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Introduction à l'Héraclès d'Euripide Comme les Héraclides et Hécube, la tragédie d'Héraclès fait partie du groupe extérieur au "choix" transmis par les Byzantins: elle n'est donnée que par deux manuscrits, sans commentaires antiques. L'épithète de mainoménos ("furieux") a été ajouté au nom d'Héraclès seulement à la Renaissance. Ce n'est sans doute pas une des meilleures pièces d'Euripide, mais c'est une des plus curieuses et des plus délicates à interpréter. A première vue, elle manque d'unité dramatique, et si les dieux y tiennent une place exceptionnelle, l'attitude du poète à leur égard est pour le moins ambiguë. La "préhistoire" littéraire de la folie d'Héraclès est mal connue 1 . L'épisode formait, dans les Chant Cypriens, le sujet d'un apologue de Nestor, destiné à réconforter Ménélas après la fuite d'Hélène. On peut penser que le sage vieillard comparait la folie d'Héraclès, suscitée par Héra, à la folie inspirée à Hélène par Aphrodite. Poussé à la faute, Héraclès avait été durement puni, et il en serait de même pour l'infidèle. La folie du héros était mentionnée par Stésichore et dans les Héracleia de Panyassis d'Halicarnasse au VIème siècle 2 , et au siècle suivant par le logographe Phérécyde d'Athènes 3 . Dans ses grandes lignes, la forme ancienne de la légende devait être la suivante (nous en noterons au passage les traces chez Euripide) : l'événement se passait au début de la carrière d'Héraclès; le héros habitait Thèbes, qu'il avait libérée de la tutelle des Minyens d'Orchomène, et il avait épousé Mégara, fille du roi Créon. Mais Héra, jalouse de sa gloire, le frappait d'un accès de folie au cours duquel il jetait ses cinq enfants dans le brasier qu'il avait allumé 4 . Mégara parvenait à s'enfuir. Au moment il allait atteindre Amphitryon, Athéna l'assommait d'un coup de pierre (cf. 1001-08). Au temps de Pausanias, on montrait encore à Thèbes la pierre dont s'était servi la déesse et la tombe des fils d'Héraclès (cf. 1360-61). Banni de la ville, le héros entrait pour expier son crime au service d'Eurysthée (cf. 19- 20). Mais il existait plusieurs autres versions de la mort des enfants d'Héraclès 5 . 1 Voir notre Euripide et les légendes des Chants Cypriens, Paris, 1966, 378-383. 2 8tés., fr. 53 Page; Panyassis, Fr. 1 Bernabé les deux d'après Paus. 9,11,2. 3 Phérécyde, fr. 14 Jacoby. 4 Le motif est transféré à Lycos (Hér. 240-46). Pour la victoire sur les Minyens, 50 ; 120-21. 5 D'après Pindare, Is. 4, 63, les huit fils d'Héraclès, adultes, seraient morts sans doute à la guerre; selon d'autres, ils auraient été tués par des étrangers, ou par Lycos. 57

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Introduction à l'Héraclès d'Euripide

Comme les Héraclides et Hécube, la tragédie d'Héraclès fait partie du groupe extérieur au "choix" transmis par les Byzantins: elle n'est donnée que par deux manuscrits, sans commentaires antiques. L'épithète de mainoménos ("furieux") a été ajouté au nom d'Héraclès seulement à la Renaissance. Ce n'est sans doute pas une des meilleures pièces d'Euripide, mais c'est une des plus curieuses et des plus délicates à interpréter. A première vue, elle manque d'unité dramatique, et si les dieux y tiennent une place exceptionnelle, l'attitude du poète à leur égard est pour le moins ambiguë.

