L’ Épicurisme Dans La Soceteté Et La Littérature Romaines

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  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    1/19

    Bulletin de l'AssociationGuillaume Bud : Lettres

    d'humanit

    L'picurisme dans la socit et la littrature romainesPierre Boyanc

    Citer ce document Cite this document :

    Boyanc Pierre. L'picurisme dans la socit et la littrature romaines. In: Bulletin de l'Association Guillaume Bud : Lettres

    d'humanit, n19, dcembre 1960. pp. 499-516;

    doi : 10.3406/bude.1960.4194

    http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194

    Document gnr le 18/03/2016

    http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://www.persee.fr/author/auteur_bude_67http://dx.doi.org/10.3406/bude.1960.4194http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://dx.doi.org/10.3406/bude.1960.4194http://www.persee.fr/author/auteur_bude_67http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1960_num_19_4_4194http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/
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    L picurisme

    dans la

    socit et

    la littrature romaines *

    On pouvait, selon

    Snque, lire

    Athnes l'entre

    du

    Jardin

    d'picure, c'est--dire

    du

    sige

    de

    son cole, cette inscription :

    tranger, ici tu seras bien si tu y

    restes

    ; ici le souverain bien est

    le plaisir 1. En

    vous

    parlant

    de

    l'picurisme Rome, je devrais

    bien

    mditer

    cette devise,

    car

    elle m'impose

    un

    lourd

    engagement.

    Que va-t-il

    arriver, si

    vous n'prouvez aucun

    plaisir m'entendre

    parler de

    la

    philosophie

    du

    plaisir

    ? Pareille

    crainte

    tait ressentie

    par

    le grand pote

    latin

    de

    l'picurisme,

    au moment o

    il

    entreprenait d'initier son ami Memmius, un homme politique et un lettr,

    aux difficiles mystres de

    la

    science de l'univers, telle

    que

    son

    cole

    l'enseignait. Et c'est

    la

    raison pour laquelle Lucrce, au

    dbut du De rerum natura,

    invoque

    la desse Vnus 2. Vnus

    n'est pour lui

    que

    l'image

    allgorique du souverain bien selon

    l'orthodoxie

    de

    la secte.

    Elle

    n'est que la transfiguration

    prestigieuse de

    la uoluptas,

    le

    plaisir

    moteur de tous

    les tres vivants.

    Il ne

    lui

    en

    adresse pas moins une priresplenHide que connaissent

    bien

    tous

    ses lecteurs

    et

    dont

    je

    retiendrai

    cet

    appel

    :

    Puisque, sans toi, rien ne surgit aux divins

    rivages

    de la lumire,

    lien ne se

    fait de

    joyeux ou d'admirable, j'aspire

    t'associer

    aux vers

    que

    j'cris

    et

    que j'entreprends de

    composer pour notre cher

    Memmius, qu'il t'a plu, desse,

    de

    voir

    en

    tout

    temps

    briller par

    de tous

    les

    mrites. Aussi, desse,

    donne

    mes propos ton charme immortel.

    Un charme immortel ? Je ne suis pas Lucrce

    et

    je n'en

    demande pas tant Vnus, mais

    seulement

    que vous me

    suiviez

    sans trop d'ennui sur les chemins

    de

    l'picurisme romain.

    *

    Cet article

    est

    le texte

    d'une

    confrence

    faite

    Toulon,

    en

    avril

    i960, pour

    la

    section locale de l'Association Guillaume Bud.

    1. Hospes

    hic bene

    manebis ;

    hic summum bonum uoluptas

    est (Sn., Ep.,

    21,

    10).

    2.

    Cette interprtation

    (entrevue aussi

    par Cyril Bailey, Titi Lucreti Cari de

    rerum

    natura

    libri sex,

    Oxford, 1947,

    t. II,

    p.

    591)

    a t

    propose

    la

    fois par

    Ettore

    Bignone, Storia

    dlie letteratura latina,

    t. II,

    Florence, 1945, p. 437-444

    et par moi-mme, Lucrce et la posie, Revue des tudes anciennes, 1947, p. 98.

    Elle est critique par F. Giancotti,

    //

    preludio di Lucrezio, Messine-Florence,

    1959, p.

    192

    et suiv.

    d'une

    manire qui,

    je

    le

    dis

    ailleurs, ne

    me

    parat

    pas

    juste.

    Ce qui

    est

    vrai, c'est

    qu'il convient de

    s'en tenir

    l'quation

    Vnus

    =

    uoluptas,

    impose par divers passages de Lucrce lui-mme et de ne pas subtiliser avec

    Bignone en introduisant ici, o elle

    n'a que

    faire (pas

    plus par

    exemple

    que dans

    la devise cite la note prcdente), la

    distinction

    du plaisir en repos et du

    plaisir

    en

    mouvement.

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    3/19

    500

    l'picurisme dans

    la

    socit

    Les picuriens, quand ils se

    prsentrent

    pour la premire

    fois

    Rome, furent trs

    mal

    accueillis.

    Nous connaissons le nom des

    deux Grecs obscurs, Alkios

    et Philiskos,

    qui en 173, ou

    plutt

    seulement en

    154 avant notre

    re, furent

    expulss par les

    autorits

    romaines

    3.

    Il y

    avait environ

    cent

    ans

    qu'picure

    tait mort.

    Nous

    n'en

    savons gure plus, mais

    nous devinons sans

    peine

    qu'en

    un sicle o le vieux Caton faisait

    la loi, l'austrit officielle s'est

    dchane contre une philosophie qui faisait du plaisir le souverain

    bien. Les

    picuriens n'avaient

    pas

    fait partie

    l'anne

    prcdente

    (155)

    de cette

    ambassade

    clbre

    que

    les Athniens avaient

    dpche

    Rome

    pour

    rgler

    certains

    litiges

    et

    qui avait t

    compose

    des chefs des coles philosophiques. C'est

    probablement

    que

    les Athniens pressentaient

    que

    des picuriens ne seraient pas pour

    eux

    des messagers

    trs opportuns. C'est

    aussi

    que

    les

    picuriens

    en

    principe

    ne

    s'occupaient

    pas

    des

    affaires

    publiques

    autre

    raison

    du reste

    de dplaire l'esprit romain.

    Alkios et

    Philiskos

    cherchrent-ils

    remdier

    cette

    lacune de

    la

    fameuse

    ambassade,

    afin de faire connatre

    malgr

    tout leur doctrine

    la

    ville de

    Caton ? Ils s'attaquaient une entreprise hardie

    et

    au premier

    abord

    on

    peut penser en

    effet

    qu'il y a antinomie entre la tradition

    romaine et le

    systme

    d'picure. C'est la thse mme que

    dveloppera Cicron, grand

    adversaire de cette philosophie. Rome

    exige

    le

    dvouement

    du citoyen l'tat, la

    subordination absolue

    des gosmes individuels au service de

    la

    patrie, allant,

    s'il

    le

    faut,

    jusqu'au

    sacrifice de

    la

    vie.

    picure

    ne

    se proccupe

    que

    du bonheur

    de l'individu

    et

    d'un bonheur qui consiste

    essentiellement

    dcouvrir le

    secret des vrais plaisirs. Sans doute ces

    vrais plaisirs,

    quand

    on coute jusqu'au bout ses leons, finissent

    par tre

    fort purs

    et mme

    presque

    austres.

    Du

    pain et

    de

    l'eau

    frache, la condition

    qu'on

    ait faim

    et

    soif, valent mieux que les

    mets

    raffins

    qui gtent l'estomac

    et veillent

    des dsirs excessifs.

    Mais cela, c'est le sage qui le dcouvre en se formant selon la

    vritable

    pense du

    Matre.

    Le vulgaire, lui, ne retient

    que

    ce mot

    de plaisir ;

    le

    vulgaire,

    en

    l'espce,

    ce sont souvent

    les adeptes

    ordinaires

    de l'picurisme,

    et

    ce

    sont

    ceux

    qui

    combattent ces

    adeptes ordinaires.

    Et cependant c'est peut-tre Rome, c'est peut-tre dans la

    3. Athne,

    XII, 68, p. 547

    A ; lien, Var. hist.,

    IX, 12.

    L'incertitude

    vient

    du

    consul

    mentionn

    L. Postumius. S'agit-il de

    celui

    de

    173 ou

    de

    celui

    de

    154 ?

    Cette date, plus

    rcente,

    a paru prfrable R. Philippson, s. v. Philiskos, dans

    P. W., XIX, 2 (1938), col.

    2883,

    ainsi

    qu'

    G. De Sanctis, Storia

    dei

    Romani

    t. IV,

    1953, p.

    568. A Rostagni, Storia dlia letteratura latina, t. I,

    2e d.,

    Turin,

    X9S4)

    P- ^-JS2

    penche pour la

    date

    la

    plus

    ancienne,

    une expulsion de

    philosophes

    lui semblant

    peu vraisemblable

    aprs l'ambassade de 155. Mais

    justement en

    la

    matire

    il

    y

    avait

    philosophes et philosophes et l'absence d'picuriens

    dans

    cette

    ambassade

    ne

    peut

    s'expliquer

    que

    par une

    dfiance

    particulire

    tant

    des Athniens

    que

    des

    Romains

    l'gard de leur

    cole.

