4
Livres & idées RENCONTRE « Une adolescence américaine » valut à Joyce Maynard la célébrité à 18ans, et sarencontre avec J. D. Salinger, devenu une légende vivante. Retour sur une vie hors des sentiers battus Une vie avant et après Salinger C ertains écrivains mè- nent une vie calme et ordonnée pour mieux coucher sur le papier la violence et le dé- sordre. de JoyceMaynard atout roman plein de chaos et de rebondissements. Manifes- tement heureuse de passage en France, celle que a surnommée la «Françoise Saganaméricaine», sponta- née et chaleureuse, revient sur un par- cours hors du commun à plusieurs reprises se sont appropriés sa vie. Née en 1953, JoyceMaynard grandit dans le minuscule du New Hamp- shire, dans le nord-est des si conservateur que prélève pas sur le revenu. Les écoles sont sans moyens, et les enseignants, comme son père professeur à sité, sont fort mal payés. Sa mère passe son tempsà courir après Docteur en littérature anglaise,elle pas le droit en tant que femme mariée de travailler à la faculté. Elle vend des encyclopédies en faisant du porte-à-porte, donne des cours à domicile, rédige des chroniquespour desmagazinesféminins. Surtout elle reporte sesambitions sur ses filles : Rona, et Joyce, la «good girl» , qui à faire plaisir à tout le monde. La cadette se sent la garante du bien-êtrede sonpèrealcoolique, artiste en mal de reconnaissance: elle doit être suffisammentdistrayantepour de boire. Pour combler samère, elle écrit des textes lit à haute voix dans le salon à sesparents, brillants intellectuels pétris de frustrations qui la conseillent, la corrigent, Dès 13ans, elle propose des articles au magazine Seventeenpour lequel elle ira interviewer la fille du président Nixon à la Maison- Blancheet intégrerale jury concours de beauté afin rendre compte. 18ans, à peine admise à Yale, elle envoie sans hésitation une lettre au New York Timespour suggérer lui com- mande un article sur sa génération. «Je pascapable deparler à un garçon, mais ma mère donné la confiance enmoi nécessairepour écrireetmelancer. un trèsgrand cadeau.» pa- raît le 23avril 1972dansle NewYorkTimes Magazine avec sa photo en couverture. Pleine aplomb tranquille, la jeune fille timide sefait avectalent la voix de sa génération, même si son texte sur ces étranges lignes prophétiques : «Commecertainspréparentleur vieillesse, je prépare mesvingt ans. Une petite mai- son, un bon fauteuil, la paix et le silence retraite paraît tentante.» Dans les jours qui suivent, elle reçoit des sacsen- tiers de courrier: lettres de soutien, de colère, propositions pour la ra- dio, la télévision, le cinéma (dont un rôle dans le film Linda Blair). Deux missives retiennent particulièrement sonattention: un éditeur lui demandede développerson articleen un livre; un correspondantlamet engarde contre la foule de sollicitations qui vont lui parvenir, recommande la méfiance à des éditeurs, veut la persuader

Joyce Maynard / La Croix

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Entretien de Joyce Maynard pour son livre "Une adolescence américaine" (Editions Philippe Rey) dans La Croix.

Citation preview

Page 1: Joyce Maynard / La Croix

Livres & idées

RENCONTRE« Une adolescence américaine » valut à Joyce Maynard la célébrité à 18ans, et sarencontreavec J. D. Salinger, l’écrivain devenu une légende vivante. Retour sur une vie hors des sentiers battus

Une vie avant et après Salinger

C

ertains écrivains mè-nent une vie calme etordonnée pour mieuxcoucher sur le papierla violence et le dé-sordre. L’existencedeJoyceMaynard atoutd’un roman plein de

chaos et de rebondissements. Manifes-tement heureuse d’être de passageenFrance, celle que l’on a surnommée la«Françoise Saganaméricaine», sponta-née et chaleureuse, revient sur un par-cours hors du commun où à plusieursreprises d’autres se sont appropriés savie.

