95
KIERKEGAARD LA REPRISE Traduction par NELLY VIALLANEIX FLAMMARION

Kierkegaard, La reprise.pdf

Embed Size (px)

DESCRIPTION

En ce temps-là, les Eléates niaient le mouvement. Diogène se produisit, comme chacun sait, dansle rôle de « contradicteur ». Il interpréta réellement ce rôle ; sans mot dire, il fit simplement quelques pas, en avant et en arrière, considérant avoir ainsi suffisamment réfuté ses adversaires. Comme je m’étais assez longtemps occupé, à l’occasion dumoins, du problème suivant : « Une reprise est-elle possible ? Quelle signification a-t-elle ? Une chose gagne-t-elle ou perd-elle à être reprise ? », il me vint soudain à l’esprit ceci : « Tu devrais aller à Berlin, où tu as déjà été une fois ; tu vérifieras alors si une reprise est possible et ce qu’elle peut signifier. » Chez moi, j’étais quasi tombé en arrêt sur ce problème. On en dira ce qu’on voudra, il finira par jouer un rôle très important dans la philosophie moderne, car la reprise est le terme décisif pour exprimer ce qu’était la « réminiscence » (ou ressouvenir) chez les Grecs. Ceux-ci enseignaient que toute connaissance est un ressouvenir. De même, la nouvelle philosophieenseignera que la vie tout entière est une reprise. Le seulet unique philosophe moderne qui en ait eu le pressentiment est Leibniz. Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais en direction opposée ; car, ce dont on a ressouvenir, a été : c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant. C’est pourquoi la reprise, si elle est possible, rend l’homme heureux, tandis que le ressouvenir le rend malheureux, en admettant, bien entendu, qu’il se donne letemps de vivre et ne cherche pas, dès l’heure de sa naissance, un prétexte (par exemple : qu’il a oublié quelque chose) pour s’esquiver derechef hors de la vie.

Citation preview

  • KIERKEGAARD

    LA REPRISE

    Traduction par

    NELLY VIALLANEIX

    FLAMMARION

  • LA REPRISE

    UN ESSAI DE PSYCHOLOGIE : EXPRIENCES

    (GJENTAGELSEN ET FORSG I DEN EXPERIMENTERENDE PSYCHOLOGI)

    par

    CONSTANTIN CONSTANTIUS

    COPENHAGUE 1843

  • Sur les arbres sauvages, les fleurs embaument ; sur les cultivs, les fruits.

    (Cf. Flavius Philostrate lAncien : Les Hroques)

  • En ce temps-l, les Elates niaient le mouvement. Diogne se

    produisit, comme chacun sait, dans le rle de contradicteur . Il interprta rellement ce rle ; sans mot dire, il fit simplement quelques pas, en avant et en arrire, considrant avoir ainsi suffisamment rfut ses adversaires. Comme je mtais assez longtemps occup, loccasion du moins, du problme suivant : Une reprise est-elle possible ? Quelle signification a-t-elle ? Une chose gagne-t-elle ou perd-elle tre reprise ? , il me vint soudain lesprit ceci : Tu devrais aller Berlin, o tu as dj t une fois ; tu vrifieras alors si une reprise est possible et ce quelle peut signifier. Chez moi, jtais quasi tomb en arrt sur ce problme. On en dira ce quon voudra, il finira par jouer un rle trs important dans la philosophie moderne, car la reprise est le terme dcisif pour exprimer ce qutait la rminiscence (ou ressouvenir) chez les Grecs. Ceux-ci enseignaient que toute connaissance est un ressouvenir. De mme, la nouvelle philosophie enseignera que la vie tout entire est une reprise. Le seul et unique philosophe moderne qui en ait eu le pressentiment est Leibniz. Reprise et ressouvenir sont un mme mouvement, mais en direction oppose ; car, ce dont on a ressouvenir, a t : cest une reprise en arrire ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant. Cest pourquoi la reprise, si elle est possible, rend lhomme heureux, tandis que le ressouvenir le rend malheureux, en admettant, bien entendu, quil se donne le temps de vivre et ne cherche pas, ds lheure de sa naissance, un prtexte (par exemple : quil a oubli quelque chose) pour sesquiver derechef hors de la vie.

  • Lamour selon le ressouvenir est le seul heureux, a dit un auteur. En quoi il a parfaitement raison, condition, toutefois, de se ressouvenir que cet amour a dabord rendu lhomme malheureux. En vrit, lamour selon la reprise est le seul heureux. Comme lamour selon le ressouvenir, il na ni linquitude de lesprance ni langoisse de laventure et de la dcouverte ; il na pas non plus la douce mlancolie du ressouvenir, mais il a la bienheureuse assurance de linstant. Lesprance est un vtement flambant neuf, raide et trop ajust ; pourtant, on ne la jamais eu sur le dos ; cest pourquoi on ne sait comment il vtira ou comment il ira. Le ressouvenir est un vtement au rebut : si beau soit-il encore, il ne va plus, parce quon a grandi et quil est devenu trop petit. La reprise est un vtement inusable, assoupli et fait au corps ; il ne gne, ni ne flotte. Lesprance est une charmante jeune fille qui vous glisse entre les mains. Le ressouvenir est une belle vieille femme qui ne rend pourtant jamais service linstant o il faut. La reprise est une pouse aime, dont on ne se lasse jamais ; car cest du nouveau seulement quon se lasse. Du vieux, on ne se lasse jamais et, quand on la devant soi, on est heureux. Seul est vraiment heureux celui qui ne sabuse pas lui-mme dans lillusion que la reprise apporterait du nouveau ; car, cest alors quon sen lasserait. Il appartient la jeunesse desprer, la jeunesse de se ressouvenir ; mais il faut du courage pour vouloir la reprise. Celui qui veut seulement esprer est lche. Celui qui veut seulement se ressouvenir est voluptueux. Mais celui qui veut la reprise est viril ; et il est dautant plus profondment homme quil a su plus nergiquement la prendre en charge. Par contre, celui qui ne saisit pas que la vie est une reprise, que la reprise est la beaut de la vie, sest jug lui-mme ; il ne mrite pas mieux que ce qui va lui arriver : il prira. Car lesprance est un fruit allchant qui ne rassasie pas ; le ressouvenir est un piteux viatique, qui ne rassasie pas ; mais la reprise est le pain quotidien, une bndiction qui rassasie. Quand on fait le tour de lexistence, on doit sapercevoir, si on a le courage de le comprendre, que la vie est une reprise dont on a plaisir se rjouir. Celui qui na pas fait le tour de la vie, avant de commencer vivre, narrivera jamais vivre. Celui qui en fit le tour, mais en fut saoul, cest quil tait mal bti. Mais celui qui choisit la reprise, celui-l vit. Il ne galope pas, comme un

  • gamin, aprs les papillons, ni ne se dresse sur la pointe des pieds pour jeter un coup dil sur les merveilles du monde ; car il les connat. Il ne reste pas non plus comme une vieille femme, filer au rouet du ressouvenir. Mais il va paisiblement son chemin, heureux grce la reprise. Que dis-je ! Sans reprise, que serait la vie ? Qui pourrait souhaiter tre un tableau noir, sur lequel le temps crirait, chaque instant, un crit nouveau ou bien un crit rappelant le pass ? Qui pourrait souhaiter se laisser mouvoir par toutes ces choses nouvelles, passagres, toujours renouveles, qui amollissent lme en lamusant ? Supposons que Dieu lui-mme nait pas voulu la reprise : le monde naurait jamais exist. Ou bien Dieu aurait suivi les plans faciles de lesprance, ou bien il aurait tout rappel sa mmoire, pour le garder dans le ressouvenir. Mais il ne fit pas. Le monde subsiste donc et il continue de subsister parce quil est une reprise. La reprise est la ralit, le srieux de lexistence. Celui qui veut la reprise a mri dans le srieux. Tel est mon vote personnel, moi qui considre, en outre, que le srieux de la vie ne consiste nullement sasseoir sur son sofa, se curer les dents conscient dtre quelque chose, par exemple Conseiller de justice ; ou bien aller par les rues avec un air compass conscient dtre quelque chose, par exemple Sa Rvrence : cela est tout aussi peu le srieux de la vie qutre cuyer du Roi. Tout cela nest, mes yeux, que plaisanterie et, comme telle, parfois assez mauvaise.

    Lamour selon le ressouvenir est le seul heureux, dit un auteur qui, daprs ce que jen connais, est parfois quelque peu trompeur. Non quil dise une chose et en pense une autre ; mais parce quil pousse lextrme sa pense, en sorte que, faute dtre saisie avec la mme nergie, elle apparat, un moment aprs, tout autre. On est tent dapprouver, sans peine, cette maxime, ainsi prsente. Mais on oublie alors quelle est lexpression de la plus profonde mlancolie et quon ne saurait mieux exprimer, en la traduisant dans une seule repartie facile, une humeur si profondment noire.

    Il y a un an environ, mon attention se porta, avec un vrai srieux, sur un jeune homme, que javais dj souvent crois auparavant. Son beau physique, son regard charg dme mavaient presque sduit. Un certain port de tte, une espiglerie dans les propos me convainquaient quil tait une

  • nature assez profonde pour avoir plus dune ressource, tandis quun certain manque dassurance dans lintonation laissait deviner quil tait en cet ge enchanteur o la maturit de lesprit sannonce, comme le fait, beaucoup plus tt, celle du corps par le changement de la voix. Par ces manires dtre, propres aux cafs, dont la dsinvolture rapproche, je lavais dj attir moi. Je lui avais appris voir en moi un confident, dont le discours tentateur favorisait de maintes faons lextraction de la mlancolie quil avait en lui ; car tel un Farinelli, japptais le roi faible desprit pour le faire sortir de sa sombre cachette. Comme mon ami tait encore jeune et souple, la chose pouvait se faire sans utiliser le forceps. Tels taient nos rapports, quand, il y a environ un an, comme je lai dit, il monta chez moi, tout hors de lui. Son allure tait plus dynamique qu lordinaire, sa figure plus belle, ses grands yeux rayonnants taient dilats, bref, il semblait transfigur. Il minforma quil tait amoureux ; involontairement, jen vins penser quheureuse devait tre, bien entendu, la jeune fille ainsi aime ! Il tait amoureux depuis quelque temps dj, me dit-il, mais il lavait cach, mme moi. Maintenant, il touchait au but souhait : il avait fait ses aveux et, en retour, il tait aim. Quoique je sois dordinaire dispos me comporter en observateur des hommes, je ne le pus avec lui. On dira ce quon voudra : un jeune homme profondment amoureux est chose si belle quon oublie, lorsquon la sous les yeux, dobserver, pour se rjouir sa vue. En gnral, toutes les motions humaines profondes dsarment lobservateur. Mais qu leur place, on trouve le vide, ou bien quelles soient caches par coquetterie, cest alors quon veut observer. Tmoin dun homme en train de prier vraiment de toute son me, qui pourrait tre assez inhumain pour vouloir observer ? Qui ne se sentirait plutt pntr par le recueillement dont dborde lme de lhomme en prire ? On coute, au contraire, un pasteur dclamer une savante sermonnade. Plusieurs fois il atteste, mais dans une tirade artificiellement entortille et alambique, sans aucune invite de la part de la communaut des fidles, que ce quil dit est la foi toute simple : elle ne sy connat gure en affteries verbales, mais elle lui procure, dans la prire, ce quil a cherch en vain, daprs ses paroles et sans doute pour de bonnes raisons, dans la posie, lart et la science. Cest pour le coup quon met, bien