La "préhistoire" littéraire de la folie d'Héraclès est mal connue1. L'épisode formait, dans les Chant Cypriens, le sujet d'un apologue de Nestor, destiné à réconforter Ménélas après la fuite d'Hélène. On peut penser que le sage vieillard comparait la folie d'Héraclès, suscitée par Héra, à la folie inspirée à Hélène par Aphrodite. Poussé à la faute, Héraclès avait été durement puni, et il en serait de même pour l'infidèle. La folie du héros était mentionnée par Stésichore et dans les Héracleia de Panyassis d'Halicarnasse au VIème siècle2, et au siècle suivant par le logographe Phérécyde d'Athènes3. Dans ses grandes lignes, la forme ancienne de la légende devait être la suivante (nous en noterons au passage les traces chez Euripide) : l'événement se passait au début de la carrière d'Héraclès; le héros habitait Thèbes, qu'il avait libérée de la tutelle des Minyens d'Orchomène, et il avait épousé Mégara, fille du roi Créon. Mais Héra, jalouse de sa gloire, le frappait d'un accès de folie au cours duquel il jetait ses cinq enfants dans le brasier qu'il avait allumé4. Mégara parvenait à s'enfuir. Au moment où il allait atteindre Amphitryon, Athéna l'assommait d'un coup de pierre (cf. 1001-08). Au temps de Pausanias, on montrait encore à Thèbes la pierre dont s'était servi la déesse et la tombe des fils d'Héraclès (cf. 1360-61). Banni de la ville, le héros entrait pour expier son crime au service d'Eurysthée (cf. 19-20). Mais il existait plusieurs autres versions de la mort des enfants d'Héraclès5.

1 Voir notre Euripide et les légendes des Chants Cypriens, Paris, 1966, 378-383. 2 8tés., fr. 53 Page; Panyassis, Fr. 1 Bernabé les deux d'après Paus. 9,11,2. 3 Phérécyde, fr. 14 Jacoby. 4 Le motif est transféré à Lycos (Hér. 240-46). Pour la victoire sur les Minyens, 50 ; 120-21. 5 D'après Pindare, Is. 4, 63, les huit fils d'Héraclès, adultes, seraient morts sans doute à la guerre; selon d'autres, ils auraient été tués par des étrangers, ou par Lycos.

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Mis à part le schéma d'ensemble et certains rappels de détail, Euripide a sensiblement modifié ces données. La scène est transportée dans le temps à la fin des exploits d'Héraclès, puisque la descente aux Enfers et le rapt de Cerbère constituent l'avant-dernier - et ici le dernier (23-25 ; 1386-87) - dans la liste "canonique" des douze travaux. Le servage chez Eurysthée est devenu un témoignage de piété filiale, puisqu'il doit permettre le retour du banni Amphitryon dans sa patrie d'Argos (16-19). Quant à Mégara, elle n'est plus la première épouse du héros, mais la seuleS. Le nombre des enfants est réduit à trois, et ils meurent l'un après l'autre, sous les coups des armes traditionnelles de leur père, l'arc et la massue (967-1000). Enfin, toute l'action de la première partie, avec les menaces de l'usurpateur Lycos contre la famille du héros, et toute l'exodos, avec le sauvetage d'Héraclès par son ami Thésée, semblent bien des inventions propres à Euripide7.

Ces changements et ces ajouts obéissaient à un double souci de vraisemblance et de dramatisation, avec le triple renversement produit par les interventions successives d'Héraclès, de Lyssa et de Thésée. Cependant l'étrange structure de la pièce a fait couler beaucoup d'encre. On a dans Héraclès, par excellence, une pièce "diptyque", l'action se trouvant partagée en deux par la crise de folie du héros. On a même cru discerner un schéma tripartite, avec une partie centrale qui irait de l'arrivée des deux déesses au réveil d'Héraclès après la crise8. Mais il est plus naturel de considérer la scène d'épiphanie divine comme une sorte de nouveau prologue en tête de la seconde partie. Quoi qu'il en soit, ces deux parties sont mal équilibrées, car il y a un vide de l'action dans le premier tiers, où, en l'absence du héros, sa femme, ses fils et son vieux père se trouvent réduits à attendre la mort sur le bûcher préparé par le tyran Lycos9. Les victimes présumées ne peuvent que rappeler leur bonheur passé, gémir sur la mort imminente et espérer, sans trop y croire, le retour du père de famille descendu aux Enfers. Dans cette partie, l'intrigue se fonde sur les poncifs tragiques éprouvés : le cruel usurpateur - déjà meurtrier du père de Mégara (33), façonné à la ressemblance de l'homonyme tortionnaire d'Antiope10 ; la fuite devant l'oppresseur dont les

