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7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
1/19
Bulletin de l'AssociationGuillaume Bud : Lettres
d'humanit
L'picurisme dans la socit et la littrature romainesPierre Boyanc
Citer ce document Cite this document :
Boyanc Pierre. L'picurisme dans la socit et la littrature romaines. In: Bulletin de l'Association Guillaume Bud : Lettres
d'humanit, n19, dcembre 1960. pp. 499-516;
doi : 10.3406/bude.1960.4194
http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194
Document gnr le 18/03/2016
http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://www.persee.fr/author/auteur_bude_67http://dx.doi.org/10.3406/bude.1960.4194http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://dx.doi.org/10.3406/bude.1960.4194http://www.persee.fr/author/auteur_bude_67http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
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L picurisme
dans la
socit et
la littrature romaines *
On pouvait, selon
Snque, lire
Athnes l'entre
du
Jardin
d'picure, c'est--dire
du
sige
de
son cole, cette inscription :
tranger, ici tu seras bien si tu y
restes
; ici le souverain bien est
le plaisir 1. En
vous
parlant
de
l'picurisme Rome, je devrais
bien
mditer
cette devise,
car
elle m'impose
un
lourd
engagement.
Que va-t-il
arriver, si
vous n'prouvez aucun
plaisir m'entendre
parler de
la
philosophie
du
plaisir
? Pareille
crainte
tait ressentie
par
le grand pote
latin
de
l'picurisme,
au moment o
il
entreprenait d'initier son ami Memmius, un homme politique et un lettr,
aux difficiles mystres de
la
science de l'univers, telle
que
son
cole
l'enseignait. Et c'est
la
raison pour laquelle Lucrce, au
dbut du De rerum natura,
invoque
la desse Vnus 2. Vnus
n'est pour lui
que
l'image
allgorique du souverain bien selon
l'orthodoxie
de
la secte.
Elle
n'est que la transfiguration
prestigieuse de
la uoluptas,
le
plaisir
moteur de tous
les tres vivants.
Il ne
lui
en
adresse pas moins une priresplenHide que connaissent
bien
tous
ses lecteurs
et
dont
je
retiendrai
cet
appel
:
Puisque, sans toi, rien ne surgit aux divins
rivages
de la lumire,
lien ne se
fait de
joyeux ou d'admirable, j'aspire
t'associer
aux vers
que
j'cris
et
que j'entreprends de
composer pour notre cher
Memmius, qu'il t'a plu, desse,
de
voir
en
tout
temps
briller par
de tous
les
mrites. Aussi, desse,
donne
mes propos ton charme immortel.
Un charme immortel ? Je ne suis pas Lucrce
et
je n'en
demande pas tant Vnus, mais
seulement
que vous me
suiviez
sans trop d'ennui sur les chemins
de
l'picurisme romain.
*
Cet article
est
le texte
d'une
confrence
faite
Toulon,
en
avril
i960, pour
la
section locale de l'Association Guillaume Bud.
1. Hospes
hic bene
manebis ;
hic summum bonum uoluptas
est (Sn., Ep.,
21,
10).
2.
Cette interprtation
(entrevue aussi
par Cyril Bailey, Titi Lucreti Cari de
rerum
natura
libri sex,
Oxford, 1947,
t. II,
p.
591)
a t
propose
la
fois par
Ettore
Bignone, Storia
dlie letteratura latina,
t. II,
Florence, 1945, p. 437-444
et par moi-mme, Lucrce et la posie, Revue des tudes anciennes, 1947, p. 98.
Elle est critique par F. Giancotti,
//
preludio di Lucrezio, Messine-Florence,
1959, p.
192
et suiv.
d'une
manire qui,
je
le
dis
ailleurs, ne
me
parat
pas
juste.
Ce qui
est
vrai, c'est
qu'il convient de
s'en tenir
l'quation
Vnus
=
uoluptas,
impose par divers passages de Lucrce lui-mme et de ne pas subtiliser avec
Bignone en introduisant ici, o elle
n'a que
faire (pas
plus par
exemple
que dans
la devise cite la note prcdente), la
distinction
du plaisir en repos et du
plaisir
en
mouvement.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
3/19
500
l'picurisme dans
la
socit
Les picuriens, quand ils se
prsentrent
pour la premire
fois
Rome, furent trs
mal
accueillis.
Nous connaissons le nom des
deux Grecs obscurs, Alkios
et Philiskos,
qui en 173, ou
plutt
seulement en
154 avant notre
re, furent
expulss par les
autorits
romaines
3.
Il y
avait environ
cent
ans
qu'picure
tait mort.
Nous
n'en
savons gure plus, mais
nous devinons sans
peine
qu'en
un sicle o le vieux Caton faisait
la loi, l'austrit officielle s'est
dchane contre une philosophie qui faisait du plaisir le souverain
bien. Les
picuriens n'avaient
pas
fait partie
l'anne
prcdente
(155)
de cette
ambassade
clbre
que
les Athniens avaient
dpche
Rome
pour
rgler
certains
litiges
et
qui avait t
compose
des chefs des coles philosophiques. C'est
probablement
que
les Athniens pressentaient
que
des picuriens ne seraient pas pour
eux
des messagers
trs opportuns. C'est
aussi
que
les
picuriens
en
principe
ne
s'occupaient
pas
des
affaires
publiques
autre
raison
du reste
de dplaire l'esprit romain.
Alkios et
Philiskos
cherchrent-ils
remdier
cette
lacune de
la
fameuse
ambassade,
afin de faire connatre
malgr
tout leur doctrine
la
ville de
Caton ? Ils s'attaquaient une entreprise hardie
et
au premier
abord
on
peut penser en
effet
qu'il y a antinomie entre la tradition
romaine et le
systme
d'picure. C'est la thse mme que
dveloppera Cicron, grand
adversaire de cette philosophie. Rome
exige
le
dvouement
du citoyen l'tat, la
subordination absolue
des gosmes individuels au service de
la
patrie, allant,
s'il
le
faut,
jusqu'au
sacrifice de
la
vie.
picure
ne
se proccupe
que
du bonheur
de l'individu
et
d'un bonheur qui consiste
essentiellement
dcouvrir le
secret des vrais plaisirs. Sans doute ces
vrais plaisirs,
quand
on coute jusqu'au bout ses leons, finissent
par tre
fort purs
et mme
presque
austres.
Du
pain et
de
l'eau
frache, la condition
qu'on
ait faim
et
soif, valent mieux que les
mets
raffins
qui gtent l'estomac
et veillent
des dsirs excessifs.
Mais cela, c'est le sage qui le dcouvre en se formant selon la
vritable
pense du
Matre.
Le vulgaire, lui, ne retient
que
ce mot
de plaisir ;
le
vulgaire,
en
l'espce,
ce sont souvent
les adeptes
ordinaires
de l'picurisme,
et
ce
sont
ceux
qui
combattent ces
adeptes ordinaires.
Et cependant c'est peut-tre Rome, c'est peut-tre dans la
3. Athne,
XII, 68, p. 547
A ; lien, Var. hist.,
IX, 12.
L'incertitude
vient
du
consul
mentionn
L. Postumius. S'agit-il de
celui
de
173 ou
de
celui
de
154 ?
Cette date, plus
rcente,
a paru prfrable R. Philippson, s. v. Philiskos, dans
P. W., XIX, 2 (1938), col.
2883,
ainsi
qu'
G. De Sanctis, Storia
dei
Romani
t. IV,
1953, p.
