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INTRODUCTION « Une œuvre populaire d’affirmation autochtone »

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INTRODUCTION

«!Une œuvre populaire d’affirmation autochtone!»

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À Lucie RobertÀ Michael Kaud

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Peu de temps après l’annexion du district del’Ungava en 1912, un ingénieur canadien-français,Jacques Normand, part pour la Côte-Nord avecl’objectif d’établir la souveraineté économique duQuébec. En route, il rencontre une jeune orphelineaméricaine fortunée, Edith Darlington, qui souhaitel’accompagner dans son périple. De Tadoussac àBetsiamis, Jacques et Edith constatent avec surpriseune renaissance politique et économique chez lesMontagnais!: ceux-ci refusent désormais tout contactavec les religieux catholiques. Ils ont gagné unenouvelle fierté et ils sont à la fois éduqués et biennantis. Aussi, Jacques reçoit de mystérieux messagesde la part de «!l’Impératrice de l’Ungava!».Accompagnés du père Boulianne, une encyclopédievivante, l’ingénieur et l’Américaine acceptent departir sous la direction d’un chef montagnais et deses guides pour «!le mystérieux Ungava, l'Ungavavierge, inexploré, d'où personne n'est jamaisrevenu!». Drogués par un élixir secret, lesexplorateurs se réveillent dans le luxueux palaisd’Orsauvage, capitale de l'Empire des Montagnais,Nascapis et Esquimaux, une ville utopique construite

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L’IMPÉRATRICE DE L’UNGAVA

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par l’Impératrice dans le Grand Nord, dont elles’apprête à révéler l’existence au monde entier pourtémoigner de la renaissance des peuples autochtones.Femme pure et belle, l’Impératrice se laisseratoutefois séduire par le Canadien français, alors qu’ilaide son peuple à la construction de barrageshydroélectriques. Au moment du départ desexplorateurs, Huot évoque la possibilité que Jacquesdevienne un jour Empereur, scellant ainsi unealliance entre le monde amérindien et le Canadafrançais, sur qui l’Impératrice et Jacques Normandpourront régner.

Passionné de littérature populaire, de romanspoliciers et d’aventures à la Sherlock Holmes,Alexandre Huot n’a pas le talent de ses maîtres, maisil offre à la vie littéraire du début du siècle unétonnant roman utopique de réconciliationautochtone, dans lequel percent des expressions(«!maîtres chez nous!», «!souveraineté économique!»),des préoccupations sociales et environnementales, etdes projets (les barrages de la Manicouagan, la routede la Côte-Nord) qui rejoignent le lecteur québécoisd’aujourd’hui. Fils d’un maître-cordonnier,

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Alexandre Huot naît à Lévis le 24 juillet 1897. Aprèsavoir abandonné ses études de droit à l’UniversitéLaval — bien qu’il entretienne l’idée qu’il soit avocat,ce dont témoigne sa notice nécrologique, qui en faitun «!avocat et journaliste1!» — il collabore àL’Événement de Québec, ainsi qu’à différentes revuespopulaires (Le Canard, Le Bavard, Photo-Journal), touten publiant chez Édouard Garand la chronique de«!La vie canadienne!». Il fait également paraître chezcet éditeur une «!saynète féérique!» inspirée de laconscription (Le songe du conscrit, 1918), une courtecomédie (La pipe de plâtre, 1923), une «!comédie-vaudeville!» (Les pâmoisons du notaire, 1926), une«!comédie héroïque!» (Le reporter, 1930) ainsi que,coup sur coup, trois2 «!roman[s] canadien[s] 1 [Anonyme], «!Huot!», L’Action catholique, 5!janvier!1953, p.!17.2 Maurice Lemire a remis en cause l’attribution à AlexandreHuot du roman Le massacre de Lachine (1923), publié avec lacomédie La pipe de plâtre. Selon Lemire, ce roman anonyme n’estpas mentionné dans les autres publications de Huot. Il serait leseul du genre «!historique dans l’œuvre de Huot [et] d’un styletout à fait différent.!» (Maurice Lemire, «!Le trésor de Bigot etautres romans d’Alexandre Huot!», Dictionnaire des œuvres littérairesdu Québec, tome!II, Montréal, Fides, 1980, p.!1089.)

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inédit[s]!»!: La ceinture fléchée (1926), Le trésor de Bigot(1926) et L’Impératrice de l’Ungava (1927). Avec troisamis3 (Ubald Paquin, Jean Féron et Jules Larivière), ilpublie enfin le Roman des quatre. La digue dorée en1930. Si on lui reconnaît un certain talent pour ledialogue et l’intrigue, la critique a vite fait desouligner les invraisemblances, la précipitation etparfois le didactisme de ses œuvres. L’intérêt pourcet écrivain se trouve ailleurs!: dans certaines de sespropositions utopiques et visionnaires, et dans sonrôle dans l’histoire de la littérature sérielle. Huotserait «!à l’origine du roman à 5 sous4!» par sa sériede romans en fascicules intitulée Albert Brien, détectivenational des Canadiens français, amorcée en 1941. Ilaurait aussi proposé, avec Edgar Lespérance, le«!nom de code IXE-13 pour identifier JeanThibault5!», héros des Aventures étranges de l’agent IXE-

3 Ils publient tous chez Édouard Garand.4 Réginald Hamel, John Hare et Paul Wyczynski, Dictionnaire desauteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, Fides,1989, p.!702.5 Vincent Nadeau et Michel René, «!Histoire d’une littératureindustrielle!», Guy Bouchard et al., Le phénomène IXE-13,

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13, l’as des espions canadiens publiées chez Photo-Journal à compter de 1947. Alexandre Huot meurt àPlage Laval le 2!janvier!1953.

Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll.!«!Vie des lettresquébécoises!», 1984, p.!27.

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LITTÉRATURE POPULAIREET INTERTEXTUALITÉ

Le peuple, hier, ne lisait pas. Aujourd’hui Garandlui fait lire 10!000 romans par mois. Ce sont desromans d’aventures (l’enfance littéraire), mais peuà peu l’aventure se déroule au second plan pourfaire place à la thèse, au tableau de mœurs, à lapsychologie légère6…

Alexandre Huot, 1926

Les marques de la littérature populaire seretrouvent tant dans la facture de l’édition, l’usageabusif de l’intertextualité et une rhétorique propre auroman policier et d’aventures.

L’Impératrice de l’Ungava paraît dans la collection«!Le roman canadien!» des éditions Édouard Garand,auxquelles Huot collaborait déjà à titre de rédacteurde «!La vie canadienne!», un supplément aux romansqui faisait office de revue littéraire. Jacques Michon 6 Alexandre Huot, «!Les illustres inconnus!» dans «!La viecanadienne!», n° 12, supplément détachable inséré dansAlexandre Huot, La ceinture fléchée, Montréal, Éditions ÉdouardGarand, 1926, p.!41.

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considère à juste titre Édouard Garand comme un«!phénomène unique dans l’histoire de l’éditionlittéraire7!»!: il «!apparaît à la fois comme l’un despremiers à effectuer une percée auprès du largepublic et comme un pionnier du roman populairecanadien-français8!». Les caractéristiques de la pressepopulaire se trouvent à la fois dans le paratexte et lafacture de l’édition!: le cycle périodique de parution,le prix raisonnable (vingt-cinq cents), la présence depublicité (en page deux du roman de Huot, uneannonce de bière!: «!L’incomparable! Dow prime parla force et par la qualité!») et d’une vignettenationaliste rappelant les Patriotes (sur la page-titre!:«!Chénier ’37 ’38 pour la race, l’action canadienne!»),ainsi que les illustrations signées par Albert

7 Jacques Michon, «!L’édition populaire!: Édouard Garand!»,Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, tome!I!: Lanaissance de l’éditeur, 1900-1939, Montréal, Fides, p.!313. Voiraussi à cet égard François Landry, «!Les Éditions ÉdouardGarand et les années 1920!», Jacques Michon [dir.], L’édition dulivre populaire, Sherbrooke, Ex!Libris, 1988, p.!35-75.8 Ibidem.

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Fournier9. En page couverture bi-chrome,l’Impératrice drapée d’une robe légère et coiffée dedeux plumes porte son regard vers le Sud, alors que,à ses pieds, une ville prospère — Orsauvage!—rayonne sur la page. Les couleurs choisies, le violet etl’or, rappellent le caractère impérial du personnage etla source de la richesse de la ville, l’or. Deux autresillustrations, cette fois en noir et blanc et moinsréussies, ont été insérées dans le texte!: l’unereprésente Jacques Normand et Edith Darlington surle pont d’un navire, l’autre le Grand ChefCadaboushtou tuant un ours. En plus descaractéristiques esthétiques du manuscrit lui-même,l’édition «!rapide!» laisse des traces sous forme decoquilles, de certains passages incohérents10 etd’absence d’uniformité dans la toponymie.

9 Sur cet illustrateur, qui a amorcé dès 16 ans sa carrière, voirSylvie Bernier, «!L’illustration du “Roman canadien”!», JacquesMichon [dir.], op.!cit., 1988, p.!77-109.10 Par exemple, certaines citations ont été tronquées (est-ce parl’auteur? l’éditeur?), ce qui en altère le sens. On lit ainsi dans leroman (je souligne) «!La rivière Betsiamis, bordée de montagnes, etsouvent très élevées. On en rencontre quelques-unes qui ont cent

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Le roman s’ouvre sur un chapitre préliminairedans lequel Huot «!rend à César ce qui luiappartient!» et donne les références bibliographiquesde certains des ouvrages qu’il a utilisés ou cités dansson manuscrit. À lire cette liste, on comprend que larédaction du roman «!a nécessité beaucoup detravail, de recherches sur les territoires où évoluentles personnages!» (49). Cependant, l’intertextualitédu roman révèle deux procédés d’écriture distincts!:l’un concerne l’imaginaire du Nord et le caractèreforcément discursif du discours utopiste etgéographique qui s’y rapporte; l’autre renvoiesimplement à l’écriture «!industrielle!» des ÉditionsÉdouard Garand où l’usage abusif de la citation nevise qu’à gonfler un manuscrit qui doit compter uncertain nombre de pages. On comprend que le

pieds et plus de hauteur.!» (117) Or, Huot a emprunté cettephrase à Eugène Rouillard sans la citer correctement. Rouillarddisait plutôt (je souligne)!: «!Cette rivière, bordée de montagnes, estcoupée par des chutes nombreuses et souvent très élevées. On en rencontrequelques-unes qui ont cent pieds et plus de hauteur.!» (La côtenord du Saint-Laurent et le Labrador canadien, Laflamme et Proulx,1908, p.!69-70.)

