.Après mes aveux, ont été arrêtés :

Diallo Telli et des personnalités telles que Dr. Alpha Oumar Barry , ministre du Domaine des Echanges, ami

intime de Telli Alioune Dramé , ministre du Plan et des Statistiques, ami lui aussi de

Telli Camara Sékou dit Philo , ancien ambassadeur de Guinée en Algérie Sy Savane Souleymane , inspecteur d'Etat, Lieutenant Alassane Diallo , officier du camp Samory Hadja Bobo Diallo

C'est-à-dire à partir du 24 juillet et des jours qui ont suivi.D'autres personnes qui figuraient sur la liste des 90 ne furent pas arrêtées mais privées de leur fonction ou mises à la retraite anticipée, ou encore mutées. Parmi elles :

Chérif Nabaniou (ancien secrétaire fédéral de Conakry II avant de devenir ministre du Conseil islamique)

Saikou Thiam (ministre des Transports) tous deux arrêtés en août 1977 lors du Mouvement des femmes

Abraham Kabassan Keita , ministre des Travaux public J'appris par la suite que depuis avril 1976, c'est-à-dire depuis mon arrestation, Siaka avait assisté à tous les conseils de ministres à la seule fin de surveiller Telli. C'est Siaka lui-même qui me l'a dit. De même qu'il m'a répété à plusieurs reprises entre le 24 juillet, date de l'arrestation, et

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le 11 ou 12 août, fin de sa première diète noire, que Telli refusait d'avouer. En même temps que la diète noire, Diallo Telli subissait les interrogatoires dans la cabine technique. Voulant absolument obtenir de lui qu'il admette sa « trahison », le chef de l'Etat en personne demanda à ses exécuteurs des basses besognes, que lui soient appliquées plus fréquemment et plus longuement les électrodes sur les parties génitales. Jusqu'à ce qu'il cède. Ce traitement inhumain lui a été infligé pendant dix-neuf jours. Pendant dix-neuf jours Telli résista.Affolés par les coups de fil intempestifs du Président et désorientés par la résistance de Telli, Moussa Diakité et Siaka Touré firent alors une fausse manœuvre. Afin de convaincre leur prisonnier de collaborer, ils crurent bon de lui faire savoir que son arrestation avait été décidée depuis longtemps déjà. Pour étayer cette affirmation, ils lui révélèrent l'existence depuis 1974 d'un rapport rédigé par M. Martin, Procureur de la République. Telli leur dit qu'il connaissait l'existence de ce rapport et insista auprès d'eux afin qu'ils obtiennent du Président qu'il informe objectivement l'opinion publique sur l'origine réelle du complot. En clair, Telli refusait de laisser croire à tout le Fouta Djallon que son arrestation et sa mort probable étaient imputables à l'un de ses fils, c'est-à-dire à moi-même. Malgré ses souffrances, Telli était décidé à ne pas céder. Il ne voulait pas être complice de la politique de division et de diversion menée en Guinée depuis 1958.Pour Sékou Touré le but à atteindre était simple : ses collaborateurs devaient concentrer leurs efforts sur la mise en lumière d'une alliance entre Telli et Siradiou Diallo par l'intermédiaire du jeune Amadou de la SOGUIFAB. L'existence et les activités du RDR, trop peu connues du public, devaient rester dans l'ombre.Informé du piétinement de l'enquête, Sékou Touré désapprouva l'initiative de ses collaborateurs. Ceux-ci parvinrent cependant à le convaincre qu'avec Telli il convenait d'aller droit au but si on voulait obtenir de lui une déposition qui aille dans le sens souhaité. Pressé de parvenir à ses fins, Sékou Touré ordonna alors que Telli et moi soyons confrontés en présence de Moussa Diakité, assisté de Siaka Touré et de Manma Tounkara.Un soir du mois d'août, vers 22 h, l'adjudant-chef Bembeya vient me prendre dans ma cellule pour me conduire devant le Comité Révolutionnaire. Siaka désire me voir car, paraît-il, il s'inquiète de mon état de santé, de mon alimentation, etc. Je lui réponds que depuis trois mois, lui et moi, nous nous retrouvons régulièrement dans la cabine technique où, sous ses ordres et même par sa main, le courant n'épargne ni mes oreilles, ni ma bouche, ni mon sexe. Il peut donc disposer de moi comme il l'entend sans se fatiguer à tenir des discours inutiles. Sans opposer la moindre résistance, je prends place à ses côtés dans une des voitures de luxe mises à la disposition de Siaka et nous faisons le trajet du bloc au bureau du Comité Révolutionnaire. Sans escorte cette fois. Dès notre arrivée, Siaka évoque les nombreuses démarches que ma mère et ma soeur Diamy ont effectuées auprès de lui afin d'avoir des informations de première main. Il conclut sa littérature sentimentalo-policière en m'annonçant que je vais être confronté à Diallo Telli. « Il n'est pas question de faire marche en arrière et de te dédire. Tu dois maintenir tes aveux. Que ce soit entendu. » Et il sort me laissant en présence de Moussa Diakité. Les autres collaborateurs du Maître de Boiro sont présents.A la perspective de cette confrontation avec l'homme qu'on m'a forcé à

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dénoncer, je tremble de tous mes membres. Je demande une cigarette. L'attente ne dure pas plus de cinq minutes. Cinq minutes qui me paraissentune éternité. Je fume encore lorsque Diallo Telli entre, escorté par plusieurs gardes et l'adjudant-chef Leno. Il est vêtu de son ensemble trois poches de couleur grise dans lequel il avait été arrêté. Son visage accuse les souffrances subies. Ses bras portent les blessures faites par le fil électrique avec lequel sont attachés les interrogés de la cabine technique. Je savais que Diallo Telli avait été torturé mais d'en avoir la preuve me donne un choc. Malgré son épuisement son attitude reste digne. Il se dirige vers moi. Très vite je me lève et jette ma cigarette. Il me serre la main, la garde quelques instants dans les siennes et s'enquiert de mon état de santé.Siaka qui, à l'arrivée de Telli, a réintégré le bureau, nous demande de nous asseoir. Puis se tournant vers Telli, il lui dit : — « Voici Amadou qui a avoué que tu étais l'âme du complot. Et tu refuses de le reconnaître ! » Telli sourit et répond qu'il est sûr que je n'ai rien contre lui. — « C'est vrai que je suis lié à sa famille ; mais lui est très jeune. Nous n'appartenons pas à la même génération et par conséquent nous ne nous fréquentions pas. Il est donc inutile de s'étendre sur le sujet. Je ne voudrais pas qu'après ma mort Amadou ait sur la conscience une responsabilité quelconque dans ce qui m'arrive aujourd'hui. Donc, cela suffit. A présent j'ai tout compris. »Siaka lui demande alors s'il accepte d'aider la Révolution. Telli lui dit qu'il est inutile de continuer la torture. — « Cela veut donc dire que tu acceptes ? » insiste Siaka. Telli : — « Oui, mais à condition que le Président accepte de publier ma vraie déclaration. » Siaka entame alors un long discours sur le complot peul : — « Le Président a l'impression que vous, les Peuls, vous avez une haine contre lui. Votre haine vous fait oublier que c'est l'Almany Samory Touré qui s'est opposé, seul, à la colonisation française en luttant avec de faibles moyens contre une grande armée coloniale. Après soixante années de colonisation, le Président Sékou Touré a libéré la Guinée grâce aux lutte du PDG. Dans son humanisme naturel, le Président a intégré tous les cadres peuls qui s'étaient opposés à la dignité de la Guinée et leur a accordé des postes de gouverneurs, d'ambassadeurs et de ministres. Mais n'étant pas originaire de la Guinée, vous voulez la détruire et aller ailleurs. En tout cas, l'Histoire s'interroge sur votre patriotisme. Comme vous le savez, moi-même, j'ai fait une partie de mes études à Grenoble d'où j'ai été renvoyé à cause des luttes pour l'indépendance. C'est ainsi que j'ai été amené à embrasser la carrière militaire en URSS. Par un côté de ma famille, je peux me réclamer des Peuls. C'est pourquoi je vous vois dans cet état avec beaucoup de peine. Mais mon travail m'oblige à obtenir de vous toute la vérité sur ce complot. Je ne veux pas entendre parler d'un certain RDR. Tous les complots auxquels nous avons eu à faire face jusqu'ici ont pris leur source à Paris. Nous connaissons parfaitement tous vos hommes à l'extérieur. Nous connaissons la plus grande de vos organisations. Nous recevons même ses publications. Nous ferons tout pour éviter la situation de 1971 où des gens mourraient dans la cabine technique avant d'avoir aidé la Révolution. Tous mes hommes sont ici, ils

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vous écoutent. Ils n'auront pas besoin de me consulter pour agir. Je laisse la parole au président de la commission. »Moussa Diakité prend alors la parole : — « Siaka nous a beaucoup facilité la tâche. Je ne reviendrai pas sur ce qu'il a dit, mais j'insisterai sur un point. Comme l'a si bien dit Siaka, nous sommes tous des Peuls. C'est bien dommage que ce soit dans ce genre de cadre que nous évoquions ce grand lien qui devrait nous rapprocher les uns des autres ? Telli, en ma qualité de président de cette commission, le chef de l'Etat me charge de te remettre son engagement écrit concernant l'orientation que tu veux donner à ta déposition. Parallèlement, il te demande pour l'amour de Dieu de nous décrire les circonstances dans lesquelles Amadou et toi avez jeté les bases de ce complot. Pour te dire jusqu'où le chef de l'Etat te respecte et le désir qu'il a de te récupérer, il t'autorise à lui téléphoner du bureau de Siaka. Dans ces affaires, le chef de l'Etat a eu de très grands amis égarés mais avec eux il n'est jamais allé aussi loin qu'avec toi. Tu connais son numéro de téléphone. Va avec Siaka car il y a longtemps que le chef de l'Etat t'attend. » Siaka quitte la pièce. Au bout de quelques instants il revient et déclare que le chef de l'Etat attend Telli au bout du fil. Telli et Siaka sortent ensemble. Nous attendons environ un quart d'heure. Puis ils reviennent tous deux. Telli dit à Moussa Diakité — « Moussa, toutes les conditions sont réunies pour empêcher un chef d'Etat de mentir, malheureusement la plupart d'entre eux mentent. J'accepte la proposition. Je suis entièrement. à votre disposition à partir de maintenant pour signer et enregistrer la déposition que vous avez rédigée, vous-mêmes. Par ailleurs, Amadou étant un fumeur, je demande à Siaka de lui fournir régulièrement des cigarettes et du lait par l'intermédiaire de Mamadou Fofana qui assure la gestion de vos magasins. Dans l'immédiat, donnez-lui à manger. »Siaka dépêche Léno qui nous apporte du foie de porc grillé, de la bouillie de riz arrosée de lait caillé et du pain. Telli, ne consommant pas de viande de porc, ne prend qu'un peu de bouillie et de pain. On nous ramène ensuite au bloc pénitentiaire. Le principe du complot étant admis, il fallait peaufiner la rédaction de l'aveu. Ce fut le rôle de la commission présidée par Moussa Diakité. Cette commission comprenait plusieurs groupes de travail chacun animés par un homme de confiance du chef de l'Etat. Il y avait Moussa Diakité, Kera Karim, Siaka Touré et le lieutenant Kissi.J'ai été confronté plusieurs fois encore à Telli. Ces confrontations visaient à faire coïncider mes aveux avec ceux de Telli et de ses amis et avec ceux d'autres personnes qu'à son tour il avait dénoncées et qui étaient inscrites sur la liste. Dans ce complot la majorité des accusés appartenaient à l'ethnie peule.Entre chaque passage devant la commission, Telli devait compléter par écrit certains chapitres de sa déposition. Pour ce faire on lui a remis une pile de feuilles de papier, des crayons à bille et on a fait apporter dans sa cellule une petite table qui appartenait à un autre détenu 1. Telli utilisa une partie de ces feuilles à la rédaction de sa déposition qui devait être enregistrée et diffusée à la radiodiffusion nationale une fois qu'elle eut été approuvée par le chef de l'Etat. Il est à noter que c'est par le biais des agents et officieusement que nous apprenions la diffusion des « aveux ». Car de

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même que nous étions laissés dans l'ignorance de la peine à laquelle on nous avait condamnés, nous devions méconnaître ce qui se passait à l'extérieur. L'autre partie des feuilles, Telli la consacra à une correspondance qu'il entretint avec le chef de I'Etat et à la rédaction de l'authentique déclaration qu'il voulait laisser à la postérité. Au début, il espérait que Sékou Touré accepterait de publier un rectificatif aux aveux qui lui avaient été extorqués, mais les jours passant, il comprit que le président guinéen ne lui avait fait de vagues promesses au téléphone et par écrit (voir lettres qui suivent) que pour obtenir une déposition à sa convenance, mais que jamais il ne publierait la vérité. Diallo Telli acquit aussi très vite la certitude qu'il ne sortirait pas vivant.Avant d'aborder le chapitre consacré à la captivité de Telli, au règlement draconien du camp Boiro et à la manière dont Telli sut l'utiliser pour parvenir au but qu'il s'était fixé : faire connaître la vérité, je veux porter à la connaissance du lecteur le contenu de la première lettre adressée par le Président de la République de Guinée au prisonnier Diallo Telli en réponse à une demande express de ce dernier.

« Conakry, le ..........

A Telli !

Tu es vraiment têtu. Moussa Diakité et Siaka m'ont fait parvenir tous tes soucis concernant le sens que tu veux donner à ta déclaration. Selon eux tu t'acharnerais à démontrer que tu as trahi notre pays et l'Afrique pour servir le PDG. Pour moi, le sort de la Guinée et de l'Afrique est étroitement lié à celui des partis politiques révolutionnaires d'avant-garde dont le PDG demeure le creuset.A cet effet, je te demande d'aider la Révolution pour qu'à son tour le PDG te réhabilite aux yeux de la Guinée.Pour l'amour de Dieu notre créateur commun, je te demande de te mettre en accord avec Moussa et Siaka en vue de sortir les travaux de la commission de l'impasse.Je prends Dieu comme témoin pour te garantir ma grâce. Ce testament auquel tu aspires, tu le réaliseras au milieu de ta famille.En te renouvelant mes profondes amitiés, je te demande de prendre courage.Prêt pour la Révolution

Ahmed Sékou Touré.Cette lettre avait été remise à Telli au sortir d'une séance devant la commission. De retour au bloc, Telli la recopia aussitôt, car dès le lendemain il devait la rendre à Siaka. Ce n'est que bien plus tard, au cours du mois de décembre, que nous nous sommes rendus compte qu'il avait oublié de porter la date.Note1. Kaba Amiata Mamadi, ancien gouverneur de Dalaba.

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3La vie quotidienne à BoiroLe camp Boiro 1, originellement un camp de la Garde Républicaine, fait face à l'hôpital Donka et est situé dans le quartier de Camayenne, banlieue proche de Conakry. La Garde Républicaine, la police et la gendarmerie assurent la surveillance du camp. Une centaine de personnes sont affectées au bloc des détenus qui est constitué de six bâtiments dont trois comportent quinze cellules et les trois autres dix cellules chacun. Cela représente soixante-quinze cellules pour l'ensemble du bloc. Les cellules mesurent 2,80 m sur 1,50 m, elles sont sans fenêtres. Le toit des bâtiments est fait de tôles. Pendant la période des interrogatoires et des séances de torture avant l'aveu, chaque détenu est isolé. Ensuite, il peut se retrouver dans une cellule en compagnie de deux, trois ou même sept personnes. Dès son arrivée au camp Boiro, tout prisonnier est jeté dans un des deux bâtiments que les « pensionnaires » ont dénommés « La Morgue Afrique du Sud. » Qui, le premier, a eu l'idée d'appeler ainsi ces bâtiments d'où certains ne sortent jamais puisqu'ils y sont soumis à la diète noire jusqu'à ce que mort s'en suive ? Je ne saurais le dire. Les prisonniers se sont passé le mot de génération en génération. C'est tout. Deux autres bâtiments ont été appelés « Harlem » parce que s'y retrouvent des prisonniers venus de tous horizons sociaux et ethniques, et parce qu'ils présentent la caractéristique de concentrer le plus grand nombre d'hommes par cellule. Ensuite vient « Tokyo », un bâtiment où la discipline est appliquée avec plus de souplesse et où règne une certaine autodiscipline. Ici les portes des cellules restent ouvertes. C'est un progrès considérable par rapport à « Harlem » : en somme, c'est le bâtiment des cadres moyens. Pourquoi « Tokyo » ? Peut-être parce que dans l'esprit des détenus, ou même des Guinéens en général, la vie des Japonais est meilleure que celle des Afro-Américains ou des Africains mais qu'elle est inférieure à celle des Européens du point de vue du confort matériel et des libertés. C'est sans doute pour cette raison que le sixième bâtiment occupé en priorité par les étrangers est appelé « Paris ». Il est vrai aussi qu'y ont passé de nombreux prisonniers d'origine ou de nationalité française. A « Paris », le menu est nettement supérieur à celui des autres bâtiments. De surcroît, les étrangers ont le droit de recevoir du courrier et même des colis.A « La Morgue-Afrique du Sud » les portes des cellules sont en fer. Dans les autres bâtiments elles sont en bois.Les femmes, car le camp Boiro comptait lorsque je m'y trouvais une cinquantaine de prisonnières, étaient parquées au poste X, grand bâtiment surveillé par la Garde Républicaine. La discipline y était moins rigoureuse que dans l'ensemble des bâtiments du bloc réservé aux hommes et la nourriture était, toutes proportions gardées, meilleure.Qui étaient ces femmes ? D'anciennes responsables politiques, des agents de la sécurité, des gendarmes, des policières, des épouses dont le mari avait été arrêté, des femmes... impliquées dans un complot. Leur bâtiment étant séparé du nôtre par les logements de la Garde Républicaine, il nous était quasiment impossible de communiquer avec elles. Pourtant nous savions qu'elles existaient. Car en prison, quelle que soit la rigueur de la discipline, les nouvelles transpirent. Et puis il y avait le cas de Fatou Touré et de Djedoua Diabaté. Fatou Touré, ancienne responsable du

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Comité National des femmes, avait été arrêtée en 1971. Surprise alors qu'elle correspondait avec son mari et sa famille restés à l'extérieur, Madame Touré avait été amenée au bloc par mesure de rétorsion et mise dans la cellule 66 du deuxième bâtiment « La Morgue-Afrique du Sud ». Elle avait rejoint Djédoua Diabaté, responsable du Comité Régional des femmes de Kankan, que les autorités pénitentiaires avaient enfermée dans la cellule 65, prenant pour prétexte la vindicte dont la poursuivait Tiguidanké Soumah, ancien gouverneur de Fria qu'elle avait dénoncée dans sa déposition. Les portes de la 65 et de la 66 restant ouvertes, j'eus parfois l'occasion d'échanger quelques mots avec ces deux femmes, surtout avec Djedoua Diabate, femme spontanée et communicative.Cela se passait lorsque j'allais au jardin vider mon pot de cellule.Je le répète ici : ni Diallo Telli, ni le Dr Alpha Oumar Barry, ni Alioune Drame, ses amis arrêtés avec lui, n'avaient le droit de sortir de leur cellule, ne fut-ce que pour aller jeter leurs excréments.Parfois notre bloc recevait aussi la visite de Mariam Kassé, compagne de l'Allemand Marx, arrêtée en même temps que lui en 1971. Elle venait faire examiner son enfant à l'infirmerie du bloc ou rendre visite aux deux isolées de l'Afrique du Sud. Marie Lorofi, femme de l'écrivain Camara Laye, recevait aussi des soins à l'infirmerie.Je dois témoigner que, d'une manière générale, ces femmes, comme toutes les détenues du camp Boiro, se sont montrées braves. Quelle qu'ait été la sévérité de leur peine ou ce qu'elles imaginaient que serait leur peine, elles gardaient intact l'espoir de sortir un jour. Elles se disaient que c'était une question de temps. Qu'il fallait endurer et résister à la tentation du désespoir.Une seule femme a été officiellement condamnée à la peine capitale et exécutée publiquement : Loffo Camara, ministre des Affaires sociales, membre du Bureau Politique National. Loffo Camara a été fusillée en 1971. Les femmes le savaient. Mais le caractère exceptionnel de l'exécution les rassurait en quelque sorte.Après l'aveu, elles bénéficiaient d'une discipline moins draconienne que les hommes, elles n'en étaient pas moins passées par la cabine technique comme les hommes. On les avait rasées, sans doute pour les humilier, puis comme aux hommes on leur avait appliqué l'électricité. Allongées sur une natte, jambes écartées, des électrodes avaient pincé leurs oreilles, leur nez, leur bouche, leurs doigts, avaient été introduits dans leur vagin et le courant les avait traversées. De ces séances, elles étaient sorties en sang.Toutes considéraient qu'elles se trouvaient injustement en prison. Si au début elles avaient cru qu'on s'était trompé sur leur compte, elles avaient vite compris, surtout les anciennes responsables politiques, qu'après avoir joué un certain rôle, elles avaient été rejetées. L'une d'entre elles m'a dit : « Cocottes au bon plaisir des ministres et surtout du Président, maintenant qu'il n'a plus besoin de nous et qu'il est entouré de nouvelles recrues, il nous a oubliées au fond de Boiro. Il nous faudra faire longtemps ici. »La plupart de ces femmes ont été libérées au cours des années 77-78, à l'occasion de la visite de Valéry Giscard d'Estaing.Conscientes de n'avoir pas joué pleinement leur rôle d'épouse, car elles avaient consacré plus de temps au Parti qu'au mari, elles s'inquiétaient de l'éducation de leurs enfants et survivaient tenues par l'espoir de les retrouver, mais n'attendaient plus grand-chose du mari.