  • posment, lil au microscope, quon ne laisse pas loreille engloutir le flot des paroles, mais quon tire les jalousies pour passer au crible de la critique chaque son et chaque parole. Le jeune homme, dont je parle, tait profondment amoureux, avec ferveur, de belle et humble manire. De longtemps je navais t aussi heureux que je ltais sa vue. Car il est souvent assez triste dtre observateur. Cela vous rend mlancolique, comme dtre officier de police : quand un observateur remplit bien ses fonctions, il est regarder comme un espion de la police, au service dintrts suprieurs ; lart de lobservateur consiste, en effet, amener au jour ce qui est cach. Le jeune homme me parla de la jeune fille dont il tait amoureux sans multiplier les paroles. Son discours ntait nullement fait de plates louanges, comme le sont assez souvent les jugements des amants. Rien en lui de la suffisance dun habile gaillard qui viendrait de conqurir pareille jeune fille, nulle outrecuidance Non, son amour tait sain, pur, intact. Il me confia avec une aimable franchise la raison de sa visite chez moi : il avait besoin dun confident, en prsence duquel il pt parler tout haut avec lui-mme. Il y avait aussi une raison supplmentaire : en restant l toute la journe chez la jeune fille, il craignait de limportuner. Il tait all, plusieurs fois dj, jusqu sa demeure, mais il stait forc rebrousser chemin. Il me pria alors de faire une promenade en voiture avec lui, pour le distraire et passer le temps. Jy tais dispos, moi aussi ; ds linstant quil mavait fait confiance, il pouvait tre sr, que je serais, sans rserve, son service. Jemployai la demi-heure avant que la voiture narrive crire quelques lettres daffaires et le priai, en attendant, de bourrer une pipe, ou bien de feuilleter un peu un album, laiss en vue. Mais il navait pas besoin dune telle occupation : il tait assez occup de lui-mme. Il ne pouvait rester assis, au repos. Il arpentait le parquet pas rapides, en long et en large. Sa dmarche, ses mouvements, ses gestes : tout disait loquemment quil brlait dun amour-passion. Comme une grappe, parvenue au comble de sa maturit, devient claire et translucide, tandis que le suc perle aux veinules de sa chair, comme un fruit fait crever sa peau, la plnitude de sa maturit, ainsi lamour-passion clatait, presque vue dil, en toute sa personne. Je ne pouvais me retenir de le regarder du coin de lil, de temps autre, presque amoureux

  • de lui : pareil jouvenceau est presque aussi sduisant regarder quune jeune fille.

    Il arrive souvent que les amants recourent aux paroles dun pote pour quclate la joie bienheureuse des douces transes de lamour-passion. Ce fut le cas pour lui. Tout en arpentant le parquet, il reprenait encore et encore les vers de Poul Mller :

    Alors vient un songe, du printemps de ma jeunesse

    Au fauteuil o je suis, De toi, jai le fervent dsir, la nostalgie,

    De toi, soleil des femmes ! Ses yeux semplirent de larmes ; il se jeta sur une chaise et

    reprit les vers encore et encore. Cette scne fit sur moi une impression qui me retourna. Grand Dieu ! pensai-je, pareille mlancolie ne sest jamais prsente jusquici dans mes expriences psychologiques. Sans doute savais-je quil tait mlancolique, mais pas que linclination amoureuse pt produire un tel effet sur lui ! Et pourtant, quelle nest pas la cohrence logique de tout tat dme, mme anormal, quand on lui permet de se dvelopper normalement ! Les hommes clament assez souvent quun mlancolique devrait tcher de tomber amoureux : ainsi se dissiperaient tous ses malaises. Mais si votre homme est rellement mlancolique, comment se pourrait-il que son me nen vienne pas soccuper mlanco- liquement de ce qui devient pour lui de la plus haute importance ? Ce jeune homme tait profondment amoureux, avec ferveur, cest clair ; et pourtant, il tait capable, ds les premiers jours de son amour, de se ressouvenir de lui. Au fond, il en avait dj fini avec toute cette histoire. En commenant, il a fait un pas si redoutable quil a saut par-dessus la vie. Si la jeune fille meurt demain, pensai-je, cela nentranera aucun changement essentiel pour lui : il se jettera encore sur cette chaise ; ses yeux sempliront encore de larmes ; il reprendra encore les paroles du pote. Quelle trange dialectique ! Il se languit de la jeune fille ; il doit se faire violence pour ne pas tre pendu sa porte toute la journe. Et pourtant, ds le premier instant de toute cette histoire, il est devenu un vieil homme. Il doit y avoir un malentendu l-dessous. Depuis longtemps,

  • rien ne ma si fortement agit que cette scne. Que le malheur guette ce jeune homme, cest sans doute clair ; quil guette aussi la jeune fille, ce nest pas moins clair, mme sil nest pas possible de prvoir sur-le-champ, de quelle manire il arrivera. Nanmoins il est sr et certain que si quelquun peut disserter sur lamour selon le ressouvenir, cest bien notre amoureux ! Le ressouvenir a ce grand avantage de commencer par la perte ; cest pourquoi il est sr, nayant rien perdre.

    La voiture tait arrive. Nous sortmes par le Strandveg, pour nous diriger ensuite vers les contres boises proprement dites. Sur ces entrefaites, jen tais venu, malgr moi, me comporter envers le jeune homme comme un observateur : je ne pus mabstenir de faire toutes sortes dexpriences, ou, comme disent les marins, de filer le loch de sa mlancolie. Je donnai le ton dans toutes les tonalits rotiques possibles. En vain. Je cherchai dpister les effets du changement denvironnement. Inutile : ni limptueuse immensit de la mer, ni le tranquille bercement de la fort, ni lattirante solitude du soir ne purent le tirer de cette sombre langueur qui le rapprochait moins quil ne lloignait de laime. Son erreur tait incurable : il se tenait la fin, au lieu du commencement. Pareille erreur est et demeure la ruine dun homme.

    Et pourtant je maintiens que la tonalit affective de cet amoureux sonnait juste, comme tonalit rotique. Celui qui na pas vcu dans cette tonalit la naissance dun amour-passion na jamais aim. Encore faut-il disposer dune autre tonalit affective, ct de la premire. Le ressouvenir intensifi est lexpression ternelle de lamour-passion son commencement, le signe dun rel amour-passion. Mais, dun autre ct, il incombe llasticit de lironie de pouvoir en tirer parti. Notre homme en manquait-il ? Cest que son me tait sans ressort. Il doit tre vrai que la vie dun tel amour, ds le premier instant, est acheve ; mais il faut aussi une force vitale pour faire prir cette mort et la changer en vie. Ds les premires heures, laube de lamour-passion, le prsent et lavenir entrent en rivalit, pour obtenir une expression ternelle ; mais le ressouvenir constitue prcisment le reflux de lternit dans le prsent, condition, bien entendu, que soit sain ce ressouvenir.

  • Nous rentrmes la maison. Je pris cong de lui. Mais ma sympathie tait mise en mouvement de manire bien trop forte : je ne pouvais mempcher de penser qu trs bref dlai surviendrait une terrible explosion.

    Pendant la quinzaine qui suivit, je le vis chez moi, de temps autre. Il commenait lui-mme se rendre compte du malentendu, et la jeune adore lui tait dj presque un fardeau. Et pourtant, elle tait laime, la seule et unique quil et aime, la seule et unique quil voult jamais aimer. Mais, dun autre ct, il ne laimait pas, car il se contentait de languir aprs elle. Pendant tout ce temps, se produisait en son for intrieur un remarquable changement. La verve potique sveillait une chelle que jamais je naurais cru possible. A cet instant, je compris tout et sans peine : la jeune fille ntait pas son aime ; elle tait loccasion, pour le potique, de sveiller en lui ; elle le rendait pote. Cest pourquoi il ne pouvait aimer quelle, sans jamais loublier, sans jamais vouloir aimer quelquun dautre ; et pourtant, il ne pouvait que languir aprs elle, continuellement. Elle tait embarque avec lui, mle tout lessentiel de son tre ; sa mmoire, en lui, serait ternellement neuve. Elle avait t beaucoup pour lui : elle lavait rendu pote. Mais, par l mme, elle avait sign son propre arrt de mort.

    A mesure que le temps passait, le comportement du jeune homme devenait de plus en plus tourment. Son humeur noire prenait de plus en plus le dessus. La force du corps se consumait dans le combat de lme. Il avait beau sapercevoir quil lavait rendue malheureuse, il navait conscience daucune faute. Mais, justement, cette absence totale de culpabilit le rendait coupable du malheur de la jeune fille, lui tait scandale et imprimait sa passion les mouvements les plus sauvages. Avouer la jeune fille comment tout cela se tenait lui semblait la plus profonde offense. En effet, cet t lui dire quelle tait devenue pour lui un tre essentiellement imparfait : il avait pu crotre partir delle et il navait plus besoin de cet chelon grce auquel il slevait. Aussi bien, quen et-il rsult ? Elle savait, de toute manire, quil ne voudrait pas en aimer une autre. Elle deviendrait donc sa veuve afflige qui ne vivrait plus que dans la mmoire de labsent et de leur liaison. Il ne pouvait passer aucun aveu : il tait trop fier pour cela et il ltait aussi sa place, elle. Son humeur noire lencombrait de plus en plus.

  • Il rsolut de persister dans la fausset. Il mit donc tout son gnie potique la rjouir en lamusant. Les nombreux dons quil avait reus, il les exera pour elle. Elle tait et restait laime, la seule adore, quoiquil ft sur le point de perdre la raison, angoiss quil tait par le monstrueux mensonge dont elle tait de plus en plus intimement prisonnire. Etait-elle rellement vivante ou morte ? Dune certaine manire, la question tait dpourvue de signification pour lui : son humeur noire ne lui permettait de trouver de joie qu lui faire de la vie un enchantement. Elle tait aux anges, on le comprend, ne souponnant rien. La nourriture avait bon got, et voil tout ! Produire, au sens strict du terme, il ne le voulait pas ; car il aurait d, en ce cas, la quitter. Il livra donc, comme il disait, sa capacit de production aux ciseaux, et il en runit tous les fragments en un bouquet, pour elle. Elle ne souponnait rien... Je le crois : il serait rvoltant quune jeune fille puisse tre assez goste pour prendre la lgre lhumeur noire dun homme. Nanmoins, la chose peut se produire et, une fois, jai t bien prs de dcouvrir un tel comportement. Rien, dailleurs, nest plus sduisant, pour une jeune fille, que dtre aime dun homme lhumeur sombre et enclin la posie. Si elle se montre tout juste assez goste pour simaginer quelle laime fidlement en se cramponnant lui au lieu de le lcher, elle a, dans la vie, une tche bien commode : elle jouit, dun seul coup, de lhonneur et de la bonne conscience dtre fidle et par-dessus le march, de la quintessence de lamour-passion, de tous le plus exquis ! Dieu garde tout homme dune fidlit pareille !