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premier inscrit L’Impératrice de l’Ungava dans laproblématique du corpus des œuvres à composantenordique, alors que le second rappelle la naturepériodique des parutions chez les éditeurspopulaires, qui rapproche l’écriture romanesque del’écriture journalistique.

Il ne convient pas de s’étendre ici sur la natureparticulière de l’imaginaire des régions nordiques,sinon pour souligner qu’elles ont été le plus souventimaginées et décrites par des gens du Sud qui n’ysont jamais allés, dont les œuvres ont été lues par unlectorat qui, fasciné par la grandeur et la vacuité desdéserts blancs, ne souhaite pas nécessairement s’yrendre. Le «!Nord!» apparaît ainsi davantage commeun ensemble de références textuelles qu’une régionpositivement décrite par la géographie. Ce fait estsouvent repris dans l’œuvre de Huot, non seulementpar le renvoi à tous les ouvrages qui lui ont servi à larédiger — ouvrages qui seront ensuite mis en scènedans le palais de l’Impératrice —, mais aussi par laprésence du personnage du père Boulianne, «!lapartie encyclopédique de l’Ungava!» (87), et par lavolonté de Jacques Normand de connaître les

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discours sur cette région («!Depuis son arrivée, illisait tous les récits de voyages publiés sur l’Ungava,une carte géographique à la main.!» [71]) pour enrétablir la valeur11.

Pour insérer les multiples citations qui meublentson roman, Huot a eu l’idée d’y introduire unpersonnage encyclopédique, qui part vers l’Ungavaavec une bibliothèque entière!:

— Nous partons bientôt? questionna lepère Boulianne en apercevant les nouveauxvenus.— Nous attendons après vous. La goéletteest prête.

11 Il dit entreprendre ce voyage pour contester l’opiniondéfavorable qu’en avait son professeur de géographie!: «!J’ail’Ungava dans l’esprit et dans le cœur, dit-il, depuis une leçon degéographie qu’on me donna un jour au collège. Le professeurdisait d’une voix monotone et fatiguée!: “L’Ungava est uneimmense étendue de terre rocailleuse, traîtresse, où le froid nepermet pas à la vie de s’y développer, une immense étendue deterre inculte et inconnue dans presque toute son intégrité.” Etbien! Dans un an, dans deux ans, l’Ungava ne sera point siinconnu que ça!!» (81-82)

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Le père Boulianne se leva en gémissant eten plaignant ses pauvres jambes!:— Vous n’attendrez pas longtemps, fit-il.Dans cinq minutes je suis prêt.— Apportez-vous ces quatre malles?questionna Jacques.— Oui et ce n’est que le strict essentiel. Il ya dans ça 169 volumes.— Cent soixante-neuf volumes!— Tous traitant plus ou moins de l’Ungava.— Ils sont tous absolument nécessaires?— Absolument! Ils débordent derenseignements de toutes les sortes. (18)Le père Boulianne emporte ainsi avec lui les

ouvrages qui traitent de la Côte-Nord et de l’Ungava,ce qui lui permet à tout instant de tirer un livre de sapoche et de commencer à lire aux autresexplorateurs les passages qui lui paraissentimportants — et à l’auteur de citer textuellement desouvrages de géographie qui gonflent son proprelivre. Parfois, cette intertextualité n’est qu’unediversion, comme dans le passage au cours duquel

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les personnages s’étonnent les uns les autres desnoms des villages et des ports de la Côte-Nord.L’insertion des citations suit une rhétorique assezrigide, qui parfois fait chuter l’intérêt dramatique durécit. Huot est conscient de la lourdeur du procédéet, pour l’atténuer, il réfute à plusieurs reprises cettefaiblesse par la voix de ses propres personnages!:

— […] Tiens, voici une citation que je m’envais vous lire, à la page 79 de La côte nord duSaint-Laurent et le Labrador canadien de monami Rouillard.De nouveau le père Boulianne avait ouvertle livre. Edith que la manie du régistrateuramusait éclata de rire!:— Encore! fit-elle.— Quoi! Êtes-vous ennuyée?— Non, non, citez!— Oui, oui, citez! (179)En plus du père Boulianne, d’autres écrivains

(réels ou fictifs, comme ce Reynolds aujourd’hui auservice de l’Impératrice, qui aurait écrit autrefois unlivre qui «!disparut mystérieusement!» (270-271),

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Ungava Full of Gold) surgissent en tant quepersonnages présents ou évoqués!: Puyjalon,Rouillard, Comeau, Rasmussen.