6 Il n'est naturellement pas question de Déjanire, l'héroïne des Trachiniennes. 7 Il est peu vraisemblable que Lycos ait joué un rôle dans la légende ancienne, comme on l'a parfois soutenu. Quand au dénouement, il exclut (comme les Trachiniennes, mais pour d'autres raisons) toute référence à l'apothéose du héros (même si le thème du bûcher apparaît en 1151-52). Cf. R. Méridor, 1984,205 sqq. 8 Cf. J. Gregory, 1977, 259 sqq. Sur les éléments assurant l'unité dramatique, voir J.C. Kamerbeek, 1966. Selon S. Barlow, 1982, les événements sont disposés pour représenter trois niveaux d'action violente en ordre d'intensité croissant: 1) Les travaux; 2) le meurtre de Lycos ; 3) les meurtres familiaux, hideuse parodie des exploits passés du héros. Ce schéma valorise trop, à notre avis, le meurtre de Lycos. 9 Voir W.G. Arnott, Mus. Phil. Lond. , 3, 1978, 1-24: il estime qu'Euripide a égaré sciemment son public, qui ne pouvait imaginer d'après ces scènes un tel retournement du héros. 10 Voir G. Kambitsis, L'Antiope d'Euripide, Athènes, 1972.

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victimes se réfugient sur l'autelll ; l'acceptation volontaire de la mort12 ; la survenue inopinée du sauveur13 et le piège où va se prendre le méchant roi14. Les personnages eux-mêmes manquent de consistance: Lycos n'est qu'un bourreau sentencieux, Amphitryon un de ces vieillards débiles comme aime les peindre Euripide et qui se réfugient dans le souvenir de leurs exploits de jeunesse15. La jeune femme nous touche surtout par son effort pour se montrer digne de l'héroïsme de son mari, mais l'opposition entre son pessimisme résigné et l'optimisme irréaliste d'Amphitryon manque de force dramatique. Quant aux vieillards du Choeur, ils ne peuvent élever que de chétives protestations devant les menaces du tyran. Il faut chercher ailleurs que dans l'action l'intérêt de cette partie un peu statique, elle-même marquée par des archaïsmes de style : un sentiment d'attente est créé précisement par l'absence d'Héraclès, que Mégara s'efforce en vain de remplacer, alors que son énorme présence remplira ensuite le théâtre jusqu'aux derniers vers. S'il n'est pas là, on ne cesse de parler de lui, pour exprimer le regret, l'amour, l'admiration ou la crainte. Aussi le Choeur, dans le second stasimon, célèbre-t-il les plus fameux des douze travaux, dont le canon commence alors à se former16. Ce chant prélude au retour victorieux du héros, dont le Choeur a pris soin de rappeler qu'il s'est acquitté de la plupart de ses exploits dans l'intérêt de l'humanité, en détruisant les monstres et les brigands qui mettent les mortels en danger: d'où le titre de "bienfaiteur de la Grèce" qui lui est donné à plusieurs reprises dans la pièce (877-78, 1252, 1307).

