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Jules Verne - Une Ville Flottante

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French Literature 19th century

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  • The Project Gutenberg EBook of Une ville flottante, byJules Verne

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    Title: Une ville flottante

    Author: Jules Verne

    Release Date: February 22, 2006 [EBook #17832]

    Language: French

    *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOKUNE VILLE FLOTTANTE ***

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  • Jules Verne

    UNE VILLE FLOTTANTE

    (1871)

    Table des matires

    I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIIIXIX XX XXI XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII XXIXXXX XXXI XXXII XXXIII XXXIV XXXV XXXVI XXXVIIXXXVIII XXXIX

  • ILe 18 mars 1867, j'arrivais Liverpool. Le Great Easterndevait partir quelques jours aprs pour New York, et jevenais prendre passage son bord. Voyage d'amateur,rien de plus. Une traverse de l'Atlantique sur cegigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptaisvisiter le North-Amrique, mais accessoirement. Le GreatEastern d'abord. Le pays clbr par Cooper ensuite. Eneffet, ce steamship est un chef-d'oeuvre de constructionnavale. C'est plus qu'un vaisseau, c'est une ville flottante, unmorceau de comt, dtach du sol anglais, qui, aprs avoirtravers la mer, va se souder au continent amricain. Jeme figurais cette masse norme emporte sur les flots, salutte contre les vents qu'elle dfie, son audace devant lamer impuissante, son indiffrence la lame, sa stabilit aumilieu de cet lment qui secoue comme des chaloupesles Warriors et les Solfrinos. Mais mon imagination s'taitarrte en de. Toutes ces choses, je les vis pendantcette traverse, et bien d'autres encore qui ne sont plus duDomaine maritime. Si le Great Eastern n'est passeulement une machine nautique, si c'est un microcosmeet s'il emporte un monde avec lui, un observateur nes'tonnera pas d'y rencontrer, comme sur un plus grandthtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes lespassions des hommes.

  • En quittant la gare, je me rendis l'htel Adelphi. Le dpartdu Great Eastern tait annonc pour le 20 mars. Dsirantsuivre les derniers prparatifs, je fis demander aucapitaine Anderson, commandant du steamship, lapermission de m'installer immdiatement bord. Il m'yautorisa fort obligeamment.

    Le lendemain, je descendis vers les bassins qui formentune double lisire de docks sur les rives de la Mersey. Lesponts tournants me permirent d'atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements dela mare. C'est une place d'embarquement pour lesnombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexede Liverpool, situe sur la rive gauche de la Mersey.

    Cette Mersey, comme la Tamise, n'est qu'une insignifianterivire, indigne du nom de fleuve, bien qu'elle se jette lamer. C'est une vaste dpression du sol, remplie d'eau, unvritable trou que sa profondeur rend propre recevoir desnavires du plus fort tonnage. Tel le Great Eastern, auquel laplupart des autres ports du monde sont rigoureusementinterdits. Grce cette disposition naturelle, ces ruisseauxde la Tamise et de la Mersey ont vu se fonder presque leur embouchure, deux immenses villes de commerce,Londres et Liverpool; de mme et peu prs pour desconsidrations identiques, Glasgow sur la rivire Clyde.

    la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau

  • vapeur, affect au service du Great Eastern. Je m'installaisur le pont, dj encombr d'ouvriers et de manoeuvres quise rendaient bord du steamship. Quand sept heures dumatin sonnrent la tour Victoria, le tender largua sesamarres et suivit grande vitesse le flot montant de laMersey.

    peine avait-il dbord que j'aperus sur la cale un jeunehomme de grande taille, ayant cette physionomiearistocratique qui distingue l'officier anglais. Je crusreconnatre en lui un de mes amis, capitaine l'arme desIndes, que je n'avais pas vu depuis plusieurs annes. Maisje devais me tromper, car le capitaine Mac Elwin nepouvait avoir quitt Bombay. Je l'aurais su. D'ailleurs MacElwin tait un garon gai, insouciant, un joyeux camarade,et celui-ci, s'il offrait mes yeux les traits de mon ami,semblait triste et comme accabl d'une secrte douleur.Quoi qu'il en soit, je n'eus pas le temps de l'observer avecplus d'attention, car le tender s'loignait rapidement, etl'impression fonde sur cette ressemblance s'effaabientt dans mon esprit.

    Le Great Eastern tait mouill peu prs trois milles enamont, la hauteur des premires maisons de Liverpool.Du quai de New-Prince, on ne pouvait l'apercevoir. Ce futau premier tournant de la rivire que j'entrevis sa masseimposante. On et dit une sorte d'lot demi estomp dansles brumes. Il se prsentait par l'avant, ayant vit au flot;mais bientt le tender prit du tour et le steamship se montra

  • dans toute sa longueur. Il me parut ce qu'il tait norme!Trois ou quatre charbonniers, accosts ses flancs, luiversaient par ses sabords percs au-dessus de la ligne deflottaison leur chargement de houille. Prs du GreatEastern, ces trois-mts ressemblaient des barques.Leurs chemines n'atteignaient mme pas la premireligne des hublots vids dans sa coque; leurs barres deperroquet ne dpassaient pas ses pavois. Le gant auraitpu hisser ces navires sur son portemanteau en guise dechaloupes vapeur.

    Cependant le tender s'approchait; il passa sous l'travedroite du Great Eastern, dont les chanes se tendaientviolemment sous la pousse du flot; puis, le rangeant bbord, il stoppa au bas du vaste escalier qui serpentaitsur ses flancs. Dans cette position, le pont du tenderaffleurait seulement la ligne de flottaison du steamship,cette ligne qu'il devait atteindre en pleine charge, et quimergeait encore de deux mtres.

    Cependant les ouvriers dbarquaient en hte etgravissaient ces nombreux tages de marches qui seterminaient la coupe du navire. Moi, la tte renverse, lecorps rejet en arrire, comme un touriste qui regarde undifice lev, je contemplais les roues du Great Eastern.

    Vues de ct, ces roues paraissaient maigres, macies,bien que la longueur de leurs pales ft de quatre mtres;mais, de face, elles avaient un aspect monumental. Leur

  • lgante armature, la disposition du solide moyeu, pointd'appui de tout le systme, les trsillons entrecroiss,destins maintenir l'cartement de la triple jante, cetteaurole de rayons rouges, ce mcanisme demi perdudans l'ombre des larges tambours qui coiffaient l'appareil,tout cet ensemble frappait l'esprit et voquait l'ide dequelque puissance farouche et mystrieuse.

    Avec quelle nergie ces pales de bois, si vigoureusementboulonnes, devaient battre les eaux que le flux brisait ence moment contre elles! Quels bouillonnements desnappes liquides, quand ce puissant engin les frappait coupsur coup! Quels tonnerres engouffrs dans cette cavernedes tambours, lorsque le Great Eastern marchait toutevapeur sous la pousse de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamtre et cent soixante-six pieds decirconfrence, pesant quatre-vingt-dix tonneaux et donnantonze tours la minute!

    Le tender avait dbarqu ses passagers. Je mis le piedsur les marches de fer canneles, et, quelques instantsaprs, je franchissais la coupe du steamship.

  • II

    Le pont n'tait encore qu'un immense chantier livr unearme de travailleurs. Je ne pouvais me croire bord d'unnavire. Plusieurs milliers d'hommes, ouvriers, gens del'quipage, mcaniciens, officiers, manoeuvres, curieux, secroisaient, se coudoyaient sans se gner, les uns sur lepont, les autres dans les machines, ceux-ci courant lesroufles, ceux-l parpills travers la mture, tous dans unple-mle qui chappe la description. Ici, des gruesvolantes enlevaient d'normes pices de fonte; l, delourds madriers taient hisss l'aide de treuils vapeur;au-dessus de la chambre des machines se balanait uncylindre de fer, vritable tronc de mtal; l'avant, lesvergues montaient en gmissant le long des mts de hune; l'arrire se dressait un chafaudage qui cachait sansdoute quelque difice en construction. On btissait, onajustait, on charpentait, on grait, on peignait au milieu d'unincomparable dsordre.

    Mes bagages avaient t transbords. Je demandai lecapitaine Anderson. Le commandant n'tait pas encorearriv, mais un des stewards se chargea de moninstallation et fit transporter mes colis dans une descabines de l'arrire.

  • Mon ami, lui dis-je, le dpart du Great Eastern taitannonc pour le 20 mars, mais il est impossible que tousces prparatifs soient termins en vingt-quatre heures.Savez-vous quelle poque nous pourrons quitterLiverpool?

    cet gard, le steward n'tait pas plus avanc que moi. Ilme laissa seul. Je rsolus alors de visiter tous les trous decette immense fourmilire, et je commenai mapromenade comme et fait un touriste dans quelque villeinconnue. Une boue noire cette boue britannique qui secolle aux pavs des villes anglaises couvrait le pont dusteamship. Des ruisseaux ftides serpentaient et l. Onse serait cru dans un des plus mauvais passages d'UpperThames Street, aux abords du pont de Londres. Jemarchai en rasant ces roufles qui s'allongeaient sur l'arriredu navire. Entre eux et les bastingages, de chaque ct, sedessinaient deux larges rues ou plutt deux boulevardsqu'une foule compacte encombrait. J'arrivai ainsi au centremme du btiment, entre les tambours runis par undouble systme de passerelles.

    L s'ouvrait le gouffre destin contenir les organes de lamachine roues. J'aperus alors cet admirable engin delocomotion. Une cinquantaine d'ouvriers taient rpartis surles claires-voies mtalliques du bti de fonte, les unsaccrochs aux longs pistons inclins sous des anglesdivers, les autres suspendus aux bielles, ceux-ci ajustantl'excentrique, ceux-l boulonnant, au moyen d'normes

  • clefs, les coussinets des tourillons. Ce tronc de mtal quidescendait lentement par l'coutille, c'tait un nouvel arbrede couche destin transmettre aux roues le mouvementdes bielles. De cet abme sortait un bruit continu, fait desons aigres et discordants.

    Aprs avoir jet un rapide coup d'oeil sur ces travauxd'ajustage, je repris ma promenade et j'arrivai sur l'avant.L, des tapissiers achevaient de dcorer un assez vasteroufle dsign sous le nom de smoking room, lachambre fumer, le vritable estaminet de la ville flottante,magnifique caf clair par quatorze fentres, plafonnblanc et or, et lambriss de panneaux en citronnier. Puis,aprs avoir travers une sorte de petite place triangulaireque formait l'avant du pont, j'atteignis l'trave qui tombaitd'aplomb la surface des eaux.

    De ce point extrme, me retournant, j'aperus dans unedchirure des brumes l'arrire du Great Eastern unedistance de plus de deux hectomtres. Ce colosse mritebien qu'on emploie de tels multiples pour en valuer lesdimensions.

    Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entreles roufles et les pavois, vitant le choc des poulies qui sebalanaient dans les airs et le coup de fouet desmanoeuvres que la brise cinglait et l, me dgageant icides heurts d'une grue volante, et, plus loin, des scoriesenflammes qu'une forge lanait comme un bouquet

  • d'artifice. J'apercevais peine le sommet des mts, hautsde deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard,auquel les tenders de service et les charbonniersmlaient leur fume noire. Aprs avoir dpass la grandecoutille de la machine roues, je remarquai un petithtel qui s'levait sur ma gauche, puis la longue faadelatrale d'un palais surmont d'une terrasse dont onfourbissait les garde-fous. Enfin j'atteignis l'arrire dusteamship, l'endroit o s'levait l'chafaudage que j'aidj signal. L, entre le dernier roufle et le vastecaillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatreroues du gouvernail, des mcaniciens achevaientd'installer une machine vapeur. Cette machine secomposait de deux cylindres horizontaux et prsentait unsystme de pignons, de leviers, de dclics qui me semblatrs compliqu. Je n'en compris pas d'abord la destination,mais il me parut qu'ici, comme partout, les prparatifstaient loin d'tre termins.

    Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tantd'amnagements nouveaux bord du Great Eastern,navire relativement neuf? C'est ce qu'il faut dire enquelques mots.

    Aprs une vingtaine de traverses entre l'Angleterre etl'Amrique, et dont l'une fut marque par des accidents trsgraves, l'exploitation du Great Eastern avait tmomentanment abandonne. Cet immense bateaudispos pour le transport des voyageurs ne semblait plus

  • bon rien et se voyait mis au rebut par la race dfiante despassagers d'outre-mer. Lorsque les premires tentativespour poser le cble sur son plateau tlgraphique eurentchou insuccs d en partie l'insuffisance desnavires qui le transportaient , les ingnieurs songrent auGreat Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner son bordces trois mille quatre cents kilomtres de fil mtallique,pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait,grce sa parfaite indiffrence la mer, drouler etimmerger cet immense grelin. Mais pour arrimer ce cbledans les flancs du navire, il fallut des amnagementsparticuliers. On fit sauter deux chaudires sur six et unechemine sur trois appartenant la machine de l'hlice. leur place, de vastes rcipients furent disposs pour y loverle cble qu'une nappe d'eau prservait des altrations del'air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants la mer sanssubir le contact des couches atmosphriques.

    L'opration de la pose du cble s'accomplit avec succs,et, le rsultat obtenu, le Great Eastern fut relgu denouveau dans son coteux abandon. Survint alorsl'Exposition universelle de 1867. Une compagnie franaise,d i t e Socit des Affrteurs du Great Eastern, responsabilit limite, se fonda au capital de deux millionsde francs, dans l'intention d'employer le vaste navire autransport des visiteurs transocaniens. De l, ncessit derapproprier le steamship cette destination, ncessit decombler les rcipients et de rtablir les chaudires,ncessit d'agrandir les salons que devaient habiter

  • plusieurs milliers de voyageurs et de construire ces rouflescontenant des salles manger supplmentaires; enfin,amnagement de trois mille lits dans les flancs de lagigantesque coque.

    L e Great Eastern fut affrt au prix de vingt-cinq millefrancs par mois. Deux contrats furent passs avec G.Forrester & Co. de Liverpool: le premier, au prix de cinqcent trente-huit mille sept cent cinquante francs, pourl'tablissement des nouvelles chaudires de l'hlice; lesecond, au prix de six cent soixante- deux mille cinq centsfrancs, pour rparations gnrales et installations dunavire.

    Avant d'entreprendre ces derniers travaux, le Board ofTrade exigea que le navire ft pass sur le gril, afin que sacoque pt tre rigoureusement visite. Cette coteuseopration faite, une longue dchirure du bord extrieur futsoigneusement rpare grands frais. On procda alors l'installation des nouvelles chaudires. On dut changeraussi l'arbre moteur des routes qui avait t fausspendant le dernier voyage; cet arbre, coud en son milieupour recevoir la bielle des pompes, fut remplac par unarbre muni de deux excentriques, ce qui assurait la soliditde cette pice importante sur laquelle porte tout l'effort.Enfin, et pour la premire fois, le gouvernail allait tre mpar la vapeur.

    C'est cette dlicate manoeuvre que les mcaniciens

  • destinaient la machine qu'ils ajustaient l'arrire. Letimonier, plac sur la passerelle du centre, entre lesappareils signaux des roues et de l'hlice, avait sous lesyeux un cadran pourvu d'une aiguille mobile qui lui donnait chaque instant la position de sa barre. Pour la modifier, ilse contentait d'imprimer un lger mouvement une petiteroue mesurant peine un pied de diamtre et dresseverticalement porte de sa main. Aussitt des valvess'ouvraient; la vapeur des chaudires se prcipitait par delongs tuyaux de conduite dans les deux cylindres de lapetite machine; les pistons se mouvaient avec rapidit, lestransmissions agissaient, et le gouvernail obissaitinstantanment ses drosses irrsistiblement entranes.Si ce systme russissait, un homme gouvernerait, d'unseul doigt, la masse colossale du Great Eastern. Pendantcinq jours, les travaux continurent avec une activitdvorante. Ces retards nuisaient considrablement l'entreprise des affrteurs; mais les entrepreneurs nepouvaient faire plus. Le dpart fut irrvocablement fix au26 mars. Le 25, le pont du steamship tait encoreencombr de tout l'outillage supplmentaire.

    Enfin, pendant cette dernire journe, les passavants, lespasserelles, les roufles se dgagrent peu peu; leschafaudages furent dmonts; les grues disparurent;l'ajustement des machines s'acheva; les dernires chevillesfurent frappes, et les derniers crous visss; les picespolies se couvrirent d'un enduit blanc qui devait lesprserver de l'oxydation pendant le voyage; les rservoirs

  • d'huile se remplirent; la dernire plaque reposa enfin sur samortaise de mtal. Ce jour-l, l'ingnieur en chef fit l'essaides chaudires. Une norme quantit de vapeur seprcipita dans la chambre des machines. Pench surl'coutille, envelopp dans ces chaudes manations, je nevoyais plus rien; mais j'entendais les longs pistons gmir travers leurs botes toupes, et les gros cylindres oscilleravec bruit sur leurs solides tourillons. Un vif bouillonnementse produisait sous les tambours, pendant que les palesfrappaient lentement les eaux brumeuses de la Mersey. l'arrire, l'hlice battait les flots de sa quadruple branche.Les deux machines, entirement indpendantes l'une del'autre, taient prtes fonctionner.

    Vers cinq heures du soir, une chaloupe vapeur vintaccoster. Elle tait destine au Great Eastern. Salocomobile fut dtache d'abord et hisse sur le pont aumoyen des cabestans. Mais, quant la chaloupe elle-mme, elle ne put tre embarque. Sa coque d'acier taitd'un poids tel que les pistolets, sur lesquels on avait frapples palans, plirent sous la charge, effet qui ne se ft pasproduit, sans doute, si on les et soutenus au moyen debalancines. Il fallut donc abandonner cette chaloupe; mais ilrestait encore au Great Eastern un chapelet de seizeembarcations accroches ses portemanteaux.

    Ce soir-l, tout fut peu prs termin. Les boulevardsnettoys n'offraient plus trace de boue; l'arme desbalayeurs avait pass par l. Le chargement tait

  • entirement achev. Vivres, marchandises, charbonoccupaient les cambuses, la cale et les soutes.Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans seslignes d'eau et ne tirait pas les neuf mtres rglementaires.C'tait un inconvnient polir ses roues, dont les aubes,insuffisamment immerges, devaient ncessairementproduire une pousse moindre. Nanmoins, dans cesconditions, on pouvait partir. Je me couchai donc avecl'espoir de prendre la mer le lendemain. Je ne me trompaispas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au mt demisaine le pavillon amricain, au grand mt le pavillonfranais, et la corne d'artimon le pavillon d'Angleterre.

  • III

    En effet, le Great Eastern se prparait partir. De ses cinqchemines s'chappaient dj quelques volutes de fumenoire. Une bue chaude transpirait travers les puitsprofonds qui donnaient accs dans les machines.Quelques matelots fourbissaient les quatre gros canons quidevaient saluer Liverpool notre passage. Des gabierscouraient sur les vergues et dgageaient les manoeuvres.On raidissait les haubans sur leurs pais caps de moutoncrochs l'intrieur des bastingages. Vers onze heures,les tapissiers finissaient d'enfoncer leurs derniers clous etles peintres d'tendre leur dernire couche de peinture.Puis tous s'embarqurent sur le tender qui les attendait.Ds qu'il y eut pression suffisante, la vapeur fut envoyedans les cylindres de la machine motrice du gouvernail, etles mcaniciens reconnurent que l'ingnieux appareilfonctionnait rgulirement.

    Le temps tait assez beau. De grandes chappes desoleil se prolongeaient entre les nuages qui se dplaaientrapidement. la mer, le vent devait tre fort et souffler engrande brise, ce dont se proccupait assez peu le GreatEastern.

    Tous les officiers taient bord et rpartis sur les divers

  • points du navire, afin de prparer l'appareillage. L'tat-major se composait d'un capitaine, d'un second, de deuxseconds officiers, de cinq lieutenants, dont un Franais, M.H, et d'un volontaire, Franais galement.

    Le capitaine Anderson est un marin de grande rputationdans le commerce anglais. C'est lui que l'on doit la posedu cble transatlantique. Il est vrai que s'il russit l o sesdevanciers chourent, c'est qu'il opra dans desconditions bien autrement favorables, ayant le GreatEastern sa disposition. Quoi qu'il en soit, ce succs lui amrit le titre de sir, qui lui a t octroy par la reine. Jetrouvai en lui un commandant fort aimable. C'tait unhomme de cinquante ans, blond fauve, de ce blond quimaintient sa nuance en dpit du temps et de l'ge, la taillehaute, la figure large et souriante, la physionomie calme,l'air bien anglais, marchant d'un pas tranquille et uniforme,la voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mainsdans les poches, toujours irrprochablement gant,lgamment vtu, avec ce signe particulier, le petit bout deson mouchoir blanc sortant de la poche de sa redingotebleue triple galon d'or.

    Le second du navire contrastait singulirement avec lecapitaine Anderson. Il est facile peindre; un petit hommevif, la peau trs hle, l'oeil un peu inject, de la barbenoire jusqu'aux yeux, des jambes arques qui dfiaienttoutes les surprises du roulis. Marin actif, alerte, trs aucourant du dtail, il donnait ses ordres d'une voix brve,

  • ordres que rptait le matre d'quipage avec cerugissement de lion enrhum qui est particulier la marineanglaise. Ce second se nommait W Je crois que c'taitun officier de la flotte, dtach, par permission spciale, bord du Great Eastern. Enfin, il avait des allures de loupde mer, et il devait tre de l'cole de cet amiral franais un brave toute preuve , qui, au moment du combat,criait invariablement ses hommes: Allons, enfants, nebronchez pas, car vous savez que j'ai l'habitude de mefaire sauter!

    En dehors de cet tat-major, les machines taient sous lecommandement d'un ingnieur en chef aid de huit ou dixofficiers mcaniciens. Sous ses ordres manoeuvrait unbataillon de deux cent cinquante hommes, tant soutiers quechauffeurs ou graisseurs, qui ne quittaient gure lesprofondeurs du btiment.

    D'ailleurs, avec dix chaudires ayant dix fourneauxchacune, soit cent feux conduire, ce bataillon taitoccup nuit et jour. Quant l'quipage proprement dit dusteamship, matres, quartiers-matres, gabiers, timoniers etmousses, il comprenait environ cent hommes. De plus,deux cents stewards taient affects au service despassagers.