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Pendant les quatre ans et huit mois que j'ai passés au camp Boiro, j'ai changé de bâtiment d'année en année. J'ai monté en grade. D'abord ce fut « La Morgue Afrique du Sud » en compagnie de Telli, ensuite le deuxième bâtiment du même nom. Puis on m'a envoyé à « Harlem » au courant de l'année 77, dans la cellule 37 que je partageais avec sept codétenus ; là je suis passé dans le deuxième bâtiment de « Harlem » dans la cellule 18. C'est vers la fin de l'année 1979 que j'ai accédé à « Tokyo » dans la cellule 9 où nous n'étions que deux. Toujours à « Tokyo », j'ai déménagé dans la cellule 4. Enfin je suis arrivé à « Paris ». C'était en automne 1980, vers le mois de septembre ou d'octobre. A « Paris » j'étais dans la cellule 26 avec un codétenu du nom de Bah Mamoudou, ingénieur-chimiste 2. Nous avions la porte ouverte 24 heures sur 24. Et ce, jusqu'à ma libération, le 22 novembre 1980.Au camp Boiro, l'ancien secrétaire général de l'OUA n'a connu que « La Morgue-Afrique du Sud ».Au moment de son arrestation et de celle de ses compagnons, le Dr Alpha Oumar Barry et Alioune Dramé, la garde du camp Boiro a été renforcée. La police a cédé la place à l'aviation militaire et aux paras. Trois chars d'assaut ont été placés à l'intérieur du camp, les canons pointés en direction du bloc des détenus. Près de chaque poste de garde du bloc, des trous individuels ont été creusés. Plus tard, j'ai interrogé des compagnons de détention, des anciens de Boiro, ils m'ont affirmé que jamais de telles précautions n'avaient été prises, même pendant les années 71-72 où les arrestations avaient été massives et où de nombreuses personnalités de première importance avaient été incarcérées.La Garde Républicaine, dont la fonction première est de garder les issues et de parer à d'éventuelles rébellions, participe aux interrogatoires. Elle intervient dans l'exécution de la torture. C'est la main-d'œuvre. Ce sont les « lieutenants » de Siaka qui dirigent les opérations. Le nombre d'agents qui participent aux séances varie selon la personnalité de la victime. Cela peut aller de deux à six. Mais il y a un collectif permanent de trois officiers. Ceux que j'ai nommé- plus haut. A eux se joignent parfois deux ou trois officiers de plus, appartenant à la police, à la gendarmerie ou à la milice.La torture la plus couramment appliquée est l'électricité. Mais il arrive parfois que les techniciens de la cabine technique, ivres ou drogués pour la plupart, giflent les interrogés ou les frappent à coups de crosse de fusil et de revolver, ou à l'aide d'objets qui leur tombent sous la main.Compte tenu de ses fonctions, Siaka Touré n'intervient pas directement. Cela lui permet de jouer le petit jeu bien connu : si tu es raisonnable, je demanderai aux techniciens de ne plus te faire souffrir. Mais il entre souvent dans la cabine des tortures, soit pour demander de la part du Président Sékou Touré plus de rigueur si la victime ne se montre pas assez complaisante, soit pour arrêter la séance - provisoirement - s'il a l'impression qu'elle n'offre plus de résistance.La langue véhiculaire, comme sur l'étendue du territoire, est le français. C'est en français que les prisonniers s'adressent aux autorités pénitentiaires. C'est en français qu'on interroge les « intellectuels ». Mais comme les prisonniers viennent d'horizons sociaux différents, on met aussi les langues nationales à contribution. D'où le rôle d'interprète de certains des collaborateurs de Siaka' Touré. Je veux les nommer :

l'adjudant-chef Fofana, né à Labé, sert d'interprète de peul et de malinké

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l'adjudant Bembeya de Soussou l'adjudant Leno de Kissi, toma et guerzé, langues parlées dans la

région forestière. Voici comment se déroule une journée à « La Morgue-Afrique du Sud. »

5 h 00 du matin : vidange des pots de cellules. Un à un, les prisonniers vont vider leurs excréments dans la fosse septique. Cette corvée donne parfois lieu, si les gardes se montrent volontairement distraits, à quelques échanges entre prisonniers.

7 h 00 : distribution du petit déjeuner, qui se résume à un récipient de kenkéliba et une rondelle de pain, la plupart du temps sec

13 h 00 et parfois 15 h 00 : le repas de la journée, fait de riz arrosé d'un bouillon saumâtre parfumé au poisson

19 h 00 : la lumière est allumée 20 h 00 : extinction des feux.

Rien dans la cellule. Pas de livres. Pas d'objets. Rien.Selon le rang social du prisonnier on lui attribue un lit « picot » ou bien il dort sur le ciment.En dehors des corvées qui consistent à nettoyer la cellule, à piler le mil ou le riz, les prisonniers n'on droit à aucune promenade. Ils restent enfermés par 45° à l'ombre en saison sèche.Leur tenue est composée d'une chemisette à manches courtes et d'une espèce de short taillés dans une grosse toile bleu marine. En général, ils sont nu-pieds, mais s'ils entretiennent avec les gardes des relations privilégiées, ils peuvent obtenir des « repose-pieds » en plastique.A « La Morgue-Afrique du Sud », surtout au bâtiment 1, proche d'un poste de sentinelles, les prisonniers sont sous une surveillance constante. Les gardes visitent les cellules fréquemment, d'une manière imprévisible, à toute heure du jour et de la nuit. Des fouilles systématiques sont ordonnées parfois plusieurs fois par jour, lorsque le prisonnier est une personnalité de premier plan.L'irruption des gardes en pleine nuit remplit les prisonniers de terreur, car ils imaginent alors qu'on vient les chercher pour les exécuter. Ce sentiment de terreur est d'autant plus justifié que de nombreux prisonniers ont, une nuit, été emmenés vers une destination inconnue et que nul n'a plus entendu parler d'eux.Malgré toutes les mesures pour tenir Telli dans le plus grand isolement, tous les détenus de « La Morgue-Afrique du Sud » surent qu'il occupait la cellule 54. Ils firent en sorte, profitant des multiples corvées ou grâce à la complicité des hommes de garde, de manifester leur solidarité morale et matérielle au nouveau détenu du camp Boiro. C'est ainsi que Telli put échanger quelques mots avec des anciens collègues, des parents ou de simples connaissances, au hasard des circonstances. C'est ainsi qu'il reçut ce qu'il appela son plus beau cadeau : un chapelet fait de boules de pain séchées et passées sur un fil.L'absence de toute hygiène élémentaire se fit sentir dès octobre 1976. Un jour, j'entre-aperçois l'ancien secrétaire général de l'OUA tout nu dans sa cellule. Croyant qu'il subit une dépression, je l'interpelle. En fait il est couvert de poux. Son corps, ses cheveux, son linge en sont couverts. Pour lutter contre leur prolifération, il s'est dévêtu. J'alerte alors le second chef de poste qui donne l'autorisation de lui raser la tête. Ce dont s'acquitte Ibrahima Diawara, ancien directeur de la briqueterie de Cobaya, arrêté en 1971, devenu chef général des corvées.

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Telli fait alors remarquer que la dernière fois qu'on lui a rasé les cheveux remonte en 1945. J'obtiens aussi qu'on lui retire son linge pour le faire bouillir. En attendant, je lui remets un drap pour qu'il s'y enroule dedans. Profitant de la marge de manoeuvre qui m'a été laissée depuis ma tentative de suicide, je fais accepter à nos gardes-chiourmes qu'ils me laissent m'occuper de la toilette personnelle de Telli. Je me charge de vider son pot de cellule, de le nettoyer à l'aide d'un désinfectant que le chef de poste m'a permis d'utiliser pour ma propre cellule. Ces tâches, petits gestes de dévouement à l'endroit de Telli, je les accomplis avec humilité et il les accueille avec force remerciements accompagnés d'une bénédiction. L'épreuve des dix-neuf jours de diète noire a sérieusement attaqué sa santé.Inquiet de voir que les stigmates laissés par les passages dans la cabine technique ne s'effacent pas, qu'il n'absorbe presque plus rien et s'affaiblit de jour en jour, le chef du poste central de Boiro, Fadama Condé, prend l'initiative de lui faire administrer une série de massages. Pour ce faire, il désigne mon camarade de cellule Aboubacar Fofana, un prisonnier de droit commun accusé de vol de matériel à l'aviation civile où il était employé. Cet homme de trente-six ans, déjà père de famille, pour obtenir quelques avantages, notamment l'autorisation officieuse de correspondre avec sa femme, rapporte avec zèle tout ce qu'il voit et entend. Nous le savons. Les autres prisonniers lui en veulent et le tiennent à l'écart. Moi, j'ai opté pour un moyen terme : sans lui faire vraiment confiance, j'entretiens avec lui des relations correctes, voire cordiales. Il nous arrive souvent d'échanger des idées. Ainsi je comprends qu'il n'éprouve l'ombre d'aucune pitié à l'égard des anciens responsables politiques incarcérés à Boiro, qu'il considère comme des vendus qui n'ont pris conscience des difficultés des humbles que lorsqu'ils ont été arrêtés.A l'égard de Telli il se montre plutôt clément. Il m'affirme qu'il le respecte et l'appelle « le vieux ». Un jour il me dit :— « C'est vraiment malheureux que des hommes comme lui se retrouvent ici pour des complots qui ne reposent sur rien. »Telli, aucun des détenus du bâtiment « La Morgue-Afrique du Sud » ne l'ignorait, était croyant. Malgré la diète qui lui avait été imposée et qui l'avait affaibli, il avait observé le jeûne durant le mois du Ramadan. Quant aux cinq prières du jour, il n'a jamais manqué de les faire. Privé du Saint Livre, il écrivit de nombreux versets, wirdus ou autres formules qu'il lisait ensuite et méditait. A ceux qui, avides d'un réconfort moral, le sollicitaient, il n'a jamais manqué de faire parvenir un texte écrit de sa main.La nourriture dispensée aux prisonniers était, je l'ai déjà dit, des plus indigestes. Telli souffrait de l'estomac et était incapable d'avaler et de digérer le brouet qu'on lui servait. Il fit appel à moi et me demanda de l'aider à trouver une solution pour améliorer son alimentation, par exemple de proposer aux gardes de troquer sa ration de riz contre un petit poisson grillé. Au bout de quelques jours j'ai obtenu, grâce à la complaisance des gardes, une ration de poisson grillé et quelques feuilles de salade. Par ailleurs, la faveur que Telli avait exigée pour moi lors de notre passage devant la Commission du Complot, à savoir des cigarettes et un peu de lait, m'avait été accordée et je recevais périodiquement par l'entremise du chef de poste deux paquets de cigarettes et deux boîtes de lait russe qui me valaient d'ailleurs d'être mis en quarantaine par nos

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compagnons d'infortune. Je pus ainsi faire remettre à Telli le lait qui m'était destiné. Quant au soupçon dont on m'accabla, le temps étant l'un des meilleurs juges, la grande majorité de mes compagnons eut tout le loisir de revenir sur ce premier jugement et de tisser une grande amitié avec moi.En même temps que le changement de régime alimentaire, j'avais pris le risque d'entreprendre Fadama Condé sur le problème de l'ouverture de la porte de la cellule de Diallo Telli. Pour obtenir gain de cause, il fallait tenir compte de la psychologie du chef de poste central qui ne manquait jamais de se vanter d'avoir à Boiro des pouvoirs très étendus ; il finit par donner son accord : désormais la porte de la cellule 54 resterait ouverte. En lui annonçant la nouvelle, il dit à Telli qu'il accédait à cette demande à cause du respect que Siaka éprouvait à l'égard de l'ancien secrétaire général de lOUA et de l'estime en laquelle il me tenait. Evoquant ensuite notre retour dans la même voiture après notre confrontation devant la commission présidée par Moussa Diakite, Fadama nous demanda de lui dire la vérité, à savoir si Telli et moi avions entretenu des relations avant de nous retrouver en prison. Ainsi l'humanisme affiché de Fadama dissimulait ses longues griffes de policier zélé et de tortionnaire. Pour nous, ce ne fut pas une découverte mais une confirmation.C'est à cette époque que Telli m'a demandé d'essayer de me renseigner afin de lui donner, de manière aussi précise que possible, le nombre et les noms des personnalités encore vivantes arrêtées dans les précédents complots. Il voulait parler des personnalités ayant occupé les plus hautes fonctions au sein du régime : responsables politiques, ministres, ambassadeurs, hauts fonctionnaires. Il me fit jurer de ne rien lui cacher si j'obtenais le renseignement, car connaître la vérité était pour lui de la plus haute importance.Pendant les trois mois qui avaient séparé mon arrestation de celle de Telli, j'avais participé à diverses corvées dont le pilage du riz à la suite d'une rupture de stock du riz importé et j'avais eu ainsi l'occasion de rencontrer d'autres détenus politiques avec lesquels j'avais sympathisé. De nouvelles corvées me permirent de les retrouver et d'échanger quelques mots avec eux. Je ne citerai pas leur nom ; en aucun cas je ne voudrais leur attirer les représailles du régime. Je me limiterai aux noms du commandant Ibrahima Sylla, ancien chef d'État-Major de l'Armée de l'Air arrêté en 1973 et qui, condamné à la diète noire, périt assassiné en mars 1977, et d'Alassane Diop, ancien ministre des Postes et Télécommunication, aujourd'hui installé au Sénégal. J'appris ainsi que le Camp Boiro était devenu le seul camp contenant les prisonniers politiques de haute volée, pour des raisons d'organisation liées au ravitaillement. La nourriture, les cigarettes centralisées à Conakry puis réparties par Siaka Touré dans les prisons régionales se « perdant » en cours de route, on décida à partir de 1976 de regrouper les prisonniers. Ainsi Monseigneur Tchidimbo, archevêque de Conakry, qui était au camp des trente-deux marches (Camp Alpha Yaya Diallo), avait été transféré au camp Boiro. Il ne restait plus grand monde au Camp Keme Bourema de Kindia : quelques « amazones », jeunes miliciennes de l'ancien gouverneur Émile Cissé 3 , et quelques cadres moyens, en tout une quinzaine de personnes qui seront transférées au Camp Boiro au début de 1978. De même pour les autres camps disséminés sur l'étendue du territoire. Mesures d'économie! D'après mes interlocuteurs, les victimes de quelque importance des

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purges récentes se trouvaient toutes à Boiro. Il n'y avait donc qu'à faire le compte. Ce qu'ils firent. Depuis 1969, seize ministres avaient été arrêtés par le régime et accusés de complot. En 1976, il ne restait plus qu'Alassane Diop, El Hadj Fofana, ancien vice-gouverneur de la banque, Abdoulaye Thiam, ministre délégué à Labé, Saliou Coumbassa, ancien ministre de l'Education nationale, Alpha Abdoulaye Diallo dit Porthos, ancien ministre de la Jeunesse. Des ambassadeurs de la République en si grand nombre incarcérés, il ne restait plus que Sékou Camara, frère de feu Loffo Camara, ancien ambassadeur en Chine, Yoro Diara, ancien ambassadeur à Moscou, Cheikh Keita, ancien ambassadeur en République Fédérale d'Allemagne. Des officiers supérieurs de l'Armée Nationale guinéenne il ne restait que deux. Quelle hécatombe lors qu'on sait qu'à partir de 1969 tout l'Etat-Major et la Garde présidentielle avaient été moissonnés par la grande faux révolutionnaire. Les autres, nul ne savait ou ne voulait savoir ce qu'ils étaient devenus. Keita Fodéba, ancien ministre de l'Economie rurale, le Colonel Kaman Diaby, le général Noumandian, chef d'Etat-Major, les ministres Diawandou Barry, Barry Sory, Camara Balla, Karim Kofana, pour ne citer que ceux-là. Et les autres ? Tous disparus. Morts, je crois pouvoir l'affirmer, dans les affres de la diète noire. Mais lorsque je posai la question, la réponse ne vint pas. Le regard se fit fuyant. Par peur ? Par superstition ? Les deux sans doute.Ces choses, je les rapporte fidèlement à Diallo Telli. Chaque jour une bribe, lorsque je ramasse les cigarettes auxquelles il a droit et qu'il me cède. A chaque fois je lui glisse un ou deux mots.Géographiquement ma cellule, la 51, se situait entre celle de Telli, la 54, et celle du Dr Alpha Oumar Barry, la 49. Depuis que ce compagnon de Telli avait essayé de mettre fin à ses jours en se sectionnant une artère au début des interrogatoires, ordre avait été donné de laisser la porte de sa cellule ouverte afin d'exercer une surveillance constante sur ses faits et gestes. Malgré cette surveillance, peut-être même à cause d'elle, puisque certains gardes se montraient accommodants, je pouvais entrer en contact avec lui. Je me tenais debout ou assis sur le seuil de ma cellule, puis imperceptiblement j'avançais dans le couloir et je pouvais apercevoir en face, en diagonale, le Dr Alpha Oumar. A voix basse nous nous entretenions. Je servais de relais aux deux compagnons. Malheureusement Alioune Dramé, autre compagnon, enfermé dans la cellule 58, était inaccessible.En fait, deux patrouilles de gardes se partageaient les vingt-quatre heures. La première, commandée par Fofana Condé lui-même, restait intransigeante. Avec la seconde nous avions pu établir des relations empreintes d'humanité. Certains hommes nous avaient connus lorsque nous étions libres et répugnaient à se montrer trop brutaux à notre égard, certains autres étaient jeunes et inexpérimentés, leur chef enfin faisait preuve d'un certain sens moral. Tout cela réuni faisait qu'ils se montraient compréhensifs jusqu'à accepter que nous échangions propos et menus objets tels que cigarettes et feuilles de papier où étaient écrits des versets du Coran. Cette disposition d'esprit facilita grandement les échanges que j'eus avec Telli et dont je dois maintenant parler. Je dois ajouter que nos voisins des autres cellules entendaient nos chuchotements mais qu'ils furent tacitement nos complices.

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Notes1. Le camp Boiro porte le nom du commissaire Mamadou Boiro qui a trouvé la mort pendant l'arrestation d'officiers soupçonnés d'avoir participé au « complot » Keita Fodéba-Kaman Diaby en 1969.2. Amnesty International fait campagne pour la libération de Bah Mamoudou, emprisonné en 1979 pour tentative de renversement du régime avec des mercenaires. Ses neuf compagnons ont été exécutés avant le départ de Sékou Touré pour la conférence des non-alignés qui s'est tenue à La Havane en 1979.3. Artiste, écrivain devenu gouverneur. Brosse à reluire du régime, tombé en disgrâce. Emile Cissé fut incarcéré à Boiro et mourut de diète noire. Voir le livre d'Alata, Prison d'Afrique, Le Seuil, 1976. Le livre d'Alata fut interdit par les autorités françaises d'alors et saisi dès avant sa mise en vente. L'arrêté de saisie de 1976 a été annulé en juillet 1982 et les éditions du Seuil ont réédité le livre en mai 1983.

