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J'ai rêvé de nous

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J'AI RÊVÉ DE NOUS

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D U M Ê M E A U T E U R

C h e z le m ê m e é d i t e u r :

S'ÉTONNER D'ÊTRE (1977) .

C h e z d ' a u t r e s éd i t eu r s :

AU BORD DU TEMPS ( C a h i e r s d u S u d , 1936).

LE MIRACLE ENFERMÉ ( I b i d . , 1939).

TRACÉ PAR L'OUBLI ( R e n a i s s a n c e d u Livre , 1951).

CHRONOS RÊVE ( I b i d . , 1959).

DES NUITS ET DES JOURS (Seghers , 1968).

DANS LE SECRET DU TEMPS ( R e n a i s s a n c e d u Livre , 1972).

LE TRAIN SOUS LES ÉTOILES ( I b i d . , 1976).

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Page 5: J'ai rêvé de nous

© FLAMMARION, 1983 ISBN 2-08-064548-X

Printed in France

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J ' a i t o u j o u r s p e n s é , s a n s p e n s e r ! q u ' i l fa l la i t v i v r e

A v e c t o u s c e u x - l à q u e les b r a s s o u p l e s d u t e m p s ,

P a r ses so i r s d e p l u i e o u p a r ses m a t i n s d e g iv re ,

B a l a n c e n t e n s e m b l e a u r y t h m e d e s c œ u r s b a t t a n t s .

P u i s q u ' o n e s t t o u s n é s p o u r d e s é v i d e n c e s b r è v e s

E t le v i e u x b r o u i l l a r d d e s c h a n s o n s et des c h a g r i n s

J e n ' a i p a s à c r o i r e à d e s m a i n s q u i m e s o u l è v e n t

Seul o u p r e s q u e s e u l à d e s t e m p l e s p l u s s e r e i n s . A c h a c u n s o n l iv re , o u sa n o c e , o u s o n u s i n e ,

M a i s t o u s r é u n i s s o u s le v r a i d e s y e u x f e r m é s !

L e u r s o u p i r m o n t a i t u n a n i m e e n m a p o i t r i n e ,

J ' e s s a y a i s c o m m e e u x d e c o m p r e n d r e o u b i e n

[ d ' a i m e r . . .

N ' é t a i t - i l p a s j u s t e , a p r è s t o u t , q u e je le p o r t e

C e p o i d s , si p a r e i l p o u r les sages o u les f o u s ? D a n s m a case o u v e r t e o ù s ' i n t e r r o g e a i e n t les

[ p o r t e s

C o m m e o n d o i t r ê v e r , j ' a i v o u l u r ê v e r d e n o u s .

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I

NOUS, RIEN QUE NOUS

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L'AUTRE CHAMBRE

Derrière un mur de ma chambre je crois bien Qu'on parle, mais les mots viennent sans me dire Quel sens précis les éveille et les soutient Sinon qu'une vie interpelle et désire. Quelqu'un s'irrite, ou peut-être qu'il gémit... Qu'explique-t-on là qu'on ne pouvait plus taire ? Peu à peu le proche et véhément mystère Entre dans mon être et me devient ami, C'est en moi qu'il s'accumule ou se démembre Sans que pourtant je distingue ce qu'il fut !

Tout se passe toujours dans une autre chambre D'où ne nous atteignent que des mots confus. Cela dépend d'un fil entouré d'absence Et si le fil se rompait, en vérité Notre chambre à nous connaîtrait un silence Tel qu'il serait inutile d'exister.

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L'HERBE ET L'HOMME

Chaque fil d'herbe est seul A vivre son jour vert Bien qu'un sol soit l'aïeul De ces songes divers

Et bien qu'un même vent Sorti de l'horizon Puisse des brins mouvants Ne faire qu'un gazon,

Faible peuple surpris Dont toute tige meurt Sans avoir par un cri Rejoint les mille peurs...

Homme, qu'en penses-tu Toi qui te sais uni A tant d'autres fétus De nos prés infinis

Et soupçonnes du moins Que tu frémis comme eux En devinant qu'au loin Un horizon s'émeut ?

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CHACUN LE DIT...

