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Werther jeudi 20 mai Opéra Comédie Jules Massenet

Jules Massenet - opera-orchestre-montpellier.fr

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Text of Jules Massenet - opera-orchestre-montpellier.fr

Jules Massenet
Rédaction en chef Benjamin François
Conception graphique Trafik
Impression Copy Beaux-Arts
Iconographie Illustrations pages 2, 4, 14, 28, 38, 44 : détails des décors (Réalisation ateliers de la Ville de Nancy)
Subventionné par Montpellier Méditerranée Métropole Région Occitanie Pyrénées-Méditerranée Ministère de la Culture Ville de Montpellier Département de l’Hérault
Werther Jules Massenet (1842 – 1912) Drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux Livret d’Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, d’après le roman Les Souffrances du jeune Werther de Johann Wolfgang von Gœthe Création à Vienne le 16 février 1892. Création française le 16 janvier 1893 à Paris. Production Opéra national de Lorraine, France
Breitkopf éditions musicales
Jean-Marie Zeitouni direction musicale José Darío Innella mise en scène d’après la mise en scène de Bruno Ravella
Leslie Travers décors et costumes Linus Fellbom lumières Sergio Carvalho Pessanha reprise lumières Diane Clément assistante à la mise en scène
Xavier Bouchon régisseur de production Mireille Jouve Anaïs Pélaquier régisseuses de scène Maya Lehec régisseuse du chœur Richard Neel surtitres Tessa Thiery régie surtitres
Les décors ont été réalisés par les ateliers de la Ville de Nancy Les costumes ont été fabriqués par l’atelier de l’Opéra national de Lorraine
Mario Chang Werther Marie-Nicole Lemieux Charlotte Jérôme Boutillier Albert Julien Véronèse le bailli Pauline Texier Sophie Yoann Le Lan Schmidt Matthias Jacquot Johann Emma de La Selle Kätchen Léo Thiéry Brühlmann Lisa Martin servante Gabriel Bertrand Marina Gallant Charlotte Gleize Naomi Renoir Brunelle Sauvegrain Nina Sauvegrain enfants
Vincent Recolin chef de chœur Chœur Opéra Junior
Noëlle Gény chef de chœur Chœur Dames Opéra national Montpellier Occitanie
Orchestre national Montpellier Occitanie
Nous vous rappelons qu’il est formellement interdit de filmer, enregistrer ou photographier les spectacles
± 2 h 30 avec entracte Chanté et surtitré en français
1
p. 5
p. 11
Ravella p. 15
p. 19
p. 41
sur Werther Par Benjamin François
« 15 juillet. Non, je ne me trompe pas ! Je lis dans ses yeux noirs le sincère intérêt qu’elle prend à moi et à mon sort. Oui, je sens, et là-dessus je puis m’en rapporter à mon cœur, je sens qu’elle… Oh ! L’oserai-je ? Oserai-je prononcer ce mot qui vaut le ciel ?… Elle m’aime ! Elle m’aime ! Combien je me deviens cher à moi-même ! Combien… j’ose te le dire à toi, tu m’entendras… combien je m’adore depuis qu’elle m’aime ! […] » J. W. von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther [1774], traduction Pierre Leroux, ŒO (Œuvres Ouvertes), 2011.
« Je me souviens de l’avoir lu et relu dans ma première jeunesse… Les impressions que ces lectures ont faites sur moi ne se sont jamais effacées ou refroidies. La mélancolie des grandes passions s’est inoculée en moi par ce livre. J’ai touché avec lui au fond de l’abîme humain… Il faut avoir dix âmes pour s’emparer ainsi de celle de tout un siècle. » Alphonse de Lamartine
«... la grande qualité en fait d’art, la qualité rare, celle qui entraîne tout, c’est la sincérité. Des artifices, des habiletés de main, le pittoresque, la coloration peuvent nous amuser, nous intéresser même et on aurait tort d’en faire fi. Mais la sincérité seule fait les œuvres qui restent.» Le Ménestrel du 22 janvier 1893
Chef d’œuvre populaire de Massenet avec plus de 1300 représentations à l’Opéra Comique, Werther a fait le tour des opéras du monde entier depuis sa création en allemand, le 16 février 1892, à l’Opéra impérial de Vienne. Drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux, sa création française eut lieu le 16 janvier 1893 au Théâtre de l’Opéra Lyrique de Paris (actuellement Théâtre de la Ville, place du Châtelet).
Les personnages Werther, 20 ans (ténor) ; le bailli, veuf, 50 ans (baryton ou basse) ; Charlotte, fille aînée du bailli (mezzo-soprano) ; Sophie, sa sœur cadette (soprano) ; Albert, fiancé puis époux de Charlotte, 23 ans (baryton) ; Schmidt (ténor) et Johann, amis du bailli (baryton ou basse) ; Brühlmann, jeune homme ; Kätchen, jeune fille ; les six enfants Fritz, Max, Hans, Gretel, Clara (rôles muets) ; habitants de Wetzlar, invités, musiciens, chœur d’enfants en coulisses (dernier tableau).
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L’intrigue en deux mots À Wetzlar, dans les environs de Francfort, dans les années 1780, Charlotte, la fille aînée du bailli resté veuf avec ses six jeunes enfants, dont elle est la mère de substitution, et Werther, sont tombés amoureux l’un de l’autre au premier regard. Devenue la femme d’Albert, modèle du parfait époux à qui elle s’est mariée par devoir, Charlotte continue d’aimer Werther sans vouloir se l’avouer. Lui ayant fait promettre de s’éloigner jusqu’à Noël, elle éprouve que la séparation ne lui a pas fait oublier Werther. Ce dernier se voit acculé au suicide ; atteint mortellement par une balle d’un pistolet qu’il a emprunté à Albert, Werther meurt dans les bras de Charlotte, arrivée trop tard pour le sauver, mais apaisé car il sait que la jeune femme l’aime.
Massenet Massenet a quarante-quatre ans quand il écrit Werther. Déjà auteur d’Hérodiade (1881), de Manon (1884), et du Cid (1885), il s’inscrit davantage dans la continuité de la grande tradition de l’opéra français forgée au XIXe siècle par Meyerbeer, Berlioz, Gounod et Bizet, que dans la rupture. Peintre de l’éternel féminin, il est à l’aise dans les sujets mettant en scène des héroïnes, lesquelles occupent quatorze de ses ouvrages lyriques, mais aussi des oratorios sacrés ayant pour thème Ève, la Vierge ou Marie-Magdeleine. Pourtant, il a parfaitement su intégrer les apports de la révolution wagnérienne tout en
insufflant à ses ouvrages une certaine modernité qui annonce déjà Puccini, Debussy ou Strauss, n’en déplaisent à ses sévères confrères, envieux de l’enthousiasme sans bornes que soulevaient ses ouvrages auprès du public. Son premier opéra (La Grand’Tante) date de 1866, mais il a dû attendre onze ans avant que l’Opéra de Paris ne lui ouvre ses portes avec Le Roi de Lahore. Sa renommée n’avait cessé de s’étendre depuis ses oratorios Marie- Magdeleine (1873) et Ève (1875), ainsi qu’avec un opéra-comique (Don César de Bazan) en 1872. Il est nommé professeur de composition au Conservatoire de 1878 à 1896 : c’est le début d’une brillante carrière de compositeur officiel, personnalité très influente de la vie musicale française et voix prépondérante pour tous les jeunes compositeurs qui briguaient le Prix de Rome. Sa descendance est féconde : Alfred Bruneau, Gabriel Pierné, Paul Vidal, Xavier Leroux, Gustave Charpentier, Henri Rabaud, Charles Koechlin, Florent Schmitt, Georges Enesco... Après Werther, il enchaînera d’autres succès avec Thaïs (1894), Cendrillon (1895), Sapho (1897), Le Jongleur de Notre-Dame (1902), Thérèse (1907) et Don Quichotte (1910).
Genèse de Werther Il subsiste comme un parfum de légende autour de l’écriture de cet ouvrage lyrique. L’autobiographie romancée rédigée par Massenet lui-même et publiée en 1912 n’aura pas simplifié la recherche de la vérité. Mais les faits sont têtus : les
premières esquisses de Werther datent de 1880. Une lettre de Massenet à Paul Lacombe en date du 25 septembre l’atteste : « Je me repose et prends de nouvelles forces pour écrire Werther, un drame lyrique en quatre tableaux ; cet ouvrage tout spécial est destiné à me satisfaire d’abord ; si cela vient bien, nous verrons... ». Quant à l’idée du projet, elle a germé l’année précédente lors d’un voyage à Milan, au cours d’une discussion avec Paul Milliet (le librettiste d’Hérodiade) et son éditeur Georges Hartmann. Puis s’ensuivent quatre années de dur labeur pour Paul Milliet, tellement exposé aux lubies de Hartmann qu’il finit par jeter l’éponge pour céder sa place à Edouard Blau, lequel termina le livret au printemps 1885. Durant l’été qu’il passa à Étretat, Massenet put jeter les bases du futur Werther, esquisses qu’il poursuivit à Versailles et dans quelques autres lieux. Le travail de composition étant terminé, le compositeur se lança dans la seconde étape cruciale, l’orchestration, du 15 mars au 2 juillet 1887.
