La Legende des Siècles

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    LA LGEND E DES SICLES

    VICTOR HUG O

    EDITED BYG. F. BRIDGE, M.A.

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    PRFACEDE LA PREMIRE SRIE

    Hauteville-House, Septembre 1857

    Les personnes qui voudront bien jeter un coup d'oeil sur ce livre ne s'en feraient pas une ide prcise, sielles y voyaient autre chose qu'un commencement.

    Ce livre est-il donc un fragment? Non. Il existe part. Il a, comme on le verra, son exposition, son milieuet sa fin.

    Mais, en mme temps, il est, pour ainsi dire, la premire page d'un autre livre.

    Un commencement peut-il tre un tout? Sans doute. Un pristyle est un difice.L'arbre, commencement de la fort, est un tout. Il appartient la vie isole, par la racine, et la vie encommun, par la sve. A lui seul, il ne prouve que l'arbre, mais il annonce la fort.

    Ce livre, s'il n'y avait pas quelque affectation dans des comparaisons de cette nature, aurait, lui aussi, cedouble caractre. Il existe solitairement et forme un tout; il existe solidairement et fait partie d'unensemble.

    Cet ensemble, que sera-t-il?

    Exprimer l'humanit dans une espce d'oeuvre cyclique; la peindre successivement et simultanment soustous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se rsument en un seul et immensemouvement d'ascension vers la lumire; faire apparatre dans une sorte de miroir sombre et clairquel'interruption naturelle des travaux terrestres brisera probablement avant qu'il ait la dimension rve parl'auteur cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacre, l'Homme; voil dequelle pense, de quelle ambition, si l'on veut, est sortieLa Lgende des Sicles.

    Le volume qu'on va lire n'en contient que la premire partie, la premire srie, comme dit le titre.

    Les pomes qui composent ce volume ne sont donc autre chose que des empreintes successives du profilhumain, de date en date, depuis ve, mre des hommes, jusqu' la Rvolution, mre des peuples;

    empreintes prises, tantt sur la barbarie, tantt sur la civilisation, presque toujours sur le vif de l'histoire;empreintes moules sur le masque des sicles.

    Quand d'autres volumes se seront joints celui-ci, de faon rendre l'oeuvre un peu moins incomplte,cette srie d'empreintes, vaguement disposes dans un certain ordre chronologique, pourra former unesorte de galerie de la mdaille humaine.

    Pour le pote comme pour l'historien, pour l'archologue comme pour le philosophe, chaque sicle est unchangement de physionomie de l'humanit. On trouvera dans ce volume, qui, nous le rptons, seracontinu et complt, le reflet de quelques-uns de ces changements de physionomie.

    On y trouvera quelque chose du pass, quelque chose du prsent et comme un vague mirage de l'avenir.Du reste, ces pomes, divers par le sujet, mais inspirs par la mme pense, n'ont entre eux d'autre noeudqu'un fil, ce fil qui s'attnue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grandfil mystrieux du labyrinthe humain, le Progrs.

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    Comme dans une mosaque, chaque pierre a sa couleur et sa forme propre; l'ensemble donne une figure.La figure de ce livre, on l'a dit plus haut, c'est l'Homme.

    Ce volume d'ailleurs, qu'on veuille bien ne pas l'oublier, est l'ouvrage dont il fait partie, et qui sera misau jour plus tard, ce que serait une symphonie l'ouverture. Il n'en peut donner l'ide exacte et complte,mais il contient une lueur de l'oeuvre entire.

    Le pome que l'auteur a dans l'esprit n'est ici qu'entr'ouvert.

    Quant ce volume pris en lui-mme, l'auteur n'a qu'un mot en dire. Le genre humain, considr commeun grand individu collectif accomplissant d'poque en poque une srie d'actes sur la terre, a deux aspects,l'aspect historique et l'aspect lgendaire. Le second n'est pas moins vrai que le premier; le premier n'est

    pas moins conjectural que le second.

    Qu'on ne conclue pas de cette dernire lignedisons-le en passantqu'il puisse entrer dans la pense del'auteur d'amoindrir la haute valeur de l'enseignement historique. Pas une gloire, parmi les splendeurs dugnie humain, ne dpasse celle du grand historien philosophe. L'auteur, seulement, sans diminuer la

    porte de l'histoire, veut constater la porte de la lgende. Hrodote fait l'histoire, Homre fait la lgende.

    C'est l'aspect lgendaire qui prvaut dans ce volume et qui en colore les pomes. Ces pomes se passentl'un l'autre le flambeau de la tradition humaine. Quasi cursores. C'est ce flambeau, dont la flamme est levrai, qui fait l'unit de ce livre. Tous ces pomes, ceux du moins qui rsument le pass, sont de la ralithistorique condense ou de la ralit historique devine. La fiction parfois, la falsification jamais; aucungrossissement de lignes; fidlit absolue la couleur des temps et l'esprit des civilisations diverses. Pourciter des exemples, laDcadence romaine n'a pas un dtail qui ne soit rigoureusement exact; la barbariemahomtane ressort de Cantemir, travers l'enthousiasme de l'historiographe turc, telle qu'elle estexpose dans les premires pages deZim-Zizimi et de Sultan Mourad.

    Du reste, les personnes auxquelles l'tude du pass est familire reconnatront, l'auteur n'en doute pas,l'accent rel et sincre de tout ce livre. Un de ces pomes (Premire rencontre du Christ avec le tombeau)est tir, l'auteur pourrait dire traduit, de l'vangile. Deux autres (Le Mariage de Roland,Aymerillot) sontdes feuillets dtachs de la colossale pope du moyen ge (Charlemagne, emperor la barbe florie).Ces deux pomes jaillissent directement des livres de geste de la chevalerie. C'est de l'histoire coute aux

    portes de la lgende.

    Quant au mode de formation de plusieurs des autres pomes dans la pense de l'auteur, on pourra s'enfaire une ide en lisant les quelques lignes places en note avant la pice intitule Les Raisons duMomotombo; lignes d'o cette pice est sortie. L'auteur en convient, un rudiment imperceptible, perdudans la chronique ou dans la tradition, peine visible l'oeil nu, lui a souvent suffi. Il n'est pas dfendu au

    pote et au philosophe d'essayer sur les faits sociaux ce que le naturaliste essaie sur les faits zoologiques,la reconstruction du monstre d'aprs l'empreinte de l'ongle ou l'alvole de la dent.

    Ici lacune, l tude complaisante et approfondie d'un dtail, tel est l'inconvnient de toute publicationfractionne. Ces dfauts de proportion peuvent n'tre qu'apparents. Le lecteur trouvera certainement justed'attendre, pour les apprcier dfinitivement, que La Lgende des Sicles ait paru en entier. Lesusurpations, par exemple, jouent un tel rle dans la construction des royauts au moyen ge et mlent tantde crimes la complication des investitures, que l'auteur a cru devoir les prsenter sous leurs trois

    principaux aspects dans les trois drames, Le Petit Roi de Galice, viradnus, La Confiance du MarquisFabrice. Ce qui peut sembler aujourd'hui un dveloppement excessif s'ajustera plus tard l'ensemble.

    Les tableaux riants sont rares dans ce livre; cela tient ce qu'ils ne sont pas frquents dans l'histoire.

    Comme on le verra, l'auteur, en racontant le genre humain, ne l'isole pas de son entourage terrestre. Ilmle quelquefois l'homme, il heurte l'me humaine, afin de lui faire rendre son vritable son, ces tres

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    diffrents de l'homme que nous nommons btes, choses, nature morte, et qui remplissent on ne saitquelles fonctions fatales dans l'quilibre vertigineux de la cration.

    Tel est ce livre. L'auteur l'offre au public sans rien se dissimuler de sa profonde insuffisance. C'est unetentative vers l'idal. Rien de plus.

    Ce dernier mot a besoin peut-tre d'tre expliqu.

    Plus tard, nous le croyons, lorsque plusieurs autres parties de ce livre auront t publies, on apercevra lelien qui, dans la conception de l'auteur, rattache La Lgende des Sicles deux autres pomes, presquetermins cette heure, et qui en sont, l'un le dnoment, l'autre le commencement:La Fin de Satan, Dieu.

    L'auteur, du reste, pour complter ce qu'il a dit plus haut, ne voit aucune difficult faire entrevoir, ds prsent, qu'il a esquiss dans la solitude une sorte de pome d'une certaine tendue o se rverbre leproblme unique, l'tre, sous sa triple face: l'Humanit, le Mal, l'Infini; le progressif, le relatif, l'absolu;en ce qu'on pourrait appeler trois chants,La Lgende des Sicles, La Fin de Satan, Dieu.

    Il publie aujourd'hui un premier carton de cette esquisse. Les autres suivront.

    Nul ne peut rpondre d'achever ce qu'il a commenc, pas une minute de continuation certaine n'estassure l'oeuvre bauche; la solution de continuit, hlas! c'est tout l'homme; mais il est permis, mmeau plus faible, d'avoir une bonne intention et de la dire.

    Or l'intention de ce livre est bonne.

    L'panouissement du genre humain de sicle en sicle, l'homme montant des tnbres l'idal, latransfiguration paradisiaque de l'enfer terrestre, l'closion lente et suprme de la libert, droit pour cettevie, responsabilit pour l'autre; une espce d'hymne religieux mille strophes, ayant dans ses entraillesune foi profonde et sur son sommet une haute prire; le drame de la cration clair par le visage ducrateur, voil ce que sera, termin, ce pome dans son ensemble; si Dieu, matre des existenceshumaines, y consent.

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    PRFACE DE LA PREMIRE SRIE

    LA LGENDE DES SICLES

    LA CONSCIENCE

    PUISSANCE GALE BONTBOOZ ENDORMI

    AU LION D'ANDROCLSLE MARIAGE DE ROLAND

    AYMERILLOTBIVARVIRADNUSSULTAN MOURADLA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICELA ROSE DE L'INFANTELES RAISONS DU MOMOTOMBOLA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER

    APRS LA BATAILLELE CRAPAUDLES PAUVRES GENSPLEINE MERPLEIN CIELLA TROMPETTE DU JUGEMENT

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    LA LGENDE DES SIECLES

    LA CONSCIENCE

    Lorsque avec ses enfants vtus de peaux de btes,chevel, livide au milieu des temptes,Can se fut enfui de devant Jhovah,Comme le soir tombait, l'homme sombre arrivaAu bas d'une montagne en une grande plaine;Sa femme fatigue et ses fils hors d'haleineLui dirent:Couchons-nous sur la terre, et dormons.Can, ne dormant pas, songeait au pied des montsAyant lev la tte, au fond des cieux funbresIl vit un oeil, tout grand ouvert dans les tnbres,Et qui le regardait dans l'ombre fixement.

    Je suis trop prs, dit-il avec un tremblement.Il rveilla ses fils dormant, sa femme lasse,Et se remit fuir sinistre dans l'espace.Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.Il allait, muet, ple et frmissant aux bruits,Furtif, sans regarder derrire lui, sans trve,Sans repos, sans sommeil. Il atteignit la grveDes mers dans le pays qui fut depuis Assur.

    Arrtons-nous, dit-il, car cet asile est sr.Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes.Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes

    L'oeil la mme place au fond de l'horizon.Alors il tressaillit en proie au noir frisson.Cachez-moi, cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,Tous ses fils regardaient trembler l'aeul farouche.Can dit Jabel, pre de ceux qui vontSous des tentes de poil dans le dsert profond:

    tends de ce ct la toile de la tente.Et l'on dveloppa la muraille flottante;Et, quand on l'eut fixe avec des poids de plomb- Vous ne voyez plus rien? dit Tsilla, l'enfant blond,La fille de ses fils, douce comme l'aurore;

    Et Can rpondit:je vois cet oeil encore!Jubal, pre de ceux qui passent dans les bourgsSoufflant dans des clairons et frappant des tambours,Cria:je saurai bien construire une barrire.Il fit un mur de bronze et mit Can derrire.Et Can dit:Cet oeil me regarde toujours!Hnoch dit:Il faut faire une enceinte de toursSi terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.Btissons une ville avec sa citadelle.Btissons une ville, et nous la fermerons.Alors Tubalcan, pre des forgerons,Construisit une ville norme et surhumaine.Pendant qu'il travaillait, ses frres, dans la plaine,Chassaient les fils d'nos et les enfants de Seth;Et l'on crevait les yeux quiconque passait;

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    Et, le soir, on lanait des flches aux toiles.Le granit remplaa la tente aux murs de toiles,On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,Et la ville semblait une ville d'enfer;L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes;Ils donnrent aux murs l'paisseur des montagnes;Sur la porte on grava: `Dfense Dieu d'entrer.