Je veux être éternelle et dure, dit la roche Par la voix brute de son grain mystérieux, Mais le gazon voisin qu'un vent faible effiloche Fait signe : un peu de vert qui tremble, quoi de

[mieux ? Et c'est ce qu'une feuille à sa façon chuchote Par le souple reflet qu'elle berce, tandis Qu'un insecte le long du rameau pianote Un mutisme où grimper se dit et se redit... Venant d'autres la confidence est plus loquace : La louve la grommelle en flairant quelque trace, L'agneau la bêle, et sur deux faces du ruisseau L'esquisse un fil de truite et la siffle un oiseau. Ainsi dans l'univers tout se déclare et passe. Chacun, par son silence actif ou par son bruit, Répète mille fois: « Je suis, je suis, je suis!» Et va serré dans sa différence, mais l 'homme Les entend murmurer à leur insu : nous sommes.

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ENFANTS DE LA TERRE

En moi gronde l'écho d'une aventure Qui n'est pas que la mienne je le sens. Quand elle a commencé, nulle voix sûre Ne s'exhala du murmure naissant...

On n'était pas distincts, et cette chance D'être ce que certains sont devenus Cachait son mot dans la rumeur trop dense Où se cherchait un langage inconnu.

Ce fut la sève aux confuses promesses Puis vint le sang où chante le désir Puis le buisson des cris, sans qu'apparaisse Encore le besoin de se saisir.

Pour affronter ce plus subtil problème Qui donc tous les vivants attendaient-ils ? Mais j'étais l'un d'entre eux, jouant de même Le jeu de la pâture et du péril !

Nous étions nés en enfants de la Terre, Elle nous entourait de ses grands bras

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Et confondait dans la touffe des frères Ce qui grandit ensuite, ou grandira...

Enfin sorti de la foule il me semble Marcher seul dans mon être, et cependant Je me souviens que nous marchons ensemble Lorsqu'en moi l'écho vague va grondant.

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POUR UN PASSANT

Toi que mes yeux ont cru connaître Je te vois être, et je te nomme Pour en moi-même te faire être De ce monde où tous deux nous sommes.

Un monde que construit l'entente D'un dehors et de nos pensées... Mais si de toi tu te contentes Va, suis ta route commencée !

Je te retrouverai sans doute Bien en deçà d'une parole Dans le murmure que j'écoute Sourdre du songe où tu m'isoles,

Car dans les foules de ce songe Où plus d'un passé le convie Le seul que je suis se replonge Au bruit commun des mille vies.

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L'INSTANT DE TOUS

En cet instant, où chaque chose se connaît Par sa propre évidence et selon sa manière Car l'herbe croît en herbe et la pierre dort pierre Et l'homme s'imagine un peu plus lui qu'il n'est,

A tous nous composons un univers plausible Et, dociles aux lois qu'on ignore pourtant, Remplissons le devoir étrange dont le temps Nous chargea pour atteindre ensemble quelle

[cible ?

Ah ! nous sommes beaucoup à trotter dans ce vent... Peut-être faudrait-il nous serrer davantage Pour rendre douce la chaleur qui se partage Et que cet instant d'existence soit vivant.

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D'UNE CERTAINE PAIX

Voyant ces arbres ciselés par la lumière Où le temps, amoureux d'une calme lisière, Semble avoir souhaité de reposer son vol Je pense aux guerres des racines sous le sol, Aux branches disputant l'espace pour leurs

[feuilles, A l'oiseau qui saccage un fruit, aux brins qu'on

[cueille, A la rapine imperceptible des fourmis. Chacun veut sa victoire et tout n'est qu'ennemis Poursuivant sans répit des querelles obscures, Et pourtant cela fait comme un bonheur qui dure Dans la discorde intime et l'unanimité.

Partout de même, où que l'œil attentif s'arrête, Naît d'un miraculeux tissage de tempêtes La paix précaire et décisive d'exister... Ce monde m'a-t-il envahi ? Suis-je ce monde Dont les drames conciliés aux miens répondent ? Forêt tranquille en son sommeil nourri de bruits Je porte aussi l'accord d'une foule qui tremble, Oui, je sens travailler en moi ce trouble ensemble Qui se combat et se détruit, — qui me construit.