    Un jour, il monta jusque chez moi. Les sombres passions le dominaient entirement. Il maudit, avec les plus sauvages exclamations, sa vie prsente, son amour, la jeune fille aime. A partir de cet instant, il ne revint plus jamais. Apparemment, il ne pouvait se pardonner davoir avou devant un autre homme que la jeune fille tait pour lui un tourment : prsent, il avait tout gt, jusqu la joie dexalter la fiert de celle quil reprsentait comme une desse. Quand il me rencontrait, il mvitait ; si nous nous trouvions ensemble, il ne madressait jamais la parole, sefforant, au contraire, de paratre joyeux et confiant. Je pensais le serrer dun peu plus prs. A cette fin, javais commenc suivre la piste des employs subalternes de

  • son entourage. Lorsquon a affaire, en effet, un homme lhumeur sombre, cest souvent grce ces gens-l, quon arrive en savoir plus. Devant un serviteur, une servante, un vieux meuble de famille auquel on ne fait plus attention, un tel homme souvre souvent plus que devant quelquun de son entourage plus proche de lui par la culture ou le comportement. Jen ai connu un qui traversait la vie comme un danseur ; il trompait tout son monde et moi avec, jusqu ce quun barbier me mt sur une autre piste. Ce barbier tait un homme dun certain ge qui vivait dans la gne et soccupait lui-mme de ses clients. La compassion, veille par cette gne, porta lautre laisser percer son humeur noire, si bien que le barbier sut ce que personne ne souponnait. Cependant, le jeune homme mpargna cette peine. Il se tourna, en effet, de nouveau vers moi, fermement rsolu, pourtant, ne jamais plus remettre les pieds chez moi. Il me proposa de le rencontrer dans des endroits carts, des heures dtermines. Jy consentis. Jachetai donc deux billets dentre pour la pcherie des remparts. Nous nous rencontrmes l, au petit matin. Au moment o le jour combat avec la nuit, o, mme au cur de lt, un frisson glac parcourt la nature entire, nous nous rencontrions l-bas, dans la brume humide du matin sur lherbe couverte de rose, et, ses cris, les oiseaux effrays senvolaient. Au moment o le jour est victorieux, o tout tre vivant se rjouit de lexistence, au moment o la jeune aime quil chrissait en la nourrissant de sa douleur, levait la tte de loreiller et ouvrait lil, parce que le dieu du sommeil qui tait rest prs de sa couche, se mettait debout, au moment o le dieu des rves posait le doigt sur sa paupire afin quelle se rendorme doucement pour un court assoupissement, tandis quil lui murmurerait ce quelle navait jamais souponn, avec des murmures et des soupirs si lgers quau rveil elle avait tout oubli ce moment, nous nous sparions derechef. Malgr les confidences du dieu des rves, elle ne rvait pourtant pas de ce qui se passait entre nous. Quelle merveille que notre homme en plt ! Quelle merveille que jen fisse autant, moi, son confident et celui de plusieurs de ses pareils !

    Il scoula encore un certain temps. Je souffrais rellement beaucoup avec le jeune homme, qui dprissait de jour en jour. Et pourtant, je ne regrettais nullement de prendre part sa

  • souffrance ; car, dans son amour, du moins, lide tait en mouvement. (On voit tout de mme quelquefois pareille passion dans la vie, Dieu soit lou ! On la chercherait en vain dans les romans ou les nouvelles.) Lamour-passion na de signification quen ce cas. Lamoureux auquel manque lenthousiasme, ft-il convaincu que lide est le principe de vie de lamour-passion et quon doit, sil le faut, lui offrir sa vie en sacrifice, que dis-je ! lui offrir bien plus : lamour-passion lui-mme, la ralit let-elle abondamment favoris , cet homme-l est interdit de posie. Si, au contraire, lamour- passion est vcu dans lide, aucun mouvement, ni mme aucune motion fugitive, nest dpourvu de signification, parce que le principal est constamment prsent : ce conflit potique, qui peut alors, daprs ce que je sais, tre bien plus terrible que celui que je dcris prsentement. Mais vouloir servir lide (et, par rapport lamour-passion, ce nest pas servir deux matres) voil un rude service : nulle beaut nest aussi difficile que lide et nulle rprobation de jeune fille ne peut tre aussi pesante que le courroux de lide, qui est, plus que tout, impossible oublier.

    Si je voulais dpister jusque dans les dtails, les tonalits de laffectivit du jeune homme, telles que japprenais les connatre, ou, tout le moins, si je voulais relever, comme le font les potes, une foule de choses trangres au sujet (salons, vtements, belles contres, parents et amis), cette histoire pourrait devenir une nouvelle longue dune aune. Mais je nen ai nulle envie. Jaime la salade, mais je ne mange jamais que le cur : les feuilles, cest bon pour les cochons. Je prfre, avec Lessing, la volupt de la conception au pnible labeur de laccouchement. Si quelquun a quelque chose dire l contre, comme il lui plaira : a mest gal !

    Le temps passa. Quand je le pouvais, je rencontrais le jeune homme ce culte nocturne o il se procurait, par ses cris sauvages, de lexercice pour toute la journe. Quant au jour, il le consacrait enchanter la jeune fille. Comme Promthe, riv au rocher, captive les dieux par ses prdictions, tandis quun vautour lui fouille le foie, ainsi captivait-il son aime. Chaque jour tait une surenchre, parce que chaque jour tait le dernier. Cependant, il ne pouvait demeurer ainsi, mordre la chane qui lattachait. Plus la passion cumait, plus son chant tait

  • batitude et son discours tendresse, mais aussi plus solide sa chane. Changer le malentendu en rapport rel lui tait impossible : cet t livrer la jeune fille une ternelle tromperie. Dissiper la mprise en expliquant laime quelle ntait quune forme visible, alors que sa pense, lui et son me cherchaient autre chose, quil reportait sur elle : cet t loffenser profondment au point de rvolter sa fiert. Ce procd lui inspirait le plus profond mpris. En quoi il avait bien raison. Sil est mprisable de tromper une jeune fille en la sduisant, il est encore plus mprisable de labandonner, sans devenir un coquin, mais en se mnageant une retraite plus brillante : on lui servira, en guise dexplication, quelle a t lidal, en guise de consolation, quelle a t la Muse. Pareille manire de faire est bonne pour qui a quelque pratique dans lart dembobiner une jeune fille. Au temps de la dtresse, elle accepte tout ce quon lui suggre. On sen tire bien. On reste honnte homme, aimable mme. Mais, par la suite, la jeune fille se sent, au fond, offense plus profondment que celle qui se sait trompe. Cest pourquoi, dans toute relation damour qui, quoique commence, narrive pas se raliser, la dlicatesse devient loutrage suprme. Celui qui a un coup dil rotique et nest pas un lche, voit sans peine que le seul et unique moyen quil lui reste alors, pour respecter une jeune fille, consiste tre indlicat.

    Pour mettre fin, si possible, aux souffrances du jeune homme, je lengageai jouer carrment son va-tout, le tout tant de trouver simplement un terrain dentente. Je lui fis la proposition suivante : Rduisez rien tout cela. Transformez- vous en un homme mprisable qui na de joie qu mystifier et tromper. Si vous pouvez le faire, lgalit sera rtablie entre vous deux. En pareil cas, plus question des diffrences esthtiques qui vous donnaient le pas sur elle (ce que, trop souvent, les hommes inclinent accorder une individualit soi-disant peu ordinaire). Cest elle qui remportera la victoire. Elle aura absolument raison, et vous, absolument tort. Toutefois, nagissez pas trop brusquement : cela ne ferait quenflammer son amour. Cherchez dabord, si possible, lui tre un peu dsagrable. Ne la taquinez pas : cela lexciterait. Non ! Soyez inconstant ; ronchonnez ; faites un jour ceci, un autre cela. Mais sans passion, par pure routine. Que celle-ci,

  • cependant, ne dgnre pas en inattentions. Il faut, au contraire, multiplier plus que jamais les attentions apparentes, mais comme si elles taient imposes par une charge officielle, cest--dire dnues de toute ferveur. Substituez sans cesse tout plaisir de lamour passionn un certain quasi-amour passionn, curant, qui ne soit ni de lindiffrence, ni du dsir. Soyez, dans toutes vos manires dtre, aussi dsagrable voir quun homme qui bave. Cependant, ne commencez pas sans avoir la force de tout mener bien. Sinon cest la fin de tout ! Car nul nest aussi astucieux quune jeune fille, je veux dire, quand il est question de savoir si elle est aime ou non, et nulle opration nest plus difficile que de devoir employer soi-mme lextirpateur du chirurgien : un instrument quen gnral, seul, le temps apprend manier correctement. Quand donc tout sera en train, alors seulement vous pourrez faire appel moi et je me chargerai du reste. Faites courir le bruit que vous avez une nouvelle histoire damour, et quidem [en tout cas] dun genre assez peu potique, sinon vous ne feriez que la piquer. Pareille chose ne peut vous venir lesprit ? Je le sais bien puisquil est acquis entre nous quelle est la seule et unique, laime, mme sil vous est impossible de traduire ce rapport purement potique en amour rel. Mais le bruit doit tre fond sur quelque chose de vrai. Je men chargerai. Je choisirai ici, en ville, une jeune fille, avec laquelle je marrangerai.

    Ce ntait pas seulement par considration pour le jeune homme que je me mis dresser ce plan. Je ne peux nier que, peu peu, jen tais venu voir dun mauvais il son aime. Comment pouvait-elle ne remarquer absolument rien ? Comment pouvait-elle ne souponner absolument rien de la souffrance du jeune homme et de ce qui pouvait bien en tre cause ? Et si elle y voyait clair, comment ne faisait-elle absolument rien, rien pour essayer de le sauver en lui donnant ce dont il avait besoin et quelle pouvait lui donner : la libert. Cette libert laurait sauv, prcisment parce que ctait elle qui la lui aurait donne. Cest alors, par sa magnanimit, quelle aurait, son tour, pris le dessus sur lui et cest alors quelle aurait cess dtre offense ! Je peux tout pardonner une jeune fille, mais je ne pourrai jamais lui pardonner, dans son amour, de se tromper de devoir damour. Quand lamour dune jeune fille ne lamne pas soffrir en sacrifice, elle na aucune

  • fminit : cest une hommasse. Dans ce cas, je me ferai toujours un plaisir de labandonner aux coups ou aux rires. Mais pourtant, quelle tche, pour un pote comique que de reprsenter pareille amante ! Avec son amour-passion, elle commence par sucer le sang de laim jusqu lamener, dans la dtresse et le dsespoir, rompre avec elle. Quelle tche de reprsenter pareille amante comme une Elvire qui joue ce rle avec bravoure devant ses parents plors et ses amis compatissants ; une Elvire qui tient la premire voix de la chorale des femmes trompes ; une Elvire qui peut parler avec emphase et dabondance de la dloyaut de la gent masculine, dloyaut qui, de toute vidence, va lui coter la vie ; une Elvire jouant le tout avec tant daplomb et dassurance quil ne lui vient pas lide mme une demi-seconde que sa propre fidlit puisse tre calcule dassez prs pour coter la vie son aim. Grande est la fidlit fminine, surtout quand on la prie de sabstenir, insondable, inconcevable jamais ! La situation deviendrait impayable, si lamant, malgr toute sa dtresse, gardait assez dhumour pour ne pas se rpandre en paroles de colre sur le compte de cette Elvire, sil se contentait dexercer une vengeance autrement radicale : la duper en la confirmant dans lillusion quil la honteusement trompe. Si tel est le cas avec notre jeune fille, je dois lui promettre que la vengeance lui portera un coup terrible quoique avec les seules armes de la posie, si toutefois le jeune homme est capable dexcuter mon plan. Car le jeune homme, convaincu de faire tout ce quil peut et de son mieux, inflige du mme coup, la jeune fille, le chtiment le plus rude, si elle est goste : il la traite avec toute la sollicitude rotique possible, mais son procd la fera prcisment souffrir au plus haut point, si elle est goste.