Le renvoi fréquent à d’autres textes alourditcertes le cours du roman, mais il lui ajoute unevraisemblance didactique qui rend plus crédibles lesutopies du récit. Il témoigne aussi d’une littératurepopulaire qui doit «!produire!» rapidement desromans pour répondre aux exigences de lapériodicité. Chez Huot, ces marques ne sont pastoutes négatives!: par exemple, l’abondance desdialogues, souvent réussis, rythme le récit, commelors du passage où Jacques Normand négocie le tarifà payer pour se rendre aux Escoumains. Lefonctionnement par dialogues et courts chapitres,comme s’il s’agissait de théâtre ou d’un scénario,intensifie le récit, particulièrement en fin de chapitre,où on insiste sur les dangers et les mystères quiguettent les personnages. Huot cherche souvent àaccentuer le caractère mystérieux de l’aventure, peut-être pour le rapprocher des modèles du romand’aventures. Il le fait le plus souvent en qualifiantsimplement les événements!: «!Ce ne sont que

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choses étranges que nous entendons depuisTadoussac.!» (122) Ces passages apparaissentprincipalement à la fin des chapitres, mais parfoisaussi dans leur titre, qui ne sert pas à annoncerl’action, mais à susciter l’intérêt au moyen deformules-choc comme «!Un télégramme mystérieuxet des voitures étranges.!» (103) Enfin, par souci derapidité ou par manque de rigueur, Huot règlerapidement certaines situations en ayant recours àdes événements peu vraisemblables pour faireprogresser son récit. Ainsi, il fait d’Edith et deJacques des héritiers fortunés qui peuvent donnerlibre cours à leur sens de l’aventure!: «!Que luiimportait cette somme? Il avait hérité de son père,mort très riche l’année précédente.!» (78)

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L’ACTUALITÉ ET LE NATIONALISME

Mais, je vous le dis franchement, à vous,Américaine, nous avons le désir d’être maîtreschez nous. Pouvez-vous nous en blâmer? (25)

Outre l’annexion de l’Ungava et sa lenteappropriation par le Québec, qui structurentl’ensemble du récit, l’actualité contemporaine surgitici et là dans le roman. Le développement duSaguenay, les débats sur la place du capital américaindans le développement du Québec et l’aménagementhydroélectrique sont évoqués alors que certainspoliticiens (comme Adélard Turgeon) sonttextuellement cités. L’évocation plus directe de la«!Commission des liqueurs!» permet une parodie surla présence de l’État sur tout le territoire, l’un desenjeux de l’établissement de cette société en 1921!:«!Cristi! s’écria le père Boulianne, j’ignorais que laCommission des liqueurs avait ouvert un magasindans l’Ungava.!» (250)

Dans le ton avec la période et la collection du«!Roman canadien!», le roman de Huot reprend et

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applique à l’Ungava une partie du discoursnationaliste. Ce dernier se manifeste surtout dans lesrapports du Québec au capital américain (un thèmequi deviendra récurrent dans les années 1930 et1940, pendant les mandats de Maurice Duplessis), etdans la volonté d’occuper et de développer leterritoire. Chez l’ingénieur Jacques Normand, lacrainte nationaliste des capitaux états-uniens setransforme en une volonté de découverte, deconquête et d’exploitation des richesses encore malconnues de l’Ungava!:

Mais pourquoi Jacques voulait-il aller dansl’Ungava? […] Jacques était un ardentpatriote. Il réclamait pour sa province, leQuébec, l’indépendance économique. Ilvenait d’ailleurs de dire franchement à MissDarlington que les capitaux américainsseraient les bienvenus dans sa province tantque les Canadiens français n’auraient pasd’argent, mais qu’après, zut! l’or de l’Ungavadonnerait à ses compatriotes l’indépendanceéconomique. (53-54)

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Pour lui, le discours qui fait du Nord et del’Ungava un «!Sahara du Nouveau Monde!» (83) n’estqu’une légende «!bâtie par je ne sais qui pour lebénéfice des capitalistes américains qui virent dans laCôte-Nord une intarissable source de fortunesimmenses!» (83-84). Alors que le Saguenay a étéexploité par des Américains, «!l’Ungava sera explorépar des Canadiens français au profit des Canadiensfrançais.!» (87) L’espoir de développement queconstituent la Côte-Nord et le «!Nouveau-Québec!»(«!C’est du Nord que nous viendra la prospérité!!»[86] rappelle Huot en citant Adélard Turgeon)représente une possibil ité d’affirmationprofessionnelle et économique pour les Canadiensfrançais. Ce discours ressemble à celui qui entourerale développement du chantier de la Manicouagan unquart de siècle plus tard, où les ingénieurs prendront,comme dans le roman de Huot, une stature dehéros.

Le nationalisme s’exerce peu à l’encontre duCanada anglais (quoique le sort réservé aux soldats

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du Québec soit évoqué12) et surtout contre le capitalaméricain. Huot donne pourtant à son héros unecompagne américaine, Edith Darlington, en prenanttoutefois soin de la gagner à sa cause!:

— […] Mais, je vous le dis franchement, àvous, Américaine, nous avons le désir d’êtremaîtres chez nous. Pouvez-vous nous enblâmer?— Certes non. (59)Parce qu’elle parle bien le français, qu’elle a

«!abandonné tous [ses] droits d’Américaine pour [se]rendre!» (120) dans l’Ungava et qu’elle se passionnepour le Québec, elle gagne le respect des autrespersonnages.