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4Mémoires de prisonQuelques jours après avoir donné à Telli les renseignements qu'il m'a demandé d'obtenir, le voici qui me fait savoir qu'il a une mission à me confier. Je lui dis alors que je ne souhaite pas continuer à bénéficier d'un régime de faveur qui me désigne aux yeux de l'ensemble des détenus comme un mouton, alors que, d'un autre côté, je suis surveillé par mon compagnon de cellule qui est chargé de faire des rapports sur mon comportement à Siaka Touré. Telli me répond que la mission qu'il va me confier est grande et doit me permettre de surmonter toutes ces contingences. Qu'il sait qu'il ne sortira pas vivant de Boiro et que par conséquent je dois recueillir ses dernières pensées afin de les transmettre, à ma sortie, au peuple de Guinée. Je lui oppose que je ne me sens pas digne d'accomplir cette mission. Après tout, je ne suis qu'un fils de paysan muni d'un bagage intellectuel fort modeste. Par ailleurs, il n'est pas du tout sûr que je sortirai un jour de Boiro. Mais Telli se montre persuadé que je recouvrerai la liberté. « Ta facture, me dit-il, sera de cinq ans environ » et il ajoute qu'il a les mêmes origines paysannes que moi, que ses parents étaient des terriens, que les diplômes n'ont de valeur qu'en fonction de la personne qui les incarne. Quant à la surveillance dont nous sommes l'objet, il faut utiliser mes yeux pour la tromper. Telli insiste : « Tu dois rester avec nous (lui-même et le Dr Alpha Oumar Barry), jusqu'à ce que la mort nous sépare. Cette mort nous guette tous les jours. Je ne veux plus que tu prennes prétexte de tes origines paysannes pour refuser un travail qui te désigne du doigt. Tu as le même âge que Thierno, mon fils. Je suis ton père. Entends-tu. » J'essaie encore d'arguer que peut-être le chef de l'Etat ne me graciera pas mais visiblement il n'y croit pas.Telli pense que le régime l'a utilisé pour se maintenir envers et contre tout. Il avait quitté la position brillante qu'il occupait avant l'indépendance pour se mettre au service de la Guinée. Il avait cru aux objectifs que s'était fixé le PDG, il avait eu foi en la nature progressiste du régime, il avait rempli son rôle de secrétaire général de l'OUA avec enthousiasme, soutenu par son pays dont les positions en matière de politique africaine lui avaient paru toujours justes. Puis il était rentré, persuadé que sa place se trouvait dans son pays et que, quelles que fussent les difficultés, on ne pouvait s'attaquer aux problèmes qu'en étant à l'intérieur. Il n'avait pas compris à temps que pour Sékou Touré son rôle était terminé et que le régime voulait le supprimer pour effacer ce qu'il représentait aux yeux de nombreux Guinéens de l'intérieur et de l'extérieur : une sorte de point de ralliement d'une opposition non exprimée mais néanmoins réelle. Cela il le comprend aujourd'hui. Trop tard. Il me demande de m'organiser pour être en mesure de recueillir ce qu'il appelle son testament. C'est à ma demande, et surtout à celle du Dr Alpha Oumar Barry à qui je rapportais ces propos, qu'il accepta de changer la désignation de ce qu'il allait laisser aux générations à venir. C'est ainsi qu'il l'appela sa « déclaration authentique ».Avant de la restituer telle que ma mémoire l'a conservée, je me dois de donner des explications sur la manière dont je l'ai recueillie, à la barbe des tortionnaires de Boiro. Je dois aussi faire état d'une correspondance que Diallo Telli et le Dr Alpha Oumar Barry ont eue avec le maître de la Guinée. Correspondance qui précéda leur exécution.

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En ce qui concerne les moyens - pauvres moyens - mis en oeuvre pour recueillir la parole de Diallo Telli, voici comment nous avons procédé : j'avais réclamé un certain nombre de livres édités par le Parti afin de pouvoir méditer sur la pensée politique de Sékou Touré (il est l'unique auteur-théoricien du PDG !). Muni de feuilles de papier et d'un bic que les autorités pénitentiaires me remirent officiellement, je recopiais les textes de Telli tels qu'il me les faisait parvenir par petits extraits entourant quelques cigarettes. Je les noyais dans des commentaires et écrits théoriques pris dans les tomes du Parti. Je pris la précaution de ne jamais faire figurer le nom de Telli. Pour accomplir ce travail, je profitais de l'absence quotidienne de mon voisin de cellule, Aboubacar Fofana, à qui l'administration avait confié un certain nombre de corvées régulières, notamment celle de réparer les véhicules officiels du camp Boiro ainsi que la voiture personnelle de Mamadou Fofana, le gestionnaire des magasins d'alimentation, qu'il était chargé de maintenir en bon état de marche. Il savait bien que j'écrivais, le bic et les feuilles de papier en témoignaient, mais il croyait que je transcrivais des extraits de la bible du Parti. Quant aux lettres qui vont suivre, il m'a été possible de les transcrire à une virgule près, grâce au hasard et à la volonté irréductible de Telli.Un matin, Siaka en personne apporte les lettres présidentielles. Il informe le chef du poste que la 49 et la 54 viennent de recevoir des questionnaires à remplir et qu'il est possible que les détenus réclament du papier et des bics, auquel cas il faudra accéder à leur demande. Il précise qu'il viendra lui-même reprendre le courrier. Nous comprenons que Siaka tient à ce qu'un certain secret entoure l'opération afin que les geôliers ne se mettent pas en tête que Telli et son compagnon peuvent encore entretenir des liens avec le chef de l'Etat. Siaka craignait sans doute qu'une telle conviction de la part de ces hommes frustres entraîne un comportement plus humain envers les deux prisonniers. Diallo Telli, ayant appris par moi que le Dr Alpha Oumar Barry a reçu la même enveloppe que lui, décide de recopier intégralement sa lettre et de la faire parvenir à son compagnon. Ce dernier agit de même. Tous deux voulant se concerter ils décident de ne remettre leur réponse au chef de l'Etat que le lendemain. Pour les deux hommes, l'occasion est venue de faire savoir à Sékou Touré dans quelles dispositions d'esprit ils se trouvent et comment ils souhaitent mourir.Le travail de liaison auquel je participe est facilité par un ancien planton de Telli qui, par hasard, fait partie du staff des gardes. Cet homme prend le risque de faire la navette entre leurs deux cellules et la mienne puisqu'il me remet, sur les instructions de Telli, les deux copies des lettres de Sékou Touré et les brouillons de réponse.Je dois saluer le courage de ce garçon qui tout au long de la détention de Telli n'a jamais hésité pendant qu'il était de garde à soutenir moralement et matériellement son ancien patron. Si le règlement punit de la peine capitale tout agent du camp qui facilite la liaison d'un détenu avec sa famille, il lui laisse cependant la liberté de lui abandonner sa ration alimentaire. Mais l'application rigoureuse de ce règlement dépendant de l'humeur du chef de poste, prendre une telle initiative relevait presque de la témérité.Telli m'a demandé d'apprendre cette correspondance par cœur et de la détruire ensuite.

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« Conakry, le 23 décembre 1976

A Alpha Oumar ! Alpha Oumar, Le Parti-État de Guinée, le peuple militant de Guinée et ta famille ont encore besoin de toi. Ce n'est pas la première fois que des ennemis de notre peuple induisent nos proches collaborateurs en erreur. Depuis que tu nous a quittés tu as pu vérifier par toi-même les informations mensongères de la presse étrangère et la réaction intérieure sur les détenus politiques. Bien sûr, le temps a été long pour eux. Mais, personne n'a été tué et ils se portent tous bien. Nous te demandons de nous dire exactement le rôle que tu pourrais jouer dans notre régime socialiste mais cette fois ouvert sur le reste du monde. De commun accord avec le Conseil National de la Révolution, nous avons volontairement limité les arrestations ; ceci pour éviter de faire la politique de nos ennemis. Car s'ils se réjouissent de notre état de misère, ils ne demeurent pas moins satisfaits de voir les cadres de notre Parti-Etat que vous êtes entraînés en prison. A la lumière de tous ces enseignements, tu dois savoir qu'un séjour en prison ne peut jamais détruire un homme. Au contraire, on en sort grandi aux yeux de l'Histoire. Nous pensons que tu n'es pas autorisé à sacrifier ta vie dans une situation d'où tu as toutes les chances de sortir. Depuis ta tentative de suicide à la cellule 68, nous avons donné des instructions précises à Siaka pour qu'il veille à ta santé. De grandes tâches de construction de ce pays et ta pauvre famille t'attendent. Nous te rappelons que ton sort dépend de la manière dont tu aideras la Révolution. Il n'y a pas lieu de s'alarmer, car tu n'as jamais perdu notre confiance. Nous te renouvelons nos sincères amitiés. Prêt pour la RévolutionAhmed Sékou Touré

Boiro, le 23 décembre 1976 Au responsable suprême de la Révolution Camarade Président, Je te remercie infiniment pour ta gentille lettre. A mon avis nous n'avons pas beaucoup de choses à nous dire. Tu as été assez clair lors de notre entretien chez toi en janvier dernier. Je regrette seulement pour moi et les miens de mourir de cette manière. Comme tu le sais, je n'ai pas trahi le Parti-Etat de Guinée. C'est le Parti qui m'a trahi. Ce faisant, je ne suis pas surpris par cette alternative. Car elle est propre à toutes les révolutions. Je suis ici pour y mourir. Je souhaiterais que tu me donnes le temps de donner mon sang et mon âme à la Guinée à travers mes prières. Le fils ingrat et aveugle que j'ai été ne mérite plus les honneurs de la patrie. Vive la Guinée ! Alpha Oumar Barry

Conakry, le 23 décembre 1976 A Telli ! Telli, Au-delà de nos responsabilités respectives devant notre peuple et l'Histoire, nous pensons que tu es bien placé pour coopérer étroitement avec la Révolution. Si pendant dix-neuf jours de souffrances tu t'es obstiné à utiliser le Droit des autres pour prouver ton innocence, nous ne pouvons nous fier à cette littérature juridique. Comme tu as dû le constater, notre peuple est devenu un peuple majeur hautement responsable. Le CNR et nous-mêmes avons volontairement limité les dégâts. En effet, l'ex-colonel Lamine Diallo, l'ex-gouverneur Ibrahima Diallo, Mountaga Baldé, Yaya Keita 1, Sékou Yansané 2, etc., changeront de poste ou seront mis à la retraite, mais ne seront pas arrêtés. Nous précisons avec des preuves à l'appui que tous ceux-ci sont des complices actifs ou passifs du vaste complot que tu as ourdi contre notre peuple et ses légitimes représentants. Ton seul souci étant de parvenir au pouvoir au sein d'un régime

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réactionnaire, tu n'hésites pas à entraîner le maximum de cadres même intègres dans ta trahison en vue d'aboutir à un soulèvement populaire où le Parti-Etat de la Guinée perdrait le contrôle de la situation. Nous proclamons solennellement notre volonté de mettre à ta disposition toutes les archives au sujet de la cinquième colonne. Sur toutes ces listes tu figures en tête. Nous n'avons pas peur de toi. Nous n'avons peur que de notre peuple et de Dieu. Nous pouvions te faire arrêter à l'aube de notre Indépendance. Nous ne l'avons pas fait. Malgré ton comportement anti-peuple, nous pensions qu'il nous appartenait de te donner la chance de te racheter aux yeux de notre peuple et de sa glorieuse histoire. Ce faisant, nous avons agi contre la volonté de notre peuple et de celle de nos plus proches collaborateurs. Jusqu'ici, nous continuons à penser que rien n'est perdu pour toi. Car si ton apport au Parti a été jugé très insuffisant, depuis notre indépendance, là où tu es aujourd'hui, tu peux faire des livres pour rendre service à ce Parti qui t'a grandi. L'idéologie de notre Parti n'étant pas une idéologiefigée, nous te demandons de nous préciser exactement le rôle que tu pourrais jouer pour notre pays largement ouvert sur le reste du monde. En vantant tes mérites créés de toutes pièces, la presse réactionnaire compromet la visite que le nouveau Président de la République Française a accepté de rendre à notre peuple.Désormais, ton sort est lié à ta sincérité pour le Parti-État de Guinée. En pensant que pour une fois tu sauras te mettre aux côtés de notre peuple, nous te rappelons que tu es encore utile à ta famille. Prêt pour la Révolution Ahmed Sékou Touré

Boiro, le 24 décembre 1976 Au Président Ahmed Sékou Touré!

Cher Président,En recevant ta lettre datée du 23 courant, j'ai voulu y répondre par une longue et profonde lettre. Mais le nouvel environnement qui m'a été créé m'en empêche. Toutefois, tu voudras bien m'entendre sur deux points : un éventuel soulèvement populaire et mes nouvelles préoccupations.Concernant le premier point, l'histoire nous a montré que tous les régimes dont l'assise repose sur le mensonge et la force périssent par la force. Ce soulèvement populaire qui te hante, je ne l'ai jamais souhaité pour mon pays, mais il est inévitable. Il a été obtenu de moi une déposition dans laquelle je devais être Président de la République de Guinée à la suite d'un coup de force. Très .sincèrement entre nous, soyons sérieux. Tu sais que j1gnore tout de ce scénario. Puisque je l'ignore, comment veux-tu que j'entraîne des personnes dans ma soi-disant trahison dont je nie l'existence tant au fond qu'à la forme. Toi et moi, nous sommes d'accord sur un point : il y a eu trahison. Mais c'est moi la victime. Car, selon moi, si j'ai trahi la Guinée et l'Afrique au profit du PDG, ce dernier m'a trahi. Aujourd'hui effectivement, je me reproche d'avoir livré de nombreuses populations à une vaste campagne de haine. Mais Dieu est grand. Les populations Soussous pour lesquelles j'ai une grande estime et admiration sauront rester plus grandes que toi et moi.Cher président,Pour aborder le deuxième volet de ma lettre, tous ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas naïf. Depuis que je suis dans la cellule 54 au camp Boiro, mon seul souci est de savoir comment trouver la voie vers mon créateur. Pour cela, je m'emploie à le prier pour implorer son pardon. Je sais que j'ai été en partie victime de mon éducation et peut-être de ma religion. Car, dans une famille où il n'existe pas de morale sociale celui qui en a une est naturellement désigné comme victime. Mon

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unique sauveur est Dieu. Il est trop tard pour Lui demander de me sortir de Boiro. En dernière analyse, j'ai une grande part de responsabilité dans cette triste fin qui me guette. Je Le prie tous les jours pour que mon sang et mon innocence servent à bâtir une Guinée libre. Pour ce qui est de ma famille, je ne peux lui être d'aucune utilité aujourd'hui. Je n'ai jamais pu penser au respect, à l'amour, à l'estime et à la confiance que le beau peuple qui l'a engendrée m'a témoignés sans me reprocher tous les torts que je lui ai causés.Malgré ton engagement par écrit de faire passer mon authentique déclaration à la radio, je doute que tu le fasses. Et pourtant, elle revêt pour moi une grande importance, car à défaut d'un testament proprement dit, elle me permet de communier avec tous ceux qui m'accordent ce crédit moral que tu voudrais effacer. Tout en insistant avec force sur mon incapacité à être à la hauteur de ce qu'ils attendaient de moi, je voudrais leur dire que les guerres ont toujours imposé des sacrifices, et que la perte d'un soldat ne doit pas signifier l'abandon de la guerre. Je dois leur apprendre que je ressemble à un de ces généraux dont la valeur réelle ne dépasse pas celle d'un soldat moyen. Je sais qu'ils se sont toujours montrés généreux avec moi, aussi face à ma triste fin je prie et leur reste reconnaissant. Je sais qu'au bout du chemin ils me trouveront au sein de leurs rangs, à la place du soldat moyen que j'ai toujours été. Ce grand arbre qu'aux yeux de certains j'ai été ne leur a donné ni ombrage, ni fruits. Qu'il soit abattu et donne du bois à leurs foyers. Un grand contemporain nous a appris que lorsque tout un peuple boit la même eau, écoute la même musique, lit le même journal, porte la même tenue, etc., il est difficile aux individus qui le coin posent d'affirmer une personnalité. Je n'ai pas fait dérogation à cette règle. Mais j'ai la ferme conviction que cette personnalité existe et qu'elle émergera d'un des quatre coins de notre merveilleux pays et qu'elle donnera la parole à ses fils, afin qu'ils exposent à l'appréciation de la patrie l'apport de chacun de nous. Parce que j'ai trahi la Guinée et l'Afrique au service du PDG, rien n'empêchera le poids de la patrie d'écraser mon corps afin d'en extraire le sang et l'âme que je suis indigne de porter. Le fils hors mariage que j'ai été pour la Guinée et l'Afrique ne mérite pas les honneurs de la Patrie. Je demande à tous les hommes et à toutes les femmes de fouiller au plus profond de leur générosité afin d'implorer pour moi le pardon d'Allah. Merci à Allah qui m'a créé. Merci à la Guinée, à l'Afrique et aux hommes du reste du monde qui, malgré mes minces qualités d'homme, ont voulu me faire naître, m'élever, m'aimer, et respecter en moi la créature d'Allah le Tout Puissant. Je souhaite qu'après moi en Guinée, en Afrique ou en n'importe quel lieu du monde des enfants, des vieillards et des femmes ne paient plus de leur vie l'irresponsabilité d'hommes qui, au lieu de créer et d'entretenir la liberté, la torpillent.Vivent la justice et la liberté Diallo Telli.

Conakry, le 12 janvier 1977

A l'intention de Telli.Telli,Après lecture de ta lettre du 24-12-76, nous ne comprenons pas que tu sois résigné à cette mort que tu es en train de préparer toi-même.

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Lorsqu'un homme choisit délibérément la trahison, il oublie souvent qu'aux yeux de sa propre famille il peut demeurer un trésor pour celle-ci. Que tu refuses d'aider la Révolution comme nous l'avions souhaité dans notre lettre du 23-1276, rien n'est plus normal pour la classe anti-peuple que tu persistes à représenter. En te posant cette question nous n'étions pas dupe. Ta réponse était connue d'avance par nous. En ce qui nous concerne, toute notre vie est consacrée à notre peuple. Et à aucun moment nous n'hésiterons à appliquer les décisions qui vont dans le sens du devenir heureux de notre peuple. Si d'un commun accord le Conseil National de la Révolution et nous-mêmes, nous avons volontairement limité les dimensions de ton vaste complot, nous n'avons peur ni de toi, ni moins encore de tes complices. Grâce à l'humanisme naturel de notre Révolution Populaire et Démocratique, notre peuple te nourrira dans ses prisons en vue de te restituer un jour, sain et sauf, à ta propre famille. A cet effet, des instructions seront données à Siaka qui en assurera l'exécution. Nous t'assurons par la même occasion de notre volonté de faire passer ta déclaration à la radio et dans les pages de notre quotidien Horoya. Au moment opportun Siaka fera l'enregistrement.Nous t'invitons à trouver ici nos très sincères amitiés que ton acte n'a pu effacer.Prêt pour la RévolutionAhmed Sékou Touré.