    Il se prta mon plan, quil approuvait entirement. Dans une boutique de mode, je trouvai ce que je cherchais : une jeune fille, vraiment jolie. Je lui promis dassurer son avenir si, en change, elle entrait dans mon plan : le jeune homme devait se montrer avec elle dans des endroits publics ; il devait lui rendre visite des heures o nul ne douterait quils vivaient une liaison rgulire. A cette fin, je procurai la couturire le logement indiqu, dans une maison qui avait un passage dbouchant sur deux rues. Il suffisait ainsi au jeune homme de traverser la maison tard dans la soire, pour donner aux

  • servantes, etc., la certitude dune liaison. Et en avant les commrages ! Quand tout serait rgl, je devais encore mingnier ce que laime ne restt pas dans lignorance de cette nouvelle frquentation. La couturire ntait pas mal ; au demeurant, telle quelle tait, laime ne pouvait, toute jalousie mise part, stonner que lautre et la prfrence. Pour autant que javais laime lil, la couturire aurait, sans doute, d tre mieux. Mais, comme je ne pouvais rien savoir de certain ce sujet et quen outre je ne voulais pas jouer un mauvais tour au jeune homme, je fis mon choix dans le seul intrt de son procd.

    La couturire fut engage pour un an : les relations envisages devaient tre maintenues tout ce temps-l, pour duper compltement laime. Pendant ce temps, le jeune homme devait de son ct rendre clatante, si possible, son existence de pote ; sil y russissait, il faudrait alors provoquer un redintegratio in statum pristinum [retour ltat ancien]. Au cours de lanne, si la jeune fille avait concurremment loccasion de reprendre sa libert, ce qui tait dune grande importance, lui, de son ct, ne laurait pas paye dun chque sans provision sur le rsultat dune telle opration. Sil devait arriver, linstant de la reprise, quelle ft au bout du rouleau, fort bien ! Pour lui, il aurait du moins agi avec magnanimit.

    De cette manire, tout tait arrang. Je tenais dj les ficelles et mon me se tendait extraordinairement vers le dnouement. Mais le jeune homme me fit faux bond. Je ne le vis plus jamais. Il navait pas eu la force dexcuter le plan. Son me manquait de llasticit de lironie. Il navait pas la force de prononcer le vu de silence de lironie, ni la force de le tenir. Or, seul, celui qui se tait, arrive ses fins. Seul, celui qui peut rellement aimer, lui seul est un homme. Seul, celui qui peut donner son amour une expression quelle quelle soit, lui seul est un artiste. En un certain sens, il convenait peut-tre que le jeune homme ne comment point par l. Cest peine, en effet, sil avait support les affres de laventure ; dj, ds le dbut, je mtais quelque peu alarm quil et besoin dun confident. Celui qui sait se taire dcouvre un alphabet avec autant de caractres que celui dont on se sert couramment. Il peut donc tout exprimer dans son parler de hors-la-loi : nul soupir si profond quil ny trouve un rire en rponse ; nulle prire si indiscrte quil ny

  • trouve le trait desprit exauant la demande. Pour lui, viendra linstant, o il croira quil va perdre la raison. Ce nest pourtant quun moment, quoique terrible. Cest comme la fivre la nuit, entre onze heures et demie et minuit : une heure, on travaille avec plus dentrain que jamais. Si lon endure cette folie, sans doute aura-t-on la victoire.

    Cependant me voici rapporter exactement, en long et en large, ce qui prcde, pour montrer que lamour selon le ressouvenir est bien celui qui rend lhomme malheureux. Mon jeune ami ne comprenait pas la reprise. Il ne croyait pas en elle, ni ne la voulait fortement. Son sort cruel tenait au fait quil aimait rellement la jeune fille. Toutefois, pour laimer rellement, il devait dabord se dgager de la confusion potique o il tait plong. Il aurait pu en faire laveu la jeune fille : quand on veut congdier une toute jeune fille, cest l une manire de faire convenable et honnte. Mais il ne le voulut pas. Cet t injuste et l-dessus jtais tout fait daccord avec mon ami. Il lui aurait, en effet, couper, du mme coup, toute possibilit dexister sous ses propres auspices, tout en vitant peut-tre de devenir pour elle un objet de mpris et dprouver langoisse stimulante, provoque par le souci de savoir sil pourrait jamais parvenir rparer ce quil avait gch.

    Si le jeune homme avait cru la reprise, quel parti nen aurait-il pas tir ! Quel degr dintriorit naurait pas atteint sa vie !

    Mais janticipe plus que je ne le voulais. Mon intention ntait que dexposer le premier moment o il devenait clair que le jeune homme tait, au sens fort, le triste chevalier de lamour selon le ressouvenir, seul heureux . Le lecteur me permettra, peut-tre, de penser une fois encore cet instant o, gris par le ressouvenir, il entra dans ma chambre. Son cur constamment ging ihm ber [spanchait] dans les vers de Poul Mller et il me confiait quil devait lutter contre lui-mme pour ne pas rester tout le jour auprs de son aime. Il reprit ces mmes vers, le soir o nous nous sparmes. Il me sera toujours impossible de les oublier. Il me serait plus ais deffacer le souvenir de sa disparition que cet instant de ma mmoire ; de mme la nouvelle de sa disparition minquita beaucoup moins que la situation cet instant. Que voulez-vous ? je suis ainsi fait :

  • au premier frisson du pressentiment, mon me a dj, au moment mme, parcouru toutes les consquences qui demandent souvent longtemps pour apparatre dans la ralit. Ce qui est concentr dans le pressentiment ne soublie jamais. Cest ainsi, je le crois du moins, quun observateur doit tre fait. Mais, lorsquil est ainsi fait, il doit aussi beaucoup souffrir. Le premier moment doit laccabler presque jusqu lvanouis- sement. Cependant, au sein de cette dfaillance, lide la fcond ; il est dsormais prt dcouvrir la ralit. Quand un homme na pas cette fminit qui permet lide dentrer avec lui dans un rapport capable de le fconder, il ne vaut rien comme observateur, car celui qui ne dcouvre pas le tout, au fond, ne dcouvre rien.

    Ce soir o nous nous sparmes, lorsquil meut encore une fois remerci de lavoir aid tuer ce temps qui passait trop lentement pour son impatience, je rflchis en moi-mme : Il est probablement assez franc, me disai-je, pour tout raconter la jeune fille. Et alors, ne laimera-t-elle pas encore plus ? Ferait-il cela ? Sil mavait demand conseil, je len aurais dissuad. Je lui aurais dit : Dabord, restez guind ; pour parler de manire purement rotique, rien de plus astucieux ; moins que votre me ne soit assez srieuse pour pouvoir diriger votre pense beaucoup plus haut. Mais, sil a parl, il na pas agi avec astuce.

    Celui qui a eu loccasion dobserver les jeunes filles, dpier leurs conversations, a bien souvent entendu ces formules : X. est un bon garon, mais il est ennuyeux. Y. au contraire, est trs intressant et piquant. Chaque fois que jentends ces paroles dans la bouche dune petite ingnue, je pense toujours : Tu devrais avoir honte ; nest-il pas vraiment affligeant quune jeune fille parle ainsi ! Si un homme sest gar du ct de lintressant, qui pourra le sauver, sinon prcisment une jeune fille ? Mais ne pche-t-elle pas, elle aussi, en le poussant de ce ct-l ? Ou bien lhomme en question nest pas capable de remplir son rle et il devient indlicat de lexiger de lui. Ou bien il le peut ; et alors... Une jeune fille devrait prcisment tre assez prudente pour ne jamais jouer avec lintressant. La jeune fille qui le fait perd toujours, du point de vue de lide : car lintressant ne se laisse jamais re-prendre. Mais celle qui ne le fait pas, celle-l gagne toujours.

  • Il y a six ans, jtais en voyage, huit milles lintrieur des terres. Je mtais arrt dans une auberge, o je dnai. Javais pris un repas confortable et savoureux ; jtais un peu gai ; je tenais la main une tasse de caf, dont je humais larme. A ce moment une belle jeune fille, lgre et gracieuse, passe devant la fentre pour obliquer dans la cour dpendant de lauberge. Jen conclus quelle voulait descendre au jardin. On est jeune javalai donc mon caf, allumai un cigare. Je me mettais juste en devoir de suivre le signe du destin et la trace de la jeune fille, quand on frappe la porte. Entre la jeune fille ! Elle me fit aimable- ment la rvrence et me demanda si ce ntait pas ma voiture qui stationnait dans la cour, si je ne devais pas aller Copenhague et si je ne lui permettrais pas daller en voiture avec moi. Sa manire de faire, rserve et pourtant digne dune vritable femme, suffit pour me faire perdre de vue, sur-le-champ, ce quil y avait dintressant et de piquant dans sa requte. Pourtant, plutt que de rencontrer une jeune fille dans un jardin, nest-il pas autrement intressant de rouler huit milles seul avec elle dans sa propre voiture, avec cocher et serviteur, en layant toute en son pouvoir ? Malgr tout, je suis convaincu que mme un homme de temprament plus lger que moi ne se serait pas senti tent. La confiance, avec laquelle elle sen tait remise ma merci tait une meilleure dfense que toutes les astuces et finesses dune demoiselle. Nous fmes route ensemble. Pour elle, la route naurait pas t plus sre avec un frre ou un pre. De mon ct, silence retenu. Je ne linterrompais que pour la devancer quand il me semblait quelle voulait faire une remarque. Mon cocher reut lordre de se hter : Pas plus de cinq minutes chaque relais ! Je descendais, mon chapeau la main, je lui demandais si elle dsirait un rafrachissement ; mon serviteur se tenait derrire moi, le chapeau la main, lui aussi. Aux abords de la capitale, jinvitai le cocher emprunter un chemin de traverse ; l, je descendis et jallai pied pour le dernier demi-mille, jusqu Copenhague, pour que nulle rencontre, nul incident ne la dranget. Je ne me suis jamais enquis pour savoir qui elle tait, o elle habitait, ce qui pouvait motiver ce soudain voyage. Mais elle a toujours t pour moi un agrable souvenir que je ne me suis pas permis doffenser par aucune curiosit, ft-elle innocente. Une jeune fille qui veut lintressant devient le

  • pige, o elle se prend elle-mme. Une jeune fille qui ne veut pas lintressant, croit, elle, la reprise. Honneur celle qui est ainsi de naissance. Honneur celle qui le devient avec le temps.

    Cependant il me faut constamment le reprendre : cest loccasion de la reprise que je dis tout cela. La reprise est la nouvelle catgorie qui doit tre dcouverte. Si on connat quelque peu la philosophie moderne et quon nignore pas tout fait la grecque, on verra sans peine que cette catgorie explique prcisment le rapport entre les Elates et Hraclite et que la reprise est proprement ce quon a appel, par erreur, mdiation. Incroyable ce quon a fait de la mdiation, dans la philosophie hglienne : du vent ! Quels papotages couverts de gloires et dhonneurs sous cette enseigne ! On ferait mieux de chercher examiner fond la mdiation et rendre un peu justice aux Grecs. Lexpos de la doctrine grecque de ltre et du nant, de linstant , du non-tre , etc., dame le pion Hegel. Mdiation est un mot tranger. En revanche, reprise est un mot bien danois et je flicite la langue danoise de ce terme philosophique. A notre poque, on nexplique pas comment la mdiation se produit, si elle rsulte du mouvement des deux moments et en quel sens elle est dj auparavant contenue en eux, ou si elle est quelque chose de nouveau, qui intervient et, alors, comment. Ici, la mditation du concept grec de , qui rpond la catgorie moderne de passage , doit retenir lattention au plus haut point. La dialectique de la reprise est aise : ce qui est re-pris, a t, sinon, il ne pourrait pas tre re-pris ; mais, prcisment, cest le fait davoir t qui fait de la re-prise une chose nouvelle. Quand les Grecs disaient que toute connaissance est un ressouvenir, ils disaient que lexistence tout entire qui existe a exist. Quand on dit que la vie est une reprise, cest dire que lexistence qui a exist voit maintenant le jour. Si on na pas la catgorie du ressouvenir ou de la reprise, la vie tout entire se rsout en un vacarme vide et creux. Le ressouvenir, cest la manire paenne denvisager la vie, la reprise, cest la moderne. La reprise est lintrt de la mtaphysique et, en mme temps, lintrt sur lequel la mtaphysique achoppe. La reprise est ce qui dlie dans toute conception thique. La reprise est la conditio sine qua non de tout problme dogmatique.