C’est ici précisément que les difficultés commencent pour Massenet, contraint à une pause de quatre ans pour ce projet prometteur. En deux mots : le directeur de l’Opéra Comique, Léon Carvalho, ne crut pas au sujet, trop « lugubre » pour son public, la vénérable institution partit en fumée au lendemain de son refus, l’approche de l’Exposition universelle aiguilla le remplaçant de Carvalho vers un ouvrage à grand spectacle tandis que Massenet se lançait dans un opéra plus prometteur, Esclarmonde,
reléguant provisoirement Werther aux oubliettes. Enfin, après cinq années d’attente et de refus, la première fut annoncée en 1892 – non pas à l’Opéra Comique, mais à l’Opéra impérial de Vienne, dans une traduction allemande.
Le roman épistolaire de Goethe se meut en livret d’opéra
Au départ, Les Souffrances du jeune Werther, publié en 1774, a pour origine les souvenirs autobiographiques d’un amour de jeunesse de l’écrivain, Charlotte Buff, fille du bailli de Wetzlar connue lors d’un bal champêtre, courtisée, mais promise à un certain Kestner, futur conseiller d’ambassade. Enfin, un autre fait divers ayant défrayé la chronique de Wetzlar fournit son dénouement à Goethe : un certain Jérusalem se suicide après avoir vécu un amour sans issue pour la femme d’un de ses collègues, et le malheureux emprunte le pistolet fatal au même Kestner !
Dans leur livret, Edouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann étoffent les personnages de Goethe qui avait concentré toute la force dramatique de son roman épistolaire sur un seul et unique personnage – Werther – dont le regard subjectif envahissait tout l’espace. De son côté, Massenet, très soucieux de réalisme, a trouvé depuis Manon (1884) une forme lyrique qu’il
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préservera pendant trente ans. Renonçant à la forme binaire avec alternance traditionnelle entre scènes parlées et airs / duos / ensembles chantés, il opte pour l’étroite imbrication de ces éléments. Même les quelques chœurs ou airs qui pourraient représenter un tout autonome sont habilement insérés dans l’action, ce qui laisse rarement le loisir au public d’applaudir les performances des chanteurs.
L’orchestre Comme dans Manon, l’orchestre de Werther est conçu pour une fosse plutôt modeste (et covido- compatible !) : les bois vont par deux et l’on demandera au deuxième hautboïste de jouer le cor anglais ; on notera un instrument rare dans la fosse, le saxophone alto, les cuivres sont raisonnablement fournis (4 cors en fa, 3 trombones et un tuba, sans trompette mais avec 2 cornets à piston beaucoup plus répandus à cette époque et au grave plus étendu), une seule harpe qui joue un rôle prépondérant dans la
couleur orchestrale, une paire de timbales (instrument que Massenet connaît parfaitement pour avoir été percussionniste dans divers théâtres pour gagner sa vie lors de ses impécunieux débuts). Un orchestre aux dimensions plutôt modestes, ce qui permet de maintenir les cordes à un niveau normal, d’autant plus que Massenet les divise pour obtenir l’intimité d’une formation de chambre.
Les moments célèbres de l’ouvrage • Airs de Werther à l’acte I : « Invocation à la Nature» («Je ne sais si je veille »), à l’acte III : « Lied d’Ossian » (« Pourquoi me réveiller »). • Airs de Charlotte à l’acte III : « Air des lettres », (« Ces lettres... ah ! je les relis sans cesse »), « Air des larmes » (Va ! laisse couler mes larmes »). • Le goûter des enfants à l’acte I • Le clair de lune à l’acte I
Acte 1 La maison du bailli Les six enfants du bailli répètent un chant de Noël tandis que Charlotte, la fille aînée, se prépare pour un bal. Deux amis du bailli, Johann et Schmidt, félicitent les enfants pour leurs jolies voix, mais se moquent gentiment du bailli qui fait répéter des chants de Noël en plein mois de juillet. Ils sont rejoints par Sophie, sa seconde fille, et discutent du bal qui doit avoir lieu non loin de là, à Wetzlar, de Werther, le jeune homme mélancolique qui doit accompagner Charlotte au bal, et d’Albert, le fiancé absent de Charlotte. Le bailli promet de retrouver ses amis à l’auberge dans la soirée et ils prennent congé. Sophie s’en va et le bailli entre dans la maison. Werther, accompagné d’un jeune paysan, entre dans la cour et contemple la maison. Il est ravi par ce qu’il voit et parle du chant des enfants provenant de la maison. Charlotte descend, habillée pour le bal, et les enfants accourent vers elle. Werther est présenté à Charlotte qui s’occupe des enfants depuis la mort de leur mère. Tandis que Charlotte confie les petits à Sophie, Werther admire la scène. Charlotte et Werther se mettent en route pour le bal, rejoints par d’autres couples, pendant que Sophie fait entrer les enfants et que le bailli s’apprête à rejoindre ses amis à la taverne.
C’est la tombée de la nuit et Albert, fiancé de Charlotte, revient plut tôt que prévu d’un long voyage. Charlotte rentre du bal en compagnie de Werther qui lui déclare son amour. On apprend alors que sur son lit de mort, la mère de Charlotte lui a fait promettre d’épouser Albert. Werther est au désespoir.
Acte 2 Wetzlar, la place, les tilleuls On est en septembre. Les gens se rassemblent pour se rendre à l’église où le pasteur célèbre ses cinquante ans de mariage. Mariés depuis quelques mois, Albert et Charlotte jouissent d’un bonheur tranquille, Werther les observe de loin, désespéré d’avoir perdu Charlotte. Johann et Schmidt reparaissent réconfortant leur ami Brühlmann qui a perdu sa Kätchen après sept années de fiançailles ; Albert les suit. Voyant Werther assis à une table tout triste, il essaie de le consoler. Sophie, jeune sœur de Charlotte, arrive toute joyeuse et demande à Werther de lui réserver le premier menuet. Elle le gronde pour son air déconfit, mais en aparté, celui-ci affirme que le bonheur lui est interdit. Albert, devant l’empressement de Sophie, suggère à Werther la possibilité d’un autre bonheur. Celui-ci refuse d’entendre et, de nouveau seul, se
L’action Par Benjamin François
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laisse aller à sa souffrance. Charlotte apparaît et finit par lui demander de s’éloigner quelque temps, jusqu’à Noël. Werther part, avec l’idée de ne jamais revenir.
Acte III La maison d’Albert – Noël Charlotte découvre son amour pour Werther et relit les lettres qu’il lui a adressées. Sophie entre, les jouets des enfants dans les mains ; Elle s’inquiète de la tristesse de sa sœur. Charlotte est de nouveau seule et Werther apparaît soudain, sombre et défait. Charlotte parvient difficilement à surmonter son émotion, tandis que Werther évoque leur premier baiser. Charlotte s’enfuit ; Albert, informé du retour de Werther, rejoint Charlotte encore bouleversée ; un domestique apporte un message sur lequel Werther, avant de partir pour un « lointain voyage », prie Albert de lui prêter ses pistolets ; Charlotte reçoit l’ordre de les lui faire remettre.
Acte IV Scène 1 : la nuit de Noël à Wetzlar (interlude orchestral)
Scène 2 : la mort de Werther Dans sa chambre, Werther est étendu, mortellement blessé. Charlotte fait irruption et le découvre à terre. Pouvant encore parler, il lui demande pardon, mais elle lui dit que c’est elle la coupable. Elle veut aller chercher de l’aide mais il la retient, lui tenant la main en expirant. Charlotte peut désormais lui avouer son amour. Au- dehors, on entend les enfants chanter Noël.
Mais qui est Charlotte ?
Entretien avec Marie-Nicole Lemieux Propos recueillis par Benjamin François le 26 avril 2021
Benjamin François : vous voilà incarnant Charlotte, fille aînée du bailli, 20 ans (félicitations !), fiancée puis mariée à Albert, amante de Werther : un personnage positif et rayonnant par excellence. Comment appréhendez-vous ce nouveau rôle, si riche émotionnellement ?