Née en 1953, JoyceMaynard granditdans le minuscule État du New Hamp-shire, dans le nord-est desÉtats-Unis, siconservateur que l’on n’y prélève pasd’impôts sur le revenu. Les écoles sontsansmoyens,et les enseignants,commeson père professeurd’anglaisà l’univer-sité, sont fort mal payés. Samère passeson tempsà courir aprèsl’argent.Docteuren littérature anglaise,ellen’apas ledroiten tant que femme mariée detravailler àla faculté. Elle vend des encyclopédiesen faisant du porte-à-porte, donne descours d’anglais à domicile, rédige deschroniquespour desmagazinesféminins.Surtout elle reporte sesambitions sur sesfilles : Rona, l’aînée, et Joyce, la «goodgirl» , qui s’applique à faire plaisir à toutle monde. La cadette se sent la garantedu bien-êtredesonpèrealcoolique,artisteen mal de reconnaissance: elle doit êtresuffisammentdistrayantepour l’empêcherde boire. Pour combler samère, elleécrit

des textesqu’elle lit àhaute voix dans lesalon àsesparents, brillants intellectuelspétris de frustrations qui la conseillent,la corrigent, l’encouragent. Dès 13ans,elle propose des articles au magazineSeventeenpour lequel elle ira interviewerla fille du président Nixon à la Maison-Blancheet intégrerale jury d’un concoursde beauté afin d’en rendre compte.À 18ans, à peine admise à Yale, elle

envoie sanshésitation une lettre au NewYork Timespour suggérerqu’on lui com-mande un article sur sa génération. «Jen’étaispascapable deparler à un garçon,maisma mèrem’avaitdonnéla confianceenmoi nécessairepour écrireetme lancer.C’estun trèsgrand cadeau.» L’articlepa-raît le 23avril 1972dansle NewYorkTimesMagazine avecsa photo en couverture.Pleine d’un aplomb tranquille, la jeunefille timide sefait avectalent lavoix desagénération, même si son texte s’achèvesur cesétranges lignes prophétiques :«Commecertainspréparentleurvieillesse,jeprépare mesvingt ans.Une petite mai-son,un bon fauteuil, la paix et le silence– la retraite paraît tentante.» Dans lesjours qui suivent, elle reçoit des sacsen-tiers de courrier: lettres de soutien, decolère,d’amour, propositions pour la ra-dio, la télévision, le cinéma (dont un rôledans le film L’Exorciste, qu’endosseraLinda Blair). Deux missives retiennentparticulièrementsonattention: unéditeurlui demandede développerson articleenun livre; un correspondantlamet engardecontre la foule de sollicitations qui vontlui parvenir, recommande la méfiance àl’égard des éditeurs, veut la persuader

Tous droits de reproduction réservés

Date : 13/06/2013Pays : FRANCEPage(s) : 14,15Rubrique : Livres; idéesDiffusion : 96262Périodicité : QuotidienSurface : 80 %

EDITIONS PHILIPPE REY

Page 2: Joyce Maynard / La Croix

qu’elle est un véritable écrivain et signeJ.D. Salinger.

Contrairementà laplupart desétudiantsdeson âge,JoyceMaynard n’apaslu L’At-trape-cœurs , mais elle ne peut ignorerqueson mythique auteur achoisi devivreisolé, loin de sescontemporains. Elleestimmédiatement frappéepar l’impressionqu’il laconnaît. «Cen’estpas sonnom quim’a touchée (John Lennon m’aurait faitplus grande impression), mais sesmots,explique JoyceMaynard. Jecherchaisunguide, presque une religion.» S’engageune correspondance. «Jerry», comme ill’engageà l’appeler,dit d’eux qu’ils sontdes landsmen, un mot yiddish quisignifie «pays», des personnes dela même région. La jeune fille seconfie, avecpour lapremière fois lesentiment de ne pas avoir àdissi-muler son identité. Salinger luidonne beaucoup de conseils, touten lui recommandant de ne pasécouter les autres,de ne suivre quesa voie. Aux lettres quotidiennes,s’ajoutent les appels téléphoniqueset lesvisitesà lamaison deCornishdans le New Hampshire où il vit enquasi-reclus. Le premier jour de larentrée à Yale, l’étudiante aban-donne tout pour allers’installerchezSalinger.