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    4/19

    ET

    LA

    LITTERATURE ROMAINES

    501

    littrature latine que s'est marque

    le

    plus profondment

    l'influence de l'picurisme. Non seulement c'est Rome qu'est

    n

    le chef-d'uvre qui a port

    la

    postrit

    la

    physique d'picure,

    sa thorie des

    atomes,

    le De

    rerutn

    natura de Lucrce. Mais c'est

    Rome

    aussi

    que

    les plus grands

    potes, Virgile

    et

    Horace,

    ont,

    au moins un

    certain moment

    de leur vie, t

    tents

    par sa

    vision du monde. Sans doute jamais cette

    influence

    ne s'est

    exerce sans

    rsistance. Sans

    doute

    jamais

    elle

    n'a

    t

    dfinitive et

    Virgile

    et

    mme

    Horace,

    aprs

    avoir

    t

    tents,

    se sont

    repris

    ou,

    si

    l'on

    veut, ils

    ont t

    repris par la

    tradition

    nationale

    ;

    mais,

    au total, il

    manquerait,

    je crois, quelque chose Rome si ses

    plus

    grands

    potes n'avaient subi

    cette

    tentation. Nous n'avons

    pas

    ici

    souscrire aux condamnations parfois bien sommaires

    de

    Cieron,

    pas

    plus

    naturellement qu' nous faire

    les

    frres en

    foi

    picurienne

    de

    Lucrce,

    mais

    essayer

    de

    dmler l'apport

    de

    l'picurisme l'humanisme romain.

    Et d'abord

    qu'taient les picuriens romains ? Si

    l'on en

    croit

    Cieron

    lui-mme,

    il

    y eut un moment

    o

    ils

    furent

    fort

    nombreux

    4. Ils envahirent toute

    l'Italie et

    l'on pouvait reprsenter

    devant le public

    un

    mime

    o Socrate

    et

    picure discutaient entre

    eux. Cela s'explique moins, comme

    le

    dit Cieron, par la sduction

    du plaisir

    souverain

    bien

    que

    par

    l'ardeur

    apostolique

    de cette

    secte. Le

    Matre lui-mme l'avait organise

    comme une espce

    de

    communaut

    anime

    d'un

    grand

    esprit

    de

    conqute.

    Cela

    semble paradoxal

    quand

    on

    songe

    aux fondements tout

    individualistes

    et

    tout

    gostes

    de la doctrine. Mais c'est un fait

    que

    cette

    expansion

    pleine de

    dynamisme.

    Non

    seulement la

    Grce

    et

    l'Italie,

    mais, chose combien

    plus surprenante

    et releve

    par

    Cieron encore, mme

    omnis barbaria,

    les peuples barbares furent

    branls. picure

    en

    effet

    ne s'adressait

    pas seulement une lite

    cultive 5, il

    avait au contraire un certain mpris

    de

    la culture,

    notamment

    de

    la posie et

    de

    la rhtorique

    ;

    il voulait toucher les

    gens simples.

    Il

    avait parmi ses disciples des femmes, mme une

    courtisane,

    Lontion,

    des

    esclaves

    et

    le chrtien

    Lactance

    le

    louera un jour

    d'avoir ainsi

    convi tous

    les hommes la

    philosophie, parce

    que

    tous ceux

    qui

    ont

    les traits physiques

    de

    4.

    De

    finibus,

    II, 44, 49

    ; Tusc, IV, 7.

    C'est

    saint Jrme, pist. 52, 8,

    3 qui

    mentionne d'aprs

    un

    discours

    perdu de

    Cicron (le

    pro Q. Gallio),

    prononc

    en 63,

    une

    reprsentation thtrale populaire, probablement un mime, o taient

    mis en

    scne Socrate

    et picure

    discutant

    entre eux au mpris de toute

    chronologie (un

    dialogue

    des morts ?),

    cf.

    Constantin Vicol, Cicrone espositore

    critico

    dell'epicurismo,

    Ephemeris

    Dacoromana,

    X, 1945, p.

    165.

    5. Cf.

    mon article sus-mentionn, Lucrce et

    la posie.

    F. Giancotti, op.

    laud.,

    p.

    20 et

    suiv. a tent

    de

    montrer que la

    condamnation de

    la

    posie par picure

    n'tait pas radicale mais, comme

    je

    le montre dans la recension de son livre,

    il

    appuie

    sa

    dmonstration

    sur

    un

    contresens

    formel

    sur

    De

    finibus,

    I,

    71 et

    suiv.

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    502

    l'picurisme

    dans la socit

    l'homme, les

    ouvriers (opifices),

    les

    paysans (rustici) ont besoin

    des plus nobles disciplines

    de

    l'me 6.

    Nous avons

    de cet

    esprit

    de

    propagande, qui

    contraste

    avec la

    vie de

    retraite

    recommande

    par

    l'cole,

    un

    monument singulier,

    une

    grande inscription qui fut

    dcouverte

    en

    1884 par deux

    savants franais, Maurice Holleaux et Pierre Paris, en Asie Mineure,

    dans les ruines

    du

    thtre d'Oenoanda 7. L'auteur, natif de cette

    petite

    ville,

    nomm Diogne, s'y adresse vers la fin du

    IIe sicle

    de

    notre

    re ses concitoyens

    Je

    dois

    dire maintenant

    et

    toujours tous les hommes,

    la fois

    aux

    Grecs et

    aux barbares, le

    proclamant

    d'une

    voix

    clatante

    que...

    Et Diogne a grav sur

    la

    pierre, pour

    tre plac

    sans

    cesse

    sous

    les yeux des habitants,

    un

    expos des principes

    picuriens.

    C'est

    l

    un

    cas

    unique

    dans

    toute

    l'pigraphie

    et

    dans

    toute

    la

    philosophie

    antique, et qui fait bien ressortir la singularit du

    phnomne picurien.

    Moi,

    Diogne,

    je laisse ce

    message

    mes parents, h mes proches,

    a mes amis. Etant si malade

    que maintenant

    le

    moment

    critique

    est

    venu, qui dcidera si je

    dois

    vivre ou non (car je suis afflig d'une

    affection du cur),

    si

    je survis, je recevrai sereinement

    le don

    d'une

    plus

    longue vie,

    sinon, je suis galement satisfait.

    Et de dclarer :

    Par

    le

    moyen de

    cet crit,

    je

    fais

    comme

    si

    j'tais

    prsent

    personne l lement,

    entreprenant de prouver que la

    chose qui

    est profitable pour

    notre

    nature

    est la

    paix

    de

    l'me

    (l'ataraxie),

    tant la mme la

    fois

    pour chacun

    et

    pour tous.

    Les

    citoyens d'Oenoanda pouvaient donc sur les murs de leur

    portique,

    en

    vaquant leurs

    affaires

    ou en se

    livrant

    leurs loisirs,

    lire

    la ncessit qu'il

    y a d'tudier

    la Nature, la doctrine

    des

    atomes

    et

    de leur

    dclinaison,

    le

    systme des corps

    clestes

    et

    de

    leurs

    mouvements,

    la

    formation

    du

    monde, bref ce

    que

    Lucrce

    nous a prsent

    dans

    son

    grand

    pome. Ils lisaient aussi les

    hauts

    principes

    de

    la

    morale,

    et

    tout

    cela

    grce

    des

    exposs

    de

    leur

    compatriote

    Diogne,

    mais

    aussi

    grce

    des

    morceaux choisis

    tirs

    des crits d'picurc

    lui-mme.

    Pousss par ces faits,

    certains

    auteurs rcents, inspirs par

    l'idologie

    marxiste, ont

    prtendu

    faire d'picure contre Platon

    l'interprte des

    courants progressistes

    de l'histoire. Sa philo-

    6. Biu.

    Instit.,

    III,

    25, 4.

    Cf. E. Bignone, L'Aristotele perduto

    e la formazione

    filosofica di

    Epicuro,

    Florence,

    1935,

    t. I,

    p.

    125.

    7. Elle fut publie en 1886 par G.

    Cousin

    dans le Bulletin de

    Correspondance

    hellnique, dite par

    Usener,

    Rheinisches

    Musum, 1892,

    collationne

    nouveau

    par

    deux Autrichiens

    R. Heberdey et E. Kalinka,

    qui

    dcouvrirent de

    nouvelles

    pierres,

    dans

    le

    Bulletin

    de

    Correspondance hellnique

    de

    1897,

    dite

    par

    J.

    William

    (Leipzig),

    1907.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    6/19

    ET

    LA

    LITTERATURE ROMAINES

    503

    sophie matrialiste, sa science qui

    annonce

    la science moderne

    par

    son

    caractre

    empirique,

    voire mme exprimental, seraient

    la traduction idologique des aspirations

    de ces

    courants.

    M.

    J.-P. Sartre,

    mon

    camarade

    et

    ami

    Georges

    Cogniot,

    un

    professeur anglais

    d'universit,

    M. Benjamin Farrington

    s'accordent pour exposer

    avec

    plus ou moins de dtail

    et

    plus ou

    moins

    de

    succs des vues

    de

    ce genre 8. En

    aucun pays

    comme

    dans

    l U. R.

    S.

    S., on

    n'a

    clbr

    il y a quelques annes

    le

    bimillnaire prsum

    de

    Lucrce. Le pote

    latin,

    dans

    sa

    polmique

    antireligieuse

    contre les dieux, serait

    dans

    le

    sens

    de

    l'histoire, alors que

    Cicron, lui, se serait laiss conduire par

    l'obscurantisme ractionnaire. Lucrce

    en

    effet, croit-on

    remarquer,

    n'est-il

    pas

    de

    naissance

    un

    chevalier

    ?

    C'est dire

    qu'il

    appartient

    la

    classe des

    gens d'affaire qui, en

    face de l'aristocratie,

    la

    noblesse surtout terrienne des

    grands

    propritaires, reprsente,

    ce stade

    de l'volution

    conomique,

    l'lment dynamique

    et

    progressiste de

    la

    socit.