Marie-Nicole Lemieux : Il y a trois rôles que je rêvais d’incarner – Dalila, Charlotte et Carmen – et Charlotte était le dernier d’entre eux. Cela a été très long avant que la voix soit mature pour le faire, car Charlotte est écrit dans une tessiture plus aiguë que Carmen qui chante en définitive assez souvent dans le medium. C’est donc très bien que je l’aborde maintenant – à vingt ans (rires !) – avec une assise solide en considérant ma voix depuis toujours comme un instrument, et non comme quelque chose de fixé dans le marbre. Cela me permet tout simplement de m’adapter. Pour ce qui est de l’opéra, Werther est un de mes opéras favoris. Durant mes études au conservatoire, c’est le seul que j’ai écouté au moins trois fois avec
la partition en mains, par pur plaisir du sens dramatique. Ce qui me touche en Charlotte, c’est avant tout sa grande humanité. C’est un personnage réel, je la comprends totalement par ses valeurs, par son côté maternel, son affection filiale et cette force tranquille qui attire Werther malgré elle. Autant de qualités qui me touchent réellement. Cela rejoint ce matriarcat que nous avons au Québec, je repense à ma mère, à ces femmes rayonnantes de joie et en même temps très solides, conscientes de leurs devoirs. Alors oui, je me suis toujours sentie très proche de Charlotte. Je la comprends dans ses tourments, dans son amour pour Werther, et en même temps dans son incapacité à vivre avec le poids de sa décision. En même temps je me demande si elle aurait sauvé ce jeune homme dépressif, pour ne pas dire bipolaire. Aujourd’hui avec les progrès de la médecine, je pense qu’il ne se serait pas suicidé (ou je l’espère !). Elle se sent attirée par lui, par ce monde intérieur qu’ils partagent. En un mot, elle est
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« bonne fille » et c’est exactement cela que vient chercher Werther, et ce qu’Albert ne comprend pas. Lui aussi, comme on dit chez nous au Québec, il est un « bon gars », mais à mille lieues de ce qui fait vibrer Charlotte. En quittant cette terre, Werther n’en sera que davantage l’idéal masculin pour Charlotte, son fantasme suprême de ce qui aurait pu être.
Avec Karina Gauvin et douze autres grandes voix québécoises vous avez participé à l’ambitieux projet du label ATMA Classique d’enregistrer l’intégralité de l’œuvre de Jules Massenet, soit plus de 300 morceaux réunis en douze CD et trois coffrets, incluant duos, trios et quatuors dont plus d’une vingtaine d’œuvres inédites, toutes accompagnées sur un grand piano Erard de 1854 accordé au diapason de 435 Hz (le diapason utilisé du temps de Massenet, conformément à l’arrêté ministériel de 1859) ! Mais j’imagine que vous aviez abordé les grands airs de Charlotte bien avant ?
Évidemment, l’Air des lettres et Va, laisse couler mes larmes, je les chante depuis mes études au conservatoire. C’est tout le reste, les grandes scènes ou les airs qu’on entend plus rarement qu’il me restait à acquérir. En revanche cela a été très complémentaire de pouvoir participer à cette formidable intégrale Massenet, ces vingt-neuf mélodies, duos, trios (avec Karina Gauvin et Julie Boulianne, vous imaginez le trio de luxe !) et quatuors magnifiques (comme le cycle Chansons des bois d’Amaranthe) m’ont fait tenir artistiquement pendant la
pandémie et m’ont permis d’aimer encore plus Massenet. Et donc de le comprendre encore mieux comme compositeur. Il est pour moi un homme mystique et charnel à la fois que je retrouve dans un air comme Les Extases (1912), sur un poème d’Annie Dessirier. Sa dernière muse, Lucy Arbell, était contralto et j’ai surtout enregistré le répertoire taillé tout exprès pour elle, de même que pour la mezzo-soprano Marie Delna. Cette dernière était une grande mezzo- soprano qui m’influence beaucoup parce que je me rends compte que mon répertoire était aussi le sien : elle a chanté les rôles de Quickly, Cassandre dans Les Troyens, et elle a créé Charlotte à Paris. Je baigne littéralement dans les textes qu’il leur donne et dans cette sensualité bien française. À la lumière de ce répertoire en partie inédit, je redécouvre donc un Werther amoureux, sensible et mystique à la fois, servi par un grand compositeur qui sait traiter la voix comme il faut.
Justement, la vision précise que vous avez de son œuvre vous permet-elle de dire que Massenet a traité musicalement et vocalement son Werther différemment de ses autres opéras ?
Oui, car Massenet a toujours très exactement su ce qu’il voulait. Quand on consulte une partition de Massenet, je dirais presque que Verdi se rapproche de lui dans ses désirs : c’est la même exigence envers ses interprètes, car il note absolument tout. Dans les deux seules pages de l’air Va, laisse couler mes larmes, il note un maximum
d’indications au chanteur et c’est un tour de force d’arriver à respecter toutes ces annotations. Et comme je suis plutôt « bonne élève » avec un respect total pour la partition, je suis souvent insatisfaite par certaines versions peu soucieuses de ces indications. C’est un point commun que Massenet partage avec Verdi, je pense en particulier à Falstaff : si vous saviez toutes les annotations que les chanteurs ont à respecter – portamentos, piqués, piqués-liés – les observer avec grande précision permet un réel confort pour le chant. Au contraire, quand j’ai chanté Samson et Dalila de Saint-Saëns, j’ai constaté une plus grande liberté laissée aux interprètes. Massenet est très exigeant sur ce point, et quand on fait tout ce qui est écrit, cela fonctionne parfaitement. Peut- être n’avait-il pas entièrement confiance en ses chanteurs (rires) ? Et je constate enfin que Massenet devait aimer passionnément les voix féminines, il n’est qu’à penser à Charlotte, Manon ou Cendrillon !
Admettons que leur amour ait pu se concrétiser : pourriez-vous imaginer une suite à leur relation ? Dans ce cas avec une issue positive, négative ?
J’y ai déjà pensé, figurez-vous, une fin heureuse où Albert se marie avec Sophie, et où Charlotte se marie avec Werther ! Mais il y a plusieurs options : il est certain pour moi que la version serait plus heureuse si l’opéra se déroulait de nos jours. Tout le monde ferait une thérapie, Werther prendrait ses médicaments, Charlotte ferait une thérapie sur sa gestion de la
culpabilité, et tout rentrerait dans l’ordre ! Mais si nous restons au XIXe siècle, c’est très différent : je pense qu’ils partiraient ensemble, mais je crois que Charlotte se sentirait terriblement coupable au bout d’un certain temps par rapport à sa mère. Ce serait très judéo-chrétien de sa part, mais c’est un trait de caractère très présent dans les personnages féminins de ce siècle. Elle l’évoque à plusieurs reprises dans l’opéra : elle n’aurait pas été capable de supporter le poids de la culpabilité. Or comme Werther n’est pas un être stable, je pense qu’une fin heureuse est impossible dans ces conditions, et Charlotte aurait fini comme Clara Schumann à rendre visite à son Robert à l’institut psychiatrique d’Endenich. Le prix à payer aurait été très lourd pour Charlotte.
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Échos de la mise en scène
Entretien avec Bruno Ravella Propos recueillis par Benjamin François le 20 avril 2021
Benjamin François : quand vous avez entrepris de mettre Werther de Massenet en scène, j’imagine que vous vous êtes tout d’abord plongé dans le roman épistolaire de Goethe ?
Bruno Ravella : tout à fait, j’ai commencé par cela. Beaucoup d’idées de mise en scène proviennent de cette lecture. Très vite j’ai eu la conviction que le « je » de Werther qui a fait de la souffrance son destin ultime, envahissait tout. Cet homme qui vient de la ville idéalise la nature qui l’entoure et décide de s’installer à la campagne pour dessiner : les paysans qui moissonnent dans les champs, le moindre brin d’herbe est sublimé, idéalisé. Il nous a donc semblé important d’explorer ce contraste entre nature et sentiment. Fidèles à l’expression forgée par Ruskin (intraduisible en français) de « pathetic fallacy », cette figure de style consistant en l’attribution à la nature de sentiments humains, dans le droit fil du roman de Goethe, nous veillons à ce que la nature (et donc le décor) soit un miroir fidèle des sentiments de Werther.
Par exemple, nous avons souhaité que le rideau de scène représente cette églogue digne d’une toile de Poussin, apte à recréer un monde parfait, serein, bucolique, presque fantasmatique, sans aucune référence ni à une réalité, ni à un état d’âme. Un peu comme l’image que nous avons du Hameau de Marie-Antoinette à Trianon, ce jardin à l’anglaise qui nous transmet une vision idéalisée de la nature. En revanche, nous avons renoncé aux éléments – arbres et jardin dans le premier acte, place arborée de village dans le second – qui renverraient à une nature trop réaliste. La nature est pourtant bel et bien suggérée, par la porte ouverte sur le jardin ou un ciel azuré qui nous renvoient une image de l’âme romantique de Werther.
L’opéra de Massenet, théâtralisation de ce drame humain, opère un changement de paradigme important par rapport à l’œuvre de Goethe, fragmentée dans le temps au rythme des lettres qui se succèdent. Aux côtés de ce nouveau découpage que l’opéra impose à la
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trame dramatique, un véritable chamboulement s’opère sous nos yeux : chez Goethe, Charlotte n’est pas éprise de Werther, tandis que dans l’opéra de Massenet l’amour est pleinement partagé entre les deux personnages...