568. A Rostagni, Storia dlia letteratura latina, t. I,
2e d.,
Turin,
X9S4)
P- ^-JS2
penche pour la
date
la
plus
ancienne,
une expulsion de
philosophes
lui semblant
peu vraisemblable
aprs l'ambassade de 155. Mais
justement en
la
matire
il
y
avait
philosophes et philosophes et l'absence d'picuriens
dans
cette
ambassade
ne
peut
s'expliquer
que
par une
dfiance
particulire
tant
des Athniens
que
des
Romains
l'gard de leur
cole.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
4/19
ET
LA
LITTERATURE ROMAINES
501
littrature latine que s'est marque
le
plus profondment
l'influence de l'picurisme. Non seulement c'est Rome qu'est
n
le chef-d'uvre qui a port
la
postrit
la
physique d'picure,
sa thorie des
atomes,
le De
rerutn
natura de Lucrce. Mais c'est
Rome
aussi
que
les plus grands
potes, Virgile
et
Horace,
ont,
au moins un
certain moment
de leur vie, t
tents
par sa
vision du monde. Sans doute jamais cette
influence
ne s'est
exerce sans
rsistance. Sans
doute
jamais
elle
n'a
t
dfinitive et
Virgile
et
mme
Horace,
aprs
avoir
t
tents,
se sont
repris
ou,
si
l'on
veut, ils
ont t
repris par la
tradition
nationale
;
mais,
au total, il
manquerait,
je crois, quelque chose Rome si ses
plus
grands
potes n'avaient subi
cette
tentation. Nous n'avons
pas
ici
souscrire aux condamnations parfois bien sommaires
de
Cieron,
pas
plus
naturellement qu' nous faire
les
frres en
foi
picurienne
de
Lucrce,
mais
essayer
de
dmler l'apport
de
l'picurisme l'humanisme romain.
Et d'abord
qu'taient les picuriens romains ? Si
l'on en
croit
Cieron
lui-mme,
il
y eut un moment
o
ils
furent
fort
nombreux
4. Ils envahirent toute
l'Italie et
l'on pouvait reprsenter
devant le public
un
mime
o Socrate
et
picure discutaient entre
eux. Cela s'explique moins, comme
le
dit Cieron, par la sduction
du plaisir
souverain
bien
que
par
l'ardeur
apostolique
de cette
secte. Le
Matre lui-mme l'avait organise
comme une espce
de
communaut
anime
d'un
grand
esprit
de
conqute.
Cela
semble paradoxal
quand
on
songe
aux fondements tout
individualistes
et
tout
gostes
de la doctrine. Mais c'est un fait
que
cette
expansion
pleine de
dynamisme.
Non
seulement la
Grce
et
l'Italie,
mais, chose combien
plus surprenante
et releve
par
Cieron encore, mme
omnis barbaria,
les peuples barbares furent
branls. picure
en
effet
ne s'adressait
pas seulement une lite
cultive 5, il
avait au contraire un certain mpris
de
la culture,
notamment
de
la posie et
de
la rhtorique
;
il voulait toucher les
gens simples.
Il
avait parmi ses disciples des femmes, mme une
courtisane,
Lontion,
des
esclaves
et
le chrtien
Lactance
le
louera un jour
d'avoir ainsi
convi tous
les hommes la
philosophie, parce
que
tous ceux
qui
ont
les traits physiques
de
4.
De
finibus,
II, 44, 49
; Tusc, IV, 7.
C'est
saint Jrme, pist. 52, 8,
3 qui
mentionne d'aprs
un
discours
perdu de
Cicron (le
pro Q. Gallio),
prononc
en 63,
une
reprsentation thtrale populaire, probablement un mime, o taient
mis en
scne Socrate
et picure
discutant
entre eux au mpris de toute
chronologie (un
dialogue
des morts ?),
cf.
Constantin Vicol, Cicrone espositore
critico
dell'epicurismo,
Ephemeris
Dacoromana,
X, 1945, p.
165.
5. Cf.
mon article sus-mentionn, Lucrce et
la posie.
F. Giancotti, op.
laud.,
p.
20 et
suiv. a tent
de
montrer que la
condamnation de
la
posie par picure
n'tait pas radicale mais, comme
je
le montre dans la recension de son livre,
il
appuie
sa
dmonstration
sur
un
contresens
formel
sur
De
finibus,
I,
71 et
suiv.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
5/19
502
l'picurisme
dans la socit
l'homme, les
ouvriers (opifices),
les
paysans (rustici) ont besoin
des plus nobles disciplines
de
l'me 6.
Nous avons
de cet
esprit
de
propagande, qui
contraste
avec la
vie de
retraite
recommande
par
l'cole,
un
monument singulier,
une
grande inscription qui fut
dcouverte
en
1884 par deux
savants franais, Maurice Holleaux et Pierre Paris, en Asie Mineure,
dans les ruines
du
thtre d'Oenoanda 7. L'auteur, natif de cette
petite
ville,
nomm Diogne, s'y adresse vers la fin du
IIe sicle
de
notre
re ses concitoyens
Je
dois
dire maintenant
et
toujours tous les hommes,
la fois
aux
Grecs et
aux barbares, le
proclamant
d'une
voix
clatante
que...
Et Diogne a grav sur
la
pierre, pour
tre plac
sans
cesse
sous
les yeux des habitants,
un
expos des principes
picuriens.
C'est
l
un
cas
unique
dans
toute
l'pigraphie
et
dans
toute
la
philosophie
antique, et qui fait bien ressortir la singularit du
phnomne picurien.
Moi,
Diogne,
je laisse ce
message
mes parents, h mes proches,
a mes amis. Etant si malade
que maintenant
le
moment
critique
est
venu, qui dcidera si je
dois
vivre ou non (car je suis afflig d'une
affection du cur),
si
je survis, je recevrai sereinement
le don
d'une
plus
longue vie,
sinon, je suis galement satisfait.
Et de dclarer :
Par
le
moyen de
cet crit,
je
fais
comme
si
j'tais
prsent
personne l lement,
entreprenant de prouver que la
chose qui
est profitable pour
notre
nature
est la
paix
de
l'me
(l'ataraxie),
tant la mme la
fois
pour chacun
et
pour tous.
Les
citoyens d'Oenoanda pouvaient donc sur les murs de leur
portique,
en
vaquant leurs
affaires
ou en se
livrant
leurs loisirs,
lire
la ncessit qu'il
y a d'tudier
la Nature, la doctrine
des
atomes
et
de leur
dclinaison,
le
systme des corps
clestes
et
de
leurs
mouvements,
la
formation
du
monde, bref ce
que
Lucrce
nous a prsent
dans
son
grand
pome. Ils lisaient aussi les
hauts
principes
de
la
morale,
et
tout
cela
grce
des
exposs
de
leur
compatriote
Diogne,
mais
aussi
grce
des
morceaux choisis
tirs
des crits d'picurc
lui-mme.
Pousss par ces faits,
certains
auteurs rcents, inspirs par
l'idologie
marxiste, ont
prtendu
faire d'picure contre Platon
l'interprte des
courants progressistes
de l'histoire. Sa philo-
6. Biu.
Instit.,
III,
25, 4.
Cf. E. Bignone, L'Aristotele perduto
e la formazione
filosofica di
Epicuro,
Florence,
1935,
t. I,
p.
125.
7. Elle fut publie en 1886 par G.
Cousin
dans le Bulletin de
Correspondance
hellnique, dite par
Usener,
Rheinisches
Musum, 1892,
collationne
nouveau
par
deux Autrichiens
R. Heberdey et E. Kalinka,
qui
dcouvrirent de
nouvelles
pierres,
dans
le
Bulletin
de
Correspondance hellnique
de
1897,
dite
par
J.
William
(Leipzig),
1907.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
6/19
ET
LA
LITTERATURE ROMAINES
503
sophie matrialiste, sa science qui
annonce
la science moderne
par
son
caractre
empirique,
voire mme exprimental, seraient
la traduction idologique des aspirations
de ces
courants.
M.
J.-P. Sartre,
mon
camarade
et
ami
Georges
Cogniot,
un
professeur anglais
d'universit,
M. Benjamin Farrington
s'accordent pour exposer
avec
plus ou moins de dtail
et
plus ou
moins
de
succs des vues
de
ce genre 8. En
aucun pays
comme
dans
l U. R.
S.
S., on
n'a
clbr
il y a quelques annes
le
bimillnaire prsum
de
Lucrce. Le pote
latin,
dans
sa
polmique
antireligieuse
contre les dieux, serait
dans
le
sens
de
l'histoire, alors que
Cicron, lui, se serait laiss conduire par
l'obscurantisme ractionnaire. Lucrce
en
effet, croit-on
remarquer,
n'est-il
pas
de
naissance
un
chevalier
?
C'est dire
qu'il
appartient
la
classe des
gens d'affaire qui, en
face de l'aristocratie,
la
noblesse surtout terrienne des
grands
propritaires, reprsente,
ce stade
de l'volution
conomique,
l'lment dynamique
et
progressiste de
la
socit.