    Tout cela est bel et bon. Mais

    il

    n'y a qu'un malheur pour

    l'historien

    qui

    a

    la

    dformation professionnelle

    de

    prter attention

    aux

    tmoignages

    et

    aux faits c'est que

    nous ne

    savons

    absolument pas si Lucrce

    a t

    chevalier

    (Cicron, lui, l'tait

    ).

    Sa vie

    reste

    pour nous plonge dans une

    ombre

    presque

    complte, au

    point

    que tel

    de

    nos

    marxistes imagine mme une

    conspiration

    du

    silence, laquelle

    tel

    autre associerait

    volontiers

    Cicron.

    Oserai-je

    dire

    que

    tout

    cela

    n'est pas

    trs

    srieux

    et

    n'inspire

    qu'une confiance

    trs

    relative dans les mthodes de l'interpr-

    tation

    marxisme

    . v^c que nous voyons par Cumic

    en

    une assez,

    vive lumire, c'est un cercle picurien, contemporain de Lucrce

    et

    de Cicron, qui se groupait autour d'un

    ennemi

    de ce dernier,

    le

    consulaire

    Caus Calpurnius Piso Caesoninus. Nous le voyons

    d'une

    part

    grce

    un discours de

    Cicron, Vin Pisonem, une

    violente invective dirige

    contre

    ce personnage,

    mais aussi

    grce

    une

    autre dcouverte

    archologique

    de

    premire importance,

    faite

    au XVIIIe sicle

    Herculanum. IL'In

    Pisonem est certainement

    injuste

    et

    caricatural, mais la dcouverte

    archologique

    confirme

    ce qu'il n'est pas difficile

    de retrouver sous

    les dformations

    mmes de

    la caricature. Caius

    Calpurnius

    Piso appartenait

    la

    plus

    illustre

    noblesse

    de Rome. Sa fille sera

    la seconde femme

    de

    Jules

    Csar. Il runissait dans

    sa

    maison

    de

    la ville

    un

    groupe-

    8. Cf. mon

    article

    Epicure et M. Sartre, Revue philosophique, 1953, P-

    426-

    431 ;

    Benjamin Farrington,

    Head and Hand in

    Ancient

    Greece, 1947, p. 88-115

    (sur

    l'picurisme

    et l'tat romain)

    =

    The modem Quarterly, I,

    3,

    July 1938 ; cf. la

    note de F. Chapouthier dans

    la

    Revue des tudes anciennes,

    1939, p.

    106 ; Georges

    Cogniot,

    Lucrce

    : De

    la nature des choses. Prface et commentaires par

    Georges

    Cogniot

    (

    Collection Les Classiques du peuple

    ), Paris,

    1954 (cf.

    sur

    ce

    livre

    J.

    T. Desanti

    et

    Ch.

    Parain,

    dans La

    Pense,

    n

    59, janvier-fvrier

    1955,

    p.

    107-

    m).

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    7/19

    504

    l'picurisme dans la socit

    ment

    picurien que Cicron

    traite sans

    dtours de

    troupeau

    (grex), mais dont le plus bel ornement tait un Grec lettr,

    philosophe

    et pote, Philodme

    de

    Gadara, originaire

    de

    cette ville

    situe

    l'Est

    du

    Lac

    de

    Galile.

    Or Herculanum,

    au

    xvme

    sicle, les fouilles entreprises

    l'instigation du roi des Deux Siciles permirent

    de

    dcouvrir une

    villa

    somptueuse, fort

    riche en

    uvres d'art, bustes

    et

    statues

    qui

    font aujourd'hui une des parures

    du

    Muse de Naples.

    Ceux

    qui l'ont

    visit

    n'ont certainement pas

    oubli

    par

    exemple ces

    danseuses

    de

    bronze, grandeur nature ou

    un

    peu plus grandes

    que

    nature, de

    style archasant. Parmi les bustes quatre avaient

    leur

    nom

    inscrit

    Dmosthne

    et trois

    philosophes

    picuriens,

    le

    Matre lui-mme, son ami Hermarque

    et

    un contemporain de

    Calpurnius, Zenon

    de

    Sidon. Mais

    cette

    villa nous

    a

    offert

    aussi

    une quantit de papyrus

    Comparetti

    en

    dnombrait 1

    806 9

    dont beaucoup sont

    malheureusement

    ou dtruits ou presque

    entirement

    carboniss. On a pu en dchiffrer

    assez

    pour savoir

    qu'on

    avait

    l une bibliothque riche en ouvrages picuriens,

    riche surtout

    en

    uvres de Philodme, le protg de Pison.

    Certains

    sont

    mme, a-t-il sembl,

    plutt

    des

    notes manuscrites

    de

    ce

    dernier

    que des exemplaires destins au public

    10.

    L'Italien

    Domenico Comparetti, qui a

    tudi

    et

    publi

    cette

    villa,

    a pens,

    et sans aucun doute avec raison, que nous avions l la

    bibliothque de

    Philodme lui-mme. Ds lors

    cette splendide

    villa

    devait

    tre

    celle de son richissime patron

    Caius

    Calpurnius

    Piso.

    Peut-tre, a-t-on pens,

    ces

    statues sont-elles celles que le

    consulaire avait

    rapportes

    de

    sa province

    et

    dont Cicron prtend

    qu'il

    les y avait pilles.

    Les

    doutes mis par Moininscii

    ri

    sur

    cette hypothse ont

    t

    carts par Comparetti sans

    mnagement s :

    una

    stoltezsa

    Et comme

    Mommsen avait procd avec

    sa rudesse habituelle,

    il

    le qualifie d'il pi

    gran villano

    dei tempi

    nostri

    En cette

    villa d'Herculanum nous

    saisissons l'picurisme

    install au sein

    de

    la plus haute socit romaine, comme il avait du

    reste

    dj

    t

    accueilli

    en Syrie,

    pays

    d'origine

    de

    Philodme,

    par

    les

    princes

    sleucides

    12. Lucrce

    ddie de son

    ct son pome

    9.

    D.

    Comparetti, La villa

    Ercolanensc

    dei

    Pisoni,

    i

    suoi Monumenti

    e

    la sua

    Biblioteca,

    Turin, 1883.

    10 .

    Chr. Jensen, Die Bibliothek von Herculanum, Bonner Jahrb., CXXXV,

    I93> P- 49, 61 ; R. Philippson, s. v. Philodenios, dans F.

    W.,

    XIX,

    2,

    col. 2444-

    2449.

    11. Th. Mommsen

    dansYArchol.

    Zeit.,

    XXXVIII,

    1880, p.

    31 ctsuiv.

    L appartenance de

    la

    villa

    Calpurnius Piso

    est

    de nouveau vigoureusement

    affirme

    par H.

    Bloch

    dans P American

    Journal

    of Archaology,

    1940,

    p. 485 et suiv.

    12 .

    W. Cronert, Die Epikureer in Syrien, Jahrb.

    d. arch.

    Insi. in Wien,

    X,

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    8/19

    ET LA LITTERATURE ROMAINES

    505

    un

    Memmius qui,

    de

    naissance

    un

    peu

    moins illustre,

    n'en

    est

    pas

    moins un

    homme

    de

    la noblesse,

    d'une famille

    qui prtendait

    descendre

    d'un

    compagnon

    d'ne 13. Et

    l'on

    a pu ajouter

    ces

    noms bien d'autres encore, par exemple

    celui de

    Cassius, un

    des

    meurtriers

    de

    Csar.

    Vous

    pouvez

    penser

    aussi

    que

    le

    Dio-

    gne d'Oenoanda qui,

    sous

    l'Empire, fera les frais

    de

    l'immense et

    coteuse

    inscription

    dont

    je

    vous

    ai

    parl, devait

    tre

    un des

    plus

    riches

    personnages de sa

    petite

    cit

    asiatique.

    Non, l'picurisme

    dans le

    monde

    romain n'a rien d'une

    idologie

    particulirement

    proltarienne

    ou

    mme propre

    la

    classe moyenne.

    En

    fait

    je ne

    pense pas

    que

    l'interprtation marxiste de

    l'histoire nous

    aide

    comprendre les philosophes

    de l'antiquit.

    En postulant le

    primat

    de

    l'conomique et

    du

    social,

    elle

    va l'encontre mme

    de

    leur

    esprit qui est la primaut du

    spirituel

    et du moral.

    L'picurisme

    a

    beau

    tre

    matrialiste,

    il

    a

    beau

    combattre

    la providence

    divine,

    il

    est d'abord,

    il

    est avant

    tout aspiration

    une sagesse

    intrieure,

    et

    non une

    libration

    politique.

    picure

    recommandait de

    ne pas s'occuper

    de politique.

    Ses

    disciples

    romains n'ont pas toujours russi suivre

    ses

    leons.

    Lucrce

    lui-mme

    reconnat

    que

    Memmius ne

    pourrait

    avoir la

    libert

    d'esprit

    ncessaire

    pour l'couter,

    si

    les

    circonstances

    taient

    critiques.

    Il

    lui

    faudrait bien alors veiller au service de

    la

    patrie. En fait plus d'un des

    contemporains

    de Csar

    et

    de

    Cicron

    qui faisaient profession d'picurisme se sont mls des

    affaires

    de

    la

    cit,

    et

    Calpurnius Piso

    tout

    le

    premier,

    puisqu'il

    fut consul, et hlas trop

    consul

    pour le

    got de

    Cicron,

    qui

    du

    reste devait plus tard se

    rconcilier

    avec

    lui et

    s'en rapprocher

    aprs

    la

    mui'l de son gendre Csar,

    et

    mme avant.

    Certains

    ont

    prtendu que

    les attaques diriges contre

    la

    religion

    ne

    pouvaient

    pas ne pas

    avoir

    une signification

    politique.

    M.