Effectivement, dans le roman, Werther ne réussissait même pas à se tirer une balle, mettait des heures à mourir avant que Charlotte ne vienne le voir. Chez Massenet, homme de théâtre à l’incroyable sensibilité, le drame réside dans cet amour brûlant – mais impossible – de Werther et Charlotte. Cela est palpable dès leur premier duo : Charlotte aime Werther car il lui offre quelque- chose qu’elle n’a pas trouvé chez Albert. Werther lui pose des questions que nul ne lui a posées, ce qui lui donne l’occasion d’exprimer des choses qu’elle n’a jamais eu l’occasion d’exprimer, elle qui se doit de vivre dans l’interstice que la société a prévu pour elle : celui de mère de substitution qui doit s’occuper de sa jeune fratrie, ce qui exclut toute expression d’individualité intime et profonde. Pour lui, elle devient le symbole de la femme idéale, cette femme- mère qui se confond presque dans l’esprit de Werther à la vierge Marie. Avant même qu’il ne rencontre sa famille, il ne peut s’empêcher de la porter aux nues. Werther a déjà créé une image parfaite alors qu’il n’a pas encore pénétré dans la maison du bailli. Nous sommes au début du mouvement romantique, mais je constate que le sentiment est déjà omniprésent, imprimant sa subjectivité, son émotion et son individualisme au réel.
Albert l’a connue toute jeune donc il n’a jamais posé de question sur sa mère. Werther lui donne l’occasion de partager des sentiments inédits avec autrui. Il se crée donc un fort lien de complicité entre eux palpable aussi dans ce petit détail à la fin de l’Acte I. Quand Werther lui demande qui est cet homme qui vient la chercher. Elle répond honnêtement : « celui que l’on m’a promis ». Mais dans son regard, on comprend qu’elle serait à ce moment précis entièrement disponible pour fuir avec Werther. Pourtant, ce dernier la rappelle à son devoir. C’est comme s’il avait besoin de cet amour impossible pour aller au bout de son personnage attiré par l’abîme, prêt à s’apitoyer sur son sort d’homme toujours malheureux. Et quand au 2e acte Werther souhaiterait s’enfuir avec Charlotte, c’est elle qui lui rappelle son devoir de femme mariée, positionnement qu’il sera incapable d’assumer.
Comment les rapports entre les personnages se matérialisent- ils dans votre mise en scène et la scénographie ?
Nous l’avons dit, c’est un principe central de notre mise en scène : le décor évolue en fonction des émotions de Werther. Pour le premier acte, j’ai tout de suite eu la vision d’un intérieur domestique idéal et très traditionnel, symbolisant l’univers bourgeois du bailli, transmis de génération en génération, aux lumières chaudes et aux tentures qui portent la marque du temps passé. L’arrivée de Werther dont la personnalité idéalise tout, permet de faire
entrer une nature sublimée par son âme romantique dans cet espace paisible : elle va transformer l’espace dans la mesure où le plafond se soulève. À la fin de l’acte I, dans l’imaginaire de Werther qu’il nous est donné de voir, les étoiles et la lune apparaissent, on est au paradis ! À l’acte II qui est l’acte de l’amour impossible (Charlotte est mariée à Albert), nous pénétrons dans un monde sans issue. Werther ne quitte pas la scène (il ne la quittera qu’à la fin de l’acte II). Le voici confiné dans cet espace. Tout ce qui était ouverture sur la nature dans le premier acte, a été transformé en un milieu clos avec des couloirs qui ne mènent nulle part. Il est coincé dans un monde qu’il s’est lui-même créé : le voilà prisonnier de son amour pour Charlotte, et Charlotte de son mariage. Nous avons ici pensé à un décor avec autant d’impasses, surmonté par des murs qui sont comme des remparts, avec un chemin de ronde qui permet à Schmidt et Johann d’observer et commenter l’action. Cet espace devient de plus en plus étouffant lorsque Werther entrevoit la mort comme unique et simple issue. Le monde se referme alors, et disparaît toute présence de la nature. Charlotte, Werther, Albert et Sophie se retrouvent dans un espace clos, où chacun est esclave malheureux de la situation. À l’acte III, la nature, le soleil deviennent quelque chose d’extérieur, et graduellement, Werther devient amoureux de l’idée de sa propre mort. La même peinture sert à construire un espace domestique totalement confiné et contrôlé. Et
à l’acte IV, les murs ont disparu ; Werther et Charlotte se retrouvent dans un espace désespéré et vide où la seule issue salutaire est le suicide de Werther. Le personnage retrouve son calme. En revanche, pour Charlotte, il ne reste que le désespoir sans aucune autre forme d’issue.
Et votre vision du personnage d’Albert ne correspond pas à la brute épaisse que l’on voit parfois ; au contraire, votre travail l’humanise, l’ennoblit presque...
La pointe d’agressivité d’Albert envers Charlotte vient de son amour authentique pour elle, et de l’impuissance qu’il ressent en constatant que son amour n’a pas de prise sur elle. Il est en grande souffrance que son amour authentique ne soit pas partagé par son épouse. On est aux antipodes d’un vaudeville avec le méchant mari trompé et l’amant dans le placard. Il n’est en rien un bourgeois dur, je souhaite un caractère profondément amoureux de Charlotte qui se rend compte qu’il n’a aucune prise : là réside son drame. Que peut-il faire dès lors qu’il se rend compte qu’il est marié à une femme qui le respecte, qui l’accompagne, est exemplaire sur le plan du devoir, mais ne l’aime pas ? Dans l’intermède musical de l’Acte III, je montre la douleur d’Albert qui se rend compte qu’il l’a perdue. Il s’écroule, pleure, de la neige tombe sur lui : entre Albert et Charlotte, une porte se ferme entre les deux. L’acte le plus difficile à mettre en scène était l’Acte II, mais j’ai pu résoudre ce problème quand j’ai pris conscience que la dernière
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phrase de Werther à l’Acte I est aussi la première phrase du personnage au début de l’Acte II : «un autre est son époux ! ». Tout s’est donc arrêté pour Werther à la fin de l’Acte I, il est désormais incapable d’évoluer. C’est pour cela que je le fais rester sur scène, et que tout devient clos autour de lui. De grandes portes s’ouvrent, comme à
l’Acte III, mais il ne peut s’échapper par aucune issue. La seule issue possible, c’est que quelqu’un meure dans le trio Albert–Charlotte– Werther. Werther ne peut pas tuer Albert, donc il décide de se tuer. C’est sa seule façon d’aboutir à une fin. Il n’y avait pas d’issue noble possible.
Échos de la direction musicale
Entretien avec Jean-Marie Zeitouni Propos recueillis par Benjamin François le 24 avril 2021
« Seule la musique peut amplifier, commenter et enrichir un drame, dont nous ne pouvons avec notre pauvre vocabulaire de poètes, qu’esquisser les contours. » Jules Massenet
Benjamin François : Le compositeur qui impose à tous ses collègues de se « positionner » par rapport à lui, c’est Richard Wagner. Ressentez- vous une parenté entre Werther et le style wagnérien, même s’il sera moins épigonal que dans Esclarmonde et si Massenet se situe par nature davantage dans la continuité avec la tradition que dans la rupture avec les codes ?
Jean-Marie Zeitouni : Avec l’expérience qui est la mienne, j’ai de plus en plus tendance à me débarrasser des étiquettes et de regarder plutôt ce qui est unique chez chaque créateur. En surface au moins, je constate une certaine émulation, pour ne pas dire une mode wagnérienne dans les procédés de composition, comme le fameux emploi du leitmotiv
wagnérien ! Et effectivement, certains thèmes caractérisent Charlotte, d’autres Werther, ou encore certaines situations. Mais Massenet reste lui-même, très caméléon, n’hésitant pas à écrire à la manière du folklore allemand pour la scène sur la place du village de Wetzlar, faire quelques emprunts à l’harmonie wagnérienne dans l’instrumentation de certains passages dramatiques. Mais dans l’ensemble, Massenet sait se mettre totalement au service du propos théâtral. Reconnaissons-lui ce génie d’avoir parfaitement su relever ce défi, le roman épistolaire de Goethe n’étant en rien linéaire, c’est le leitmotiv qui va lui permettre de créer des liens entre scènes, situations et personnages. Un art combinatoire déjà présent dans un autre opéra de Massenet, Chérubin, que j’ai eu le bonheur de diriger en octobre 2015 à Montpellier.
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Comme vous le soulignez, la couleur lyrique de Werther semble n’appartenir qu’à elle et Massenet y déploie un registre neuf à l’Opéra Comique que l’on peut tenter de définir comme un mélange très personnel entre ce caractère intimiste (également présent dans Roméo et Juliette de Gounod) et un zest de morbidité à partager avec Hamlet d’Ambroise Thomas. Comment définiriez-vous ce genre atypique, « tout spécial », selon l’expression même de Massenet ?