Boiro, le 13 janvier 1977Au Président Ahmed Sékou TouréPrésident,Bien que je dispose encore d'un grand stock de courage et de moral, ta lettre, à cause de mon état physique, risquait d'être sans suite. Mais le bon sens m'oblige de te répondre. Je le ferai sur deux points : ta propre question et mes préoccupations éternelles.Président,L'on dit souvent qu'il ne faut pas demander des conseils à quelqu'un qui se noie. Si je devais être d'une quelconque utilité à ta nouvelle politique, je ne serais pas là où je suis. Pour l'observateur, l'avènement de cette politique semble être liée à ma présence ici. Et aujourd'hui tu sembles persuader ceux qui nous entourent que je constituais l'obstacle à cette ouverture. Or, dans l'exercice de mes fonctions, je n'ai jamais été consulté sur ce genre de question. Je pense que ton parti dispose toujours de ses grands penseurs susceptibles d'opérer l'amorce de ta nouvelle politique. Intérieurement, je suis très content d'apprendre par ta propre voix ce virage politique tant souhaité par notre peuple. Si quelques-uns d'entre nous n'ont pas été écoutés lorsqu'ils évoquaient cette nécessité brûlante, dans leur agonie ou de leur tombeau ils se réjouiront pour notre peuple d'apprendre cette nouvelle ; mais, si je m'en tiens à ce que me disaient mes parents, j'ai bien peur que, pour toi, l'hyène reste toujours l'hyène. En refusant d'écouter les uns, ta nouvelle politique risque de manquer les autres qu'elle vise.Président, et ce sera le deuxième point, je crois que pour des raisons qui te sont personnelles et que je ne veux pas évoquer ici, tu vas épargner à nos familles l'horreur de notre mort publique par pendaison ou fusillade. Mais je t'ai découvert à Boiro, et tout laisse à penser que mes jours sont désormais comptés. Depuis, je suis à cheval entre ce monde régi par ton

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humeur et celui où d'Allah notre créateur commun nous attend tous les deux. Etant musulman pratiquant, je ne me suiciderai pas. Je répondrai à l'appel d'Allah par mes sommaires prières. Le moment venu je te demande de faire vérifier si mon comportement à bien été celui que je dis : je n'appellerai ni Siaka, ni Moussa, ni encore moins toi. Je n'appellerai qu'Allah le Tout Puissant. Je sais que Lui seul pourra me répondre.Vivent la Justice et la Liberté.Diallo Telli.Dès réception de ces lettres et des textes que Telli voulut bien me confier je les appris comme une récitation, puis, profitant d'un moment de calme, surtout pendant la nuit, je les récitais à voix haute afin qu'il puisse entendre et me corriger si ma mémoire était défaillante. Nous avions un code. S'il jugeait la récitation correcte il s'exclamait : — « Je n'entends pas très bien, mais la pensée est saine ». S'il considérait que je ne rapportais pas correctement ses écrits, il disait : — « A revoir. A reprendre. A recommencer. » Et c'était tout. Je me remettais alors à l'ouvrage. Parfois, je doutais de moi-même.Un jour, comme je lui demandais pourquoi il ne s'était pas adressé à l'un des nombreux cadres de haut niveau emprisonnés avec nous pour accomplir cette mission, il me tient ces propos : — « Le régime a mis dans l'esprit du Guinéen que la vie n'est possible nulle part en dehors de l'administration publique. Ces cadres dont tu me parles sont aussi ruinés politiquement que nous. Après Boiro, persuadés qu'ils sont incapables de vivre ailleurs, ils chercheront à retourner dans les bonnes grâces du régime. Et puis, Amadou, politiquement, cette démarche vers eux sonnerait mal. Tu sais, depuis que je suis ici j'ai appris beaucoup de choses. J'ai réfléchi. J'écoute aussi ce qui se dit d'une cellule à l'autre. Il y a quelques jours, couché contre ma porte pour avoir un peu d'air, je t'ai aperçu en compagnie d'un de ces cadres lorsque vous alliez à la corvée et j'ai capté ce qu'il a dit de moi. Il est inutile que je le répète. A mon avis, c'est la jeunesse de ce pays - et tu en fais partie - qui est la mieux placée pour servir d'arbitre entre nous et les populations. Prends le temps nécessaire pour lire et enregistrer cette correspondance. Plus tard, je te remettrai le brouillon de mon authentique déclaration. Le Dr Alpha Oumar Barry est un grand ami, sa femme est une cousine ; pendant que tu l'aides à prendre sa douche, parle-lui. Il peut t'apprendre beaucoup de choses. »Ainsi je fis. La vidange des pots de cellule et les douches - assez rares toutefois - me permirent d'approcher le Dr Alpha Oumar Barry. Les conservations que j'eus avec lui me furent précieuses pour comprendre assez précisément le climat politique dans lequel évoluaient Telli et ses amis depuis 1974.Médecin, plus technicien que politique, Alpha Oumar Barry considérait que lui et Alioune Dramé étaient tous deux responsables en partie de l'arrestation de Diallo Telli. Il en éprouvait un sentiment de lourde culpabilité. Une fois, il me demanda même de m'enquérir si ce dernier lui gardait rancune. Je pus le rassurer. « On a raconté que tu avais dénoncé Telli, me dit-il, C'est vrai.On t'y a obligé et Telli a été arrêté. On nous a dit que Telli nous avait dénoncés, Dramé et moi. En fait, ceux qui nous ont arrêtés savaient très bien que nous étions tous trois très liés. Même si Telli ne nous avait pas dénoncés, on nous aurait arrêtés. En fait, je suis persuadé que nous

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sommes à l'origine de l'arrestation de Telli puisque nous l'avons encouragé à rentrer en Guinée après le sommet de l'OUA qui s'est tenu à Rabat en 1972. » Il me rapporta quelques entretiens qu'il eut avec Sékou Touré entre 1974 et 1976. Entretiens révélateurs de l'état d'esprit dans lequel le chef de l'État guinéen était à leur égard. Entretiens qui auraient dû alerter les trois amis sur le danger qu'ils couraient. Dès 1974, la souricière était en place.Au cours de l'année 1974, le Dr Alpha Oumar Barry, ministre de l'Agriculture, apprend par la voix des ondes l'éclatement de son ministère qui vient d'être confié aux BAP (Brigades Attelées de Production) et aux BMP (Brigades Motorisées de Production). Prenant acte de la nouvelle situation, Alpha Oumar s'abstient de se rendre au Conseil des ministres qui a lieu tous les vendredis. Sékou Touré, ayant constaté l'absence pendant deux semaines de son ancien ministre de l'Agriculture, le convoque et s'étonne. Le Dr Alpha Oumar Barry fait alors remarquer que n'étant plus ministre, il n'a plus de dossiers à présenter au Conseil des ministres et qu'en conséquence il a jugé sa présence inutile.— « Si nous te comprenons bien, c'est une démission ?— Président, ce n'est pas une démission, c'est une révocation.— Démission ou révocation, ce n'est pas à toi d'en décider. Tu devrais venir normalement au Conseil des ministres. »Et le chef d'Etat se lance dans une longue critique d'un rapport sur l'agriculture élaboré par le Dr Alpha Oumar Barry. Il conclut : . — « Contrairement au mauvais résultat que ton étude préjuge pour notre agriculture, nous, nous pensons qu'avec l'aide de la Roumanie l'autosuffisance alimentaire est à notre portée. Ton étude s'inspirant de ce qui se fait dans un pays voisin suggère une incitation et un intéressement de nos paysans par une politique des prix en vue de les inciter à produire plus, etc. Nous, en Guinée, nous n'avons pas plusieurs politiques. Nous n'en avons qu'une seule. C'est celle que nous dicte notre peuple. La loi de l'offre et de la demande dont parle ton étude est une tare, les capitalistes s'en servent pour exploiter les peuples. »Le docteur me raconta que Sékou Touré enchaîna abruptement : — « Tu es très populaire. Tu parles couramment le soussou. Tu possèdes ton malinké. Nous recevons de grands compliments sur toi. Tu vas aller au commerce. Comme cela, en six mois tu perdras l'estime générale ! » Le docteur lui répond alors :— « Président, six mois c'est trop. Moi, je m'en donne la moitié pour atteindre l'objectif que tu m'as fixé. »C'est ainsi qu'Alpha Oumar Barry s'est retrouvé à la tête du Domaine des Echanges. Après une accalmie dans les rapports des deux hommes, un nouvel entretien a lieu en janvier 1976. Après un conseil des ministres, le Président Sékou Touré retient son ministre du Commerce et des Echanges : — « Nous venons de recevoir une lettre du Président de la République française. Il nous honore en acceptant notre invitation à rendre visite à notre peuple. Je t'en informe alors que notre Premier ministre n'a pas encore été mis au courant.» Sékou Touré mentait. Alpha Oumar savait que certains membres du Bureau Politique National dont Béavogui, Premier ministre, et Saifoulaye Diallo avaient siégé autour de la réponse de Giscard. Néanmoins Alpha Oumar Barry remercie le Président pour l'estime en laquelle il le tient. Sékou entre alors dans le vif du sujet :

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— « Alpha Oumar, on nous apprend que c'est un Peul qui assurera notre succession. » D'après le docteur cette « information » émanait du Conseil des marabouts animé par Mouctar Diallo, un ancien renégat du BAG 3, devenu un serviteur du régime, spécialisé dans la collecte par tous les moyens d'informations à caractère occulte. Cet homme se meut dans les sphères religieuses et n'hésite pas à faire des entorses au Coran pour mener à bien son oeuvre de délation. Ainsi pendant notre détention, après nos aveux, il a obtenu qu'une quarantaine de marabouts, tous Peuls, se prononcent et condamnent l'ambition démesurée de Telli. En retour, ils eurent droit à un pèlerinage à la Mecque.Mais revenons aux propos de Sékou Touré. Il affirme à Alpha Oumar : — « Malgré le grand courant populaire dont, au sein de notre peuple, bénéficie le PDG, il existe des foyers et des hommes qui vont tout détruire après moi. » Alpha Oumar prend alors le risque de répondre au chef de l'Etat très directement. Il lui fait remarquer qu'en dehors des tomes de la doctrine du Parti, il n'y a presque rien à perdre. A la veille de l'indépendance, la Guinée importait à peine dix mille tonnes de riz, aujourd'hui elle est tributaire de l'étranger pour plus de trois cent mille tonnes. En 1958, on exportait jusqu'à cent mille tonnes de bananes, et la Côte-d'Ivoire, à laquelle son rapport sur l'agriculture faisait allusion, comme l'avait noté le Président, n'apportait qu'un complément négligeable aux navires qui déchargeaient à Rouen. En 1976, c'est l'inverse. Sur le marché du caoutchouc, du miel, de la cire... la Guinée n'existe plus. Les « robinets » de devises sont fermés.Mais Sékou Touré qui n'est pas homme à se battre loyalement à coups d'arguments, tourne le dos aux chiffres et revient à la charge : — « Depuis la reprise des relations avec la France, des rumeurs circulent selon lesquelles Telli devrait être mis à la tête des Affaires étrangères ou nommé ambassadeur à Paris. Il serait le seul capable de donner à la Guinée l'audience politique dont elle a besoin. Sache que nous avons plié Giscard à notre volonté. A côté des voitures, des mobylettes et des vélos qui sont des biens d'équipement et que la France va nous donner, Giscard nous a versé des liquidités. Cela s'est fait sans Telli. Que les gens qui continuent à vanter les mérites de Telli sachent qu'en dehors du Parti il n'est rien. C'est Telli lui-même qui les autorise à parler ainsi. Nous comprenons maintenant pourquoi il refuse de présider des soutenances de thèse de médecine. Il le fait en prenant le fallacieux prétexte qu'il est juriste et non médecin. Il viole ainsi les décisions du Bureau Politique. »A ces propos menaçants, Alpha Oumar répond que jusqu'ici il ne comprend pas très bien pourquoi le Président l'a retenu et qu'il considère que c'est un procès d'intention qui lui est fait. Il fait aussi remarquer au Président qu'il sait que ce dernier lui fait le reproche de s'occuper lui-même de son propre ravitaillement et de ne pas venir assez souvent à la Présidence pour s'entretenir avec lui, qu'enfin pour ce qui est de Telli il lui rapportera les propos à titre purement amical, mais qu'il espère que le Président n'attend pas de lui qu'il joue un rôle d'intermédiaire. Il lui rappelle qu'il n'a joué ce rôle qu'une fois : lorsqu'il a demandé à Telli de rentrer définitivement en Guinée après son échec à Rabat et qu'il ose espérer que Sékou Touré ne le lui fera pas regretter, car ce ne

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serait pas heureux pour le pays.Le chef de l'Etat met fin à l'entretien en ces termes :— « Nous ne voyons pas où se situent tes inquiétudes. Lorsqu'il est rentré, Telli était politiquement ruiné à l'extérieur mais aussi au sein de sa propre famille. Je vais t'en donner un exemple : au nom du Parti, Telli a eu à mener des démarches auprès de Siradiou Diallo afin que ce dernier abandonne Jeune Afrique pour entrer dans une autre revue qui, elle, est révolutionnaire. La réponse de Siradiou que je ne répéterai pas, a été humiliante pour Telli. Il n'a aucune assise à l'étranger. Après Rabat, il n'avait pas le choix, il ne pouvait que rentrer. Depuis, il n'a cessé d'être ministre. Sais-tu que nous aurions pu le faire arrêter dès l'aube de notre indépendance parce qu'il figure sur toutes les listes des comploteurs établies de 1960 à 1970. Nous ne l'avons pas fait parce que nous lui faisons confiance. Les gens en général et la réaction en particulier prêtent à Telli une dimension qu'il ne possède pas. De Dakar à l'OUA, en passant par l’ONU, des circonstances particulières ont milité en sa faveur. Mais il ne peut être qu'un second. » Comme d'habitude le week-end réunit Alioune Dramé, Telli et Alpha Oumar Barry au domicile de ce dernier, sis à Matam corniche, banlieue de Conakry. Alpha Oumar rapporte les propos du chef de l'Etat à ses amis. Telli s'explique alors sur son refus de faire passer des thèses de médecine. Selon lui accepter de faire passer une thèse de médecine alors qu'on n'a dans ce domaine aucune connaissance, c'est se moquer des jeunes. C'est conspirer contre eux. Il raconte que des ménagères et des généraux président souvent les jurys. Et il ajoute qu'à une cadence de deux mille cadres supérieurs par an, la Guinée dame le pion aux Etats-Unis d'Amérique !Les trois hommes, d'après ce que me rapporta Alpha Oumar Barry, ont alors pris conscience que les propos du chef de l'Etat constituent une menace sérieuse et qu'une prochaine fournée pour Boiro n'est pas à exclure. Mais que faire ? Les filles du Dr Barry et d'Alioune Dramé qui ont suivi la conversation interviennent alors. Kadiatou Barry et Mariam (?) Dramé rappellent la longue liste des victimes du régime et supplient leurs pères d'épargner à leurs familles et à la Guinée un autre deuil. Le docteur et son ami les morigènent. Mais Kadiatou, fille unique d'une famille de sept enfants, revient à la charge. Selon elle, Sékou Touré n'a jamais été aussi clair : — « Dieu vous aime, c'est pourquoi Sékou Touré a révélé ses intentions. Tous trois, vous êtes inséparables, ce qui arrivera à tonton (Telli) entraînera le reste. » Elle reproche à son père et à Dramé d'avoir fait revenir Telli en Guinée, « un pays qui ne connaît pas d'anciens ministres ». Elle ajoute que les rumeurs qui circulent en ville correspondent bien aux menaces que Sékou Touré vient de formuler. « Les gens disent que les Peuls vont payer le rapprochement avec la France. Les Peuls, ce ne sont ni Saïfoulaye Diallo, ni Mouctar Diallo, mais tonton et éventuellement ses amis, donc vous. Il n'est pas impossible qu'on vous arrête. Moi, je préfère que ce soit en passant les frontières que dans vos lits. » Elle les prie de partir.Rappelons que Diallo Telli a été arrêté le 24 juillet 1976. Au début du mois d'août, c'est au tour d'Alioune Dramé. Il est pris dans la cour du Dr Alpha Oumar Barry. Ce dernier, victime d'une crise de nerfs à la suite de

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l'arrestation de son oncle, est transporté à l'hôpital Ignace-Deen. Les hommes de Siaka lui rendent visite quelques jours après et lui proposent une chambre climatisée à l'hôpital Donka. Mais, comme chacun le sait en Guinée, de l'hôpital Donka au camp Boiro il n'y a qu'un pas. Une route à traverser. Peu après, le Dr. Alpha Oumar Barry se retrouve aux côtés de son oncle et de son ami au bâtiment « La Morgue-Afrique du Sud 1 ».Lorsque le Dr Alpha Oumar Barry m'eut raconté ces épisodes, je lui demandai pourquoi tous trois n'avaient pas pris la décision de quitter le pays coûte que coûte. Il me répondit, que d'une part, ce n'était matériellement plus possible, que d'autre part, quant à lui, il éprouvait des sentiments très contradictoires. A la fois il craignait d'être pris avec ses compagnons comme victimes expiatoires aux yeux d'un peuple qui souffrait des erreurs politiques et économiques de ses dirigeants, et il lui était impossible, compte tenu de leur soutien au PDG et de leur travail pour le pays, d'accepter l'idée qu'il leur arriverait malheur. — « Les faits m'ont donné tort, ajouta-t-il ; vois-tu, Amadou, dans un pays démocratique, lorsque sévit une crise économique et que le gouvernement n'est plus en mesure de tenir ses engagements, il est contraint de démissionner. Ici ce n'est pas le cas. Entre Sékou et nous, il aurait dû y avoir une course contre la montre. Je veux dire qu'il fallait le renverser avant qu'il ne tue ceux qu'il a tués, avant qu'il nous tue. Si nous n'avons rien tenté, lui, depuis longtemps, sans que nous le sachions, avait pris les devants. En fait, la course contre la montre, il l'avait engagée. Mais seul. »J'ai eu, avec cet homme bon, quelques conversations édifiantes. Il savait qu'ils étaient perdus, mais une sorte de pudeur empêchait qu'il le dise. C'était un homme au courage tranquille. En 1971, après l'arrestation de l'ingénieur Kaba Noumouké, un des fondateurs du « Hafia » de Guinée 4, il prit en charge matériellement et moralement la famille de ce dernier. C'est Kaba Noumouké qui me l'a dit un jour que j'accomplissais une corvée avec lui et il me demanda impérativement de mettre tout en oeuvre, c'est-à-dire de m'arranger avec un garde, afin qu'il puisse passer devant la cellule du Dr Alpha Oumar Barry, car il voulait le remercier. Il put réaliser ce voeu. J'y pense avec émotion, aujourd'hui que Kaba Noumouké n'est plus parmi nous. Trois mois après sa libération survenue en 1977, il a été hospitalisé à Donka où il s'est éteint. On raconte que c'est le pouvoir qui a hâté sa fin. On lui aurait administré une injection mortelle. Kaba Noumouké était une « grande gueule ». On avait peur qu'il raconte ce qu'il avait vu et entendu au camp Boiro. Cette rumeur persistante précise même que c'est le Dr Nabi Camara, médecin personnel de Sékou Touré, qui a fait office de bourreau.Pour en revenir au Dr Alpha Oumar Barry, après l'arrestation de Telli et jusqu'à sa propre arrestation, il s'est occupé de la famille de l'ancien secrétaire général de l'OUA. Dès nos premiers échanges, j'ai compris qu'il était torturé par la pensée d'avoir servi une dictature. Peu après son arrivée à Boiro, il a tenté de se suicider pour échapper à la contradiction insoutenable d'avoir avoué - même si les aveux lui avaient été extorqués sous la torture - après avoir mené une action politique de premier plan dans le régime. Il se sentait déshonoré.Un jour, pendant la douche, il me dit : — « Sékou Touré prétend que nous avons été entraînés dans des complots par vénalité. Amadou, sache que nous ne considérons l'argent que comme

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un moyen d'acheter une paire de chaussures ou une chemise. C'est tout. Je veux dire par là que nous n'avons pas été des esclaves de l'argent. Nous avons abandonné avec joie l'idée d'une carrière personnelle pour nous lancer dans le combat politique pour l'indépendance de notre pays. J'ai exercé à Dakar en tant que médecin, j'aurais pu continuer. Personne ne peut dire que nous avons trahi notre peuple. Nous avons voulu être des patriotes et des hommes loyaux. Ensuite, il était bien tard et un changement de régime ne pouvait se concevoir sans sacrifier des vies. Il n'est pas faux de dire que nous avons été coupés progressivement du peuple. De l'armée aussi. La Guinée vit à l'heure du complot permanent. Depuis vingt ans qu'il sert, le scénario est au point. Il a fait tomber civils et militaires et ça continue... Veux-tu savoir comment le Président t'enroule dans « la grande politique » ? Alors, écoute. Je n'ai qu'à te retracer mon itinéraire. En tant que médecin, j'ai servi à Télimélé et à Kindia. Dans cette dernière ville on m'a plébiscité et porté au poste de secrétaire fédéral du Parti : c'est là que Sékou Touré est venu me chercher. Il m'a nommé ministre de l'Agriculture. J'ai nourri l'illusion qu'à ce poste je pourrais être efficace, travailler avec une équipe au redressement de la situation agricole. Mais nous, ministres, à l'exception de quelques-uns d'entre nous, nous ne sommes pas plus responsables que toi lorsque tu étais à la SOGUIFAB. Nous n'avons même pas la liberté de choisir notre propre planton. Imagine un peu ce qu'il en est lorsqu'il s'agit de plans de développement. On nous a projetés au sommet et, aux yeux de l'opinion, nous occupons un poste à responsabilité et nous sommes tenus pour responsables devant l'histoire. En contrepartie, pas la moindre parcelle d'un quelconque pouvoir de décision ne nous est accordée. Tu m'as fait confiance et m'as parlé de tes activités de militant politique de l'opposition, c'est la première fois que j'entendais cette sorte de propos, c'est-à-dire l'éventualité ainsi envisagée d'un renversement du régime par la force. Je crois, en effet, que Sékou Touré sera renversé par la force. Mais je ne crois pas en l'efficacité de la seule opposition extérieure basée à Paris ou ailleurs. Parmi les opposants, il y a des hommes d'une grande valeur morale et intellectuelle, capables d'élaborer un programme politique valable, de tracer une direction, mais tout doit se faire sur le terrain. Car, comment veux-tu que nos voisins — je parle des pays voisins — pour faciliter un renversement du régime guinéen, sacrifient leur embryon de développement économique dans un conflit qui les mettrait aux prises avec Sékou Touré et qui risquerait de les entraîner dans une aventure militaire ? Sékou acculé est capable de tout. Pour commencer, il est jaloux, de la jalousie maladive de ceux qui ont réussi partiellement ou complètement dans un quelconque domaine, économique ou politique. Sais-tu ce qu'il est ? Un élève à qui rien ne réussit à l'école. Rien dans aucune des matières enseignées. Alors il n'a qu'un recours : obtenir qu'un conflit le mette aux prises avec les autres élèves et avec les professeurs, créer des mouvements de diversion pour camoufler ses propres carences. »Je lui posai alors une question qui me brûlait les lèvres : — « Alpha Oumar, vous les responsables de ce régime, n'avez-vous pas peur que la jeune génération vous juge demain très sévèrement ? » — « Amadou, la politique est l'entreprise humaine la plus dangereuse que l'homme ait inventée. Lorsqu'on est à l'intérieur du cercle du pouvoir, on a la certitude de faire ce qu'on doit faire. Pour remédier à certains

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agissements il faudrait être hors de Boiro. Il est trop tard. La jeunesse de ce pays nous jugera, et prononcera des sentences par contumace ; elle les prononcera en tenant compte, je l'espère, de l'absence de garde-fous qui caractérisait notre position. Elle saura, je le souhaite, en dresser afin d'éviter de plonger notre pays dans les erreurs du passé. » Je lui demandai alors : — « Vous est-il arrivés de vous considérer comme des otages ou de participer à un dosage politique ou ethnique ? » Le Dr Alpha Oumar me répondit : — « Nos qualités d'intellectuels et d'hommes politiques auraient dû nous permettre de saisir cet aspect des choses. Il n'en a rien été. »— Regrettez-vous quelque chose ? »- En dehors de Telli, aucun de nous ne peut revendiquer une personnalité de rassembleur. Sékou, il faut le dire, n'a permis à personne de s'imposer en tant que personnalité face à l'opinion publique. Il ne faut pas se dérober devant la vérité : je regrette mon rôle dans le retour en Guinée de Telli. S'il avait été correctement informé de la situation, de l'existence quasi-permanente de complots imaginaires, si on avait su lui forcer la main, il serait resté à l'extérieur où il aurait pu œuvrer utilement pour notre pays. »

Notes1. Yaya Keita : directeur général de Navale. 2. Yansané Sékou Yalani, ambassadeur.3. BAG, Bloc Africain de Guinée, mouvement animé avant l'indépendance par Diawandou Barry qui s'est rallié au PDG.4. Célèbre équipe de football.

