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1 La honte et la névrose David Bernard 1 Il est une expression qui court chez les adolescents d’aujourd’hui : la honte, c’est « se taper l’affiche ». On pourrait aisément ne pas s’y arrêter, la juger même un peu vulgaire. Or je proposerai au contraire de la prendre au sérieux, et de croire sur parole ces grands connaisseurs de la honte que sont les adolescents. J’y ajouterai même une autre de leurs douces métaphores, le sujet honteux est « une tache ». J’enlève donc les guillemets, et conclus, déjà : la honte, c’est exactement cela, se taper l’affiche, et y faire tache. Bien sûr, d’aucuns auront reconnu l’allusion que je fais ici à l’expression de Lacan, faire « tache dans le tableau » 2 . Car il nous faudra la vérifier, mais j’avance d’emblée la thèse : la honte est ce sentiment, pour le sujet, de faire tache dans l’affiche, c’est à dire tache dans le tableau. Il y a dans l’instant de honte un instant de voir, qui est un instant de vérité, et qui est un instant de trajet en retour de la pulsion scopique. Le sujet honteux est un sujet qui s’imagine faire tache dans le tableau, et qui cela étant, s’éprouve être vu et regardé de toutes parts. On le montre du doigt, voilà l’instant de honte. Le sujet honteux est un sujet qui se voit être… « Vu ! ». Le sujet honteux sait qu’il force les regards, que des regards, que du regard, lui reviennent tout à coup, le braquent et violent son image. « Les choses qui frappent les yeux et qui se font au grand jour, écrivait déjà Aristote, provoquent la honte. De là, le proverbe : "La pudeur est dans les yeux" » 1 . Je pose donc que la honte, à l’instant où elle atteint un sujet, entache et traverse sa belle image. Seulement, jusqu’où et comment ? Disons le d’emblée, au point le plus extime de son être. Et c’est pourquoi la honte, à l’instant où elle frappe un sujet, révèle déjà sa portée ontologique. Voilà ce que je souhaiterais démontrer aujourd’hui, pour ainsi faire écho, et peut-être un peu plus, à cette hontologie (écrite avec un h) que Lacan, dans son Séminaire 1 Exposé le 15 octobre 2005 à Liège dans le cadre d’un cycle de conférences organisé par le Forum du Champ lacanien de Liège, intitulé : "Qu’est-ce qu’une névrose ?" 2 Lacan J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, éd. du Seuil, 1973, p.89

La Honte Et La Nevrose (David Bernard)

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Il est une expression qui court chez les adolescents d’aujourd’hui : la honte, c’est « se taperl’affiche ». On pourrait aisément ne pas s’y arrêter, la juger même un peu vulgaire. Or jeproposerai au contraire de la prendre au sérieux, et de croire sur parole ces grandsconnaisseurs de la honte que sont les adolescents

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  • 1La honte et la nvroseDavid Bernard1

    Il est une expression qui court chez les adolescents daujourdhui : la honte, cest se taper

    laffiche . On pourrait aisment ne pas sy arrter, la juger mme un peu vulgaire. Or je

    proposerai au contraire de la prendre au srieux, et de croire sur parole ces grands

    connaisseurs de la honte que sont les adolescents. Jy ajouterai mme une autre de leurs

    douces mtaphores, le sujet honteux est une tache . Jenlve donc les guillemets, et

    conclus, dj : la honte, cest exactement cela, se taper laffiche, et y faire tache.

    Bien sr, daucuns auront reconnu lallusion que je fais ici lexpression de Lacan, faire

    tache dans le tableau 2. Car il nous faudra la vrifier, mais javance demble la thse : la

    honte est ce sentiment, pour le sujet, de faire tache dans laffiche, cest dire tache dans le

    tableau. Il y a dans linstant de honte un instant de voir, qui est un instant de vrit, et qui est

    un instant de trajet en retour de la pulsion scopique. Le sujet honteux est un sujet qui

    simagine faire tache dans le tableau, et qui cela tant, sprouve tre vu et regard de toutes

    parts. On le montre du doigt, voil linstant de honte. Le sujet honteux est un sujet qui se voit

    tre Vu ! . Le sujet honteux sait quil force les regards, que des regards, que du regard,

    lui reviennent tout coup, le braquent et violent son image. Les choses qui frappent les yeux

    et qui se font au grand jour, crivait dj Aristote, provoquent la honte. De l, le proverbe :

    "La pudeur est dans les yeux" 1.

    Je pose donc que la honte, linstant o elle atteint un sujet, entache et traverse sa belle

    image. Seulement, jusquo et comment ? Disons le demble, au point le plus extime de son

    tre. Et cest pourquoi la honte, linstant o elle frappe un sujet, rvle dj sa porte

    ontologique. Voil ce que je souhaiterais dmontrer aujourdhui, pour ainsi faire cho, et

    peut-tre un peu plus, cette hontologie (crite avec un h) que Lacan, dans son Sminaire

    1 Expos le 15 octobre 2005 Lige dans le cadre dun cycle de confrences organis par le Forum du Champlacanien de Lige, intitul : "Quest-ce quune nvrose ?"2 Lacan J., Le Sminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, d. du Seuil, 1973,p.89

  • 2Lenvers de la psychanalyse, appelait de ses v?ux2. Toutefois, je dois encore prciser ici ce

    qui sera le cadre de mon dveloppement. Premier point : mon intervention se restreindra au

    champ de la nvrose, quand pourtant, nous pourrions faire de longs dveloppements sur la

    honte et la psychose. Car il me semble que le sujet psychotique aussi, peut avoir rapport la

    honte. Autrement peut-tre, mais de faon vritable, ce qui dj, pourrait suggrer que

    lhontologie est dabord, un effet de notre condition de parltre. Second point : je proposerai

    dans la suite de mener mon dveloppement partir de la question suivante : si pour avoir

    honte de soi, il faut avoir de soi une image, alors quest-ce que la honte doit limage

    spculaire du sujet ? Et mme, jusquo, comment, et pourquoi, en un instant, la honte peut-

    elle traverser limage dun sujet, pour ce faisant, laffecter dans son corps, et le rduire son

    hontologie ?

    Le sujet et son image

    Je dbute donc par cette question : quid des rapports de la honte limage ? Et pour y

    rpondre, je rappelle dabord, trs rapidement, la thse qui traverse les premiers textes de

    Lacan sur le stade du miroir : il y a de lautre ct du miroir, de lautre ct de limage, le

    dsarroi organique originel 3 du sujet, sa dtresse originelle 4, son angoisse du

    dchirement vital 5. Bref, il y a derrire limage, la prmaturation originelle du sujet, cest

    dire le rel dun corps morcel6, et le cortge des affects quil suscite. Plus encore,

    lidentification de lenfant son image spculaire constituera un traitement de ces affects.

    Lenfant tente de se sauver par une image7. Voil, aussi, ce que montre le stade du miroir.

    Lenfant qui sidentifie cette image, entreprend de se dfendre de langoisse, du dsarroi, de

    la dtresse. Et cest pourquoi elle lui est salutaire. Et cest pourquoi, se trouvant unifi dans

    cette image, il linvestit, avec jubilation. Lacan y reviendra dans son Sminaire Le transfert :

    Limage spculaire a bien sr une face dinvestissement, mais aussi une face de dfense 8.

    1 Cit par Aristote, in Rhtorique Livre II, d. Le Livre de poche, 1991, p.2122 Lacan J., Le Sminaire Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, d. Le Seuil, 1991, p.2093 Lacan J., Lagressivit en psychanalyse , in Ecrits, d. du Seuil, 1966, p.1164 Ibid, p.1135 Lacan J., Les complexes familiaux dans la formation de lindividu , in Autres crits, d. du Seuil, 2001, p.536 Ibid, p.427 Jemprunte ici Marie-Jean Sauret une formulation quil utilisait propos dun souvenir rapport par Jean-PaulSartre dans Les Mots.8 Lacan J., Le Sminaire Livre VIII, Le transfert, d. du Seuil, Coll. Le Champ freudien, Mars 1991, p.456

  • 3Je passe prsent ce qui me semble avoir constitu, aprs ces premiers textes de Lacan, une

    autre tape, majeure, dans sa thorisation des rapports du sujet son image. Deux Sminaires

    attestent de cette seconde tape : le Sminaire La relation dobjet, et le Sminaire Les

    formations de linconscient. Cette tape consiste donc en une courte priode, mais qui a

    produit sur ces questions, entre 1955 et 1958, des avances capitales. Avant que den tirer les

    consquences pour la honte, et pour en tirer ces consquences, je tcherai dabord de resserrer

    quelles sont ces avances.

    La premire de ces avances comporte un point de dpart prcis: ce nest plus le seul rapport

    de lhomme son image qui est prsent considr. Car Lacan montre que ce registre de

    limaginaire est nou un autre registre, celui du symbolique. Le rapport de lhomme son

    image, celle du corps, ou celle du semblable, est marqu, dira til, par la dialectique du

    signifiant 1. Et cela emporte une consquence fondamentale, qui pourra snoncer ainsi : le

    sujet ne se rduit pas un rapport de captivation limage , mais au-del de ce rapport

    duel, demande tre signifi 2. Or ce premier point, fondamental, me semble dj appeler

    quelques remarques.

    En effet, dire que lhomme demande tre signifi est dire quil ne ptit pas seulement dun

    manque organique, mais aussi dun manque signifiant. Il se trouve quil est un tre parl, qui

    parle ou qui parlera, et que cela aura sur lui des consquences. Or nous connaissons lune

    dentre elles : ce sujet se posera trs tt la question du sens de son existence. En dautres

    termes, si le sujet part en qute dune identification, ce nest pas seulement quun manque

    organique laffecte, mais aussi quun manque tre, un mal didentit, le troublent tout

    autant. Ltre parlant est un sujet qui se pose la question de son existence, et qui pour y

    rpondre, en appelle lAutre. Cest pourquoi dailleurs il lui adresse sa question, attendant

    que cet Autre le reconnaisse pour son tre, ses dsirs, etc...