  • Que chacun juge comme il voudra ce qui est dit, ici, de la reprise. Quil juge aussi comme il voudra le fait que je le dise ici et de cette manire, lorsque je parle, lexemple dHamann : Mit mancherlei Zungen mich ausdrcke, und die Sprache der Sophisten, der Wortspiele, einander schwatze, und bald bald argumentire. [ Je mexprime dans toutes einander schwatze, und bald bald argumentire. [ Je mexprime dans toutes sortes de langues, jutilise le parler des Sophistes, des jeux de mots, des Crtois et des Arabes, des Blancs, des Maures et des Croles, je cause ple-mle critique, mythologie, faits et fondements, jargumente tantt la manire humaine, tantt du point de vue de labsolu.] A supposer que ce que je dis ne soit pas un mensonge, je ferais peut-tre mieux denvoyer mes aphorismes un expert du Systme : il pourrait peut-tre en tirer quelque chose, une note dans le Systme Grande pense ! en ce cas je naurai pas vcu en vain !

    Quant au sens de la reprise rapporte une chose, on peut en dire long sans se rendre coupable dune reprise. Quand le Professeur Ussing pronona nagure la Socit du 28 mai, un discours dont le propos dplut, que fit le professeur ? Il se montra, comme toujours, brutalement rsolu. Il frappa sur la table en disant : Je reprends ! Il pensait par consquent, que ce quil disait gagnait tre repris. Il y a quelques annes, jentendis un pasteur tenir, en deux occasions solennelles, exactement le mme discours. Sil avait t de lavis du professeur, il aurait, la seconde fois, en montant en chaire, frapp sur la tribune et dit : Je reprends ce que jai dj dit, dimanche dernier. Mais il ne le fit pas et ne laissa absolument rien paratre. Il ntait pas de lavis du Professeur Ussing. Qui sait ? Peut-tre que Monsieur le professeur lui-mme nest plus davis quil serait bon, pour son discours, de le reprendre. A une fte de la Cour, la reine raconta une histoire et tous les courtisans den rire, y compris un ministre sourd, qui se leva pour solliciter la grce de pouvoir raconter aussi une histoire : et il raconta la mme. Question : Quelle ide se faisait-il du sens de la reprise ? Quand linstituteur dit, en classe : Jespersen, je reprends maintenant pour la seconde fois : tenez-vous tranquille ! et que le mme Jespersen reoit une mauvaise note parce que son agitation reprend de plus belle, le sens de la reprise est tout fait oppos.

  • Sans mtendre davantage sur de tels exemples, jen viens parler un peu du voyage de dcouverte que jentrepris pour prouver la possibilit de la reprise et son sens. A linsu de tous (pour empcher ainsi tout bavardage de me rendre inapte lexprience et de me dgoter, par ailleurs, de la reprise), je pris le vapeur jusqu Stralsund, puis une place dans la Poste rapide de Berlin. Les doctes disputent entre eux de la place la plus confortable dans une diligence. A mon Ansicht [avis], elles sont toutes minables ! La dernire fois, javais une place sur le ct, dans le sens de la marche, lintrieur de la voiture (pour certains, cest le gros lot !). Eh bien ! pendant trente-six heures, je fus si bien secou avec mes proches voisins quarriv Hambourg, je navais pas seulement perdu la raison, mais aussi mes jambes. Nous, les six personnes assises lintrieur de la voiture, nous fmes si bien malaxes ensemble, pendant trente-six heures, que nous ntions plus quun seul corps. Jeus une ide de ce quil advint aux habitants de Mols qui, longtemps assis ensemble, ne surent plus reconnatre leurs propres jambes ! Pour me retrouver, si possible, membre dun corps plus petit, je choisis une place dans le coup. Ctait un changement. Cependant tout reprit de plus belle. Le postillon souffla dans son cor. Je fermai les yeux, mabandonnai au dsespoir et pensai, comme dhabitude en pareil cas : Dieu sait si tu tiendras le coup, si tu arriveras rellement Berlin. En ce cas, redeviendras-tu jamais un homme capable de se librer pour te retrouver isol dans ta particularit, ou bien garderas-tu en mmoire que tu es membre dun plus vaste corps ?

    Jarrivai donc Berlin. Aussitt, je me htai vers mon ancien logis pour massurer jusqu quel point une reprise tait possible. Jose garantir tout lecteur complice que javais russi trouver, la dernire fois, lun des plus agrables appartements de Berlin. Jose le garantir encore plus catgoriquement, maintenant que jen ai vu plusieurs. La Place des Gens darmes est bien la plus belle de Berlin. Le thtre, les deux glises, vus dune fentre, paraissent magnifiques, surtout au clair de lune. Ce ressouvenir avait beaucoup contribu mon dpart. On monte au premier tage dune maison claire au gaz ; on ouvre une petite porte ; on se trouve dans lentre. A gauche, une porte vitre introduit dans un cabinet. On va tout droit ; on est dans une antichambre, o souvrent deux chambres de formes

  • absolument identiques, meubles de manire absolument identique, comme lorsquon voit une chambre redouble dans un miroir. Lclairage de la chambre du fond est dun got exquis. Un chandelier est pos sur un bureau, devant lequel se trouve un fauteuil dessin avec lgret et tendu de velours rouge. La chambre de devant nest pas claire. Ici, la ple clart de la lune se mle la lumire plus vive qui vient de la chambre du fond. On sassied sur une chaise devant la fentre. On regarde la vaste place ; on voit courir rapidement sur les murs les ombres des passants ; et tout se change en dcor de thtre. Une ralit de rve point dans larrire-fond de lme. On prouve lenvie de se jeter un manteau sur les paules, de se glisser le long des murs, lil aux aguets, attentif chaque bruit. Mais on nen fait rien : on se voit seulement rajeuni et en train de le faire. On a fum son cigare ; on se retire dans la chambre du fond, pour se mettre au travail. Minuit pass : on teint les lumires, on allume une petite veilleuse. Le clair de lune triomphe, sans mlange. Une ombre parat encore plus noire, un bruit de pas met plus de temps svanouir. La vote du ciel, sans nuage, parat doucement mlancolique, emplie de rveuses penses, comme si la fin du monde tait consomme et le ciel inaltrablement occup de lui-mme. On revient dans lantichambre, dans lentre, on pntre dans le petit cabinet. On sendort si lon est de ces heureux qui peuvent dormir. Mais hlas ! aucune reprise possible ! Mon hte, un droguiste, er hatte verndert [avait chang] au sens plein o lallemand prend ce mot. Pour autant que je sache, se changer est employ dune manire comparable dans certaines rues de Copenhague id est : il stait mari : Je voulus lui prsenter mes vux de bonheur. Mais, je ne possde pas assez la langue allemande pour les tourner convenablement et je navais pas non plus les formules de circonstance. Je me contentai donc dun mouvement de pantomime. La main sur le cur, je le regardai, tandis que se lisait sur mon visage une effusion de sympathie. Il me serra la main. Nous nous tions compris lun lautre. Il entreprit alors de prouver la valeur esthtique du mariage. Il y russit merveille ; aussi bien, prcisment, quil avait prouv, la dernire fois, la perfection de la vie des vieux garons. Quand je parle allemand, je suis lhomme le plus accommodant du monde !

  • Mon ancien hte voulut bien mobliger et moi, je voulus bien habiter chez lui. Moyennant quoi, je pris une seule chambre et lentre. Le premier soir, une fois rentr et les bougies allumes, je pensai : Ah ! ah ! ah ! Est-ce la reprise ? Jtais de fort mauvaise humeur, ou, si lon veut, de lhumeur du jour : car, le destin avait fait bizarrement que jarrivai Berlin lallgemeine Buss- und Bettag [le grand jour de jene et de prire]. Berlin tait tout contrit. Bien sr, on ne se jetait pas de la poussire aux yeux avec ces paroles : Memento, o homo ! quod cinis es et in cenerem revertaris [Souviens-toi, homme, que tu es cendre et que tu retourneras la cendre]. Nanmoins, la ville entire ntait que poussire. Je crus dabord que ctait une mesure du gouvernement ; mais plus tard, je mavisai que le vent tait responsable de cette incommodit et quil suivait, sans acception de personne, son caprice ou ses mauvaises habitudes. A Berlin, en effet, le mercredi des Cendres revient au moins tous les deux jours ! Mais ceci ne concerne gure mon projet. Cette dcouverte nintresse pas la reprise ; car, la dernire fois que jtais Berlin, je navais pas remarqu le phnomne, sans doute parce que ctait lhiver.

    Quand on sest install confortablement, bien laise, en son logis, quand on a ainsi un point dappui do lon peut slancer, une retraite assure o lon peut se retirer pour dvorer sa proie, en solitaire ( jy attache un grand prix : comme certains fauves, je ne peux manger, quand quelquun regarde ma proie) cest ce moment quon sinforme des curiosits voir dans la ville. Si lon est voyageur ex professo [de profession], un touriste qui voyage pour flairer tout ce que les autres ont dj flair, ou pour inscrire dans son carnet les noms des curiosits et le sien, en retour, dans le grand livre gnalogique des voyageurs, on prend un Lohndiener [valet de place] et on achte Das ganze Berlin [Le tout Berlin] pour quatre Groschen.

    Grce ce procd, on devient un observateur impartial, dont la dposition devient digne de foi dans tout procs-verbal de police. Si, au contraire, on na pas les obligations dun voyage daffaires, alors, vogue la galre ! Parfois on voit quelque chose que les autres ne voient pas. Mais on nglige le plus important. On reoit, par hasard, une impression qui na de sens que pour soi. Celui qui vagabonde avec une telle insouciance na, en gnral, pas grand-chose communiquer aux autres. Le fait-il,

  • il court aisment le risque dbranler la bonne opinion que les braves gens pourraient avoir de sa moralit et de ses murs. Si un homme a voyag assez longtemps ltranger sans jamais avoir t auf der Einsenbahn [en chemin de fer], ne serait-ce pas quon la exclu du beau monde ? Que dire dun homme qui serait all Londres sans jamais avoir emprunt le Tunnel ! Que dire si un homme, venu Rome et tomb amoureux dun petit coin de ville, devenu pour lui un intarissable sujet de joie, quitte Rome sans avoir vu une seule des curiosits de la ville ! Berlin a trois thtres. Les opras et ballets donns lOpra doivent tre grossartig [grandioses]. Ce qui est donn au Thtre doit ins-truire, cultiver, et ntre pas seulement pour le plaisir ! Je nen sais rien. Mais ce que je sais, cest quil y a, Berlin, un thtre qui se nomme le Knigstdter Theater. Les voyageurs officiels le frquentent rarement, un peu plus souvent, cependant (ce qui est aussi significatif ), que les lieux de joviale rjouissance situs plus lcart, qui peuvent donner un Danois loccasion de rafrachir sa mmoire au sujet de Lars Mathiesen et de Kehlet. Quand, arriv Stralsund, je lus dans le journal que Der Talismann devait tre reprsent dans ce thtre, aussitt je fus de bonne humeur. Je me ressouvenais dans mon me : la premire fois que je mtais trouv l, tout stait pass comme si ma premire impression elle-mme navait voqu, dans mon me, quun ressouvenir fort loign dans le temps.