    Farrington,

    la suite

    de

    Paul Nizan, est

    de cet avis

    u. Mais,

    si elles avaient une

    telle

    porte, ce n'tait certainement pas

    consciemment

    et

    picure n'entendait

    pas saper

    les

    fondements

    de

    l'tat

    ni les consolider non plus :

    il

    ne s'y intressait pas.

    Les

    picuriens

    qui

    ont vcu au temps de Csar

    et

    de Cicron

    ont

    d

    en

    pratique

    faire

    autrement.

    Mais

    ils

    l'ont

    fait,

    comme

    l'a

    dj

    auparavant

    Crnert p.

    145

    relve les bons rapports

    de

    l'cole picurienne

    avec

    Lysimaque ;

    Athnes elle fut

    frquente par Cratre,

    demi-frre

    du

    roi

    Antigone. Kolots ddia un ouvrage

    Ptolme Philadelphe.

    13. Cf. mon

    article Lucrce et son disciple, Revue

    des

    tudes

    anciennes,

    1950.

    14.

    Op. laud., p. 109.

    Paul Nizan

    (sans doute

    Les matrialistes

    de l'antiquit,

    Paris,

    1936)

    suivant

    les

    Russes

    Bendek et

    Timosko

    estimait que

    Lucrce

    ne

    saurait tre considr

    comme

    indiffrent la

    politique

    tant donn, que,

    comme

    Varron le

    veut,

    la religion est une

    entreprise

    d'tat,

    l'attaque de

    Lucrce

    contre

    les

    dieux

    est

    une

    attaque politique. Et M.

    Farrington

    d'ajouter "

    This

    position

    seems to

    me

    incontrovertible ".

    Le

    lecteur

    jugera lui-mme

    la valeur et la

    force

    de telles argumentations.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    9/19

    506

    l'picurisme dans

    la

    socit

    bien montr

    M. Arnaldo Momigliano 15, sans s'attacher

    de

    prfrence aucun

    parti

    politique.

    Il

    y

    en

    avait de

    favorables

    Csar, mais d'autres, nombreux

    aussi,

    qui

    lui

    taient contraires

    et

    on

    ne

    peut dire

    qu'ils

    taient

    en gnral

    ports le soutenir. Un

    de

    ses

    meurtriers,

    Cassius,

    tait

    picurien

    et

    Cicron

    lui

    avait,

    gentiment du reste, reproch

    sa

    conversion. Selon

    Plutarque,

    la veille

    de

    la bataille

    de

    Philippes, il rassurait son ami

    Brutus,

    qui tait pouvant, parce

    qu'il

    avait cru

    voir

    lui apparatre

    son

    mauvais dmon

    16.

    Ce qui

    frappe

    dans l'picurisme Rome, c'est le prestige

    de

    la

    figure d'picure,

    prestige qui

    s'impose

    mme

    aux

    adversaires,

    en particulier Cicron et

    Snque.

    Mme ceux qui combattent

    ses doctrines et les

    rejettent

    vigoureusement

    rendent

    hommage

    sa personnalit,

    sa

    noblesse.

    C'est

    l'loge

    du sage

    grec,

    mais,

    notons-le

    en passant,

    c'est aussi l'loge des Romains. Nous

    voyons

    qu'en Grce

    les polmiques,

    dans

    leurs passions

    dchanes, ne faisaient pas toujours cette distinction

    et

    que, selon une

    tendance malheureusement

    assez

    propre

    la nature humaine

    mme

    chez les

    philosophes, pour discrditer

    les ides on s'en

    prenait volontiers au

    caractre

    et

    aux

    murs

    de ceux

    qui

    les

    professaient.

    Il faut

    dire que les picuriens provoquaient les autres

    la

    malveillance par leur ton tranchant. Draisonner ,

    dlirer ,

    tre

    en

    proie

    la dmesure

    , voil comment ils aimaient

    dfinir

    les

    opinions

    de

    leurs

    adversaires

    17.

    picure

    s'tait donc

    vu en

    retour reprocher par un Posidonius, ami de

    Cicron, son

    hypocrisie quand il

    prtendait

    maintenir

    l'existence

    des dieux

    alors

    qu'il

    niait leur providence.

    On soutenait

    qu'il

    n'tait

    pas

    Athnien de pure race.

    On

    critiquait sa vie prive, le fait

    qu'il

    avait parmi ses disciples une

    courtisane clbre du

    nom de

    Lontion. Comme

    il avait

    t de

    sant dlicate,

    on

    attribuait

    ses

    maladies

    ses excs.

    Un

    stocien nomm Diotime avait

    t

    jusqu'

    fabriquer

    cinquante lettres obscnes

    afin de

    les lui

    imputer. De tous ces ragots malveillants, un

    Cicron,

    un

    Snque

    n'ont

    rien

    retenu.

    Le

    premier laisse,

    dit-il,

    aux Grecs

    cette

    dformation

    de jugement

    qui

    consiste pourchasser de mdisances

    15 .

    L'article

    de

    Momigliano, qui

    se prsente

    comme

    une

    recension

    de

    l'ouvrage de B. Farrington, Science and

    politics

    in the

    Ancient Word,

    est en fait

    une

    tude

    excellente, fonde sur une connaissance approfondie

    des

    personnes et

    des

    ides, des rapports entre l'cole picurienne et la

    politique

    Rome {Journal

    of

    the

    Roman

    studies, 1941, p. 149-157) ;

    il

    vaudrait

    aussi

    contre Constantin

    Vicol,

    qui prtend, op.

    laud.,

    p. 172-173 In tal modo

    la

    dottrina di

    Epicuro

    appariva

    a questi rivoluzionari non

    corne

    una

    dottrina che predicava la

    molle teoria

    del

    piacere,

    ma corne

    uno

    stimolante

    di energia, di azione,in lotta di emancipazione

    contro l'oligarchia aristocratica.

    16 .

    Dans ses Vies de Csar et de Brutus.

    17 .

    De

    nat. deor., I, 94 Et tu ipse

    paulo

    ante, cum tanquam snat uni philoso-

    phorum

    rcit

    ares,

    summos

    uifos

    desipere,

    delirare,

    dmentes esse

    dicebas.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    10/19

    ET

    LA LITTERATURE ROMAINES

    507

    ceux avec

    qui

    on est

    en

    dsaccord au

    sujet

    de

    la

    vrit 18. Il

    reconnat

    que

    tout le monde

    accorde qu'picure fut un homme

    bon, doux, humain. Il est plein d'admiration pour son courage

    devant

    la

    mort.

    Il

    cite intgralement

    la

    lettre

    qu'il

    adressait

    le

    jour

    mme

    de

    son

    trpas

    son

    lve

    Hermarque

    19

    :

    Nous crivons ceci, alors

    que

    nous vivons

    un

    jour

    de

    bonheur qui

    est

    en mme

    temps le

    dernier

    or

    je suis en proie des maux

    de

    ma

    vessie

    et

    de

    mes

    intestins tels

    qu'on ne

    peut rien

    ajouter

    leur

    violence. Cependant

    tout

    cela est compens par la joie de

    l'me que

    je tire du souvenir

    de

    mes raisonnements et

    de

    mes dcouvertes.

    Mais

    toi, comme cela est digne de tes sentiments mon gard

    et

    l'gard

    de

    la

    philosophie, sentiments que tu as prouvs ds ton

    plus jeune ge, fais

    en

    sorte

    de

    veiller sur les enfants

    de

    Mtrodore.

    Et

    Cicron commente cette belle lettre

    en

    disant qu'il

    n'a

    pas

    plus d'admiration

    pour

    les

    morts

    glorieuses

    d'paminondas

    et

    de

    Lonidas, tombs l'un

    et

    l'autre la guerre. Sans doute il

    estime

    que

    l'hrosme ainsi montr par picure

    en

    cet instant

    dcisif tait en contradiction avec ses doctrines,

    avec

    son apologie

    du plaisir. Nous laisserons l la question

    de

    savoir qui dans ce

    dbat

    posthume institu

    au

    livre

    deuxime

    du De finibus

    a

    raison.

    (Je ne pense pas

    que

    ce soit Cicron), pour retenir surtout

    l'hommage

    rendu l'adversaire.

    Cet

    hommage, l'Empereur stocien, le

    philosophe

    sur

    le

    trne,

    Marc-Aurle

    le

    rendra dans ses

    Penses

    20, et,

    avec

    un

    libralisme

    exemplaire,

    fondera

    Athnes

    une

    chaire

    d'picurisme.

    Et

    Snque

    lui-mme l'avait dj rendu.

    Car

    Snque se montre,

    s'il se peut, encore

    plus

    favorable

    que

    Cicron ;

    il ne se contente

    pas

    de

    reconnatre les mrites

    dei'homme,

    mais dans ses

    maximes

    mmes

    il en adopte

    plus

    d'une, dont il salue l'accord avec les

    siennes.

    Par del

    l'opposition

    des coles et cela est bien romain

    il

    discerne

    ce

    qui

    convient

    tous

    les

    hommes. Il

    faut

    savoir

    que

    tout

    ce qui est excellent, est bien

    commun

    (Ep.,

    izs

    11).

    Il

    n'ignore

    pas quel asctisme rel picure pratique dans sa

    recherche

    du vrai plaisir. Le gardien du Jardin, qui a inscrit

    sur

    la

    porte

    d'entre l'inscription

    que je

    citais

    en

    commenant

    nous

    recevra

    en

    hte plein

    de

    civilit custos hospitalis, humanus).

    Il

    nous

    offrira de

    la

    polente

    et

    de

    l'eau sans compter.

    Il nous

    dira :

    N'tes-vous pas bien trait ? Mon Jardin n'excite

    pas

    la faim

    :

    il

    l'teint. Il ne provoque pas

    la

    soif par les boissons mmes :

    il

    18.