    Or cela va conduire logiquement Lacan reconsidrer son stade du miroir. En effet, arguer de

    la seule prmaturation de naissance du petit dhomme ne suffit plus rendre compte de la

    ncessit de lidentification du sujet une image. Ici, une raison supplmentaire sentrevoit, le

    statut de parltre du sujet. La prise en compte du registre du symbolique montre que ltre

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre V, Les formations de linconscient, d. du Seuil, Coll. Le Champ freudien, Mai1998, p.2732 Ibid

  • 4parlant en appelle une image, la construction dun moi, pour la raison quen tant que sujet,

    il nest dabord quune place vide, quun simple effet du signifiant.

    Nous voyons donc que le sujet, qui sidentifie une image, ne tente pas uniquement de se

    sauver de son corps morcel, mais encore de ce nant, de ce vide auquel sinon, il pourrait bien

    se rduire. Bref, ce sujet demande tre, et tre signifi. Et pour cela aussi, il part la qute

    dune image. Derrire lidentification limage, il y a la demande dtre signifi. Derrire

    lidentification limage, il y a un sujet taraud par un questionnement ontologique,

    proccup de son existence, embarrass par la question de qui il peut tre, ou de qui il doit

    tre, au lieu de lAutre. Nous justifier devant lAutre ? remarquait Christian Demoulin.

    Cest peut-tre ce qui se joue chaque fois que nous nous regardons devant le miroir 1.

    Et bien, je dirai dj que la honte, justement, pourra tre situe partir de cette demande

    dtre signifi. Car la honte surgira des rponses manques ou dcevantes que cette demande

    recevra. Toutefois, pour le faire valoir, continuons dabord examiner dans le dtail,

    comment Lacan fait dans ces annes retour son stade du miroir. Car nous pourrons alors

    donner un nom ce manque tre qui pousse le sujet sidentifier. Plus encore, nous

    pourrons cerner ce que, ce niveau, masque limage du sujet, et dvoile sa honte : un manque

    tre que redouble un manque avoir.

    Je passe donc la seconde avance que Lacan ralise, au cours de cette mme priode, sur

    cette question de limage spculaire. En effet, en quels termes revient-il, dans ces annes, sur

    son stade du miroir ? Je le mets en parallle, dit-il, avec le rapport qui se produit entre

    lenfant et la mre 2. A vrai dire, plus quun parallle, Lacan reconsidre ici lun par rapport

    lautre. Lacan revient sur le stade du miroir partir de ce quil nomme la relation

    symbolique Mre-Enfant 3. Le couple imaginaire du stade du miroir, peut-il crire, (...) se

    trouve appropri donner au triangle imaginaire la base que la relation symbolique puisse en

    quelque sorte recouvrir 4.

    1 Je renvoie sur ce point au travail de Christian Demoulin, Le corps injustifiable , Communication prononce Besanon le 28 Mai 2005, dans le cadre du stage du Collge Clinique de Bourgogne-Franche Comt, intitul Corps et symptme du malaise contemporain . A paratre2 Lacan J., Le Sminaire Livre V, Les formations de linconscient, op. cit., p.2253 Lacan J., Dune question prliminaire tout traitement possible de la psychose , in Ecrits, op. cit., p.5524 Ibid

  • 5En somme, Lacan pose que dans un temps moins chronologique que topique, lidentification

    limage spculaire va tre peu peu remanie, et refonde au rythme de ltablissement de la

    relation symbolique Mre-enfant. Ainsi, l o tait une relation imaginaire, vient une relation

    symbolique. Et cela aura pour la premire un certain nombre de consquences, dont je

    voudrais souligner celle-ci : un manque symbolique va surgir au-del de limage du sujet.

    Cest l lavance majeure de cette seconde thorisation du stade du miroir. Du fait de lordre

    symbolique, soit du fait de lentre en jeu, dans la relation Mre-Enfant, du signifiant

    phallique, il nous faudra dsormais concevoir au-del de limage spculaire du sujet, non plus

    seulement un manque organique, une prmaturation du sujet, mais un manque symbolique, la

    castration. Et cela pour quelle raison ? Pour la raison que lenfant, apercevant un manque au

    lieu de lAutre maternel, voudra satisfaire limage de ce qui viendrait combler cette mre.

    Disons le autrement : pour la raison que, symbolisant derrire les alles et venues de sa mre

    la cause phallique, lenfant voudra sgaler au phallus imaginaire, pour combler cette mre, et

    voiler sa castration.

    Mais pour tre plus prcis encore, disons le cette fois avec Lacan lui-mme : un jeu de leurre

    va sintroduire dans la relation symbolique Mre-Enfant. Il va sagir pour lenfant de jouer

    ce que le phallus inexistant 1 soit prsent, de pouvoir soutenir le leurre du phallus 2. Et

    cest peu dire que dans ce jeu, lenfant payera de sa personne. Car pour soutenir ce leurre du

    phallus, prcise toujours Lacan, lenfant va se donner--voir 3, cest dire tenter de

    satisfaire cette image phallicise qui pourrait voiler autant que combler le manque de sa

    mre. Nous sommes l une tape cruciale, affirme Lacan, qui prcde et qui prpare la phase

    oedipienne. Je le cite : Cest ltape o lenfant sengage dans la dialectique intersubjective

    du leurre. Pour satisfaire ce qui ne peut pas tre satisfait, savoir ce dsir de la mre qui, dans

    son fondement, est inassouvissable, lenfant, par quelque voie quil le fasse, sengage dans la

    voie de se faire lui-mme objet trompeur. Ce dsir qui ne peut pas tre assouvi, il sagit de le

    tromper. Cest prcisment en tant quil montre sa mre ce quil nest pas, que se construit

    tout le cheminement autour duquel le moi prend sa stabilit 4. Ailleurs, il poursuit :

    Lenfant se prsente la mre comme lui offrant le phallus en lui-mme, des degrs et

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, d. du Seuil, 1994, p.3422 Ibid, p.3513 Ibid, p.2724 Ibid, p.194

  • 6dans des positions diverses 1, Cette image phallique, lenfant la ralise sur lui-mme, et

    cest l quintervient proprement parler la relation narcissique 2.

    Ainsi, nous pouvons prsent prciser les rsultats de cette seconde avance de Lacan : cette

    image dans laquelle lenfant veut se mirer, et sous les traits de laquelle il veut se donner voir

    lAutre, est une image phallique, une identification au phallus imaginaire. Il sagira pour

    lenfant dtre le phallus 3, de se faire petit ftiche de lAutre. Et nous voyons aussi que

    cette identification a pour fonction de voiler la castration, commencer par celle de la mre.

    Au premier temps et la premire tape, conclut Lacan, il sagit donc de ceci le sujet

    sidentifie en miroir ce qui est lobjet du dsir de la mre. Cest ltape phallique

    primitive 4. Et en effet, quavons-nous au terme de cette tape ? Un sujet qui se donnera

    voir, qui soffrira au regard de lAutre maternel en sidentifiant au phallus imaginaire. Et cela

    pour une raison qui nest pas mince : voiler la castration de la mre autant que la sienne,

    pouvoir incarner cet objet dont elle manque, et dont il manque toujours lui-mme , dira

    encore Lacan.

    De l, je conclurai dabord ceci : le manque symbolique qui consiste derrire limage

    spculaire de lenfant, peut donc tre dfini comme le phallus manquant, labsence de ce

    phallus, (-?). Et cest voiler ce manque que cette image, narcissise, cest dire phallicise,

    deviendra prcieuse et attrayante. En somme, disons le ainsi : la castration est ce qui fait

    briller limage spculaire du sujet. Cette image brille pour ce quelle cache et feint dincarner,

    le signifiant du dsir. On comprend donc que le sujet y tienne, cette image, quil la soigne et

    dsespre de sy galer. On comprend aussi qu loccasion, limage de ses semblables, autre

    occurrence de i(a), puisse affecter ce sujet. Bref, on comprend que cette image, celle de son

    corps, ou celle de ses semblables, attire et capture une certaine libido du sujet 5. Car

    rejoindre la perfection de cette image, lenfant jubile. Certes pour la raison quil sy trouve

    unifi, mais aussi parce qualors, il pourra esprer vaincre la castration, petit joyau, petit

    ftiche, quil deviendrait ainsi dans le regard de sa mre, certain quil serait de pouvoir

    compter pour elle, comme nul autre pareil. Dans le regard de cet Autre, lenfant pourra l

    1 Ibid, p.2242 Ibid, p.713 Lacan J., Le Sminaire Livre V, Les formations de linconscient, op. cit., p.1924 Ibid5 Ibid, p.225

  • 7simaginer comme phallus, et affiner sa jolie stature 1. Le socle de son narcissisme se

    constitue ainsi, et sur la base duquel, peu peu, dautres identifications imaginaires et

    symboliques viendront se cristalliser en un moi.

    Et de l, je conclurai encore ceci : limage spculaire, puis le moi du sujet, se construisent et

    se donnent voir sur la base dune tromperie2, soit dune imposture, structurale et

    ontologique, de ltre. Bref, ltre parlant aime se montrer comme ce quil nest pas et

    comme ce quil na pas, (-?). L est son secret, et l est aussi le secret de sa belle image, pour

    reprendre une expression que J.A Miller avait jadis utilise, dans un cours intitul Silet.

    Premires conclusions sur la honte

    Cela pos, jen viens prsent aux dconvenues qui pourront affecter lenfant dans ce jeu de

    leurre qui le lie sa mre. Car cest dici, prcisment, que jai cru pouvoir tirer mes

    premires conclusions sur la honte.

    Lenfant, avons-nous vu, est jusque-l dans le paradis du leurre 3. Il se complat faire

    semblant de phallus pour la mre, et se constituer comme lobjet de son amour1. Mais ce qui

    fera son bonheur fera aussi son malheur. Car cette image idale, phallicise, laquelle

    lenfant souhaite satisfaire, est bien-sr virtuelle, et donc, extrieure au sujet. Le sujet nest

    pas le phallus mais tente de sidentifier lui, de se remparder de limage phallique. Il se peut

    donc quil satisfasse cette image ou pas. Il se peut quil russisse se faire objet

    trompeur ou que son imposture se rvle, lui comme lAutre.