    Quel jeune homme, dou de quelque imagination, ne sest senti captiv une fois par le charme du thtre et na souhait se trouver lui-mme dans cette ralit factice pour se voir et sentendre lui-mme comme son double, pour se disperser entre tous les diffrents personnages quil est susceptible dtre, issus de lui et pourtant ainsi faits que chacun garde son unit ? Cest l un dsir naturel de tout jeune ge. Seule limagination est veille son rve de personnalit ; tout le reste est encore dans un profond sommeil. Dans cette vision imaginaire de soi-mme, lindividu nest pas un personnage rel, mais une ombre ; ou plutt le personnage rel est bien prsent, mais invisible. Cest pourquoi lindividu ne se contente pas de projeter une seule ombre, mais une multiplicit dombres qui, toutes, lui ressemblent et ont un droit gal, par moments, tre lui-mme. La personnalit nest pas encore dcouverte.

  • Son nergie sannonce seulement dans la passion de la possibilit. Car il en est de la vie de lesprit comme de bien des plantes : la pousse terminale vient en dernier. Pourtant, cette existence dombre exige aussi satisfaction. Sil nest jamais utile, pour un homme, de navoir pas eu le temps de vivre sa vie fond, dun autre ct, il est triste ou comique quun individu se trompe au point de vivre sa vie entire en en restant l. En ce cas, la prtention dtre un homme vritable devient aussi douteuse que la revendication dimmortalit chez ceux qui, ntant pas mme daffronter en personne le jour du Jugement, se font reprsenter par une dlgation de bonnes propositions, de rsolutions la journe, de plans la demi-heure, etc. Le principal, cest que chaque chose vienne en son temps. Il y a un temps pour tout dans la jeunesse. Ce qui a eu son temps alors, laura de nouveau plus tard. Il est aussi sain pour lhomme davoir eu dans sa vie, un pass o il a contract une dette envers le rire, quun autre pour lequel les larmes sont de rigueur.

    En montagne, quand on entend le vent, jour aprs jour, exposer invariablement, le mme thme inchang, on peut tre tent, un instant, de faire abstraction de cette imperfection pour se rjouir de cette image de la cohrence et de la sret de la libert humaine. On ne pense peut-tre pas quil y eut un instant o le vent, qui a maintenant, depuis tant dannes, tabli sa demeure au cur de ces montagnes, arriva comme un inconnu en ces contres. Il se rua sauvagement, comme un insens lintrieur des prcipices, au fond des cavernes, produisant, tantt un sifflement, dont il tait lui-mme presque surpris, tantt un rugissement caverneux qui le mettait lui-mme en fuite, tantt un son plaintif, dont il ne savait lui-mme do il venait, tantt un soupir montant des abmes de langoisse, si profond que le vent lui-mme en prenait peur et doutait, un instant, sil oserait habiter en ces contres, tantt un Hopsasa lyrique dune folle gaiet, jusqu ce que, ayant appris connatre son instrument, il et coordonn tous ces sons en une mlodie que, jour aprs jour, il excutait, inchange. Ainsi sgare le possible de lindividu dans ses propres possibles, dcouvrant tantt lun, tantt lautre. Mais le possible de lindividu ne veut pas seulement tre entendu. Il ne passe pas comme celui de lair, en simples coups de vent,

  • il prend en outre une certaine forme ; cest pourquoi il veut simultanment tre vu. Chaque possible de lindividu est donc une ombre qui rend un son. Lindividu encore enfoui croit aussi peu au vacarme des grands sentiments quaux chuchotements rous du mal, aussi peu la bienheureuse jubilation de la joie quaux soupirs sans fin du chagrin. Lindividu veut seulement voir et entendre sur le mode pathtique, mais il faut bien le remarquer, cest lui-mme quil veut voir et entendre. Pourtant il ne veut pas sentendre rellement lui-mme. Il ne le peut. Lessaie-t-il, au mme moment le coq chante et les personnages crpusculaires senfuient, les voix de la nuit se taisent. Si on les entend encore, cest que nous sommes dans un tout autre domaine, o tout se passe sous langoissante surveillance de la responsabilit ; et nous touchons au dmoniaque. Alors, pour que ne simprime pas la marque de son Moi rel, lindividu encore enfoui exige un environnement lger et passager comme en offrent les personnages, o les paroles ptillent, bruissent et rsonnent sans cho. La scne est prcisment cet environnement-l ; cest pourquoi elle se prte tout juste au jeu des fantasmes de lindividu encore enfoui. Parmi les ombres o il se dcouvre et dont les voix sont sa voix, il y a peut-tre un capitaine de brigands. Lindividu doit se reconnatre en cette image dans un miroir. Virilit du personnage du brigand, regard rapide mais perant, traits de passion sur le visage rid : tout doit tre l. Il doit tre aux aguets dans un dfil, attentif aux mouvements des voyageurs et donner un coup de sifflet pour que la bande accoure. Sa voix doit couvrir le vacarme. Il doit tre cruel, laisser tout massacrer et tourner les talons avec indiffrence. Il doit tre chevaleresque envers la jeune fille terrifie, etc. Un brigand est aussi chez lui dans une sombre fort. Si on y installait ce hros imaginaire avec tout son attirail, en le priant simplement de se tenir tranquille assez longtemps pour quon sloigne de lui dun ou deux milles, avant de se livrer sa furieuse frnsie, je pense quil en perdrait la parole ! Il lui arriverait ce qui arriva un homme qui, il y a quelques annes, mhonora de ses confidences littraires. Il vint moi pour se plaindre dtre submerg dune telle abondance dides quil lui tait impossible de rien coucher par crit, parce quil ne pouvait pas crire assez vite. Il me pria de me donner la peine dtre son secrtaire pour crire sous sa dicte.

  • Jventai aussitt la mche. Je le consolai donc : je pouvais crire aussi vite quun cheval qui prend le mors aux dents ; une seule lettre de chaque mot, et je garantissais de pouvoir lire tout ce que javais crit. Mon obligeance ne connut pas de limite. Je fis apporter une grande table, numrotai plusieurs feuilles de papier pour ne pas perdre de temps tourner les pages, quipai dune dizaine de plumes dacier autant de porte-plume, que je plongeai dans lencrier et mon homme commena ainsi son discours : Oui, Messieurs, voyez-vous, ce que je voudrais essentiellement dire, cest que... . Lorsquil eut achev son discours, je le lui relus. Et, depuis ce temps, il ne ma plus jamais demand dtre son secrtaire ! Quant notre brigand, il trouverait sans doute quon voit les choses en trop grand et pourtant, en un autre sens, en trop petit. Non ! Peignez-lui plutt un dcor avec un seul arbre ; suspendez une lampe par-devant, lclairage en sera plus trange encore. Alors cette fort sera plus vaste que la relle, plus vaste que les forts vierges de lAmrique du Nord, et pourtant il pourra la percer de ses clats de voix, sans senrouer. Tel est le dsir sophistique de limagination : avoir le monde tout entier dans une coquille de noix, plus vaste que le monde tout entier, sans tre si vaste toutefois que lindividu ne la puisse remplir.

    Ce dsir de se produire et de spancher sur la scne ne dnote nullement une vocation thtrale. L o elle existe, le talent se montre demble comme une disposition quelque chose de particulier ; mme le talent le plus riche, lorsquil sveille, na pas lenvergure de ce dsir. Celui-ci nest quima- gination en herbe. Mais cest une autre affaire sil a son fondement dans la vanit et la propension briller. En ce cas, lensemble na gure de fondement plus profond que la vanit, fondement qui peut malheureusement tre assez profond.

    Quoique ce moment, dans la vie individuelle svanouisse, il se reproduit nanmoins lge mr, quand lme sest rassemble dans le srieux. Alors mme que dans lart, lindividu na peut-tre pas encore assez de srieux, il peut, loccasion, avoir le dsir de revenir au premier tat dont jai parl et de laborder avec une certaine tonalit affective. Il souhaite alors subir linfluence du comique tout en crant lui-mme le comique dans la prestation thtrale. Comme ni la tragdie, ni la comdie, ni le vaudeville ne lui plaisent, en raison

  • prcisment de leur perfection, il se tourne vers la farce. Il y a reprise du mme phnomne dans dautres sphres. On voit parfois lindividualit mre, rassasie par la forte nourriture de la ralit, ne pas se laisser influencer par une peinture dun art consomm. En revanche, elle peut tre mue la vue dune image de Nuremberg, comme celles que lon trouvait nagure la Bourse. On y voit un paysage qui reprsente une contre champtre en gnral. Cette abstraction ne peut tre rendue de manire artistique. Cest pourquoi limpression de gnralit est obtenue par son contraire, cest--dire par un sujet concret pris au hasard. Je voudrais pourtant demander chacun si pareil paysage ne lui donne pas limpression dune contre champtre en gnral et sil ne retrouve pas, venue du temps de son enfance, la catgorie de cette gnralit-l. Du temps de lenfance, lorsquon avait de si prodigieuses catgories quon en a, maintenant, presque le vertige, lorsquon dcoupait, dans une feuille de papier, un homme et une femme qui taient homme et femme en gnral, en un sens encore plus fort quAdam et Eve. Un peintre paysagiste, quil sefforce de produire son effet par une reprsentation fidle ou bien par une reproduction idale, laisse peut-tre lindividu froid. Au contraire, limage de Nuremberg cause un effet indescriptible : on ne sait si on doit rire ou pleurer ; leffet tout entier dpend de la tonalit affective de celui qui regarde. Tout homme est pass par une priode o aucune des richesses du langage, aucune passion des interjections ntait pour lui suffisante, o aucune expression, aucune gesticulation ne le laissait satisfait, o rien ne lapaisait, sauf le dclenchement des sauts et culbutes les plus tranges. Peut-tre le mme individu apprit-il danser ; peut-tre a-t-il souvent vu des ballets et admir lart du danseur ; peut-tre est-il venu un temps o le ballet ne la plus impressionn. Pourtant, certains instants, il voudrait se retirer dans sa chambre pour sabandonner lui-mme et ressentir en humoriste lindescriptible soulagement de se tenir sur une seule jambe, dans une attitude pittoresque, ou bien pour vouer le monde entier tous les diables et dcider de tout par un entrechat.