    De finibus, II, 80 Sit

    ista

    in Graecorum lenitate

    peruersitas,

    qui maledictis

    insectantur

    eos,

    a quibus

    de

    ueritate dissentiunt.

    19.

    Ibid., II,

    96

    (Cf. le

    texte

    grec ap. Diog.

    L.,

    X, 23).

    Guyau,

    commentant

    ces

    textes, disait trs joliment qu' picure... possdait l'obstination du

    bonheur

    .

    20.

    Penses,

    IX, 41.

    On relvera que

    dj Plotine, pouse

    de

    Trajan,

    proclamait

    picure

    Sauveur dans

    une inscription

    solennelle (Sylloge2, 814) ;

    cf.

    E.

    Bignone,

    U

    Aristotele perduto,

    t.

    II,

    p.

    144.

    17

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    11/19

    508 I.'T>I

    CURTSMF DANS LA

    l'apaise

    par

    un

    remde naturel

    et

    gratuit. C'est

    dans

    ces plaisirs

    que

    j'ai vieilli

    (Ep., 21,

    10).

    Snque

    approuve

    certaines maximes gnrales

    Pour trouver

    la

    vraie

    libert, il faut

    se

    faire

    esclave de

    la

    philosophie

    (Ep., 8,

    7).

    C'est

    un

    mal

    de

    vivre

    dans la

    contrainte,

    mais

    il

    n'y

    a aucune contrainte vivre dans la contrainte (Ep., 12,

    10).

    Pour lui, comme pour

    picurc,

    la philosophie est donc

    libration. Pour

    lui,

    comme pour

    picure,

    l'insens

    commence

    toujours

    de vivre

    (Ep., 13, 16). Il

    est pnible

    d'en tre

    toujours

    dbuter dans la

    vie

    (Ep.,

    23,

    9). Il faut

    s'affranchir

    du

    jugement populaire

    :

    Je n'ai amais voulu plaire au peuple. Ce que je sais, le

    peuple

    nel'ap-

    prouve

    pas.

    Ce que le

    peuple approuve,

    je

    ne

    le

    sais pas

    (Ep.

    , 29).

    La

    connaissance

    de

    la faute est le commencement du

    salut.

    (Ep., 28, 9).

    Snque

    donne particulirement

    son

    accord

    ce

    qui

    concerne

    les richesses et la manire d'en user

    C'est richesse qu'une

    pauvret rgle

    sur la loi

    de nature

    (Ep., 4,

    10).

    Celui-l

    jouit

    au maximum des

    richesses,

    qui a au

    minimum besoin de richesses (Ep., 14, 17).

    Si tu

    vis

    selon la loi

    de

    nature, tu

    ne

    seras

    jamais

    pauvre ; si tu vis selon l'opinion, tu

    ne

    seras

    jamais riche (Ep., 16,

    17).

    Mais l'accord est

    peut-tre plus

    intressant

    en ce qui

    concerne

    les conseils pratiques

    sur

    la

    conduite

    de

    la

    vie

    :

    Retire-toi

    en

    toi-mme, quand tu es forc d'tre au milieu

    de

    la

    foule

    (Ep.,

    26,

    8).

    Ceci,

    je

    le

    dis

    non

    beaucoup,

    mais

    toi

    ;

    nous

    sommes

    en

    effet l'un pour l'autre

    un

    public

    de

    thtre

    bien suffisant

    (Ep., 7, 11).

    II

    nous

    faut

    faire choix de quelque homme de bien,

    et

    l'avoir sans

    cesse

    devant

    nos

    yeux,

    pour

    vivre

    comme si nous

    l'avions

    toujours

    pour

    spectateur

    et pour faire tout comme si nous

    l'avions pour tmoin (Ep., 11, 8). Agis en tout comme si

    picure

    lui-mme

    le

    voyait (Ep., 25, 5).

    II

    faut bien examiner

    avec

    qui

    tu

    vas boire

    et

    manger.

    Car

    sans un ami,

    la

    vie n'est gure

    qu'une

    lippe

    de lion

    et

    de

    loup (Ep., 19, 10).

    Mais Snque demande aussi picure de l'aider mditer sur

    la mort, la

    mort

    dont la pense le hante :

    II est ridicule

    de courir

    la mort par dgot

    de

    la vie,

    quand on

    a

    rendu

    ncessaire de courir la

    mort

    par

    son

    genre de vie

    (Ep.,

    24,

    22).

    Qu'y

    a-t-il

    de

    plus ridicule

    que de

    rechercher la mort,

    quand

    on

    s'est

    troubl

    la vie par la crainte

    de

    la

    mort

    (Ep.,

    24,

    23)

    ?

    Commentant la mort

    de son ami,

    l'historien

    Aufidius

    Bassus,

    il

    crit Lucilius

    Au reste voici

    comment il s'exprimait

    selon

    l'esprit

    d'picure

    :

    il

    avait d'abord, disait-il, l'espoir que le

    dernier

    hoquet n'entrane pas

    de

    souffrance

    ;

    supposer la souffrance,

    elle serait compltement

    allge par sa

    brivet

    mme, car la

    souffrance

    n'a pas

    de

    dure quand

    elle

    est

    forte...

    (Ep.,

    30,

    14).

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    12/19

    ET

    LA

    LITTRATURE ROMAINES

    509

    Naturellement si tel tait

    le

    prestige d'picure auprs des

    adversaires, ii

    tait

    bien

    plus grand encore

    auprs des siens. Chacun

    connat

    les loges

    que Lucrce a

    placs

    en tte des chants

    de

    son

    pome. Un

    dieu, ce

    fut un dieu...

    ,

    ces mots

    l

    donnent le

    ton.

    En

    fait

    picure

    tait,

    en

    Grce

    et

    Rome, l'objet

    d'un

    vritable

    culte de

    la

    part des siens

    21. Lui-mme

    avait prvu par son

    testament des

    ftes

    commmoratives pour l'anniversaire

    de

    son

    jour

    de naissance

    et quatre

    sicles aprs,

    selon

    Pline l'Ancien 22,

    on les

    clbrait

    encore

    Rome.

    Bien que

    les picuriens ne crussent

    pas une

    survie

    de l'me,

    il

    y

    offraient

    les sacrifices

    d'usage en

    ces

    crmonies.

    En

    outre le vingt de

    chaque

    mois

    ils

    se

    runissaient pour ce

    qu'ils

    appelaient

    la

    fte des

    Icades

    (sxoc&s).

    Ils copiaient ainsi dans une certaine mesure les pratiques

    religieuses

    qu'ils combattaient. Guyau 23 a

    compar autrefois

    ce

    qui

    s'est pass

    au

    xixe

    sicle

    chez

    les

    disciples d'Auguste Comte

    qui

    se runissaient

    qui

    se runissent encore, je

    crois,

    notamment au Brsil

    aux

    jours

    de

    fte du calendrier

    positiviste,

    dont

    les usages sont plus ou

    moins

    dmarqus

    du

    calendrier

    catholique. De mme

    qu'Auguste

    Comte et

    son cole

    transposaient

    leur

    profit le

    culte

    des saints, de

    mme

    les picuriens

    avaient

    repris

    leur compte le

    culte paen des

    Hros.

    Us vnraient mme

    les traits

    physiques de

    leur

    saint patron ; selon Pline l'Ancien,

    ils

    avaient

    ses

    images

    jusque

    dans

    leur

    chambre coucher et

    ils le portaient partout sur eux

    sur

    le

    chaton

    de leurs bagues. Le

    buste

    d'Herculanum

    nous

    vient

    sans

    doute

    de

    cette

    pit.

    Cicron

    naturellement souligne la contradiction

    qu'il

    croit

    voir

    entre cette

    dvotion

    et la croyance

    m_ie

    l'me est

    mortelle

    2l*,

    cju'Epicure lui-

    mme est mort, ce que Lucrce reconnatra,

    proclamera.

    Mais

    cette

    vnration n'tait pas vaine idoltrie.

    Elle avait

    en ralit

    une signification

    spirituelle trs

    prcise, une utilit morale bien

    dtermine.

    picure

    lui-mme n'avait-il

    pas conseill ses

    disciples

    : Agis

    toujours

    comme si picure

    te

    voyait ?

    Et

    Snque, loin

    de

    la critiquer,

    recommande cette rgle de

    discipline, invite

    son

    ami

    Lucilius

    se

    chercher parmi

    les sages

    du

    pass

    un

    patron

    dans

    la prsence de

    qui

    on

    vit

    par

    la pense.

    Si

    je ne m'abuse, il y

    a

    l dans cet

    accueil

    empress fait par des

    Romains

    cet

    aspect

    concret, incarn, peut-on dire,

    de

    la

    sagesse

    picurienne,

    quelque chose

    de

    bien caractristique.

    Rome

    en

    21. Sur le culte

    d'picure, cf.

    en dernier lieu picure et ses

    dieux d'A.

    J. Festu-

    gire,

    p.

    31.

    22. Hist. lit.,

    XXXV, 5 (les

    contemporains

    qui

    n'attachent

    aucun prix

    la ressemblance

    de leurs

    propres portraits) Epicuri

    uultus

    per

    cubicula

    gestant et

    circumferunt secum. Natali eius sacrificant, feriasque omni mense

    custodiunt

    uicesima

    lutta quas

    icadas uoeant.

    23.

    J.

    M. Guyau, ha morale d'picure,

    7e d., Paris, 1927, p.

    182 et suiv.,

    p.

    186, n. 2.

    24.