Un autre aspect plus inattendu du héros est présenté en particulier par Mégara : celui d'un honnête chef de famille, époux fidèle, père affectueux, fils attentif de son père "humain". Dès le prologue, Mégara peint ses enfants blottis contre elle, comme les petits d'un oiseau, et pressant leur mère de questions sur le retour attendu du père (71-78). Plus tard, Mégara fait revivre une véritable scène d'intimité familiale, où le héros partage à l'avance par la pensée ses dignités entre ses fils et les laisse jouer avec ses armes, tandis que leur mère imagine pour eux de beaux mariages (460-479). Le retour d'Héraclès confirme son amour pour les siens, et lorsqu'il rentre dans le palais, ses enfants sont pendus à son vêtement: bref moment de sérénité et de bonheur entre deux drames. "Je n'ai nulle gêne, dit-il, à prendre soin de mes fils: les hommes sont tous les mêmes ; ils aiment leurs enfants, les plus grands comme les plus humbles" (632-35). Cet Héraclès bon père de famille devait assurément surprendre les Athéniens, qui se rappelaient le héros des Trachiniennes,

11 Andromaque, Héraclides. 12 A côté de Mégara, on pensera à Macarie, Polyxène, Ménécée ou Iphigénie. 13 Héraclès lui-même dans Alceste, Egée dans Médée, Pélée dans Andromaque. 14 Polymestor dans Hécube; Lycos dans Antiope. 15 Ainsi Pélée dans Andromaque. 16 Hér. 360-435, où huit des travaux sont mentionnés: le lion de Némée (359-363), l'hydre de lerne (419-421), la biche de Cérynie (375-79), les juments de Diomède (380-83), l'expédition contre les Amazones (406-418), les boeufs de Géryon (422-24), la capture de Cerbère (427-29), les pommes d'or des Hespérides (394-407).

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sans cesse loin de son foyer, infidèle à sa femme et d'une extrême dureté avec son fils Hyllos. Une telle bonhomie allait rendre plus terrible l'image de ce même Héraclès en pleine démence exterminant sans pitié sa femme et ses enfants.

L'apparition sur le toit du palais d'Iris et de Lyssa, servantes de la vengeance d'Héra, constituait un coup de théâtre d'autant plus spectaculaire qu'il était exceptionnel de voir apparaître une divinité ailleurs que dans le prologue ou l'exodos de la tragédie. C'est à Eschyle qu'Euripide avait emprunté la figure chthonienne de Lyssa, personnification de la rage aveugle que les dieux peuvent inspirer aux mortels17. Curieusement, de ces deux divinités, c'est Lyssa qui répugne à user sur le héros de ses pouvoirs maléfiques, tandis que la messagère d'Héra communie pleinement avec la haine de sa maîtresse pour le fils d'Alcmène. Cette antithèse rappelle celle de Cratos et d'Héphaïstos au début du Prométhée : comme Iris, latris d'Héra, Cratos, le "chargé de mission" de Zeus, ne songe qu'à donner une leçon aux ennemis des dieux, alors que les exécutants, Héphaïstos et Lyssa, plus compatissants, s'acquittent de leur rôle avec répugnance. Lyssa finit pourtant par obéir aux ordres d'Héra et va transformer en un instant le sauveur de sa famille en un implacable assassin.

Ce brusque revirement des dieux, si lourd de conséquences, a été souvent critiqué comme une intervention arbitraire du poète. Il faut avouer que l'explication donnée par Iris n'est pas très convaincante: "Tant, dit-elle, qu'il n'avait pas achevé des durs travaux, le destin le protégeait, et Zeus son père ne permettait jamais à Héra ni à moi de lui faire du mal. Maintenant qu'il est arrivé au terme des épreuves imposées par Eurysthée, Héra veut qu'il se souille du sang des siens par le meurtre de ses enfants" (827-832).