On sait que Massenet avait parlé à Léon Carvalho de ce Werther de manière préliminaire, et que le directeur de l’Opéra Comique n’en voulait pas car il trouvait le sujet trop triste et doutait que son public pût le goûter pleinement. Un mois plus tard, le fameux incendie réduisait l’Opéra Comique en cendres et de nouvelles discussions ont été ajournées. Mais je ne suis pas surpris que Werther ait connu un grand succès lors de sa création – en allemand – à Vienne (à Weimar, la ville de Goethe, on aurait sûrement crié au sacrilège !), ce qui a aidé à son retour dans le giron français par la suite. Il n’en reste pas moins que le sujet n’est en rien un sujet d’opéra-comique, tout comme Carmen – le dernier opéra que j’ai dirigé en mars 2018 ici à Montpellier – malgré son aspect populaire, était aussi un sujet osé pour les mœurs bourgeoises de la maison de Carvalho. Le point commun entre Carmen et Werther, c’est qu’ils portent à la scène des personnages ordinaires qui parlent sans philtre au public : nous avons tous connu un amour impossible, on a tous été dans une situation où
nous devions choisir entre le devoir et le plaisir, donc pour moi, c’est totalement un sujet qui s’adresse au peuple. De la même manière que Bernstein a adapté Roméo et Juliette en West Side Story, Massenet et ses librettistes ont fait de même, en n’étant pas forcément fidèle à la lettre au chef-d’œuvre de Goethe, mais en en préservant toute la force dramatique.
Massenet semble avoir été en recherche de la plus grande fluidité de la texture – notamment en serrant au plus près la courbe naturelle de la parole – et de souplesse formelle le faisant opter pour l’arioso plutôt que pour le récitatif parlé. Est-ce la raison pour laquelle il fait fi de la tradition de l’Opéra Comique à numéros musicaux reliés par des dialogues parlés, comme dans Carmen (1875) et Manon (1884) ?
Effectivement, dans Werther, Massenet a renoncé aux textes parlés de transition entre les numéros si bien que le public n’a que peu de possibilités d’applaudir les performances des chanteurs car ils chantent en permanence ! À part la première scène qui introduit les personnages sur fond d’enfants qui batifolent, toutes les autres scènes font coexister deux choses : la réalité et un souvenir passé ou la réalité et l’introspection d’un personnage. Tout ceci est donc propice à des ariosos libres qui suivent parfaitement les inflexions de la langue française.
Justement, ne sommes-nous pas en présence d’une écriture musicale à deux tendances : tantôt elle
tend vers le chromatisme, celui des orages de la passion fatale de Werther caractérisé par un accord diminué dès sa première entrée, et des souffrances de l’existence, tantôt elle emprunte au diatonisme pour évoquer la normalité bourgeoise, l’univers du bailli, de Wetzlar, de Charlotte et Albert ?
C’est complètement cela, j’approuve de désigner ce style comme une musique bourgeoise de campagne que Massenet sait si bien suggérer, ces scènes bucoliques, de nature qui frisent l’impressionnisme de Debussy, Fauré. C’est la musique du quotidien, le chant de Noël des enfants, la devise « Vivat Bacchus ! » que poussent Johann et Schmidt dès qu’ils apparaissent quelque part, les rythmes de danse des conversations gaies de l’acte I, la chanson de Sophie « Du gai soleil »... mais aussi la nature immortelle et le repos de l’éternité. En face, la musique chromatique réservée à Werther, pour laquelle Massenet emploie les quatre cors, les trombones. Et dans les duos entre Werther et Charlotte coexistent les deux styles, avec une orchestration qui change du tout au tout selon que l’un ou l’autre s’exprime.
Comment définiriez-vous les couleurs orchestrales de Werther ?
Les pupitres de cordes sont fréquemment divisés, si bien qu’on croirait avoir à faire à de la musique de chambre, le timbre chaud du saxophone alto permet de faire la liaison entre les bois et les cuivres, et Massenet réserve au cor anglais « instrument de la mélancolie douloureuse » de belles parties.
Enfin, la harpe est omniprésente, et d’autres instruments comme le carillon ou jeu de timbres sont présents pour les festivités de Noël : autant de couleurs qui me rappellent l’écriture des cordes divisées de Fauré, de même que les textures pastorales me font beaucoup penser à Pelléas et Mélisande de Debussy. Mais l’indice qui me rappelle que nous sommes vraiment dans de la musique française, c’est la place faite aux bois (clarinette, flûte, hautbois) comme solistes soutenant des textures harmoniques très limpides : le cor anglais, le saxophone utilisé presque comme un cor dans tout l’opéra, sauf quand arrive le fameux air Va, laisse couler mes larmes où, soudain triste, il tient une partie remarquée de soliste. Harmoniquement, je note aussi des influences wagnériennes ou franckistes qui nous rappellent que nous avons à faire à un orchestre romantique, mais qui n’est jamais massif. Massenet se sert aussi de l’orgue comme instrument d’orchestre, ce qui nous place instantanément dans le contexte d’une société fortement reliée à l’église du village. Durant deux bonnes pages, l’orgue aura même droit à son solo, ce qui signale une tendance très réaliste, déjà « vériste » de cette musique.
Que dire de la scène finale tout en tension où les enfants chantent un Noël naïf en sol majeur auquel l’orchestre oppose, en-dessous, la noirceur du ton d’ut mineur ? Ne serait-ce pas une manière de terminer cet opéra par une allégorie ?
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C’est un procédé fréquent à l’opéra que plusieurs choses se passent conjointement sur scène et c’est ce qui a été choisi ici : on le retrouve dans le Deuxième acte de La Bohème de Puccini, on l’a aussi dans scène finale de Carmen. Car il faut bien que la chute finale tant attendue et savamment préparée – entre le moment où il se donne la mort et le moment où il meurt vraiment s’écoule un certain temps
durant lequel des souvenirs refont surface et des échos de scènes du village – finisse par arriver. Je le comprends comme un travail de gestion du temps de la part du chef d’orchestre, mais aussi de l’auditeur, entre des actions lentes et rapides : parvenir à gérer tout cela au même moment sur une scène d’opéra est vraiment brillant.
Werther : un « drame
lyrique » français ou
wagnérien ? Par Jean-Christophe Branger
Dès la création de Werther à Vienne, le 16 février 1892, puis l’année suivante à Paris, la plupart des critiques – autrichiens ou français – s’accordent à déceler une influence tyrannique dans la partition du compositeur français : « Massenet est un disciple de Wagner. Il a surpris et utilisé plus d’un des secrets du maître de Bayreuth », affirme le critique viennois de La Gazette du peuple. « Rappels de motifs, absence de chœurs, d’ensembles et de ballet, scènes continues, la mélodie de préférence confiée à l’orchestre », tels sont les éléments relevés par les journalistes pour justifier leur propos. Gabriel Fauré écrira aussi, lors d’une reprise à l’Opéra Comique en 1903 : « [Werther] date d’une époque où l’influence dominatrice de principes nouveaux se répandait sur notre
musique ; que cette influence, M. Massenet la subit, sinon au même degré que certains, du moins autant que la plupart de ses confrères, et qu’il semble bien qu’avec Werther, après Esclarmonde [1889], il ait payé une fois encore son tribut à la divinité du jour. » La part déterminante du créateur du rôle-titre, le ténor wagnérien Ernest Van Dyck, dans le succès de la première autrichienne a sans doute contribué à forger cette opinion, d’autant que l’intitulé générique de la partition (« drame lyrique ») ou le langage musical pourraient le supposer. L’influence de Wagner se décèle en effet dans certains épisodes harmoniques ou orchestraux, la présence de motifs de rappel et l’épisode symphonique, « La Nuit de Noël », reliant les actes III et IV. Dans la lignée du « Voyage de
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Siegfried sur le Rhin » (Le Crépuscule des dieux), cette pièce, conçue comme un poème symphonique, décrit aussi bien le tourment intérieur de Charlotte, partie retrouver précipitamment Werther, que la tempête de neige qui l’accompagne.