    Quand ils eurent fini de clore et de murer,On mit l'aeul au centre en une tour de pierre.Et lui restait lugubre et hagard.O mon pre!L'oeil a-t-il disparu? dit en tremblant Tsilla.Et Can rpondit:Non, il est toujours l.Alors il dit:je veux habiter sous la terre,Comme dans son spulcre un homme solitaire;Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien.On fit donc une fosse, et Can dit: C'est bien!Puis il descendit seul sous cette vote sombre.Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre,

    Et qu'on eut sur son front ferm le souterrain,L'oeil tait dans la tombe et regardait Can.

    PUISSANCE GALE BONT

    Au commencement, Dieu vit un jour dans l'espaceIblis venir lui; Dieu dit:Veux-tu ta grce?

    Non, dit le Mal.Alors que me demandes-tu?Dieu, rpondit Iblis de tnbres vtu,Joutons qui crera la chose la plus belle.L'tre dit: J'y consens.Voici, dit le Rebelle;Moi, je prendrai ton oeuvre et la transformerai.Toi, tu fconderas ce que je t'offrirai;Et chacun de nous deux soufflera son gnieSur la chose par l'autre apporte et fournie.

    Soit. Que te faut-il? Prends, dit l'tre avec ddain.La tte du cheval et les cornes du daim.Prends.Le monstre hsitant que la brume enveloppeReprit:J'aimerais mieux celle de l'antilope.

    Va, prends.Iblis entra dans son antre et forgea.Puis il dressa le front.Est-ce fini dj?

    Non.Te faut-il encor quelque chose? dit l'tre.Les yeux de l'lphant, le cou du taureau, matre.Prends.Je demande en outre, ajouta le Rampant,Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,Les cuisses du chameau, les pattes de l'autruche.

    Prends.Ainsi qu'on entend l'abeille dans la ruche,On entendait aller et venir dans l'enferLe dmon remuant des enclumes de fer.

    Nul regard ne pouvait voir travers la nueCe qu'il faisait au fond de la cave inconnue.Tout coup, se tournant vers l'tre, Iblis hurla

    Donne-moi la couleur de l'or. Dieu dit:Prends-la.Et, grondant et rlant comme un boeuf qu'on gorge,Le dmon se remit battre dans sa forge;Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,

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    Et toute la caverne horrible tressaillait;Les clairs des marteaux faisaient une tempte;Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tte;Il rugissait; le feu lui sortait des naseaux,Avec un bruit pareil au bruit des grandes eauxDans la saison livide o la cigogne migre.Dieu dit:Que te faut-il encor?Le bond du tigre.

    Prends.C'est bien, dit Iblis debout dans son volcan,Viens m'aider souffler, dit-il l'ouragan.L'tre flambait; Iblis, suant grosses gouttes,Se courbait, se tordait, et, sous les sombres votes,On ne distinguait rien qu'une sombre rougeurEmpourprant le profil du monstrueux forgeur.Et l'ouragan l'aidait, tant dmon lui-mme.L'tre, parlant du haut du firmament suprme,Dit:Que veux-tu de plus?Et le grand paria,Levant sa tte norme et triste, lui cria:

    Le poitrail du lion et les ailes de l'aigle.

    Et Dieu jeta, du fond des lments qu'il rgle,A l'ouvrier d'orgueil et de rbellionL'aile de l'aigle avec le poitrail du lion.Et le dmon reprit son oeuvre sous les voiles.

    Quelle hydre fait-il donc? demandaient les toiles.Et le monde attendait, grave, inquiet, bant,Le colosse qu'allait enfanter ce gant.Soudain, on entendit dans la nuit spulcraleComme un dernier effort jetant un dernier rle;L'Etna, fauve atelier du forgeron maudit,Flamboya; le plafond de l'enfer se fendit,Et, dans une clart blme et surnaturelle,On vit des mains d'Iblis jaillir la sauterelle.Et l'infirme effrayant, l'tre ail, mais boiteux,Vit sa cration et n'en fut pas honteux,L'avortement tant l'habitude de l'ombre.Il sortit mi-corps de l'ternel dcombre,Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,Cria dans l'infini:Matre, toi maintenant!Et ce fourbe, qui tend Dieu mme une embche,Reprit:Tu m'as donn l'lphant et l'autruche,

    Et l'or pour dorer tout; et ce qu'ont de plus beauLe chameau, le cheval, le lion, le taureau,Le tigre et l'antilope, et l'aigle et la couleuvre;C'est mon tour de fournir la matire ton oeuvre;Voici tout ce que j'ai. Je te le donne. Prends.Dieu, pour qui les mchants mmes sont transparents,Tendit sa grande main de lumire baigneVers l'ombre, et le dmon lui donna l'araigne.Et Dieu prit l'araigne et la mit au milieuDu gouffre qui n'tait pas encor le ciel bleu;Et l'esprit regarda la bte; sa prunelle,

    Formidable, versait la lueur ternelle;Le monstre, si petit qu'il semblait un point noir,Grossit alors, et fut soudain norme voir;Et Dieu le regardait de son regard tranquille;

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    Une aube trange erra sur cette forme vile;L'affreux ventre devint un globe lumineux;Et les pattes, changeant en sphres d'or leurs noeuds,S'allongrent dans l'ombre en grands rayons de flamme.Iblis leva les yeux; et tout coup l'infme,bloui, se courba sous l'abme vermeil;Car Dieu, de l'araigne, avait fait le soleil.

    BOOZ ENDORMI

    Booz s'tait couch de fatigue accabl;Il avait tout le jour travaill dans son aire,Puis avait fait son lit sa place ordinaire;Booz dormait auprs des boisseaux pleins de bl.Ce vieillard possdait des champs de bls et d'orge;Il tait, quoique riche, la justice enclin;Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin,Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

    Sa barbe tait d'argent comme un ruisseau d'avril.Sa gerbe n'tait point avare ni haineuse;Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse:

    Laissez tomber exprs des pis, disait-il.Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,Vtu de probit candide et de lin blanc;Et, toujours du ct des pauvres ruisselant,Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.Booz tait bon matre et fidle parent;Il tait gnreux, quoiqu'il ft conome;Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme.Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.Le vieillard, qui revient vers la source premire,Entre aux jours ternels et sort des jours changeants;Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumire.Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens;Prs des meules, qu'on et prises pour des dcombres,Les moissonneurs couchs faisaient des groupes sombres;Et ceci se passait dans des temps trs anciens.Les tribus d'Isral avaient pour chef un juge;

    La terre, o l'homme errait sous la tente, inquietDes empreintes de pieds de gant qu'il voyait,tait encor mouille et molle du dluge.Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,Booz, les yeux ferms, gisait sous la feuille;Or, la porte du ciel s'tant entre-billeAu-dessus de sa tte, un songe en descendit.Et ce songe tait tel, que Booz vit un chneQui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu;Une race y montait comme une longue chane;Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

    Et Booz murmurait avec la voix de l'me'Comment se pourrait-il que de moi ceci vnt?Le chiffre de mes ans a pass quatre vingt,Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

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    'Voil longtemps que celle avec qui j'ai dormi,O Seigneur! a quitt ma couche pour la vtre;Et nous sommes encor tout mls l'un l'autre,Elle demi vivante et moi mort demi.'Une race natrait de moi! Comment le croire?Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants?Quand on est jeune, on a des matins triomphants,

    Le jour sort de la nuit comme d'une victoire;'Mais, vieux, on tremble ainsi qu' l'hiver le bouleau.Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,Et je courbe, mon Dieu! mon me vers la tombe,Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau.'Ainsi parlait Booz dans le rve et l'extase,Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noys;Le cdre ne sent pas une rose sa base,Et lui ne sentait pas une femme ses pieds.Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,S'tait couche aux pieds de Booz, le sein nu,

    Esprant on ne sait quel rayon inconnu,Quand viendrait du rveil la lumire subite.Booz ne savait point qu'une femme tait l,Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle,Un frais parfum sortait des touffes d'asphodle;Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.L'ombre tait nuptiale, auguste et solennelle;Les anges y volaient sans doute obscurment,Car on voyait passer dans la nuit, par moment,Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.La respiration de Booz qui dormait,Se mlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.On tait dans le mois o la nature est douce,Les collines ayant des lis sur leur sommet.Ruth songeait et Booz dormait; l'herbe tait noire;Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement;Une immense bont tombait du firmament;C'tait l'heure tranquille o les lions vont boire.Tout reposait dans Ur et dans Jrimadeth;Les astres maillaient le ciel profond et sombre;Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre

    Brillait l'occident, et Ruth se demandait,Immobile, ouvrant l'oeil moiti sous ses voiles,Quel dieu, quel moissonneur de l'ternel tAvait, en s'en allant, ngligemment jetCette faucille d'or dans le champ des toiles.

    AU LION D'ANDROCLS

    La ville ressemblait l'univers. C'taitCette heure o l'on dirait que toute me se tait,Que tout astre s'clipse et que le monde change.

    Rome avait tendu sa pourpre sur la fange.O l'aigle avait plan, rampait le scorpion.Trimalcion foulait les os de Scipion.Rome buvait, gaie, ivre et la face rougie;

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    Et l'odeur du tombeau sortait de cette orgie.L'amour et le bonheur, tout tait effrayant.Lesbie en se faisant coiffer, heureuse, ayantSon Tibulle ses pieds qui chantait leurs tendresses,Si l'esclave persane arrangeait mal ses tresses,Lui piquait les seins nus de son pingle d'or.Le mal travers l'homme avait pris son essor;

    Toutes les passions sortaient de leurs orbites.Les fils aux vieux parents faisaient des morts subites.Les rhteurs disputaient les tyrans aux bouffons.La boue et l'or rgnaient. . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Rome horrible chantait. Parfois, devant ses portes,Quelque Crassus, vainqueur d'esclaves et de rois,Plantait le grand chemin de vaincus mis en croix;Et, quand Catulle, amant que notre extase coute,Errait avec Dlie, aux deux bords de la route,Six mille arbres humains saignaient sur leurs amours.