Avant même la disparition des déesses, Héraclès commence à développer un comportement à l'opposé de celui qui était le sien jusque là. Mais après le déchaînement de sa fureur, c'est encore un troisième Héraclès qui va sortir de l'inconscience avec l'intervention de Thésée. Mais les rationalistes qui crient à l'illogisme ont-ils bien raison? La vie même présente de tels exemples d'inconséquences psychologiques, de revirements aussi brutaux d'hommes estimables que de subits troubles mentaux transforment en assassins incontrôlables. C'est précisément la métamorphose du glorieux champion des travaux18, du triomphateur de Lycos en fou dangereux, puis sa mutation en un type héroïque d'une autre sorte qui assure l'unité dramatique et l'intérêt humain du drame. Si l'on peut déplorer entre ces états opposés une absence de transitions, il faut

17 Lyssa apparaissait dans deux pièces du cycle de Bacchos, les Bassarides et les Cardeuses ()(antriai), où étaient châtiés les ennemis du dieu, Lycurgue et Penthée. Dans les Bassarides, sous l'aiguillon de Lycos, Lycurgue devenu fou, lors d'un sacrifice tuait sa femme et son fils: comparer Hér. 922 sqq. Sur cette scène et le rôle de Lyssa, voir F. Stoessl, Serta Aenipontana, 7-8, 1962, 117-18 ; J. Duchemin, 1967 ; F. Jouan, 1970 (éléments empruntés aussi à l'Orestie, aux Sept et au Prométhée). 18 Sur le thème du "glorieux Héraclès", voir encore 12, 290, 849, 876, 1414.

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tenir compte de la difficulté éprouvée par les tragiques grecs pour dessiner des évolutions psychologiques (qu'on pense à Iphigénie à Aulis), en sorte qu'ils ne montrent que des états successifs. De toute façon, Héraclès est par nature un violent, et il y a une continuité entre les démonstrations de force du passé, dans les travaux, le meurtre de Lycos et une crise de fureur qui prend la forme d'une volonté de vengeance contre Eurysthée. La présence d'Amphitryon assure un lien entre les deux parties, en apportant à son fils un soutien moral. Mais le couple conjugal est dissocié, Mégara étant seule dans la première partie, et Héraclès seul dans la seconde devant le corps de sa femme.

Après Alceste, Médée, Hécube, c'est pour une fois un personnage masculin qui est au centre de l'action. C'est même le plus grand des héros grecs, le "beau vainqueur" (callinicos) comme il est plusieurs fois appelé (582, 681, 789). L'épopée et le théâtre attique ont fixé les traits principaux de sa personnalité, que le poète se doit de reproduire: ses deux pères, divin et humain (Zeus: 696, 798-808, 826, 876, 888, 1263 ; Amphitryon : 339-353, 798-800, 1264-65) ; son aspect physique : un corps musclé et puissant, une barbe touffue, un regard fulgurant (434, 990, 1269, 934, 130) ; son costume: la peau du lion de Némée, et ses armes, arc et massue (465-66, 160, 471-72, 943, 993, 1099, llOO, 1382-83). Au moral Héraclès a "un coeur de lion farouche" (1210), il est sujet à des emportements où il ne mesure pas sa force (475, 565-573, 595, 998-99). Les personnages, le Choeur et lui-même ne cessent de récapituler ses exploits passés19. Comme dans de nombreux drames, il est le héros du salut, qui arrive à temps pour préserver des innocents de la mort, en sorte que Mégara peut l'égaler à Zeus Sauveur (521-22). Champion des hommes, il est aussi le défenseur du pouvoir et du culte des dieux. Pur héros tragique, il se trouve ici exempt des travers et des ridicules dont l'ont affublé la comédie et le drame satyrique.

Sans l'abaisser, Euripide a humanisé le faiseur d'exploits. Nous avons parlé de ses vertus domestiques. On peut y joindre son attachement à sa patrie de Thèbes (15, 220, 743, 1281), son attention aux signes divins et son respect scrupuleux des rites (596, 608, 617, 620). Son origine divine elle-même - parfois mise en doute (826) - est loin de lui être bénéfique (339-347, 1258-1265), d'autant qu'elle lui a attiré la haine de l'épouse de Zeus. Sa folie est encore une manière d'humanisation, en ce sens qu'après des effets dévastateurs, elle le replace au degré de l'humanité souffrante. S'il est bien affirmé que sa folie vient des dieux, qu'elle lui est imposée de l'extérieur (831-32,840), il n'a pas manqué de critiques pour lui attribuer des cause internes: effets d'un tempérament excessif, tension nerveuse et chocs successifs subis par le héros, symptômes de prédisposition épileptique20. Mais, comme l'a remarqué André Rivier, si Héraclès est