Tout cela est bel et bon. Mais
il
n'y a qu'un malheur pour
l'historien
qui
a
la
dformation professionnelle
de
prter attention
aux
tmoignages
et
aux faits c'est que
nous ne
savons
absolument pas si Lucrce
a t
chevalier
(Cicron, lui, l'tait
).
Sa vie
reste
pour nous plonge dans une
ombre
presque
complte, au
point
que tel
de
nos
marxistes imagine mme une
conspiration
du
silence, laquelle
tel
autre associerait
volontiers
Cicron.
Oserai-je
dire
que
tout
cela
n'est pas
trs
srieux
et
n'inspire
qu'une confiance
trs
relative dans les mthodes de l'interpr-
tation
marxisme
. v^c que nous voyons par Cumic
en
une assez,
vive lumire, c'est un cercle picurien, contemporain de Lucrce
et
de Cicron, qui se groupait autour d'un
ennemi
de ce dernier,
le
consulaire
Caus Calpurnius Piso Caesoninus. Nous le voyons
d'une
part
grce
un discours de
Cicron, Vin Pisonem, une
violente invective dirige
contre
ce personnage,
mais aussi
grce
une
autre dcouverte
archologique
de
premire importance,
faite
au XVIIIe sicle
Herculanum. IL'In
Pisonem est certainement
injuste
et
caricatural, mais la dcouverte
archologique
confirme
ce qu'il n'est pas difficile
de retrouver sous
les dformations
mmes de
la caricature. Caius
Calpurnius
Piso appartenait
la
plus
illustre
noblesse
de Rome. Sa fille sera
la seconde femme
de
Jules
Csar. Il runissait dans
sa
maison
de
la ville
un
groupe-
8. Cf. mon
article
Epicure et M. Sartre, Revue philosophique, 1953, P-
426-
431 ;
Benjamin Farrington,
Head and Hand in
Ancient
Greece, 1947, p. 88-115
(sur
l'picurisme
et l'tat romain)
=
The modem Quarterly, I,
3,
July 1938 ; cf. la
note de F. Chapouthier dans
la
Revue des tudes anciennes,
1939, p.
106 ; Georges
Cogniot,
Lucrce
: De
la nature des choses. Prface et commentaires par
Georges
Cogniot
(
Collection Les Classiques du peuple
), Paris,
1954 (cf.
sur
ce
livre
J.
T. Desanti
et
Ch.
Parain,
dans La
Pense,
n
59, janvier-fvrier
1955,
p.
107-
m).
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
7/19
504
l'picurisme dans la socit
ment
picurien que Cicron
traite sans
dtours de
troupeau
(grex), mais dont le plus bel ornement tait un Grec lettr,
philosophe
et pote, Philodme
de
Gadara, originaire
de
cette ville
situe
l'Est
du
Lac
de
Galile.
Or Herculanum,
au
xvme
sicle, les fouilles entreprises
l'instigation du roi des Deux Siciles permirent
de
dcouvrir une
villa
somptueuse, fort
riche en
uvres d'art, bustes
et
statues
qui
font aujourd'hui une des parures
du
Muse de Naples.
Ceux
qui l'ont
visit
n'ont certainement pas
oubli
par
exemple ces
danseuses
de
bronze, grandeur nature ou
un
peu plus grandes
que
nature, de
style archasant. Parmi les bustes quatre avaient
leur
nom
inscrit
Dmosthne
et trois
philosophes
picuriens,
le
Matre lui-mme, son ami Hermarque
et
un contemporain de
Calpurnius, Zenon
de
Sidon. Mais
cette
villa nous
a
offert
aussi
une quantit de papyrus
Comparetti
en
dnombrait 1
806 9
dont beaucoup sont
malheureusement
ou dtruits ou presque
entirement
carboniss. On a pu en dchiffrer
assez
pour savoir
qu'on
avait
l une bibliothque riche en ouvrages picuriens,
riche surtout
en
uvres de Philodme, le protg de Pison.
Certains
sont
mme, a-t-il sembl,
plutt
des
notes manuscrites
de
ce
dernier
que des exemplaires destins au public
10.
L'Italien
Domenico Comparetti, qui a
tudi
et
publi
cette
villa,
a pens,
et sans aucun doute avec raison, que nous avions l la
bibliothque de
Philodme lui-mme. Ds lors
cette splendide
villa
devait
tre
celle de son richissime patron
Caius
Calpurnius
Piso.
Peut-tre, a-t-on pens,
ces
statues sont-elles celles que le
consulaire avait
rapportes
de
sa province
et
dont Cicron prtend
qu'il
les y avait pilles.
Les
doutes mis par Moininscii
ri
sur
cette hypothse ont
t
carts par Comparetti sans
mnagement s :
una
stoltezsa
Et comme
Mommsen avait procd avec
sa rudesse habituelle,
il
le qualifie d'il pi
gran villano
dei tempi
nostri
En cette
villa d'Herculanum nous
saisissons l'picurisme
install au sein
de
la plus haute socit romaine, comme il avait du
reste
dj
t
accueilli
en Syrie,
pays
d'origine
de
Philodme,
par
les
princes
sleucides
12. Lucrce
ddie de son
ct son pome
9.
D.
Comparetti, La villa
Ercolanensc
dei
Pisoni,
i
suoi Monumenti
e
la sua
Biblioteca,
Turin, 1883.
10 .
Chr. Jensen, Die Bibliothek von Herculanum, Bonner Jahrb., CXXXV,
I93> P- 49, 61 ; R. Philippson, s. v. Philodenios, dans F.
W.,
XIX,
2,
col. 2444-
2449.
11. Th. Mommsen
dansYArchol.
Zeit.,
XXXVIII,
1880, p.
31 ctsuiv.
L appartenance de
la
villa
Calpurnius Piso
est
de nouveau vigoureusement
affirme
par H.
Bloch
dans P American
Journal
of Archaology,
1940,
p. 485 et suiv.
12 .
W. Cronert, Die Epikureer in Syrien, Jahrb.
d. arch.
Insi. in Wien,
X,
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
8/19
ET LA LITTERATURE ROMAINES
505
un
Memmius qui,
de
naissance
un
peu
moins illustre,
n'en
est
pas
moins un
homme
de
la noblesse,
d'une famille
qui prtendait
descendre
d'un
compagnon
d'ne 13. Et
l'on
a pu ajouter
ces
noms bien d'autres encore, par exemple
celui de
Cassius, un
des
meurtriers
de
Csar.
Vous
pouvez
penser
aussi
que
le
Dio-
gne d'Oenoanda qui,
sous
l'Empire, fera les frais
de
l'immense et
coteuse
inscription
dont
je
vous
ai
parl, devait
tre
un des
plus
riches
personnages de sa
petite
cit
asiatique.
Non, l'picurisme
dans le
monde
romain n'a rien d'une
idologie
particulirement
proltarienne
ou
mme propre
la
classe moyenne.
En
fait
je ne
pense pas
que
l'interprtation marxiste de
l'histoire nous
aide
comprendre les philosophes
de l'antiquit.
En postulant le
primat
de
l'conomique et
du
social,
elle
va l'encontre mme
de
leur
esprit qui est la primaut du
spirituel
et du moral.
L'picurisme
a
beau
tre
matrialiste,
il
a
beau
combattre
la providence
divine,
il
est d'abord,
il
est avant
tout aspiration
une sagesse
intrieure,
et
non une
libration
politique.
picure
recommandait de
ne pas s'occuper
de politique.
Ses
disciples
romains n'ont pas toujours russi suivre
ses
leons.
Lucrce
lui-mme
reconnat
que
Memmius ne
pourrait
avoir la
libert
d'esprit
ncessaire
pour l'couter,
si
les
circonstances
taient
critiques.
Il
lui
faudrait bien alors veiller au service de
la
patrie. En fait plus d'un des
contemporains
de Csar
et
de
Cicron
qui faisaient profession d'picurisme se sont mls des
affaires
de
la
cit,
et
Calpurnius Piso
tout
le
premier,
puisqu'il
fut consul, et hlas trop
consul
pour le
got de
Cicron,
qui
du
reste devait plus tard se
rconcilier
avec
lui et
s'en rapprocher
aprs
la
mui'l de son gendre Csar,
et
mme avant.