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VÉRITÉ D'OMBRE

C'est encore une nuit, qui change en inconnue Cette terre où tout semblait nôtre. Elle est venue

Rendre à leur nullité nos visages d'emprunt, Et dans l 'ombre des lits chacun devient chacun.

L'homme réduit à sa ressource solitaire

N'est qu'un nœud suppliant qu'une main le [desserre.

Il écoute, il attend du noir le mot sauveur. Mais c'est de lui qu'au fond de l'heure sans

[lumière Pourrait, comme un ruisseau s'éveille entre des pierres, Ressourdre tel éclair de native ferveur.

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ÉCLATEMENTS...

On ne sait ni d 'où ni comment,

Toujours égaux, jamais pareils, Les jours éclatent doucement Telles des bulles de soleil.

Et chaque fois je sens qu'éclate, Subite réplique irisée, En moi-même la délicate

Effervescence des pensées...

Encore faut-il que tu sois, Pauvre moi-même, un peu resté Le miroir net où se reçoit Cette invite de la clarté !

Mais peut-être, après tout, serait-ce A ta seule pénombre humaine De faire et refaire sans cesse Eclater une aube incertaine ?

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SOLEILS DE L'HOMME

C'es t à nos nuits de créer les jours . Rassemblons bien t ou t ce qui scintille Sous la ténèbre, éparses brindil les Q u e couvent les paumes de l ' amour .

Q u ' e n jaillisse une f lamme imprévue , Bond du t résor l o n g u e m e n t caché, Et nul vent ne p o u r r a l ' empêche r De mon te r t ou t d ro i t lécher la nue.

U n jour de vie est le hau t brasier Q u e not re nui t révélée al lume A sa cendre obscure si nous sûmes

L'appeler au po in t sûr de briller.

Les soleils d i ron t l 'h is toire entière

D o n t les bribes int r iguaient le no i r . . . Ecoutons ces sonores miroirs

Chante r à nos yeux no t re lumière.

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PAUSE DU RÉVEIL

Tenir captif sous les cils tièdes le réveil, Consentement d'oiseau qui bat entre deux

[paumes, Et demeurer soi-même au plus chaud du royaume Où ne règne en secret qu'un rêve de soleil.

Vêtu de ce frisson d'immobilité blonde Je m'attarde à la certitude de saisir Combien serait pour l'homme un suffisant plaisir Que d'être au monde, et non dans le remous du

[monde.

Encore une minute à l'abri du mouvant, Dans l'éclat tamisé de l'existence pure, Dans la présence nue avant toute aventure, Avant le cri de l'heure, avant avant avant...

Et puis et puis et puis me jeter dans la fête Des sorts impatients qui n'attendaient que moi Pour me faire bondir comme un ballon sans poids En relançant l'oiseau du jour à ses tempêtes.

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CHANT DES DÉPARTS

Il faut toujours commencer quelque chose, C'est le chemin ensoleillé de tout

Puisque le temps généreux nous propose Cet avenir qui va l'on ne sait où.

L'aurore neuve aux autres est pareille, Ainsi des feux dont nous nous embrasons : Chaque projet aussitôt qu'il s'éveille Retrace d'un trait rose l'horizon...

Pourquoi vouloir être sûrs du voyage ? L'appareillage chante, et s'il renaît Sans se lasser au quai vacant des âges C'est pour nous redonner ce qu'il donnait.

Ce chant lui-même épuise l'aventure. La route hésite aux paumes du hasard Mais le partir est nôtre : qu'il perdure Et que la fin rompe même un départ !

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NE PENSE QU'A LA VIE

Réserve ton écoute à ce qui t'est langage, A ce qui touche l'âme et rend chaudes les mains. Aime les formes passagères d'un nuage Ou le passage frais de nuages humains, Tout cela qui te garde d'être solitaire : Le reste, pure absence où choira l'avenir Et qui boira ce que tu rêvais de la terre, Est l'affaire du rien, ce n'est pas ton affaire A toi ce quelque chose où l'être put frémir... Et si doit même un jour sombrer dans ce silence Le bruit miraculeux que tous furent, ne pense Que ceci : le temps fait tout naître, et qui nous

[dit Que la chance de vivre et d'aimer ce qui vit Ne ressurgira pas, de ce brassage immense Qui roule de l'inerte et pétrit l'univers, Par quelque bégaiement d'une mousse indécise D'où germe l'homme et parle à nouveau le

[désert ? Va, que ce songe d'un possible te suffise.