19 Outre les travaux déjà cités: le meurtre des serpents lancés par Héra contre son berceau (1266-68), la victoire sur les Minyens (220-21 ; 560), sur Cycnos (389-393), son rôle dans la Centauromachie (181-84, 364-376,1273-74), et la Gigantomachie (176-180,1192-94,1272-73), ce qui n'épuise pas la liste (22, 225-26, 425). 20 Cf. Wilamowitz, Héraklès, l, 2, Berlin, 1895, 128-29 ; A. Blaiklock, 1952, 132 sqq.

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atteint d'une simple crise d'épilepsie, "la tragédie tombe en morceaux"21, en perdant toute signification religieuse. Ceci n'empêche pas que la crise démentielle soit décrite en termes d'un réalisme tout médical, comme l'ont montré les rapprochements qui ont été faits entre le texte d'Euripide et celui du traité hip~ocratique de la Maladie Sacrée, antérieur de peu d'années au drame 2. Outre les manifestations physiques, on notera le voyage imaginaire, qui associe des éléments topographiques concrets aux visions délirantes, l'intervention aggravante des témoins, l'hypertrophie de la force physique. La description intègre aussi des éléments du vocabulaire bacchique (1122, 1142, 1144) qui rapproche ce délire de celui d'Agavé dans les Bacchantes. Par son réalisme, le rapport du témoin oculaire qui fait revivre chaque moment de cet épisode dramatique constitue un des plus puissants récits de messager du théâtre d'Euripide.

La folie d'Héraclès a pour effet de transformer ce corps athlétique et cet esprit indomptable en un être prostré et statique. D'abord lié à sa colonne comme l'était le Prométhée d'Eschyle, il ne recouvre que peu à peu ses sens et sa liberté de mouvement, mais il semble aussi impuissant à se mouvoir que l'Héraclès de la fin des Trachiniennes. Le pathétique domine cette fin du drame, comme elle en dominait le début. Tous déplorent l'immensité du malheur du héros (1195-96, 1239, 1245, 1411). A mesure qu'il découvre ses forfaits, un gouffre se creuse sous ses pieds : lui, le plus grand homme de la Grèce, est devenu un objet de pitié (1297), sinon d'horreur pour les Grecs (1155, 1161, 1201, 1218, 1293, 1399). De fait, sa souillure va le retrancher du reste du monde23 . Une double tentation le guette alors: révolte contre les dieux et suicide. La première est vite repoussée : une fois reconnu le rôle d'Héra, le héros est tenté de se tourner contre les dieux pour leur rendre coup sur coup (1241-45), mais Amphitryon l'en dissuade et Thésée ne l'y encourage pas (1129, 1244). Son honneur perdu le pousse avec plus de force vers la mort, et le raisonnement le confirme dans son projet (1146-1153, 1279-1290, 1300-01). Il faut toute l'amitié incisive de Thésée, toute sa sympathie active pour qu'il décide de "se raidir contre la mort" (1351) et d'accepter la généreuse hospitalité du héros athénien. Encore reconnaît-il que son destin est achevé, lorsqu'il quitte la scène en suivant Thésée "comme une barque traînée à la remorque"(1424). Dans une situation très voisine, l'Ajax de Sophocle, lui, avait insulté les dieux et s'était suicidé. Il est évident qu'Euripide a voulu que le public athénien puisse comparer la conduite des deux héros, pour souligner la "victoire de son héros sur la tentation de la mort et sa cause principale: le dévouement de Thésée. Héraclès avait sauvé la vie de son ami, et en retour Thésée sauve des persécutions divines celui qui n'est plus que "l'esclave du destin"24.