    De

    finibus,l,

    101,

    103.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    13/19

    510

    l'picurisme

    dans la

    socit

    effet a dvelopp

    particulirement

    le sens de

    la

    personnalit. Cela

    se

    voit

    dans son art qui a triomph dans

    le portrait.

    Cela se voit

    dans

    sa littrature

    o

    les

    genres

    les

    plus originaux,

    satire,

    lgie,

    sont

    ceux

    qui

    refltent

    l'individu

    et jusqu'

    sa

    vie

    quotidienne.

    Et cela se voit

    dans

    ses ractions l'picurisme. C'est notamment

    parce que l'picurisme se

    plaait sur

    ce terrain qu'il

    correspondait

    certaines tendances du caractre romain, tendances qui au

    fond se retrouveront dans la religion catholique avec son sens

    de

    l'autorit personnelle et

    les

    liens qu'elle

    tablit entre

    les

    saints

    et

    nous.

    Ces

    ftes

    picuriennes, si discrtement

    qu'elles

    fussent

    clbres, avaient

    frapp

    l'opinion publique. Mais elle

    en

    dformait le

    caractre.

    Elle

    les imaginait comme des festins somptueux ou

    des

    beuveries

    sans mesure.

    Nous

    voyons

    Cicron

    faire

    comme

    l'opinion

    publique dans Vin

    Pisonem

    et

    le

    Pro Sestio et sans doute

    avec moins de bonne foi

    et moins

    d'excuse 26. Car il avait des

    amis

    picuriens pratiquants

    qui pouvaient

    le

    renseigner. Mais

    Pison

    il en voulait frocement,

    parce que,

    consul, il

    l'avait

    laiss exiler par ses adversaires

    sans

    lever le petit doigt pour le

    dfendre

    comme cela aurait

    t

    son devoir pour le Pre

    de

    la

    patrie

    . Tl dpeint donc

    sous les couleurs les

    plus

    crues

    la vie

    que

    Pison, selon lui,

    menait dans

    l'isolement entre les quatre murs

    de sa maison.

    Or il

    se

    trouve que

    nous pouvons sur un point

    prcis

    contrler

    la

    vrit

    de

    cette peinture trop richement colore. En

    effet

    faisant

    allusion, sans

    le

    nommer,

    Philodme

    pour lequel

    il

    avait d'autre

    part

    de

    l'estime, il

    voque

    les

    pomes qu' l'en croire

    il

    avait composs sur l'existence

    dissolue

    de

    son protecteur.

    Cicron

    ne

    veut pas le

    blmer

    : Philodme a

    du

    talent.

    II

    fait, dit-il,

    un pome si gracieux, si bien

    tourn,

    si

    lgant

    qu'on ne pourrait

    rien faire de plus

    spirituel.

    Toute la

    faute est Calpurnius,

    car Philodme est oblig par lui d'crire

    de telle

    manire qu' il

    a dpeint dans les vers les plus voluptueux toutes ses passions,

    tous

    ses stupres, toutes les

    sortes de

    ses repas et

    de

    ses banquets,

    et

    enfin ses adultres . Or VAnthologie Palatine nous a conserv

    quelques-uns

    de ces

    pomes

    qui,

    au

    dire

    de

    Cicron,

    sont

    la

    fois

    si spirituels

    et

    si

    pervers.

    En

    voici

    un

    qui

    est une invitation

    de

    Philodme

    adresse

    prcisment son

    patron Pison,

    pour

    qu'il vienne clbrer avec lui la

    fte

    des Icades 26 :

    Demain, trs cher Pison,

    venir

    en

    sa modeste

    maisonnette,

    partir

    de

    la

    neuvime

    heure, t'engage

    ton ami cher aux

    Muses, qui

    clbre le

    repas

    de

    l'Icade

    annuelle.

    Peut-tre

    il

    faudra

    te passer des ttines

    de

    25. Pour ce qui suit je renvoie

    mon

    article

    : Sur

    une

    pitaphe picurienne,

    Revue des tudes

    latines,

    1955, p. 113-120.

    26.

    A. P.,

    XI,

    44

    (=

    G.

    Kaibi;l,

    Philodemi

    Gadarensis

    Epigrammata,Greisswald,

    1884,

    p.

    xxn,

    n

    XXII).

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    14/19

    ET

    LA LITTRATURE ROMAINES 511

    truie,

    des libations

    d'un

    Bromios n Chios. Mais tu verras

    descamarades

    tout

    fait vritables,

    tu

    entendras des

    accents

    plus suaves

    que

    ceux

    du

    pays des

    Phaciens. Et,

    Pison,

    si

    tu tournes tes regards vers

    nous,

    l'

    Icade

    que

    nous

    clbrerons de modeste

    deviendra somptueuse.

    Tel

    est

    le

    vritable

    esprit des

    ftes

    picuriennes, celui

    que

    Lucrce

    lui-mme a

    voqu

    au

    dbut du

    chant deux de son pome :

    La

    nature elle-mme est satisfaite de peu, s'il n'y a point

    travers

    les demeures des statues dores

    de jeunes

    gens qui dans leurs mains

    droites tiennent les torches enflammes, pour fournir la lumire

    aux repas

    prolongs dans la nuit, si la maison n'a ni l'clat

    de

    l'argent, ni le brillant

    de l'or,

    s'il n'y a pas les plafonds lambrisss

    et

    dors pour faire

    cho aux cithares, alors

    qu'allongs

    les

    uns

    avec

    les

    autres

    dans l'herbe tendre,au long d'un ruisseau

    sous

    les

    branches

    d'un

    arbre lev,

    peu

    de

    frais

    on

    traite

    agrablement son

    corps,

    surtout

    quand

    le temps

    nous

    sourit

    et

    que

    les

    saisons

    jonchent

    de

    fleurs

    les

    prs verdoyants (V. 20-33).

    Que

    Pison ne

    fut pas toujours infidle cette simplicit, Cicron

    le

    reconnat indirectement

    mais,

    aprs

    avoir suggr

    qu'il menait

    une vie dissolue,

    il s'en

    prend cette simplicit elle-mme.

    La

    polmique

    politique ne s'embarrasse pas

    de

    contradictions. Et

    Cicron

    peut

    ainsi reprocher tour tour

    son

    adversaire ses

    dbauches et ses grossirets sans raffinements 27. Il critique

    son

    apparence extrieure,

    qui

    tait nglige (subhorridum atque

    incultum),

    son

    air triste

    et taciturne

    qu'il taxe d'hypocrisie.

    Il

    n'y

    avait,

    l'en

    croire,

    chez

    Calpurnius

    rien

    de

    distingu,

    rien

    d'lgant,

    rien

    de choisi. Pas

    d'argenterie

    cisele.

    Les

    mets

    n'taient

    pas recherchs

    :

    ni coquillages, ni

    poissons, mais de

    la

    viande avarie

    en abondance.

    Un service par-dessus

    le

    march

    trs

    nglig :

    il

    tait fait par des esclaves vtus

    de

    hardes dont

    quelques-uns mme taient vieux. Le mme servait

    la

    fois

    de

    cuisinier

    et

    de

    portier. Il

    n'y avait pas chez

    lui

    de ptissier.

    Il

    se fournissait

    de

    pain

    et

    de

    vin chez le bistrot

    du

    coin (c'est cela,

    la

    lettre).

    Voil

    ce

    que

    nous dcrit Cicron

    et

    c'est quelque p tu

    en contradiction, on en

    conviendra,

    avec la

    somptueuse

    villa

    d'Herculanum. Mais

    cela

    peut

    s'expliquer

    par

    la vie simple

    qu'au

    sein mme

    de son luxe

    Pison

    savait mener.

    Cependant

    il

    n'est

    pas sr

    que tous les picuriens

    romains

    fussent aussi sobres

    que

    le grec Philodme

    et

    mme que le

    consulaire Pison. S'adressant

    l'un d'entre eux

    son

    ami Papirius

    Paetus 28, Cicron

    qui n'a aucune

    raison de

    l'insulter

    ou de

    l'injurier parle de ses combibones

    epicurei,

    c'est--dire de ses

    camarades picuriens

    en

    beuveries . A

    ce

    mme ami, Papinus, sous

    la dictature

    de

    Csar, Cicron

    qui

    a des loisirs

    forcs

    et qui, mal-

    27.

    Pro

    Sestio,

    20-23.

    28.

    Fam.,

    IX,

    25, 2.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    15/19

    512

    l'picurisme dans

    la

    socit

    gr ses travaux

    littraires

    et philosophiques, trouve le temps long,

    annonce qu'il s'initie la gastronomie

    picurienne 29.

    Autrefois le stocien Chrysippe avait prtendu

    que

    certain trait

    de

    gourmandise,

    d

    Archstrate

    de

    Gela,

    et

    intitul

    savoureu-

    sement Du doux

    traitement ('HSimocOsta)

    tait comme

    la

    citadelle

    de

    la

    doctrine picurienne.

    Horace

    consacrera une de ses

    satires

    Gatiusl'Insubre,

    qui profrera d'un

    ton

    oraculaire une

    srie de

    recettes culinaires, dont

    le

    sel, si

    l'on

    ose dire, n'est pas toujours bien

    savoureux

    pour nous

    ;

    ce n'est

    pas un de ses meilleurs

    pome;.

    Mais

    ces

    runions autour

    d'une

    table frugale ou somptueuse

    taient

    surtout

    rencontres d'amis. Philodme,

    invitant

    Pison dans

    sa

    maisonnette, lui

    annonait :

    Tu

    verras

    de

    vritables

    amis,

    des camarades

    tout fait vritables.

    Philodme

    tait comme

    le

    Matre

    lui-mme

    dont

    on

    nous

    dit

    que

    la

    petite

    demeure elle

    aussi tait

    trop

    troite pour la foule

    de

    ses amis. Et

    de

    ces amis

    l'amiti tait pour

    ainsi

    dire

    proverbiale.