    La gloire avait hant Rome dans les grands jours,Toute honte prsent tait la bienvenue.. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . .paphrodite avait un homme pour hochetEt brisait en jouant les membres d'pictte.Femme grosse, vieillard dbile, enfant qui tette,Captifs, gladiateurs, chrtiens, taient jetsAux btes, et, tremblants, blmes, ensanglants,Fuyaient, et l'agonie effare et vivanteSe tordait dans le cirque, abme d'pouvante.Pendant que l'ours grondait, et que les lphants,Effroyables, marchaient sur les petits enfants,La vestale songeait dans sa chaise de marbre.Par moments, le trpas, comme le fruit d'un arbre,Tombait du front pensif de la ple beaut;Le mme clair de meurtre et de frocitPassait de l'oeil du tigre au regard de la vierge.Le monde tait le bois, l'empire tait l'auberge.De noirs passants trouvaient le trne en leur chemin,Entraient, donnaient un coup de dent au genre humain,

    Puis s'en allaient. Nron venait aprs Tibre.Csar foulait aux pieds le Hun, le Goth, l'Ibre;Et l'empereur, pareil aux fleurs qui durent peu,Le soir tait charogne moins qu'il ne ft dieu.Le porc Vitellius roulait aux gmonies.Escalier des grandeurs et des ignominies,Bagne effrayant des morts, pilori des nants,Saignant, fumant, infect, ce charnier de gantsSemblait fait pour pourrir le squelette du monde.Des torturs rlaient sur cette rampe immonde,Juifs sans langue, poltrons sans poings, larrons sans yeux;

    Ainsi que dans le cirque atroce et furieuxL'agonie tait l, hurlant sur chaque marche.Le noir gouffre cloaque au fond ouvrait son archeO croulait Rome entire; et, dans l'immense gout,

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    Quand le ciel juste avait foudroy coup sur coup,Parfois deux empereurs, chiffres du fatal nombre,Se rencontraient, vivants encore, et, dans cette ombre,O les chiens sur leurs os venaient mcher leur chair,Le csar d'aujourd'hui heurtait celui d'hier.Le crime sombre tait l'amant du vice infme.Au lieu de cette race en qui Dieu mit sa flamme,

    Au lieu d've et d'Adam, si beaux, si purs tous deux,Une hydre se tranait dans l'univers hideux;L'homme tait une tte et la femme tait l'autre.Rome tait la truie norme qui se vautre.La crature humaine, importune au ciel bleu,Faisait une ombre affreuse la cloison de Dieu;Elle n'avait plus rien de sa forme premire;Son oeil semblait vouloir foudroyer la lumire;Et l'on voyait, c'tait la veille d'Attila,Tout ce qu'on avait eu de sacr jusque-lPalpiter sous son ongle; et pendre ses mchoires,

    D'un ct les vertus et de l'autre les gloires.Les hommes rugissaient quand ils croyaient parler.L'me du genre humain songeait s'en aller;Mais, avant de quitter jamais notre monde,Tremblante, elle hsitait sous la vote profonde,Et cherchait une bte o se rfugier.On entendait la tombe appeler et crier.Au fond, la ple Mort riait sinistre et chauve.Ce fut alors que toi, n dans le dsert fauveO le soleil est seul avec Dieu, toi, songeurDe l'antre que le soir emplit de sa rougeur,Tu vins dans la cit toute pleine de crimes;Tu frissonnas devant tant d'ombre et tant d'abmes;Ton oeil fit, sur ce monde horrible et chti,Flamboyer tout coup l'amour et la piti;Pensif tu secouas ta crinire sur Rome;Et, l'homme tant le monstre, lion, tu fus l'homme.

    II

    LE MARIAGE DE ROLAND

    Ils se battentcombat terrible!corps corps.Voil dj longtemps que leurs chevaux sont morts;Ils sont l seuls tous deux dans une le du Rhne.Le fleuve grand bruit roule un flot rapide et jaune,Le vent trempe en sifflant les brins d'herbe dans l'eau.L'archange saint Michel attaquant Apollo

    Ne ferait pas un choc plus trange et plus sombre.Dj, bien avant l'aube, ils combattaient dans l'ombre.Qui, cette nuit, et vu s'habiller ces barons,Avant que la visire et drob leurs fronts,

    Et vu deux pages blonds, roses comme des filles.Hier, c'taient deux enfants riant leurs familles,Beaux, charmants;aujourd'hui, sur ce fatal terrain,C'est le duel effrayant de deux spectres d'airain,

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    Deux fantmes auxquels le dmon prte une me,Deux masques dont les trous laissent voir de la flamme.Ils luttent, noirs, muets, furieux, acharns.Les bateliers pensifs qui les ont amensOnt raison d'avoir peur et de fuir dans la plaine,Et d'oser, de bien loin, les pier peine:Car de ces deux enfants, qu'on regarde en tremblant,

    L'un s'appelle Olivier et l'autre a nom Roland.Et, depuis qu'ils sont l, sombres, ardents, farouchesUn mot n'est pas encor sorti de ces deux bouches.Olivier, sieur de Vienne et comte souverain,A pour pre Grard et pour aeul Garin.Il fut pour ce combat habill par son pre.Sur sa targe est sculpt Bacchus faisant la guerreAux Normands, Rollon ivre, et Rouen constern,Et le dieu souriant par des tigres tran,Chassant, buveur de vin, tous ces buveurs de cidre.Son casque est enfoui sous les ailes d'une hydre;

    Il porte le haubert que portait Salomon;Son estoc resplendit comme l'oeil d'un dmon;Il y grava son nom afin qu'on s'en souvienne;Au moment du dpart, l'archevque de VienneA bni son cimier de prince fodal.Roland a son habit de fer, et Durandal.Ils luttent de si prs avec de sourds murmures,Que leur souffle pre et chaud s'empreint sur leurs armures.Le pied presse le pied; l'le leurs noirs assautsTressaille au loin; l'acier mord le fer; des morceauxDe heaume et de haubert, sans que pas un s'meuve,Sautent chaque instant dans l'herbe et dans le fleuve;Leurs brassards sont rays de longs filets de sangQui coule de leur crne et dans leurs yeux descend.Soudain, sire Olivier, qu'un coup affreux dmasque,Voit tomber la fois son pe et son casque.Main vide et tte nue, et Roland l'oeil en feu!L'enfant songe son pre et se tourne vers Dieu.Durandal sur son front brille. Plus d'esprance!

    , dit Roland, je suis neveu du roi de France,Je dois me comporter en franc neveu de roi.

    Quand j'ai mon ennemi dsarm devant moi,Je m'arrte. Va donc chercher une autre pe,Et tche, cette fois, qu'elle soit bien trempe.Tu feras apporter boire en mme temps,Car j'ai soif.

    Fils, merci, dit Olivier.J'attends,Dit Roland, hte-toi.Sire Olivier appelleUn batelier cach derrire une chapelle.

    Cours la ville, et dis mon pre qu'il faut

    Une autre pe l'un de nous, et qu'il fait chaud.Cependant les hros, assis dans les broussailles,S'aident dlacer leurs capuchons de mailles,Se lavent le visage, et causent un moment.

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    Le batelier revient, il a fait promptement;L'homme a vu le vieux comte; il rapporte une peEt du vin, de ce vin qu'aimait le grand PompeEt que Tournon rcolte au flanc de son vieux mont.L'pe est cette illustre et fire Closamont,Que d'autres quelquefois appellent Haute-Claire.L'homme a fui. Les hros achvent sans colre

    Ce qu'ils disaient, le ciel rayonne au-dessus d'eux;Olivier verse boire Roland; puis tous deuxMarchent droit l'un vers l'autre, et le duel recommence.Voil que par degrs de sa sombre dmenceLe combat les enivre, il leur revient au coeurCe je ne sais quel dieu qui veut qu'on soit vainqueur,Et qui, s'exasprant aux armures frappes,Mle l'clair des yeux aux lueurs des pes.Ils combattent, versant flots leur sang vermeil.Le jour entier se passe ainsi. Mais le soleilBaisse vers l'horizon. La nuit vient.

    Camarade,Dit Roland, je ne sais, mais je me sens malade.Je ne me soutiens plus, et je voudrais un peuDe repos.

    Je prtends, avec l'aide de Dieu,Dit le bel Olivier, le sourire la lvre,Vous vaincre par l'pe et non point par la fivre.Dormez sur l'herbe verte; et, cette nuit, Roland,

    je vous venterai de mon panache blanc.Couchez-vous et dormez.

    Vassal, ton me est neuve,Dit Roland. Je riais, je faisais une preuve.Sans m'arrter et sans me reposer, je puisCombattre quatre jours encore, et quatre nuits.Le duel reprend. La mort plane, le sang ruisselle.Durandal heurte et suit Closamont; l'tincelleJaillit de toutes parts sous leurs coups rpts.L'ombre autour d'eux s'emplit de sinistres clarts.Ils frappent; le brouillard du fleuve monte et fume;Le voyageur s'effraie et croit voir dans la brumeD'tranges bcherons qui travaillent la nuit.

    Le jour nat, le combat continue grand bruit;La ple nuit revient, ils combattent; l'auroreReparat dans les cieux, ils combattent encore.

    Nul repos. Seulement, vers le troisime soir,Sous un arbre, en causant, ils sont alls s'asseoir;Puis ont recommenc.Le vieux Grard dans VienneAttend depuis trois jours que son enfant revienne.Il envoie un devin regarder sur les tours;Le devin dit: Seigneur, ils combattent toujours.Quatre jours sont passs, et l'le et le rivage

    Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage.Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lasss,Froissent le glaive au glaive et sautent les fosss,Et passent, au milieu des ronces remues,

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    Comme deux tourbillons et comme deux nues.O chocs affreux! terreur! tumulte tincelant!Mais enfin Olivier saisit au corps Roland,Qui de son propre sang en combattant s'abreuve,Et jette d'un revers Durandal dans le fleuve.

    C'est mon tour maintenant, et je vais envoyerChercher un autre estoc pour vous, dit Olivier.

    Le sabre du gant Sinnagog est Vienne.C'est, aprs Durandal, le seul qui vous convienne.Mon pre le lui prit alors qu'il le dfit.Acceptez-le.Roland sourit.Il me suffitDe ce bton.Il dit, et dracine un chne.Sire Olivier arrache un orme dans la plaineEt jette son pe, et Roland, plein d'ennui,L'attaque. Il n'aimait pas qu'on vnt faire aprs luiLes gnrosits qu'il avait dj faites.Plus d'pe en leurs mains, plus de casque leurs ttes.

    Ils luttent maintenant, sourds, effars, bants,A grands coups de troncs d'arbre, ainsi que des gants.Pour la cinquime fois, voici que la nuit tombe.Tout coup Olivier, aigle aux yeux de colombe,S'arrte et dit:-Roland, nous n'en finirons point.Tant qu'il nous restera quelque tronon au poing,

    Nous lutterons ainsi que lions et panthres.Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frres?coute, j'ai ma soeur, la belle Aude au bras blanc,pouse-la.-Pardieu! je veux bien, dit Roland.Et maintenant buvons, car l'affaire tait chaude.C'est ainsi que Roland pousa la belle Aude.

    AYMERILLOT

    Charlemagne, empereur la barbe fleurie,Revient d'Espagne; il a le coeur triste, il s'crie:

    Roncevaux! Roncevaux! tratre Ganelon!Car son neveu Roland est mort dans ce vallon

    Avec les douze pairs et toute son arme.Le laboureur des monts qui vit sous la rameEst rentr chez lui, grave et calme, avec son chien;Il a bais sa femme au front et dit: C'est bien.Il a lav sa trompe et son arc aux fontaines;Et les os des hros blanchissent dans les plaines.Le bon roi Charle est plein de douleur et d'ennui;Son cheval syrien est triste comme lui.Il pleure; l'empereur pleure de la souffranceD'avoir perdu ses preux, ses douze pairs de France,Ses meilleurs chevaliers qui n'taient jamais las,

    Et son neveu Roland, et la bataille, hlas!Et surtout de songer, lui, vainqueur des Espagnes,Qu'on fera des chansons dans toutes ces montagnesSur ses guerriers tombs devant des paysans,

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    Et qu'on en parlera plus de quatre cents ans!Cependant il chemine; au bout de trois journesIl arrive au sommet des hautes Pyrnes.L, dans l'espace immense il regarde en rvant;Et sur une montagne, au loin, et bien avantDans les terres, il voit une ville trs forte,Ceinte de murs avec deux tours chaque porte.

    Elle offre qui la voit ainsi dans le lointainTrente matresses tours avec des toits d'tain,Et des mchicoulis de forme sarrasineEncor tout ruisselants de poix et de rsine.Au centre est un donjon si beau, qu'en vritOn ne le peindrait pas dans tout un jour d't.Ses crneaux sont scells de plomb, chaque embrasureCache un archer dont l'oeil toujours guette et mesure.Ses gargouilles font peur, son fate vermeilRayonne un diamant gros comme le soleil,Qu'on ne peut regarder fixement de trois lieues.

    Sur la gauche est la mer aux grandes ondes bleues,Qui jusqu' cette ville apporte ses dromons.Charle, en voyant ces tours tressaille sur les monts.