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5L'assassinatEn ce mois de décembre 1976, Fadama Condé fît désinfecter nos cellules. Le produit utilisé à dose trop élevée était toxique et obligea nos geôliers à nous laisser sortir dans la cour. Bonne occasion pour respirer à pleins poumons ! Les occupants du grand hangar se retrouvèrent donc devant leurs cellules. Fadama Condé, la méfiance toujours en éveil, craignait que nous ne profitions de l'occasion que nous offrait cet assainissement pour nous rassembler autour des trois ministres du « groupe Telli ». Pour parer à cette éventualité, le Dr Alpha Oumar Barry et Alioune Dramé furent envoyés chacun à une extrémité de l'arrière-cour de la prison sous la surveillance d'agents. Quant à Telli, en tricot et caleçon, il était resté devant sa cellule, évitant par son attitude de provoquer tout incident. Malgré cela, d'une manière spontanée, nous nous sommes tous retrouvés autour de l'ancien secrétaire général de l'OUA. Paniqué, Fadama nous fit disperser et nous ordonna de rejoindre nos cellules. Cet intermède ne se renouvela pas.Il n'était pas facile d'obtenir, des anciens responsables politiques guinéens, des propos directs, même lorsque les hasards réels ou provoqués auraient pu le leur permettre. En général, ils répugnaient à parler. Ce ne fut pas le cas d'Alassane Diop, ancien ministre des Postes et Télécommunications, arrêté en 1971, et qui, pendant les presque dix ans passés en prison, s'est comporté d'une manière digne et ouverte. Il savait inspirer confiance et accordait la sienne sans réticence. Il a toujours essayé, dans la mesure où il le pouvait, d'apporter aux jeunes un soutien moral. C'est sur ses conseils que plus tard j'ai accepté le titre dérisoire de « chef adjoint » de la porcherie, aux côtés de Sékou Camara dit Philo, ancien ambassadeur de la Guinée en Algérie. Étant prisonnier, je ne voulais pas travailler. Alassane sut me convaincre de faire preuve de sagesse et d'accepter. J'ai fait ce qu'il me disait parce que je respectais cet homme dont l'amour pour la Guinée et ses habitants est resté sans faille.Je rappelle ici qu'à sa libération en 1979 il a été jeté dans un avion en partance pour le Sénégal dont il est originaire. Il a tout laissé en Guinée : sa maison, sa plantation, sa sueur, son passé. Il n'a emporté de la terre guinéenne que le vêtement blanc dont il était affublé et que le patron de la Guinée lui avait offert pour la circonstance. J'ai eu l'occasion d'échanger des propos avec Alassane au cours de corvées dites ordinaires. Il m'a parlé de lui, de ses relations avec Sékou Touré. En 1967, Diop a voulu s'opposer à la mise en route de la « Révolution Culturelle Socialiste » qui s'est épanoui en 1968. Cette Révolution n'a eu en effet pour résultat que de renforcer le culte de la personnalité, de politiser l'armée avec la création des CUM (Comités d'Unités Militaires), en fait de permettre la mainmise du chef' de l'Etat, secrétaire général du Parti, sur toutes les institutions de la République et de réduire la mince marge de liberté dont certains ministères bénéficiaient encore. Son opposition, Alassane Diop l'a exprimée publiquement devant les instances du Parti, sous forme de remarques au cours d'une conférence du Bureau Politique National. Séance tenante, il s'est vu retirer son portefeuille de ministre des Postes et Télécommunications.— « J'ai été très déçu, m'a confié Diop. Non pas tant parce que je n'étais plus ministre — cela s'inscrivait dans la logique du système — mais à

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cause des conseils qu'ont cru devoir me prodiguer certains de mes collègues ministres qui se sont proposés de m'accompagner immédiatement à la Présidence pour demander pardon à Sékou Touré que, selon eux, j'avais offensé, et de plaider en ma faveur afin que je retrouve mon poste de ministre. Même si pour des raisons philosophiques et politiques je me suis senti guinéen, à part entière, je ne me suis jamais fait d'illusions : dans l'esprit de beaucoup je restais un étranger. Dans ces conditions, songer à entreprendre quoi que ce soit contre le régime aurait été suicidaire et ridicule. Personne ne m'aurait suivi. Pourtant, lorsqu'en 1969 Keita Fodéba et Diawadou Barry ont été arrêtés, j'ai abordé le problème avec Sékou Touré. Je crois avoir été le seul ministre à le faire. Je lui ai demandé d'épargner la vie de ces hommes. Il m'a rassuré. C'est seulement après mon arrestation que j'ai compris que Sékou m'avait menti. J'ai appris ici que ces deux infortunés avaient été assassinés atrocement. »Trente jours après sa dernière lettre datée du 12 janvier 1977 et adressée à Telli, Sékou Touré prend la décision qui leur sera fatale. Samedi 12 février 1977, aux environs de quinze heures, heure locale, l'adjudant-chef Mamadou Fofana, messager du Comité Révolutionnaire, ordonne l'arrêt de toute circulation dans l'enceinte de la prison et la fermeture de toutes les cellules. Il rassemble les hommes de garde et leur fait lecture d'un document émanant des instances supérieures :« Les détenus dont les noms suivent sont mis à la diète noire, c'est-à-dire qu'ils sont privés totalement de nourriture et d'eau jusqu'à nouvel ordre. Ce sont:

Diallo Telli , ex-ministre de la Justice Barry Alpha Oumar , ex-ministre du Domaine du Commerce et des

Echanges Kouyate Lamine , ex-capitaine et ex-commandant de la première

zone militaire de Kindia Diallo Alassane , ex-lieutenant en service au Camp Almamy Samori

Touré de Conakry Sy Savane Souleymane , ex-inspecteur des affaires administratives et

financières a la Présidence Prêt pour la RévolutionLe Haut Commandement. »

Il faut savoir qu'en Guinée les libérations comme les assassinats politiques sont décidés par Sékou Touré et organisés par son neveu Siaka Touré. Il est donc impossible d'imaginer un seul instant qu'une telle décision ait pu être prise à l'insu du maître de la Guinée et du petit maître de Boiro.Mamadou Fofana ordonne au chef de poste de fouiller systématiquement les cellules des cinq prisonniers nommés. S'apercevant que ses hommes se montrent réticents, i! tente de les mobiliser en leur tenant un petit discours émaillé de slogans révolutionnaires ; il conclut en demandant à tous les agents de se tenir aux côtés du chef de poste pour exécuter la mission du Comité Révolutionnaire. Lui-même reste dans le bureau du chef de poste pendant le déroulement de l'opération. Les cellules sont vidées de leur maigre contenu. Les occupants ne doivent garder que le pot de cellule, leur tenue de détenu et une couverture. Tous les objets, dont les lunettes de Diallo Telli, sont rassemblées et enfouies dans un grand sac. Le tout se passe en trente minutes. La réouverture des

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cellules et le rétablissement d'une relative liberté de circulation d'un certain nombre de détenus permettent de constater que cinq portes du bâtiment hangar baptisé « La Morgue-Afrique du Sud » portent la lettre D (diète) et la date du 12-2-77. Sur la porte de la cellule de Diallo Telli a été ajouté : « jusqu'à nouvel ordre ».

Liste des condamnés à mort de février 1977 Liste du 12 février 1977 N° de cellule Occupant Date d'arrestation 49 Dr Alpha Oumar Barry, Ministre Août 1976

53 Sy Savané Souleymane, Inspecteur d'Etat Juillet 1976

54 Boubacar Telli Diallo, Ministre Juillet 1976

60 Lamine Kouyaté, Commandant de la 1re zone militaire de Kindia

Juillet 1976

62 Alassane Diallo, Lieutenant, ministère de la Défense Camp Samory

Juillet 1976

Liste du 14 février 1977 N° de cellule Occupant Date d'arrestation 49 Dr Alpha Oumar Barry, Ministre Août 1976

58 Alioune Dramé, Ministre Juillet 1976

54 Boubacar Telli Diallo, Ministre Juillet 1976

60 Lamine Kouyaté, Commandant de la 1re zone militaire de Kindia

Juillet 1976

62 Alassane Diallo, Lieutenant, ministère de la Défense Camp Samory

Juillet 1976

Quarante-huit heures plus tard, l'adjudant-chef Fadama Condé reçoit de l'adjudant-chef Bembeya, membre du Comité Révolutionnaire, une nouvelle note modifiant la première liste.Sy Savane est remplacé par Alioune Drame.Cinq jours après le début de la diète noire, l'adjudant-chef Fadama Condé transféra Diallo Telli de la cellule 54 à la 52. Cette décision, il la prit parce que le bas de la porte de la cellule 54, rongé par la rouille, laissait passer trop d'air et de que ce fait l'agonie de Telli pouvait en être prolongée.

Les condamnés à mort de février-mars 1977 N° de cellule

Date de la mise en diète

Nom du détenu Fonction Date

d'arrestation Date et heure du décès

Noms d'Agents de l'enterrement

49 12/2/1977 15h Dr Alpha Oumar Barry

Ministre Août 1976 26/2/1977 14h 30 min

Fadama Condé Ibrahima Camara

60 12/2/1977 15h Lamine Kouyaté

Commandant de la 1re zone militaire de Kindia

Juillet 1976 28/2/1977 9h 30 min

 

62 12/2/1977 15h Alassane Diallo

Officier ministère de la Défense

Juillet 1976 28/2/1977 9h 30 min

 

52 12/2/1977 15hBoubacar Telli Diallo Ministre

24 Juillet 1976 (nuit)

1/3/1977 9h 45 min

Moustapha Kalo KhadafiFagba Traoré

58 12/2/1977 15h Alioune Dramé Ministre Août 1976 1/3/1977 10h 30 min

 

La seule inquiétude que l'adjudant retirait de la nouvelle disposition résidait dans le fait que la nouvelle cellule de Telli n'était séparée de la

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mienne que par un simple mur et il craignait que nous communiquions trop aisément. Pour parer à cette éventualité, il fit en sorte que mon compagnon de cellule Fofana Boubacar soit plus souvent présent et exerce une surveillance accrue. Je prends alors Boubacar par les sentiments. Je lui dis que sa position de force à l'intérieur de notre bloc est un don de Dieu. Et que chaque fois que Dieu délègue une parcelle de son vaste pouvoir à un individu, cela signifie que cet individu a obligation d'assistance et de protection vis-à-vis des faibles. Je lui rappelle qu'il a été le seul à avoir le privilège de masser Telli, que c'est un honneur pour lui, mais que cela signifie aussi qu'il mérite la confiance des autorités pénitentiaires en accomplissant certaines missions. Par exemple, en rapportant les propos et les agissements des détenus. Je lui dis aussi que depuis longtemps je suis au courant de la liaison qu'il a pu établir avec sa famille grâce à la complaisance des petits chefs à qui il rend service et que j'aurais pu, à mon tour, le dénoncer à un échelon plus élevé, mais qu'entre les intérêts du pouvoir et ceux des prisonniers j'ai choisi ceux de mes compagnons de misère. Je comprends que j'ai atteint mon objectif lorsque je vois couler ses larmes.Il m'a laissé libre de m'entretenir avec Telli tant que ce dernier eut la force de parler. J'obtins même de lui que nous retirions de notre vaisselle tout objet métallique qui nous aurait rendus bruyants afin d'épargner à notre voisin condamné à une mort atroce tout rappel de la vie.De cette tragédie des derniers moments, je retiens deux choses qui m'ont fortement impressionné. Tout d'abord, l'attitude de l'ancien secrétaire général face à la mort. Il m'a chargé de transmettre un message à tous ses compagnons : qu'ils s'aident de leur foi en Dieu pour mériter la mort qu'Il leur impose par le truchement de Sékou Touré. Qu'ils oublient l'existence de ce dernier pour se tourner entièrement vers Dieu. Qu'ils consacrent leurs derniers instants à la prière.

Telli me demanda de lui communiquer la date et l'heure de la mort d'Alpha Oumar. Car, selon lui, ce dernier de faible constitution, épuisé par son hospitalisation et surtout par sa tentative de suicide, serait la première victime. C'est une des rares missions confiées à moi par Telli que j'ai refusé d'accomplir. Je n'ai pas eu le courage lorsque le moment fut venu de lui annoncer la terrible nouvelle. Ainsi jusqu'au lundi matin 28 février, date à laquelle il perdit la voix, chaque fois que le secrétaire général de l'OUA me demandait des nouvelles de son ami, je lui ai répondu qu'Alpha Oumar était vivant. L'autre chose qui m'a frappé, c'est l'endurance de Telli par rapport aux militaires. Le décès des deux officiers intervint en effet vingt-quatre heures avant celui de Telli. Cela est partiellement dû à la dépense d'énergie qu'ils firent pour tenter de sortir de leurs cellules. Ils s'acharnèrent tant sur leurs portes que l'adjudant-chef Fadama Condé en fit renforcer la fermeture au moyen de cadenas et de fil de fer.Au mois de février en Guinée, c'est la saison sèche avec des températures de 45° à l'ombre. Au camp Boiro, dans les cellules calfeutrées des condamnés à mort, on peut évaluer entre 45° et 50° la température ambiante.Le secrétaire général de l'OUA, se préoccupant davantage de l'état physique de son compagnon que du sien, m'avait supplié d'essayer d'obtenir des gardes qu'ils arrosent le couloir devant la cellule du Dr Alpha

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Oumar Barry. Il me fut impossible d'accéder à ce vœu, les gardes endoctrinés par leurs chefs m'ayant opposé un refus catégorique. Alpha Oumar était un fumeur, je l'ai dit ; la cigarette lui était un réconfort en « temps normal », aussi pendant ' la diète l'envie de fumer a dû devenir pour lui une véritable torture. Je l'ai entendu, chaque fois que les gardes ouvraient la porte de la cellule afin de constater son état, demander une cigarette. Demande à chaque fois rejetée. Au fil des jours, la voix d'Alpha Oumar sombrait jusqu'à ne devenir qu'un faible murmure. Peu avant le 26, date de son décès, il perdit la voix et c'est d'un geste de la main qu'il réclamait la cigarette tant souhaitée. Une sorte de geste machinal et faible. Debout sur le seuil de ma cellule à chaque visite des gardes, j'essayais de ne rien perdre de ce qui se passait. Le 26, je sus que le Dr Alpha Oumar Barry était mort lorsque je n'aperçus pas, comme le jour précédent, son bras esquisser le geste de requête. J'écoutai de toutes mes forces. J'entendis le chef de poste réclamer la venue du major. Celui-ci vint. On referma la porte de la cellule derrière lui. Quelques instants après tous ressortirent. Tout s'était déroulé dans un grand silence. Un peu plus tard, des agents sont venus chercher le cadavre.On dit que privé de nourriture et de boisson un homme perd peu à peu la faculté de voir et d'entendre. Je pense que Telli ne perçut pas le 26 février 1977 que son compagnon l'avait quitté. Lui-même était sans doute dans un état semi-comateux. J'entendais sa respiration, surtout pendant la nuit lorsque le calme s'abattait sur « La Morgue-Afrique du Sud ». Elle était haletante.A partir du 28 au matin, je perçus distinctement un bruit que je ne parvins pas à identifier tout de suite. C'était un bruit régulier, organique. Un bruit de déglutition. Il dura toute la journée et les jours suivants. C'était insupportable. Je m'arrangeai pour passer plusieurs heures à l'infirmerie. A chaque retour, je constatais que le bruit était moins régulier, plus faible. Le 1er mars, à 8 h 30 du matin, le bruit avait cessé. Une demi-heure après, Fadama Condé et ses agents firent leur apparition. Depuis que les cinq hommes avaient été mis à la diète noire, la garde était renforcée et les contrôles plus fréquents. Il devait donc être 9 h lorsque le chef de poste se fit ouvrir la cellule du secrétaire général de l'OUA. Un silence. Puis j'entendis Fofana demander, sans doute à l'un des gardes, de retourner le corps. Il insista : « As-tu peur d'un cadavre ? » Un silence. Il envoya quelqu'un chercher le major. La suite se déroula comme pour le Dr Alpha Oumar Barry. Comme pour les deux officiers décédés le 28, selon les informations que l'on me donna.J'appris plus tard que, comme de coutume à Boiro, les corps, après une toilette sommaire, avaient été enveloppés dans trois mètres de percale et qu'une ambulance militaire conduite par un certain El Hadj Ndiaye et escortée de plusieurs militaires était venue les chercher pour les emmener à Kaporo, banlieue de Conakry, où se trouve un cimetière militaire disposant de fosses. creusées d'avance. Les cinq hommes y furent successivement ensevelis. Nulle cérémonie religieuse, nul rituel ne les accompagna dans leur dernière demeure.A Boiro même, les détenus se sont recueillis. Seuls ou par petits groupes, au hasard des corvées, ils prononcèrent les paroles du Livre. De mon côté, je ne manquai pas d'informer l'infirmier Kandia, prisonnier comme nous

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mais enrôlé à l'infirmerie, du décès des compagnons. Le docteur Alpha Oumar Barry lui était un proche parent.L'adjudant-chef Fadama Condé avait entassé les effets et les objets personnels des cinq hommes dans un grand sac de toile. Quelque temps; après leur mort, voulant récupérer le sac pour réparer des matelas, il fit un tri. Il s'empara de ce qui pouvait être utilisé : les lunettes de Telli, les vêtements, les chaussures, les draps, une couverture du Dr Alpha Oumar Barry, l'argent de poche des suppliciés, puis il livra aux flammes tout ce qui lui parut inutilisable : les versets du Coran écrits de la main de Telli, son modeste chapelet. A ma connaissance, il ne reste rien des objets dont disposa Diallo Telli.Au fur et à mesure que j'avais reçu quelque chose de Telli ou du Dr Alpha Oumar Barry, je l'avais recopié intégralement. J'avais gardé l'original dans mon pot de cellule et conservé la copie dans les tomes de la doctrine du Parti afin de l'étudier chaque fois que c'était possible. J'avais choisi le pot de cellule parce que j'avais remarqué que cet objet passait au travers des fouilles, y compris les plus systématiques. Ayant informé un aîné de l'existence de ces documents, l'ayant convaincu de leur importance, j'avais obtenu de lui la garantie qu'il les ferait placer en lieu sûr. En attendant j'avais pris le risque d'organiser la sortie des copies par petit nombre. Ignorants du contenu, moyennant finances, certains agents acheminaient mes petits colis, un à un, en ville. Diallo Telli et ses compagnons enterrés, cet aîné revint sur sa promesse et m'annonça que des détenus, des notables, à qui il s'était confié, lui avaient déconseillé catégoriquement de s'engager à faire sortir et à mettre en lieu sûr l'héritage spirituel de Telli. Par ailleurs, mon camarade de cellule rompit notre « contrat » en révélant à l'adjudant-chef Fadama Condé que je détenais certains écrits émanant de l'ancien secrétaire général de l'OUA. Un agent m'avertit du danger que je courais. Profitant d'un laps de temps résultant d'une convocation de l'adjudant-chef par la direction, je détruisis les originaux et préparai ma défense. En fait, je pris les devants : j'adressai à Siaka Touré une lettre dans laquelle j'accusai les petits adjudants d'être de connivence avec mon compagnon de cellule, et moyennant de menus services de permettre à ce dernier de correspondre avec l'extérieur. Je fis appel au sens de la justice de Siaka Touré. Bref, j'écrivis une lettre de dénonciation ! Fadama, inquiet par ma contre-attaque, nous convoqua pour trouver une solution. En fait, il obtint que je sois mis dans une cellule fermée. Cette conclusion qui, à une autre époque, m'aurait paru difficile à admettre, me donna presque satisfaction. J'avais besoin en effet de me trouver seul pour mettre de l'ordre dans mes idées. C'est ainsi que j'ai occupé successivement les cellules 72, 52, 53, 67, 37, 18, 9 et 4.Vers la fin de l'année 1979, j'ai obtenu de Fadama d'être transféré dans la cellule 9 et d'avoir la porte ouverte. Le jeu, selon moi, valait la chandelle car cet isolement m'a sans doute protégé. Peu de temps après l'assassinat de Telli, un de mes amis chers a subi le même traitement que Telli et ses compagnons. Il s'agit du commandant Sylla, chef d'Etat-Major de l'Armée de l'Air. Sylla aurait tenu des propos subversifs sur le régime et se serait promis devant témoins d'encourager, à sa sortie, tout écrit contre Sékou Touré. Selon certains notables emprisonnés à Boiro à la même époque, Sylla aurait été dénoncé par deux hommes : Barry Kandia et l'Imam de Boiro, Thierno Mamadou Saliou Diallo.