    Tout le monde se trouvait donc son poste. Le pilote quidevait sortir le Great Eastern des passes de la Merseytait bord depuis la veille. J'aperus aussi un pilote

  • franais, de l'le de Molne, prs d'Ouessant, qui devaitfaire avec nous la traverse de Liverpool New York et, auretour, rentrer le steamship dans la rade de Brest.

    Je commence croire que nous partirons aujourd'hui, dis-je au lieutenant H

    Nous n'attendons plus que nos voyageurs, me rponditmon compatriote.

    Sont-ils nombreux?

    Douze ou treize cents. C'tait la population d'un grosbourg. onze heures et demie, on signala le tender,encombr de passagers enfouis dans les chambres,accrochs aux passerelles, tendus sur les tambours,juchs sur les montagnes de colis qui surmontaient le pont.C'tait, comme je l'appris ensuite, des Californiens, desCanadiens, des Yankees, des Pruviens, des Amricainsdu Sud, des Anglais, des Allemands, et deux ou troisFranais. Entre tous se distinguaient le clbre CyrusField, de New York; l'honorable John Rose, du Canada;l'honorable Mac Alpine, de New York; Mr et Mrs AlfredCohen, de San Francisco; Mr et Mrs Whitney, de Montral;le capitaine Mac Ph et sa femme. Parmi les Franais setrouvait le fondateur de la Socit des Affrteurs du GreatEastern, M. Jules D, reprsentant de cette TelegraphConstruction and Maintenance Company, qui avaitapport dans l'affaire une contribution de vingt mille livres.

  • Le tender se rangea au pied de l'escalier de tribord. Alorscommena l'interminable ascension des bagages et despassagers, mais sans hte, sans cris, ainsi que font desgens qui rentrent tranquillement chez eux. Des Franais,eux, auraient cru devoir monter l comme l'assaut, et secomporter en vritables zouaves. Ds que chaquepassager avait mis le pied sur le pont du steamship, sonpremier soin tait de descendre dans les salles mangeret d'y marquer la place de son couvert. Sa carte ou sonnom crayonn sur un bout de papier suffisaient luiassurer sa prise de possession. D'ailleurs, un lunch taitservi en ce moment et, en quelques instants, toutes lestables furent garnies de convives, qui, lorsqu'ils sont anglo-saxons, savent parfaitement combattre coups defourchette les ennuis d'une traverse.

    J'tais rest sur le pont afin de suivre tous les dtails del'embarquement. midi et demi, les bagages taienttransbords. Je vis l, ple-mle, mille colis de toutesformes, de toutes grandeurs, des caisses aussi grossesque des wagons, qui pouvaient contenir un mobilier, depetites trousses de voyage d'une lgance parfaite, dessacs aux angles capricieux, et ces malles amricaines ouanglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, leur bouclage multiple, l'clat de leurs cuivres, leurspaisses couvertures de toile sur lesquelles se dtachaientdeux ou trois grandes initiales brosses travers desdcoupages de fer-blanc. Bientt tout ce fouillis eut disparu

  • dans les magasins, j'allais dire dans les gares del'entrepont, et les derniers manoeuvres, porteurs ou guides,redescendirent sur le tender, qui dborda aprs avoirencrass les pavois du Great Eastern des scories de safume.

    Je retournais vers l'avant; quand soudain je me trouvai enprsence de ce jeune homme que j'avais entrevu sur lequai de New Prince. Il s'arrta en m'apercevant, et metendit une main que je serrai aussitt avec affection.

    Vous, Fabian! m'criai-je, vous, ici?

    Moi-mme, cher ami.

    Je ne m'tais donc pas tromp, c'est bien vous que j'aientrevu, il y a quelques jours, sur la cale de dpart?

    C'est probable, me rpondit Fabian, mais je ne vous aipas aperu.

    Et vous venez en Amrique?

    Sans doute! Un cong de quelques mois, peut-on lemieux passer qu' courir le monde?

    Heureux le hasard qui vous a fait choisir le GreatEastern pour cette promenade de touriste.

    Ce n'est point un hasard, mon cher camarade. J'ai lu

  • dans un journal que vous preniez passage bord du GreatEastern, et, comme nous ne nous tions pas rencontrsdepuis quelques annes, je suis venu trouver le GreatEastern pour faire la traverse avec vous.

    Vous arrivez de l'Inde?

    Parle Godavery, qui m'a dbarqu avant-hier Liverpool.

    Et vous voyagez, Fabian? lui demandai-je enobservant sa figure ple et triste.

    Pour me distraire, si je le puis, rpondit, en mepressant la main avec motion, le capitaine Fabian MacElwin.

  • IV

    Fabian m'avait quitt pour surveiller son installation dans lacabine 73, de la srie du grand salon, dont le numro taitport sur son billet. En ce moment, de grosses volutes defume tourbillonnaient l'orifice des larges chemines dusteamship. On entendait frmir la coque des chaudiresjusque dans les profondeurs du navire. La vapeurassourdissante fusait par les tuyaux d'chappement etretombait en pluie fine sur le pont. Quelques remousbruyants annonaient que les machines s'essayaient.L'ingnieur avait de la pression. On pouvait partir.

    Il fallut d'abord lever l'ancre. Le flot montait encore, et leGreat Eastern, vit sous sa pousse, lui prsentait l'avant.Il tait donc tout par pour descendre la rivire. Lecapitaine Anderson avait d choisir ce moment pourappareiller, car la longueur du Great Eastern ne luipermettait pas d'voluer dans la Mersey. N'tant pointentran par le jusant, mais, au contraire, refoulant le flotrapide, il tait plus matre de son navire et plus certain demanoeuvrer habilement au milieu des btiments nombreuxqui sillonnaient la rivire. Le moindre attouchement de cecolosse et t dsastreux.

    Lever l'ancre dans ces conditions exigeait des efforts

  • considrables. En effet, le steamship, pouss par lecourant, tendait les chanes sur lesquelles il tait affourch.De plus, un vent violent du sud-ouest trouvait prise sur samasse et joignait son action celle du flux. Il fallait doncemployer de puissants engins pour arracher les ancrespesantes de leur fond de vase. Un anchor-boat, sorte debateau destin cette opration, tait venu se bosser surles chanes; mais ses cabestans ne suffirent pas, et l'on dutse servir des appareils mcaniques que le Great Easternavait sa disposition.

    l'avant, une machine de la force de soixante-dix chevauxtait dispose pour le hissage des ancres. Il suffisaitd'envoyer la vapeur des chaudires dans ses cylindrespour obtenir immdiatement une force considrable, qu'onpouvait directement appliquer au cabestan sur lequel leschanes taient garnies. Ce fut fait. Mais, si puissantequ'elle ft, la machine se trouva insuffisante. Il fallut donc luivenir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre les barres,et une cinquantaine d'hommes vinrent virer au cabestan.

    Le steamship commena de venir sur ses ancres. Mais letravail se faisait lentement; les maillons cliquetaient, nonsans peine, dans les cubiers de l'trave, et, mon avis,on aurait pu soulager les chanes en donnant quelquestours de roues, de manire les embarquer plus aisment.

    J'tais ce moment sur la dunette de l'avant, avec uncertain nombre de passagers. Nous observions tous les

  • dtails de l'opration et les progrs de l'appareillage. Prsde moi, un voyageur, impatient sans doute des lenteursde la manoeuvre, haussait frquemment les paules, etn'pargnait pas l'impuissante machine ses moqueriesincessantes. C'tait un petit homme maigre, nerveux, mouvements fbriles, dont on voyait peine les yeux sousle plissement de leurs paupires. Un physionomiste etreconnu, ds l'abord, que les choses de la vie devaientapparatre par leur ct plaisant ce philosophe de l'colede Dmocrite, dont les muscles zygomatiques,ncessaires l'action du rire, ne restaient jamais en repos.Au demeurant je le vis plus tard un aimablecompagnon de voyage.

    Monsieur, me dit-il, jusqu'ici j'avais cru que les machinestaient faites pour aider les hommes, et non les hommespour aider les machines!

    J'allais rpondre cette juste observation, quand des crisretentirent. Mon interlocuteur et moi nous tions prcipitsvers l'avant. Sans exception, tous les hommes disposssur les barres avaient t renverss; les uns se relevaient;d'autres gisaient sur le pont. Un pignon de la machineayant cass, le cabestan avait dvir irrsistiblement sousla traction effroyable des chanes. Les hommes, pris revers, avaient t frapps avec une violence extrme latte ou la poitrine. Dgages de leurs rabans casss, lesbarres, faisant mitraille autour d'elles, venaient de tuerquatre matelots et d'en blesser douze. Parmi ces derniers,

  • le matre d'quipage, un cossais de Dundee.

    On se prcipita vers ces malheureux. Les blesss furentconduits au poste des malades, situ l'arrire. Quant auxquatre morts, on s'occupa de les dbarquerimmdiatement. D'ailleurs, les Anglo- Saxons ont une telleindiffrence pour la vie des gens que cet vnement neprovoqua qu'une mdiocre impression bord. Cesinfortuns, tus ou blesss, n'taient que les dents d'unrouage que l'on pouvait remplacer peu de frais. On fit lesignal de revenir au tender, dj loign. Quelques minutesaprs, il accostait le navire.

    Je me dirigeai vers la coupe. L'escalier n'avait pasencore t relev. Les quatre cadavres, envelopps decouvertures, furent descendus et dposs sur le pont dutender. Un des mdecins du bord s'embarqua afin de lesaccompagner jusqu' Liverpool, avec recommandation derejoindre ensuite le Great Eastern en toute diligence. Letender s'loigna aussitt, et les matelots allrent l'avantlaver les flaques de sang qui tachaient le pont.

    Je dois dire aussi qu'un passager, lgrementendommag par un clat de barre, profita de lacirconstance pour s'en retourner par le tender. Il avait djassez du Great Eastern.

    Cependant, je regardais le petit boat s'loigner toutevapeur. Lorsque je me retournai, mon compagnon figure

  • ironique murmura derrire moi ces paroles:

    Un voyage qui commence bien!

    Bien mal, monsieur, rpondis-je. qui ai-je l'honneur deparler?

    Au docteur Dean Pitferge.

  • VL'opration avait t reprise. Avec l'aide de l'anchor-boat,les chanes furent soulages, et les ancres quittrent enfinleur fond tenace. Une heure un quart sonnait aux clochersde Birkenhead. Le dpart ne pouvait tre diffr, si l'ontenait utiliser la mare pour la sortie du steamship. Lecapitaine et le pilote montrent sur la passerelle. Unlieutenant se posta prs de l'appareil signaux de l'hlice,un autre prs de l'appareil signaux des aubes. Letimonier se tenait entre eux, prs de la petite roue destine mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas o lamachine vapeur et manqu, quatre autres timoniersveillaient l'arrire, prts manoeuvrer les grandes rouesqui se dressaient sur le caillebotis. Le Great Eastern,faisant tte au courant, tait tout vit, et il n'avait plus quele flot refouler pour descendre la rivire.

    L'ordre du dpart fut donn. Les pales frapprent lentementles premires couches d'eau, l'hlice patouilla l'arrire,et l'norme vaisseau commena se dplacer.