    Mon sage conseiller, Naymes, duc de Bavire,Quelle est cette cit prs de cette rivire?Qui la tient la peut dire unique sous les cieux.Or, je suis triste, et c'est le cas d'tre joyeux.Oui, duss-je rester quatorze ans dans ces plaines,0 gens de guerre, archers compagnons, capitaines,Mes enfants! mes lions! saint Denis m'est tmoinQue j'aurai cette ville avant d'aller plus loin!Le vieux Naymes frissonne ce qu'il vient d'entendre.

    Alors, achetez-la, car nul ne peut la prendre,Elle a pour se dfendre, outre ses Barnais,Vingt mille Turcs ayant chacun double harnais.Quant nous, autrefois, c'est vrai, nous triomphmes;Mais, aujourd'hui, vos preux ne valent pas des femmes,Ils sont tous harasss et du gte envieux,Et je suis le moins las, moi qui suis le plus vieux.Sire, je parle franc et je ne farde gure.D'ailleurs, nous n'avons point de machines de guerre;

    Les chevaux sont rendus, les gens rassasis;Je trouve qu'il est temps que vous vous reposiez,Et je dis qu'il faut tre aussi fou que vous l'tesPour attaquer ces tours avec des arbaltes.L'empereur rpondit au duc avec bont:

    Duc, tu ne m'as pas dit le nom de la cit?On peut bien oublier quelque chose mon ge.Mais, sire, ayez piti de votre baronnage;

    Nous voulons nos foyers, nos logis, nos amours.C'est ne jouir jamais que conqurir toujours.

    Nous venons d'attaquer bien des provinces, sire,

    Et nous en avons pris de quoi doubler l'empire.Ces assigs riraient de vous du haut des tours.Ils ont, pour recevoir srement des secours,Si quelque insens vient heurter leurs citadelles,

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    Trois souterrains creuss par les Turcs infidles,Et qui vont, le premier, dans le val de Bastan,Le second, Bordeaux, le dernier, chez Satan.L'empereur, souriant, reprit d'un air tranquille:

    Duc, tu ne m'as pas dit le nom de cette ville?C'est Narbonne.Narbonne est belle, dit le roi,

    Et je l'aurai; je n'ai jamais vu, sur ma foi,Ces belles filles-l sans leur rire au passage,Et me piquer un peu les doigts leur corsage.Alors, voyant passer un comte de haut lieu,Et qu'on appelait Dreus de Montdidier.Pardieu!Comte, ce bon duc Naymes expire de vieillesse!Mais vous, ami, prenez Narbonne, et je vous laisseTout le pays d'ici jusques Montpellier;Car vous tes le fils d'un gentil chevalier;Votre oncle, que j'estime, tait abb de Chelles;Vous-mme tes vaillant; donc, beau sire, aux chelles!

    L'assaut!Sire empereur, rpondit Montdidier,Je ne suis dsormais bon qu' congdier;J'ai trop port haubert, maillot, casque et salade;J'ai besoin de mon lit, car je suis fort malade;J'ai la fivre; un ulcre aux jambes m'est venu;Et voil plus d'un an que je n'ai couch nu.Gardez tout ce pays, car je n'en ai que faire.L'empereur ne montra ni trouble ni colre.Il chercha du regard Hugo de Cotentin;Ce seigneur tait brave et comte palatin.

    Hugues, dit-il, je suis aise de vous apprendreQue Narbonne est vous; vous n'avez qu' la prendre.Hugo de Cotentin salua l'empereur.

    Sire, c'est un manant heureux qu'un laboureur!Le drle gratte un peu la terre brune ou rougeEt, quand sa tche est faite, il rentre dans son bouge.Moi, j'ai vaincu Tryphon, Thessalus, Gaffer;Par le chaud, par le froid, je suis vtu de fer;Au point du jour, j'entends le clairon pour antienne;Je n'ai plus ma selle une boucle qui tienne;

    Voil longtemps que j'ai pour unique destinDe m'endormir fort tard pour m'veiller matin,De recevoir des coups pour vous et pour les vtres,Je suis trs fatigu. Donnez Narbonne d'autres.Le roi laissa tomber sa tte sur son sein.Chacun songeait, poussant du coude son voisin.Pourtant Charle, appelant Richer de Normandie:

    Vous tes grand seigneur et de race hardie,Duc; ne voudrez-vous pas prendre Narbonne un peu?

    Empereur, je suis duc par la grce de Dieu.Ces aventures-l vont aux gens de fortune.

    Quand on a ma duch, roi Charle, on n'en veut qu'une.L'empereur se tourna vers le comte de Gand.Tu mis jadis bas Maugiron le brigand.Le jour o tu naquis sur la plage marine,

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    L'audace avec le souffle entra dans ta poitrine;Bavon, ta mre tait de fort bonne maison;Jamais on ne t'a fait choir que par trahison;Ton me aprs la chute tait encor meilleure.

    je me rappellerai jusqu' ma dernire heureL'air joyeux qui parut dans ton oeil hasardeux,Un jour que nous tions en marche seuls tous deux,

    Et que nous entendions dans les plaines voisinesLe cliquetis confus des lances sarrasines.Le pril fut toujours de toi bien accueilli,Comte; eh bien! prends Narbonne et je t'en fais bailli.

    Sire, dit le Gantois, je voudrais tre en Flandre.J'ai faim, mes gens ont faim; nous venons d'entreprendreUne guerre travers un pays endiabl;

    Nous y mangions, au lieu de farine de bl,Des rats et des souris, et, pour toutes ribotes,

    Nous avons dvor beaucoup de vieilles bottes.Et puis votre soleil d'Espagne m'a hl

    Tellement, que je suis tout noir et tout brl;Et, quand je reviendrai de ce ciel insalubreDans ma ville de Gand avec ce front lugubre,Ma femme, qui dj peut-tre a quelque amant,Me prendra pour un Maure et non pour un Flamand!J'ai hte d'aller voir l-bas ce qui se passe.Quand vous me donneriez, pour prendre cette place,Tout l'or de Salomon et tout l'or de Ppin,

    Non! je m'en vais en Flandre, o l'on mange du pain.Ces bons Flamands, dit Charle, il faut que cela mange.Il reprit:, je suis stupide. Il est trangeQue je cherche un preneur de ville, ayant iciMon vieil oiseau de proie, Eustache de Nancy.Eustache, moi! Tu vois, cette Narbonne est rude;Elle a trente chteaux, trois fosss, et l'air prude;A chaque porte un camp, et, pardieu! j'oubliais,L-bas, six grosses tours en pierre de liais.Ces douves-l nous font parfois si grise mineQu'il faut recommencer l'heure o l'on termine,Et que, la ville prise, on choue au donjon.

    Mais qu'importe! es-tu pas le grand aigle?Un pigeon,Un moineau, dit Eustache, un pinson dans la haie!Roi, je me sauve au nid. Mes gens veulent leur paie;Or, je n'ai pas le sou; sur ce, pas un garonQui me fasse crdit d'un coup d'estramaon;Leurs yeux me donneront peine une tincellePar sequin qu'ils verront sortir de l'escarcelle.Tas de gueux! Quant moi, je suis trs ennuy;Mon vieux poing tout sanglant n'est jamais essuy;Je suis moulu. Car, sire, on s'chine la guerre;

    On arrive har ce qu'on aimait nagure,Le danger qu'on voyait tout rose, on le voit noir;On s'use, on se disloque, on finit par avoirLa goutte aux reins, l'entorse aux pieds, aux mains l'ampoule,

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    Si bien qu'tant parti vautour, on revient poule.Je dsire un bonnet de nuit. Foin du cimier!J'ai tant de gloire, roi, que j'aspire au fumier.Le bon cheval du roi frappait du pied la terreComme s'il comprenait; sur le mont solitaireLes nuages passaient. Grard de Roussillontait quelques pas avec son bataillon;

    Charlemagne en riant vint lui.Vaillant homme,Vous tes dur et fort comme un Romain de Rome;Vous empoignez le pieu sans regarder aux clous;Gentilhomme de bien, cette ville est vous!Grard de Roussillon regarda d'un air sombreSon vieux gilet de fer rouill, le petit nombreDe ses soldats marchant tristement devant eux,Sa bannire troue et son cheval boiteux.

    Tu rves, dit le roi, comme un clerc en Sorbonne.Faut-il donc tant songer pour accepter Narbonne?

    Roi, dit Grard, merci, j'ai des terres ailleurs.Voil comme parlaient tous ces fiers batailleursPendant que les torrents mugissaient sous les chnes.L'empereur fit le tour de tous ses capitaines;Il appela les plus hardis, les plus fougueux,Eudes, roi de Bourgogne, Albert de Prigueux,Samo, que la lgende aujourd'hui divinise,Garin, qui, se trouvant un beau jour Venise,Emporta sur son dos le lion de Saint-Marc,Ernaut de Baulande, Ogier de Danemark,Roger, enfin, grande me au pril toujours prte.Ils refusrent tous. Alors, levant la tte,Se dressant tout debout sur ses grands triers,Tirant sa large pe aux clairs meurtriers,Avec un pre accent plein de sourdes hues,Ple, effrayant, pareil l'aigle des nues,Terrassant du regard son camp pouvant,L'invincible empereur s'cria:

    Lchet!O comtes palatins tombs dans ces valles,O gants qu'on voyait debout dans les mles,

    Devant qui Satan mme aurait cri merci,Olivier et Roland, que n'tes-vous ici!Si vous tiez vivants, vous prendriez Narbonne,Paladins! vous, du moins, votre pe tait bonne,Votre coeur tait haut, vous ne marchandiez pas!Vous alliez en avant sans compter tous vos pas!O compagnons couchs dans la tombe profonde,Si vous tiez vivants, nous prendrions le monde!Grand Dieu! que voulez-vous que je fasse prsent?Mes yeux cherchent en vain un brave au coeur puissantEt vont, tout effrays de nos immenses tches,

    De ceux-l qui sont morts ceux-ci qui sont lches!Je ne sais point comment on porte des affrontsJe les jette mes pieds, je n'en veux pas! Barons,Vous qui m'avez suivi jusqu' cette montagne,

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    Normands, Lorrains, marquis des marches d'Allemagne,Poitevins, Bourguignons, gens du pays Pisan,Bretons, Picards, Flamands, Franais, allez-vous-en!Guerriers, allez-vous-en d'auprs de ma personne,Des camps o l'on entend mon noir clairon qui sonneRentrez dans vos logis, allez-vous-en chez vous,Allez-vous-en d'ici, car je vous chasse tous!

    Je ne veux plus de vous! Retournez chez vos femmes!Allez vivre cachs, prudents, contents, infmes!C'est ainsi qu'on arrive l'ge d'un aeul.Pour moi, j'assigerai Narbonne moi tout seul.Je reste ici rempli de joie et d'esprance!Et, quand vous serez tous dans notre douce France,O vainqueurs des Saxons et des Aragonais!Quand vous vous chaufferez les pieds vos chenets,Tournant le dos aux jours de guerres et d'alarmes,Si l'on vous dit, songeant tous vos grands faits d'armesQui remplirent longtemps la terre de terreur

    Mais o donc avez-vous quitt votre empereur?Vous rpondrez, baissant les yeux vers la muraille:

    Nous nous sommes enfuis le jour d'une bataille,Si vite et si tremblants et d'un pas si pressQue nous ne savons plus o nous l'avons laiss!Ainsi Charles de France appel Charlemagne,Exarque de Ravenne, empereur d'Allemagne,Parlait dans la montagne avec sa grande voix;Et les ptres lointains, pars au fond des bois,Croyaient en l'entendant que c'tait le tonnerre.Les barons consterns fixaient leurs yeux terre.Soudain, comme chacun demeurait interdit,Un jeune homme bien fait sortit des rangs et dit:

    Que monsieur saint Denis garde le roi de France!L'empereur fut surpris de ce ton d'assurance.Il regarda celui qui s'avanait, et vit,Comme le roi Sal lorsque apparut David,Une espce d'enfant au teint rose, aux mains blanches,Que d'abord les soudards dont l'estoc bat les hanchesPrirent pour une fille habille en garon,Doux, frle, confiant, serein, sans cusson

    Et sans panache, ayant, sous ses habits de serge,L'air grave d'un gendarme et l'air froid d'une vierge.Toi, que veux-tu, dit Charle, et qu'est-ce qui t'meut?Je viens vous demander ce dont pas un ne veut,L'honneur d'tre, mon roi, si Dieu ne m'abandonne,L'homme dont on dira: C'est lui qui prit Narbonne.L'enfant parlait ainsi d'un air de loyaut,Regardant tout le monde avec simplicit.Le Gantois, dont le front se relevait trs vite,Se mit rire, et dit aux retres de sa suite:-H! c'est Aymerillot, le petit compagnon.