La good girl se coule dans la viede l’écrivain âgéde 53ans, ne voitplus personne, se plie à de dras-tiques règlesalimentaires,sesoignepar lestraitements homéopathiquesqu’il lui prescrit, passedes heuresà regarder la télé àsescôtés.«Plusqu’amoureuse,j’étaisenadoration.Jevoulais lui faire plaisir, mais c’étaitimpossible.»Lescritiques pleuvent,d’autant qu’elle rédige le manuscritcommandé par l’éditeur. À la de-mande de Salinger,elle tait tout cequi le concerne. «Il ne cessaitdedénigrer ceque j’écrivais et rejetaitl’idée quejepuissepublier celivre.»En mars1973, trois semainesavant

laparution, lors devacancesen Flo-ride, il la congédiebrutalement sansexplication. JoyceMaynard annuleles interviews à la télévision et latournée des libraires, achète avecsesdroits d’auteur une maison iso-lée dans le New Hampshire pour yvivreseuleéloignéede tous.« J’étaisbrisée»,sesouvient-elle. De sathé-baïde, toujours estampillée «voixde sa génération», elle enregistrepour la radio des chroniques sur lemonde…

Après trois ans de cette retraite,elles’installeàNewYorket décrocheun job de reporter au New YorkTimes. Mais sonhistoire bégaie: ellequitte tout pour revenirdans samai-son du New Hampshire avecSteve,un artiste dont elle s’estéprise.Ma-riage, enfant, tout va très vite. Maisle jeune épouxéchoueàfaire recon-naître son talent. Joyce Maynards’escrimeàsubvenir aux besoinsdeson ménage avecsesarticles. Mèred’une fille, elle rêved’un autre en-

fant. Steve n’en veut pas : ils sont tropfauchés,elle doit travailler. Alors elle dé-cide de «gagner» ( to earn) ce bébéavecun livre. Endeux semaines,en 1981,elleécrit son premier roman, Baby love, pourlequel elle trouve sansdifficulté un édi-teur.Après ce deuxième enfant, viendraun troisième. Ce rôle de mère l’épanouitau point de faire de sa vie de famille lesujet de chroniques qui sont publiéesdansune quarantainedejournaux pppppp à travers lesÉtats-Unis. Desmil-lions delecteurslisent lespetiteshistoireset lesanecdotesde son quotidien qu’ellelivre avechumour et talent, en atténuanttoutefois lesconflits conjugaux. En1990,lecouple voleenéclats.Plusieurssupportsne la jugent dès lors plus «compétente»pour écrire sesarticles. Après la sépara-tion, elle s’attelleen 1992àun nouveauroman, Prête à tout , adapté au cinémapar Gus Van Sant avecNicole Kidman àl’affiche. Suivent d’autres fictions, dontles derniers, Long week-endet LesFillesde l’ouragan , paraissent en France aux

Tous droits de reproduction réservés

Date : 13/06/2013Pays : FRANCEPage(s) : 14,15Rubrique : Livres; idéesDiffusion : 96262Périodicité : QuotidienSurface : 80 %

EDITIONS PHILIPPE REY

Page 3: Joyce Maynard / La Croix

éditions Philippe Reyet chez10/18. Re-viennent sous sa plume des thèmescomme l’adolescence, la réclusion, lessecrets…

Entre-temps, en 1998,elle apublié uneœuvre clé: sesMémoires. «Quand mafille a eu18ans, je n’allais pas bien. Uncopain m’a demandé cequi s’étaitpasséquand j’avais18ans. Salingerm’avait faitjurer denepas jamais parler denotre re-lation; pendant vingt-cinqans j’ai tenuparole. Mais il fallait queje revisite cettepériodede ma vie.Jeneme suisplus sen-tie liée par ma promessedeprotéger sessecrets.Mon sensdela protection estpassédu grandhommeà la jeunefille que j’avaisété.» Plus que le récit de sesamours etdéboires avec Salinger, At home in theworld estune autobiographie captivante.Pourtant les critiques se déchaînent :comment cette «bad girl» ose-t-elles’enprendreà lafigure mythique deSalinger?Un adjectif revient:shameless,«éhontée»,«sans vergogne» – alors qu’à lire la tra-duction publiée en France en 2010, Etdevantmoi, lemonde,on estfrappé,mêmesi elle ne cache rien, par la pudeur decetteexplorationsanspathosni règlementde compte. AuxÉtats-Unis, l’ouvrage faitscandaleau point que lesagentsrefusentdetravailler avecJoyceMaynard etqu’unéditeur lui proposedepublier sonromansuivant…souspseudo.Sidévastéequ’elleait été par ce déchaînement contre sonlivre,JoyceMaynardcommente: « L’écrirefut libérateur.»