    La plupart des passagers, monts sur la dunette de l'avant,regardaient le double paysage hriss de cheminesd'usines que prsentaient, droite, Liverpool, gauche,Birkenhead. La Mersey, encombre de navires, les uns

  • mouills, les autres montant ou descendant, n'offrait notresteamship que de sinueux passages. Mais, sous la mainde son pilote, sensible aux moindres volonts de songouvernail, il se glissait dans les passes troites, voluantcomme une baleinire sous l'aviron d'un vigoureuxtimonier. Un instant, je crus que nous allions aborder untrois-mts qui drivait le travers au courant, et dont le bout-dehors vint raser la coque du Great Eastern; mais le chocfut vit; et quand, du haut des roufles, je regardai cenavire qui ne jaugeait pas moins de sept ou huit centstonneaux, il m'apparut comme un de ces petits bateaux queles enfants lancent sur les bassins de Green Park, ou de laSerpentine River.

    Bientt le Great Eastern se trouva par le travers des calesd'embarquement de Liverpool. Les quatre canons quidevaient saluer la ville se turent, par respect pour ces mortsque le tender dbarquait en ce moment. Mais des hourrasformidables remplacrent ces dtonations qui sont ladernire expression de la politesse nationale. Aussitt lesmains de battre, les bras de s'agiter, les mouchoirs de sedployer avec cet enthousiasme dont les Anglais sont siprodigues au dpart de tout navire, ne ft-ce qu'un simplecanot qui va faire une promenade en baie. Mais comme onrpondait ces saluts! Quels chos ils provoquaient surles quais! Des milliers de curieux couvraient les murs deLiverpool et de Birkenhead. Les boats, chargs despectateurs, fourmillaient sur la Mersey. Les marins duLord Clyde, navire de guerre mouill devant les bassins,

  • s'taient disperss sur les hautes vergues et saluaient legant de leurs acclamations. Du haut des dunettes desvaisseaux ancrs dans la rivire, les musiques nousenvoyaient des harmonies terribles que le bruit des hourrasne pouvait couvrir. Les pavillons montaient et descendaientincessamment en l'honneur du Great Eastern. Mais bienttles cris commencrent s'teindre dans l'loignement.Notre steamship rangea de prs le Tripoli, un paquebot dela ligne Cunard, affect au transport des migrants, et qui,malgr sa jauge de deux mille tonneaux, paraissait n'trequ'une simple barque. Puis, sur les deux rives, les maisonsse firent de plus en plus rares. Les fumes cessrent denoircir le paysage. La campagne trancha sur les murs debriques. Encore quelques longues et uniformes ranges demaisons ouvrires. Enfin des villas apparurent, et, sur larive gauche de la Mersey, de la plate-forme du phare et del'paulement du bastion, quelques derniers hourras noussalurent une dernire fois.

    trois heures, le Great Eastern avait franchi les passes dela Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Levent du sud- ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons,rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer segonflait dj de quelques houles, mais le steamship ne lesressentait pas.

    Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Letender forait de vapeur pour nous rejoindre. Il nousramenait le second mdecin du bord. Lorsque le boat eut

  • accost, on lana une chelle de corde par laquelle cepersonnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui,notre pilote s'affala par le mme chemin jusqu' son canot,qui l'attendait, et dont chaque rameur tait muni d'uneceinture natatoire en lige. Quelques instants aprs, ilrejoignait une charmante petite golette qui l'attendait sousle vent.

    La route fut aussitt reprise. Sous la pousse de sesaubes et de son hlice, la vitesse du Great Easterns'acclra. Malgr le vent debout, il n'prouvait ni roulis nitangage. Bientt l'ombre couvrit la mer, et la cte du comtde Galles, marque par la pointe de Holyhead, se perditenfin dans la nuit.

  • VI

    Le lendemain, 27 mars, le Great Eastern prolongeait partribord la cte accidente de l'Irlande. J'avais choisi macabine l'avant sur le premier rang en abord. C'tait unepetite chambre, bien claire par deux larges hublots. Uneseconde range de cabines la sparait du premier salonde l'avant, de telle sorte que ni le bruit des conversations nile fracas des pianos, qui ne manquaient pas bord, n'ypouvaient parvenir. C'tait une cabane isole l'extrmitd'un faubourg. Un canap, une couchette, une toilette lameublaient suffisamment. sept heures du matin, aprsavoir travers les deux premires salles, j'arrivai sur lepont. Quelques passagers arpentaient dj les roufles. Unroulis presque insensible balanait lgrement le steamer.Le vent cependant soufflait en grande brise, mais la mer,couverte par la cte, ne pouvait se faire. Nanmoins,j'augurais bien de l'indiffrence du Great Eastern.

    Arriv sur la dunette de la smoking room, j'aperus cettelongue tendue de cte, lgamment profile, laquelleson ternelle verdure a valu d'tre nomme Cted'meraude. Quelques maisons solitaires, le lacet d'uneroute de douaniers, un panache de vapeur blanchemarquant le passage d'un train entre deux collines, unsmaphore isol, faisant des gestes grimaants aux

  • navires du large, l'animaient et l.

    Entre la cte et nous, la mer prsentait une nuance d'unvert sale, comme une plaque irrgulirement tache desulfate de cuivre. Le vent tendait encore frachir; quelquesembruns volaient comme une poussire; de nombreuxbtiments, bricks ou golettes, cherchaient s'lever de laterre; des steamers passaient en crachant leur fumenoire; le Great Eastern, bien qu'il ne ft pas encore animd'une grande vitesse, les distanait sans peine.

    Bientt nous emes connaissance de Queen's-Town, petitport de relche devant lequel manoeuvrait une flottille depcheurs. C'est l que tout navire, venant de l'Amrique oudes mers du Sud bateau vapeur ou bateau voiles,transatlantique ou btiment de commerce , jette enpassant ses sacs dpches. Un express, toujours enpression, les emporte Dublin en quelques heures. L, unpaquebot, toujours fumant, un steamer pur sang, tout enmachines, vrai fuseau roues qui passe au travers deslames, bateau de course autrement utile que Gladiateur ouFille-de- l'Air, prend ces lettres, et, traversant le dtroitavec une vitesse de dix-huit milles l'heure, il les dpose Liverpool. Les dpches, ainsi entranes, gagnent un joursur les plus rapides transatlantiques.

    Vers neuf heures, le Great Eastern remonta d'un quartdans l'ouest-nord-ouest. Je venais de descendre sur lepont, lorsque je fus rejoint par le capitaine Mac Elwin. Un

  • de ses amis l'accompagnait, un homme de six pieds, barbe blonde, dont les longues moustaches, perdues aumilieu des favoris, laissaient le menton dcouvert, suivantla mode du jour. Ce grand garon prsentait le type del'officier anglais: il avait la tte haute, mais sans raideur, leregard assur, les paules dgages, aisance et libertdans sa marche, en un mot tous les symptmes de cecourage si rare qu'on peut appeler le courage sanscolre. Je ne me trompais pas sur sa profession.

    Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moicapitaine au 22e rgiment de l'arme des Indes.

    Ainsi prsents, le capitaine Corsican et moi nous noussalumes.

    C'est peine si nous nous sommes vus hier, mon cherFabian, dis- je au capitaine Mac Elwin, dont je serrai lamain. Nous tions dans le coup de feu du dpart. Je saisseulement que ce n'est point au hasard que je dois de vousrencontrer bord du Great Eastern. J'avoue que si je suispour quelque chose dans la dcision que vous avezprise

    Sans doute, mon cher camarade, me rpondit Fabian.Le capitaine Corsican et moi, nous arrivions Liverpoolavec l'intention de prendre passage bord du China, de laligne Cunard, quand nous apprmes que le Great Easternallait tenter une nouvelle traverse entre l'Angleterre et

  • l'Amrique: c'tait une occasion. J'appris que vous tiez bord: c'tait un plaisir. Nous ne nous tions pas revusdepuis trois ans, depuis notre beau voyage dans les tatsscandinaves. Je n'hsitai pas, et voil pourquoi le tendernous a dposs hier en votre prsence.

    Mon cher Fabian, rpondis-je, je crois que ni lecapitaine Corsican ni vous ne regretterez votre dcision.Une traverse de l'Atlantique sur ce grand bateau ne peutmanquer d'tre fort intressante, mme pour vous, si peumarins que vous soyez. Il faut avoir vu cela. Mais parlonsde vous. Votre dernire lettre et elle n'a pas sixsemaines de date , portait le timbre de Bombay. J'avaisle droit de vous croire encore votre rgiment.

    Nous y tions, il y a trois semaines, rpondit Fabian.Nous y menions cette existence moiti militaire, moiticampagnarde des officiers indiens, pendant laquelle on faitplus de chasses que de razzias. Je vous prsente mme lecapitaine Archibald comme un grand destructeur de tigres.C'est la terreur des jungles. Cependant, bien que noussoyons garons et sans famille, l'envie nous a pris delaisser un peu de repos ces pauvres carnassiers de lapninsule, et de venir respirer quelques molcules de l'aireuropen. Nous avons obtenu un cong d'un an, etaussitt, par la mer Rouge, par Suez, par la France, noussommes arrivs avec la rapidit d'un express dans notrevieille Angleterre.

  • Notre vieille Angleterre! rpondit en souriant le capitaineCorsican, nous n'y sommes dj plus, Fabian. C'est unnavire anglais qui nous emporte, mais il est affrt par unecompagnie franaise, et il nous conduit en Amrique. Troispavillons diffrents flottent sur notre tte, et prouvent quenous foulons du pied un sol franco-anglo-amricain.

    Qu'importe! rpondit Fabian, dont le front se rida uninstant sous une impression douloureuse, qu'importe,pourvu que notre cong se passe! Il nous faut dumouvement. C'est la vie. Il est si bon d'oublier le pass, etde tuer le prsent par le renouvellement des choses autourde soi! Dans quelques jours, nous serons New York, oj'embrasserai ma soeur et ses enfants que je n'ai pas vusdepuis plusieurs annes. Puis nous visiterons les GrandsLacs. Nous redescendrons le Mississippi jusqu' laNouvelle-Orlans. Nous ferons une battue sur l'Amazone.De l'Amrique nous sauterons en Afrique, o les lions etles lphants se sont donn rendez-vous au Cap pour fterl'arrive du capitaine Corsican, et de l nous reviendronsimposer aux cipayes les volonts de la mtropole!

    Fabian parlait avec une volubilit nerveuse, et sa poitrinese gonflait de soupirs. Il y avait videmment dans sa vie unmalheur que j'ignorais encore, et que ses lettres mmes nem'avaient pas laiss pressentir. Archibald Corsican meparut tre au courant de cette situation. Il montrait une trsvive amiti pour Fabian, plus jeune que lui de quelquesannes. Il semblait tre le frre an de Mac Elwin, ce

  • grand capitaine anglais, dont le dvouement, l'occasion,pouvait tre port jusqu' l'hrosme.

    En ce moment notre conversation fut interrompue. Latrompette retentit bord. C'tait un steward joufflu quiannonait, un quart d'heure d'avance, le lunch de midi etdemi. Quatre fois par jour, la grande satisfaction despassagers, ce rauque cornet rsonnait ainsi: huit heureset demie pour le djeuner, midi et demi pour le lunch, quatre heures pour le th, sept heures et demie pour ledner. En peu d'instants les longs boulevards furent dserts,et bientt tous les convives taient attabls dans les vastessalons, o je parvins me placer prs de Fabian et ducapitaine Corsican.