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La délation encouragée sur toute J'étendue du territoire guinéen s'exerce aussi dans les camps de la mort, prenant le dessus sur tout sentiment de solidarité.Je dois pourtant à la vérité de dire que, pendant ces dures années, le courage de certains hommes, les risques qu'ils ont accepté de prendre ont sauvé beaucoup d'entre nous du désespoir. Ainsi cet homme, dont je tairai le nom, un Guinéen de la savane, qui a tenté de faire sortir de Boiro un objet volumineux dont Telli avait disposé peu avant sa mort. Cet objet, il avait conscience qu'il devait se trouver un jour dans un musée, un sanctuaire à la mémoire des meilleurs fils de ce pays livré à la barbarie d'une dictature. Je ne sais s'il a pu y parvenir. Bien après la tempête qui secoua la prison, après l'assassinat de Diallo Telli, des hommes de peu de foi qui avaient découragé la sortie de l'héritage me demandèrent de leur montrer ce qui restait des documents qu'avait laissé le secrétaire général de l'OUA. A tous, je répondis que je n'avais rien reçu de Telli.Gracié par Sékou Touré, le 22 novembre 1980, j'ai récupéré toutes les notes que j'avais pu faire sortir afin de les réunir en une sorte de répertoire qui m'a servi de document de travail dès mon arrivée à Abidjan en Côte d'Ivoire, très exactement deux mois après ma sortie du camp Boiro.

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6Le message de Diallo TelliDiallo Telli m'a donné mission de faire connaître ce qu'ont été ses dernières réflexions sur la situation de la Guinée, sur la dictature qu'y exerce Sékou Touré, sur son action à lui, Diallo Telli, sur ses derniers instants. Je me suis engagé à le faire malgré la terreur qu'une telle responsabilité m'inspirait. Qu'on sache donc que c'est l'esprit plus que la lettre qui est important, car ces réflexions que je vais livrer au public, je les ai reconstituées en me fiant à ma mémoire et en utilisant les notes prises fébrilement à Boiro quasiment sous la dictée de Telli et de la manière que j'ai indiquée. J'explique plus loin en même temps que ma fuite de Guinée l'histoire de ces notes, et du présent travail. Mon bagage intellectuel est correct mais modeste et ne saurait souffrir la comparaison avec celui de feu Diallo Telli ; aussi je demande qu'on veuille tenir compte de ma maladresse dans la formulation des pensées qui préoccupèrent les derniers instants de cet homme auquel je voue un respect sans limite.Que le lecteur sache aussi que Diallo Telli s'est montré à son propre égard plus sévère qu'il est juste. Les conditions de détention, le désespoir auquel on voulut l'acculer mais auquel il résista, les reproches qu'il s'adressait de n'avoir rien tenté contre la machine à broyer les hommes qu'est le régime guinéen, tout cela doit expliquer la brutalité du réquisitoire qu'il prononce contre lui-même. Je ne me reconnais ni la capacité ni le droit de prendre le rôle de son avocat. Mais je ne voudrais pas que tant de lucidité, tant de courage, soient détournés de leur sens. Au moment de livrer l'héritage spirituel de l'ancien secrétaire général de l'OUA aux yeux de tous, je suis saisi d'inquiétude, d'une ultime hésitation... Mais l'exigence du mort qui a offert son martyre à Dieu et à la Guinée est là qui me presse. Alors, en toute humilité vraiment...

Déclaration authentique de Diallo Telli« Après dix-neuf jours de tortures et de privation de nourriture et d'eau,

le Président Ahmed Sékou Touré a obtenu de moi, pour les besoins de sa radio et de sa presse, ma signature et l'enregistrement d'une certaine déclaration. Dans cette déclaration où il est question de trahison, je plaide coupable. Aujourd'hui mon tour est venu d'être trahi par le chef du PDG. En laissant à la sagesse de l'opinion publique le soin de porter un jugement de valeur sur la déclaration enregistrée pour les besoins de la cause, je lui demande d'examiner mon passé politique avec circonspection. Si j'ai trahi, c'est la Guinée, c'est l'Afrique que j'ai trahie. C'est l'espoir que des gens ont mis en moi qui ai eu la chance d'occuper de hautes fonctions. Car, de Dakar à Addis-Abeba en passant par New York, je n'ai été que le grand commis de la colonisation puis le défenseur et l'exécutant docile de la politique du Président Ahmed Sékou Touré. Dans les deux cas, mon action ne se résuma-t-elle pas à une collaboration à des systèmes qui frustrent les populations africaines de leur dignité et du fruit de leur labeur ?Je suis resté un peu moins d'une décennie à la tête de l'Organisation de l'Unité Africaine. Parmi les chefs d'État et de gouvernement, certains d'entre eux, des plus éminents et respectables, qui avaient soutenu ma candidature, ont fini par découvrir en moi une incapacité politique dans l'exécution du programme de la vaste organisation. A leurs yeux j'étais

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devenu le pion de Sékou Touré. Certaines de mes positions qu'ils jugeaient partisanes étaient plus le reflet des positions d'Ahmed Sékou Touré, de sa propagande, que d'une volonté de servir les intérêts supérieurs de l'Afrique. Ce qu'aurait dû être en fait ma mission. Cette incapacité politique ou plus justement cet alignement inconditionnel sur l'idéologie du grand maître de Conakry a vu son couronnement au sommet de l'Organisation panafricaine à Rabat en 1972. Mes détracteurs à la tête desquels se trouvaient Ahmed Sékou Touré m'ont forcé à plier bagages. Jusqu'au dernier moment, je me suis interrogé pour savoir comment sauver la face devant la défaite morale et politique que m'infligeait mon propre Président. Défaite qu'il avait organisée. Pour m'en sortir honorablement, j'aurais dû démissionner avant le sommet ou juste après la lecture de mon rapport d'activités. Après il était trop tard.Cette défaite politique m'a placé devant une alternative : ou m'engager dans les rangs de mes compatriotes exilés, ou rejoindre mon pays et parachever ma trahison de la Guinée et de l'Afrique. Très honnêtement je dois dire que mon silence, devant la transformation de mon pays en une geôle d'une part et l'anarchie politique qui déchire mes compatriotes exilés d'autre part, me fermait la porte de l'exil. D'ailleurs, compte tenu de mon engagement à l'égard du régime guinéen, il était exclu que je jouisse d'une quelconque estime ou d'un quelconque respect de la part de mes compatriotes de l'exil quelque peu représentatifs. Sur les conseils d'amis intimes restés en Guinée, et pour être conséquent avec moi-même, j'ai opté pour le retour au pays. Et je suis rentré pieds et poings liés. Lorsqu'on a fini d'extraire le jus d'un citron, on se débarrasse de l'écorce. Je ne suis pas moins responsable que mes prédécesseurs au Camp Boiro qui ont payé de leur vie la faillite économique du régime. Car toute la vérité est là,: incapable de sortir la Guinée de la misère politique, économique, sociale, morale engendrée par le régime, sorte de cercle vicieux créé par lui et dont, il ne peut sortir, Sékou Touré se saisit périodiquement d'une fournée de ministres et d'officiers et les présente au peuple comme étant le frein au bonheur tant attendu. Aujourd'hui nous sommes en plein délire anti-Peul. Mais je crois que malgré toutes les campagnes de haine inspirées par le Président Ahmed Sékou Touré et animées par des hommes comme Saïfoulaye Diallo 1, ou Diallo Mouctar 2 ou d'autres encore, les populations Soussous sauront éviter la violence à l'égard de leurs frères Peuls, que ces deux populations avec les autres qui constituent la République de Guinée sauront découvrir leur identité et leur complémentarité, ciment de l'unité nationale. Ce jour viendra. Et je souhaite qu'Ahmed Sékou Touré et les autres vivent afinque leur soit infligée une grande leçon. Déjà de nombreuses pages ont été tournées, l'esprit de 1977 n'est plus celui de 1957 ; aujourd'hui il n'est pas aussi facile qu'hier de dresser les uns contre les autres des peuples faits pour s'entendre. J'arrête ici ce qui n'est qu'une introduction à quelques réflexions que je me suis faites et que je voudrais soumettre à l'opinion de mes compatriotes et des Africains. Elles concernent l'avenir. Car il ne faut plus que regarder vers l'avenir et le préparer.

Le parti uniqueLe parti unique qui est à la mode dans la quasi-totalité de l'Afrique ne doit plus être la solution politique de nos pays après presque deux décennies d'indépendance. Si parfois une force politique est parvenue à canaliser

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d'amples énergies humaines en vue d'atteindre de grands objectifs nationaux, la plupart du temps ses échecs économiques l'ont transformée en véritable guillotine. Pour se maintenir au pouvoir, le parti unique n'hésite pas à sacrifier partiellement ou entièrement le développement économique et le bien-être social qui peut en résulter au profit d'armées dont l'équipement et les effectifs humains absorbent la plus grande partie du budget national. Dans les pays africains, la situation est dramatique car le développement économique est embryonnaire. Les relations internationales et tout particulièrement inter-africaines sont dominées par la présence massive de dirigeants qui sont parvenus au pouvoir par la force ou qui s'y maintiennent- par la force et qui de ce fait ne sont pas représentatifs. Il en *résulte un pacte du silence qui régit les rapports entre gouvernements. Ce pacte, il faut le dénoncer.Il faut dénoncer le sacro-saint principe de non-ingérence dans les affaires des Etats. Des gouvernements authentiques, c'est-à-dire démocratiquement élus, et la communauté internationale sont de connivence avec ces États et entretiennent par le biais de la lutte entre les deux blocs idéologiques des dictatures de droite ou de gauche. Je voudrais m'appliquer à démontrer que cette complicité internationale est préjudiciable aux peuples et aux hommes. Que l'on utilise le jargon « émulation socialiste » dans une économie dirigée ou « profit » dans une économie de marché, il n'en demeure pas moins vrai que les secteurs économiques non rentables sont restructurés ou supprimés par l'Etat bâilleur de fonds ou par les actionnaires. Il faut donc penser que dans les deux cas, l'Etat ou les actionnaires ont le droit de regard sur la gestion. Le résultat économique ou financier de toute entreprise humaine doit être la liberté, le bien-être social, la démocratie, la paix, la stabilité politique.Dans les deux blocs, des gouvernements prélèvent des sommes folles sur le fruit des travailleurs pour entretenir des gouvernements dictatoriaux à leur dévotion, sous forme d'aide au développement. Si je tiens pour acquis que la véritable souveraineté d'un État passe par la complémentarité avec le reste du monde, force est de reconnaître que l'apport des dictatures au monde qui les entoure est loin de répondre au volume des aides qu'elles reçoivent pour se maintenir contre la volonté de leurs peuples. Elles n'ont jamais hésité à diriger tout le poids de leurs armées contre des peuples souvent très éloignés du lieu où elles sont implantées. La communauté internationale refuse d'assainir ses organes de décision et s'enlise dans des formules juridiques afin de ne pas condamner explicitement telle ou telle action de gouvernements tyrans. Parallèlement des hommes et des peuples se battent seuls et meurent seuls. On assiste à une double conspiration des gouvernements bâilleurs de fonds : contre les travailleurs de leurs pays qu'ils privent du profit de leur travail au bénéfice de dictatures impitoyables, contre les populations au nom desquelles des moyens financiers sont réunis mais qui en fait sont réprimées quand ce n'est pas massacrées, « grâce » précisément à ces moyens financiers accaparés au passage par les tyrans. A mon avis, les gouvernements démocratiques des pays riches et la communauté internationale devraient réviser leur politique d'aide et prendre la décision de ne l'accorder qu'à des gouvernements qui permettent - ne serait-ce que d'une manière embryonnaire - une vie démocratique, l'exercice de la liberté, des libertés pour les populations qu'ils sont censés représenter. Car, là où la liberté et la démocratie sont absentes, ce n'est pas seulement l'absence de liberté

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et de démocratie qui caractérise la situation, mais ce sont évidemment l'anti-liberté et l'anti-démocratie qui ont pris le pouvoir. Seuls des gouvernements animés d'une grande volonté politique pour l'avènement du socialisme dans la liberté travailleront à l'élaboration d'un code de conduite internationale dont l'observance fera tomber en désuétude cette complicité qui ne profite qu'au capitalisme et au communisme. Malgré le nombre limité, au sein de la communauté internationale, d'authentiques gouvernements socialistes, des expériences nées ici et là se ramifieront et parviendront à créer une solidarité répondant aux aspirations des peuples soumis jusqu'à ce jour au grand capital et à la dictature communiste.Les maigres résultats politiques, économiques et sociaux enregistrés par les organisations interafricaines et internationales attestent que la grande majorité des gouvernements ont jusqu'ici fourni des statistiques économiques et sociales fausses. La situation au Moyen-Orient, en Afrique du Sud, en Namibie, la persistance du régime de l'apartheid, la situation au Sahara, au Tchad... prouvent que la Communauté Internationale qui a charge de veiller à notre sécurité et à la paix n'a ni le pouvoir, ni les moyens des dignes objectifs qu'elle s'est fixés.Lorsqu'on pense que les clés des grands problèmes mondiaux sont entre les mains de quelques gouvernements égoïstes, le nouvel ordre économique mondial, finalité de la conférence nord-sud, me paraît utopique. Le Tiers monde, et l'Afrique tout particulièrement, aborderont ce dialogue avec deux handicaps : le manque de courage politique de la majorité des dirigeants africains les a privés d'une quelconque autorité politique. Ils ne représentent rien ou pas grand-chose. Le second handicap découle du premier. Ces dirigeants sont incapables de faire participer leurs peuples à une grande production agricole et industrielle. Or, l'ordre mondial actuel repose sur le pouvoir économique. Pouvoir dont les pays africains sont exclus.A cette description, il faut ajouter le problème des réfugiés. L'Afrique détient le nombre record des réfugiés dans le monde. Cela est à lier avec l'existence des dictatures dont j'ai parlé. Devant cette situation, la communauté internationale, les gouvernements se réfugient derrière le rideau du pacte du silence qu'est la non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Pendant ce temps de bonnes volontés collectent des fonds pour nourrir ce produit de la faillite de l'entreprise humaine. Personne n'ose en les dénonçant s'attaquer et guérir ce mal du siècle : les dictatures.

Les problèmes de sécuritéLe développement économique qui devrait être le souci majeur des dirigeants africains consciencieux est directement lié au problème de la sécurité en Afrique. Or, je suis obligé de faire remarquer que la plupart de nos dirigeants ont perdu toute assise populaire et ont abandonné l'objectif économique au profit de l'entretien d'une armée régulière pléthorique et suréquipée, épaulée par une milice et une police musclées. Le divorce entre les dirigeants et les masses populaires résulte du comportement des nouveaux pouvoirs nés de l'indépendance. Il a pour corollaire la course aux armements, ce cercle vicieux créé par l'Est et l'Ouest dans lequel sont entrés de plain-pied les Etats africains.Si je prends le cas de la Guinée, je constate que malgré les atouts exceptionnels dont la nature l'a dotée, l'incompétence de l'équipe

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dirigeante a conduit le pays au bord du chaos économique. Du même coup, l'unité nationale s'est trouvée brisée. La classe politique au pouvoir a mis sur pied une armée, a fait l'acquisition d'armes sophistiquées et de « Migs », cela sur les ruines du pays et sur le dos des citoyens dont presque la moitié a pris la route de l'exil. Deux millions sur les cinq millions et demi de Guinéens. Cette dimension militaire de la Guinée, appuyée sur une politique d'Etat satellite de Moscou, ne peut que compromettre la paix dans la région et les projets de développement économique. C'est pourquoi je dois attirer l'attention sur le danger que représente le Président Ahmed Sékou Touré pour le progrès de notre continent.

L'informationTelle qu'elle est conçue par la majorité de nos Etats, l'information n'est que le reflet d'une idéologie savamment émise par nos dirigeants. Les ministères de l'Information, les maisons de la radiodiffusion ou de la télévision se présentent comme des maisons fermées, mystérieuses, d'où émanent discours, slogans, mots d'ordre qui dirigent nos peuples. Cette conception de l'information et du pouvoir conduira immanquablement de jeunes caporaux sans formation ni expérience à la tête de nos états. J'ai l'impression que l'avenir de nos institutions se joue dans ces maisons fermées. Impression que les faits confirment : ces maisons fermées ont toujours été la cible première des révolutions de palais dirigées contre de fragiles régimes politiques. Si notre pouvoir économique, obtenu à partir de la transformation par nous-mêmes de nos matières premières, nous permet un jour de participer vraiment à la naissance d'un nouvel ordre économique international, notre présence aux réseaux mondiaux de l'information est au prix de la volonté politique de nos dirigeants qui doivent complètement réviser leurs conceptions obscurantistes. Le monde moderne étant assis sur l'information, il serait dommage pour la conscience universelle que ce pouvoir qu'est l'information soit en Afrique dirigé par les idéologies.

Le législateur africainRappelant le rôle politique, économique et social dévolu au député dans l'élaboration et l'adoption des lois qui régissent la société et engagent l'Etat vis-à-vis de l'extérieur, je veux dire que le temps est venu de faire jouer pleinement à nos assemblées leur rôle de contrôle sur le travail de l'exécutif. Ce contrôle démocratique présente des avantages :- il permet aux députés régulièrement élus d'éclairer les masses par des informations de première main sur les possibilités du gouvernement et les priorités qu'il a choisies dans l'exécution du programme qu'il doit mener à bien ;- il permet aussi d'éviter la confiscation de la souveraineté nationale par une équipe dirigeante inconsciente. Et ici il faut revenir sur les dépenses militaires et de prestige qui devraient être proportionnées aux maigres revenus dont disposent nos Etats. A ce sujet, je me souviens qu'Alassane Diop a perdu en 1969 son portefeuille de ministre des Postes et Télécommunications pour avoir suggéré au Président Ahmed Sékou Touré de limiter notre armée à un millier d'hommes. Aujourd'hui, en dehors du Nigeria, ce géant de l'Afrique, nos Migs et notre armée sont les plus nombreux et coûteux de l'Afrique de l'Ouest.

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Nous sommes à une époque où l'homme ne se nourrit pas que de pain. L'exercice de la démocratie peut non seulement garantir les libertés individuelles mais aussi libérer un potentiel de culture étouffé par l'autocensure. Mais, pour ce faire, nos intellectuels doivent se refuser d'être mis sur des listes nationales élaborées et présentées par des gouvernements qui ne respectent ni leurs peuples, ni la créature humaine. La pratique de ces listes nationales transforme nos assemblées en de simples chambres d'enregistrement.En Afrique, il est difficile de dissocier l'économique du politique. Après l'accession à l'indépendance, la plupart des jeunes Etats ont calqué purement et simplement leur programme de développement sur celui de l'ancienne puissance colonisatrice ou sur d'autres modèles venus de l'Est. L'échec est quasi général.Seule la consommation s'est maintenue et même s'est accrue - la consommation de certaines couches, s'entend - grâce à de petites industries extractives lorsqu'elles existent et grâce surtout à « l'aide » des pays nantis. Cette consommation reposant essentiellement sur les importations grève lourdement le budget de l'Etat et sa réserve déjà maigre en devises. Le déficit répété de la balance commerciale fait de la plupart de nos Etats des satellites de l'Est ou de l'Ouest. A partir de là, agriculture, pêche, industries naissantes, commerce, tourisme, banques, assurances, etc., sont contrôlés, voire dirigés, par des mains étrangères. On assiste d'une part à la perte par les dirigeants politiques de la maîtrise du développement économique et d'autre part à l'émergence de bourgeoisies nationales. En fin de compte, le pouvoir politique n'obéit plus aux intérêts de la nation. Délaissant les objectifs économiques profitables à l'ensemble de la nation, il ne se contente plus que de définir un nouveau code fiscal ou de trouver d'autres expédients lui permettant de « trouver » les grands moyens financiers qui devront faire tourner la lourde machine administrative. Les revenus d'une économie nationale quasi inexistante et de « l'aide » extérieure sont utilisés par une poignée de nationaux pour leur confort individuel, lorsqu'ils ne sont pas engloutis dans des dépenses de prestige qui n'ont d'autre but que de pallier une légitimité inexistante.Pour parer à l'exode rural et au chômage, certains gouvernements d'Afrique n'hésitent pas à faire appel à l'armée nationale ou à une milice dotées des moyens les plus modernes, ou encore aux contingents étrangers concentrés sur la base militaire prêtée ou louée à l'ancienne puissance coloniale. Ainsi est tenue en respect cette masse de chômeurs et de paysans dont le revenu est souvent cent fois inférieur au coût réel de la vie. Ainsi nos armées sont dévoyées, détournées de leur mission nationale au profit de la défense d'un régime et de la protection personnelle de son chef et de ses associés.Face à cette problématique politique, économique et sociale, le pouvoir est au bout du fusil.La véritable souveraineté des Etats africains, leur liberté, la démocratie sont à ce prix. La technologie avancée adaptée à nos besoins est aussi à ce prix. C'est en permettant aux hommes de notre continent de se former que nous parviendrons à transformer sur place nos richesses. Le chômage sera jugulé par la création d'emplois nouveaux. Un état d'esprit, indispensable pour créer une dynamique du développement économique, naîtra du contact d'hommes et de femmes formés dans des écoles sous-régionales, régionales ou même étrangères, et de cette notion d'avoir

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quelque chose en commun.