Pourtant, malgré ces affinités indéniables, Werther ne peut être considéré comme un drame wagnérien, car la musique en assimile subtilement et modérément les principes. Massenet récusait d’ailleurs cette image d’apôtre de Wagner qu’on lui accole trop souvent. Bien qu’il « s’incline devant le grand musicien qu’il nomme non pas un maître, mais le maître ! », le compositeur français puise son inspiration où bon lui semble. Dès la création du Roi de Lahore (1877), il ne cache « point l’impression profonde que lui avaient fait les belles, les grandes pages de l’Aïda de Verdi » et avoue : « J’ai été wagnérien, beaucoup trop peut-être ; aujourd’hui j’admire le beau chez Wagner comme chez les autres musiciens. » Lors de la première de Werther à Paris en 1893, Ernest Reyer a d’ailleurs livré une perception plus juste de l’ouvrage : « On ne peut pas dire que la partition de Werther, où le leitmotiv d’ailleurs n’apparaît que fort rarement […] soit une partition wagnérienne. Par intermittence, tout au plus. Elle témoigne même d’un éclectisme dont la plupart des œuvres de mon jeune confrère ne me semblent pas porter la trace au même degré. »
Werther relève en effet tout d’abord du genre de l’opéra-comique, mais un opéra-comique modernisé où des épisodes dramatiques alternent avec
des scènes de comédie. Massenet poursuit ainsi les transformations d’un genre typiquement français qu’il avait déjà menées dans Manon (1884). Sensible à la cohésion stylistique entre livret et musique, le compositeur français reste fidèle à un principe, qui le guide constamment, selon lequel la nature du sujet appelle la forme musicale. Aussi, comme dans Manon dont l’action se passe au XVIIIe siècle, Massenet rend hommage à l’opéra-comique tout en écrivant une partition où se mêlent les influences les plus diverses. Le compositeur recherche en fait un idéal qui serait, selon lui, dans la fusion harmonique entre les écoles allemande, française et italienne. Cette ambition s’inspire de la philosophie éclectique du « juste milieu » de Victor Cousin, selon laquelle la France, par sa position géographique, serait une terre de synthèses. Elle s’observe avant tout dans la présence de formes closes (airs, duos) ou de lignes vocales héritées d’une tradition franco- italienne, reliées par des épisodes plus déclamés soutenus par un orchestre expressif et signifiant, situé, non pas dans une lignée wagnérienne, mais dans une tradition française. Le traitement singulier des motifs de rappel, qui a semé le trouble dès la création, diffère en effet de celui de Wagner. Les motifs de Werther, peu développés et peu nombreux, peuvent se diviser en trois catégories relativement distinctes contrairement à celle, plus uniforme, du maître de Bayreuth. Des motifs de situation assurent l’unité d’une scène ou d’un tableau, comme le motif du bal à l’acte I, et créent une unité sous-jacente à la conversation
dialoguée des protagonistes, tandis que des motifs caractéristiques, liés à des sentiments ou à des personnages, reparaissent tout au long de l’opéra, le plus saillant, exposé dès les premières mesures, étant associé à Werther. Parallèlement, des thèmes clefs, phrases mélodiques assez longues issues d’un air ou d’un duo, resurgissent plus ponctuellement. Ainsi, le célèbre « Clair de Lune », qui soutient, à l’acte I, le premier duo de Werther et Charlotte, revient écourté à l’acte II, quand Werther fait revivre les souvenirs de la première rencontre amoureuse, puis à l’extrême fin lorsque Charlotte rend son baiser au jeune homme sur le point d’expirer. Ce principe structurel n’est pas nouveau puisqu’il existe déjà chez Grétry et Méhul, deux auteurs majeurs de l’histoire de l’opéra-comique qui assuraient déjà l’unité de leurs ouvrages avec des motifs de ce type, avant qu’ils ne soient suivis par Auber, Meyerbeer puis surtout Gounod ou Bizet. Massenet emprunte ainsi un chemin similaire à celui de Wagner qui, en comptant aussi Méhul « au nombre de ses précepteurs », reconnaissait sa dette envers ce compositeur français. Cependant, Massenet perpétue et développe une tradition française que Wagner assimile pour en tirer un art personnel qui s’inscrit dans un héritage contrapuntiste de la musique allemande.
Ainsi, comme dans Manon dont l’action se situe à la fin du XVIIIe siècle, les motifs récurrents de Werther ne se réfèrent pas aux procédés wagnériens, mais obéissent à un principe fondamental : le langage musical doit refléter le sujet
et son époque que Massenet et ses collaborateurs ont délibérément déplacée, comme l’indique un courrier du compositeur à Van Dyck à propos de la mise en scène : « La date de 178… était intentionnelle. C’était pour éviter le costume Louis XV !!! Aussi, en ne prenant pas soin de ce détail, nous serons cause d’un contresens entre l’expression musicale et le costume. – Vous avez bien raison d’insister pour l’époque Louis XVI… » L’intitulé générique « drame lyrique » renvoie dès lors à une acception éloignée de la dramaturgie de Wagner, mais propre à l’opéra-comique des années 1780 et 1790, et plus particulièrement à Barnabé-Farmian de Rozoi. Dans sa Dissertation sur le drame lyrique (1775), ce librettiste de Grétry définit « un genre intermédiaire entre l’opéra proprement dit et l’opéra bouffon » qui, en reposant sur le mélange de situations dramatiques et légères, préfigure la dramaturgie de Werther. Les librettistes de Massenet se sont d’ailleurs inspirés de la première adaptation lyrique du chef-d’œuvre de Goethe, Werther et Charlotte (1792), « drame lyrique » en un acte de Rodolf Kreutzer dont certaines scènes s’apparentent étroitement à celles de l’opéra de Massenet dont le livret s’en approprie des extraits.
Massenet s’inscrit en fait dans un mouvement plus large. Après la guerre de 1870, la Troisième République érige en modèle l’opéra français du XVIIIe siècle dans l’espoir de retrouver une gloire perdue sous le Second Empire qui aurait mené à la défaite. De nombreux musicographes étudient ce domaine du patrimoine musical alors que des musiciens,
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avides de formes d’expression opposées au théâtre wagnérien, en explorent les ressources. Dans le cas de l’opéra-comique, c’est renouer avec les spécificités d’un genre, dont la diffusion et l’influence en Europe, notamment sur Beethoven, Weber, Schumann ou Wagner, reflètent la grandeur passée de la France. Ainsi, Werther, comme Manon, rend plus précisément hommage à Méhul dont Massenet va se faire l’apologue peu avant la création parisienne de son drame lyrique. Dans un discours prononcé en hommage à son prédécesseur, il observe comment ce dernier « devait accomplir dans la forme de l’opéra-comique la même révolution que celle qu’avait accomplie Gluck dans l’opéra. » Puis il évoque une époque déterminante à ses yeux : « J’aime à me rapporter à ces temps héroïques de la musique où l’opéra moderne [...] sortait de ses langes, servi par une pléiade d’artistes qu’on appelait Cherubini, Lesueur, Spontini, Grétry, Berton ; et je dis moderne avec intention, car ce sont eux qui ont ouvert les voies que nous suivons encore. » Massenet revendique encore cette filiation lorsqu’il affirme, peu avant la première parisienne de Werther : « Dans la partition de Werther, l’orchestre représente symboliquement le principal personnage. » Or il ne fait que s’approprier des propos de Méhul : « Dans tout ouvrage dramatique musical, l’orchestre doit être le principal personnage. »
Mais, afin de traduire au mieux la psychologie de ses principaux personnages, Massenet s’est aussi laissé guider par les écrits des
théoriciens germaniques dont les idées reflètent les concepts préromantiques qui prévalaient en Allemagne à l’époque de Goethe. Pour se conformer aux remarques de Ferdinand Hand ou Chrétien Schubart notamment, qui attribuent un caractère précis à une tonalité, Massenet associe ré mineur à Werther, car cette tonalité exprime « le spleen et les vapeurs » (Schubart) et « des sentiments de mélancolie, les plaintes d’un cœur oppressé, mais sans force ; en même temps aussi une douleur déchirante » (Hand). Les écrits comme la musique du XVIIIe ne constituent cependant pas les seules références perceptibles dans Werther, même si elles restent essentielles. Parallèlement, Massenet se plaît à glisser des citations musicales intertextuelles qui, au-delà de simples clins d’œil, témoignent aussi bien de l’éclectisme évoqué que d’un goût marqué pour l’Histoire. Elles contribuent surtout à la caractérisation musicale des personnages. Ainsi, à l’acte II, lorsque Werther s’interroge sur la mort (« Ô Dieu ! qui m’a créé, serais-tu moins clément ? »), des échos de La Damnation de Faust (1846) de Berlioz résonnent à l’orchestre pour rendre hommage aussi bien à un autre héros goethéen qu’au plus illustre des compositeurs romantiques français. De même, le célèbre air d’Ossian, chanté par Werther à l’acte III, cite textuellement des mesures de La Juive (1835) d’Halévy au cours desquelles Éléazar a le pressentiment du martyre sur lequel s’achève cet opéra (« Je vois s’ouvrir la tombe »), ce qui préfigure musicalement la destinée tragique de Werther et les paroles que celui-ci prononce peu après : « Ma
tombe peut s’ouvrir !... » Les couleurs wagnériennes, extraites de Tristan notamment, ont aussi une portée symbolique évidente : Massenet souligne le caractère impossible de l’amour de Werther pour Charlotte qui, tel celui unissant Tristan à Isolde, s’achève inéluctablement par la mort. Ainsi, malgré son terme générique, ses références germaniques et la densité de ses motifs récurrents, Werther ne saurait être assimilé à un ouvrage d’inspiration strictement
wagnérienne. Après la création autrichienne, le directeur de l’Opéra-Comique, Léon Carvalho, ne s’y trompait pas lorsqu’il écrit à Massenet : « Revenez-nous […] et rapatriez ce Werther que, musicalement, vous avez fait français. »
Jean-Christophe Branger Université Lumière Lyon 2
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Par Marguerite Haladjian, mai 2021.