Certains
ont
prtendu que
les attaques diriges contre
la
religion
ne
pouvaient
pas ne pas
avoir
une signification
politique.
M.
Farrington,
la suite
de
Paul Nizan, est
de cet avis
u. Mais,
si elles avaient une
telle
porte, ce n'tait certainement pas
consciemment
et
picure n'entendait
pas saper
les
fondements
de
l'tat
ni les consolider non plus :
il
ne s'y intressait pas.
Les
picuriens
qui
ont vcu au temps de Csar
et
de Cicron
ont
d
en
pratique
faire
autrement.
Mais
ils
l'ont
fait,
comme
l'a
dj
auparavant
Crnert p.
145
relve les bons rapports
de
l'cole picurienne
avec
Lysimaque ;
Athnes elle fut
frquente par Cratre,
demi-frre
du
roi
Antigone. Kolots ddia un ouvrage
Ptolme Philadelphe.
13. Cf. mon
article Lucrce et son disciple, Revue
des
tudes
anciennes,
1950.
14.
Op. laud., p. 109.
Paul Nizan
(sans doute
Les matrialistes
de l'antiquit,
Paris,
1936)
suivant
les
Russes
Bendek et
Timosko
estimait que
Lucrce
ne
saurait tre considr
comme
indiffrent la
politique
tant donn, que,
comme
Varron le
veut,
la religion est une
entreprise
d'tat,
l'attaque de
Lucrce
contre
les
dieux
est
une
attaque politique. Et M.
Farrington
d'ajouter "
This
position
seems to
me
incontrovertible ".
Le
lecteur
jugera lui-mme
la valeur et la
force
de telles argumentations.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
9/19
506
l'picurisme dans
la
socit
bien montr
M. Arnaldo Momigliano 15, sans s'attacher
de
prfrence aucun
parti
politique.
Il
y
en
avait de
favorables
Csar, mais d'autres, nombreux
aussi,
qui
lui
taient contraires
et
on
ne
peut dire
qu'ils
taient
en gnral
ports le soutenir. Un
de
ses
meurtriers,
Cassius,
tait
picurien
et
Cicron
lui
avait,
gentiment du reste, reproch
sa
conversion. Selon
Plutarque,
la veille
de
la bataille
de
Philippes, il rassurait son ami
Brutus,
qui tait pouvant, parce
qu'il
avait cru
voir
lui apparatre
son
mauvais dmon
16.
Ce qui
frappe
dans l'picurisme Rome, c'est le prestige
de
la
figure d'picure,
prestige qui
s'impose
mme
aux
adversaires,
en particulier Cicron et
Snque.
Mme ceux qui combattent
ses doctrines et les
rejettent
vigoureusement
rendent
hommage
sa personnalit,
sa
noblesse.
C'est
l'loge
du sage
grec,
mais,
notons-le
en passant,
c'est aussi l'loge des Romains. Nous
voyons
qu'en Grce
les polmiques,
dans
leurs passions
dchanes, ne faisaient pas toujours cette distinction
et
que, selon une
tendance malheureusement
assez
propre
la nature humaine
mme
chez les
philosophes, pour discrditer
les ides on s'en
prenait volontiers au
caractre
et
aux
murs
de ceux
qui
les
professaient.
Il faut
dire que les picuriens provoquaient les autres
la
malveillance par leur ton tranchant. Draisonner ,
dlirer ,
tre
en
proie
la dmesure
, voil comment ils aimaient
dfinir
les
opinions
de
leurs
adversaires
17.
picure
s'tait donc
vu en
retour reprocher par un Posidonius, ami de
Cicron, son
hypocrisie quand il
prtendait
maintenir
l'existence
des dieux
alors
qu'il
niait leur providence.
On soutenait
qu'il
n'tait
pas
Athnien de pure race.
On
critiquait sa vie prive, le fait
qu'il
avait parmi ses disciples une
courtisane clbre du
nom de
Lontion. Comme
il avait
t de
sant dlicate,
on
attribuait
ses
maladies
ses excs.
Un
stocien nomm Diotime avait
t
jusqu'
fabriquer
cinquante lettres obscnes
afin de
les lui
imputer. De tous ces ragots malveillants, un
Cicron,
un
Snque
n'ont
rien
retenu.
Le
premier laisse,
dit-il,
aux Grecs
cette
dformation
de jugement
qui
consiste pourchasser de mdisances
15 .
L'article
de
Momigliano, qui
se prsente
comme
une
recension
de
l'ouvrage de B. Farrington, Science and
politics
in the
Ancient Word,
est en fait
une
tude
excellente, fonde sur une connaissance approfondie
des
personnes et
des
ides, des rapports entre l'cole picurienne et la
politique
Rome {Journal
of
the
Roman
studies, 1941, p. 149-157) ;
il
vaudrait
aussi
contre Constantin
Vicol,
qui prtend, op.
laud.,
p. 172-173 In tal modo
la
dottrina di
Epicuro
appariva
a questi rivoluzionari non
corne
una
dottrina che predicava la
molle teoria
del
piacere,
ma corne
uno
stimolante
di energia, di azione,in lotta di emancipazione
contro l'oligarchia aristocratica.
16 .
Dans ses Vies de Csar et de Brutus.
17 .
De
nat. deor., I, 94 Et tu ipse
paulo
ante, cum tanquam snat uni philoso-
phorum
rcit
ares,
summos
uifos
desipere,
delirare,
dmentes esse
dicebas.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
10/19
ET
LA LITTERATURE ROMAINES
507
ceux avec
qui
on est
en
dsaccord au
sujet
de
la
vrit 18. Il
reconnat
que
tout le monde
accorde qu'picure fut un homme
bon, doux, humain. Il est plein d'admiration pour son courage
devant
la
mort.
Il
cite intgralement
la
lettre
qu'il
adressait
le
jour
mme
de
son
trpas
son
lve
Hermarque
19
:
Nous crivons ceci, alors
que
nous vivons
un
jour
de
bonheur qui
est
en mme
temps le
dernier
or
je suis en proie des maux
de
ma
vessie
et
de
mes
intestins tels
qu'on ne
peut rien
ajouter
leur
violence. Cependant
tout
cela est compens par la joie de
l'me que
je tire du souvenir
de
mes raisonnements et
de
mes dcouvertes.
Mais
toi, comme cela est digne de tes sentiments mon gard
et
l'gard
de
la
philosophie, sentiments que tu as prouvs ds ton
plus jeune ge, fais
en
sorte
de
veiller sur les enfants
de
Mtrodore.
Et
Cicron commente cette belle lettre
en
disant qu'il
n'a
pas
plus d'admiration
pour
les
morts
glorieuses
d'paminondas
et
de
Lonidas, tombs l'un
et
l'autre la guerre. Sans doute il
estime
que
l'hrosme ainsi montr par picure
en
cet instant
dcisif tait en contradiction avec ses doctrines,
avec
son apologie
du plaisir. Nous laisserons l la question
de
savoir qui dans ce
dbat
posthume institu
au
livre
deuxime
du De finibus
a
raison.
(Je ne pense pas
que
ce soit Cicron), pour retenir surtout
l'hommage
rendu l'adversaire.
Cet
hommage, l'Empereur stocien, le
philosophe
sur
le
trne,
Marc-Aurle
le
rendra dans ses
Penses
20, et,
avec
un
libralisme
exemplaire,
fondera
Athnes
une
chaire
d'picurisme.
Et
Snque
lui-mme l'avait dj rendu.
Car
Snque se montre,
s'il se peut, encore
plus
favorable
que
Cicron ;
il ne se contente
pas
de
reconnatre les mrites
dei'homme,
mais dans ses
maximes
mmes
il en adopte
plus
d'une, dont il salue l'accord avec les
siennes.
Par del
l'opposition
des coles et cela est bien romain
il
discerne
ce
qui
convient
tous
les
hommes. Il
faut
savoir
que
tout
ce qui est excellent, est bien
commun
(Ep.,
izs
11).
Il
n'ignore
pas quel asctisme rel picure pratique dans sa
recherche
du vrai plaisir. Le gardien du Jardin, qui a inscrit
sur
la
porte
d'entre l'inscription
que je
citais
en
commenant
nous
recevra
en
hte plein
de
civilit custos hospitalis, humanus).
Il
nous
offrira de
la
polente
et
de
l'eau sans compter.