Les syndicatsLeur brillante histoire les condamne à être indépendants du pouvoir politique. Pour remplir leur rôle de thermomètre social, économique et politique auprès du gouvernement, pour défendre les intérêts des travailleurs, ils doivent se démarquer des gouvernements. Ce n'est pas le cas dans la plupart des pays africains où ils sont inféodés au pouvoir politique, un pouvoir corrompu dans la majorité des cas, où ils ont perdu de vue les intérêts des travailleurs dont ils se réclament pour se livrer à des activités égoiistes qui n'ont d'autre but que la promotion politique de leurs dirigeants.

Les organisations non gouvernementalesElles peuvent constituer un outil efficace de développement et jouer un rôle non négligeable dans la coopération internationale dans la mesure où, je n'ai pas peur de le dire, elles sont « dépolitisées », c'est-à-dire animées par l'esprit du volontariat et non soumises à des contraintes politiques et diplomatiques.Je voudrais enfin dire qu'à l'intérieur de nos Etats un grand nombre d'hommes ont émergé qui, dans de nombreux secteurs d'activités, sauront, si on le leur permet, se montrer à la hauteur des responsabilités qu'on voudra bien leur confier et qu'ils auront à assumer sur le plan national, continental et international. Imprégnés des réalités qui sont celles du continent africain, ils sont capables de rendre de grands services. Leur compétence en fait des partenaires respectables des universitaires, des chercheurs et des hauts fonctionnaires occidentaux ou des pays de l'Est. Mais leur compétence restera sans objet si la majorité de nos dirigeants persistent dans leur attitude négative. »A l'intention du lecteur je voudrais préciser que Diallo Telli a préféré réunir ses réflexions sous le titre de « Déclaration authentique » plutôt que sous celui de « Testament ». Au départ, pour donner plus de chances à ce document d'être publié par les bons soins du chef de l'Etat, ensuite, lorsque se fut évanoui cet espoir, pour souligner que la déclaration diffusée par « La Voix de la Révolution », extorquée par la violence, n'engageait pas son auteur.Je voudrais aussi rapporter la conversation que j'eus avec Telli peu après qu'il m'eut dicté ses réflexions que je viens de transcrire le plus exactement possible. Réflexions auxquelles la mort a mis un terme mais qui auraient pu se poursuivre. Un peu effrayé par le contenu subversif pour le régime de Sékou Touré de ce que je notais ou apprenais par cœur, je dis à Telli : — « J'ai peur pour vous. Cette déclaration ne risque-t-elle pas de compromettre définitivement les chances d'être un jour gracié ? »— « Amadou, lorsque le Président proclame que personne ne pourra dire un jour : voici l'ancien Président de la République de Guinée, cela ne veut pas dire qu'il se croit immortel. Au contraire, il s'interroge souvent sur la manière dont il mourra. Ce qu'il veut dire c'est qu'en cas de vacance du pouvoir à la suite de sa mort, naturelle ou accidentelle, il ne laissera derrière lui aucun homme de sa génération pour témoigner devant le grand tribunal de l'Histoire. Cela ne signifie pas qu'il va anéantir tous les hommes de sa génération présents sur la scène politique ; non, il ne

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s'attaquera, il ne s'est déjà attaqué, qu'à ceux, qui, selon lui, sont capables de mettre en cause la politique du PDG. Dans l'esprit de Sékou Touré, je fais partie de ceux-là ; donc, avec ou sans document, je suis condamné à mourir en prison. Amadou, je t'affirme que je trouve merveilleux l'espoir que ces notes parviennent à la Guinée, à l'Afrique et au reste du monde et me survivent. Ce message, tu le porteras avec ma bénédiction, car je le dois à notre beau pays, à l'Afrique, au monde. »

Notes1. Saïfoulaye Diallo, ancien Président de l'Assemblée Nationale, deuxième personnage de l'Etat après une série de postes, devient ministre du Domaine chargé des Affaires sociales. Décédé en novembre 1981 .2. Mouctar Diallo, ministre des Postes et Télécommunications, décédé en 2004.

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7Ma libérationEn novembre 1980, au camp Boiro, il ne restait plus grand monde des vagues successives de prisonniers politiques amenés par les complots. La plupart étaient morts. D'autres avaient été libérés. Les Européens, en 1974, assez massivement. A l'occasion des fêtes nationales telles que l'anniversaire du « Non à de Gaulle » le 28 septembre, celui de la création du PDG le 14 mai, ou encore celui de l'échec de l'invasion impérialiste le 22 novembre, Sékou Touré avait ordonné l'élargissement de prisonniers dont il n'avait pas voulu se débarrasser définitivement et dont il souhaitait qu'ils deviennent aux yeux de l'opinion publique les symboles de sa générosité et de son humanisme. D'une pierre, deux coups. En même temps, il accédait aux démarches répétées et pressantes d'organisations humanitaires comme Amnesty International et il redorait son blason quelque peu terni. Ainsi Alassane Diop dont j'ai déjà parlé, ancien haut responsable, avait quitté Boiro en 1979. D'autres encore furent libérés en octobre 1980 à la veille du départ du Responsable Suprême de la Révolution pour La Mecque où il allait accomplir un pèlerinage. Il faut noter que la visite de Valery Giscard d'Estaing, en décembre 1978, avait eu pour conséquence la libération de prisonniers européens et africains, ces derniers en plus petit nombre, et l'amélioration du régime pénitentiaire.Des hauts dignitaires du régime, il ne restait donc plus à Boiro en novembre 1980, si ma mémoire est bonne, qu'Alpha Abdoulaye Diallo dit Porthos, ancien ministre de la Jeunesse, Ousmane Keita, ex-directeur de Pharmaguinée, Yoro Diara, ancien ambassadeur à Moscou. Ils étaient là parmi nous, attendant vaguement que le Président de la Guinée, leur ancien patron, pense à eux, sans grand espoir cependant.Je dois dire que tout le temps qu'a duré mon emprisonnement, et malgré ce que m'avaient dit Telli, puis Porthos et Alassane Diop, je ne pouvais croire qu'un jour je serais libre. Des gens se trouvaient là qui n'espéraient plus rien de l'avenir et qui, à mon sens, ne s'en étaient jamais pris au régime, et moi, qui avais tenté quelque chose, même maladroitement, je sortirais ! Cela me paraissait inconcevable.J'étais à « Paris » depuis un mois lorsqu'une nuit, celle du vendredi au samedi 22 novembre 1980, vers 1 h du matin, on a frappé très fort à la porte de ma cellule et on m'a appelé. Mon compagnon, l'ingénieur Mamoudou Bah, et moi somnolions plutôt que nous ne dormions. La soirée avait été longue. Nous l'avions passée dans la cour en compagnie d'autres prisonniers. Assis sous la véranda nous avions bavardé, parlé de tout et de rien. L'esprit de chacun, sans qu'il se l'avoue, était habité par une seule pensée : ce 22 novembre verrait-il de nouvelles libérations, et qui bénéficierait de la grâce présidentielle ? Les propos que nous échangions avaient pour mission essentielle de nous faire oublier l'espoir qui s'insinuait dans nos cœurs. A 23 heures, Mamoudou et moi avions regagné notre cellule. Et voici qu'on m'appelait. Le chef de poste et le major accompagnés de quelques agents ouvrirent la porte, me dirent de me préparer et de les suivre. Ils avaient le visage souriant. Je me levai, pris machinalement un paquet de cigarettes. Ce fut tout pour les préparatifs, je n'avais pas d'autre tenue que celle que je portais, un short et une chemise de toile grossière. J'embrassai mon compagnon et je sortis. Chez le chef de

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poste, je fus rejoint par le Dr Ousmane Keita, Porthos et Yoro Diara. Siaka Touré nous fit un laïus : le chef de l'Etat nous grâciait. En ce moment se tenait à Faranah — village dont Sékou Touré est originaire — une conférence sous-régionale. La Guinée avait le privilège d'en assumer I'organisation, le secrétariat et la présidence. La Révolution continuait. Son Responsable Suprême, le chef de l'Etat, dans son humanisme naturel, avait décidé de nous accorder une chance d'intégrer la vie active. On me donna ensuite un vêtement ayant appartenu à un détenu afin que je puisse me présenter à ma famille dans une tenue décente. Puis le lieutenant Oularé nous fit monter dans sa 504 et nous emmena en ville. Je fus déposé le premier. A 2 h du matin j'étais à Hafia devant la porte de mon oncle maternel. Mon arrivée provoqua une grande émotion. Ma famille désespérait de me revoir vivant.

La fuiteLe lendemain ou le surlendemain de ma libération, je suis allé chez Siaka Touré pour retirer mon permis de libération. Seuls les « intellectuels » ont droit à ce permis qui les met à l'abri du zèle d'un militant inconditionnel ou d'un délateur professionnel. Sékou Touré ayant dans un discours célèbre donné le signal de la chasse aux « traîtres », ce bout de papier permet de justifier votre présence en ville ou au village au cas où vous êtes pris pour un évadé par un de ces hommes dont l'aveuglement pourrait vous envoyer de vie à trépas. Il y a une autre démarche que doit accomplir tout Guinéen qui a séjourné au camp Boiro, elle consiste à solliciter une entrevue auprès du chef de l'Etat afin de pouvoir le remercier et lui rendre hommage de vive voix. C'est une nécessité si on ne veut pas être pris pour un rancunier.Au bout de plusieurs mois, je ne l'avais pas encore fait malgré les prières de ma famille et les injonctions de mes amis. Aux uns je disais que c'était déjà fait, aux autres que j'allais le faire incessamment. Je ne parvenais pas à surmonter mon aversion pour une telle entrevue. A la fin, pressé de toutes parts, j'ai fini par écrire une lettre au chef de l'État dans laquelle je signalais qu'après « avoir fait » Boiro, la Révolution par l'intermédiaire de son Chef Suprême avait consenti à me gracier et j'annonçais ma visite. Je remis un exemplaire de cette lettre à Siaka Touré, j'en portai un autre au secrétariat général de la présidence, là on me promit qu'on le ferait parvenir à son destinataire.A Siaka Touré, je dis que j'allais me rendre au village afin de saluer ma famille, mais que dès mon retour je me présenterais à son bureau afin qu'il me ménage une entrevue avec son oncle. Tout ceci était destiné à endormir la vigilance des « gardiens de la Révolution ». En fait, depuis plusieurs semaines j'avais commencé à préparer ma sortie définitive de Guinée. Grâce à quelques amis j'avais pu réunir des fonds en sylis et en devises. Sans argent, il est inutile de songer à partir. En Guinée tout s'achète. Même la liberté. Je préparai un sac contenant un ou deux objets et les textes écrits en prison que j'avais récupérés une semaine après ma libération. Radio-trottoir avait fonctionné. Ceux à qui je les avais confiés me les avaient discrètement fait porter. J'ai annoncé à mon oncle et à sa famille que je partais au village voir mes parents. J'avais été assez discret pour qu'ils ne se doutent de rien. Mon oncle me confia même des messages pour notre famille. Je décidai de partir la nuit ; « le voyage est long et il fait plus frais », affirmai-je.

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A deux heures du matin, je partis à la recherche d'un taxi à la gare des voitures en partance pour Kindia à Madina. J'attendis jusqu'à quatre heures. Je trouvai enfin une place libre. Au moment où j'allais monter, le chauffeur me dit en me regardant fixement : « N'étais-tu pas là-dedans, toi ? » il m'avait reconnu. Il faut dire que la plupart des chauffeurs sont des indicateurs, des flics du régime. J'acquiesce et lui, annonce ma destination, Labé dont le village de ma famille, Diountou, est distant d'une quarantaine de kilomètres. Il me fait alors remarquer que sa destination est Dalaba. Craignant de m'attirer des ennuis je lui dis que je ferai route en sa compagnie jusqu'à Mamou, étape intermédiaire, où je prendrai une autre voiture pour Labé et je lui règle mon voyage jusqu'à Labé. Ceci pour bien le convaincre que le but de mon voyage est bien Labé-Diountou. A Mamou où nous arrivons au petit matin, des amis m'attendent. Je me repose toute la journée. Le soir en leur compagnie je pars à la recherche d'une voiture, destination de Kissidougou. Je n'en trouve qu'une qui va dans cette direction, je la prends jusqu'à Faranah, son terminus. A Faranah j'en cherche une autre et ainsi de suite, de Faranah à Kissidougou et de Kissidougou à Kankan.Dans cette ville de Haute-Guinée je suis attendu. Kankan est une étape décisive : il faut, moyennant finances, trouver un passeur qui accepte de me faire franchir la frontière sans attirer l'attention de la police. Nous décidons de voyager de nuit. Nous mettons deux jours pour parcourir les quelque cent kilomètres qui nous séparent de la Côte-d'Ivoire. Ces derniers cent kilomètres ont été les plus durs. Les routes sont en mauvais état et les parcourir de nuit relève de l'inconscience. Mais comment faire autrement ? Dès la sortie de Kankan, j'ai failli brûler ma dernière cartouche. Cela, de la manière la plus banale. Nous étions convenus, mes compagnons de route et moi-même, qu'avant chaque poste de contrôle je descendrais du véhicule, je contournerais l'obstacle par la brousse et me ferais récupérer un ou deux kilomètres plus loin. Alors que nous roulions en direction de Mandiana je vois se profiler un poste de contrôle où sont concentrés les représentants des quatre forces : police, gendarmerie, armée et milice. Lorsque je réalise, il est trop tard. Notre voiture est déjà entourée par des hommes en uniforme. Que s'est-il passé ? Mes compagnons se sont endormis et ne m'ont pas averti à temps. Le chauffeur, quant à lui, n'est pas dans le coup. Munies de lampes torches, armées jusqu'aux dents, les forces de l'ordre font la collecte des papiers d'identité. Autrement dit, il s'agit d'une vérification de routine.Je suis placé devant une alternative : ou je déclare que je n'ai pas « de papiers d'identité » et je suis arrêté séance tenante, ou je donne mes papiers en espérant que je ne figure pas sur la liste noire du chef de poste. C'est évidemment la seconde solution que je retiens. Quelques instants d'attente dans la moiteur de la nuit et ils reviennent, ils rendent toutes les pièces d'identité sauf la mienne. Un policier, un milicien, un militaire s'approchent de la voiture et m'ordonnent de les suivre au poste. Peu après, me voici devant le commissaire qui m'annonce qu'il va câbler à Conakry pour signaler ma présence à quelques kilomètres de la frontière et qu'il va me faire accompagner jusqu'à la capitale. Il me dit qu'il est inutile de s'éterniser en commentaires puisque lui et moi savons très bien de quoi il parle. Entre-temps ses hommes sont allés chercher mon bagage. Il ordonne une fouille systématique. Mais des gris-gris que m'avait remis avant mon départ un marabout de mes connaissances et que j'avais glissé

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dans mon sac arrêtent leur élan. Ce que voyant le commissaire me demande d'effectuer la fouille moi-même. Au moment où je m'exécute, d'un geste il stoppe tout : « Inutile de poursuivre puisque je vais te renvoyer à Conakry. » Il fait venir le propriétaire, mon passeur, du véhicule et l'interroge sur moi, sur mon lieu de destination. Ce dernier, par bonheur, fait a peu près les mêmes déclarations que moi : « Il va à Mandiana récupérer des bagages. » Le commissaire me fait alors remarquer que tous deux, lui et moi, sommes jeunes et qu'il serait dommage qu'il m'oblige à revivre les souffrances endurées pendant des années. Que s'il m'envoie au Camp Boiro je risque bien cette fois-ci d'y laisser ma peau. Puis il prend à part le propriétaire et je comprends que des transactions sont en cours. En fin de compte je laisse 20.000 sylis au commissaire et m'acquitte d'un PV de 300 sylis pour défaut de papiers. Il remet ma carte au propriétaire du véhicule qui s'engage à ne me la rendre que hors du territoire guinéen.Passée cette chaude alerte, nous avons repris la route et fait preuve d'une extrême vigilance. Nous sommes arrivés de nuit au dernier village avant la frontière de Côte-d'Ivoire. Le lendemain je devais prendre un taxi ivoirien. Mais le lieu de départ étant situé devant le poste de police du village, il fallut trouver un subterfuge pour détourner l'attention des gendarmes. Mes compagnons de route allument un petit incendie. Quelques allumettes frottées dans la chaume d'une paillote troublent assez le train-train habituel de la matinée pour que je puisse échapper à l'attention générale. Pendant que les villageois s'occupent à éteindre le feu, que les gendarmes appelés sur les lieux donnent des instructions, je disparais dans la brousse et marche en direction de la frontière en suivant l'axe de la route. Mes compagnons me rejoignent. Lorsque le village est hors de vue, nous émergeons et nous plantons sur la route, attendant le chauffeur de taxi ivoirien que mon premier transporteur a dû avertir. Peu après nous le voyons arriver. Nous montons à bord de son véhicule dans lequel je retrouve mon sac et mes papiers d'identité. Au premier village ivoirien, je me sépare de mes compagnons qui retournent en Guinée et je fais route pour Abidjan où j'arrive le lendemain matin.

AbidjanArrivé à Abidjan au mois de février 1981, j'y suis resté jusqu'en janvier 1982. Des amis m'ont offert l'hospitalité en attendant que je régularise ma situation, et que je trouve un travail. Jusqu'à ce que j'apprenne, quelques mois après mon arrivée, que des Guinéens avaient été livrés au bourreau de Conakry par les autorités ivoiriennes, j'avais l'intention de m'installer en Côte-d'Ivoire. La nouvelle m'inquiéta d'autant plus que les fonctionnaires du consulat de Guinée à Abidjan, encadrés par une escouade de flics, se montraient très actifs. Ils étaient dynamisés par la présence d'un de nos anciens tortionnaires, le commissaire Mamadou Traoré. Je décidai donc de quitter la Côte-d'Ivoire pour la France. L'entreprise n'était pas des plus simples. Il me fallait obtenir du consulat un titre de voyage. J'ai entrepris des démarches, commencé à remplir des formulaires. Le jour où je devais les rapporter une personne m'a fait savoir que j'étais repéré et qu'il fallait absolument que j'évite de me rendre à l'ambassade si je ne voulais pas courir le risque d'être enlevé. J'interrompis les démarches séance tenante.Hébergé, nourri par des amis, je profitais de mon inactivité forcée - j'étais

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sans travail - pour entreprendre, à partir des notes prises à Boiro, la reconstitution de la Déclaration Authentique de Telli. J'étais surveillé, on me l'avait dit. J'en ai eu la preuve un jour où je me rendais d'Adjamé (quartier d'Abidjan) à la cité administrative où je devais rencontrer un ami. Un jeune Peul rencontré au hasard d'une promenade s'était pris d'amitié pour moi et m'accompagnait souvent dans mes visites ou mes démarches. C'était un « bana-bana ». Ce jour-là il m'accompagnait. Il m'avait déconseillé de prendre un taxi et nous cheminions à pied. Mon compagnon en éclaireur m'indiquant les raccourcis à prendre. Je portais en bandoulière un sac qui contenait tous mes documents, mes papiers personnels et les notes sur lesquelles je travaillais. Je ne me séparais jamais de ce sac. Mon guide marchait vite. Nous étions parvenus dans un faubourg d'Adjamé assez désert. Il était environ 19 h, il commençait à faire sombre. A la suite du jeune garçon je passais devant un garage abandonné blotti contre un petit bois le long de la route. Soudainement un homme grand surgit, d'une main il me saisit par un bras, de l'autre, il pointe un couteau sur ma poitrine. Dans un français très approximatif il me dit : « L'argent ou la mort ! » et me demande de poser mon sac à mes pieds. Je m'exécute aussitôt. Je l'entends me dire « qu'il ne me tuera pas mais qu'il doit pourtant faire quelque chose ». Je n'ai pas le temps de réaliser que je sens une douleur au bas ventre. Je viens de recevoir un coup de couteau. L'homme se saisit de mon sac et s'enfuit. Me voici blessé, seul. Mon Peul a disparu à l'horizon. Je me traîne péniblement jusqu'à ce que je rencontre des passants qui, me voyant dans la peine, me viennent en aide et m'accompagnent au dispensaire le plus proche. J'appris par la suite que mon guide était rentré en Guinée. Ainsi j'eus la confirmation de ce que j'avais compris : il était soudoyé pour m'entraîner dans un traquenard. Si mon agresseur n'avait éprouvé quelques scrupules, je ne serais pas ici à l'heure qu'il est.Dans cette affaire ma grande chance fut d'avoir déjà transcrit les notes de Boiro et d'avoir laissé le manuscrit à mes amis.C'est en lisant un numéro de Jeune Afrique que j'ai pris connaissance de l'adresse du bureau d'Amnesty International à Paris. J'ai fait appel à cette organisation qui, au bout de quelques mois, a pu m'aider à quitter la Côte-d'Ivoire.J'ai débarqué à Roissy le 17 janvier 1982 muni de mon seul manuscrit. J'étais sans papiers. A l'aéroport je me suis confié à la police et j'ai demandé l'asile aux autorités françaises.