Werther, un roman culte En 1774, le libraire Weygand publie à Leipzig à l’occasion de la foire d’automne Les souffrances du jeune Werther, un mince roman par lettres en deux volumes, le premier ouvrage d’un jeune écrivain âgé de 25 ans inconnu du public. Dès sa parution, le livre provoque le scandale. Il est perçu par les autorités locales comme immoral car, constatent-elles, il fait l’apologie du suicide. Elles en interdisent la vente. Au contraire, cette censure suscite la curiosité et contribue à l’immense succès que le livre remporte. Cette publication devient rapidement un véritable événement littéraire. Le destin du
jeune et sentimental Werther fascine les lecteurs tant en Allemagne qu’à travers toute l’Europe. Plusieurs rééditions paraissent dès 1775 dont deux traductions en France en 1776. Johann Wolfgang von Goethe (1749 – 1832) accède à une prodigieuse célébrité. Les échos du werthérisme sont considérables. L’influence de l’ouvrage se prolonge à travers poèmes, romans, adaptations théâtrales. La littérature française porte particulièrement l’empreinte de cette peinture de l’amour mortifère d’une âme vulnérable et exaltée. Chateaubriand s’imprègne de l’histoire de Werther pour son René daté de 1802, Madame de Staël publie en 1803 Delphine, assimilée à un Werther au féminin. Le roman de
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Goethe inspire à Senancour Oberman (1804), Adolphe (1816) à Benjamin Constant, Les Confessions d’un enfant du siècle (1836) à Musset, Lamartine à son tour est sensible à cette littérature de l’intime comme en témoignent ses romans Raphaël (1849 et Graziella (1852). De George Sand à Stendhal, de Sainte-Beuve à Hugo, de Fromentin, Dominique (1863) à Flaubert, L’Education sentimentale (1870), un nombre impressionnant d’œuvres jusqu’à aujourd’hui sont héritières de cette littérature des passions malheureuses et des tourments de l’âme. Werther a modelé la sensibilité romantique des artistes et des écrivains de plusieurs générations.
Werther, au miroir de Goethe Werther fut écrit dans un moment de fulgurante inspiration. Goethe avoue dans son autobiographie Poésie et Vérité (1746) que son ouvrage fut achevé en quatre semaines sans un plan de l’ensemble conçu au préalable. Quelques années après sa parution, il remanie le roman et le publie dans une nouvelle édition en 1787. Des événements factuels se sont conjugués à des éléments biographiques pour accorder une valeur humaine à cette éducation sentimentale que Goethe a écrite, selon son propre aveu, avec le sang de son cœur. Elle doit beaucoup à l’expérience personnelle des débuts dans la vie du génial écrivain. Des mésaventures affectives, des échecs sentimentaux et un drame survenu à l’un de ses familiers qui s’est suicidé
par amour ont nourri et suscité le geste créateur du romancier naissant et libérer son besoin d’écriture. En mai 1772, Goethe se trouve dans la petite ville de Wetzlar, siège de la Cour suprême du Saint-Empire pour parfaire ses études de droit. Il tombe éperdument amoureux de Charlotte, la fille pleine de charme du bailli devenu veuf. Cette dernière s’occupe de ses nombreux frères et sœurs, mais l’amour que le jeune homme éprouve n’est pas partagé. Goethe quitte Wetzlar mais reste en correspondance avec la jeune femme qui a épousé un certain Kestner, secrétaire de la légation de Brême et forme avec lui un couple bourgeois. Goethe apprend que Karl-Wilhelm Jerusalem, un jeune ami qu’il avait côtoyé à Wetzlar, s’est suicidé avec le pistolet emprunté à Kestner, après avoir été repoussé par la femme dont il s’était épris. Ainsi, se dessine la mise en place du sujet et le développement de la trame dramatique, les personnages et le cadre du roman. L’imagination de Goethe a enfiévré l’amour de Werther. Cette passion née dans l’instant de la rencontre et l’attrait quasi charnel qu’il ressent pour Charlotte sont d’autant plus violents que la femme aimée se dérobe sans cesse et laisse une béance dans le cœur sensible de l’amoureux éconduit, impuissant.
Goethe s’était rapidement détaché d’une œuvre qui le renvoyait aux inquiétudes, aux sentiments douloureux de son aventure sentimentale dont le souvenir le hantait parfois. « Que Dieu me préserve de jamais être dans le cas d’écrire ou de pouvoir écrire un Werther ! », confie-t-il dans une lettre
à une amie. Il évoque son héros comme le compagnon des erreurs de sa jeunesse. « J’ai survécu à mon Werther. », écrit Goethe en mai 1805 à Barthélemy Froberville, un auteur français qui lui avait dédié son roman. Mais dans la vieillesse, le retour des souffrances passées l’obsède. Il s’en ouvre dans une lettre à Eckermann (1792 – 1854) en 1824 et écrit à propos de Werther « Il y a là tellement de mon être intime, tant de mes pensées et de mes sentiments (…) Je n’ai lu qu’une fois ce livre après sa parution, et je me suis bien gardé de le relire ensuite. Ce sont de vraies fusées incendiaires – ce livre m’est pénible, et je crains d’éprouver de nouveau l’état pathologique où il a pris naissance. » Et pourtant, la jeunesse est cette étape obligée « où la félicité contrariée, l’action entravée, les désirs insatisfaits ne sont point des infirmités particulières à un temps, mais celle de tout homme », poursuit-il. Ainsi, chacun peut, selon le vœu de Goethe, revivre à la lecture de ce roman une part de sa propre vie entre jeunesse et maturité et reconnaître ses souffrances à travers celles ressenties par Werther. Cette identification éclaire aussi les raisons de l’immense succès de l’ouvrage.
Werther, une littérature du moi Le roman retrace la destinée tragique d’un être exalté, en quête d’un amour absolu, une âme contemplative en communion cosmique avec une nature idyllique, amante complice et mère bienveillante. Goethe présente la passion dans sa forme extrême
dont la fin violente témoigne de la force destructrice d’une blessure d’amour contrarié. Le récit est centré sur le désir naissant que les obstacles attisent, sur la frustration de désirs amoureux inassouvis qui provoquent un état dépressif et morbide et un refus devant l’action. À l’aube du romantisme, l’histoire bouleversante de ce héros solitaire, désespéré, inadapté au monde, est devenue emblématique du mal être de générations dont les aspirations à un idéal impossible à atteindre ont frappé les imaginations sensibles en calquant la vie sur la littérature jusqu’à provoquer des vagues de suicides.
La mode du roman épistolaire Si Werther a séduit par la nouveauté radicale de cette littérature de l’exaltation du moi, le roman s’inscrit par sa forme dans le genre de la littérature épistolaire éprouvé depuis les Lettres de la religieuse portugaise de 1669, mais, en vogue surtout à partir de 1750 sur le modèle de Pamela ou La Vertu récompensée (1740) du romancier anglais Samuel Richardson (1689 – 1761). Le roman par lettres se répand à travers l’Europe, en particulier en France avec La Nouvelle Héloïse (1761), le célèbre chef- d’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Cette forme d’écriture immédiate, vivante, valorise l’émergence de l’espace intime et les aspects de la subjectivité par l’attention portée aux mouvements sensibles de la vie intérieure, aux drames de la conscience, à l’émergence des
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émotions. Elle se prête à la confidence dans le présent de l’écriture. Fidèle au mode épistolaire, le roman de Goethe se compose pour une grande partie de lettres rédigées par Werther puis l’éditeur assure la fin du récit tout en joignant à sa narration des événements déroulés en décembre 1772, des documents dont la traduction des chants élégiaques d’Ossian parus en 1760 du poète écossais Macpherson (1736 – 1796) et des lettres de Werther. Nous le découvrons à travers les quatre- vingt-douze lettres de Werther dont la majorité est destinée à Wilhelm, l’ami hors-champ dont les réponses ne sont pas connues. Monologue intérieur ou journal intime, les lettres dévoilent une âme rêveuse, habité par son univers imaginaire nourri de lectures romanesques. Ne trouve-t-on pas sur son pupitre après son suicide le drame de Lessing Emilia Galotti (1772) dont le destin semble une métaphore de l’existence et du suicide de Werther ? La première lettre est datée du 4 mai 1771, adressée à l’ami et la dernière est une longue confession destinée à Charlotte rédigée à minuit le 22 décembre 1772, Werther meurt quelques heures plus tard le 23 décembre, il est enterré la nuit même. L’issue d’un amour voué à l’échec trouve sa résolution dans le suicide, un geste transgressif qui outrage les règles sociales, morales et religieuses de l’époque.