21 Essai sur le tragique d'Euripide 2, Paris, 1975, 178. 22 Voir surtout Blaiklock, o.c. 231281-1300. Ses armes même sont souillées (1377 sqq.) 24 1357. Sur la comparaison avec Ajax, voir J. de Romilly, 1980 ; S.A. Barlow, 1981. On sait que Platon, dans les Lois, interdira d'attenter à sa propre vie.

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La douloureuse expérience d'Héraclès impose de s'interroger sur la responsabilité des dieux25. Quel que soit le sens dernier de la pièce, celle­ci montre un innocent, bienfaiteur des hommes et même des dieux, plongé par le ressentiment d'Héra dans un malheur atroce et injustifié. Les deux divinités qui apparaissent ex machina éclairent d'autant moins la signification du drame qu'elles sont elles-mêmes en désaccord: Iris, porte­parole d'Héra, déclare que le héros doit être puni pour comprendre la haine des dieux et leur pouvoir absolu. Lyssa, en revanche, plaide la cause d'Héraclès, qui est celle du bon sens et du bien des hommes. Zeus, qui s'est glissé subrepticement dans la couche d'Alcmène, s'est acquitté tant bien que mal de ses devoirs de père jusqu'au retour même d'Héraclès, apaisant les inquiétudes d'Amphitryon (339-347). Mais devant le nouveau malheur du héros, il dénonce de plus belle l'indifférence et l'ingratitude de Zeus (1127, 1192-94). En face de la piété étroite et conventionnelle du vieillard, Thésée montre plus de largeur d'esprit. Il y a même de l'esprit fort chez lui, car il ne croit pas à la contagion de la souillure, et l'acte d'Héra ne lui suggère que des considérations désabusées sur l'immoralité de la conduite des dieux, qui ne les empêche pas pour autant de vivre dans le bonheur. Simplement, rien ne sert de se révolter contre eux: un homme doit plutôt composer pour avoir une vie acceptable. Héraclès aurait toutes les raisons de partager le jugement dépréciatif de son ami sur les dieux. Pourtant, il réfute ces critiques, comme des traditions mises au compte des "misérables récits des aèdes" (1341-46).

En somme, les personnages de la pièce se partagent pour une bonne part la gamme des opinions possibles sur les dieux, sans que la véritable pensée du poète apparaisse clairement. Son Olympe est pour l'essentiel celui de l'épopée, avec sa hiérarchie (Zeus, Héra, Iris, Lyssa) et ses conflits internes. Comme Phèdre ou Hippolyte, le héros est le jouet de cet antagonisme des dieux. Mais la condamnation morale prononcée par Thésée, qui s'inscrit entre Xénophane et Platon, ne semble pas une solution valable. L'affirmation quit, un dieu, si il est réellement un dieu, ne connaît nul besoin" (1344) fait écho à des prises de position contemporaines comme celle d'Antiphon le Sophiste. Mais les triomphes du héros constitueraient-ils une sorte d'hybris aux yeux des dieux (841-42)? Par ailleurs, ceux-ci semblent être eux-mêmes soumis à une sorte de puissance supérieure à laquelle ils ne peuvent se soustraire26. On serait tenté de croire que le poète fait sienne la réflexion de Mégara : "Combien les desseins des dieux sont obscurs pour les hommes!" (62).

Quelques divinités, il est vrai, se montrent à leur façon pitoyables envers les mortels : Athéna, Lyssa elle-même, Apollon, Dionysos, les Muses et les Charites qui consolent la vieillesse des poètes27. Mais un

25 Sur ce difficile problème, voir en particulier l'étude détaillée et nuancée de R. Schlésier, 1985 ; voir encore W. Desch, Philoloqus, 130, 1986, 8-23. 26828 ; 1315 ; 1321. 27 Apollon: 349, 687-690, 790; Dionysos: 682 ; Muses et Charites: 673-74.