    Or prcisment, quelles seront alors les consquences dune telle leve de limposture de

    lenfant ? Je le dirai ainsi : lamorce, pour lui, dune destitution subjective. Car cette

    rvlation de limposture produira la chute de lenfant de son identification imaginaire au

    phallus, laquelle lui rappellera, brutalement, ce dont il est rellement porteur, soit rien pour la

    petite fille, ou trop peu pour le petit garon. Ainsi nous le voyons : cette destitution consiste

    en un douloureux instant de voir, au terme duquel lenfant se verra tre vu, rduit son

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, op. cit., p.4142 Ibid, p.1943 Ibid

  • 8mensonge de ltre, simple semblant, ainsi qu quelque chose de misrable , lui qui se

    rvait petit ftiche de lAutre maternel. A ce moment, dira Lacan, lenfant se sent tout dun

    coup lui-mme comme quelque chose qui peut tre mis compltement hors de jeu , qui peut

    ntre plus rien, ntre rien de plus que ce quelque chose qui a lair dtre quelque chose,

    mais qui en mme temps nest rien, et qui sappelle une mtonymie 2. Et Lacan de

    poursuivre : lexemple de Hans, lenfant se voit donc l tout coup prcipit, ou du moins

    prcipitable, de sa fonction de mtonymie. Pour dire ce mot dune faon plus vivante que

    thorique, il simagine comme nant 3.

    La destitution subjective, que jvoquais plus haut, sera donc exactement linstant de cette

    prcipitation, au terme de laquelle, lenfant, soudainement, simaginera comme nant, laiss

    en plan par lAutre, indigne de compter pour lui. Or je voudrais prsent souligner ceci : la

    honte, prcisment, sera linstant dune telle chute, dune telle prcipitation, et ce qui en effet,

    mortifiera lenfant, et le conduira simaginer comme nant. Lacan ne le fera valoir ici quen

    passant, et en une phrase. Mais il le fera de la faon la plus claire, voquant pour le garon,

    pris dans un tel moment de destitution, je le cite, le caractre fondamentalement dficient

    de son phallus, voire la honte quil peut en prouver4, et linsuffisance profonde o il peut

    se sentir 5. Aprs quoi Lacan rangera alors la honte parmi ces premires lsions

    narcissiques , qui peuvent dans ces moments, affecter lenfant, et qui, je le cite nouveau,

    ne sont l que les prludes, voire mme les prsupposs, de certains effets ultrieurs de la

    castration 6. Je voudrais donc faire valoir cette indication, courte et rapide, de Lacan, et ce

    pour en tirer ds prsent, plusieurs conclusions sur la honte.

    De l, et en nous aidant dune autre formulation, tout aussi furtive, que Lacan utilise dans son

    Sminaire La relation dobjet, nous pouvons en effet proposer une premire dfinition de la

    honte : la honte du sujet est la honte de ce qui lui manque 7. Ce que je traduirai ainsi : la

    honte du sujet est la honte de sa castration imaginaire, (-?). Nous verrons tout lheure que la

    honte ne se limite pas cela. Nanmoins, Lacan reviendra dans la suite de son enseignement

    sur cette dfinition de la honte, signe quelle lui paraissait assez juste. Il le fera en 1976,

    1 Ibid2 Ibid, p.244-2453 Ibid, p.2454 Cest moi qui souligne5 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, op. cit., p.1936 Ibid7 Ibid, p.272

  • 9lappui dune simple question adresse son auditoire, et pose en ces termes : comment

    distinguer le priv de ce dont on a honte ? 1. La honte du sujet est en effet la honte de ce dont

    il est priv2, cest dire de sa castration imaginaire.

    Ainsi, la honte, comme lsion narcissique, pourra tre dfinie comme ce qui du fond de

    limage ressort comme effet de castration du sujet, et entache cette image, la fait vaciller.

    Elle est cette blessure qui dans linstant de dvoilement, se donne voir et affecte le sujet

    dans limage quil voulait donner de lui-mme. Elle est ce qui blesse cette image. Elle est ce

    qui rappelle au sujet que, non seulement il nest pas le phallus, mais aussi quil ne la pas,

    pour le cas de la petite fille, ou trop peu, pour le cas du petit garon. La honte atteint donc

    limage du sujet pour la raison quelle donne voir ce qui devait rester cach derrire cette

    image, la castration du sujet. La honte est faite de cela, dune image qui tombe, et qui laisse le

    sujet nu, cest dire castr, ses propres yeux, et sous le regard de lAutre. Bref, dans la

    honte, la prtention du sujet se dvoile. Celui-ci sidentifiait imaginairement au phallus pour

    voiler la castration, la sienne ou celle de lAutre. Mais une fois son imposture dnonce, la

    castration imaginaire du sujet se donne voir. Du fond de son image spculaire, elle ressort et

    se donne voir sur cette image. Elle lentache, telle une transparence ineffaable 3, pour le

    dire cette fois avec Sartre.

    Mais de l, faisons encore un pas de plus. Le phallus, crivait ailleurs Lacan, il faut que

    lhomme, mle ou femelle, accepte de lavoir et de ne pas lavoir, partir de la dcouverte

    quil ne lest pas 4. Et bien je dirai, ce niveau de la thorisation de Lacan, que la honte est

    exactement linstant de cette dcouverte, sous le regard de lAutre. La honte nest donc pas

    seulement la honte du manque avoir. Mais elle est la honte dun manque tre, nou un

    manque avoir. Nest-ce pas ce que Lacan soulignait lendroit du petit garon ? Citons le

    nouveau. Celui-l, dcouvrant quil nest pas le phallus, a soudainement honte du caractre

    fondamentalement dficient de ce phallus quil porte , quoi sajoute alors pour lui, prcise

    Lacan, linsuffisance profonde o il peut se sentir 1. Ainsi nous le voyons : la honte du

    manque tre se redouble de la honte du manque avoir. Le sujet a honte de sa castration,

    cest dire dun manque tre nou un manque avoir, et qui tous deux se rapportent au

    1 Lacan J., Clture de la Journe des cartels dAvril 1975 , in Lettres de LEcole Freudienne, n18, Avril1976, p.267.2 Cf aussi sur ce point Lacan J., Prface lEveil du printemps , in Autres crits, op. cit., p.5623 Sartre J.P, Les mots, d. Gallimard, 1964, p.734 Lacan J., La direction de la cure et les principes de son pouvoir , in Ecrits, op. cit., p.642

  • 10

    mme objet, le phallus imaginaire2. En somme, le sujet est doublement honteux. Son chec,

    honteux, de manquer tre le phallus imaginaire le rabat sur sa castration, laquelle redouble

    sa honte. Il se produit ainsi dans la honte un effet de castration, autre nom de la mortification

    honteuse. Et jai tch de montrer lequel : la honte constitue ce que Lacan a nomm une

    blessure, une lsion narcissique. Leffet de castration que comporte la honte est aussi cela, une

    atteinte porte la jouissance narcissique du sujet, un moins de jouir.

    Enfin, dernire proposition : si la honte se rapporte la castration, nous voyons aussi que cette

    castration est dabord la castration maternelle 3, celle que pourrait ordonner la mre. Car

    cest bien manquer satisfaire cette mre, dont le sujet pourra tre bless. Cest dabord au

    regard de cette mre, avant que ne sy ajoute le regard du pre, puis celui du surmoi, que le

    sujet, suggre Lacan, pourra simaginer en dfaut, comme nant 4, mortifi par sa honte.

    Car cest dabord cette mre, premier Autre, que le sujet esprait satisfaire. Cest la promesse

    quil stait faite, et la promesse quil lui avait faite, ft-ce en secret. Or manquer cette

    promesse, une honte cuisante pourra alors saisir ce sujet. Car cet instant, celui-l se verra

    tre vu pour ce quil est rellement, un tre imparfait, pour la raison quil manque tre le

    phallus imaginaire.

    Je conclurai ainsi que la honte est dabord leffet de cette promesse non tenue, et que cela

    prouve quoi ? Quen violant limage spculaire du sujet, la honte, fondamentalement, touche

    ltre de ce sujet. La honte corne limage phallique du sujet, autant que les dclinaisons

    diverses de cette image. Elle rvle limposture structurale, et moque du sujet, rvle son

    mensonge de ltre, et fait voler en clats les identifications imaginaires dont ce sujet voulait

    se remparder, et grce auxquelles il voulait parader. En somme, la honte, et ce pourra tre son

    mrite, est toujours la dnonciation de limposture de ce moi fort 5 et phallicis qui fait

    labri du nvros. La honte force soudainement un sujet prendre la mesure de ce quil nest

    pas, soit de ce quil prtend tre, mais quil manque tre, nen dplaise ses vellits

    moques.

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, op. cit., p.1932 N.B : selon que le phallus, crira Lacan, a aussi la fonction de signifiant du manque tre que dtermine dansle sujet sa relation au signifiant , in Ecrits, op. cit., p.7103 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, op. cit., p.3674 Ibid, p.2455 Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du dsir , in Ecrits, op. cit., p.826

  • 11

    Et cest pourquoi dj, ici, cest dire bien avant que Lacan ne forge son concept

    dhontologie, nous voyons que la honte, par dfinition, touche ltre. La honte, de structure,

    est ontologique, voil ce que nous devinons ici. Elle affecte lexistence du sujet quand celui-

    ci, toujours en attente dtre signifi, esprait satisfaire lAutre, et contenter ainsi son

    narcissisme. Cest dire quune hontologie serait en effet produire. Jy reviendrai bien-sr.

    Mais je souhaiterai souligner que ces dveloppements de Lacan, produits dans ces deux

    Sminaires, La relation dobjet, et Les formations de linconscient, le laissaient dj supposer.

    Ceux-l nous montrent en effet que la honte na rien dun simple branlement des semblants,

    dun non respect des conventions, mais bien quelle touche au sentiment dexistence du sujet,

    et quelle le menace dun nant 1. Elle est ce qui branle son identification imaginaire au

    phallus, et ce qui, ce faisant, branle aussi sa raison dtre, le menace soudainement de ntre

    rien, voire dtre en trop, cest dire autre chose : moins que rien.

    Et cest dire quun enfant aussi, pourra mourir de honte, voire en connatre un bout, de ce que

    Lacan nommera plus tard la honte de vivre 2. Il est en effet manifeste qu loccasion, la

    honte accompagne les vains serments denfants et autres promesses de laube. Des crivains,

    lexemple de Jean-Paul Sartre, de Romain Gary, ou de Nathalie Sarraute, ont fait plus que le

    montrer. Mais je tcherai prsent de le faire valoir partir de ce que men confia Antoine,

    un enfant de neuf ans. Plus encore, Antoine nous invitera franchir sur ces questions un pas

    de plus, et capital, tmoignant de ce que la honte nest pas seulement la honte du manque.