Il nous
dira :
N'tes-vous pas bien trait ? Mon Jardin n'excite
pas
la faim
:
il
l'teint. Il ne provoque pas
la
soif par les boissons mmes :
il
18.
De finibus, II, 80 Sit
ista
in Graecorum lenitate
peruersitas,
qui maledictis
insectantur
eos,
a quibus
de
ueritate dissentiunt.
19.
Ibid., II,
96
(Cf. le
texte
grec ap. Diog.
L.,
X, 23).
Guyau,
commentant
ces
textes, disait trs joliment qu' picure... possdait l'obstination du
bonheur
.
20.
Penses,
IX, 41.
On relvera que
dj Plotine, pouse
de
Trajan,
proclamait
picure
Sauveur dans
une inscription
solennelle (Sylloge2, 814) ;
cf.
E.
Bignone,
U
Aristotele perduto,
t.
II,
p.
144.
17
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
11/19
508 I.'T>I
CURTSMF DANS LA
l'apaise
par
un
remde naturel
et
gratuit. C'est
dans
ces plaisirs
que
j'ai vieilli
(Ep., 21,
10).
Snque
approuve
certaines maximes gnrales
Pour trouver
la
vraie
libert, il faut
se
faire
esclave de
la
philosophie
(Ep., 8,
7).
C'est
un
mal
de
vivre
dans la
contrainte,
mais
il
n'y
a aucune contrainte vivre dans la contrainte (Ep., 12,
10).
Pour lui, comme pour
picurc,
la philosophie est donc
libration. Pour
lui,
comme pour
picure,
l'insens
commence
toujours
de vivre
(Ep., 13, 16). Il
est pnible
d'en tre
toujours
dbuter dans la
vie
(Ep.,
23,
9). Il faut
s'affranchir
du
jugement populaire
:
Je n'ai amais voulu plaire au peuple. Ce que je sais, le
peuple
nel'ap-
prouve
pas.
Ce que le
peuple approuve,
je
ne
le
sais pas
(Ep.
, 29).
La
connaissance
de
la faute est le commencement du
salut.
(Ep., 28, 9).
Snque
donne particulirement
son
accord
ce
qui
concerne
les richesses et la manire d'en user
C'est richesse qu'une
pauvret rgle
sur la loi
de nature
(Ep., 4,
10).
Celui-l
jouit
au maximum des
richesses,
qui a au
minimum besoin de richesses (Ep., 14, 17).
Si tu
vis
selon la loi
de
nature, tu
ne
seras
jamais
pauvre ; si tu vis selon l'opinion, tu
ne
seras
jamais riche (Ep., 16,
17).
Mais l'accord est
peut-tre plus
intressant
en ce qui
concerne
les conseils pratiques
sur
la
conduite
de
la
vie
:
Retire-toi
en
toi-mme, quand tu es forc d'tre au milieu
de
la
foule
(Ep.,
26,
8).
Ceci,
je
le
dis
non
beaucoup,
mais
toi
;
nous
sommes
en
effet l'un pour l'autre
un
public
de
thtre
bien suffisant
(Ep., 7, 11).
II
nous
faut
faire choix de quelque homme de bien,
et
l'avoir sans
cesse
devant
nos
yeux,
pour
vivre
comme si nous
l'avions
toujours
pour
spectateur
et pour faire tout comme si nous
l'avions pour tmoin (Ep., 11, 8). Agis en tout comme si
picure
lui-mme
le
voyait (Ep., 25, 5).
II
faut bien examiner
avec
qui
tu
vas boire
et
manger.
Car
sans un ami,
la
vie n'est gure
qu'une
lippe
de lion
et
de
loup (Ep., 19, 10).
Mais Snque demande aussi picure de l'aider mditer sur
la mort, la
mort
dont la pense le hante :
II est ridicule
de courir
la mort par dgot
de
la vie,
quand on
a
rendu
ncessaire de courir la
mort
par
son
genre de vie
(Ep.,
24,
22).
Qu'y
a-t-il
de
plus ridicule
que de
rechercher la mort,
quand
on
s'est
troubl
la vie par la crainte
de
la
mort
(Ep.,
24,
23)
?
Commentant la mort
de son ami,
l'historien
Aufidius
Bassus,
il
crit Lucilius
Au reste voici
comment il s'exprimait
selon
l'esprit
d'picure
:
il
avait d'abord, disait-il, l'espoir que le
dernier
hoquet n'entrane pas
de
souffrance
;
supposer la souffrance,
elle serait compltement
allge par sa
brivet
mme, car la
souffrance
n'a pas
de
dure quand
elle
est
forte...
(Ep.,
30,
14).
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
12/19
ET
LA
LITTRATURE ROMAINES
509
Naturellement si tel tait
le
prestige d'picure auprs des
adversaires, ii
tait
bien
plus grand encore
auprs des siens. Chacun
connat
les loges
que Lucrce a
placs
en tte des chants
de
son
pome. Un
dieu, ce
fut un dieu...
,
ces mots
l
donnent le
ton.
En
fait
picure
tait,
en
Grce
et
Rome, l'objet
d'un
vritable
culte de
la
part des siens
21. Lui-mme
avait prvu par son
testament des
ftes
commmoratives pour l'anniversaire
de
son
jour
de naissance
et quatre
sicles aprs,
selon
Pline l'Ancien 22,
on les
clbrait
encore
Rome.
Bien que
les picuriens ne crussent
pas une
survie
de l'me,
il
y
offraient
les sacrifices
d'usage en
ces
crmonies.
En
outre le vingt de
chaque
mois
ils
se
runissaient pour ce
qu'ils
appelaient
la
fte des
Icades
(sxoc&s).
Ils copiaient ainsi dans une certaine mesure les pratiques
religieuses
qu'ils combattaient. Guyau 23 a
compar autrefois
ce
qui
s'est pass
au
xixe
sicle
chez
les
disciples d'Auguste Comte
qui
se runissaient
qui
se runissent encore, je
crois,
notamment au Brsil
aux
jours
de
fte du calendrier
positiviste,
dont
les usages sont plus ou
moins
dmarqus
du
calendrier
catholique. De mme
qu'Auguste
Comte et
son cole
transposaient
leur
profit le
culte
des saints, de
mme
les picuriens
avaient
repris
leur compte le
culte paen des
Hros.
Us vnraient mme
les traits
physiques de
leur
saint patron ; selon Pline l'Ancien,
ils
avaient
ses
images
jusque
dans
leur
chambre coucher et
ils le portaient partout sur eux
sur
le
chaton
de leurs bagues. Le
buste
d'Herculanum
nous
vient
sans
doute
de
cette
pit.
Cicron
naturellement souligne la contradiction
qu'il
croit
voir
entre cette
dvotion
et la croyance
m_ie
l'me est
mortelle
2l*,
cju'Epicure lui-
mme est mort, ce que Lucrce reconnatra,
proclamera.
Mais
cette
vnration n'tait pas vaine idoltrie.
Elle avait
en ralit
une signification
spirituelle trs
prcise, une utilit morale bien
dtermine.
picure
lui-mme n'avait-il
pas conseill ses
disciples
: Agis
toujours
comme si picure
te
voyait ?
Et
Snque, loin
de
la critiquer,
recommande cette rgle de
discipline, invite
son
ami
Lucilius
se
chercher parmi
les sages
du
pass
un
patron
dans
la prsence de
qui
on
vit
par
la pense.
Si
je ne m'abuse, il y
a
l dans cet
accueil
empress fait par des
Romains
cet
aspect
concret, incarn, peut-on dire,
de
la
sagesse
picurienne,
quelque chose
de
bien caractristique.
Rome
en
21. Sur le culte
d'picure, cf.
en dernier lieu picure et ses
dieux d'A.
J. Festu-
gire,
p.
31.
22. Hist. lit.,
XXXV, 5 (les
contemporains
qui
n'attachent
aucun prix
la ressemblance
de leurs
propres portraits) Epicuri
uultus
per
cubicula
gestant et
circumferunt secum. Natali eius sacrificant, feriasque omni mense
custodiunt
uicesima
lutta quas
icadas uoeant.
23.
J.
M. Guyau, ha morale d'picure,
7e d., Paris, 1927, p.
182 et suiv.,
p.
186, n. 2.