    Eusbe,

    le Pre

    de

    l'glise,

    cite

    un auteur dclarant

    que

    l'accord des picuriens entre

    eux

    tait

    semblable celui

    qui doit

    rgner

    dans une rpublique bien

    organise

    30. Donc leur petite socit,

    la

    socit

    d'un

    homme

    qui

    ne

    faisait pas de politique, aurait bien

    pu

    servir de modle

    la

    grande. En fait selon M. N. De

    Witt

    31,

    qui

    s'appuie surtout

    sur

    un

    trait

    de

    Philodme intitul

    Sur

    lefranc

    parler

    (IIspl 7rappY]ata)

    l'cole aurait

    connu une

    vritable organisation, rappelant un peu

    celle

    d'un

    ordre

    monastique avec ses novices

    qui

    subissaient (ou

    bnficiaient...) des

    admonestations

    de tous les autres membres

    du

    groupe. En raison

    de

    leur ge, prompt la colre,

    il

    convenait

    de

    les traiter avec

    douceur

    ;

    ils recevaient

    avec

    respect

    les leons

    des

    confrres plus

    gs,

    plus avancs dans

    la

    vie

    et

    dans

    la sagesse.

    Ils s'exeraient

    la

    pratique de

    la franchise

    dans le langage

    et

    dans

    la

    conduite. Cette vie en commun avait une importance

    ducative

    que

    Snque

    dfinissait

    en

    disant

    que ce

    n'tait pas

    l'enseignement, l'cole d'picure qui avait fait

    de

    grands hommes

    de

    ses

    lves,

    Mtrodore, Hermarque et Polyainos, mais

    c'tait

    son

    contubernium 32, mot d'origine militaire, difficile traduire,

    disons

    sa

    camaraderie.

    En

    un

    autre sens

    un moderne

    a

    pu

    dire

    qu'picure avait lev

    l'amiti

    la

    dignit

    d'une sorte

    de

    sacrement 33.

    Les

    adversaires s'tonnaient de cette importance

    d'une amiti

    qui allait

    jusqu' l'altruisme, alors

    que les principes de

    la doctrine

    29.

    Fam.,

    IX,

    20.

    30. Numnius, ap. Euseb., Praep. euang., XIV, 5.

    31.

    Organisation

    and procdure

    in Epicurean groups, Classical

    philology,

    I936, p. 205-211 ; cf. du mme

    Epicurean

    contubernium, Trans. and Proc. of

    the

    Philol.

    Assoc,

    1936, p.

    55-63.

    32.

    Sn.,

    Ep.,

    I,

    6.

    33.

    J. Masson, Lucrelius

    epicurean

    and poet, Londres,

    1907,

    t. I,

    p.

    332.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    16/19

    FT I.A LITTERATURE ROMAINES

    513

    semblaient

    reposer sur

    l'gosme. Mais c'est que

    l'picurien

    cherche

    pour assurer la paix

    de son

    me

    triompher

    de

    certaines

    craintes,

    notamment celle de

    la

    mort

    et que

    contre

    ces

    craintes il n'y a

    pas de meilleure assurance

    que

    l'amiti

    34. Elle

    peut

    nous

    procurer

    au

    dehors

    des

    protections

    contre

    ceux

    qui

    risqueraient

    de

    mettre

    nos jours en danger. Mais elle nous donne surtout intrieurement

    un

    sentiment

    de scurit,

    sentiment rconfortant

    de

    prsences

    affectueuses. Elle

    s'associe

    enfin

    la recherche

    de

    la

    vrit.

    crivant

    son

    ami

    Mnce,

    picure

    lui

    recommande

    :

    Tous

    ces enseignements

    et

    tous ceux de mme nature,

    mdite-les

    donc

    jour et nuit et

    part

    toi

    et

    aussi avec

    un

    compagnon semblable

    toi

    35.

    Pas plus

    que pour

    Platon

    la recherche

    de

    la

    vrit

    n'est

    l'uvre de

    la

    mditation solitaire. Nous avons un tmoignage

    clbre de

    la

    pratique

    conseille par

    picure

    et

    c'est

    le

    pome

    mme

    de

    Lucrce

    qu'il

    adresse

    son

    ami

    Memmius

    36

    ;

    il

    lui

    dit

    Le plaisir souhait

    de

    la douce amiti me persuade

    de

    supporter

    n'importe

    quelle

    fatigue

    et

    m'induit

    veiller au

    long

    des nuits

    sereines.

    Ces

    nuits sereines, auxquelles

    nous

    devons une des

    uvres

    les plus admirables de

    la

    littrature latine, elles sont

    ainsi

    tout

    illumines par le

    sourire

    de

    l'amiti.

    L'amour par

    contre

    n'avait pas

    de place

    dans

    le domaine de

    la

    vie

    picurienne

    37. Plus exactement il

    fallait le rduire au pur

    plaisir physique.

    Tout

    ce qui

    s'ajoute de

    surcrot tait considr,

    en

    opposition

    absolue avec Platon, comme passion dangereuse

    pour la

    paix

    de

    l'me,

    comme pure

    folie.

    Lucrce

    a

    donn

    cette

    condamnation

    de

    l'amour-passion

    sa forme

    la plus virulente, tour

    tour fltrissant

    et raillant.

    Vous connaissez

    la

    page

    clbre que

    Molire

    a

    reprise de

    lui

    dans le

    Misanthrope

    sur

    les illusions

    des

    amoureux.

    Dans

    ces

    conditions,

    devant

    cette condamnation

    si

    absolue, on s'est demand ce

    qu'picure

    pensait

    du

    mariage.

    Certains

    ont

    cru qu'il le dconseillait au sage. Saint

    Jrme

    l'affirme 38

    : il aurait

    dit qu'il arrivera rarement au sage

    de se

    marier. Il ne semble pas

    que

    tel

    ait t

    positivement le cas, mais,

    s'il

    le

    gardait

    comme une institution ncessaire

    l'humanit,

    on

    peut

    bien

    dire

    qu'il

    le

    dpouillait

    de tout

    prestige sentimental.

    Par l il prchait

    Rome une doctrine qui ne s'harmonisait gure

    avec

    les ralits

    de

    la socit, d'une

    socit

    qui reposait

    sur

    une

    famille fortement organise autour

    du

    pre

    et

    de la mre de

    famille.

    34. Cf. par exemple De

    fin.,

    II, 82 ou

    encore la

    K.

    A- XXVIII traduite

    par

    Cic, De fin., I, 68.

    35-

    134 (trad.

    A.

    Ernout).

    36. Cf. l'article mentionn plus

    haut

    Lucrce et son

    disciple.

    37.

    R.

    Flacelire, Les picuriens et l'amour,

    Revue

    des tudes

    grecques, 1954,

    p.

    69.

    38.

    Adu. Iouinian.,

    I, 191.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    17/19

    514

    l'picurtsme dans

    la

    socit

    Cette vie

    picurienne,

    dont j ai retrac quelques grandes lignes,

    est apparue dans tout

    son

    charme surtout aux gnrations

    de

    la

    lin du Ier sicle, celles

    de

    Lucrce,

    puis de

    Virgile et d'Horace.

    A des

    hommes tourments

    par les

    misres

    de guerres civiles

    atroces, par l'effondrement des traditions

    ancestrales, elle

    offrait une sorte de havre

    et

    de refuge. L'ambition dchane

    faisait

    le

    malheur la

    fois de ceux

    qui

    l'prouvaient et

    de

    ceux

    qui taient condamns leur servir d'instruments. Cette

    ambition tait grosse d'checs

    et

    de dangers mortels. Combien peu

    parmi

    les

    hommes

    illustres de

    ce

    temps sont morts

    en

    effet

    paisiblement dans

    leur

    lit

    Aucun des triumvirs

    du

    premier

    triumvirat, ni

    Crassus tu

    dans une

    guerre

    lointaine o

    l'avait

    entran

    son

    ambition, ni

    Pompe assassin

    Pharsale

    par un

    roi satellite,

    ni Csar

    perc

    de coups

    en

    plein Snat.

    Des

    deux

    plus grands

    adversaires

    des

    triumvirs,

    l'un, Caton, s'tait

    suicid

    Utique,

    l'autre, Cicron, devait tre

    mis

    mort par les sides d'Antoine.

    On

    comprend que

    la

    vie

    n'ait jamais

    paru plus menace

    au sein

    mme

    de

    la

    cit

    et jamais l'enseignement d'picure

    sur

    la crainte

    de

    la mort n'ait paru plus

    actuel. Jamais aussi

    il

    n'avait

    sembl

    davantage,

    en prsence des incohrences

    et

    des crimes de

    l'histoire,

    que

    les dieux se dsintressaient des

    hommes.

    Ou si

    l'on

    se

    figurait qu'ils

    intervenaient

    dans

    leurs affaires,

    quels dieux

    aurait-ce

    t

    l Quels dieux

    cruels

    et jaloux Le

    message

    d'picure se fit

    entendre dans

    cette

    atmosphre,

    grce aux philosophes

    grecs

    comme

    Philodme

    ou

    Siron, grce

    aussi

    Lucrce.

    Et

    c'est

    ainsi que

    Virgile

    et

    qu'Horace ont

    pu

    dans leur jeunesse

    tre

    marqus

    par lui.

    De Virgile 39 nous avons

    conserv

    la pice, antrieure

    aux

    Bucoliques,

    le pome

    V du

    Catalepton,

    o

    il annonce sa

    conversion.

    Il la

    devait Siron.