    Quatre rangs de tables meublaient ces salles manger.Au-dessus, les verres et les bouteilles, disposs sur leursplanchettes de roulis, gardaient une immobilit et uneperpendicularit parfaite. Le steamship ne ressentaitaucunement les ondulations de la houle. Les convives,hommes, femmes ou enfants, pouvaient luncher sanscrainte. Les plats, finement prpars, circulaient. Denombreux stewards s'empressaient servir.

    la demande de chacun, mentionne sur une petite cartead hoc, ils fournissaient les vins, liqueurs ou ales, quifaisaient l'objet d'un compte part. Entre tous, lesCaliforniens se distinguaient par leur aptitude boire duchampagne. Il y avait l, prs de son mari, ancien douanier,

  • une blanchisseuse enrichie dans les lavages de SanFrancisco, qui buvait du Clicquot trois dollars la bouteille.Deux ou trois jeunes misses, frles et ples, dvoraientdes tranches de boeuf saignant. De longues mistresses, dfenses d'ivoire, vidaient dans leurs petits verres lecontenu d'un oeuf la coque. D'autres dgustaient avecune vidente satisfaction les tartes la rhubarbe ou lescleris du dessert. Chacun fonctionnait avec entrain. On seserait cru dans un restaurant des boulevards, en pleinParis, non en plein ocan.

    Le lunch termin, les roufles se peuplrent de nouveau. Lesgens se saluaient au passage ou s'abordaient comme despromeneurs de Hyde Park. Les enfants jouaient, couraient,lanaient leurs ballons, poussaient leurs cerceaux, ainsiqu'ils l'eussent fait sur le sable des Tuileries. La plupart deshommes fumaient en se promenant. Les dames, assisessur des pliants, travaillaient, lisaient ou cousaientensemble. Les gouvernantes et les bonnes surveillaient lesbbs. Quelques gros Amricains pansus se balanaientsur leurs chaises bascule. Les officiers du bord allaient etvenaient, les uns faisant leur quart sur les passerelles etsurveillant le compas, les autres rpondant aux questionssouvent ridicules des passagers. On entendait aussi, travers les accalmies de la brise, les sons d'un orgue placdans le grand roufle de l'arrire, et les accords de deux outrois pianos de Pleyel qui se faisaient une dplorableconcurrence dans les salons infrieurs.

  • Vers trois heures, de bruyants hourras clatrent. Lespassagers envahirent les dunettes. Le Great Easternrangeait deux encablures un paquebot qu'il avait gagnmain sur main. C'tait le Propontis, faisant route sur NewYork, qui salua le gant des mers en passant, et le gantdes mers lui rendit son salut.

    quatre heures et demie, la terre tait toujours en vue etnous restait trois milles sur tribord. On la voyait peine travers les embruns d'un grain qui s'tait subitementdclar. Bientt un feu apparut. C'tait le phare de Fastnet,plac sur un roc isol, et la nuit ne tarda pas se faire,pendant laquelle nous devions doubler le cap Clear,dernire pointe avance de la cte d'Irlande.

  • VII

    J'ai dit que la longueur du Great Eastern dpassait deuxhectomtres. Pour les esprits friands de comparaison, jedirai qu'il est d'un tiers plus long que le pont des Arts. Iln'aurait donc pu voluer dans la Seine. D'ailleurs, vu sontirant d'eau, il n'y flotterait pas plus que ne flotte le pont desArts. En ralit, le steamship mesure deux cent septmtres cinquante la ligne de flottaison entre sesperpendiculaires. Il a deux cent dix mtres vingt-cinq sur lepont suprieur, de tte en tte, c'est-- dire que salongueur est double de celle des plus grands paquebotstransatlantiques. Sa largeur est de vingt-cinq mtres trente son matre couple, et de trente-six mtres soixante-cinqen dehors des tambours.

    La coque du Great Eastern est l'preuve des plusformidables coups de mer. Elle est double et se composed'une agrgation de cellules disposes entre bord et serre,qui ont quatre-vingt-six centimtres de hauteur. De plus,treize compartiments, spars par des cloisons tanches,accroissent sa scurit au point de vue de la voie d'eau etde l'incendie. Dix mille tonneaux de fer ont t employs la construction de cette coque, et trois millions de rivets,rabattus chaud, assurent le parfait assemblage desplaques de son bord.

  • L e Great Eastern dplace vingt-huit mille cinq centstonneaux, quand il tire trente pieds d'eau. Lge, il ne caleque six mtres dix. Il peut transporter dix mille passagers.Des trois cent soixante-treize chefs-lieux d'arrondissementde la France, deux cent soixante-quatorze sont moinspeupls que ne le serait cette sous-prfecture flottanteavec son maximum de passagers.

    Les lignes du Great Eastern sont trs allonges. Sontrave droite est perce d'cubiers par lesquels filent leschanes des ancres. Son avant, trs pinc, ne prsentant nicreux ni bosses, est fort russi. Son arrire rond tombe unpeu et dpare l'ensemble.

    De son pont s'lvent six mts et cinq chemines. Les troispremiers mts sur l'avant sont le foregigger et leforemast, tous deux mts de misaine, et le mainmast,ou grand mt. Les trois derniers sur l'arrire sont appelsaftermainmast, mizzenmast et after-gigger. Leforemast et le mainmast portent des golettes, deshuniers et des perroquets. Les quatre autres mts ne sontgrs que de voiles en pointe; le tout formant cinq millequatre cents mtres carrs de surface de voilure, en bonnetoile de la fabrique royale d'dimbourg. Sur les vasteshunes du second et du troisime mt, une compagnie desoldats pourrait manoeuvrer l'aise. De ces six mts,maintenus par des haubans et des galhaubansmtalliques, le second, le troisime et le quatrime sont

  • faits de tles boulonnes, vritables chefs- d'oeuvre dechaudronnerie. l'tambrai, ils mesurent un mtre dix dediamtre, et le plus grand, le mainmast, s'lve unehauteur de deux cent sept pieds franais, qui estsuprieure celle des tours de Notre-Dame.

    Quant aux chemines, deux en avant des tamboursdesservent la machine aubes, trois en arrire desserventla machine hlice; ce sont d'normes cylindres, hauts detrente mtres cinquante, maintenus par des chanesfrappes sur les roufles.

    l'intrieur du Great Eastern, l'amnagement de la vastecoque a t judicieusement compris. L'avant renferme lesbuanderies vapeur et le poste de l'quipage. Viennentensuite un salon de dames et un grand salon dcor delustres, de lampes roulis, de peintures recouvertes deglaces. Ces magnifiques pices reoivent le jour traversdes claires-voies latrales, supportes sur d'lgantescolonnettes dores, et elles communiquent avec le pontsuprieur par de larges escaliers marches mtalliques et rampes d'acajou. En abord sont disposs quatre rangsde cabines que spare un couloir, les unes communiquantpar un palier, les autres places l'tage infrieur,auxquelles donne accs un escalier spcial. Sur l'arrire,les trois vastes dining-rooms prsentaient la mmedisposition pour les cabines. Des salons de l'avant ceuxde l'arrire, on passait en suivant une coursive dalle quicontourne la machine des roues entre ses parois de tle et

  • les offices du bord.

    Les machines du Great Eastern sont justementconsidres comme des chefs-d'oeuvre, j'allais dire deschefs-d'oeuvre d'horlogerie. Rien de plus tonnant que devoir ces normes rouages fonctionner avec la prcision etla douceur d'une montre. La puissance nominale de lamachine aubes est de mille chevaux. Cette machine secompose de quatre cylindres oscillants d'un diamtre dedeux mtres vingt-six, accoupls par paires, etdveloppant quatre mtres vingt-sept de course au moyende leurs pistons directement articuls sur les bielles. Lapression moyenne est de vingt livres par pouce, environ unkilogramme soixante- seize par centimtres carr, soit uneatmosphre deux tiers. La surface de chauffe des quatrechaudires runies est de sept cent quatre-vingts mtrescarrs. Cet engine-paddle marche avec un calmemajestueux; son excentrique, entran par l'arbre decouche, semble s'enlever comme un ballon dans l'air. Ilpeut donner douze tours de roues par minute, et contrastesingulirement avec la machine de l'hlice, plus rapide,plus rageuse, qui s'emporte sous la pousse de ses seizecents chevaux-vapeur.

    Cet engine-screw compte quatre cylindres fixesdisposs horizontalement. Ils se font tte deux par deux, etleurs pistons, dont la course est de un mtre vingt-quatre,agissent directement sur l'arbre de l'hlice. Sous lapression produite par ses six chaudires, dont la surface

  • de chauffe est de onze cent soixante- quinze mtrescarrs, l'hlice, pesant soixante tonneaux, peut donnerjusqu' quarante-huit rvolutions par minute; mais alors,haletante, presse, perdue, cette machine vertigineuses'emporte, et ses longs cylindres semblent s'attaquer coups de pistons, comme d'normes ragots coups dedfenses.

    Indpendamment de ces deux appareils, le Great Easternpossde encore six autres machines auxiliaires pourl'alimentation, les mises en train et les cabestans. Lavapeur, on le voit, joue bord un rle important dans toutesles manoeuvres.

    Tel est ce steamship sans pareil et reconnaissable entretous. Ce qui n'empcha pas un capitaine franais de porterun jour cette mention nave sur son livre de bord:Rencontr navire six mts et cinq chemines. SupposGreat Eastern.

  • VIII

    La nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Moncadre s'agita extraordinairement, et je dus m'accoter desgenoux et des coudes contre sa planche de roulis. Sacs etvalises allaient et venaient dans ma cabine. Un tumulteinsolite emplissait le salon voisin, au milieu duquel deux outrois cents colis, provisoirement dposs, roulaient d'unbord l'autre, heurtant avec fracas les bancs et les tables.Les portes battaient, les ais craquaient, les cloisonspoussaient ces gmissements particuliers au bois desape, les verres et les bouteilles s'entrechoquaient dansleurs suspensions mobiles, et des cataractes de vaissellesse prcipitaient sur le plancher des offices. J'entendaisaussi les ronflements irrguliers de l'hlice et le battementdes roues qui, alternativement merges, frappaient l'airde leurs palettes. tous ces symptmes, je compris que levent avait frachi et que le steamship ne restait plusindiffrent aux lames du large qui le prenaient par letravers.

    six heures du matin, aprs une nuit sans sommeil, je melevai. Cramponn d'une main mon cadre, de l'autre jem'habillai tant bien que mal. Mais, sans point d'appui, jen'aurais pu tenir debout, et je dus lutter srieusement avecmon paletot pour l'endosser. Puis je quittai ma cabine, je

  • traversai le salon, m'aidant des pieds et des mains, aumilieu de cette houle de colis. Je montai l'escalier sur lesgenoux comme un paysan romain qui gravit les degrs dela Scala santa de Ponce Pilate, et enfin j'arrivai sur le pont,o je m'accrochai vigoureusement un taquet de tournage.

    Plus de terre en vue. Le cap Clear avait t doubl dans lanuit. Autour de nous cette vaste circonfrence trace par laligne d'eau sur le fond du ciel. La mer, couleur d'ardoise, segonflait en longues lames qui ne dferlaient pas. Le GreatEastern, pris par le travers, et qu'aucune voile n'appuyait,roulait effroyablement. Ses mts, comme de longuespointes de compas dcrivaient dans l'air d'immenses arcsde cercle. Le tangage tait peu sensible, j'en conviens,mais le roulis tait insoutenable. Impossible de se tenirdebout. L'officier de quart, cramponn la passerelle,semblait balanc comme une escarpolette.