    Aymerillot, reprit le roi, dis-nous ton nom.Aymery. Je suis pauvre autant qu'un pauvre moine.J'ai vingt ans, je n'ai point de paille et point d'avoine,Je sais lire en latin, et je suis bachelier.

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    Voil tout, sire. Il plut au sort de m'oublierLorsqu'il distribua les fiefs hrditaires.Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres,Mais tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon coeur.J'entrerai dans Narbonne et je serai vainqueur.Aprs, je chtierai les railleurs, s'il en reste.Charles, plus rayonnant que l'archange cleste,

    S'cria:Tu seras, pour ce propos hautain,Aymery de Narbonne et comte palatin,Et l'on te parlera d'une faon civile.Va, fils!Le lendemain Aymery prit la ville.

    BIVAR

    Bivar tait, au fond d'un bois sombre, un manoirCarr, flanqu de tours, fort vieux, et d'aspect noir.

    La cour tait petite et la porte tait laide.Quand le scheik Jabias, depuis roi de Tolde,Vint visiter le Cid au retour de Cintra,Dans l'troit patio le prince maure entra;Un homme, qui tenait la main une trille,Pansait une jument attache la grille;Cet homme, dont le scheik ne voyait que le dos,Venait de dposer terre des fardeaux,Un sac d'avoine, une auge, un harnais, une selle;La bannire arbore au donjon tait celleDe don Digue, ce pre tant encor vivant;L'homme, sans voir le scheik, frottant, brossant, lavant,Travaillait, tte nue et bras nus, et sa vestetait d'un cuir farouche, et d'une mode agreste;Le scheik, sans baucher mme un buenos dias,Dit:Manant, je viens voir le seigneur Ruy Diaz,Le grand campador des Castilles.Et l'homme,Se retournant, lui dit: C'est moi.

    Quoi! vous qu'on nommeLe hros, le vaillant, le seigneur des pavois,S'cria Jabias, c'est vous qu'ainsi je vois!

    Quoi! c'est vous qui n'avez qu' vous mettre en campagne,Et qu' dire: Partons! pour donner l'Espagne,D'Avis Gibraltar, d'Algarve Cadafal,O grand Cid, le frisson du clairon triomphal,Et pour faire accourir au-dessus de vos tentes,Ailes au vent, l'essaim des victoires chantantes!Lorsque je vous ai vu, seigneur, moi prisonnier,Vous vainqueur, au palais du roi, l't dernier,Vous aviez l'air royal du conqurant de l'bre;Vous teniez la main la Tizona clbre;Votre magnificence emplissait cette cour,

    Comme il sied quand on est celui d'o vient le jour;Cid, vous tiez vraiment un Bivar trs superbe;On et dans un brasier cueilli des touffes d'herbe,Seigneur, plus aisment, certes, qu'on n'et trouv

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    Quelqu'un qui devant vous prt le haut du pav;Plus d'un richomme avait pour orgueil d'tre membreDe votre servidumbre et de votre antichambre;Le Cid dans sa grandeur allait, venait, parlait,La faisant boire tous, comme aux enfants le lait;D'altiers ducs, tous enfls de faste et de tempte,Qui, depuis qu'ils avaient le chapeau sur la tte,

    D'aucun homme vivant ne s'taient soucis,Se levaient, sans savoir pourquoi, quand vous passiez;Vous vous faisiez servir par tous les gentilshommes;Le Cid comme une altesse avait ses majordomes;Lerme tait votre archer; Gusman, votre frondeur;Vos habits taient faits avec de la splendeur;Vous si bon, vous aviez la pompe de l'armure;Votre miel semblait or comme l'orange mre;Sans cesse autour de vous vingt coureurs taient prts;

    Nul n'tait au-dessus du Cid, et nul auprs;Personne, et-il t de la royale estrade,

    Prince, infant, n'et os vous dire: Camarade!Vous clatiez, avec des rayons jusqu'aux cieux,Dans une prsance blouissante aux yeux;Vous marchiez entour d'un ordre de bataille;Aucun sommet n'tait trop haut pour votre taille,Et vous tiez un fils d'une telle fiertQue les aigles volaient tous de votre ct.Vous regardiez ainsi que nants et fumesTout ce qui n'tait pas commandement d'armes,Et vous ne consentiez qu'au nom de gnral;Cid tait le baron suprme et magistral;Vous dominiez tout, grand, sans chef, sans joug, sans digue,Absolu, lance au poing, panache au front.RodrigueRpondit:Je n'tais alors que chez le roi.Et le scheik s'cria:Mais, Cid, aujourd'hui, quoi,Que s'est-il donc pass? quel est cet quipage?J'arrive, et je vous trouve en veste, comme un page,Dehors, bras nus, nu-tte, et si petit garonQue vous avez en main l'auge et le caveon!Et faisant ce qu'il sied aux cuyers de faire!

    Scheik, dit le Cid, je suis maintenant chez mon pre.EVIRADNUS

    I

    DPART DE L'AVENTURIER POUR L'AVENTURE

    Qu'est-ce que Sigismond et Ladislas ont dit?Je ne sais si la roche ou l'arbre l'entendit;Mais, quand ils ont tout bas parl dans la broussaille,

    L'arbre a fait un long bruit de taillis qui tressaille,Comme si quelque bte en passant l'et troubl,Et l'ombre du rocher tnbreux a semblPlus noire, et l'on dirait qu'un morceau de cette ombre

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    A pris forme et s'en est all dans le bois sombre,Et maintenant on voit comme un spectre marchantL-bas dans la clart sinistre du couchant.Ce n'est pas une bte en son gte veille,Ce n'est pas un fantme clos sous la feuille,Ce n'est pas un morceau de l'ombre du rocherQu'on voit l-bas au fond des clairires marcher;

    C'est un vivant qui n'est ni stryge ni lmure;Celui qui marche l, couvert d'une pre armure,C'est le grand chevalier d'Alsace, viradnus.Ces hommes qui parlaient, il les a reconnus;Comme il se reposait dans le hallier, ces bouchesOnt pass, murmurant des paroles farouches,Et jusqu' son oreille un mot est arriv;Et c'est pourquoi ce juste et ce preux s'est lev.Il connat ce pays qu'il parcourut nagure.Il rejoint l'cuyer Gaselin, page de guerre,Qui l'attend dans l'auberge, au plus profond du val,

    O tout l'heure il vient de laisser son chevalPour qu'en hte on lui donne boire, et qu'on le ferre.Il dit au forgeron:Faites vite. Une affaireM'appelle.Il monte en selle et part.

    II

    VIRADNUS

    viradnus,Vieux, commence sentir le poids des ans chenus;Mais c'est toujours celui qu'entre tous on renomme,Le preux que nul n'a vu de son sang conome;Chasseur du crime, il est nuit et jour l'afft;De sa vie il n'a fait d'action qui ne ftSainte, blanche et loyale, et la grande pucelle,L'pe, en sa main pure et sans tache tincelle.C'est le Samson chrtien, qui, survenant point,

    N'ayant pour enfoncer la porte que son poing,Entra, pour la sauver, dans Sickingen en flamme;Qui, s'indignant de voir honorer un infme,

    Fit, sous son dur talon, un tas d'arceaux rompusDu monument bti pour l'affreux duc Lupus,Arracha la statue, et porta la colonneDu munster de Strasbourg au pont de Wasselonne,Et l, fier, la jeta dans les tangs profonds;On vante viradnus d'Altorf Chaux-de-Fonds;Quand il songe et s'accoude, on dirait Charlemagne;Rdant, tout hriss, du bois la montagne,Velu, fauve, il a l'air d'un loup qui serait bon;Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon;Tout entier au devoir qu'en sa pense il couve,

    Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouveQue les hommes sont bas et que les lits sont courts;Il coute partout si l'on crie au secours;Quand les rois courbent trop le peuple, il le redresse

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    Avec une intrpide et superbe tendresse;Il dfendit Alix comme Digue Urraca;Il est le fort, ami du faible; il attaquaDans leurs antres les rois du Rhin, et dans leurs baugesLes barons effrayants et difformes des Vosges;De tout peuple orphelin il se faisait l'aeul;Il mit en libert les villes; il vint seul

    De Hugo Tte-d'Aigle affronter la caverne;Bon, terrible, il brisa le carcan de Saverne,La ceinture de fer de Schelestadt l'anneauDe Colmar et la chane au pied de HaguenauTel fut viradnus. Dans l'horrible balanceO les princes jetaient le dol, la violence,L'iniquit, l'horreur, le mal, le sang, le feu,Sa grande pe tait le contre-poids de Dieu.Il est toujours en marche, attendu qu'on molesteBien des infortuns sous vote cleste,Et qu'on voit dans la nuit bien des mains supplier;

    Sa lance n'aime pas moisir au rtelier;Sa hache de bataille aisment se dcroche;Malheur l'action mauvaise qui s'approcheTrop pres d'viradnus, le champion d'acier!La mort tombe de lui comme l'eau du glacier.Il est hros; il a pour cousine la raceDes Amadis de France et des Pyrrhus de Thrace.Il rit des ans. Cet homme, qui le monde entier

    N'et pas fait dire Grce! et demander quartier,Ira-t-il pas crier au temps: Misricorde!Il s'est, comme Baudoin, ceint les reins d'une corde;Tout vieux qu'il est, il est de la grande tribu;Le moins fier des oiseaux n'est pas l'aigle barbu.Qu'importe l'ge? il lutte. Il vient de Palestine,Il n'est point las. Les ans s'acharnent; il s'obstine.

    III

    DANS LA FORT

    Quelqu'un qui s'y serait perdu ce soir verrait

    Quelque chose d'trange au fond de la fort;C'est une grande salle claire et dserte.O? Dans l'ancien manoir de Corbus.L'herbe verte,Le lierre, le chiendent, l'glantier sauvageon,Font, depuis trois cents ans, l'assaut de ce donjon;Le burg, sous cette abjecte et rampante escalade,Meurt, comme sous la lpre un sanglier malade;Il tombe; les fosss s'emplissent des crneaux;La ronce, ce serpent, tord sur lui ses anneaux;Le moineau franc, sans mme entendre ses murmures,

    Sur ses vieux pierriers morts vient becqueter les mres;L'pine sur son deuil prospre insolemment;Mais, l'hiver, il se venge; alors, le burg dormantS'veille, et, quand il pleut pendant des nuits entires,

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    Quand l'eau glisse des toits et s'engouffre aux gouttires,Il rend grce l'onde, aux vents, et, content d'eux,Profite, pour cracher sur le lierre hideuxDes bouches de granit de ses quatre gargouilles.Le burg est aux lichens comme le glaive aux rouilles;Hlas! et Corbus, triste, agonise. PourtantL'hiver lui plat; l'hiver, sauvage combattant,

    Il se refait, avec les convulsions sombresDes nuages hagards croulant sur ses dcombres,Avec l'clair qui frappe et fuit comme un larron,Avec des souffles noirs qui sonnent du clairon,Une sorte de vie effrayante, sa taille:La tempte est la soeur fauve de la bataille;Et le puissant donjon, froce, chevel,Dit: Me voil! sitt que la bise a siffl;Il rit quand l'quinoxe irrit le querelleSinistrement, avec son haleine de grle;Il est joyeux, ce burg, soldat encore debout,