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LA NUIT DES SOLDATS

Nous sommes soldats dans une singulière armée Qui soudain fait luire et jette aux talus ses fusils Aussi brusquement qu'une fenêtre est refermée Dans l'instant plus fort qu'un vent inattendu

[choisit.

Et pourtant la nuit reste ouverte à tant de [murmure,

Aux vouloirs de l'ombre, à ce qui va vers le jour [clair

Tandis que la troupe entend la sonnerie obscure Qui fixe le terme à son service d'univers...

Nos sacs étaient lourds, l'ordre est venu qu'on les [dépose

Avec les cailloux dont le sort les avait gonflés. Quand cet ordre vient de se joindre au sommeil

[des choses Sages les soldats, ils obéissent sans parler.

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ET QUAND...

Et quand, venant à s'effacer les paysages Que nous peignit le sort, je serai (nous serons !) Devant je ne sais quels visages sans visage Immobiles au point extrême où tout se rompt, Délégués que le vide installe à sa fenêtre Pour accueillir nos pas, les condamner peut-être, Je dirai, nous dirons: « Oui, nous avons reçu Le souffle et les outils, les conflits que nous

[sommes, Tout cela s'est inscrit dans notre cerveau

[d'hommes Qui se donnaient figure après s'être cherchés Au long des âges de l'ivresse et du danger, Et cet accord nourri de bagarres sans nombre Entre les clans mêlés des éclairs et des ombres Nous en avons souffert et joui tour à tour Mais que pourriez-vous en tirer, ô juges sourds, Au bout de la route sans nom que le rien cerne Pour le procès auquel prétendent vos yeux ternes ? Car ainsi qu'on relève un défi proposé Nous l'avons, cette route, acceptée et suivie Et nous avons, sans aide ni relâche, osé Porter jusqu'à vos pieds l'irremplaçable vie. »

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La composition et l'impression de cet ouvrage ont été réalisées

par l'Imprimerie Chirat, 42540 Saint-Just-la-Pendue

Achevé d'imprimer en février 1983 N° d'impression 6051

N° d'éditeur 9751 Dépôt légal mars 1983

IMPRIMÉ EN FRANCE

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robert vivier

j'ai rêvé de nous

″ Un autre ″, c 'est un second être qui est un homme comme moi, aussi puis-je désigner l 'ensemble que je forme avec lui par le pluriel de je . Ce pronom personnel, devenu généreux, me permet de rester moi tout en sortant de la solitude et en échappant au sec égoïsme. J 'ai rêvé de ce nous, et cela m'a fait parcourir en esprit toute la condition commune des hommes.

Le t emps nous apporte à l'existence, et continue à nous porter comme un présent perpétuel, lequel porté lui-même en souvenirs le temps accumulé. Oui, l 'homme connaît ce qu'il a vécu, mais il ignore tant de choses de lui- même et de l'univers, n 'ayant guère que la certitude natale d'exister... Heureusement des idées jaillies de lui brillent çà et là sur son chemin, et d'autre part il se sent enveloppé par la chaude présence de toutes les choses de la terre. Cela nous donne la possibilité et le devoir d 'assumer la vie, c'est-à-dire la prendre en nous et la vouloir aussi longtemps que nous serons en elle. Voilà ce que contient le nous, cette riche syllabe, et tels sont les thèmes selon lesquels j'ai cru pouvoir regrouper des poèmes nés dans la spontanéité et le jour à jour de ce qu 'on nommait jadis l'inspiration et que je préférerais appeler l 'occasion de vie.

J 'ajouterai, pensant à des lecteurs éventuels, que chaque fois qu 'un poème est lu c 'est un nous qui se crée.

R. V.