    Avec Antoine

    Antoine, ce jour l, mexplique ce qui dans la cour de son cole, ne cesse de lembarrasser, et

    qui pourrait se rsumer ainsi : quand enfin il se dcide dclarer son amour auprs de sa

    belle, voil quil se repousse. Cest moi qui me repousse, dira til, parce que je suis angoiss

    de lui parler , Jai limpression que cest des aimants elle et moi, et quon se retourne ,

    Je me dis jy vais ou jy vais pas , Je suis timide, je rougis , Jai honte ! Voil ! Jai

    honte de lui dire je taime ! .

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, op. cit., p.2452 Lacan J., Le Sminaire Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, d. du Seuil, 1991, p.220

  • 12

    Que la honte vienne ainsi, et soudainement, empourprer son visage, voil donc pour Antoine

    linsupportable. Honteux quil serait alors de trbucher contre ce quil pressent dj, comme

    impossible, entre hommes et femmes. Cet enfant, neuf ans, ne le sait que trop1 : les amants

    sont des aimants retourns, tout retourns mme, quand ceux-l seront contraints dprouver,

    non plus ce qui les attire, mais ce qui les spare, de structure. La honte de rougir, donc, cest

    dire quoi ? Suivons Antoine : la honte davouer, et de confier son manque une autre, Je

    suis amoureux delle donc je suis timide . Bref, la honte de manquer dune autre, et ce,

    devant cette autre. Mais prcisons, une autre devenue un Autre, comme un lapsus, digne de

    celui dun autre Antoine, dans Baisers vols, de Franois Truffaut, viendra en un instant le

    rvler : Je nose pas lui parler devant lui beaucoup de temps. Devant elle je veux dire. Jai

    dit devant lui ou quoi ? .

    Je prends donc la voie de ce lapsus, et pour souligner ce quil nous enseigne. Dabord la

    promotion subite de la jeune fille, soudainement leve, un autre rang. Mais aussi, laveu

    que, parlant devant elle, Antoine devra parler devant un Autre, et enfin, se prsenter devant

    chacun. Do sa crainte : que le rougissement, soudainement, et devant ce chacun, le donne

    voir, lui. Que ce rougissement le rvle, et le dmasque. Quil linterprte et le dsigne, au

    point qu linstant de sa honte, Antoine pourrait se voir tre vu, comme une tache, le rouge

    aux joues. Do la fuite vers un peu dombre, labri des regards, et le dsir dAntoine de

    cacher, voire de se cacher. Ainsi, pour exemple : cacher et re-cacher ce bijou, quen secret, il

    lui offrira un jour. Mais aussi, se cacher pour ne pas se voir tre vu, le lui offrant, entach

    quil serait alors dun manque, fut-il la cause de son dsir : Et une fois, je lui ai offert un

    bijou, une bague en plastoc () Je lai mise dans un petit sachet, je lai mis dans un porte-

    monnaie, aprs je lui ai donn et aprs je suis all me cacher derrire les arbres .

    Une fois pourtant, Antoine aura os, mais os quoi ? Non pas confier son amour cette jeune

    fille, et assumer devant elle son manque, cest dire sa castration. Mais le contraire : parier

    avec un copain quil serait cap , cap daller lembrasser. Laveu dun manque inhibait

    Antoine quant lacte. Le pari quil tait cap, au contraire, ly prcipitera. Mais ainsi

    renchrir sur sa puissance phallique, et vouloir faire phi de la castration, le retour de bton

    ne tardera gure. La jeune fille effarouche sen ira se plaindre, au directeur, de ce baiser vol.

    Antoine, depuis, naura pas souhait ritrer lexprience. Sachant dsormais que sur les

    1 Et jajouterai : prcocement, de faon troublante

  • 13

    choses de lamour, gure de hros qui vaille, le voil retourn ses rves, en secret. Dans

    Spiderman, ya Parker il ose pas parler une fille, alors il invente. Alors moi je dis voix

    haute ce que je pourrais lui dire. Je me cache derrire (le hall de lcole)1, et je dis ce que je

    pourrais lui dire . A cet instant, Antoine se cache alors devant moi, rougit, et conclut :

    Parce que je veux pas quelle entende ce que je dis ! Jose pas parler devant elle ! .

    On pourrait donc sen tenir l, mais il faut continuer, et dire prsent quoi la honte peut

    rduire Antoine. Non pas une simple gne, mais au soupon, soudain jet, sur son droit

    tre, et sur la justification de son existence. Pour le comprendre, on se souviendra dabord de

    Sartre, voquant les vertus de lamour : Cest l le fond de la joie damour, lorsquelle

    existe : nous sentir justifis dexister 2. Car voil ce dont Antoine, quant lui, aura fait les

    frais, par lenvers. Antoine voudrait, dit-il, se faire aimer, et pas seulement dune jeune fille,

    mais aussi de ses copains, et avant cela, de sa mre. Et cest y manquer, y chouer, ne

    serait-ce quun instant, quune honte cuisante le saisira jusque dans son tre.

    Ainsi, sentendant un autre jour mvoquer la raison de ses angoisses nocturnes, Antoine,

    subitement, se reprend, se regarde, se juge, et conclut : Jai honte de dire a : "jai peur, jai

    peur". Je crois que je devrais pas tre n, si cest pour dire a, des conneries ! . Puis, y

    associant dautres moments o ainsi, la honte dtre et le sentiment de nullit le frappaient, il

    ajoute : Ma mre mengueule tout le temps . Je lui demande alors ce quil pense, en ces

    cas. Il me rpond : Je sers rien , cest quand elle mnerve que jai envie de mourir, jai

    envie de me poignarder . Il y revient les sances suivantes, et nouveau, me rapporte les

    penses que lui valent les rprimandes de sa mre : Je sers rien, je suis une ordure , Tu

    sais ce que je me dis ? Faut mieux que je crve, faut mieux que je crve, plutt que de vivre

    dans ces conditions de vie de poubelle , Ah tu sais cest marrant, quand parfois elle

    mengueule maman, quarante secondes aprs elle me fait des clins. "Ah ! Je taime mon

    Antoine" (). Quelle vie pourrie Il faut mriter la vie () ben moi, en tous cas, jai pas

    mrit . Enfin, de l, voquant le lieu de son cole : Personne ne maime l-dedans ()

    alors je me demande, quest-ce que je fais sur cette terre ? , Je ne suis pas fait pour tre

    vivant. Je voudrais mourir pour voir leffet que a leur fait aux autres, si jtais plus l, parce

    quils se foutent tout le temps de moi .

    1 Cest moi qui prcise2 Sartre J.P, Ltre et le nant, d. Tel-Gallimard, 1943, p.411

  • 14

    Cela expos, je voudrais prsent lever ce cas au rang de paradigme, cest dire faire valoir

    ce quAntoine, ici, nous apprend sur la honte.

    Je note dabord quon y retrouvera ce que jai pu dvelopper prcdemment. Antoine, dtre

    loccasion rprouv par sa mre, se voit en ces instants de conflits, chuter de son identification

    imaginaire au phallus. Prcipit, () de sa fonction de mtonymie , disions nous avec

    Lacan1, et ds lors, rduit simaginer comme nant 2. Je sers rien dira quant lui

    Antoine, indexant en ces termes sa chute, sa destitution, et sa rduction au rien. Et sur ce rien,

    citons nouveau ces mots de Lacan : ntre plus rien, ntre rien de plus que ce quelque

    chose qui a lair dtre quelque chose, mais qui en mme temps nest rien, et qui sappelle une

    mtonymie 3. Enfin, de l, Antoine sest regard avec honte, celle de manquer tre le

    servant de sa mre, son phallus imaginaire, et celle de se voir aussitt rduit au caractre

    injustifiable de son existence. Bref, la honte dune prsence injustifiable, si daventure elle ne

    servait, et ne comptait, pour rien. Indigne dtre, puisque manquant tre. Ontologiquement,

    coupable et honteux, de sa faute dexister. Je crois que je devrais pas tre n , dira Antoine,

    Je ne suis pas fait pour tre vivant .

    Cela, donc, la honte de la castration imaginaire, et que nous pouvons ici reprer deux

    niveaux : dans les rougissements que vaudraient Antoine le regard de celle quil aime, et au-

    del encore, dans cette honte du manque tre, que lui vaut cette fois le jeu de leurre qui le

    rive au dsir de sa mre. Cela, donc, mais pas seulement. Car manifestement, Antoine nous

    dmontre que sa honte ne se limite pas cette honte du manque, de la castration imaginaire. Sa

    honte nest pas uniquement celle de manquer, voire de manquer tre, mais elle est aussi,

    celle de se voir tre vu comme en trop. Disons le autrement, et dans les termes mme

    dAntoine : sa honte nest pas seulement de se voir tre vu rduit rien, mais aussi, moins

    que rien, un dchet. Je sers rien, je suis une ordure , dira til, avant que ne le traverse le

    dsir de disparatre tout fait de la scne du monde, o, sy voyant comme en trop, il voudrait

    dsormais pouvoir manquer lAutre.

    A suivre Antoine, il y a donc bien un second versant la honte : non pas seulement la vacuit

    honteuse de ltre, mais ce qui y rpond et redouble cette honte, la pesanteur de ltre. Bref,

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre IV, La relation dobjet, op. cit., p.2452 Ibid, p.2453 Ibid, p.244-245

  • 15

    non plus seulement le Manque tre, mais ce qui sy ajoute, ltre En trop, sil faut le dire

    cette fois avec Lacan. Bref encore, non pas seulement la honte comme besoin dexcuser son

    existence1, mais la honte dans le fait mme davoir un corps, dtre l 2, sil faut le dire

    cette fois avec Lvinas. Romain Gary, dans un roman intitul Gros Clin, avait dailleurs

    dcrit ce nouage de la vacuit et de len trop, et ce de faon lumineuse, dfinitive. Je le cite :

    Lorsquon tend au zro, on se sent de plus en plus, et pas de moins en moins. Moins on

    existe et plus on est de trop. La caractristique du plus petit, cest son ct excdentaire. Ds

    que je me rapproche du nant, je deviens un excdent. Ds quon se sent de moins en moins, il

    y a quoi bon et pourquoi foutre. Il y a poids excessif 3.