    Au Knigstdter Theater, on reprsente des farces ; sy assemble, comme il est naturel, un public extrmement mlang. Qui voudrait tudier la pathologie du rire dans la

  • diffrence des conditions sociales et des tempraments ne devrait pas ngliger loccasion offerte par la reprsentation dune farce. La jubilation et les grands clats de rire du paradis et des secondes galeries sont dun tout autre genre que les applaudissements dun public cultiv et critique : sans cet accompagnement constant, la farce ne pourrait absolument pas tre reprsente. Laction de la farce se droule, en gnral, dans les classes infrieures. Cest pourquoi le paradis et les secondes galeries sy reconnaissent aussitt. Leur vacarme et la clameur de leurs bravos ne sont pas une apprciation esthtique de tel ou tel artiste particulier, mais lexplosion purement lyrique de leur bien-tre. Ils nont absolument pas conscience deux-mmes comme public, mais ils veulent tre de la partie en descendant dans la rue ou bien l o la scne se situe. Nanmoins, comme cela ne peut se faire, cause de la distance, ils se comportent en enfants qui ont seulement la permission de regarder de la fentre une bagarre dans la rue. Les premires galeries et lorchestre sont aussi secous par le rire, bien quil soit essentiellement diffrent des cris cimbro-teutons du populaire et que les diffrents rire soient eux-mmes, lintrieur de cette classe, infiniment nuancs, mais en un tout autre sens qu la reprsentation du meilleur vaudeville. Quon y voie perfection ou imperfection, tel est le fait. Toute dtermination esthtique gnrale de la farce est voue lchec. Elle ne saurait en aucune faon amener luniformit les tonalits affectives dun public plus cultiv ; car leffet de la farce dpend, pour une grande part, de la spontanit et de lactivit cratrice du spectateur. Lindividualit particulire est amene se faire valoir, en tout autre sens, affranchie quelle est, dans sa jouissance, de toutes les obligations esthtiques traditionnelles : admirer, rire, tre mu, etc. Pour un homme cultiv, voir une farce cest comme jouer la loterie, sans le dsagrment de gagner de largent. Mais le public ordinaire, amateur de thtre, ne trouve pas son compte dans une telle incertitude. Il nglige donc volontiers la farce, ou bien il la dprcie, la mprise et, pour elle, cest le pire. Le public commun des thtres fait preuve, en gnral, dun certain srieux born. Il veut que le thtre lennoblisse et le cultive, ou du moins il tient se limaginer. Il veut avoir eu, ou du moins il veut simaginer avoir eu, une rare jouissance artistique. Il veut, la simple lecture de laffiche, savoir davance

  • comment se passera la soire. Une telle convention ne saurait jouer pour la farce : car la mme farce peut produire des impressions extrmement diffrentes et, curieusement, il peut arriver quelle produise le moins deffet quand elle est le mieux reprsente. On ne peut pas compter sur ses voisins d ct ou den face, ni sur larticle du journal pour savoir si on sest diverti ou non. Chaque spectateur Unique doit en dcider lui-mme. La critique na gure encore russi dicter un crmonial lusage du public cultiv, amateur de thtre, qui regarde une farce ; sur ce point, il est absolument impossible de dterminer le bon ton . Lestime rciproque du public et des acteurs, dail-leurs si scurisante, est dpasse. On peut se trouver dans une tonalit affective tout fait droutante en voyant une farce. Cest pourquoi on ne peut jamais savoir avec sret si on sest comport, au thtre, en digne membre de la bonne socit, qui a ri et pleur aux bons endroits. On ne peut y admirer, en spectateur consciencieux, la finesse de la peinture des caractres requise par le drame. Les personnages de la farce, en effet, sont tous dessins la mesure abstraite du gnral . Situation, action, rpliques, tout est cette mesure. Cest pourquoi on peut tout aussi bien tre dispos la douce mlancolie que soulev par le rire. Nul effet ironique dans la farce, tout y est navet ; aussi le spectateur se retrouve seul seul et doit payer de sa personne. Au demeurant la navet de la farce est si illusoire que le spectateur cultiv ne saurait sy comporter navement. Il puise, dans son propre rapport la farce, une grande part de son amusement. Cest comme sil devait lui-mme prendre des risques, au lieu de rechercher en vain droite et gauche ou dans le journal la garantie quil sest rellement amus. En revanche, si le spectateur cultiv montre, de plus, assez de dsinvolture pour oser samuser tout fait en solo, assez daplomb pour savoir par lui-mme, sans consulter le savoir dun autre, sil sest amus ou non, alors, pour lui, la farce peut avoir une signification toute particulire : tantt par lampleur de son abstraction, tantt par la mise en place dune ralit tangible, elle atteint ses diffrentes tonalits affectives propres. Il va de soi que ce spectateur ne viendra pas avec une tonalit affective de commande, laquelle il rapporterait tous les effets produits ; mais il aura labor sa

  • tonalit affective, de manire quelle le laisse dans un tat o se prsentent, non pas une seule, mais toutes les tonalits possibles.

    Au Knigstdter Theater, on donne des farces, mon avis, excellentes. Cette opinion est naturellement tout individuelle ; je ne limpose personne, pas plus que je ne tolre aucune pression. Pour que la reprsentation dune farce ait un complet succs, il faut que la troupe qui joue soit compose dune certaine manire. Elle doit possder deux, tout au plus trois acteurs, dun talent tout fait incontestable, ou plutt deux ou trois gnies crateurs. Ceux-ci doivent tre enfants du caprice, enivrs de rire, danseurs de lhumour, tout fait pareils aux autres hommes le reste du temps et jusqu linstant mme o ils entendent la cloche du rgisseur. Alors, la minute mme ils se mtamorphosent : tels de nobles coursiers arabes, ils se mettent gmir et souffler, leurs naseaux dilats tmoignent du frmissement de lesprit qui est en eux, parce quils veulent aller de lavant pour donner libre cours leur fougue. Ce sont moins des artistes rflchis qui ont tudi le rire, que des lyriques se prcipitant, tte baisse dans labme du rire, pour laisser sa puissance volcanique les jeter sur la scne. Aussi ne calculent-ils gure ce quils vont faire : ils laissent linstant et la force naturelle du rire gouverner tout. Ils ont le courage de risquer ce que lUnique nose risquer que seul avec lui-mme, ce que linsens fait en prsence de tous, ce que le gnie sait faire avec une gniale autorit, sr quil est de faire rire. Ils savent que leur folle gaiet est sans limites et que la rserve de comique, en eux, est inpuisable, les surprenant eux-mmes, presqu chaque instant ; ils savent quils sont capables de soutenir le rire la soire entire, sans quil leur en cote plus deffort quil ne men cote, moi-mme, de griffonner sur ce papier.

    Quand un thtre de farces a deux gnies de cette sorte, cest assez ; trois est le nombre maximum qui doit tre utilis ; sans quoi laction faiblit, comme un homme qui meurt dhypersthnie. Le reste de la troupe na pas besoin davoir du talent ; il nest mme pas bon quil en ait. Le reste de la troupe na pas besoin non plus dtre recrut selon les canons de la beaut ; il faut plutt le rassembler au hasard. Tout le reste de la troupe doit tre l de prfrence par hasard, comme cette socit qui, daprs un dessin de Chodowiecki, fonda Rome. Mme pas besoin dexclure quelquun pour cause de dfaut

  • corporel. Au contraire, pareil hasard produit, en loccurrence, le meilleur effet. Si quelquun a les jambes arques ou les genoux cagneux, sil a pouss trop vite ou sest prcocement nou, bref, sil est un exemplaire dfectueux, dune faon ou dune autre, il peut bien trouver un emploi dans une farce et leffet quil provoque peut tre incalculable. Juste aprs lidal, en effet, vient le hasard comme ce qui en est le plus proche. Un homme spirituel disait quon pouvait classer lhumanit en officiers, servantes et ramoneurs. Cette remarque, mon avis, nest pas seulement spirituelle, elle est aussi profonde et il faut un grand talent spculatif pour donner un meilleur classement. Quand un classement npuise pas idalement son objet, le hasard devient de toute manire prfrable, parce quil met limagination en mouvement. Un classement qui nest vrai que relativement ne saurait satisfaire la raison. Pour limagination, il nest absolument rien ; par suite, il doit tre totalement rejet, malgr le grand honneur quon lui fait dordinaire, parce que les hommes sont, dune part trop btes, de lautre trop dpourvus dimagination. Quand on veut, au thtre, se faire une ide de lhomme, il faut exiger une crature concrte incarnant parfaitement lidalit quelle reprsente, ou bien une crature prise au hasard. Les thtres qui ne sont pas uniquement pour le plaisir devraient fournir la premire. Cependant, on se contente dun acteur qui est bel homme, au physique avantageux, avec une physionomie bonne pour le thtre et une bonne voix. Pour moi, jen suis rarement satisfait ; car son jeu veille eo ipso [par l mme] la critique qui, sitt veille, narrive pas dcider ce quil faut pour tre un homme. Il nest dailleurs pas facile de remplir ces exigences ; on me laccordera si on pense que Socrate, pourtant matre connaisseur des hommes et de soi, ne savait pas avec certitude sil tait un homme ou un animal encore plus changeant que Typhon . Dans la farce, les personnages de second ordre produisent leur effet grce la catgorie abstraite du gnral ; ils y parviennent par une ralisation concrte qui doit tout au hasard. On ne va donc pas plus loin que la ralit, on ne le doit pas non plus. Mais le spectateur sen accommode, en voyant le hasard prtendre comiquement tre lidalit, ce quil obtient en sintroduisant dans le monde artificiel de la scne. Sil fallait faire une exception en faveur de ces personnages de second

  • ordre, ce devrait tre pour lamante. Bien sr, elle ne doit tre artiste daucune manire ; mais, en la choisissant, on doit pourtant veiller ce quelle soit avenante, aimable en tout son maintien, plaisante voir voluer sur scne, quelle soit agrable regarder, agrable voir, pour ainsi dire, aller et venir autour de soi.

    La troupe du Knigstdter Theater est compose peu prs selon mon vu. Si je devais faire une objection, elle viserait les personnages de second ordre ; car, contre Beckmann et Grobecker, je nai pas un mot objecter. Beckmann est un gnie comique accompli, qui, en pur lyrique, prend le mors aux dents dans le comique. Il ne se fait pas remarquer par le dessin du caractre, mais par le jaillissement des tonalits affectives. Il nest pas grand dans le commensurable artistique, mais digne dadmi- ration dans lincommensurable individuel. Il na nul besoin dtre aid par le jeu de lensemble de la troupe, le scnario ou la mise en scne : prcisment parce quil est dans la tonalit affective, il apporte tout avec lui. En mme temps quil manifeste une espiglerie inoue, cest lui-mme qui peint le dcor de la scne, nen dplaise aux peintres qualifis. Ce que Baggesen dit de Sara Nickels : quelle arrive sur scne en coup de vent, avec une contre champtre derrire elle, vaut pour B., au bon sens du mot. Mais lui, il arrive en marchant. Dans un thtre dart proprement dit, on voit assez rarement un acteur qui sache vraiment marcher et sarrter. Jen ai pourtant vu un, rien quun. Mais ce dont B. est capable, je ne lai jamais vu auparavant. Non seulement il sait marcher, mais il sait arriver en marchant. Cest tout fait autre chose. Grce cette gnialit, il peut improviser, en mme temps, tout son environnement scnique. Il ne se contente pas de reprsenter un compagnon en train de cheminer, il sait arriver en marchant comme lui, si bien quon voit toute une scne en imagination. On aperoit le riant village travers la poussire de la grand-route ; on entend son vacarme assourdi ; on voit le sentier qui court l-bas, autour de la mare, quand on tourne au coin de la forge comme on voit B. arriver en marchant, son petit baluchon sur lpaule, son bton la main, sans souci et infatigable. Il sait arriver en marchant sur la scne, avec, sur ses talons, des gamins des rues quon ne voit pas. Le Dr. Ryge lui-mme, dans Le Roi Salomon et Jrgen le chapelier, ne pourrait produire cet effet. Vraiment, Mr

  • B. est une vritable conomie pour un thtre : avec lui, nul besoin de gamins des rues ni de coulisses. Pourtant ce compagnon- artisan ne propose aucun dessin de caractre : ses contours, en vrit magistraux, sont esquisss de manire trop inconsistante pour cela. Cest un incognito en qui habite le dmon frntique du comique qui bientt se dchane entranant tout en un dbordement sans frein. De ce point de vue, la danse de B. est incomparable. Une fois chant son couplet, il se met danser. B. risque ici de se rompre le cou, car lexcution, au sens strict, de ses figures de danse, ne le calme apparemment pas. A ce moment, il est absolument extraordinaire. La frnsie du rire qui est en lui ne peut plus se contenir dans les gestes ou les rpliques ; il faut quil se prenne par la nuque, comme Mnchhausen, pour se livrer la jubilation en des cabrioles insenses, afin de ne faire plus quun avec sa tonalit affective. LUnique peut bien, comme je lai dit, connatre leffet adoucissant de ces jeux ; mais, pour sy livrer sur scne, il faut un gnie incontestable, il faut lautorit du gnie, sinon cest proprement abominable.