Le nationalisme de Jacques Normand — et celuid’Alexandre Huot et d’Édouard Garand, par 12 Alexandre Huot était sensible à la question de la conscription,pour y avoir consacré sa première œuvre. Il introduit dansL’Impératrice de l’Ungava un personnage de soldat mutilé quiraconte «!comment, au début de la guerre, les Canadiens françaisavaient été maltraités en France et en Belgique. Tous les plussales trous, on les leur donnait. À tous les endroits les plusdangereux, on les plaçait.!» (204)

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extension — n’est toutefois pas dupe de la présenceamérindienne, qui pourrait s’avérer un obstacle àl’exploitation des territoires nordiques. Aussi, larevendication territoriale autochtone s’entendcomme une réaction immédiate à la dominationpolitique que compte exercer le Québec. Alorsqu’Edith parle passionnément de «!cette partie dupays de Québec!» (171), Mentagna rétorque!: «!LeMontagnais aime entendre parler de son pays.!» (171)La revendication que veut exercer Jacques Normandse trouve ainsi limitée par les droits ancestraux desAmérindiens, un principe qui deviendraprédominant dans les relations avec les peuplesautochtones!:

Jacques dit!:— Un mot avant votre départ ,Cadaboushtou. Il est bien entendu que toutce que nous pourrons découvrir dansl’Ungava m’appartiendra en propre et quevous, le Grand Chef, n’y aurez aucune part.Cadaboushtou n’avait pas bien compris.

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Jacques Normand répéta. Le Sauvageréfléchit quelques instants, puis!:— Il est entendu, dit-il, que tout ce que vousdécouvrirez vous appartiendra en proprepourvu que ce que vous découvrirez n’aitpas été découvert par d’autresprécédemment.Jacques resta songeur. (139)Plutôt que suggérer l’affrontement, Huot défend

une vision pluraliste de l’aménagement, comme entémoigne la collaboration des Américains et desCanadiens français au projet d’Orsauvage, qui pourraconstituer une source d’affirmation conjointe pourl’Impératrice et Jacques, et pour leur peuplerespectif.

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LES FEMMES DANS LE NORD

Et de belles mains, donc! Elles étaient blanchescomme la neige d’une poudrerie. (100)

L’examen extensif du corpus de récits et deromans nordiques rappelle la faible place laissée auxpersonnages féminins dans ces œuvres!: les femmesqui se retrouvent dans le Grand Nord fontexception, qu’il s’agisse de la femme intouchable(l’Impératrice), de la séductrice (Edith Darlington),de l’épouse qui attend le retour de son mari(madame Boulianne), de l’artiste féministe(Mentagna) ou de l ’ ingénue amoureuse(Mentagnatta). Outre l’Impératrice, dont le rôle(tardif, mais déterminant) se situe au cœur del’action, les autres personnages féminins s’insèrenten marge de la narration, qui laisse la plus grandeplace aux hommes!: Jacques Normand, le pèreBoulianne et le Grand Chef Cadaboushtou.

L’Impératrice de l’Ungava est une reine pure quisuscite le mystère et le désir; la première descriptionphysique du personnage joue à la fois sur son

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caractère caché!(«!elle avait un voile d’un demi-doigtd’épaisseur sur la figure!» [100]), sur sa beauté(«!cristi! qu’elle avait de belles jambes!!» [100]) et surl’innocence qui s’en dégage («!Et de belles mains,donc! Elles étaient blanches comme la neige d’unepoudrerie.!» [100]). Cette «!grande Reine du Nord!»(256) qui «!règne sur toutes les régions inhabitées!»(256) souhaite préserver sa chasteté, notammentpour ne pas se soumettre, ni renoncer à l’affirmationde son peuple!: «!jamais je ne me marierai!: personnene me dominera parce que je veux dominer tout lemonde!» (283). Ce sont aussi des raisons politiquesqui mettent un frein au féminisme de Mentagna etaux amours de sa fille, Mentagnatta. «!L’épouse etsquaw!» Mentagna, belle, instruite et artiste, souhaitel’égalité avec les hommes!: «!Je devrais être unhomme, soupira Mentagna. J’aimerais tant parlerdans les conseils de la nation.!» (132) Cependant, larenaissance amérindienne passe par un nationalismequi induit une soumission de la femme auximpératifs de la nation, qui sont ici ceux del’homme!: «!Il faut obéir sans récriminer, pour lacause des Peaux-rouges!!» (164) C’est pour le même

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motif que «!Mentagnatta est fière de pouvoir souffrirpour sa race!» (190) en renonçant à son amour pourun Blanc.

Le personnage d’Edith Darlington est pluscomplexe!: il sert dans le récit à introduire une voixaméricaine qui se laisse convaincre du bien fondé desrevendications canadiennes-françaises, mais elle estaussi un personnage ambigu, désirable et libre, quijoue un rôle de liaison vers les autres femmes (avecqui elle se lie rapidement) et les Autochtones. Avecson accent «!délicieux et chatouillant!» (51), cette«!riche Américaine, orpheline!» (53) ne craint pasd’afficher son désir!: «!Votre visage est parfait, d’unegrande beauté virile!» (56), dit-elle à Jacques.Toutefois, ce dernier la préfère comme unecamarade tout en reconnaissant sa différence. Edithjoue aussi un rôle important dans l’affirmation d’uneidentité en mouvement, d’une part parce qu’elleaccepte les points de vue divergents de sesinterlocuteurs, d’autre part parce qu’elle se révèle unjour métisse, ouvrant la voie à une réconciliationentre les Blancs et les Autochtones.