    Mais alors, comment rendre compte de ce poids excessif, qui fait aussi la honte du sujet, et la

    redouble ? Et bien jy rpondrai ceci : en y reconnaissant non plus leffet du manque tre du

    sujet, mais leffet de son tre dobjet, cest dire quoi ? Leffet de ce que justement, Lacan,

    dans un troisime temps de sa thorisation du stade du miroir, a situ derrire limage du

    sujet. Il y a sur ce point de multiples indications de Lacan, et ce, ds larticle Subversion du

    sujet et dialectique du dsir. Mais je voudrais aller ici lessentiel, pour ne retenir que ce qui

    nous permettra de prciser et de complter, avec Antoine, notre dfinition de la honte. Je

    proposerai donc de rsumer, trs grossirement, cette troisime laboration de Lacan ainsi : il

    ny a pas seulement derrire limage du sujet le signifiant du dsir, la castration, mais aussi les

    consquences de cette castration sur la jouissance de ce sujet, soit un manque jouir, -?, que

    tempre un reste de jouissance, a. Autrement dit, il ny a pas seulement derrire limage du

    sujet son manque tre, $, dont le phallus, dira Lacan est le signifiant4, mais aussi son tre de

    jouissance, a, que tempre, ou fait briller, -?. Autrement dit encore, il y a de masqu derrire

    limage du sujet son ontologie, cest dire ce quil est comme sujet du signifiant, $, mais

    aussi ce quil est comme sujet de la jouissance, cest dire comme corps, affect dans sa

    jouissance, a. Bref, il y a de masqu derrire limage du sujet son tre l(a), ce corps en trop, ce

    dasein honteux, pour le redire avec Lvinas, lecteur dHeidegger. Je resserre encore

    davantage : il y a de masqu derrire limage du sujet, qui toujours ment un peu, le secret

    ontologique de ce sujet, soit quil ntait rien, $, sinon (a).

    1 Lvinas E., De lvasion, d. Fata Morgana / Le Livre de poche, 1982, p.1142 Ibid, p.1173 Gary R. (E. Ajar), Gros-Clin, d. Folio / Gallimard., 1977, p.1974 Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du dsir , Ecrits, p.710

  • 16

    Pour preuve, je retiendrai par exemple ces lignes de Lacan, tires de Subversion du sujet et

    dialectique du dsir, et dans lesquelles sont situs, au regard de limage du sujet, les objets de

    la pulsion. Je le cite : Un trait commun ces objets dans notre laboration : ils nont pas

    dimage spculaire, autrement dit daltrit. Cest ce qui permet dtre l"toffe", ou pour

    mieux dire la doublure, sans en tre pour autant lenvers, du sujet mme quon prend pour le

    sujet de la conscience. Car ce sujet qui croit pouvoir accder lui-mme se dsigner dans

    lnonc, nest rien dautre quun tel objet. Interrogez langoiss de la page blanche, il vous

    dira qui est ltron de son fantasme 1. Puis Lacan poursuit : Cest cet objet insaisissable

    au miroir que limage spculaire donne son habillement 2.

    Je pose donc la question : pourquoi cette image constitue telle un habillement ? Et bien

    justement, parce quelle voile ltre nu du sujet, cest dire ce quil est rellement, et

    positivement. Le sujet sangl sa substance3, pour le dire avec Cline et Lacan. Cet habit est

    un voile qui masque au sujet ce quau fond de son image, il est dirreprsentable, non pas un

    sujet de la conscience, transparent lui-mme, mais cet objet de la pulsion auquel, in fine, il

    se rduit. Et cest pourquoi nous retrouverons derrire limage spculaire du sujet les

    composants de lquation de son fantasme, $ et a. Ces deux blancs, dira Lacan, qui font la part

    dirreprsentable du sujet. Car ce sont bien ces deux blancs, que son image vient habiller et

    voiler. Quon retire au sujet cette image, ou que celle-ci vacille dans la rencontre dune page

    blanche, et ce sujet, en effet, pourra alors prouver, quil nest rien sinon (a), rien dautre

    quun tel objet , dit ici Lacan.

    Cela tant, que dirons nous alors de la honte ? Et bien, que linstant de la honte est bien

    linstant dune telle rduction du sujet4. Que linstant de honte, avec la destitution quil

    comporte, est un instant qui rduira le sujet ce quil est au fond de son image, soit sa vrit

    ontologique, ce rien sinon (a). Le sujet honteux, toujours, se dcouvre tre cela : rien

    dautre quun tel objet . Il y a donc dans la honte un instant de voir, qui est un instant de

    vrit, un brusque aperu par le sujet de ce quainsi, lui dissimulaient son image et son moi, et

    qui concerne son manque tre, autant que son tre de jouissance. Le sujet aimait soigner

    son image, mais pour ne pas se voir comme (a), rduit (a). Voil, cest une parenthse,

    1 Ibid2 Ibid, p.8183 Cline L.F, Mort crdit, d. Le livre de poche, 1952, p.3034 N.B : comme Lacan, avec Sartre, laura dmontr dans son Sminaire Les quatre concepts fondamentaux de lapsychanalyse

  • 17

    ce que nous apprend la passionnante Histoire du miroir, de Sabine Melchior-Bonnet1. Mais

    voil aussi ce que nous rvle, par lenvers, linstant de honte, lequel justement, viendra

    entacher ces miroirs.

    Nous pourrions le dire encore autrement, et cette fois avec Sartre, citant Genet : la honte

    retourne le sujet comme un gant 2. Et ce, ajouterai-je, pour la raison quelle fait ressortir du

    fond de limage spculaire cette doublure 3 du sujet, que Lacan, dans les lignes que je viens

    de citer, voquait. La doublure du sujet, donc, et non pas son envers. Lacan y insiste. La

    doublure du sujet constitue une autre part de lui-mme, non plus faite didentifications

    symboliques et imaginaires, mais de son tre dobjet. Cette doublure est ce qui du sujet est

    sans image : $, que dtermine (-?), et que complte a. Ainsi, nous tenons l ce qui pourrait

    tre notre dfinition topologique de la honte. La honte retourne ltre parlant comme un gant,

    fait ressortir du fond de son image, sa doublure ontologique et honteuse, ce rien, sinon (a).

    La honte retourne le sujet comme un gant, cest dire attaque soudainement son image, et la

    ternit de sa doublure. Cette doublure noire , que dans lun de ses pomes, Miguel Torga

    savait si bien dcrire, et qui affecte les Janus que nous sommes : une doublure noire qui

    dment / la clart nue de lautre face 4. Je le disais plus haut : dans la honte, le masque de la

    belle image sans tache tombe, limposture moque est dnonce, et la doublure du sujet, qui

    fait la vrit ontologique de son tre, est rvle. A linstant de sa honte, le sujet se verra tre

    vu rduit cela, lenvers de la face 1, pour reprendre un autre mot de Lacan, sa doublure

    sans image.

    Et cest pourquoi les diverses occurrences de la honte pourront tre dfinies comme autant de

    modalits de ce retournement, et de mise jour de la doublure honteuse du sujet, affectant et

    mortifiant ce sujet, jusque dans son corps. Je voudrais prsent le faire valoir, et mme, faire

    sur ce point une prcision de plus.

    Et jen reviens pour cela Antoine. En effet, que nous montre til ? Quil y aurait ici dfinir

    une palette de la honte. En dautres termes, que la honte qui le pousse rougir devant sa belle,

    nest pas tout fait la honte qui le fait sprouver comme indigne de vivre, et coupable

    1 Melchior-Bonnet S., Histoire du miroir, d. Imago / Hachette Littratures, 19942 Sartre J.P, Saint Genet, comdien et martyr, d. Gallimard, 1952, p.983 Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du dsir , in Ecrits, op. cit., p.8184 Torga M., Chambre noire , in Requiem pour moi, Traduit par Louis Soler, d. Librairie La Brche, 2000

  • 18

    dexister. En chaque cas, le voil il est vrai retourn, mais peut-tre pas jusquau mme point.

    Et cest pourquoi il nous faut en effet prciser. Ce que je ferai prsent en maidant dun

    autre terme que Lacan a comment : lembarras. Mon point de dpart sera donc le suivant :

    sil est vrai que le sujet honteux est un sujet retourn, tout retourn mme, cest dire

    embarrass, alors tchons de voir, avec Antoine, jusquo peut conduire cet embarras

    honteux.

    Il y a dabord dans le tmoignage dAntoine ce qui pourrait passer pour presque rien : les

    rougissements de cet enfant, face laveu de son dsir. Seulement, il faudrait alors souligner

    la puissance de ce presque rien, et ce quil dessine : le plus intime du sujet, un bijou en

    plastoc, ou quelques mots, qui devront tre cachs, et qui ne cessent de diviser cet enfant, dj

    malade de lamour. Mais simplifions : il y a l la honte dun sujet embarrass de son

    fantasme, et de ce qui soutient ce fantasme, un objet a, cause de dsir, et nou la castration.

    En effet, face cette petite fille, de quoi Antoine est-il embarrass, jusqu la honte ? Certes

    de ce qui le soutient dans lexistence, mais qui consiste encore en un fantasme. Ici, a frappe

    de sa barre le sujet, mais ne le fait que rougir, et baisser les yeux. Bref, Antoine, devant cette

    jeune fille, a honte de son dsir. Lembarras que lui vaut sa honte est donc ontologique, car

    convoque en lui ce que Lacan nommait, dans son Sminaire Le dsir et ses interprtations,

    le point le plus intime du sujet . Mais il nest encore que lembarras de son fantasme, ou de

    cet objet a, cause de son dsir, auquel linstant de sa honte, Antoine se verra rduit. Disons

    le autrement. Le sujet rougit ici du peu quil est, mais peut encore sen dfendre par son

    fantasme. Retourner se cacher dans le prau, lombre de lAutre, et regagner ainsi le refuge

    imaginaire de son moi seront pour Antoine toujours possibles. Et cela lui suffira quitter la

    scne, pour ne plus se voir tre vu ainsi, dsirant, conduit devoir assumer devant une autre

    son manque, et plus encore, lui confier.