    Quand, jappant comme un chien poursuivi par un loup,Novembre, dans la brume errant de roche en roche,Rpond au hurlement de janvier qui s'approche.Le donjon crie: En guerre! tourmente, es-tu l?Il craint peu l'ouragan, lui qui vit Attila.Oh! les lugubres nuits! Combats dans la bruine;La nue attaquant, farouche, la ruine!Un ruissellement vaste, affreux, torrentiel,Descend des profondeurs furieuses du ciel;Le burg brave la nue; on entend les gorgonesAboyer aux huit coins de ses tours octogones;Tous les monstres sculpts sur l'difice parsGrondent, et les lions de pierre des rempartsMordent la brume, l'air et l'onde, et les tarasquesBattent de l'aile au souffle horrible des bourrasques;L'pre averse en fuyant vomit sur les griffons;Et, sous la pluie entrant par les trous des plafonds,Les guivres, les dragons, les mduses, les dres,Grincent des dents au fond des chambres effondres;Le chteau de granit, pareil au preux de fer,Lutte toute la nuit, rsiste tout l'hiver;

    En vain le ciel s'essouffle, en vain janvier se rue;En vain tous les passants de cette sombre rueQu'on nomme l'infini, l'ombre et l'immensit,Le tourbillon, d'un fouet invisible ht,Le tonnerre, la trombe o le typhon se dresse,S'acharnent sur la fire et haute forteresse;L'orage la secoue en vain comme un fruit mr;Les vents perdent leur peine guerroyer ce mur,Le fhn bruyant s'y lasse, et sur cette cuirasseL'aquilon s'poumone et l'autan se harasse,Et tous ces noirs chevaux de l'air sortent fourbus

    De leur bataille avec le donjon de Corbus.Aussi, malgr la ronce et le chardon et l'herbe,Le vieux burg est rest triomphal et superbe;Il est comme un pontife au coeur du bois profond,

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    Sa tour lui met trois rangs de crneaux sur le front;Le soir, sa silhouette immense se dcoupe;Il a pour trne un roc, haute et sublime croupe;Et, par les quatre coins, sud, nord, couchant, levant,Quatre monts, Crobius, Blda, gants du vent,Aptar o crot le pin, Toxis que verdit l'orme,Soutiennent au-dessus de sa tiare norme

    Les nuages, ce dais livide de la nuit.Le ptre a peur, et croit que cette tour le suit;Les superstitions ont fait Corbus terrible;On dit que l'Archer Noir a pris ce burg pour cible,Et que sa cave est l'antre o dort le Grand Dormant;Car les gens des hameaux tremblent facilement,Les lgendes toujours mlent quelque fantmeA l'obscure vapeur qui sort des toits de chaume,L'tre enfante le rve, et l'on voit ondoyerL'effroi dans la fume errante du foyer.Aussi, le paysan rend grce sa roture

    Qui le dispense, lui, d'audace et d'aventure,Et lui permet de fuir ce burg de la fortQu'un preux, par point d'honneur belliqueux, chercherait.Corbus voit rarement au loin passer un homme.Seulement, tous les quinze ou vingt ans, l'conomeEt l'huissier du palais, avec des cuisiniersPortant tout un festin dans de larges paniers,Viennent, font des apprts mystrieux, et partent;Et, le soir, travers des branches qui s'cartent,On voit de la lumire au fond du burg noirci,Et nul n'ose approcher. Et pourquoi? Le voici.

    IV

    LA COUTUME DE L'USAGE

    C'est l'usage, la mort du marquis de Lusace,Que l'hritier du trne, en qui revit la race,Avant de revtir les royaux attributs,Aille, une nuit, souper dans la tour de Corbus;C'est de ce noir souper qu'il sort prince et margrave;

    La marquise n'est bonne et le marquis n'est braveQue s'ils ont respir les funbres parfumsDes sicles dans ce nid des vieux matres dfunts.Les marquis de Lusace ont une haute tige,Et leur source est profonde donner le vertige;Ils ont pour pre Ante, anctre d'Attila;De ce vaincu d'Alcide une race coula;C'est la race autrefois Payenne, puis chrtienne,De Lechus, de Platon, d'Othon, d'Ursus, d'tienne,Et de tous ces seigneurs des rocs et des fortsBordant l'Europe au nord, flot d'abord, digue aprs.

    Corbus est double; il est burg au bois, ville en plaine.Du temps o l'on montait sur la tour chtelaine,On voyait, au del des pins et des rochers,Sa ville perant l'ombre au loin de ses clochers;

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    Cette ville a des murs; pourtant ce n'est pas d'elleQue relve l'antique et noble citadelle;Fire, elle s'appartient; quelquefois un chteauEst l'gal d'une ville; en Toscane, Prato,Barletta dans la Pouille, et Crme en Lombardie,Valent une cit, mme forte et hardie;Corbus est de ce rang. Sur ses rudes parois

    Ce burg a le reflet de tous les anciens rois;Tous leurs vnements, toutes leurs funrailles,Ont, chantant ou pleurant, travers ses murailles,Tous s'y sont maris, la plupart y sont ns;C'est l que flamboyaient ces barons couronns;Corbus est le berceau de la royaut scythe.Or, le nouveau marquis doit faire une visiteA l'histoire qu'il va continuer. La loiVeut qu'il soit seul pendant la nuit qui le fait roi.Au seuil de la fort, un clerc lui donne boireUn vin mystrieux vers dans un ciboire,

    Qui doit, le soir venu, l'endormir jusqu'au jour;Puis on le laisse, il part et monte dans la tour;Il trouve dans la salle une table dresse;Il soupe et dort; et l'ombre envoie sa penseTous les spectres des rois depuis le duc Bela:

    Nul n'oserait entrer au burg cette nuit-l;Le lendemain, on vient en foule, on le dlivre;Et, plein des visions du sommeil, encore ivreDe tous ces grands aeux qui lui sont apparus,On le mne l'glise o dort Borivorus;L'vque lui bnit la bouche et la paupire,Et met dans ses deux mains les deux haches de pierreDont Attila frappait juste comme la mort,D'un bras sur le midi, de l'autre sur le nord.Ce jour-l, sur les tours de la ville, on arboreLe menaant drapeau du marquis SwantiboreQui lia dans les bois et fit manger aux loupsSa femme et le taureau dont il tait jaloux.Mme quand l'hritier du trne est une femme,Le souper de la tour de Corbus la rclame;C'est la loi; seulement, la pauvre femme a peur.

    V

    LA MARQUISE MAHAUD

    La nice du dernier marquis, Jean le Frappeur,Mahaud, est aujourd'hui marquise de Lusace.Dame, elle a la couronne, et, femme, elle a la grce.Une reine n'est pas reine sans la beaut.C'est peu que le royaume, il faut la royaut.Dieu dans son harmonie galement emploie

    Le cdre qui rsiste et le roseau qui ploie,Et, certes, il est bon qu'une femme parfoisAit dans sa main les moeurs, les esprits et les lois,Succde au matre altier, sourie au peuple, et mne,

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    En lui parlant tout bas, la sombre troupe humaine;Mais la douce Mahaud, dans ces temps de malheur,Tient trop le sceptre, hlas! comme on tient une fleur;Elle est gaie, tourdie, imprudente et peureuse.Toute une Europe obscure autour d'elle se creuse;Et, quoiqu'elle ait vingt ans, on a beau la prier,Elle n'a pas encor voulu se marier.

    Il est temps cependant qu'un bras viril l'appuie;Comme l'arc-en-ciel rit entre l'ombre et la pluie,Comme la biche joue entre le tigre et l'ours,Elle a, la pauvre belle aux purs et chastes jours,Deux noirs voisins qui font une noire besogne,L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne.

    VI

    LES DEUX VOISINS

    Toute la diffrence entre ce sombre roiEt ce sombre empereur, sans foi, sans Dieu, sans loi,C'est que l'un est la griffe et que l'autre est la serre;Tous deux vont la messe et disent leur rosaire,Ils n'en passent pas moins pour avoir fait tous deuxDans l'enfer un trait d'alliance hideux;On va mme jusqu' chuchoter voix basse,Dans la foule o la peur d'en haut tombe et s'amasse,L'affreux texte d'un pacte entre eux et le pouvoirQui s'agite sous l'homme au fond du monde noir;Quoique l'un soit la haine et l'autre la vengeance,Ils vivent cte cte en bonne intelligence;Tous les peuples qu'on voit saigner l'horizonSortent de leur tenaille et sont de leur faon;Leurs deux figures sont lugubrement grandiesPar de rouges reflets de sacs et d'incendies;D'ailleurs, comme David, suivant l'usage ancien,L'un est pote, et l'autre est bon musicien;Et, les dclarant dieux, la renomme allieLeurs noms dans les sonnets qui viennent d'Italie.L'antique hirarchie a l'air mise en oubli,

    Car, suivant le vieil ordre en Europe tabli,L'empereur d'Allemagne est duc, le roi de FranceMarquis; les autres rois ont peu de diffrence;Ils sont barons autour de Rome, leur pilier,Et le roi de Pologne est simple chevalier;Mais dans ce sicle on voit l'exception uniqueDu roi sarmate gal au csar germanique.Chacun s'est fait sa part; l'Allemand n'a qu'un soin,Il prend tous les pays de terre ferme au loin;Le Polonais, ayant le rivage baltique,Veut des ports, il a pris toute la mer Celtique,

    Sur tous les flots du nord il pousse ses dromons,L'Islande voit passer ses navires dmons;L'Allemand brle Anvers et conquiert les deux Prusses,Le Polonais secourt Spotocus, duc des Russes,

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    Comme un plus grand boucher en aide un plus petit;Le roi prend, l'empereur pille, usurpe, investit;L'empereur fait la guerre l'ordre teutonique,Le roi sur le Jutland pose son pied cynique;Mais, qu'ils brisent le faible ou qu'ils trompent le fort,Quoi qu'ils fassent, ils ont pour loi d'tre d'accord;Des geysers du ple aux cits transalpines,

    Leurs ongles monstrueux, crisps sur des rapines,gratignent le ple et triste continent.Et tout leur russit. Chacun d'eux, rayonnant,Mne fin tous ses plans lches ou tmraires,Et rgne; et, sous Satan paternel, ils sont frres;Ils s'aiment; l'un est fourbe et l'autre est dloyal,Ils sont les deux bandits du grand chemin royal.O les noirs conqurants! et quelle oeuvre phmre!L'ambition, branlant ses ttes de chimre,Sous leur crne brumeux, ftide et sans clart,

    Nourrit la pourriture et la strilit;

    Ce qu'ils font est nant et cendre; une hydre allaite,Dans leur me nocturne et profonde, un squelette.Le Polonais sournois, l'Allemand hasardeux,Remarquent qu' cette heure une femme est prs d'eux;Tous deux guettent Mahaud. Et nagure avec rage,De sa bouche qu'empourpre une lueur d'orageEt d'o sortent des mots pleins d'ombre et teints de sang,L'empereur a jet cet clair menaant:

    L'empire est las d'avoir au dos cette besaceQu'on appelle la haute et la basse Lusace,Et dont la pesanteur, qui nous met sur les dents,S'accrot quand par hasard une femme est dedans.Le Polonais se tait, pie et patiente.Ce sont deux grands dangers; mais cette insoucianteSourit, gazouille et danse, aime les doux propos,Se fait bnir du pauvre et rduit les impts;Elle est vive, coquette, aimable et bijoutire;Elle est femme toujours; dans sa couronne altire,Elle choisit la perle, elle a peur du fleuron;Car le fleuron tranchant, c'est l'homme et le baron.Elle a des tribunaux d'amour qu'elle prside;

    Aux copistes d'Homre elle paye un subside;Elle a tout rcemment accueilli dans sa courDeux hommes, un luthier avec un troubadour,Dont on ignore tout, le nom, le rang, la race,Mais qui, conteurs charmants, le soir, sur la terrasse,A l'heure o les vitraux aux brises sont ouverts,Lui font de la musique et lui disent des vers.Or, en juin, la Lusace, en aot, les Moraves,Font la fte du trne et sacrent leurs margraves:C'est aujourd'hui le jour du burg mystrieux;Mahaud viendra ce soir souper chez ses aeux.