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LE DISCOURS SUR L’UNGAVA

—!!!Mais que faites-vous donc? monsieurJacques, vous n’avez pas dit un seul mot duvoyage. […]—!!!Je rêve de l’Ungava, miss Edith. (195)

Tout au long du siècle, l’Ungava apparaît commeune terre de mystères et de richesses qu’il suffirait dedécouvrir pour exploiter au profit des Canadiensfrançais!: «!L’Ungava sera l’Iran du Québec13!».Cependant, ce grand pays du «!Nouveau-Québec!» serévèle être un monde qui soulève des craintes!envers les Amérindiens (qu’on connaît très peu), lesanimaux sauvages (qui prennent des proportionshors du commun) et les territoires arctiques.

Ce n’est qu’après de longues négociations, etaprès avoir esquivé les réticences du gouvernement

13 Par cette formule de 1951, le chef du Parti libéral, Georges-Émile Lapalme, défend l’idée, contre l’Union nationale deMaurice Duplessis alors au pouvoir, que le Québec doit affirmersa présence dans l’Ungava face au capital américain. (La Presse,27 août 1951, p.!11.)

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fédéral de voir un bloc français entre l’Ontario et lesprovinces maritimes14, que le Québec obtient en1898 la région de l’Abitibi, puis en 1912 le district del’Ungava. Jusqu’en 1868 domaine de la Compagniede la Baie d’Hudson, ces terres font quadrupler lasuperficie du Québec, quoique l’Ungava soitrelativement vierge!: selon les débats de l’Assembléelégislative, un millier de personnes seulement yvivaient en 191215. L’Ungava suscite cependant lacuriosité et soulève de grands espoirs. 14 Voir «!Un pays à occuper!» dans Paul-André Linteau et al.,Histoire du Québec contemporain, Montréal, Boréal express, 1979,p.!18 et suiv.15 On lit dans la transcription des débats du 1er avril 1912!: «!En1897, la superficie de la province de Québec était de201!563!milles carrés. En 1898, après que les limites de laprovince eussent été portées de la hauteur des terres, vers lenord, jusqu’à la rivière Eastmain, cette superficie était de346!875!milles carrés. Avec l’annexion de l’Ungava, la superficiesera, d’après les chiffres de l’honorable M.!Borden, de 802875!milles carrés, soit au-delà de 500 000 000 d’acres. Lapopulation de ce nouveau territoire, d’après le dernierrecensement, se répartit comme suit!: Anglais, 8; Écossais, 2;Esquimaux, 453; Indiens, 663; Métis, 46. Total: 1!172.!» (Lesdébats de l’Assemblée législative, 12e législature, 4e session (du 9

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Peu connu, il suscite chez les personnages deL’Impératrice de l’Ungava un désir irrépressible del’atteindre et de l’explorer. Pour Edith Darlington,qui «!veut quitter la terre, voguer dans l’espace!»,l’Ungava est une destination exotique après ledésabusement bourgeois des voyages précédents!:

— J’adore les voyages. J’ai visité l’Europe,zut! l’Amérique du Sud, fi! la Chine, mieux!les Indes, pas mal, mais ce que je veux voirc’est quelque chose de nouveau, «!somethingdifferent!», quelque chose de mystérieux,d’étrange…— L’Ungava, par exemple! (57-58)Pour Jacques Normand et le père Boulianne,

l’intérêt pour le Nord se veut d’abord affectif!: «!riende ce qui a trait à la Côte-Nord ne nous laisseindifférents!» (117). Source potentielle de richesses etde connaissances, ces territoires les attirent depuisleur enfance!: «!Oui, l’Ungava, le rêve de ma vie.!»(80)

janvier 1912 au 3 avril 1912), cahier n°!59, 1er avril 1912, p.!800-805.)

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Le roman de Huot reprend aussi à son compte lediscours conventionnel sur le Nord, qui en présenteles dangers en termes d’évanouissement des repères,de phénomènes mystérieux et de fin de lacivilisation. Au moment de quitter le village de Saint-Patrice de la Pentecôte, dernier poste sur la route,Jacques Normand ressent un vertige!: «!Après ceserait l’immensité silencieuse de la forêt, l’immensitélamentable des steppes plus au nord, le froid polaire,le froid et la mort.!» (231) Le passage dans l’Ungava,«!qui ne forme sur la carte géographique qu’uneimmensité blanche!» (246), marque ainsi la frontièreentre le monde connu et l’inconnu mystérieux.

Ce caractère lointain permet cependant d’y situerdes richesses et une projection utopique, sans égardà la réalité du terrain. Monde de prospérité, gorgé deperles, d’or, de forêts et de chutes prodigieuses,l’Ungava n’aurait été décrit comme un désert qu’auprofit des Américains, qui voudraient en exploiter lesrichesses. Sa reconnaissance par les Canadiensfrançais, ainsi que par les Amérindiens, permettrad’établir au-dessus de la vallée du Saint-Laurent un«!Nouveau-Québec!» plus grand encore que l’ancien.