    Or toute autre chose, jy viens prsent, sera le vrai dsespoir 2, que la honte peut aussi

    susciter chez un sujet, quand celui-ci se retrouvera rduit ce que Lacan, dans son Sminaire

    Lenvers de la psychanalyse, a nomm la honte de vivre. Je ne suis pas fait pour tre

    vivant , disait quant lui Antoine. Car nous passons alors du simple embarras, de la honte du

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre II, Le moi dans la thorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, d.du Seuil, 1978, p.1862 Expression de Lacan J., cite par Soler C., in Ce que Lacan disait des femmes, d. du Champ Lacanien, Mars2003, p.117

  • 19

    dsir, de la gne du fantasme, au suprme embarras 1, selon une autre formule que

    jemprunte Lacan, cest dire quoi ? Je le cite : Lidentification absolue du sujet ce a

    quoi il se rduit 2, soit une traverse sauvage de limage de ce sujet, pouvant pousser celui-ci,

    je le cite encore, dans une prcipitation-suicide 3. Jemprunte donc ces dfinitions et

    commentaires de Lacan, et pour en tirer ceci : la honte pourra aussi rduire un sujet ce

    suprme embarras. La honte, qui est un instant de voir, pourra aussi constituer une traverse

    de limage du sujet, au point de conduire ce sujet une telle identification absolue lobjet a.

    Et cest pourquoi, ajouterai je encore, la honte, au-del de son pouvoir de destitution,

    comporte aussi un pouvoir de mlancolisation du sujet. En dautres termes, linstant de

    honte, le sujet pourra ne pas seulement tre rduit rougir de son fantasme, l o lobjet a

    conserve encore sa brillance phallique, et sa puissance de dsir. Mais il pourra tre conduit

    la traverse sauvage de ce fantasme, et ds lors la vision brutale, force et impose de cet

    objet comme dchet, dpossd de sa brillance phallique. Plus encore, le sujet honteux pourra

    se voir et sprouver tout coup rduit, absolument identifi, cet objet dchet, et pour sen

    trouver affect dans son dsir de vivre. Fausses-couche4, dira pour exemple Lacan, ce dont

    nous retrouvons lcho dans les mots dAntoine. Je le cite nouveau : Je crois que je devrais

    pas tre n , Personne ne maime l-dedans () alors je me demande, quest-ce que je fais

    sur cette terre ? , Je ne suis pas fait pour tre vivant . Fausse couche, donc. Ou bien, disait

    encore Antoine, ordure . Ce que je comparerai cette fois ces autres expressions que

    Lacan utilisait pour qualifier lobjet a comme dchet : saloperie 5, ou chose abjet 6,

    formulait-il. A quoi jajouterai : quand cet objet ne fait plus cause dun dsir, et qu

    loccasion, il salit et fait la honte dune vie.

    Ainsi que peut-on en conclure ? Quen chaque cas, de la honte du dsir, la honte de vivre, la

    honte atteint au plus intime, voire au plus extime du sujet, et quelle est donc bien une passion

    de ltre. Je suis la honte , me disait un jour un autre enfant. A linstant de sa honte, le sujet

    est un sujet embarrass de son tre : de sa doublure honteuse, bien-sr, que tissent ses

    fantasmes et ses dsirs, mais au-del encore, du peu et de lexcs dont il est fait. A linstant de

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre X, Langoisse, d. du Seuil, 2004, p.1312 Ibid3 Ibid, p.3884 Lacan J., Le Sminaire Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, op. cit., p.2075 Lacan J., Le Sminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p.2326 Lacan J., Tlvision , in Autres crits, op. cit., p. 525, et Lacan J., ... Ou pire , Compte rendu du Sminaire1971-1972 , in Autres crits, op. cit., p.550

  • 20

    sa honte, le sujet est un sujet embarrass de ce quil est rellement, au fond de son image, au

    point le plus extime de son tre, l o le regard de lAutre ne devait pas aller. En somme, la

    honte est un embarr(a)s ontologique du sujet, quand nous pourrions ny voir que le produit de

    ses manquements ou de ses fautes. Or jouvre sur ce point une parenthse, et pour souligner

    ceci : cest donc moins le rapport du sujet lidal qui fait la honte, que le rapport au regard,

    surmoique, toujours mauvais ?il, quil y avait derrire cet idal, voire la voix surmoque,

    qui pointe et jette ce regard sur le sujet. Lacan laura fait valoir dans son Sminaire Les quatre

    concepts fondamentaux de la psychanalyse, cest de structure que le sujet est vu, du lieu de

    lAutre. Ainsi, nen dplaise aux contingences de lhistoire, et au dclin des idaux, le sujet

    pourra toujours continuer de se voir tre vu, comme prsence injustifiable dans un monde qui

    reste celui de lAutre. Que ces regards ne soient plus nous aux idaux et devoirs thiques est

    une chose, mais ils nen sont pas moins l, et pas moins lourds deffets pour le sujet. Peut-tre

    mme le contraire. Fin de la parenthse.

    Dans la honte, le sujet ne sait donc plus que faire du peu quil est, et de quoi il est, ainsi rvl

    au grand jour, celui de lAutre. Dshabill devant lAutre, faisant face au tribunal de

    lAutre 1, il voudrait quitter la scne, pouvoir se cacher, nouveau. Bref, rentrer dans

    lombre, et ainsi chapper au regard qui viole. Mais nous voyons aussi avec Antoine, que le

    degr de cet embarras ontologique, que convoque la honte, peut varier, osciller de la simple

    gne du fantasme, ce que nous avons appeler, avec Lacan, le suprme embarras. Autrement

    dit : que sprouver nul et con la fois, nul , car faisant soudainement lpreuve de sa

    vacuit subjective, $, et con , au sens de la dfinition que Lacan donnait du con : dun sujet

    identifi sa jouissance, a, est encore autre chose que cette honte de vivre qui, loccasion,

    pourra pousser un sujet au suicide. Et cest pourquoi sur ce dernier point, je voudrais encore

    voquer une autre vignette clinique.

    Il sagit dune scne qui fit la matire dune squence du film La chambre des officiers, de

    Franois Dupeyron. Cette scne fut bien relle, et nous devons Henriette Rmi, infirmire

    bnvole qui exera lors de la grande guerre auprs des blesss de la face, dites Les geules

    casses, den avoir tmoigne.

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre VIII, Le transfert, d. du Seuil, 1991, p.209

  • 21

    Il faudrait sattarder plus longuement sur la douleur de ces gueules casses . Il faudrait

    apprendre du courage et de lironie grce auxquels la plus part dentre eux, par-del le rel

    imprim sur leur face, continurent de vivre, quand-mme. Rire quand-mme 1 tait

    dailleurs leur devise, et pour plus dun, le recours contre la honte et le dsespoir. Mais

    puisquil sagit dexaminer cette honte, lisons ce quelle fut ce jour l, pour lofficier Laz,

    quHenriette Rmi accompagna lors dune permission.

    Laz, jeune pre, vient de retrouver pour la premire fois son fils Grard. Henriette Rmi

    rapporte alors la scne. Je la cite : "Grard, mon fils ()". Un cri perant ! Grard agite ses

    bras, ses jambes. Son pre, dconcert, le pose terre. Et Grard senfuit, plus vite encore

    quil nest venu, en criant dune voix terrifie : "Pas papa ! Pas papa !". Laz est atterr,

    ananti, comme fig sur place. Tout coup, il saisit sa tte dans ses mains : "Imbcile,

    imbcile !. Mais aussi, est-ce que je pouvais savoir que je suis si horrible ! (). Avoir t un

    homme, avoir mis toutes ses forces raliser en plein ce que ce mot veut dire et ntre plus

    que a. Un objet de terreur pour son propre enfant, une charge quotidienne pour sa femme,

    une honte pour lhumanit. Laissez-moi mourir"2. Laz se suicida ds son retour lhpital .

    Il y a bien sr tout ce que nous ignorons de cet homme. Mais il y a aussi ces mots,

    lnonciation si forte, que nous pouvons un moment les suivre pour saisir un peu de ce que fut

    la honte de ce sujet.

    Un homme, voil donc ce que cet officier, pensait-il, ntait plus. Non pas quil fut devenu

    une femme, non pas quil fut, par un effet de castration, fminis. Mais il se vit tre vu par son

    fils comme un monstre, objet dangoisse et de terreur pour cet enfant, objet a. Celui-l voulait

    re-voir son pre, et fut horrifi de limage de cet homme : Pas-papa , qui se prsentait lui.

    Lenfant na pas t du, mais horrifi. L o lenfant souhaitait retrouver un pre et les traits

    de ce pre, il rencontra un rel qui dchira ce quil dsirait voir.

    Cet instant, terrible, dun croisement de regards, aura donc suffit ce que lofficier devienne

    un monstre. Cet officier stait efforc dtre un homme, avait voulu le raliser en plein ,

    sidentifier en acte, ce que le signifiant homme, du lieu de son idal, pouvait bien recouvrir.

    Or voil qu cet instant, cette image et lidal qui la soutenait se retournent contre lui.

    1 Delaporte S., Gueules casses de la Grande Guerre, d. Agns Vinot, Mai 2004, p.1532 Ibid, p.149

  • 22

    Lhomme ne sy reconnat plus, sinon en tre loppos, un monstre. Laz, ses propres yeux

    et via le regard horrifi de son fils, se voit brutalement destitu, rduit ntre plus que a .

    Le voil en effet persuad de ntre plus que (a), objet a dpossd de toute brillance

    phallique, rduit lapparence du djet, dira Lacan, du jet au chien, aux ordures, la

    poubelle, au rebut de lobjet commun, faute de pouvoir le mettre ailleurs 1. Et nous en

    trouvons lcho dans les dires de Laz lui-mme, sprouvant comme objet de terreur ,

    charge quotidienne , honte pour lhumanit . Bref, rduit une honte de vivre, dont il ne

    verra lissue qu disparatre tout fait sous cette barre qui le frappe, aux regards de tous et au

    regard du Tout. Mourir de honte, dira ton avec Lacan, plutt que : la vie comme honte

    boire 2.

    Conclusions

    Jen viens prsent la conclusion de ce travail, que je dvelopperai en trois point. Le

    premier : De lonto , Lacan aura donc fait lhonteux3, comme il le disait lui-mme. De

    lontologie, il aura fait lhontologie, nouant de cette faon, et demble, le questionnement

    ontologique ltre de jouissance du sujet. Et cest pourquoi je proposerai ceci : certes la

    honte, quand elle surprend le sujet, est un instant de voir. Mais elle est un instant de voir la

    honte 4 quil y avait dj, hontologique, prte surgir, inhrente la condition de parltre

    du sujet, et inhrente sa condition dtre regard5. Elle est un instant de voir la honte quil y

    avait l, derrire le voile moque et phallique sous lequel le sujet rvait de se faire voir, autant

    que de se cacher lAutre. Instant de chute, donc, redoublant la chute originelle du sujet dans

    le monde. Disons le encore autrement : la honte, de structure, menace toujours ltre parlant,

    car elle est cause et consquence de limposture structurale, et ontologique, de cet tre parlant.