Werther, le temps et l’espace du récit Les événements qui ponctuent la narration s’inscrivent dans le cycle
des saisons et dans les lieux où se déroule l’action. La première lettre date de l’arrivée de Werther dans une petite ville assez désagréable, mais dont les environs sont enchanteurs. Le roman débute au mois de mai dans la douce et apaisante lumière du printemps et l’éveil de la nature. Depuis la colline du village de Wahlheim, les paysages qui s’offrent au regard émerveillé du héros forment un cadre paradisiaque où règnent pureté et innocence, où l’ardente sensibilité du héros pour la nature et la vie peut jouir de bonheurs simples. Mais le retour d’Albert, le fiancé, change la perspective. La dernière lettre du 10 septembre 1771 qui clôt le premier livre évoque le départ de Werther, mais c’est pour revenir au printemps de l’année suivante. L’espoir de créer autour de Charlotte, de son père et de ses frères et sœurs une stabilité affective s’est dissipé. Autre temps, désormais, Werther est un errant solitaire et blessé, un marginal qui rejette l’ordre de la société et ses contraintes. Tout ce qu’il désire se dérobe et la vie sans amour est impossible.
Du roman de Goethe à l’opéra de Massenet Le sujet de Werther semble particulièrement propice à sa mise en musique puisqu’il réunit toutes les conditions d’une action lyrique liée à un drame humain. Cependant, le passage d’un roman autobiographique par lettres à un opéra suppose un remodelage de
la matière romanesque auquel se sont livrés les librettistes Blau et Millet. Selon les contraintes de la scène de théâtre, contraires à la durée romanesque, ils ont resserré l’action autour de quelques temps forts pour imprimer un rythme vif aux événements, modifié et surtout simplifié le profil des personnages principaux, en ont inventé d’autres plus secondaires. Dès le début de l’opéra les actions sont précipitées : rencontre entre Charlotte et Werther, coup de foudre, annonce du retour d’Albert le soir même. Werther comprend son malheur et pense aussitôt à la mort. L’espace romanesque accorde aux événements comme aux sentiments le temps d’évoluer. Ainsi, nous découvrons l’âme ténébreuse de Werther que Goethe analyse finement, sa soif de bonheur auprès d’une femme aimante et protectrice, ses fortes sensations devant la nature, l’intensité de sa vision panthéiste du monde, son rejet de la société, ses motivations tant affectives qu’intellectuelles et la lente maturation de la décision finale. Dans l’opéra, les raisons qui mènent au suicide sont purement d’ordre passionnel. Toute la complexité du héros est atténuée, voire banalisée. La Charlotte conçue par Goethe subit également des distorsions majeures. Jeune femme de devoir, sensible, accordée à la réalité qui l’entoure, elle perçoit la part de fantasme dans l’amour sublimé de Werther. Cependant, une harmonie des cœurs les unit, elle le comprend, le console, elle sent le danger qui menace cet être fragile qu’elle veut protéger. La Charlotte de l’opéra permet à Werther de deviner ses sentiments
amoureux à peine voilés, mais lui confesse le serment qu’elle a fait à sa mère mourante d’épouser Albert. Elle avouera à Werther son amour, mais trop tard, quand il quitte la vie… Albert, le troisième pôle du trio subit à son tour une transformation majeure. Le personnage de Goethe est lucide sur les sentiments de Werther pour Charlotte mais, il ne s’en inquiète pas vraiment, bien qu’une fois marié, il espère que l’amoureux se montre moins souvent. Il semble ne pas accorder crédits aux intentions suicidaires de Werther, ainsi il demande à son épouse de lui remettre les pistolets qu’il désire. Dans l’opéra, il se montre rapidement un mari soupçonneux, jaloux, qui constate avec dépit l’amour de Werther pour son épouse. Il devient cruel, sadique et criminel en ordonnant à Charlotte désespérée, de remettre au domestique les pistolets que Werther a demandés.
Ainsi, espace romanesque et déroulement scénique nous offrent deux œuvres pensées et conçues dans des esthétiques que tout semble opposer. À l’opéra, scènes colorées se succèdent pour restituer l’atmosphère au déroulement de l’intrigue, la lecture du roman nous plonge dans une âme en détresse. Aux profondes angoisses existentielles qu’expose le roman, l’opéra propose une tragédie de l’amour insatisfait. Vision métaphysique du monde d’un côté, approche sentimentale de l’autre d’une même sombre réalité, le désir d’aimer, le désespoir de vivre.
« J’ai rassemblé avec soin tout ce que j’ai pu recueillir de l’histoire du malheureux Werther, et je vous l’offre
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ici. Je sais que vous m’en remercierez. Vous ne pouvez refuser votre admiration, votre amour à son esprit et à son caractère, ni vos larmes à son sort », écrit Goethe dans son avertissement au lecteur. L’opéra de Massenet a fait sien ce don
à travers le prisme de la musique pour exprimer la drame d’une conscience ardente qui résonne avec le romantisme exalté du jeune Goethe, avec son destin poignant.
1774 Parution du roman épistolaire de Goethe Les Souffrances du jeune Werther.
12 mai 1842 Naissance de Jules Massenet à Montaud (aujourd’hui quartier de Saint-Etienne), benjamin d’une famille de douze enfants dont huit sont issus d’un premier lit. Sa mère se prénomme Adelaïde Royer de Marancourt (1809 – 1875) et son père Alexis Massenet (1788 – 1863), polytechnicien, maître de forges et industriel fabriquant de lames de faux à Pont-Salomon.
1844 Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes de Berlioz.
1848 Déménagement de la famille Massenet à Paris. Jules a alors six ans et reçoit les premières leçons de piano de sa mère. Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand.
1851 2 déc. Coup d’Etat « péché originel du Second Empire » : le président de la République Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III, empereur des Français. Construction de la cité de Rochechouart à Paris : 86 premiers logements sociaux. Entrée de Jules Massenet au Conservatoire de Paris pour y étudier le piano dans la classe d’Adolphe Laurent, l’orgue dans celle de François Benoist... et la composition dans celle d’Ambroise Thomas. Début de l’exil de Victor Hugo qui durera durant tout le Second Empire.
1852 La Dame aux camélias, Alexandre Dumas fils. Début du règne de Napoléon III.
9 juin 1853 Loi de généralisation de retraite par répartition pour les fonctionnaires avec départ à la retraite fixée à 60 ans, création de la pension de réversion.
1854 Chimères, Gérard de Nerval. La Barque de Dante, Edouard Manet.
1855 Exposition universelle. Création du théâtre Les Bouffes- Parisiens sur les Champs-Elysées. Début de la collaboration d’Offenbach avec ses deux librettistes fétiches Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Ba-ta-clan, chinoiserie musicale.
1856 Victor Hugo, Contemplations. Poursuite des écrivains Baudelaire, Eugène Sue et Flaubert par le Parquet de la Seine pour leurs œuvres contraires « à la morale publique et religieuse ».
1857 Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire. Madame Bovary, Gustave Flaubert. Disparition d’Alfred de Musset.
1859 Premier prix de piano de Massenet. Faust, de Charles Gounod, sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après la pièce de Goethe. Inauguration par César Franck de l’orgue Aristide Cavaillé-Coll de la nouvelle église Sainte- Clotilde de Paris.
1860 Rattachement de Nice et de la Savoie à la France par plébiscite. Desserrement progressif de la censure, libéralisation du droit de réunion. Création progressive des grands magasins comme Le Bon Marché, le Bazar de l’Hôtel de Ville, le Printemps et la Samaritaine.
1861 Début du chantier de l’Opéra Garnier.
1862 Salammbô, Gustave Flaubert. Les Misérables, Victor Hugo. Madeleine Brès obtient le droit de s’inscrire à la Faculté de médecine.
1863 Premier prix de contrepoint, Jules Massenet remporte le grand Prix de Rome avec sa cantate David Rizzio. Il est donc admis à la villa Médicis, rencontre Franz Liszt qui le prend d’affection et lui confie quelques élèves de piano, parmi lesquels se trouve Louis- Constance dite « Nino » de Gressy (1841 – 1938) que Massenet épouse en 1866. Ils auront une fille unique, Juliette (1868 – 1935). Suite n°1 pour orchestre (composée à la villa Médicis) et créée en 1867. Les Troyens d’Hector Berlioz.
Ces années-là…
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1864 Instauration du droit de grève (6 janvier). Décret impérial sur la « liberté des théâtres ». Alfred de Vigny, Les Destinées.
1865 Création d’Esméralda, opéra composé à la villa Médicis.
1866 Lors d’un voyage en train à Milan pour assister aux premières représentations en Italie d’Hérodiade à La Scala, Massenet, Georges Hartmann et Paul Milliet discutent du Werther de Goethe et des possibilités d’en faire un opéra. Pendant plusieurs années, Milliet se met au travail, en relation avec Hartmann, tandis que Massenet est accaparé par d’autres projets. Victor Duruy impose l’obligation pour chaque commune de plus de 500 habitants d’ouvrir une école primaire pour filles.
1867 Massenet fait jouer son opéra La Grand-Tante. Exposition universelle dans un Paris transformé par le baron Haussmann. Accueil de 10 millions de visiteurs et de têtes couronnées venues de toute l’Europe.