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UN DISCOURS PROGRESSIFET UNE UTOPIE SOCIALE

Outre le discours sur l’Ungava, qui recèle unepart d’utopie et de fabulation, le roman de Huotreprend à son compte un discours progressif et uneutopie sociale qui le rendent à certains égardsvisionnaire. D’une part, le développement de laCôte-Nord apparaît comme le fer de lance d’uneaffirmation économique et politique canadienne-française. D’autre part, la ville d’Orsauvage sert deprojection imagée pour défendre une série de valeurssociales, économiques, légales et environnementales.

«!Nous n’en sommes qu’au commencement desdéveloppements sur la Côte-Nord!» (84), écrit Huot.Les petits postes qui ont surgi au tournant du siècleseraient l’amorce d’un développement plus étendu!:«!Ce sera plus merveilleux encore dans cinq ou dixans.!» (95) N’hésitant pas à s’appuyer sur despoliticiens, le romancier veut défaire, chez sonlecteur, l’image du Nord désertique et improductif. Ilcite en appui un discours utopiste d’AdélardTurgeon, ministre des Terres et Forêts!:

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Tous ces fleuves du Nord charrient entreleurs rives à peine connues des forces, desénergies dont il est impossible de préciser lagrandeur, et l’esprit est confondu devant lerêve de l’avenir qu’il est permis de faire pournotre pays… C’est du Nord que nousviendra la prospérité! (85-86)L’immense chantier des barrages de la Manic,

symbole de la Révolution tranquille, est évoquécomme un rêve de puissance!: l’ingénieur JacquesNormand qui, devant l’Américaine, emploie laformule «!maîtres chez nous!» (59) — slogan de JeanLesage en 1960 —, parle des chutes de laManicouagan comme d’«!une source presqueinépuisable de pouvoirs hydrauliques!» (176).L’!«!immense route de Malbaie à Blanc-Sablon!»(181), un projet inachevé du 20e siècle, apparaîtcomme une urgence, «!une fortune pour laprovince!» (181).

La révélation de la ville d’Orsauvage ouvre unmonde utopique dans l’Ungava. Le confort, lavitalité et l’absence de conventions de cette ville

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pluriculturelle, démocratique, technologiquementavancée et écologique, qui possède trois théâtres(«!un cinéma, un théâtre de comédie et un autred’opéra!» [285]), une fabrique d’automobiles (demarque «!Montagnais!») et l’électricité, conduisentses habitants à une harmonie inégalée dans lemonde!: «!tout le monde est heureux!» (282).Orsauvage promeut aussi un système juridiquelibéral et juste, où celui qui vend trop cher ou qui nes’occupe pas convenablement de ses enfants estpuni, où la calomnie et la médisance sont interdites,et où les prisons sont pourtant presque vides. «!Nousavons pris ce que les Blancs avaient de bon dansleurs lois et nous en avons retranché ce qu’il y avaitde mauvais, c’est-à-dire beaucoup!» (282), expliquel’Impératrice à ses invités.

Au moment où ces derniers le visitent, cetunivers utopique, créé par les Amérindiens avec lacollaboration de quelques Blancs, est sur le pointd’être révélé au monde entier, ce qui permettra unerenaissance des traditions, des langues et des culturesautochtones. Pour l’Impératrice (et peut-être pourAlexandre Huot qui, par les Amérindiens, défend

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aussi une volonté de renaissance libérale etéconomique du Québec), il faudra «!dire à l’universce que les Sauvages pauvres, déguenillés, faiblesd’esprit ont construit!» (283).

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L’AFFIRMATION ETLA RÉCONCILIATION AUTOCHTONES

Alors que de nombreuses œuvres (LionelGroulx, Michelle Le Normand) des années 1920 et1930 défendent et illustrent la thèse de la«!séparation des races!», Alexandre Huot publie uneœuvre qui raconte une renaissance autochtone quin’exclut pas les Américains, mais qui ouvre la voie àune réconciliation entre les Amérindiens et lesCanadiens français.

À l’opposé des autres récits qui laissent uneplace à la figure de l’Amérindien16, L’Impératrice del’Ungava n’use de clichés que pour mieux appuyerl’affirmation économique et identitaire en cours chezles Montagnais. Ainsi, la première apparition depersonnages autochtones est trompeuse!: «!DeuxSauvages et une Sauvagesse fendaient les groupes,offrant en vente des objets disparates qu’ils avaientfabriqués de leurs mains.!» (54) Ailleurs, on lit aussi 16 Voir entres autres à ce sujet (bien qu’il n’y soit pas question deL’Impératrice de l’Ungava) l’ouvrage collectif de Gilles Thérien,Figures de l’Indien, Montréal, Typo, 1995 [1988], 391!p.

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le bouillonnement de «!l’atavisme!» (68) et le réveildu «!passé sauvage!» (68), ainsi que l’évocation de laviolence et l’alcoolisme inhérents à leur condition.Les stéréotypes s’arrêtent là, puisque les images del’affirmation autochtone prennent rapidement ledessus, d’abord par une adhésion à la culture desBlancs —!ils parlent le français, sont instruits dansles meilleures écoles, fréquentent le ChâteauFrontenac et vivent dans des demeures bourgeoises!:«!ils ont appris les manières du grand monde!» (126)—, puis par une affirmation politique et territorialequi se cristallise dans la figure et les actions del’Impératrice.