    De structure, le sujet ne peut se rduire une belle, complte, et sage image, et cest pourquoi

    toujours, pourra tre dnonce limposture que constitue le moi de ce sujet, et mis nu, sous

    le regard de lAutre, son manque tre, (-?), autant que le peu quil est, a.

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre X, Langoisse, op. cit., p.1262 Lacan J., Le Sminaire Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, op. cit., p.2093 Lacan J., Radiophonie , in Autres crits, op. cit., p.4264 Je dois cette expression Franois Regnault, in Regnault F., Lexception thtrale , in Rue Descartes n47,Revue du Collge international de philosophie, d. PUF, Paris, 2005, p.685 Ainsi que Lacan le dveloppe dans son Sminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse

  • 23

    Et cest pourquoi je proposerai encore ceci : linstant de honte, le sujet ne fera que retrouver

    sa condition ontologique, cest dire quoi ? Sa condition dtre regard, dans une existence

    o se mlent et lembarrassent, son Manque--tre , autant que son tre En-Trop 1. Le

    sujet honteux est un sujet qui prouve comme en acte sa condition dtre parlant, cette mort

    que lui impose le signifiant, son tre pour la mort 2. La honte est toujours, au minima, une

    petite mort, mais qui nest que le rveil et le redoublement de cette autre mort que le signifiant

    lui avait dj inflig, via le corps. La honte redouble donc, je voudrais y insister, cette marque

    du signifiant sur le corps3, cet insigne, ce S1, cette exacte petite marque sur le visage, qui fit le

    titre dune grande nouvelle sur la honte. Petite main carlate 4, lira ton dans cette nouvelle,

    sanglante 5 et fatale 6, stigmate fatal de lhumanit 7. La honte est donc le signe et

    leffet de cette incorporation du signifiant. La honte incorpore ces os qui seront jugs ,

    disait encore Sygne de Cofontaine, la honte qui accompagne jusqu la tombe et plus

    loin . Je rsume encore ce premier point de ma conclusion : du simple rougissement la

    honte de vivre, le sujet, en chaque cas, se verra rduit son hontologie. Soit un corps affect

    par le signifiant, et pour cela, injustifiable, pour reprendre ici une expression que Christian

    Demoulin avait su releve dans Les mots1, de Sartre.

    Fragilit du parltre, donc, que cette hontologie. A quoi jajouterai aussitt : cela fait le

    mrite, mais aussi le risque de la honte. Et je tcherai prsent, ce seront l mes deux autres

    points, de dire en quoi.

    Je dbute par le mrite de la honte. Car en effet, nous pourrions lui reconnatre au terme de ce

    travail une vertu : ce rappel, justement, fait au sujet de son hontologie. La honte contre le

    moi fort , pourrait-on dire, le sujet honteux, un moi fort qui prend leau . Linstant de

    1 Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du dsir , in Ecrits, op. cit., p.8262 Ibid3 Par ailleurs, nous pourrions mettre cela en srie avec plusieurs autres mtaphores, cette fois de Lacan : lesdisques des trois prisonniers, in Lacan J., Le temps logique et lassertion de certitude anticipe , in Ecrits, op.cit. ; la fonction symbolique imprime sur la chair , in Lacan J., La chose freudienne , in Ecrits, op.cit., p.415 ; la marque du fer du signifiant lpaule du sujet qui parle , in Lacan J., La direction de lacure , in Ecrits, op. cit., p.629 ; la faute devant tre lave , in Lacan J., Remarque sur le rapport deDaniel Lagache , in Ecrits, op. cit., p.666 ; le sujet qui en porte sous sa chevelure le codicille qui le condamne mort , in Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du dsir , in Ecrits, op. cit., p.8034 Je fais ici allusion la grande nouvelle de Nathaniel Hawthorne, La Marque sur le visage , in Le manteau deLady Elonore, et autres contes, d. GF-Flammarion, 1993, p.1635 Ibid, p.1616 Ibid, p.1977 Ibid, p.163. Savons-nous sil est possible, dira encore lhonteuse hrone, quelque prix que ce soit, derelcher la prise de cette terrible petite main, qui stait saisie de moi ds avant ma naissance , Ibid, p.167

  • 24

    honte est aussi, un instant de rveil, tirant brusquement le sujet de sa rverie narcissique, le

    faisant dchoir de son hissecroibeau 2, rendant soudainement vaines ses prtentions de moi

    fort et autres impostures phalliques de ltre, et ce, pour le rabattre sur sa condition dtre

    parlant. Bref, la honte dfait les suffisances, et enjoint au sujet de ne pas oublier ce dont il est

    fait, l est son mrite. Et bien ce mrite, Lacan ne laura pas seulement reconnu, mais aura

    voulu sen servir. Je rappelle son invective fameuse, lance ses lves lors de son Sminaire

    Lenvers de la psychanalyse : Faites une tranche, comme on dit. Cet air vent qui est le

    vtre, vous le verrez buter chaque pas3 sur une honte de vivre gratine 4. Il y a donc bien

    la honte un avantage 5, comme il lnoncera lui-mme. Et qui notamment consiste, nous le

    voyons, en cette opposition que Lacan souligne entre un moi fort, lair vent, et la honte.

    Ds lors, je repose ici la question que Christian Demoulin mavait adresse il y a quelques

    temps, dans une discussion que nous avions sur ce sujet : comment sen sortir avec la

    honte ? . Et bien justement, me semble til, en se servant delle, faon de faire avec elle, plus

    que contre elle. En effet, ltre parlant, du fait de son hontologie, connatra toujours le risque

    de la honte, voire le fait de la honte. Mais puisquil y a la honte un avantage, ce sujet pourra

    aussi se servir de sa honte, et ne pas seulement sy rduire. Je conclurai donc, en paraphrasant

    Lacan : ltre parlant peut se passer de la honte6, condition de savoir sen servir. Et mme,

    il y a un usage possible de la honte, qui dessine une place pour la psychanalyse. Telle est,

    aussi, la thse de Lacan, et ce dont la cure analytique pourra donner chance un sujet.

    Comment ? Je proposerai ceci : en invitant le sujet ne pas se rduire sa honte, mais en

    apprendre quelque chose, elle qui toujours lui rappelle qui et quoi il est, a, au point le plus

    intime de son tre. Linvite analytique, dira Freud, est une invite la promesse , celle de ne

    pas cder la honte davouer 7, celle de renoncer toute fausse honte 8. Linvite

    analytique comporte cela : le moment venu, et si cela est possible, ne pas reculer devant ses

    hontes, mais oser y dchiffrer un savoir nouveau. Ne plus seulement rougir de ses

    1 Demoulin C., Le corps injustifiable , op. cit. Lexpression corps injustifiable est emprunte Sartre J.P,dans Les mots, op. cit., p.752 Lacan J., Joyce le Symptme , in Autres crits, op. cit., p.5653 Cest moi qui souligne4 Lacan J., Le Sminaire Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, op. cit., p.2115 Ibid6 Au sens de ne pas sy rduire7 Freud S., Introduction la psychanalyse, op. cit., p.3478 Freud S., Le dbut du traitement , in La technique psychanalytique, d. PUF, 1977, cit par Janin C., in Pour une thorie psychanalytique de la honte , in Revue Franaise de Psychanalyse, n5, Honte etculpabilit , T. LXVII, d. Puf, p.1661

  • 25

    impuissances, mais dcouvrir quel impossible ces impuissances masquaient. Et de l, tirer

    quoi ? A loccasion, me semble til, lexact contraire de la honte : la possibilit den rire1, la

    possibilit de rire de ces impuissances, absurdes, puisque ce ntait l quimpossibles. La

    possibilit de rire de ces vaines et illogiques tentatives de contourner le rel, dans lesquelles le

    sujet spuisait, honteux de ses checs. La possibilit encore, pass le dchiffrage du

    symptme, et mme, une fois acquise lidentification au reste de ce symptme, de se

    reconnatre bien l. Voil aussi ce que peut offrir une psychanalyse : la possibilit, enfin

    acquise, de se reconnatre bien l(a), et den rire, l o tait la honte de soi, et du plus tranger

    en soi. Devoir de bien dire, affirme Lacan, ou de sy retrouver2 dans linconscient, dans la

    structure 3, et ce, contre la lchet morale 4 qui fait la tristesse, et peut-tre aussi, la honte

    de vivre. Ce courage, prcisment, auquel en appelait Rilke : le seul courage que lon exige

    de nous : tre assez courageux pour accueillir ce qui peut venir notre rencontre de plus

    trange, de plus extravagant, de plus inexplicable 5.

    En somme, dira encore Patrick Merot6, apprivoiser la honte , et pour cela, commencer

    d accepter , son reste de terre , selon une formule judicieuse emprunte Freud. Mais

    aussi, retrouver l llan dun dsir, allg du poids de la honte, et sapercevoir que la vraie

    honte ntait pas celle davoir dsir, mais peut-tre, celle dy avoir manqu. Bref, passer7. Se

    passer de la honte condition de savoir sen servir, disais-je tout lheure, mais dans le sens

    qui suit : faire de la honte lobjet possible dune passe. Autrement dit, passer la honte. Non

    pas feindre et rver de saffranchir de la honte, ce qui serait en revenir aux suffisances dun

    moi fort, et vouloir ne plus voir, le fait de lhontologie. Mais oser se servir de sa honte. La

    soumettre lpreuve dun bien dire, pour passer de la honte de soi, de la honte de dsirer, au

    pouvoir et la dignit dun dsir.