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En guise de conclusion Quelques notes de veille

Sorti très largement victorieux du référendum du 28 septembre 1958, Sékou Touré est incontestablement en position de force vis-à-vis de l'élite intellectuelle et politique. Le Parti Démocratique de Guinée, le PDG, a la voie ouverte pour gouverner seul la Guinée. Pourtant, son patron fera preuve d'une grande intelligence politique en opérant une ouverture en direction de l'opposition.. Reconnu par le petit monde ouvrier comme un remarquable leader syndical, Sékou Touré a d'autres ambitions : il veut devenir le Président de tous les Guinéens. Au prix de certaines concessions, il appelle l'opposition à participer à la construction de l'unité nationale. Il sait que si mathématiquement son parti peut gouverner seul, la moindre erreur économique ou fausse manoeuvre politique peut faire retomber l'élan populaire qui l'a porté au pouvoir. Par ailleurs, en disant non au général de Gaulle, le leader guinéen vient de faire un grand pari au nom de la Guinée et de l'Afrique. Il a besoin d'être soutenu aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Inaugurer son premier mandat en s'attaquant à ses adversaires politiques d'hier qui jouissent encore d'une grande audience dans le pays, ternirait son prestige, entamerait sa popularité nationale et son audience internationale naissante. C'est compte tenu de tous ces paramètres que Sékou Touré tend une main généreuse aux opposants d'hier et à l'ensemble de l'élite intellectuelle encore un peu réticente. Et l'on assiste alors à un mariage d'intérêt dont la cérémonie, assez rondement menée, ne laisse à aucune des parties le loisir de vérifier la sincérité de l'autre. Sékou Touré est tendu vers un but unique : l'exercice sans partage du pouvoir. Tout doit concourir à lui permettre de l'atteindre. Quant à l'opposition, issue de grandes familles spirituelles et politique disposant d'un pouvoir économique, certaines pratiques l'ont abâtardie. L'alliance avec Sékou Touré se présente comme la condition sine qua non de survie. Le peuple de Guinée, mis devant le fait accompli, se réjouit de la grandeur d'âme de Sékou Touré, accepte d'enfouir au fond de sa mémoire les luttes qui, hier, le déchiraient et dont l'évocation compromettrait un nationalisme encore jeune. Ainsi toutes les factions politiques forment une sorte de conglomérat que le PDG cimente. Une première étape est franchie.Au sein de ce vaste mouvement politique dont la mission est la consolidation de l'unité nationale, les tendances qui le constituent s'effacent peu à peu au profit du seul PDG qui devient le parti unique que nous connaissons aujourd'hui et dont le seul langage est celui de Sékou Touré.On peut, sans crainte d'être démenti par Sékou Touré, affirmer que c'est ce dernier qui d'une manière préméditée prend l'initiative de la rupture du contrat de gouvernement qu'il a passé avec son ancienne opposition. Si celle-ci ne mesurait pas le cynisme de Sékou Touré, lui, par contre, savait qu'il lui était impossible de gouverner la Guinée en ne comptant que sur ses seules forces et sur celles des fidèles de la première heure. Le savoir-faire, les capacités intellectuelles des universitaires et des hauts fonctionnaires, dont un grand nombre appartenait jadis à l'opposition, lui sont indispensables. Il en use et use politiquement aux yeux de l'opinion

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ceux qui les détiennent. Puis court-circuite toute réaction possible devant le mécontentement populaire engendré par la pénurie, il désigne périodiquement une poignée de ministres et d'officiers comme étant l'obstacle au bonheur qu'il a promis à la Guinée et dont les prémisses se font toujours attendre. Il suffit pour saisir ce mécanisme de passer en revue la liste des complots réels ou imaginaires qui ont secoué la vie politique en Guinée.En 1960, le complot des « intellectuels tarés » permet à Sékou Touré dé se débarrasser de quelques opposants notoires dont Ibrahima Diallo, ancien responsable de la F.E.A.N.F.En 1961, le complot des enseignants lui donne l'occasion de mettre au pas les intellectuels de gauche qui se posent et posent publiquement des questions insistantes sur les options économiques et sociales de la direction du PDG.En 1965, le complot des commerçants met en vedette un commerçant, « Petit Touré », qu'on accuse d'avoir voulu affamer les Guinéens en retenant, en pleine période de crise, un stock de céréales. En fait, Petit Touré et ses amis, dont certaines personnalités politiques restées dans l'ombre, ont voulu opposer au PDG un nouveau parti. Des arrestations massives ont eu lieu qui ont frappé le commerce, l'enseignement et l'administration.Un an après, à Foulaya, à l'Institut agronomique de Kindia, (ancien Institut Pasteur) au cours du sixième congrès du Parti, les idées de 1965 firent surface. Des ministres, membres du Bureau Politique National — citons Camara Bengali, ministre de l'Information —, des gouverneurs de l'Intérieur et celui de la Région Administratrice de Conakry, Tounkara Jean Faragué, et d'autres personnalités ont tenté d'imposer au congrès la dissociation du secrétariat général du parti, autrement dit la direction du Parti, de la Présidence de la République, autrement dit l'exécutif. Mis en minorité, ces hommes échouèrent. Ils furent mis en veilleuse. La vengeance du Président Sékou Touré s'exerça pourtant, mais plus tard. Tous connurent la prison. Camara Bengali y échappa en raison de la maladie incurable dont il était atteint. Il mourut à l'hôpital gardé par deux gardes. On dit même que le pouvoir s'arrangea pour abréger ses jours.C'est un an après l'avènement de la Révolution Culturelle Socialiste, déclenchée le 2 août 1968, que Fodéba Keita, fondateur des fameux Ballets Africains, ancien ministre de la Défense Nationale et de l'Intérieur, rétrogradé - car c'est bien le mot - au rang de ministre de l'Économie rurale, est arrêté en même temps que le colonel Kaman Diaby pour tentative de renversement du régime. Tentative réelle ou imaginaire ? Il est certain que des remous agitaient l'armée et qu'un certain nombre de hauts fonctionnaires ne dissimulaient guère leurs critiques à l'endroit du régime. Toujours est-il que Sékou Touré profite du prétexte que lui offre la « découverte » d'un complot pour faire disparaître dans les geôles de Boiro d'anciens collaborateurs dont il voulait se défaire, des hommes comme Diawadou Barry, ancien patron du BAG, ancien ministre, directeur de l'Imprimerie Nationale Patrice Lumumba, qui lui rappelaient un passé qu'il voulait oublier. Vous pouvez interroger n'importe quel Guinéen, il vous dira qu'il ne peut pas croire que Diawandou Barry a intenté quoi que ce soit contre le régime. C'était un légaliste. Face à une dictature qui comme un rouleau compresseur devait l'écraser, Diawadou Barry n'avait

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aucune défense à opposer. D'une certaine manière Diawandou était un homme brisé qui s'était réfugié dans la foi.A partir de 1969, la machine va s'emballer. Survient l'affaire du débarquement. Ayant appris que les prisonniers politiques portugais blancs sont transférés de l'intérieur au camp Mamadou Boiro à Conakry, les services secrets portugais installés à Bissau montent une opération. Le 22 novembre 1970, escortés par quelques Guinéens de l'extérieur, les Portugais attaquent Boiro et libèrent leurs compatriotes. Opération malheureuse s'il en fut, car si le Portugal a atteint ses objectifs, les Guinéens venus dans leurs valises échouent dans leur opération suicide. Ils ne parviennent à s'emparer d'aucun des points stratégiques de la capitale ; quant aux prisonniers guinéens qu'ils délivrent, ils les abandonnent à leur sort dans les rues de la capitale. Les Portugais, considérant leur mission accomplie, se retirent et laissent la débandade s'installer derrière eux. Le pouvoir reprend le dessus. Pour l'armée et le gouvernement va commencer un long calvaire. Aussi douloureux que terrible a été la peur de Sékou Touré. Prenant pour prétexte l'affront qui vient d'être infligé à son armée par une poignée de Portugais organisés en commando, il frappe fort et vite. Il décime ce qui reste de ce qu'avait été son ancienne opposition, se débarrasse de militants de la première heure qu'il soupçonne à tort ou à raison de n'être plus aussi inconditionnels que par le passé, il s'en prend enfin à ceux qui ont été les témoins directs de la démobilisation flagrante dont ont fait preuve la milice, l'armée et les citoyens-militants, sans oublier les ministres, fidèles compagnons planqués dans des caches pendant les événements.Je ne prendrai qu'un exemple pour illustrer mon propos : celui d'Abdoulaye Diallo dit Porthos. Quelques minutes , après l'attaque portugaise, Porthos, alors ministre de la Jeunesse, arrive en compagnie de quelques amis au palais de la présidence de la République. Il est environ 2 h du matin. Il se propose d'organiser la sécurité du couple présidentiel. Sékou Touré et Andrée, son épouse, seront séparément abrités dans des familles qui acceptent de les garder. Pour Porthos cette précaution est urgente, la situation économique est si catastrophique, il y a un tel mécontentement qu'on doit envisager le pire. Le pouvoir, pense-t-il, est dans la rue.Ainsi Sékou Touré déserta le Palais. Tous les messages adressés à la Nation, les premières arrestations furent conçus et ordonnés dans la planque fournie par Porthos. Le calme revenu à Conakry, Sékou Touré et sa femme réintègrent le palais présidentiel. On envoie le ministre de la Jeunesse, brillant juriste, sillonner l'Afrique pour raconter aux dirigeants du continent les méfaits du gouvernement portugais et l'agression dont son pays a été la victime. L'Afrique et l'opinion internationale ayant admis et condamné l'agression portugaise contre la Guinée, Porthos regagne Conakry. Un peu plus tard, lorsque Sékou Touré décide de faire arrêter celui qui a pris soin de sa vie, il a ses mots : « Porthos, que Dieu te protège. » Le même jour, tard dans la soirée, Alpha Abdoulaye Diallo dit Porthos prendra le chemin de Boiro où, attaché et privé de nourriture et d'eau pendant quinze jours, il signera une déclaration par laquelle il reconnaît avoir trahi la Révolution et son Chef Suprême.Pour exercer un pouvoir personnel sans limite, Sékou Touré s'est attelé des années durant à remplacer tous les ministres, tous les hauts fonctionnaires qui jouissaient d'une quelconque audience politique ou qui avaient la réputation d'être des hommes capables, expérimentés ou

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brillants, pour les remplacer par des inconnus, des pions entièrement à sa dévotion. En 1976, parmi les quarante-sept ministres que comptait le gouvernement guinéen, il n'y avait plus que Diallo Telli (justice), le docteur Alpha Oumar Barry (domaine du commerce et des échanges), Alioune Dramé (plan et statistiques) et Ismaël Touré (domaine de l'économie et des finances) à oser amender les propositions du Président. Si les trois premiers le faisaient par conviction en prenant des risques qu'ils étaient loin d'ignorer, le quatrième était animé par un complexe d'infériorité qui ne l'a jamais quitté.L'économie guinéenne, ce n'est un secret pour personne, est dans un état de total délabrement. Je renverrai le lecteur aux différentes études qui lui ont été consacrées dans la grande presse et dans les revues spécialisées. Les Guinéens non bâillonnés, s'ils ne peuvent fournir des statistiques, peuvent du moins témoigner sur les options économiques et la gestion des entreprises. Je voudrais seulement ajouter à ce qui a été écrit que c'est Sékou Touré qui décide la répartition des revenus issus de l'exportation de la bauxite et des trente-quatre usines qu'il appelle pompeusement son industrie lourde ! Ces usines, faut-il le souligner, sont dirigées par ses hommes de confiance quand ce n'est pas par les membres de sa famille. C'est lui qui gère les devises que détient la Banque Centrale. Rien ne se fait sans son ordre. Aucune opération n'est engagée si elle n'a pas été prévue par lui. Le Président de la Guinée est devenu le Papa Bondieu distribuant mille francs CFA par-ci, des feuilles de tôles, un sac de ciment, une moto, un paquet de sucre par-là. C'est en fonction de votre position présumée par rapport au PDG ou de celle de votre famille que vous sera accordé ou refusé un bon d'achat. Vous ne pourrez bénéficier d'avantages sociaux ou accéder à un poste de responsabilité que si les tenants du pouvoir vous délivrent un certificat de bonne conduite.Sékou Touré, ayant dépouillé toutes les institutions de notre pays de toute substance politique, morale et spirituelle, est entouré d'un gouvernement d'incapables, d'une assemblée de « griots », de gouverneurs et de secrétaires fédéraux scélérats. La corruption s'étend partout, elle gagne les prisons où une sorte de trafic humain est sinon encouragé, du moins toléré par le pouvoir. Un exemple parmi tant d'autres ; en novembre 1980, Sékou Chérif, ministre de l'Intérieur, beau-frère de Sékou Touré, a fait payer trois cent mille sylis (trois millions de CFA au cours officiel) à la famille du commerçant Kolon Diallo contre la libération de celui-ci enfermé à Boiro. Ce sont MM. Guichard, collaborateur de Sékou Chérif, et Bembeya, collaborateur de Siaka Touré, qui ont organisé la transaction et obtenu cette somme en billets de cent sylis de Madame Diallo, née Maïmouna Dramé. On sait qu'une partie de cet argent a permis à Sékou Chérif d'entretenir une de ses maîtresses. Je passerai sous silence les nombreuses frasques des dirigeants et leurs abus de pouvoir qui s'exerce sur des jeunes filles cueillies à la sortie des lycées de la capitale ou recrutées dans les régions pour servir d'hôtesses aux hôtes illustres de passage ou sur des épouses de fonctionnaires qui se laissent séduire par les pompes du pouvoir et l'appât du gain ou qui sont tout simplement prises de force à l'occasion d'une convocation. Il serait pénible et fastidieux de citer des cas. Tous les Guinéens les connaissent. Ils savent aussi que c'est le chef de l'Etat qui, en cette matière, donne l'exemple.Cette débauche a lieu ouvertement, sous l'œil vigilant d'une armée irresponsabilisée, dirigée par des généraux porte-galons prêts à toutes les

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bassesses, y compris à mâter notre peuple. C'est à travers les CUM (Comités d'Unités Militaires) que s'exerce la mainmise du PDG, c'est-à-dire de Sékou Touré, sur l'armée. Si techniquement les officiers supérieurs de l'armée, de la milice, de la gendarmerie et de la police ont été formés à Moscou ou à La Havane, ils ont pour tâche essentielle l'exposition de leurs beaux uniformes et de leurs galons ; la réalité du pouvoir est, en fait, entièrement entre les mains de caporaux, maires des CUM, qui sont chargés de veiller à la santé politique dans les casernes et ont des pouvoirs illimités pour révoquer ou arrêter tout officier dont la conduite est jugée incompatible avec les objectifs de la Révolution. Ils sont chargés du ravitaillement et de la paye du militant en uniforme, c'est dire leur pouvoir discrétionnaire. Le chef d'Etat-Major Inter-armes n'échappe pas à l'autorité des caporaux, présidents des CUM, qui, il faut le dire, ont été soumis à une enquête de moralité destinée par la même occasion à déceler leurs origines ethniques. Les aspirants à la députation à l'assemblée populaire ou au secrétariat fédéral du Parti subissent, eux aussi, une vérification. Sachant cela, on ne sera pas étonné que de nombreux officiers de la « vieille garde », entendez ceux de l'époque coloniale, et de la « nouvelle garde », aient accompagné l'élite intellectuelle, la fleur du pays, au Camp Mamadou Boiro, « aux trente-deux marches » du Camp Alpha Yaya ou dans d'autres camps guinéens. Le régime a recours à la délation devenue le gagne-pain du Guinéen.Je voudrais dire qu'on n'entre pas dans l'opposition parce qu'on a perdu son frigidaire, sa voiture ou sa maîtresse. Dans un premier temps, tous les intellectuels et officiers de l'armée ayant choisi l'argent, la Mercedes et la villa ont été largement servis à travers les différentes équipes qui se sont succédé au pouvoir. Sékou Touré n'étant pas doué pour favoriser la création sans fin de richesses matérielles, il fallait qu'il établisse un planning et le respecte afin de satisfaire la très nombreuse demande. Boiro s'est vu confier le rôle de relais après le passage au gouvernement et en attendant un éventuel prochain passage. Comment ne pas souligner le rôle néfaste de certaines de nos sœurs, épouses ou mères : pendant que leurs frères, maris ou fils étaient emprisonnés, elles ont offert leur corps aux membres du gouvernement de proxénètes dirigé par Sékou Touré. En plus du préjudice moral, qu'on sache que Siaka Touré prélevait une grande partie de notre ravitaillement pour nourrir ces femmes devenues les maîtresses de la famille au pouvoir.Dans un second temps, sous la pression de l'opinion publique internationale sensibilisée par Amnesty et le journal Jeune Afrique, Sékou Touré a relâché 20 % des quelques six mille civils et militaires détenus à Boiro. Que constate-t-on alors ? Après leur passage dans les geôles du pouvoir, la majorité de ces hommes cherchent la petite porte pour retrouver les grâces du régime. Et lorsqu'on ne parvient pas tout seul à obtenir un poste de responsabilité, on pousse sa femme, sa sœur ou sa cousine vers Siaka Touré ou Sékou Touré afin qu'elles quémandent le « luxe » que sont le frigidaire et la voiture dans l'empire du bourreau de Faranah. Je suis vraiment choqué quand j'entends d'anciens ministres, gouverneurs, ambassadeurs de Sékou Touré, dire que Jean-Paul Alata n'a pas suffisamment dénoncé le chef de l'Etat guinéen dans son livre Prison d'Afrique édité en 1976 et interdit aussitôt par les autorités françaises. Je voudrais faire remarquer à mes compatriotes que si l'on doit retenir le nom de Guinéens qui ont lutté pour faire connaître au monde ce qui se

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passe en Guinée, le nom de feu Jean-Paul Alata doit figurer en bonne place. Cet ancien directeur général de la Division des Affaires économiques et financières, ce technicien après tout par rapport au personnel politique, a eu le courage de témoigner et de se mettre en cause. Ce qui, à ma connaissance, n'est pas leur cas. C'est grâce à l'attitude de ce patriote que le tortionnaire Saïdou Keita a quitté Paris, lieu de rêve pour de nombreux diplomates guinéens. C'est le travail de ce patriote, ajouté à celui des épouses françaises de prisonniers guinéens, qui empêche le président guinéen d'effectuer une visite d'Etat en France. En effet, après son voyage aux États-Unis en 1979, le bourreau de Faranah a été très net avec ses conseillers et amis Lansana Béavogui et Saifoulaye Diallo, que je considère tous deux comme des pervertis : « Je ne peux vous cacher qu'une visite d'Etat en France, leur dit-il, fait non seulement partie d'un rêve que je caresse depuis longtemps, mais encore sur le plan économique et financier elle nous serait d'une grande utilité. Giscard, qui m'y invite, n'a aucune prise sur la puissante presse française. Déjà, aux Etats-Unis, le Washington Post a évoqué le vieux souvenir de Telli. Personne ne pouvant empêcher la presse française de dire ce qu'elle pense de moi, je préfère attendre. »

Abidjan, décembre 1981Diallo Amadou

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