Le passage métaphorique où «!l’épouse etsquaw!» Mentagna joue une pièce au pianoreprésente bien cette affirmation, qui passe aussi parles arts, non plus traditionnels, mais vivants etinspirés de la culture ancestrale et du territoire!:«!Une douce mélodie commença. C’était lebruissement du vent dans la forêt. Les explorateursperdirent la notion du temps, de l’espace, du lieu.!»(131)

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Annoncée par une légende ancienne, la venue del’Impératrice est comparée à celle «!du Messie chezles Juifs!» (108). Elle permet un enrichissement subitet mystérieux qui assure l’indépendance desMontagnais face aux marchands, aux religieux et auxexplorateurs. Libérés de l’emprise de commerçantsexploiteurs17, ils se départissent des crucifix quiornaient leurs maisons18, dénoncent les inactionsenvironnementales commises par des Blancs etaspirent à une autonomie politique!:

N’oublie pas, curé, que le Sauvage donneune lumière jaune, pareille à la couleur de lapeau du Sauvage. Un jour, cette couleur seracelle du drapeau qui flottera sur le monde19!(160)

17 Alexandre Huot dénonce cette exploitation et, sans lanommer, renvoie à la Compagnie de la Baie d’Hudson, quipossédait jusqu’à 1868 tous les droits sur le territoire del’Ungava.18 Pour ne pas offenser son lecteur, Huot laisse entendre, à la finde son roman, que ce retour aux valeurs sacrées amérindiennesest temporaire.19 C’est aujourd’hui l’une des couleurs du drapeau du Nunavut.

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Les aspirations des Montagnais ont trouvé leurvoix dans celle d’une femme dont le rôle dépasselargement les Montagnais, les Naskapis et lesEsquimaux, pour s’étendre à tous les peuplesautochtones du monde, «!la Reine du Nord,Impératrice de l’Ungava et Grande Maîtresse de tousles Teints-cuivrés de l’univers et de tous les mondesétoilés et autres!» (210).

Instruite au couvent de Bellevue, à Québec,l’Impératrice raconte comment elle en est venue àlutter pour l’autonomie de son peuple!:

Je sortis du couvent avec tous les diplômespossibles et imaginables. Quand jeretournai dans la demeure de mon père,non loin de Clarke City, j’avais un rêve…j’avais vu mes pauvres frères Montagnaissouffrir de la misère et de la faim. Etcependant je savais que nous étions lespremiers habitants de ce pays, parconséquent les seuls véritables propriétairesde ce sol que nous foulions.

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Mon grand rêve était de donner aux miens,à ceux de ma race, la gloire et la fortune etde prouver en même temps à l’univers quenous n’étions pas un peuple de dégénérés.(278)La réconciliation entre les Blancs et les

Amérindiens dépasse, dans le roman, la volontéd’affirmation politique des Montagnais, puisqu’elleassocie Canadiens français20 et Autochtones dansune même cause utopiste et économique. Cettecollaboration est d’abord celle de Jean Laurin,devenu secrétaire d’État d’Orsauvage; d’EdithDarlington, qui se lie d’amitié avec les femmesamérindiennes; d’Antoine Labrie, qui se rappelle sajeunesse avec les Montagnais; du père Boulianne,sauvé par le Grand Chef Cadaboushtou; maissurtout de Jacques Normand, parti pour la conquêtede l’Ungava, mais en route convaincu —!parl’amour!— de collaborer avec l’Impératrice à la

20 Et parfois les Américains, comme pour Edith Darlington, quise révèle toutefois métisse, ainsi que pour l’auteur de Ungava Fullof Gold, Reynolds.

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construction de barrages et à la reconnaissance duprojet d’Orsauvage dans le monde entier.

Si le métissage est politiquement condamné parles Montagnais — au désespoir de Mentagnatta,amoureuse d’un Blanc —, il s’inscrit toutefois aucœur de l’identité des trois personnages principauxdu roman!: Edith Darlington, «!petite-fille du GrandChef Hirtamonouk!» (133), ainsi que l’Impératrice etJacques Normand, dont l’union évoquée permettraitde sceller celle de leur peuple respectif.

*!!*!!*

L’Impératrice de l’Ungava n’a rien des qualitésesthétiques des grands romans de la période, et il nefaudrait pas en faire une œuvre de la stature de Trentearpents, d’Un homme et son péché ou de Grand-Louisl’Innocent. Aussi, son influence sur la vie littéraire nepeut se comparer aux monuments que sont alorsMaria Chapdelaine et les Poésies complètes d’ÉmileNelligan. Pourtant, percent dans ce roman populairedes intuitions et des propositions qui touchent

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directement les préoccupations du lecteurd’aujourd’hui, nécessairement mal à l’aise avec lespositions ethnicistes de Lionel Groulx ou la moralitécassante des régionalistes. De plus, malgré lalourdeur du didactisme, les maladresses de l’écritureet l’invraisemblance des situations, le lecteur liraà!travers ce roman une histoire populaire qu’il nepeut trouver ailleurs —!les productions de littératurepopulaire restent largement méconnues — et despositions politiques et critiques qui méritent tout àfait d’être relues.

Daniel ChartierUniversité du Québec à Montréal