Désormaisplusécrivainquejournaliste,ellepartage son temps entre la Californieet le Guatemala où elle organise desate-liers d’écriture autobiographique. Depuis2009,leseauxdu superbelac Atitlan auprèsduquelelle vit sont montées desixmètres. « Àcerythme,ma maison serasubmer-gée d’ici deux ou troisans» , explique-t-elleavant de balayer la tris-tessed’un sourire: «C’estune bonne leçon de vie:perdrefait partie de l’ex-

périencedevieillir.» Sou-vent dans ses romans,JoyceMaynard a décrit des repas en fa-mille dans la douceur du foyer observésparunepersonnedanslarue. «Cettescèneexprimait la quête du bonheur et d’unefamille. Maintenant jesuisà l’intérieur dela maison et non plus dehors.»L’écrivainva bientôt semarier. Cette fois, c’estpro-mis, elle n’abandonnera pas tout pours’installer avec son amoureux dans uncoin perdu du New Hampshire.

CORINNERENOU-NATIVEL

« Je n’étais pascapable de parlerà un garçon, maisma mère m’avaitdonné la confianceen moi nécessairepour écrireet me lancer. »

BABYLOVEdeJoyceMaynardTraduit de l’anglaisÉtats-Unis par Mimi Perrin,Éd.Philippe Rey,240 p., 18 €

DDans une petite ville du New Hampshire, quatre jeunes filles, plusadolescentes qu’adultes, sont confrontées à une grossesse non désirée,fruit d’amours durables ou fugitives. Sandy rêve de Mark en mari attentionnéet père comblé, mais il s’étiole dans une vie de couple à laquelle il n’est pasprêt. Sans illusion sur le père de sa fille, Tara élève son bébé dans le bonheur dece lien qui l’épanouit et la fait grandir, tandis que Wanda est tout encombréede son enfant qu’elle comprend mal. Jill, convaincue d’être enceinte,essaie d’en persuader son petit ami tout en cachant sa grossesse à ses parents.Deux femmes à peine plus âgées s’installent dans la même ville. Carla,une journaliste new-yorkaise, veut se ressourcer au calme quelques moisavec son mari artiste. Ann vit dans une maison isolée pour tenter d’oublier sarupture avec un professeur de fac. Les scènes se suivent comme des vignettes,passent d’un personnage à l’autre en modulant l’écriture au gré de lapersonnalité de chacun. Insensiblement, le récit avance de manière de plusen plus resserrée vers un moment crucial dans une tension extrêmementmaîtrisée. La chronique sociale d’une Amérique rurale du début des années1980 se mue en un thriller psychologique palpitant.

C. R.-N.

Tous droits de reproduction réservés

Date : 13/06/2013Pays : FRANCEPage(s) : 14,15Rubrique : Livres; idéesDiffusion : 96262Périodicité : QuotidienSurface : 80 %

EDITIONS PHILIPPE REY

Page 4: Joyce Maynard / La Croix

UNEADOLESCENCEAMÉRICAINE,CHRONIQUESDESANNÉES1960

deJoyceMaynardTraduit de l’anglais ÉU par Simone Arous,É Philippe Rey.192 p., 17€DAprès la publication dans le New York Times Magazine d’un article sur sagénération, un éditeur réclame à JoyceMaynard un livre sur le même thème.En 1973paraît cet ouvrage où elle égrène années, souvenirs et analyses. Avecune assurancesurprenante pour une si jeune femme, elle décrit l’tat d’espritdesespairs (« Ma génération est celle des attentes insatisfaites » ) et les évé-nements qui les ont marqués (le voyage sur la Lune et l’assassinat de Kennedy,mais aussi lespremières photos d’un fœtus parues dans Life ). La spontanéitéet la fraîcheur de savoix seconjuguent avecbonheur à un regard quasianthropologique. À lire à quatre décennies de distance ce texte, on est surprisde trouver si actuelles sesréflexions d’adolescente sur lesliens aux autres,l’osession de l’apparence, la place de la télévision et la surconsommation.

C. R.-N.

Tous droits de reproduction réservés

Date : 13/06/2013Pays : FRANCEPage(s) : 14,15Rubrique : Livres; idéesDiffusion : 96262Périodicité : QuotidienSurface : 80 %

EDITIONS PHILIPPE REY