24.
De
finibus,l,
101,
103.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
13/19
510
l'picurisme
dans la
socit
effet a dvelopp
particulirement
le sens de
la
personnalit. Cela
se
voit
dans son art qui a triomph dans
le portrait.
Cela se voit
dans
sa littrature
o
les
genres
les
plus originaux,
satire,
lgie,
sont
ceux
qui
refltent
l'individu
et jusqu'
sa
vie
quotidienne.
Et cela se voit
dans
ses ractions l'picurisme. C'est notamment
parce que l'picurisme se
plaait sur
ce terrain qu'il
correspondait
certaines tendances du caractre romain, tendances qui au
fond se retrouveront dans la religion catholique avec son sens
de
l'autorit personnelle et
les
liens qu'elle
tablit entre
les
saints
et
nous.
Ces
ftes
picuriennes, si discrtement
qu'elles
fussent
clbres, avaient
frapp
l'opinion publique. Mais elle
en
dformait le
caractre.
Elle
les imaginait comme des festins somptueux ou
des
beuveries
sans mesure.
Nous
voyons
Cicron
faire
comme
l'opinion
publique dans Vin
Pisonem
et
le
Pro Sestio et sans doute
avec moins de bonne foi
et moins
d'excuse 26. Car il avait des
amis
picuriens pratiquants
qui pouvaient
le
renseigner. Mais
Pison
il en voulait frocement,
parce que,
consul, il
l'avait
laiss exiler par ses adversaires
sans
lever le petit doigt pour le
dfendre
comme cela aurait
t
son devoir pour le Pre
de
la
patrie
. Tl dpeint donc
sous les couleurs les
plus
crues
la vie
que
Pison, selon lui,
menait dans
l'isolement entre les quatre murs
de sa maison.
Or il
se
trouve que
nous pouvons sur un point
prcis
contrler
la
vrit
de
cette peinture trop richement colore. En
effet
faisant
allusion, sans
le
nommer,
Philodme
pour lequel
il
avait d'autre
part
de
l'estime, il
voque
les
pomes qu' l'en croire
il
avait composs sur l'existence
dissolue
de
son protecteur.
Cicron
ne
veut pas le
blmer
: Philodme a
du
talent.
II
fait, dit-il,
un pome si gracieux, si bien
tourn,
si
lgant
qu'on ne pourrait
rien faire de plus
spirituel.
Toute la
faute est Calpurnius,
car Philodme est oblig par lui d'crire
de telle
manire qu' il
a dpeint dans les vers les plus voluptueux toutes ses passions,
tous
ses stupres, toutes les
sortes de
ses repas et
de
ses banquets,
et
enfin ses adultres . Or VAnthologie Palatine nous a conserv
quelques-uns
de ces
pomes
qui,
au
dire
de
Cicron,
sont
la
fois
si spirituels
et
si
pervers.
En
voici
un
qui
est une invitation
de
Philodme
adresse
prcisment son
patron Pison,
pour
qu'il vienne clbrer avec lui la
fte
des Icades 26 :
Demain, trs cher Pison,
venir
en
sa modeste
maisonnette,
partir
de
la
neuvime
heure, t'engage
ton ami cher aux
Muses, qui
clbre le
repas
de
l'Icade
annuelle.
Peut-tre
il
faudra
te passer des ttines
de
25. Pour ce qui suit je renvoie
mon
article
: Sur
une
pitaphe picurienne,
Revue des tudes
latines,
1955, p. 113-120.
26.
A. P.,
XI,
44
(=
G.
Kaibi;l,
Philodemi
Gadarensis
Epigrammata,Greisswald,
1884,
p.
xxn,
n
XXII).
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
14/19
ET
LA LITTRATURE ROMAINES 511
truie,
des libations
d'un
Bromios n Chios. Mais tu verras
descamarades
tout
fait vritables,
tu
entendras des
accents
plus suaves
que
ceux
du
pays des
Phaciens. Et,
Pison,
si
tu tournes tes regards vers
nous,
l'
Icade
que
nous
clbrerons de modeste
deviendra somptueuse.
Tel
est
le
vritable
esprit des
ftes
picuriennes, celui
que
Lucrce
lui-mme a
voqu
au
dbut du
chant deux de son pome :
La
nature elle-mme est satisfaite de peu, s'il n'y a point
travers
les demeures des statues dores
de jeunes
gens qui dans leurs mains
droites tiennent les torches enflammes, pour fournir la lumire
aux repas
prolongs dans la nuit, si la maison n'a ni l'clat
de
l'argent, ni le brillant
de l'or,
s'il n'y a pas les plafonds lambrisss
et
dors pour faire
cho aux cithares, alors
qu'allongs
les
uns
avec
les
autres
dans l'herbe tendre,au long d'un ruisseau
sous
les
branches
d'un
arbre lev,
peu
de
frais
on
traite
agrablement son
corps,
surtout
quand
le temps
nous
sourit
et
que
les
saisons
jonchent
de
fleurs
les
prs verdoyants (V. 20-33).
Que
Pison ne
fut pas toujours infidle cette simplicit, Cicron
le
reconnat indirectement
mais,
aprs
avoir suggr
qu'il menait
une vie dissolue,
il s'en
prend cette simplicit elle-mme.
La
polmique
politique ne s'embarrasse pas
de
contradictions. Et
Cicron
peut
ainsi reprocher tour tour
son
adversaire ses
dbauches et ses grossirets sans raffinements 27. Il critique
son
apparence extrieure,
qui
tait nglige (subhorridum atque
incultum),
son
air triste
et taciturne
qu'il taxe d'hypocrisie.
Il
n'y
avait,
l'en
croire,
chez
Calpurnius
rien
de
distingu,
rien
d'lgant,
rien
de choisi. Pas
d'argenterie
cisele.
Les
mets
n'taient
pas recherchs
:
ni coquillages, ni
poissons, mais de
la
viande avarie
en abondance.
Un service par-dessus
le
march
trs
nglig :
il
tait fait par des esclaves vtus
de
hardes dont
quelques-uns mme taient vieux. Le mme servait
la
fois
de
cuisinier
et
de
portier. Il
n'y avait pas chez
lui
de ptissier.
Il
se fournissait
de
pain
et
de
vin chez le bistrot
du
coin (c'est cela,
la
lettre).
Voil
ce
que
nous dcrit Cicron
et
c'est quelque p tu
en contradiction, on en
conviendra,
avec la
somptueuse
villa
d'Herculanum. Mais
cela
peut
s'expliquer
par
la vie simple
qu'au
sein mme
de son luxe
Pison
savait mener.
Cependant
il
n'est
pas sr
que tous les picuriens
romains
fussent aussi sobres
que
le grec Philodme
et
mme que le
consulaire Pison. S'adressant
l'un d'entre eux
son
ami Papirius
Paetus 28, Cicron
qui n'a aucune
raison de
l'insulter
ou de
l'injurier parle de ses combibones
epicurei,
c'est--dire de ses
camarades picuriens
en
beuveries . A
ce
mme ami, Papinus, sous
la dictature
de
Csar, Cicron
qui
a des loisirs
forcs
et qui, mal-
27.
Pro
Sestio,
20-23.
28.
Fam.,
IX,
25, 2.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
15/19
512
l'picurisme dans
la
socit
gr ses travaux
littraires
et philosophiques, trouve le temps long,
annonce qu'il s'initie la gastronomie
picurienne 29.
Autrefois le stocien Chrysippe avait prtendu
que
certain trait
de
gourmandise,
d
Archstrate
de
Gela,
et
intitul
savoureu-
sement Du doux
traitement ('HSimocOsta)
tait comme
la
citadelle
de
la
doctrine picurienne.
Horace
consacrera une de ses
satires
Gatiusl'Insubre,
qui profrera d'un
ton
oraculaire une
srie de
recettes culinaires, dont
le
sel, si
l'on
ose dire, n'est pas toujours bien
savoureux
pour nous
;
ce n'est
pas un de ses meilleurs
pome;.
Mais
ces
runions autour
d'une
table frugale ou somptueuse
taient
surtout
rencontres d'amis. Philodme,
invitant
Pison dans
sa
maisonnette, lui
annonait :
Tu
verras
de
vritables
amis,
des camarades
tout fait vritables.