    1 Sur lhumour et la honte, cf aussi : Lvy G., Une catastrophe : la honte , in Topique, n31, 1983, p.44 ; etKamieniak J.P, Lhumour ? Un art de triompher de la honte et de la culpabilit , in Revue franaise dePsychanalyse, n5, Tome LXVII, op. cit.2 Cest moi qui souligne, et pour rapprocher le se reconnatre bien l(a) de sy retrouver 3 Lacan J., Tlvision , in Autres crits, op. cit., p.526. N.B : Notons que Flaubert, dj, dfinissait ladpression comme une lchet morale ! In Flaubert G., Correspondance, d. Folio, 1975, p.4144 Ibid5 Rilke R.M, Lettres un jeune pote, et autres lettres, d. Gf-Flammarion, 1994, p.896 Merot P., La honte : "si un autre venait lapprendre" , in Revue franaise de Psychanalyse, n5, TomeLXVII, op. cit., p.17567 Il va sans dire que nous faisons ici allusion la passe. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point notrearticle : Bernard D., Une passe , in Wunsch, Nouvelle srie, Bulletin international de lEcole de Psychanalysedes Forums du Champ lacanien

  • 26

    Il sagirait ainsi de faire bon usage de la honte. De faire provision dassez de honte 1, selon

    le v?u de Lacan, et de savoir en user, pour mettre un peu de honte dans la sauce 2. Pas

    trop, mais justement assez 3, dira til cependant, concluant avec force et sur ces mots, cette

    leon du 17 juin 1970 de son Sminaire Lenvers de la psychanalyse. Cest donc quil y

    aurait, aussi, le risque dun msusage de la honte. Jy viens prsent.

    Quel est ce risque ? Celui de : non plus donner chance un sujet de se servir de sa honte, mais

    celui de ly rduire tout fait, jusqu ce que sa vie se rpande en honte de vivre, voire en

    honte de sur-vivre. Quest-ce dire ?

    Lhontologie de ltre parlant, avons nous vu, implique que lon pourra toujours faire peser

    sur un sujet la honte de ce quil est, honte de ce quil manque tre, et honte du fait quil est

    l(a), quand mme. Rien, avons nous soulign, ne garantit au sujet la justification de son

    existence. Une faute dtre lui incombe dj, du fait de sa condition de parltre. Une faute,

    produit du dfaut et de la patence de son tre, sera toujours dj l, inscrite comme tache de

    naissance sur ce sujet. Et cest pourquoi sur ces questions de la honte et de la culpabilit,

    ltre parlant est vulnrable, de structure. Sauf tre fou, ou peut-tre, parfaitement cynique,

    le sentiment dimposture de ltre le guette dj, autant que le sentiment dune faute de

    jouissance. Voil pour le fait de lhontologie. Mais voil aussi ce dont un sujet pourra ptir,

    pour peu que, au gr des discours dans lesquels il sera pris, on veuille le tenir pour coupable

    de cette faute dtre, et la lui montrer du doigt.

    Quels sont ces discours ? Ceux qui, me semble til, vhiculeront dune faon ou dune autre,

    une idologie de la suppression du sujet 4. A savoir, une idologie qui sencanaillera de

    mettre ce sujet au pied du mur de rpondre de son droit tre, et qui voudra le tenir pour

    coupable de sa faute dtre, autant que ly rduire. Nous pourrions le formuler encore

    autrement : une idologie de la suppression du sujet, au sens de la rduction et de la fixation

    de ce sujet son hontologie. Une idologie lourde dun regard qui rduira le sujet rien,

    lequel, pour cette raison mme, se verra et sprouvera comme en trop. Un sujet auquel il sera

    1 Lacan J., Le Sminaire Livre XVII, Lenvers de la psychanalyse, op. cit., p.2112 Ibid3 Ibid, p.2234 Lacan J., Radiophonie , in Autres crits, op. cit., p.437. Nous renvoyons aussi sur ce point Soler C.,Lhystrie, sa langue, ses dialectes et ses liens, Cours 2002-2003, leon du 29/01/03, indit

  • 27

    retir sa dignit de parltre, pour tre vu comme moins que rien, et rduit au rang dobjet

    honteux.

    Je ne prendrai ici, et sur ce point, quun exemple : celui du discours nazi. Et je pose la

    question : naura ton vu que le nazisme voulait aussi rduire ses victimes la honte, et faire

    en somme de lhontologie de ltre parlant, le plus triste usage ? Ainsi, crivait Francine

    Beddock, le camp de concentration est la forme extrme de lhontologie qui fut

    massifie 1. Mais dj, avant le camp, quels auront t le poids et la force de ltoile jaune

    impose aux Juifs, si ce nest de fixer ces sujets, aux yeux de tous, leur hontologie ? Les

    donner voir, toujours. Les exclure de leur droit lombre, pour les pousser la honte. Les

    fixer une tache, pour faire de ceux-l, sans cesse, des tres regards, dans leur existence et

    cause de leur existence. En somme les rendre coupable et honteux, sous les regards de tous, de

    leur faute dtre Juif. Est regard2 comme juif () 3, cest dailleurs en ces termes que

    dbutait, sous la signature du Marchal Ptain, larticle de loi dcrtant le 03 Octobre 1940,

    qui tait Juif.

    Il me semble donc que le nazisme aura su faire profit de la honte. Comment et jusquo ?

    Voil ce quoi il faudrait rserver toute une tude. Pour lors, je noterai juste cela : le nazisme

    se sera servi, cyniquement, de lhontologie, infligeant par la honte une premire mort ceux

    qui bientt, allaient tre supprims en acte comme des chiens, et pour que la honte leur

    survive, selon le dire de Kafka4. En somme, le nazisme aura tent de rduire le Juif lObjet

    honteux de la communaut des hommes. De le rduire ce qui dsormais sera, au lieu de cet

    Autre, le Nom honteux , Juif, inscrit comme en lettres carlates 5 au centre dune tache qui

    se voit. Et pour que cette tache, S1, insigne 6 honteux, force les regards de tous. Et pour

    quau bout de ces regards, le sujet se voit son tour, du plus mauvais ?il, comme chose

    abjet 7, et saloperie 8. Honteux de se dcouvrir objet a rebut 9 de lAutre, et de se

    voir ainsi recrach par cet Autre.

    1 Beddock F., Edito , in Trames n29, La honte , d. Trames Association, 2000, p.62 Cest nous qui soulignons3 Ptain P., cit dans Paroles dtoiles, Mmoire denfants cachs, 1939-1945, d. Librio, 2002, p.354 Cf Kafka F., Le Procs, d. Folio, 1987, p.2805 Chacun aura reconnu ici lallusion au roman de Hawthorne N., La lettre carlate, op. cit.6 Nous recueillons le terme mme dans un rapport de la police allemande, dat de 1942, et cit dans Parolesdtoiles, Mmoire denfants cachs, 1939-1945, op. cit., p.437 Lacan J., Tlvision , in Autres crits, op. cit., p.525, et Lacan J., Ou pire, Compte rendu du Sminaire1971-1972 , in Autres crits, op. cit., p.5508 Lacan J., Le Sminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux, op. cit., p.2329 Lacan J., Le Sminaire Livre XIII, Lobjet de la psychanalyse, indit, leon du 06/01/1966

  • 28

    Je rapporterai pour en tmoigner le souvenir dune femme juive, Annette Muller, voquant ce

    jour o pour la premire fois, on imposa lenfant quelle tait le port de ltoile.

    Au dbut de juin 1942, lordre a t donn aux Juifs de porter des toiles jaunes six

    branches, cousues sur leurs vtements lendroit du c?ur. Jtais inquite, je craignais les

    ractions de mes copines de classe. Cependant, il a bien fallu aller lcole. Dans la classe,

    tous les regards se sont tourns vers moi. Au fond, essayant de dissimuler son toile, japerus

    Nathalie, une fillette habitant un quartier plus chic que le ntre. On frquentait peu Nathalie.

    Elle avait lair distant avec ses habits lgants, ses boucles blondes, son aspect soign. Ainsi,

    Nathalie tait juive, elle aussi. Ctait une dcouverte. La matresse a dit : " Deux de vos

    camarades portent une toile. Soyez gentilles. Rien ne doit tre chang entre elles et vous. "

    Mais immdiatement, il y eut une barrire, une mise lcart. Robert dserta notre maison,

    Janine, ma meilleure amie, avec qui jallais au patronage, ne vint plus chez moi et je ne

    retournai plus chez elle. Un jour, jentendis deux femmes discuter sur le trottoir : " Vous vous

    rendez compte, disait lune delles, un homme qui avait lair si bien, si correct. Il a fait un

    mouvement et sous sa veste, devinez ? Jai aperu ltoile. Un Juif ! Qui laurait cru, il avait

    lair si correct ! " Et lautre femme hochait la tte, marquant son approbation. En coutant les

    deux femmes, jai eu conscience de ce qutre juif comportait de sale, de dgradant, de

    honteux. Cette honte, je la ressentais dans la rue, quand les gens dtournaient leur regard

    devant ltoile qui nous marquait dune tache ignoble et puante. Etoile jaune humiliante.

    Ctait donc a tre juif ? Et moi je ltais et jen avais honte. Jaurais tant voulu tre comme

    les autres, les gens bien, propres et corrects ! 1

    Enfin, un autre et dernier tmoignage. Celui de Sylvie qui, rduite elle-aussi une cible

    honteuse pour tous-les-regards, dcrira alors ce qui lui aura manqu, et que lon pourra retenir

    comme leon : contre la honte de vivre, le droit de faire de lobjet a quelle tait, la cause et la

    puissance dun dsir de vivre, sans honte.

    Jaime sortir, flner dans cette ville que jaime tant, mais ltoile cousue sur le revers

    de ma veste comme tatoue sur ma peau meffraie et mloigne malgr moi de tous les

    nombreux lieux publics o je suis devenue la pestifre quil faut montrer du doigt ou salir

    1 Muller A., cit dans Paroles dtoiles, Mmoire denfants cachs, 1939-1945, op. cit., pp.41-42

  • 29

    dune injure. Les rafles et les arrestations ici et l, partout me contraignent une extrme

    prudence.

    Je nai que seize ans ; peut-on tout minterdire ! Je veux vivre comme tout un chacun,

    je veux emmener Esther au cinma, frmir dmotion au "Premier Rendez-vous" de Danielle

    Darrieux, je veux rver avec Viviane Romance, Simone Simon, Yvette Lebon ou Louis

    Jourdan, je veux chanter tue-tte la "Romance" de Charles Trenet ou le "Tra-la-la" de Suzy

    Delaire 1

    David Bernard

    [email protected]

    1 Sylvie, cite dans Paroles dtoiles, Mmoire denfants cachs, 1939-1945, op. cit., p.48