    Qu'est-ce que tout cela fait l'herbe des plaines,Aux oiseaux, la fleur, au nuage, aux fontaines?Qu'est-ce que tout cela fait aux arbres des bois,Que le peuple ait des jougs et que l'homme ait des rois?

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    L'eau coule, le vent passe, et murmure: Qu'importe?

    VII

    LA SALLE MANGER

    La salle est gigantesque; elle n'a qu'une porte;

    Le mur fuit dans la brume et semble illimit;En face de la porte, l'autre extrmit,Brille, trange et splendide, une table adosseAu fond de ce livide et froid rez-de-chausse;La salle a pour plafond les charpentes du toit;Cette table n'attend qu'un convive; on n'y voitQu'un fauteuil, sous un dais qui pend aux poutres noires;Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires,Le fier combat du roi des Vendes ThassiloContre Nemrod sur terre et Neptune sur l'eau,Le fleuve Rhin trahi par la rivire Meuse,

    Et, groupes blmissants sur la paroi brumeuse,Odin, le loup Fenris et le serpent Asgar;Et toute la lumire clairant ce hangar,Qui semble d'un dragon avoir t l'table,Vient d'un flambeau sinistre allum sur la table;C'est le grand chandelier aux sept branches de ferQue l'archange Attila rapporta de l'enferAprs qu'il eut vaincu le Mammon, et sept mesFurent du noir flambeau les sept premires flammes.Toute la salle semble un grand linamentD'abme, model dans l'ombre vaguement;Au fond, la table clate avec la brusquerieDe la clart heurtant des blocs d'orfvrerie;De beaux faisans tus par les tratres faucons,Des viandes froides, force aiguires et flaconsChargent la table o s'offre une opulente agape.Les plats bords de fleurs sont en vermeil; la nappeVient de Frise, pays clbre par ses draps;Et, pour les fruits, brugnons, fraises, pommes, cdrats,Les ptres de la Murg ont sculpt les sbilesCes orfvres du bois sont des rustres habiles

    Qui font sur une cuelle ondoyer des jardinsEt des monts o l'on voit fuir des chasses aux daims;Sur une vasque d'or aux anses florentines,Des Actons cornus et chausss de bottinesLuttent, l'pe au poing, contre des lvriers;Des branches de glaeuls et de genvriers,Des roses, des bouquets d'anis, une joncheDe sauge tout en fleur nouvellement fauche,Couvrent d'un frais parfum de printemps rpanduUn tapis d'Ispahan sous la table tendu.Dehors, c'est la ruine et c'est la solitude.

    On entend, dans sa rauque et vaste inquitude,Passer sur le hallier par l't rajeuniLe vent, onde de l'ombre et flot de l'infini.On a remis partout des vitres aux verrires

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    Qu'branle la rafale arrivant des clairires;L'trange dans ce lieu tnbreux et rvant,Ce serait que celui qu'on attend ft vivant;Aux lueurs du sept-bras, qui fait flamboyer presqueLes vagues yeux pars sur la lugubre fresque,On voit le long des murs, par place, un escabeau,Quelque long coffre obscur meubler le tombeau,

    Et des buffets chargs de cuivre et de faence;Et la porte, effrayante et sombre confiance,Est formidablement ouverte sur la nuit.Rien ne parle en ce lieu d'o tout homme s'enfuit.La terreur, dans les coins accroupie, attend l'hte.Cette salle manger de titans est si haute,Qu'en garant, de poutre en poutre, son regardAux tages confus de ce plafond hagard,On est presque tonn de n'y pas voir d'toiles.L'araigne est gante en ces hideuses toilesFlottant, l-haut, parmi les madriers profonds

    Que mordent aux deux bouts les gueules des griffons.La lumire a l'air noire et la salle a l'air morte.La nuit retient son souffle. On dirait que la porteA peur de remuer tout haut ses deux battants.

    VIII

    CE QU'ON Y VOIT ENCORE

    Mais ce que cette salle, antre obscur des vieux temps,A de plus spulcral et de plus redoutable,Ce n'est pas le flambeau, ni le dais, ni la table;C'est, le long de deux rangs d'arches et de piliers,Deux files de chevaux avec leurs chevaliers.Chacun son pilier s'adosse et tient sa lance;L'arme droite, ils se font vis--vis en silence;Les chanfreins sont lacs; les harnais sont boucls;Les chatons des cuissards sont barrs de leurs cls;Les trousseaux de poignards sur l'aron se rpandent;Jusqu'aux pieds des chevaux les caparaons pendent;Les cuirs sont agrafs; les ardillons d'airain

    Attachent l'peron, serrent le gorgerin;La grande pe mains brille au croc de la selle;La hache est sur le dos, la dague est sous l'aisselle;Les genouillres ont leur boutoir meurtrier,Les mains pressent la bride et les pieds l'trier;Ils sont prts; chaque heaume est masqu de son crible;Tous se taisent; pas un ne bouge; c'est terrible.Les chevaux monstrueux ont la corne au frontail;Si Satan est berger, c'est l son noir btail.Pour en voir de pareils dans l'ombre, il faut qu'on dorme;Ils sont comme engloutis sous la housse difforme;

    Les cavaliers sont froids, calmes, graves, arms,Effroyables; les poings lugubrement ferms;Si l'enfer tout coup ouvrait ces mains fantmes.On verrait quelque lettre affreuse dans leurs paumes.

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    De la brume du lieu leur stature s'accrot.Autour d'eux l'ombre a peur et les piliers ont froid.O nuit, qu'est-ce que c'est que ces guerriers livides?Chevaux et chevaliers sont des armures vides,Mais debout. Ils ont tous encor le geste fier,L'air fauve, et, quoique tant de l'ombre, ils sont du fer.Sont-ce des larves? Non; et sont-ce des statues?

    Non. C'est de la chimre et de l'horreur, vtuesD'airain, et, des bas-fonds de ce monde puni,Faisant une menace obscure l'infini;Devant cette impassible et morne chevauche,L'me tremble et se sent des spectres approche,Comme si l'on voyait la halte des marcheursMystrieux que l'aube efface en ses blancheurs.Si quelqu'un, cette heure, osait franchir la porte,A voir se regarder ces masques de la sorte,Il croirait que la mort, de certains moments,Rhabillant l'homme, ouvrant les spulcres dormants,

    Ordonne, hors du temps, de l'espace et du nombre,Des confrontations de fantmes dans l'ombre.Les linceuls ne sont pas plus noirs que ces armets;Les tombeaux, quoique sourds et voils pour jamais,

    Ne sont pas plus glacs que ces brassards; les biresN'ont pas leurs ais hideux mieux joints que ces jambires;Le casque semble un crne, et, de squames couverts,Les doigts des gantelets luisent comme des vers;Ces robes de combat ont des plis de suaires;Ces pieds ptrifis siraient aux ossuaires;Ces piques ont des bois lourds et vertigineuxO des ttes de mort s'bauchent dans les noeuds.Ils sont tous arrogants sur la selle, et leurs bustesAchvent les poitrails des destriers robustes;Les mailles sur leurs flancs croisent leurs durs tricots;Le mortier des marquis prs des tortils ducauxRayonne, et sur l'cu, le casque et la rondache,La perle triple alterne avec les feuilles d'ache;La chemise de guerre et le manteau de roiSont si larges qu'ils vont du matre au palefroi;Les plus anciens harnais remontent jusqu' Rome;

    L'armure du cheval sous l'armure de l'hommeVit d'une vie horrible, et guerrier et coursierNe font qu'une seule hydre aux cailles d'acier.L'histoire est l; ce sont toutes les panopliesPar qui furent jadis tant d'oeuvres accomplies;Chacune, avec son timbre en forme de delta,Semble la vision du chef qui la porta;L sont des ducs sanglants et les marquis sauvagesQui portaient pour pennons au milieu des ravagesDes saints dors et peints sur des peaux de poissons.Voici Geth, qui criait aux Slaves: Avanons!

    Mundiaque, Ottocar, Platon, Ladislas Cunne,Welf, dont l'cu portait: 'Ma peur se nomme Aucune.'Zultan, Nazamystus, Othon le Chassieux;Depuis Spignus jusqu' Spartibor aux trois yeux,

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    Toute la dynastie effrayante d'AnteSemble l sur le bord des sicles arrte.Que font-ils l, debout et droits? Qu'attendent-ils?L'aveuglement remplit l'armet aux durs sourcils.L'arbre est l sans la sve et le hros sans l'me;O l'on voit des yeux d'ombre on vit des yeux de flamme;La visire aux trous ronds sert de masque au nant;

    Le vide s'est fait spectre et rien s'est fait gant;Et chacun de ces hauts cavaliers est l'corceDe l'orgueil, du dfi, du meurtre et de la force;Le spulcre glac les tient; la rouille mordCes grands casques pris d'aventure et de mort,Que baisait leur matresse auguste, la bannire;Pas un brassard ne peut remuer sa charnire;Les voil tous muets, eux qui rugissaient tous,Et, grondant et grinant, rendaient les clairons fous;Le heaume affreux n'a plus de cri dans ses gencives;Ces armures, jadis fauves et convulsives,

    Ces hauberts, autrefois pleins d'un souffle irrit,Sont venus s'chouer dans l'immobilit,Regarder devant eux l'ombre qui se prolonge,Et prendre dans la nuit la figure du songe.Ces deux files, qui vont depuis le morne seuilJusqu'au fond o l'on voit la table et le fauteuil,Laissent entre leurs fronts une ruelle troite;Les marquis sont gauche et les ducs sont droite;Jusqu'au jour o le toit que Spignus crnela,Charg d'ans, croulera sur leur tte, ils sont l,Ingaux face face, et pareils cte cte.En dehors des deux rangs, en avant, tte haute,Comme pour commander le funbre escadronQu'veillera le bruit du suprme clairon,Les vieux sculpteurs ont mis un cavalier de pierre,Charlemagne, ce roi qui de toute la terreFit une table ronde douze chevaliers.Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers,Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes,Sirnes aux seins nus, mlusines, licornes,Farouches bois de cerfs, aspics, alrions,

    Sur la rigidit des ples morions,Semblent une fort de monstres qui vgte;L'un penche en avant, l'autre en arrire se jette;Tous ces tres, dragons, cerbres orageux,Que le bronze et le rve ont crs dans leurs jeux,Lions volants, serpents ails, guivres palmes,Faits pour l'effarement des livides armes,Espces de dmons composs de terreur,Qui sur le heaume altier des barons en fureurHurlaient, accompagnant la bannire gante,Sur les cimiers glacs songent, gueule bante,

    Comme s'ils s'ennuyaient, trouvant les sicles longs;Et, regrettant les morts saignant sous les talons,Les trompettes, la poudre immense, la bataille,Le carnage, on dirait que l'pouvante bille.

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    Le mtal fait reluire, en reflets durs et froids,Sa grande larme au mufle obscur des palefrois;De ces spectres pensifs l'odeur des temps s'exhale;Leur ombre est formidable au plafond de la salle;Aux lueurs du flambeau frissonnant, au-dessusDes blmes cavaliers vaguement aperus,Elle remue et crot dans les tnbreux fates;

    Et la double range horrible de ces ttesFait, dans l'normit des vieux combles fuyants,De grands nuages noirs aux profils effrayants.Et tout est fixe, et pas un coursier ne se cabreDans cette lgion de la guerre macabre;Oh! ces hommes masqus sur ces chevaux voils,Chose affreuse!A la brume ternelle mls,Ayant chez les vivants fini leur tche austre,Muets, ils sont tourns du ct du mystre;Ces sphinx ont l'air, au seuil du gouffre o rien ne luit,

    De regarder l'nigme en face dans la nuit,Comme si, prts faire, entre les bleus pilastres,Sous leurs sabots d'acier tinceler les astres,Voulant pour cirque l'ombre, ils provoquaient d'en bas,Peur on ne sait quels fiers et funbres combats,Dans le champ sombre o n'ose aborder la pense,La sinistre visire au fond des cieux baisse.