    De taquet en taquet, je parvins gagner le tambour detribord. Le pont, mouill par la brume, tait trs glissant. Jeme prparais donc m'accoter contre une des pontillesde la passerelle, quand un corps vint rouler mes pieds.

    C'tait celui du docteur Dean Pitferge. Mon original seredressa aussitt sur les genoux, et me regardant:

    C'est bien cela, dit-il. L'amplitude de l'arc dcrit par lesparois du Great Eastern est de quarante degrs, soit vingtau- dessous de l'horizontale et vingt au-dessus.

  • Vraiment! m'criai-je, riant, non de l'observation, maisdes conditions dans lesquelles elle tait faite.

    Vraiment, reprit le docteur. Pendant l'oscillation, lavitesse des parois est d'un mtre sept cent quarante-quatre millimtres par seconde. Un transatlantique, qui estmoiti moins large, ne met que ce temps revenir d'unbord l'autre.

    Alors, rpondis-je, puisque le Great Eastern reprend sivite sa perpendiculaire, c'est qu'il y a excs de stabilit.

    Pour lui, oui, mais non pour ses passagers! rpliquagaiement Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent l'horizontale, et plus vite qu'ils ne le veulent.

    Le docteur, enchant de sa repartie, s'tait relev, et, noussoutenant mutuellement, nous pmes gagner un des bancsde la dunette. Dean Pitferge en tait quitte pour quelquescorchures, et je l'en flicitai, car il aurait pu se briser latte.

    Oh! ce n'est pas fini! me rpondit-il, et avant peu il nousarrivera malheur.

    nous?

    Au steamship, et, par consquent, moi, nous, tousles passagers.

  • Si vous parlez srieusement, demandai-je, pourquoivous tes- vous embarqu bord?

    Pour voir ce qui arrivera, car il ne me dplairait pas defaire naufrage! rpondit le docteur, me regardant d'un airentendu.

    Est-ce la premire fois que vous naviguez sur le GreatEastern?

    Non. J'ai dj fait plusieurs traverses en curieux.

    Il ne faut pas vous plaindre alors.

    Je ne me plains pas. Je constate les faits, et j'attendspatiemment l'heure de la catastrophe.

    Le docteur se moquait-il de moi? Je ne savais que penser.Ses petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulusle pousser plus loin.

    Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vosfcheux pronostics, mais permettez-moi de vous rappelerque le Great Eastern a dj franchi vingt fois l'Atlantique, etque l'ensemble de ses traverses a t satisfaisant.

    N'importe! rpondit Pitferge. Ce navire a reu un sortpour employer l'expression vulgaire. Il n'chappera pas sa destine. On le sait et on n'a pas confiance en lui.Rappelez-vous quelles difficults les ingnieurs ont

  • prouves pour le lancer. Il ne voulait pas plus aller l'eauque l'hpital de Greenwich. Je crois mme que Brunnel, quil'a construit, est mort des suites de l'opration, commenous disons en mdecine.

    Ah! , docteur, repris-je, est-ce que vous seriezmatrialiste?

    Pourquoi cette question?

    Parce que j'ai remarqu que bien des gens qui necroient pas enDieu croient tout le reste, mme au mauvais oeil.

    Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moicontinuer mon argumentation. Le Great Eastern a djruin plusieurs compagnies. Construit pour le transport desmigrants et le trafic des marchandises en Australie, il n'ajamais t en Australie. Combin pour donner une vitessesuprieure celle des paquebots transocaniens, il leurest rest infrieur.

    De l, dis-je, conclure que

    Attendez, rpondit le docteur. Un des capitaines duGreat Eastern s'est dj noy, et c'tait l'un des plushabiles, car en le tenant peu prs debout la lame, ilsavait viter cet intolrable roulis.

    Eh bien! dis-je, il faut regretter la mort de cet homme

  • habile, et voil tout.

    Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de monincrdulit, on raconte des histoires sur ce steamship. Ondit qu'un passager qui s'est gar dans ses profondeurs,comme un pionnier dans les forts d'Amrique, n'a jamaispu tre retrouv.

    Ah! fis-je ironiquement, voil un fait!

    On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant laconstruction des chaudires, un mcanicien a t soud,par mgarde, dans la bote vapeur.

    Bravo! m'criai-je. Le mcanicien soud! E ben trovato.Vous y croyez, docteur?

    Je crois, me rpondit Pitferge, je crois trssrieusement que notre voyage a mal commenc et qu'ilfinira mal.

    Mais le Great Eastern est un btiment solide, rpliquai-je, et d'une rigidit de construction qui lui permet dersister comme un bloc plein, et de dfier les mers les plusfurieuses!

    Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le tomber dans le creux des lames, et vous verrez s'il s'enrelve. C'est un gant, soit, mais un gant dont la forcen'est pas en proportion avec la taille. Les machines sont

  • trop faibles pour lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvime voyage entre Liverpool et New York?

    Non, docteur?

    Eh bien, j'tais bord. Nous avions quitt Liverpool, le10 dcembre, un mardi. Les passagers taient nombreux,et tous pleins de confiance. Les choses allrent bien tantque nous fmes abrits des lames du large par la cted'Irlande.

    Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, mmeindiffrence la mer. Mme enchantement des passagers.Le 12, vers le matin, le vent frachit. La houle du large nousprit par le travers, et le Great Eastern de rouler. Lespassagers, hommes et femmes, disparurent dans lescabines. quatre heures, le vent soufflait en tempte. Lesmeubles entrrent en danse. Une des glaces du grandsalon est brise d'un coup de la tte de votre serviteur.Toute la vaisselle se casse. Un vacarme pouvantable!Huit embarcations sont arraches de leurs portemanteauxdans un coup de mer. En ce moment la situation devientgrave. La machine des roues a d tre arrte. Un normemorceau de plomb, dplac par le roulis, menaait des'engager dans ses organes. Cependant l'hlice continuaitde nous pousser en avant. Bientt les roues reprennent demi-vitesse; mais l'une d'elles, pendant son arrt, a tfausse; ses rayons et ses pales raclent la coque dunavire. Il faut arrter de nouveau la machine et se contenter

  • de l'hlice pour tenir la cape. La nuit fut horrible. Latempte avait redoubl. Le Great Eastern tait tomb dansle creux des lames et ne pouvait s'en relever. Au point dujour, il ne restait pas une ferrure des roues. On hissaquelques voiles pour voluer et remettre le navire debout la mer. Voiles aussitt emportes que tendues. Laconfusion rgne partout. Les chanes-cbles, arraches deleur puits, roulent d'un bord l'autre. Un parc bestiaux estdfonc, et une vache tombe dans le salon des dames travers l'coutille. Nouveau malheur! la mche dugouvernail se rompt. On ne gouverne plus. Des chocspouvantables se font entendre. C'est un rservoir huile,pesant trois mille kilos, dont les saisines se sont brises, etqui, balayant l'entrepont, frappe alternativement les flancsintrieurs qu'il va dfoncer peut-tre! Le samedi se passeau milieu d'une pouvante gnrale. Toujours dans le creuxdes lames. Le dimanche seulement, le vent commence mollir. Un ingnieur amricain, passager bord, parvint frapper des chanes sur le safran du gouvernail. On voluepeu peu. Le grand Great Eastern se remet debout lamer, et huit jours aprs avoir quitt Liverpool nous rentrions Queen's town. Or qui sait, monsieur, o nous serons danshuit jours!

  • IX

    Il faut l'avouer, le docteur Dean Pitferge n'tait pasrassurant. Les passagres ne l'auraient pas entendu sansfrmir. Plaisantait- il ou parlait-il srieusement? tait-il vraiqu'il suivt le Great Eastern dans toutes ses traverses pourassister quelque catastrophe? Tout est possible de lapart d'un excentrique, surtout quand il est anglais.

    Cependant le steamship continuait sa route, en roulantcomme un canot. Il gardait imperturbablement la ligneloxodromique des bateaux vapeur. On sait que sur unesurface plane le plus court chemin d'un point un autrec'est la ligne droite. Sur une sphre, c'est la ligne courbeforme par la circonfrence des grands cercles. Lesnavires, pour abrger la traverse, ont donc intrt suivrecette route. Mais les btiments voiles ne peuvent gardercette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, lessteamers sont matres de se maintenir suivant unedirection rigoureuse, et ils prennent la route des grandscercles. C'est ce que fit le Great Eastern en s'levant unpeu vers le nord-ouest.

    Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, la foiscontagieux et pidmique, faisait de rapides progrs.Quelques passagers, hves, exsangues, le nez pinc, les

  • joues creuses, les tempes serres, demeuraient quandmme sur le pont pour y humer le grand air. Pour la plupart,ils taient furieux contre le malencontreux steamship qui secomportait comme une vritable boue, et contre laSocit des Affrteurs, dont les prospectus portaient quele mal de mer tait inconnu bord.

    Vers neuf heures du matin, un objet fut signal trois ouquatre milles par la hanche de bbord. tait-ce une pave,une carcasse de baleine ou une carcasse de navire? Onne pouvait le distinguer encore. Un groupe de passagersvalides, runis sur le roufle de l'avant, observait ce dbrisqui flottait trois cents milles de la cte la plus rapproche.

    Cependant, le Great Eastern avait laiss porter vers l'objetsignal. Les lorgnettes manoeuvraient avec ensemble. Lesapprciations allaient grand train, et entre ces Amricainset ces Anglais, pour lesquels tout prtexte gageure estbon, les enjeux commenaient monter. Parmi cesparieurs enrags, je remarquai un homme de haute taille,dont la physionomie me frappa par des signes nonquivoques d'une profonde duplicit. Cet individu avait unsentiment de haine gnrale strotyp sur ses traits,auquel ne se fussent mpris ni les physionomistes ni lesphysiologistes, le front pliss par une ride verticale, leregard la fois audacieux et inattentif, l'oeil sec, lessourcils trs rapprochs, les paules hautes, la tte auvent, enfin tous les indices d'une rare impudence jointe une rare fourberie. Quel tait cet homme? Je l'ignorais,

  • mais il me dplut singulirement. Il parlait haut et de ce tonqui semble contenir une insulte. Quelques acolytes, dignesde lui, riaient ses plaisanteries de mauvais got. Cepersonnage prtendait reconnatre dans l'pave unecarcasse de baleine, et il appuyait son dire de parisimportants qui trouvaient immdiatement des teneurs.

    Ces paris qui se montrent plusieurs centaines dedollars, il les perdit tous. En effet, cette pave tait unecoque de navire. Le steamship s'en approchaitrapidement. On pouvait dj voir le cuivre vert-de-gris desa carne. C'tait un trois-mts, ras de sa mture, etcouch sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six centstonneaux. ses porte-haubans pendaient des carnesbrises.

    Ce navire avait-il t abandonn par son quipage? C'taitla question ou, pour employer l'expression anglaise, lagreat attraction du moment. Cependant, personne ne semontrait sur cette coque. Peut-tre les naufrags s'taient-ils rfugis l'intrieur? Arm de ma lunette, je voyaisdepuis quelques instants un objet remuer sur l'avant dunavire; mais je reconnus bientt que c'tait un reste de focque le vent agitait.

    la distance d'un demi-mille, tous les dtails de cettecoque devinrent visibles. Elle tait neuve et dans un parfaittat de conservation. Son chargement, qui avait glisssous le vent, l'obligeait conserver la bande sur tribord.