Philodme
tait comme
le
Matre
lui-mme
dont
on
nous
dit
que
la
petite
demeure elle
aussi tait
trop
troite pour la foule
de
ses amis. Et
de
ces amis
l'amiti tait pour
ainsi
dire
proverbiale.
Eusbe,
le Pre
de
l'glise,
cite
un auteur dclarant
que
l'accord des picuriens entre
eux
tait
semblable celui
qui doit
rgner
dans une rpublique bien
organise
30. Donc leur petite socit,
la
socit
d'un
homme
qui
ne
faisait pas de politique, aurait bien
pu
servir de modle
la
grande. En fait selon M. N. De
Witt
31,
qui
s'appuie surtout
sur
un
trait
de
Philodme intitul
Sur
lefranc
parler
(IIspl 7rappY]ata)
l'cole aurait
connu une
vritable organisation, rappelant un peu
celle
d'un
ordre
monastique avec ses novices
qui
subissaient (ou
bnficiaient...) des
admonestations
de tous les autres membres
du
groupe. En raison
de
leur ge, prompt la colre,
il
convenait
de
les traiter avec
douceur
;
ils recevaient
avec
respect
les leons
des
confrres plus
gs,
plus avancs dans
la
vie
et
dans
la sagesse.
Ils s'exeraient
la
pratique de
la franchise
dans le langage
et
dans
la
conduite. Cette vie en commun avait une importance
ducative
que
Snque
dfinissait
en
disant
que ce
n'tait pas
l'enseignement, l'cole d'picure qui avait fait
de
grands hommes
de
ses
lves,
Mtrodore, Hermarque et Polyainos, mais
c'tait
son
contubernium 32, mot d'origine militaire, difficile traduire,
disons
sa
camaraderie.
En
un
autre sens
un moderne
a
pu
dire
qu'picure avait lev
l'amiti
la
dignit
d'une sorte
de
sacrement 33.
Les
adversaires s'tonnaient de cette importance
d'une amiti
qui allait
jusqu' l'altruisme, alors
que les principes de
la doctrine
29.
Fam.,
IX,
20.
30. Numnius, ap. Euseb., Praep. euang., XIV, 5.
31.
Organisation
and procdure
in Epicurean groups, Classical
philology,
I936, p. 205-211 ; cf. du mme
Epicurean
contubernium, Trans. and Proc. of
the
Philol.
Assoc,
1936, p.
55-63.
32.
Sn.,
Ep.,
I,
6.
33.
J. Masson, Lucrelius
epicurean
and poet, Londres,
1907,
t. I,
p.
332.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
16/19
FT I.A LITTERATURE ROMAINES
513
semblaient
reposer sur
l'gosme. Mais c'est que
l'picurien
cherche
pour assurer la paix
de son
me
triompher
de
certaines
craintes,
notamment celle de
la
mort
et que
contre
ces
craintes il n'y a
pas de meilleure assurance
que
l'amiti
34. Elle
peut
nous
procurer
au
dehors
des
protections
contre
ceux
qui
risqueraient
de
mettre
nos jours en danger. Mais elle nous donne surtout intrieurement
un
sentiment
de scurit,
sentiment rconfortant
de
prsences
affectueuses. Elle
s'associe
enfin
la recherche
de
la
vrit.
crivant
son
ami
Mnce,
picure
lui
recommande
:
Tous
ces enseignements
et
tous ceux de mme nature,
mdite-les
donc
jour et nuit et
part
toi
et
aussi avec
un
compagnon semblable
toi
35.
Pas plus
que pour
Platon
la recherche
de
la
vrit
n'est
l'uvre de
la
mditation solitaire. Nous avons un tmoignage
clbre de
la
pratique
conseille par
picure
et
c'est
le
pome
mme
de
Lucrce
qu'il
adresse
son
ami
Memmius
36
;
il
lui
dit
Le plaisir souhait
de
la douce amiti me persuade
de
supporter
n'importe
quelle
fatigue
et
m'induit
veiller au
long
des nuits
sereines.
Ces
nuits sereines, auxquelles
nous
devons une des
uvres
les plus admirables de
la
littrature latine, elles sont
ainsi
tout
illumines par le
sourire
de
l'amiti.
L'amour par
contre
n'avait pas
de place
dans
le domaine de
la
vie
picurienne
37. Plus exactement il
fallait le rduire au pur
plaisir physique.
Tout
ce qui
s'ajoute de
surcrot tait considr,
en
opposition
absolue avec Platon, comme passion dangereuse
pour la
paix
de
l'me,
comme pure
folie.
Lucrce
a
donn
cette
condamnation
de
l'amour-passion
sa forme
la plus virulente, tour
tour fltrissant
et raillant.
Vous connaissez
la
page
clbre que
Molire
a
reprise de
lui
dans le
Misanthrope
sur
les illusions
des
amoureux.
Dans
ces
conditions,
devant
cette condamnation
si
absolue, on s'est demand ce
qu'picure
pensait
du
mariage.
Certains
ont
cru qu'il le dconseillait au sage. Saint
Jrme
l'affirme 38
: il aurait
dit qu'il arrivera rarement au sage
de se
marier. Il ne semble pas
que
tel
ait t
positivement le cas, mais,
s'il
le
gardait
comme une institution ncessaire
l'humanit,
on
peut
bien
dire
qu'il
le
dpouillait
de tout
prestige sentimental.
Par l il prchait
Rome une doctrine qui ne s'harmonisait gure
avec
les ralits
de
la socit, d'une
socit
qui reposait
sur
une
famille fortement organise autour
du
pre
et
de la mre de
famille.
34. Cf. par exemple De
fin.,
II, 82 ou
encore la
K.
A- XXVIII traduite
par
Cic, De fin., I, 68.
35-
134 (trad.
A.
Ernout).
36. Cf. l'article mentionn plus
haut
Lucrce et son
disciple.
37.
R.
Flacelire, Les picuriens et l'amour,
Revue
des tudes
grecques, 1954,
p.
69.
38.
Adu. Iouinian.,
I, 191.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
17/19
514
l'picurtsme dans
la
socit
Cette vie
picurienne,
dont j ai retrac quelques grandes lignes,
est apparue dans tout
son
charme surtout aux gnrations
de
la
lin du Ier sicle, celles
de
Lucrce,
puis de
Virgile et d'Horace.
A des
hommes tourments
par les
misres
de guerres civiles
atroces, par l'effondrement des traditions
ancestrales, elle
offrait une sorte de havre
et
de refuge. L'ambition dchane
faisait
le
malheur la
fois de ceux
qui
l'prouvaient et
de
ceux
qui taient condamns leur servir d'instruments. Cette
ambition tait grosse d'checs
et
de dangers mortels. Combien peu
parmi
les
hommes
illustres de
ce
temps sont morts
en
effet
paisiblement dans
leur
lit
Aucun des triumvirs
du
premier
triumvirat, ni
Crassus tu
dans une
guerre
lointaine o
l'avait
entran
son
ambition, ni
Pompe assassin
Pharsale
par un
roi satellite,
ni Csar
perc
de coups
en
plein Snat.
Des
deux
plus grands
adversaires
des
triumvirs,
l'un, Caton, s'tait
suicid
Utique,
l'autre, Cicron, devait tre
mis
mort par les sides d'Antoine.
On
comprend que
la
vie
n'ait jamais
paru plus menace
au sein
mme
de
la
cit
et jamais l'enseignement d'picure
sur
la crainte
de
la mort n'ait paru plus
actuel. Jamais aussi
il
n'avait
sembl
davantage,
en prsence des incohrences
et
des crimes de
l'histoire,
que
les dieux se dsintressaient des
hommes.
Ou si
l'on
se
figurait qu'ils
intervenaient
dans
leurs affaires,
quels dieux
aurait-ce
t
l Quels dieux
cruels
et jaloux Le
message
d'picure se fit
entendre dans
cette
atmosphre,
grce aux philosophes
grecs
comme
Philodme
ou
Siron, grce
aussi
Lucrce.
Et
c'est
ainsi que
Virgile
et
qu'Horace ont
pu
dans leur jeunesse
tre
marqus
par lui.
De Virgile 39 nous avons
conserv
la pice, antrieure
aux
Bucoliques,
le pome
V du
Catalepton,
o
il annonce sa
conversion.