    IX

    BRUIT QUE FAIT LE PLANCHER

    C'est l qu'viradnus entre; Gasclin le suit.Le mur d'enceinte tant presque partout dtruit,Cette porte, ancien seuil des marquis patriarchesQu'au-dessus de la cour exhaussent quelques marches,Domine l'horizon, et toute la fortAutour de son perron comme un gouffre apparat.L'paisseur du vieux roc de Corbus est propiceA cacher plus d'un sourd et sanglant prcipice;Tout le burg, et la salle elle-mme, dit-on,

    Sont btis sur des puits faits par le duc Platon;Le plancher sonne; on sent au-dessous des abmes.Page, dit ce chercheur d'aventures sublimes,Viens. Tu vois mieux que moi, qui n'ai plus de bons yeux,Car la lumire est femme et se refuse aux vieux;Bah! voit toujours assez qui regarde en arrire.On dcouvre d'ici la route et la clairire;Garon, vois-tu l-bas venir quelqu'un?GasclinSe penche hors du seuil; la lune est dans son plein,D'une blanche lueur la clairire est baigne.

    Une femme cheval. Elle est accompagne.

    De qui? Gasclin rpond:Seigneur, j'entends les voixDe deux hommes parlant et riant, et je voisTrois ombres de chevaux qui passent sur la route.

    Bien, dit viradnus. Ce sont eux. Page, coute.

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    Tu vas partir d'ici. Prends un autre chemin.Va-t'en sans tre vu. Tu reviendras demainAvec nos deux chevaux, frais, en bon quipage,Au point du jour. C'est dit. Laisse-moi seul.Le page,Regardant son bon matre avec des yeux de fils,Dit:Si je demeurais? Ils sont deux.Je suffis.Va.

    X

    VIRADNUS IMMOBILE

    Le hros est seul sous ces grands murs svres.Il s'approche un moment de la table o les verresEt les hanaps, dors et peints, petits et grands,Sont tags, divers pour les vins diffrents;Il a soif; les flacons tentent sa lvre avide;Mais la goutte qui reste au fond d'un verre vide

    Trahirait que quelqu'un dans la salle est vivant;Il va droit aux chevaux. Il s'arrte devantCelui qui le plus prs de la table tincelle,Il prend le cavalier et l'arrache la selle;La panoplie en vain lui jette un ple clair,Il saisit corps corps le fantme de fer,Et l'emporte au plus noir de la salle; et, plieDans la cendre et la nuit, l'armure humilieReste adosse au mur comme un hros vaincu;viradnus lui prend sa lance et son cu,Monte en selle sa place, et le voil statue.Pareil aux autres, froid, la visire abattue,On n'entend pas un souffle sa lvre chapper,Et le tombeau pourrait lui-mme s'y tromper.Tout est silencieux dans la salle terrible.

    XI

    UN PEU DE MUSIQUE

    coutez!Comme un nid qui murmure invisible,

    Un bruit confus s'approche, et des rires, des voix,Des pas, sortent du fond vertigineux des bois.Et voici qu' travers la grande fort bruneQu'emplit la rverie immense de la lune,On entend frissonner et vibrer mollement,Communiquant au bois son doux frmissement,La guitare des monts d'Inspruck, reconnaissableAu grelot de son manche o sonne un grain de sable;Il s'y mle la voix d'un homme, et ce frissonPrend un sens et devient une vague chanson.'Si tu veux, faisons un rve.

    Montons sur deux palefrois;Tu m'emmnes, je t'enlve.L'oiseau chante dans les bois.'Je suis ton matre et ta proie;

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    Partons, c'est la fin du jour;Mon cheval sera la joie,Ton cheval sera l'amour.'Nous ferons toucher leurs ttes;Les voyages sont aiss;

    Nous donnerons ces btesUne avoine de baisers.

    'Viens! nos doux chevaux mensongesFrappent du pied tous les deux,Le mien au fond de mes songes,Et le tien au fond des cieux.'Un bagage est ncessaire;

    Nous emporterons nos voeux,Nos bonheurs, notre misre,Et la fleur de tes cheveux.'Viens, le soir brunit les chnes,Le moineau rit; ce moqueurEntend le doux bruit des chanes

    Que tu m'as mises au coeur.'Ce ne sera point ma fauteSi les forts et les monts,En nous voyant cte cte,

    Ne murmurent pas: Aimons!'Viens, sois tendre, je suis ivre.O les verts taillis mouills!Ton souffle te fera suivreDes papillons rveills.'L'envieux oiseau nocturne,Triste, ouvrira son oeil rond;Les nymphes, penchant leur urne,Dans les grottes souriront.'Et diront: "Sommes-nous folles!C'est Landre avec Hro;En coutant leurs paroles

    Nous laissons tomber notre eau."'Allons-nous-en par l'Autriche!

    Nous aurons l'aube nos fronts;Je serai grand, et toi riche,Puisque nous nous aimerons.

    'Allons-nous-en par la terre,Sur nos deux chevaux charmants,Dans l'azur, dans le mystre,Dans les blouissements!'Nous entrerons l'auberge,Et nous payerons l'htelierDe ton sourire de vierge,De mon bonjour d'colier.'Tu seras dame, et moi comte;Viens, mon coeur s'panouit,Viens, nous conterons ce conte

    Aux toiles de la nuit.'La mlodie encor quelques instants se traneSous les arbres bleuis par la lune sereine,Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait

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    S'teint comme un oiseau se pose; tout se tait.

    XII

    LE GRAND JOSS ET LE PETIT ZNO

    Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois ttes

    Joyeuses, et d'o sort une lueur de ftes;Deux hommes, une femme en robe de drap d'or.L'un des hommes parat trente ans; l'autre est encorPlus jeune, et sur son dos il porte en bandoulireLa guitare o s'enlace une branche de lierre;Il est grand et blond; l'autre est petit, ple et brun;Ces hommes, qu'on dirait faits d'ombre et de parfum,Sont beaux, mais le dmon dans leur beaut grimace;Avril a de ces fleurs o rampe une limace.

    Mon grand Joss, mon petit Zno, venez ici.Voyez. C'est effrayant.

    Celle qui parle ainsiC'est madame Mahaud; le clair de lune sembleCaresser sa beaut qui rayonne et qui tremble,Comme si ce doux tre tait de ceux que l'airCre, apporte et remporte en un cleste clair.

    Passer ici la nuit! Certe, un trne s'achte!Si vous n'tiez venus m'escorter en cachette,Dit-elle, je serais vraiment morte de peur.La lune claire auprs du seuil, dans la vapeur,Un des grands chevaliers adosss aux murailles.

    Comme je vous vendrais l'encan ces ferrailles!Dit Zno; je ferais, si j'tais le marquis,De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis,Des galas, des tournois, des bouffons, et des femmes.Et, frappant cet airain d'o sort le bruit des mes,Cette armure o l'on voit frmir le gantelet,Calme et riant, il donne au spulcre un soufflet.

    Laissez donc mes aeux, dit Mahaud qui murmure.Vous tes trop petit pour toucher cette armure.Zno plit. Mais Joss:a, des aeux! J'en ris.Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris.

    Pardieu! pendant qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils songent,coutez, on entend le bruit des dents qui rongent.Et dire qu'en effet autrefois tout celaS'appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela!Hlas! la fin n'est pas plaisante, et dconcerte.Soyez donc ducs et rois! Je ne voudrais pas, certe,Avoir t colosse, avoir t hros,Madame, avoir empli de morts des tombereaux,Pour que, sous ma farouche et fire bourguignotte,Moi, prince et spectre, un rat paisible me grignote!

    C'est que ce n'est point l votre tat, dit Mahaud.

    Chantez, soit; mais ici ne parlez pas trop haut.Bien dit, reprit Zno. C'est un lieu de prodiges.Et, quant moi, je vois des serpentes, des striges,Tout un fourmillement de monstres, s'baucher

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    Dans la brume qui sort des fentes du plancher.Mahaud frmit.

    Ce vin que l'abb m'a fait boireVa bientt m'endormir d'une faon trs noire;Jurez-moi de rester prs de moi.

    J'en rponds,Dit Joss; et Zno dit:Je le jure. Soupons.

    XIII

    ILS SOUPENT

    Et, riant et chantant, ils s'en vont vers la table.Je fais Joss chambellan et Zno conntable,Dit Mahaud. Et tous trois causent, joyeux et beaux,Elle sur le fauteuil, eux sur des escabeaux;Joss mange, Zno boit, Mahaud rve. La feuille

    N'a pas de bruit distinct qu'on note et qu'on recueille,

    Ainsi va le babil sans force et sans lien;Joss par moments fredonne un chant tyrolien,Et fait rire ou pleurer la guitare; les contesSe mlent aux gats fraches, vives et promptes.Mahaud dit:Savez-vous que vous tes heureux?

    Nous sommes bien portants, jeunes, fous, amoureux,C'est vrai.De plus, tu sais le latin comme un prtre,Et Joss chante fort bien.Oui, nous avons un matreQui nous donne cela par-dessus le march.

    Quel est son nom?Pour nous Satan, pour vous Pch,Dit Zno, caressant jusqu'en sa raillerie.

    Ne riez pas ainsi, je ne veux pas qu'on rie.Paix, Zno! Parle-moi, toi, Joss, mon chambellan.

    Madame, Viridis, comtesse de Milan,Fut superbe; Diane blouissait le ptre;Aspasie, Isabeau de Saxe, Cloptre,Sont des noms devant qui la louange se tait;Rhodope fut divine; rylsis taitSi belle, que Vnus, jalouse de sa gorge,La trana toute nue en la cleste forgeEt la fit sur l'enclume craser par Vulcain;

    Eh bien! autant l'toile clipse le sequin,Autant le temple clipse un monceau de dcombres,Autant vous effacez toutes ces belles ombres!Ces coquettes qui font des mines dans l'azur,Les elfes, les pris, ont le front jeune et purMoins que vous, et pourtant le vent et ses bouffesLes ont galamment d'ombre et de rayons coiffes.

    Flatteur, tu chantes bien, dit Mahaud. Joss reprend:Si j'tais, sous le ciel splendide et transparent,Ange, fille ou dmon, s'il fallait que j'apprisseLa grce, la gat, le rire et le caprice,

    Altesse, je viendrais l'cole chez vous.Vous tes une fe aux yeux divins et doux,Ayant pour un vil sceptre chang sa baguetteMahaud songe:On dirait que ton regard me guette,

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    Tais-toi. Voyons, de vous tout ce que je connais,C'est que Joss est Bohme et Zno Polonais,Mais vous tes charmants; et pauvres, oui, vous l'tes;Moi, je suis riche; eh bien! demandez-moi, potes,Tout ce que vous voudrez.Tout! Je vous prends au mot,Rpond Joss. Un baiser.Un baiser! dit MahaudSurprise en ce chanteur d'une telle pense,

    Savez-vous qui je suis?Et fire et courrouce,Elle rougit. Mais Joss n'est pas intimid.Si je ne la savais, aurais-je demandUne faveur qu'il faut qu'on obtienne, ou qu'on prenne!Il n'est don que de roi ni baiser que de reine.

    Reine! et Mahaud sourit.

    XIV

    APRS SOUPER

    Cependant, par degrs,Le narcotique teint ses yeux d'ombre enivrs;Zno l'observe, un doigt sur la bouche; elle pencheLa tte, et, souriant, s'endort, sereine et blanche.Zno lui prend la main qui retombe.

    Elle dort!Dit Zno; maintenant, vite, tirons au sort.D'abord, qui l'tat? Ensuite, qui la fille?Dans ces deux profils d'homme un oeil de tigre brille.

    Frre, dit Joss, parlons politique prsent.La Mahaud dort et fait quelque rve innocent;

    Nos griffes sont dessus. Nous avons cette f