  • videmment, ce btiment, engag dans un momentcritique, avait d sacrifier sa mture.

    Le Great Eastern s'en approcha. Il en fit le tour. Il signala saprsence par de nombreux coups de sifflet. L'air en taitdchir. Mais l'pave demeura muette et inanime. Danstout cet espace de mer circonscrit par l'horizon, rien en vue.Pas une embarcation aux flancs du btiment naufrag.

    L'quipage avait eu sans doute le temps de s'enfuir. Maisavait-il pu gagner la terre distante de trois cents milles? Defrles canots pouvaient-ils rsister aux lames quibalanaient si effroyablement le Great Eastern? quelledate d'ailleurs remontait cette catastrophe? Par ces ventsrgnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l'ouest, lethtre du naufrage?

    Cette coque ne drivait-elle pas depuis longtemps djsous la double influence des courants et des brises?Toutes ces questions devaient rester sans rponse.

    Lorsque le steamship rangea l'arrire du navire naufrag,je lus distinctement sur son tableau le nom de Lrida; maisla dsignation de son port d'attache n'tait pas indique. sa forme, ses faons releves, l'lancement particulierde son trave, les matelots du bord le dclaraient deconstruction amricaine.

    Un btiment de commerce, un vaisseau de guerre, n'et

  • point hsit amariner cette coque, qui renfermait sansdoute une cargaison de prix. On sait que dans ces cas desauvetage, les ordonnances maritimes attribuent auxsauveteurs le tiers de la valeur. Mais le Great Eastern,charg d'un service rgulier, ne pouvait prendre cettepave sa remorque pendant des milliers de milles.Revenir sur ses pas pour la conduire au port le plus voisintait galement impossible. Il fallut donc l'abandonner, augrand regret des matelots, et bientt ce dbris ne fut plusqu'un point de l'espace qui disparut l'horizon. Le groupedes passagers se dispersa. Les uns regagnrent leurssalons, les autres leurs cabines, et la trompette du lunch neparvint mme pas rveiller tous ces endormis, abattuspar le mal de mer.

    Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deuxmisaines- golettes et la misaine d'artimon. Le navire,mieux appuy, roula moins. Les matelots essayrent aussid'tablir la brigantine enroule sur son gui, d'aprs unnouveau systme. Mais le systme tait trop nouveau,sans doute, car on ne put l'utiliser, et cette brigantine neservit pas de tout le voyage.

  • XMalgr les mouvements dsordonns du navire, la vie dubord s'organisait. Avec l'Anglo-Saxon, rien de plus simple.Ce paquebot, c'est son quartier, sa rue, sa maison qui sedplacent, et il est chez lui. Le Franais au contraire atoujours l'air de voyager, quand il voyage.

    Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur lesboulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leurperpendiculaire malgr les inclinaisons du roulis, avaientl'air d'hommes ivres, chez lesquels l'ivresse et provoquau mme moment les mmes allures. Quand lespassagres ne montaient pas sur le pont, elles restaientsoit dans leur salon particulier, soit dans le grand salon. Onentendait alors les tapageuses harmonies quis'chappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments,trs houleux, comme la mer, n'eussent pas permis autalent d'un Liszt de s'exercer purement. Les bassesmanquaient quand ils se portaient sur bbord, et leshautes, quand ils penchaient sur tribord. De l des trousdans l'harmonie ou des vides dans la mlodie, dont cesoreilles saxonnes ne se proccupaient gure. Entre tousces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse quidevait tre bien bonne musicienne! En effet, pour faciliter lalecture de son morceau, elle avait marqu toutes les notes

  • d'un numro et toutes les touches du piano d'un numrocorrespondant. La note tait-elle cote vingt-sept, ellefrappait la touche vingt-sept. tait-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la note cinquante-trois. Et cela, sans sesoucier du bruit qui se faisait autour d'elle, ni des autrespianos rsonnant dans les salons voisins, ni desmaussades enfants qui venaient coups de poing craserdes accords sur ces octaves inoccupes!

    Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard leslivres pars et l sur les tables. Un d'eux y rencontrait-ilun passage intressant, il le lisait voix haute, et sesauditeurs, coutant avec complaisance, le saluaient d'unmurmure flatteur. Quelques journaux tranaient sur lescanaps, de ces journaux anglais ou amricains qui onttoujours l'air vieux, bien qu'ils ne soient jamais coups.C'est une opration incommode que de dployer cesimmenses feuillets qui couvriraient une superficie deplusieurs mtres carrs. Mais la mode tant de ne pascouper, on ne coupe pas. Un jour, j'eus la patience de lirel e New York Herald dans ces conditions, et de le lirejusqu'au bout. Mais que l'on juge si je fus pay de ma peineen relevant cet entrefilet sous la rubrique personal: M.X prie la jolie Miss Z, qu'il a rencontre hier dansl'omnibus de la 25e rue, de venir le trouver demain dans lachambre 17 de l'htel Saint-Nicolas. Il dsirerait causermariage avec elle. Qu'a fait la jolie Miss Z? Je ne veuxmme pas le savoir.

  • Je passai tout cet aprs-dner dans le grand salon,observant et causant. La conversation ne pouvait manquerd'tre intressante, car mon ami Dean Pitferge tait venus'asseoir auprs de moi.

    tes-vous remis de votre chute? lui demandai-je.

    Parfaitement, me rpondit-il. Mais cela ne marche pas.

    Qu'est-ce qui ne marche pas? Vous?

    Non, notre steamship. Les chaudires de l'hlicefonctionnent mal. Nous ne pouvons obtenir assez depression.

    Vous tes donc trs dsireux d'arriver New York?

    Nullement! Je parle en mcanicien, voil tout. Je metrouve fort bien ici, et je regretterai sincrement de quittercette collection d'originaux que le hasard a runis pourmon plaisir.

    Des originaux! m'criai-je, en regardant les passagersqui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-l seressemblent!

    Bah! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissezgure. L'espce est la mme, j'en conviens, mais danscette espce que de varits! Considrez, l-bas, cegroupe d'hommes sans gne, les jambes tendues sur les

  • divans, le chapeau viss sur la tte. Ce sont des Yankees,de purs Yankees des petits tats du Maine, du Vermont oudu Connecticut, des produits de la Nouvelle-Angleterre,hommes d'intelligence et d'action, un peu trop influencspar les rvrends, mais qui ont le tort de ne pas mettre leurmain devant leur bouche quand ils ternuent. Ah! chermonsieur, ce sont l de vrais Saxons, des natures pres augain et habiles donc! Enfermez deux Yankees dans unechambre, au bout d'une heure, chacun d'eux aura gagn dixdollars l'autre!

    Je ne vous demanderai pas comment, rpondis-je enriant au docteur. Mais parmi eux je vois un petit homme, lenez au vent, une vraie girouette. Il est vtu d'une longueredingote et d'un pantalon noir un peu court. Quel est cemonsieur?

    C'est un ministre protestant, un homme considerable duMassachusetts. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutricetrs avantageusement compromise dans un procsclbre.

    Et cet autre, grand et lugubre, qui parat absorb dansses calculs?

    Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calculetoujours et toujours.

    Des problmes?

  • Non, sa fortune. C'est un homme considerable. touteheure il sait un centime prs ce qu'il possde. Il est riche.Un quartier de New York est bti sur ses terrains. Il y a unquart d'heure, il avait un million six cent vingt-cinq mille troiscent soixante-sept dollars et demi; mais maintenant, il n'aplus qu'un million six cent vingt-cinq mille trois centsoixante-sept dollars et quart.

    Pourquoi cette diffrence dans sa fortune?

    Parce qu'il vient de fumer un cigare de trente sols. Ledocteur Dean Pitferge avait des reparties si inattenduesque je le poussai encore. Il m'amusait. Je lui dsignai unautre groupe cas dans une autre partie du salon. Ceux-l, me dit-il, ce sont les gens du Far West. Le plus grand,qui ressemble un matre clerc, c'est un hommeconsiderable, le gouverneur de la Banque de Chicago. Il atoujours sous le bras un album reprsentant les principalesvues de sa ville bien-aime. Il en est fier, et avec raison:une ville fonde en 1836 dans un dsert, et qui compteaujourd'hui quatre cent mille mes, y compris la sienne!Prs de lui, vous voyez un couple californien. La jeunefemme est dlicate et charmante. Le mari, fort dcrass,est un ancien garon de charrue qui, un beau jour, alabour des ppites. Ce personnage

    Est un homme considerable, dis-je.

    Sans doute, rpondit le docteur, car son actif se chiffre

  • par millions.

    Et ce grand individu, qui remue toujours la tte du hauten bas, comme un ngre d'horloge?

    Ce personnage, rpondit le docteur, c'est le clbreCokburn de Rochester, le statisticien universel, qui a toutpes, tout mesur, tout dos, tout compt. Interrogez cemaniaque inoffensif. Il vous dira ce qu'un homme decinquante ans a mang de pain dans sa vie, le nombre demtres cubes d'air qu'il a respirs. Il vous dira combien devolumes in-quarto rempliraient les paroles d'un avocat deTemple Bar, et combien de milles fait journellement unfacteur, rien qu'en portant des lettres d'amour. Il vous dira lechiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont deLondres, et quelle serait la hauteur d'une pyramide btieavec les sandwiches consomms en un an par les citoyensde l'Union. Il vous dira

    Le docteur, lanc toute vitesse, et longtemps continusur ce ton, mais d'autres passagers dfilaient devant nosyeux et provoquaient de nouvelles remarques del'intarissable docteur. Que de types divers dans cette foulede passagers! Pas un flneur pourtant, car on ne sedplace pas d'un continent l'autre sans un motif srieux.La plupart allaient sans doute chercher fortune sur cetteterre amricaine, oubliant qu' vingt ans un Yankee a faitsa position, et qu' vingt-cinq il est dj trop vieux pourentrer en lutte.

  • Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs dechance, Dean Pitferge m'en montra quelques-uns qui nelaissaient pas d'tre intressants. Celui-ci, un savantchimiste, un rival du docteur Liebig, prtendait avoir trouvle moyen de condenser tous les lments nutritifs d'unboeuf dans une tablette de viande grande comme unepice de cinq francs, et il allait battre monnaie sur lesruminants des Pampas. Celui-l, inventeur du moteurportatif un cheval-vapeur dans un botier de montre ,courait exploiter son brevet dans la Nouvelle-Angleterre.Cet autre, un Franais de la rue Chapon, emportait trentemille bbs de carton qui disaient papa avec un accentamricain trs russi, et il ne doutait pas que sa fortune neft faite.

    Et, sans compter ces originaux, que d'autres encore donton ne pouvait souponner les secrets! Peut-tre, parmieux, quelque caissier fuyait-il sa caisse vide, et quelquedtective, se faisant son ami, n'attendait-il que l'arrivedu Great Eastern New York pour lui mettre la main aucollet? Peut-tre aussi et-on reconnu dans cette foulequelques-uns de ces lanceurs d'affaires interlopes quitrouvent toujours des actionnaires crdules, mme quandces affaires s'appellent Compagnie ocanienne pourl'clairage au gaz de la Polynsie, ou Socit gnraledes charbons incombustibles.

    Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par l'entre

  • d'un jeune mnage qui semblait tre sous l'impression d'unprcoce ennui.

    Ce sont des Pruviens, mon cher monsieur, me dit ledocteur, un couple mari depuis un an, qui a promen salune de miel sur tous les horizons du monde. Ils ont quittLima le soir des noces. Ils se sont adors au Japon, aimsen Australie, supports en France, disputs en Angleterre,et ils se spareront sans doute en Amrique!

    Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et defigure un peu hautaine qui entre en ce moment? samoustache noire, je le prendrais pour un officier.

    C'est un mormon, me rpondit le docteur, un elder, MrHatch, un des grands prdicateurs de la Cit des Saints.Quel beau type d'homme! Voyez cet oeil fier, cettephysionomie digne, cette tenue si diffrente de celle duYankee. Mr Hatch revient de l'Allemagne et de l'Angleterre,o il a prch le mormonisme avec succs, car cette sectecompte, en Europe, un grand nombre d'adhrents,auxquels elle permet de se conformer aux lois de leur pays.

    En effet, dis-je, je pense bien qu'en Europe la polygamieleur est interdite.

    Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pasque la polygamie soit obligatoire pour les mormons.Brigham Young possde un harem, parce que cela lui

  • convient; mais tous ses adeptes ne l'imitent pas sur lesbords du Lac Sal.

    Vraiment! Et Mr Hatch?

    Mr Hatch n'a qu'une femme, et il trouve que c'est assez.D'ailleurs, il se propose de nous expliquer son systmedans une confrence qu'il fera un soir ou l'autre.

    Le salon sera plein, dis-je.

    Oui, rpondit Pitferge, si le jeu ne lui enlve pas tropd'auditeurs. Vous savez que l'on joue dans le roufle del'avant. Il y a l un Anglais de figure mauvaise etdsagrable, qui me parat mener ce monde de joueurs.C'est un mchant homme dont la rputation est dtestable.L'avez-vous remarqu?

    Quelques dtails ajouts par le docteur me firentreconnatre l'individu qui, le matin mme, s'tait signal parses paris insenss propos de l'pave. Mon diagnostic nem'avait pas tromp. Dean Pitferge m'apprit qu'il senommait Harry Drake. C'tait le fils d'un ngociant deCalcutta, un joueur, un dbauch, un duelliste, peu prsruin, et qui allait probablement en Amrique tenter une vied'aventures.

    Ces gens-l, ajouta le docteur, trouvent toujours desflatteurs qui les prnent, et celui-ci a dj son cercle degredins dont il forme le point central. Parmi eux, j'ai

  • remarqu un petit homme court, figure ronde, nez busqu,grosses lvres, lunettes d'or, qui doit tre un juif allemandmtin de bordelais. Il se dit docteur, en route pourQubec, mais je vous le donne pour un farceur de bastage et un admirateur du Drake.

    En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d'unsujet un autre, me poussa le coude. Je regardai la portedu salon. Un jeune homme de vingt-deux ans et une jeunefille de dix-sept ans entraient en se donnant le bras.

    Deux nouveaux maris? demandai-je.

    Non, me rpondit le docteur d'un ton demi attendri,deux vieux fiancs qui n'attendent que leur arrive NewYork pour se marier. Ils viennent de faire leur tour d'Europe avec l'autorisation de la famille, s'entend , et ils saventmaintenant qu'ils sont faits l'un pour l'autre. Braves jeunesgens! c'est plaisir de les regarder! Je les vois souventpenchs sur l'coutille de la machine, et l, ils comptent lestours de roues, qui ne marchent pas assez vite leur gr!Ah! monsieur, si nos chaudires taient chauffes blanccomme ces deux jeunes coeurs, voil qui ferait monter lapression!

  • XI

    Ce jour-l, midi et demi, la porte du grand salon, untimonier afficha la note suivante:

    Lat. 51 15' N. Long. 18 13' W. Dist.: Fastnet, 323 miles.

    Ce qui signifiait qu' midi nous tions 323 milles du feude Fastnet, le dernier qui nous ft apparu sur la cted'Irlande, et par 51 15' de latitude nord et 18 13' delongitude l'ouest du mridien de Greenwich. C'tait sonpoint que le capitaine faisait ainsi connatre et que chaquejour les passagers lurent la mme place. Ainsi, enconsultant cette note et en reportant ces relvements surune carte, on pouvait suivre la route du Great Eastern.Jusqu'ici, ce steamship n'avait fait que 323 milles en trente-six heures. C'tait insuffisant, et un paquebot qui serespecte ne doit pas franchir en vingt-quatre heures moinsde 300 milles.

    Aprs avoir quitt le docteur, je passai le reste de lajourne avec Fabian. Nous nous tions rfugis l'arrire,ce que Pitferge appelait aller se promener dans leschamps. L, isols et appuys sur le couronnement, nousregardions cette mer immense. De pntrantes senteurs,distilles dans l'embrun des lames, s'levaient jusqu'

  • nous. Les petits arcs-en-ciel, produits par les rayonsrfracts, se jouaient travers l'cume. L'hlice bouillonnait quarante pieds sous nos yeux, et, quand elle mergeait,ses branches battaient les flots avec plus de furie, enfaisant tinceler son cuivre. La mer semblait tre une vasteagglomration d'meraudes liqufies. Le cotonneuxsillage s'en allait perte de vue, confondant dans unemme voie lacte les bouillonnements de l'hlice et desaubes. Cette blancheur, sur laquelle couraient des dessinsplus accentus, m'apparaissait comme une immensevoilette au point d'Angleterre jete sur un fond bleu.Lorsque les mauves, aux ailes blanches festonnes denoir, volaient au-dessus, leur plumage chatoyait ets'clairait de reflets rapides.

    Fabian regardait toute cette magie de flots sans parler.Que voyait-il dans ce liquide miroir qui se prte aux plustranges caprices de l'imagination? Passait-il, ses yeux,quelque fugitive image qui lui jetait un adieu suprme?Apercevait-il quelque ombre noye dans ces remous? Ilme parut encore plus triste que d'habitude, et je n'osai paslui demander la cause de sa tristesse Aprs cette longuesparation qui nous avait loigns l'un de l'autre, c'tait lui de se confier moi, moi d'attendre ses confidences. Ilm'avait dit de sa vie passe ce qu'il voulait que j'enapprisse, son existence de garnison dans les Indes, seschasses, ses aventures; mais sur les motions qui luigonflaient le coeur, sur la cause des soupirs quisoulevaient sa poitrine, il se taisait. Sans doute, Fabian

  • n'tait pas de ceux qui cherchent soulager leurs douleursen les racontant, et il ne devait qu'en souffrir davantage.

    Nous restions donc ainsi penchs sur la mer, et, lorsque jeme retournais, j'apercevais les grandes roues mergeanttour tour sous l'action du roulis.

    un certain moment, Fabian me dit:

    Ce sillage est vraiment magnifique, on croirait que lesondulations se plaisent y tracer des lettres! Voyez! des l,des e! Est-ce que je me trompe? Non! ce sont bien ceslettres! Toujours les mmes!

    L'imagination surexcite de Fabian voyait dans ce remousce qu'elle voulait y voir. Mais ces lettres, que pouvaient-elles signifier? Quel souvenir voquaient-elles dans lecoeur de Fabian? Celui-ci avait repris sa contemplationsilencieuse. Puis, brusquement, il me dit:

    Venez! venez! cet abme m'attire!

    Qu'avez-vous, Fabian? lui demandai-je en lui prenant lesdeux mains, qu'avez-vous, mon ami?

    J'ai l, dit-il en pressant sa poitrine, j'ai un mal qui metuera!

    Un mal? lui dis-je, un mal sans espoir de gurison?

  • Sans espoir.

    Et sur ce mot Fabian descendit au salon et rentra dans sacabine.

  • XII

    Le lendemain samedi, 30 mars, le temps tait beau. Brisefaible, mer calme. Les feux, activement pousss, avaientfait monter la pression. L'hlice donnait trente-six tours laminute. La vitesse du Great Eastern dpassait alors douzenoeuds.

    Le vent avait hal le sud. Le second fit tablir les deuxmisaines-golettes et la misaine d'artimon. Le steamship,mieux appuy, n'prouvait plus aucun roulis. Par ce beauciel tout ensoleill, les roufles s'animrent; les damesparurent en toilettes fraches; les unes se promenaient, lesautres s'assirent j'allais dire sur les pelouses l'ombredes arbres ; les enfants reprirent leurs jeux interrompusdepuis deux jours, et de fringants attelages de bbscirculrent au grand galop. Avec quelques troupiers enuniforme, les mains dans les poches et le nez au vent, onse serait cru sur une promenade franaise.

    midi moins un quart, le capitaine Anderson et deuxofficiers montrent sur les passerelles. Le temps tant trsfavorable aux observations, ils venaient prendre la hauteurdu soleil. Chacun d'eux tenait la main un sextant lunette,et, de temps en temps, ils visaient l'horizon du sud, verslequel les miroirs inclins de leur instrument devaient

  • ramener l'astre du jour.

    Midi, dit bientt le capitaine.

    Aussitt, un timonier piqua l'heure la cloche de lapasserelle, et toutes les montres du bord se rglrent surce soleil dont le passage au mridien venait d'tre relev.

    Une demi-heure aprs, on affichait l'observation suivante:

    Lat. 51 10' N.

    Long. 24 13' W.

    Course: 227 miles. Distance: 550.

    Nous avions donc fait deux cent vingt-sept milles depuis laveille, midi. Il tait en ce moment une heure quarante-neufminutes Greenwich, et le Great Eastern se trouvait cinqcent cinquante milles de Fastnet.

    Je ne vis pas Fabian de toute cette journe. Plusieurs fois,inquiet de son absence, je m'approchai de sa cabine, et jem'assurai qu'il ne l'avait pas quitte.

    Cette foule qui encombrait le pont devait lui dplaire.videmment, il fuyait ce tumulte et recherchait l'isolement.Mais je rencontrai le capitaine Corsican, et, pendant uneheure, nous nous promenmes sur les dunettes. Il futsouvent question de Fabian. Je ne pus m'empcher de

  • raconter au capitaine ce qui s'tait pass la veille entre lecapitaine Mac Elwin et moi.

    Oui, me rpondit Corsican avec une motion qu'il necherchait point dguiser, voil deux ans, Fabian avait ledroit de se croire le plus heureux des hommes, etmaintenant il en est le plus malheureux!

    Archibald Corsican m'apprit, en quelques mots, queFabian avait connu Bombay une jeune fille charmante,miss Hodges. Il l'aimait, il en tait aim. Rien ne semblaits'opposer ce qu'un mariage unt miss Hodges et lecapitaine Mac Elwin, quand la jeune fille, du consentementde son pre, fut recherche par le fils d'un ngociant deCalcutta. C'tait une affaire, oui, une affaire arrte delongue date. Hodges, homme positif, dur, peu accessibleaux sentiments, se trouvait alors dans une situation dlicatevis--vis de son correspondant de Calcutta. Ce mariagepouvait arranger bien des choses, et il sacrifia le bonheurde sa fille aux intrts de sa fortune. La pauvre enfant neput rsister. On mit sa main dans la main d'un hommequ'elle n'aimait pas, qu'elle ne pouvait pas aimer, et quiv