Il la
devait Siron.
Cette
conversion tait
si
complte
apparemment que pour
la
sagesse Virgile renonait mme
la
culture
intellectuelle, la rhtorique, la
posie,
dont nous avons
dit
qu'picure se dfiait.
Pour
Horace, nous ignorons au contraire
quel matre il avait
frquent, ni mme s'il en
avait
frquent.
Il
est
remarquable que
l
o
il
s'est
expliqu
sur
son
ducation
et
sa formation
et il l'a
fait plusieurs fois
et
nous pouvons
tre
assurs
de
sa sincrit
et
de son courage
il n'a jamais
fait
allusion
la frquentation d'un picurien.
Seulement
dans un
passage
fameux des ptres
il
s'est
un jour,
crivant
Tibulle,
qualifi de porc
du
troupeau
d'picure ,
ce qui peut bien
n'tre
qu'une
plaisanterie.
Nous
serions plus avancs
si
nous
consentions reconnatre son
nom 40,
comme
celui de Virgile,
sur
39. Cf. mon
article
Virgile et l'picurisme, Revue
de
la Franco-ancienne,124, avril
1958, p.
225-237.
40.
Cf.
en dernier
lieu
A.
Rostagni,
Virgilio
minore,
Turin,
1933,
p.
176, n.
1.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
18/19
ET
LA
LITTERATURE ROMAINES
515
certain papyrus
d'Herculanum.
Mais il faut les restituer l o
le document
n'offre pour l'un que
le
dbut
Ous
et pour
l'autre
la
fin parie
(un
vocatif ? Bien singulier ) :
la
prudence
commande de
ne pas s'appuyer
trop sur
des
bases
aussi fragiles.
Si l'on
cherche
ce
que
ces
deux
potes
ont
d
l'picurisme,
ce qu'ils en
ont
gard
de plus
profond (et nous ne pouvons aborder
ici le problme
que
de trs
haut), ce
n'est point
ce
dtail de
doctrines auquel les commentateurs portent une
attention trop
exclusive,
parce qu'il est plus facile dceler. Je pense que c'est surtout
un certain sens
de
l'humain
et
de
la
vie
intrieure. On allait
l'picurisme,
nous l'avons suggr, quand il s'agit des natures
leves
comme celles de nos deux potes,
quand
on
cherchait
se librer
du
poids trop lourd des
misres humaines. On
cherchait
en
lui la
paix
de
l'me qui
rsultait
d'un
regard
attentif
jet
sur
soi-mme,
sur
les
inquitudes
dont
on
se
sentait
dvor.
Et
rien n'attirait
plus
parmi les
remdes proposs que
l'amiti,
que
l'affrontement
en commun
des maux prpars
par la vie.
Peut-tre peut-on
imaginer ds lors ce que la tendresse
virgi-
lienne doit l'picurisme. Les stociens professaient
que
la
piti est une
faiblesse
indigne du
sage.
Virgile ne l'ignorait pas
et
il
a prt
ne devant Didon abandonne par
lui
la
duret
du sage stocien. Mais justement chacun a senti qu' ce moment-
l
ne cesse d'tre un hros
virgilien.
Virgile
n'tait
pas comme
ne. Volontiers on a cru dceler chez
lui
comme
des
anticipations
de la
charit
chrtienne.
Ne
serait-il
pas juste pour une
part d'en
faire honneur son picurisme ? Traitant
ailleurs
de
ses
rapports avec
cette doctrine,
j'ai
eu le
tort
de
ne
pas y songer,
de
ne
pas
chercher l
l'essentiel de
ce qu'il a pu en
garder. Sa
vision
du
monde, sa conception de
la
divinit ont chang, mais
dans
son
attitude l'gard
de
l'homme
il
n'a pas eu renier le
souvenir de
l'amiti picurienne.
Horace
peut sembler
avoir
conserv
davantage,
bien qu'il
ait
t probablement
moins
exclusivement
conquis.
Mais
pour lui
aussi,
il
importerait
de
regarder
l'essentiel. On
laissera
de ct
l'Horace
des
plaisirs
faciles,
l'Horace
des
odes
anacrontiques.
L'picurisme
n'est pas plus l qu'il n'est
chez ces
voluptueux
voqus par Lucrce au
chant
III qui
tiennent
en main
leur
coupe,
qui
se couronnent le
front
de guirlandes
et s'invitent
saisir au
passage
l'instant
qui
ne reviendra pas
41.
L'picurisme,
le vritable, tait une
morale
exigeante sous des dehors sduisants.
La paix qu'il
offrait
ne
s'acqurait que
par une discipline impose
aux dsirs,
par le refus de tout
ce qui n'est ni naturel ni
ncessaire.
Horace lui
doit cet
effort
de dpouillement pour
refuser
tout ce
qui
n'est pas l'essentiel, mais
il
lui chappe presque aussitt par
41.
De
ter.
nat.,
III,
v.
912
et
suiv.
7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines
19/19
516 l'picurisme
dans
la
socit
son sens
de
la
juste mesure, par son refus
de
s'embrigader
sous
quelque
bannire
que ce soit
et
l'on ne trouve chez
lui
aucun
cho
de
l'esprit religieux
de
vnration pour le Matre qui est si
important,
nous l'avons vu, dans la
vie de
la secte ce ne
peut
tre
un
hasard.
On
pensera
toutefois
que
lui aussi,
comme
Virgile,
a gard quelque chose
de l'amiti picurienne
et ce
sera cette
attention dlicate donne, par
exemple
dans les
ptres,
aux
aspirations
des autres
mes. Elle
n'aura pas cette nuance mlancolique
de
la tendresse virgilienne,
mais,
dans
un
temprament diffrent,
elle sera le
fruit
des mmes
influences.
Ni
Virgile, ni
Horace, malgr
leur sympathie
du premier
moment,
n'ont en
dfinitive pens
que
l'picurisme dtenait le
dernier
mot. C'est
que leur
gnration, aprs le drame des guerres
civiles, a connu
l'apaisement
de
la restauration augustenne.
Elle
s'est
retrouve
appele
collaborer
une
uvre
nationale
et
Virgile
et Horace
n'auraient
pu
rester dans le cercle des
socits picuriennes,
sans
laisser passer ct d'eux les aspirations
essentielles
de l'homme
romain
de
ce
temps.
Et sans laisser passer
ct
d'eux, avec elles,
des aspirations
essentielles de l'homme de
tous
les temps.
La
science picurienne du
monde dcidait bien
vite des grands
mystres
et quand
elle
prtendait
que
qui la
possderait,
deviendrait
semblable un
dieu,
elle
n'tait
pas exempte
elle-mme
de dmesure.
En revenant des cnacles picuriens
parmi les
hommes pour les tches
de l'action
au sein
de
la
cit,
Virgile
et Horace
se
sont retrouvs
d'autre
part
en
de
nouveaux
rapports avec
le monde
lui-mme,
rapports o rien ne paraissait
plus aussi simple
et
aussi lumineux
qu'
la
foi tranchante de
Lucrce. La
doctrine du
plaisir, souverain
bien des tres
vivants,
n'apparaissait
plus comme suffisante pour clairer ces rapports
complexes de l'homme avec
la
nature, avec
sa nature. Et la
rflexion ramenait alors aux conceptions de
la
religion
traditionnelle
ou conduisait
d'autres philosophes,
et notamment
au
stocisme
ou
encore
menait aux deux
la
fois. Ce
fut la
route
suivie
par Virgile et par Horace.
picure,
comme on
dit
aujourd'hui,
tait
dpass.
Mais
il
avait
jou
son
rle
;
il
avait
enrichi
les
deux
potes
d'une
certaine exprience
et
c'est de quoi tous les amis
de
ces potes
doivent
lui tre
reconnaissants.
De mme qu'il
faut lui
tre reconnaissant d'avoir
apport
dans
ce monde romain parfois brutal et dsordonn dans ses apptits
un sens affin
de l'intriorit, de l'harmonie de l'me, d'avoir
impos
la
vnration sa
propre
figure,
si sereine et
si nergique
malgr sa douceur. C'est
l
son vrai mrite, bien plus
que
d'avoir
t
le prcurseur lointain
de telle idologie contemporaine dont
je disais
un
mot
en
corn lenant.
Pierre
Boyanc.