    Tout comique burlesque doit avoir une voix reconnaissable ds les coulisses qui puisse lui frayer son chemin. B. a une voix superbe, ce qui nest pas la mme chose bien sr quun bon organe. La voix de Grobecker est plus criarde, mais un mot de lui dans les coulisses produit le mme effet que trois coups de trompette Dyrehavsbakken [la colline du Parc aux cerfs] : on est dispos rire. A ce point de vue, je donne mme Gr. le pas sur B. Le gnie de B. repose, au fond, sur un certain bon sens irrpressible dans lespiglerie, grce auquel il parvient la frnsie. Gr., au contraire, sy lve parfois grce la sensiblerie. Ainsi, je me souviens lavoir vu reprsenter, dans une farce, un intendant. Celui-ci, tout dvou ses matres, croyait significatif de se livrer une mise en scne solennelle pour leur embellir la vie. Il ne pensait donc qu prparer une fte champtre pour ce moment suprme : larrive de ses matres. Tout est prt ; Gr. a choisi de reprsenter Mercure. Il a gard son costume dintendant, il sest seulement attach des ailes aux pieds et mis un casque sur la tte. Il prend une attitude pittoresque, se tient sur une jambe et commence un discours ses matres. Gr. nest sans doute pas un aussi grand lyrique que B., mais il a pourtant, lui aussi, une comprhension lyrique du

  • rire. Il incline la correction et, de ce point de vue, accomplit souvent des choses magistrales, surtout dans le comique prosaque. Mais il nest pas autant que B., un lment de fermentation dun bout lautre de la farce. Nanmoins cest un gnie, et un gnie pour la farce.

    On entre dans Knigstdter Theater. On prend place aux premires galeries, o il y a relativement moins de gens : quand on veut voir une farce, on doit tre confortablement install, sans se sentir gn le moins du monde par ce prestige de lart au nom duquel tant de gens acceptent de sentasser lintrieur dun thtre, afin de voir une pice, comme sil y allait de leur salut. De plus, lair, dans ce thtre, est peu prs pur : il nest pas infect par la sueur dun public sensible lart ou par les exhalaisons dun public qui en est enthousiaste. Aux premires galeries, on peut tre peu prs sr de trouver une loge pour une personne, pour soi tout seul. A dfaut, jose recommander au lecteur, pour quil puisse au moins tirer profit du savoir contenu dans cet crit, la loge n 5 et 6, links [ gauche]. On y trouvera, tout au fond, une place dans un coin, compte pour une personne, o lon est incomparablement bien. On est donc l, tout seul dans sa loge ; le thtre est vide ; lorchestre joue une ouverture ; la musique retentit dans la grande salle, un peu unheimlich [inquitante] prcisment parce que tout est dsert. On nest pas all au thtre en touriste, ni en esthticien ou en critique, mais, si possible, sans aucune de ces tiquettes, content dtre bien et confortablement install, presque aussi bien que dans sa propre chambre. Lorchestre a fini ; dj le rideau se soulve un peu. Alors commence cet autre orchestre qui nobit pas la baguette du chef dorchestre, mais suit son impulsion intrieure ; cet autre orchestre : le bruit naturel du paradis qui a dj pressenti B. dans les coulisses. Je me tiens, en gnral, tout au fond de la loge ; donc je ne peux absolument pas voir les secondes galeries, ni le paradis qui, comme une visire de casquette, fait saillie au-dessus de ma tte. Le vacarme produit un effet dautant plus fantastique.

    Partout o je peux voir, cest en grande partie le vide ; le vaste espace du thtre se change pour moi en ce ventre de monstre marin, o se trouvait Jonas. Le vacarme du paradis semble venir du mouvement des viscera du monstre. Ds

  • linstant o le paradis commence sa musique, plus besoin daccompagnement, car B. lanime et il anime B.

    Jeune bonne inoubliable de mon enfance, toi, nymphe passagre, habitante du ruisseau qui court devant la maison de mon pre, toi, la secourable, qui prenais toujours part mes jeux denfant, bien que de toi seule occupe ! Toi, ma consolatrice fidle, toi qui as gard, au cours des ans, la puret de linnocence, sans prendre de lge, alors que je devenais vieux ! toi, paisible nymphe, auprs de qui je cherchai de nouveau refuge, las des hommes, las de moi-mme, tant javais besoin dune ternit de repos, plong dans la tristesse, tant javais besoin dune ternit doubli. Tu ne me refuseras point ce que les hommes voulurent me refuser en rendant lternit aussi agite et encore plus terrible que le temps. Je mtendis alors ton ct pour chapper moi-mme dans limmensit du ciel au-dessus de ma tte, pour moublier moi-mme dans le bercement de ton murmure ! O toi, mon moi le plus heureux, toi vie passagre, habitante du ruisseau qui court devant la maison de mon pre, o je reste allong, semblable au bton qua dpos le voyageur, mais je trouve salut, et dlivrance dans le doux gazouillis mlancolique de ton ruissellement ! Ainsi je mtendais dans ma loge, jet comme le vtement du baigneur, allong au bord des flots du rire, de lespiglerie et de la jubilation qui bruissaient sans cesse devant moi ; je ne pouvais rien voir que lespace du thtre, rien entendre que le vacarme o jtais plong. Parfois seulement je me redressais pour regarder Beckmann et riais tant que, de fatigue, je mallongeais de nouveau, las, le long du fleuve bruissant. Ctait dj la flicit et, pourtant, quelque chose me manquait. Cest alors que, dans le dsert qui menvironnait de partout, je dcouvris un personnage qui me rjouit plus que Vendredi ne rjouit Robinson. Dans une loge, en face de moi, au troisime rang, se trouvait une jeune fille, demi cache par un monsieur et une dame dun certain ge, assis au premier rang. Cette jeune fille ntait gure au thtre pour tre vue, puisque, dans ce thtre, on est totalement dispens de ces dtestables exhibitions fminines. Elle tait au troisime rang ; sa mise tait simple et modeste, presque une toilette dintrieur. Elle ne senveloppait pas de zibeline ni de martre, elle senveloppait dune grande charpe ; sa tte sortait de cette enveloppe et sinclinait

  • humblement, comme sur une tige de muguet la plus haute clochette sincline en sortant de la grande feuille qui lenveloppe. Quand javais regard Beckmann, et que, le corps tout secou de rire, je mallongeais de fatigue pour me laisser emporter par les flots de jubilation et de gaiet, quand je sortais de ce bain pour revenir moi-mme, alors je la cherchais des yeux et sa vue rafrachissait tout mon tre de son aimable douceur. Ou bien, quand un sentiment plus pathtique perait dans la farce mme, je la regardais encore ; sa manire dtre my invitait, car elle gardait tout le temps la mme attitude recueillie, avec son calme sourire denfant tonn. Chaque soir, elle venait l, comme moi. Parfois, je me laissais aller me demander ce qui pouvait bien lamener l ; mais ces penses restaient de simples tonalits affectives orientes vers elle. Par instants, il me semblait quelle devait tre une jeune fille ayant beaucoup souffert pour senvelopper si troitement dans son chle, comme pour se garder du monde, jusqu ce que lexpression de sa figure massurt quelle tait une heureuse enfant qui serrait son charpe si troitement pour mieux sen donner cur joie. Elle ne souponnait pas quelle tait vue, encore moins que mes yeux la surveillaient ; sinon cet t un pch envers elle et le pire pour moi, car il est une innocence, une inconscience que peut troubler mme la pense la plus pure. On ne dcouvre pas soi-mme une telle ingnuit, mais si votre bon gnie vous confie o se dissimule sa cachette, vous devez pourtant viter de la blesser pour ne pas affliger votre gnie. Si elle avait seulement souponn ma joie muette, demi amoureuse, tout aurait t gt, et rien pour rparer, pas mme tout son amour ! A quelques milles de Copenhague, je sais o habite une jeune fille. Je connais le grand jardin ombrag, avec ses nombreux arbres et arbustes. Je sais, non loin de l, une pente couverte de broussailles, do lon peut regarder en bas, dans le jardin, dissimul dans la broussaille. Je ne lai confi personne ; mme mon cocher ne le sait pas, car je le trompe en descendant quelque distance ! de l et en prenant droite au lieu daller gauche. Quand mon me ne trouve pas le sommeil, quand la vue de mon lit mangoisse plus quun instrument de torture, plus que le malade craint la table dopration, alors je roule toute la nuit. Au petit matin, me voil allong dans ma cachette de broussaille. La vie commence remuer, le soleil

  • ouvre lil, loiseau secoue son aile, le renard sort furtivement de sa tanire, le paysan se tient sur le seuil de sa porte pour contempler ltendue des champs, la laitire, avec son seau, descend dans la prairie, le moissonneur fait rsonner sa faux et se rjouit de ce prlude qui devient le refrain du jour et de lactivit, cest alors que la jeune fille savance elle aussi. Ah ! si lon pouvait dormir ! dormir assez lgrement pour que le sommeil, lui-mme ne devienne pas un fardeau plus lourd que celui du jour ! Si lon pouvait se lever de sa couche, comme si personne ny avait repos, tant la couche elle-mme resterait frache, attrayante, rconfortante voir, comme si le dormeur, sans sy reposer, stait seulement pench sur elle pour bien la prparer ! Si lon pouvait mourir en laissant son lit de mort, au moment mme dtre enlev, plus engageant au regard que le lit tourn, retourn, vent par une mre attentionne afin que lenfant y dorme sur ses deux oreilles ! La jeune fille savance alors ; elle va, jetant lentour un regard tonn (mais qui stonne le plus, la jeune fille ou les arbres ?) ; elle saccroupit parmi les arbustes pour une cueillette ; elle sautille, lgre, de-ci de-l, puis se tient tranquille, toute ses penses. Quelle prodigieuse persuasion en tout cela ! Alors mon me trouve enfin le repos. Heureuse jeune fille ! Si jamais un homme vient gagner ton amour, puisses-tu, tant tout pour lui, le rendre aussi heureux que tu me rends heureux, moi, en ne faisant rien pour moi !

    Der Talismann devait tre reprsent au Knigstdter Theater ; son ressouvenir sveillait en mon me et tout tait aussi vivant que lorsque jy tais, la dernire fois. Je me htai daller au thtre. Pas de loge pour moi tout seul ; pas mme une place aux numros cinq et six, gauche. Je dus aller droite. Je me retrouvai l parmi des gens qui ne savaient pas avec certitude sils devaient samuser ou sennuyer, compagnie quon peut avec certitude tenir pour assommante. Pas une seule loge vide ou presque. Impossible de dcouvrir ma je