    Cette

    conversion tait

    si

    complte

    apparemment que pour

    la

    sagesse Virgile renonait mme

    la

    culture

    intellectuelle, la rhtorique, la

    posie,

    dont nous avons

    dit

    qu'picure se dfiait.

    Pour

    Horace, nous ignorons au contraire

    quel matre il avait

    frquent, ni mme s'il en

    avait

    frquent.

    Il

    est

    remarquable que

    l

    o

    il

    s'est

    expliqu

    sur

    son

    ducation

    et

    sa formation

    et il l'a

    fait plusieurs fois

    et

    nous pouvons

    tre

    assurs

    de

    sa sincrit

    et

    de son courage

    il n'a jamais

    fait

    allusion

    la frquentation d'un picurien.

    Seulement

    dans un

    passage

    fameux des ptres

    il

    s'est

    un jour,

    crivant

    Tibulle,

    qualifi de porc

    du

    troupeau

    d'picure ,

    ce qui peut bien

    n'tre

    qu'une

    plaisanterie.

    Nous

    serions plus avancs

    si

    nous

    consentions reconnatre son

    nom 40,

    comme

    celui de Virgile,

    sur

    39. Cf. mon

    article

    Virgile et l'picurisme, Revue

    de

    la Franco-ancienne,124, avril

    1958, p.

    225-237.

    40.

    Cf.

    en dernier

    lieu

    A.

    Rostagni,

    Virgilio

    minore,

    Turin,

    1933,

    p.

    176, n.

    1.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    18/19

    ET

    LA

    LITTERATURE ROMAINES

    515

    certain papyrus

    d'Herculanum.

    Mais il faut les restituer l o

    le document

    n'offre pour l'un que

    le

    dbut

    Ous

    et pour

    l'autre

    la

    fin parie

    (un

    vocatif ? Bien singulier ) :

    la

    prudence

    commande de

    ne pas s'appuyer

    trop sur

    des

    bases

    aussi fragiles.

    Si l'on

    cherche

    ce

    que

    ces

    deux

    potes

    ont

    d

    l'picurisme,

    ce qu'ils en

    ont

    gard

    de plus

    profond (et nous ne pouvons aborder

    ici le problme

    que

    de trs

    haut), ce

    n'est point

    ce

    dtail de

    doctrines auquel les commentateurs portent une

    attention trop

    exclusive,

    parce qu'il est plus facile dceler. Je pense que c'est surtout

    un certain sens

    de

    l'humain

    et

    de

    la

    vie

    intrieure. On allait

    l'picurisme,

    nous l'avons suggr, quand il s'agit des natures

    leves

    comme celles de nos deux potes,

    quand

    on

    cherchait

    se librer

    du

    poids trop lourd des

    misres humaines. On

    cherchait

    en

    lui la

    paix

    de

    l'me qui

    rsultait

    d'un

    regard

    attentif

    jet

    sur

    soi-mme,

    sur

    les

    inquitudes

    dont

    on

    se

    sentait

    dvor.

    Et

    rien n'attirait

    plus

    parmi les

    remdes proposs que

    l'amiti,

    que

    l'affrontement

    en commun

    des maux prpars

    par la vie.

    Peut-tre peut-on

    imaginer ds lors ce que la tendresse

    virgi-

    lienne doit l'picurisme. Les stociens professaient

    que

    la

    piti est une

    faiblesse

    indigne du

    sage.

    Virgile ne l'ignorait pas

    et

    il

    a prt

    ne devant Didon abandonne par

    lui

    la

    duret

    du sage stocien. Mais justement chacun a senti qu' ce moment-

    l

    ne cesse d'tre un hros

    virgilien.

    Virgile

    n'tait

    pas comme

    ne. Volontiers on a cru dceler chez

    lui

    comme

    des

    anticipations

    de la

    charit

    chrtienne.

    Ne

    serait-il

    pas juste pour une

    part d'en

    faire honneur son picurisme ? Traitant

    ailleurs

    de

    ses

    rapports avec

    cette doctrine,

    j'ai

    eu le

    tort

    de

    ne

    pas y songer,

    de

    ne

    pas

    chercher l

    l'essentiel de

    ce qu'il a pu en

    garder. Sa

    vision

    du

    monde, sa conception de

    la

    divinit ont chang, mais

    dans

    son

    attitude l'gard

    de

    l'homme

    il

    n'a pas eu renier le

    souvenir de

    l'amiti picurienne.

    Horace

    peut sembler

    avoir

    conserv

    davantage,

    bien qu'il

    ait

    t probablement

    moins

    exclusivement

    conquis.

    Mais

    pour lui

    aussi,

    il

    importerait

    de

    regarder

    l'essentiel. On

    laissera

    de ct

    l'Horace

    des

    plaisirs

    faciles,

    l'Horace

    des

    odes

    anacrontiques.

    L'picurisme

    n'est pas plus l qu'il n'est

    chez ces

    voluptueux

    voqus par Lucrce au

    chant

    III qui

    tiennent

    en main

    leur

    coupe,

    qui

    se couronnent le

    front

    de guirlandes

    et s'invitent

    saisir au

    passage

    l'instant

    qui

    ne reviendra pas

    41.

    L'picurisme,

    le vritable, tait une

    morale

    exigeante sous des dehors sduisants.

    La paix qu'il

    offrait

    ne

    s'acqurait que

    par une discipline impose

    aux dsirs,

    par le refus de tout

    ce qui n'est ni naturel ni

    ncessaire.

    Horace lui

    doit cet

    effort

    de dpouillement pour

    refuser

    tout ce

    qui

    n'est pas l'essentiel, mais

    il

    lui chappe presque aussitt par

    41.

    De

    ter.

    nat.,

    III,

    v.

    912

    et

    suiv.

  • 7/26/2019 L picurisme Dans La Socetet Et La Littrature Romaines

    19/19

    516 l'picurisme

    dans

    la

    socit

    son sens

    de

    la

    juste mesure, par son refus

    de

    s'embrigader

    sous

    quelque

    bannire

    que ce soit

    et

    l'on ne trouve chez

    lui

    aucun

    cho

    de

    l'esprit religieux

    de

    vnration pour le Matre qui est si

    important,

    nous l'avons vu, dans la

    vie de

    la secte ce ne

    peut

    tre

    un

    hasard.

    On

    pensera

    toutefois

    que

    lui aussi,

    comme

    Virgile,

    a gard quelque chose

    de l'amiti picurienne

    et ce

    sera cette

    attention dlicate donne, par

    exemple

    dans les

    ptres,

    aux

    aspirations

    des autres

    mes. Elle

    n'aura pas cette nuance mlancolique

    de

    la tendresse virgilienne,

    mais,

    dans

    un

    temprament diffrent,

    elle sera le

    fruit

    des mmes

    influences.

    Ni

    Virgile, ni

    Horace, malgr

    leur sympathie

    du premier

    moment,

    n'ont en

    dfinitive pens

    que

    l'picurisme dtenait le

    dernier

    mot. C'est

    que leur

    gnration, aprs le drame des guerres

    civiles, a connu

    l'apaisement

    de

    la restauration augustenne.

    Elle

    s'est

    retrouve

    appele

    collaborer

    une

    uvre

    nationale

    et

    Virgile

    et Horace

    n'auraient

    pu

    rester dans le cercle des

    socits picuriennes,

    sans

    laisser passer ct d'eux les aspirations

    essentielles

    de l'homme

    romain

    de

    ce

    temps.

    Et sans laisser passer

    ct

    d'eux, avec elles,

    des aspirations

    essentielles de l'homme de

    tous

    les temps.

    La

    science picurienne du

    monde dcidait bien

    vite des grands

    mystres

    et quand

    elle

    prtendait

    que

    qui la

    possderait,

    deviendrait

    semblable un

    dieu,

    elle

    n'tait

    pas exempte

    elle-mme

    de dmesure.

    En revenant des cnacles picuriens

    parmi les

    hommes pour les tches

    de l'action

    au sein

    de

    la

    cit,

    Virgile

    et Horace

    se

    sont retrouvs

    d'autre

    part

    en

    de

    nouveaux

    rapports avec

    le monde

    lui-mme,

    rapports o rien ne paraissait

    plus aussi simple

    et

    aussi lumineux

    qu'

    la

    foi tranchante de

    Lucrce. La

    doctrine du

    plaisir, souverain

    bien des tres

    vivants,

    n'apparaissait

    plus comme suffisante pour clairer ces rapports

    complexes de l'homme avec

    la

    nature, avec

    sa nature. Et la

    rflexion ramenait alors aux conceptions de

    la

    religion

    traditionnelle

    ou conduisait

    d'autres philosophes,

    et notamment

    au

    stocisme

    ou

    encore

    menait aux deux

    la

    fois. Ce

    fut la

    route

    suivie

    par Virgile et par Horace.

    picure,

    comme on

    dit

    aujourd'hui,

    tait

    dpass.

    Mais

    il

    avait

    jou

    son

    rle

    ;

    il

    avait

    enrichi

    les

    deux

    potes

    d'une

    certaine exprience

    et

    c'est de quoi tous les amis

    de

    ces potes

    doivent

    lui tre

    reconnaissants.

    De mme qu'il

    faut lui

    tre reconnaissant d'avoir

    apport

    dans

    ce monde romain parfois brutal et dsordonn dans ses apptits

    un sens affin

    de l'intriorit, de l'harmonie de l'me, d'avoir

    impos

    la

    vnration sa

    propre

    figure,

    si sereine et

    si nergique

    malgr sa douceur. C'est

    l

    son vrai mrite, bien plus

    que

    d'avoir

    t

    le prcurseur lointain

    de telle idologie contemporaine dont

    je disais

    un

    mot

    en

    corn lenant.

    Pierre

    Boyanc.