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véritable réconfort, un mortel ne peut le trouver que dans les vertus proprement humaines : la chaleur d'une amitié et ce ressort moral majeur qu'est le courage. En face de ces recours, Thésée montre à son ami que le suicide serait pour le "bienfaiteur des hommes" une désertion, une sottise et une lâcheté (1254 ; 1348).

Quelques motifs d'actualité, au sens large, se font jour à travers la pièce, comme ce bref excursus sur le mécanisme des révolutions (588-592). Plus curieux est l'agôn entre Lycos et Amphitryon, à propos de l'arme favorite du héros, sur les mérites respectifs de l'hoplite et de l'archer28. Dans l'épopée, l'arc est l'arme du barbare et la supériorité de l'hoplite n'est pas contestée. Depuis les guerres médiques et dans des combats plus récents, ce dogme avait été ébranlé et la valeur stratégique d'un corps d'archer était apparue avec évidence. Avec ce point de vue moderne de l'éfficacité, le poète donne son avis sur un problème qui intéressait son public.

Parmi les autres allusions d'ordre politique qu'on a cru discerner dans la pièce, nous n'en retiendrons que deux, moins aléatoires que les autres. Le tableau d'une Thèbes déchirée par les factions et changeant trois fois de souverain en quelques mois (36, 272, 543, 588, 1166-68) peut évoquer l'atmosphère d'une cité alors travaillée par les intrigues des Athéniens. L'affirmation de Thésée n'était sans doute pas sans résonances quand il affirmait qu'avec ses troupes rangées à la frontière il venait apporter au parti d'Héraclès "le secours de sa lance" (1165). D'autre part, Argos (et Mycènes, ce qui à l'époque revient au même) est souvent citée, et presque toujours en termes péjoratifs: Amphitryon, Mégara et Héraclès en ont été chassés (15-17, 462-63, 1285) ; le roi d'Argos, Eurysthée, est un personnage odieux (553, 949 sqq., 962 sqq., 998, 1000), et Héra elle­même est argienne (1304 et note de Méridier ad loc.). Et pourquoi Héraclès tient-il à être accompagné par Thésée dans son crochet par Argos avant de gagner Athènes (1386-88) ? A travers ces vers, les Athéniens devaient saisir des allusions contemporaines qui nous échappent.

Enfin, il est sûr qu'Euripide a voulu flatter le patriotisme athénien en imaginant, de façon toute gratuite, que le grand héros dorien a fini ses jours en terre attique, bénéficiant de la légendaire hospitalité de sa cité. On connaît cet usage tragique de la "captation des tombes", qui apparaît déjà dans les Héraclides (1030-33) pour le tombeau d'Eurysthée, précisement, et l'exemple le plus connu concerne un autre Thébain illustre, Oedipe, à la fin de l'Oedipe à Colone.

On a encore pensé trouver un écho personnel dans le beau stasimon où le choeur des vieillards s'écrie: " Je ne cesserai d'unir les Charites aux Muses dans une alliance pleine de délices ... Même vieux le poète célèbre encore Mnémosyne" (673-679). A la date de la pièce, le poète a dépassé soixante ans, l'âge où un citoyen athénien entre dans la classe des

28 152-208. Sur cet agôn, voir R. Hamilton, TAPhA, 115, 1985, 19-25. Pour R. Goossens, 1962, 352-53, Euripide suggérerait ainsi la création d'un corps d'archers pris parmi les citoyens, moins onéreux que des mercenaires.

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vieillards. Un poète lyrique peut exprimer des idées générales, même lorsqu'il parle à la première personne, mais ici un ton personnel n'est pas à exclure. Quant au voeu chimérique que la divinité accorde aux gens de bien une seconde jeunesse, il répond au souhait plusieurs fois exprimé par Euripide de trouver un critère sûr pour distinguer les bons et les méchants29. Tout le mouvement de ce morceau exalte une vie dédiée à l'art, au vin et à la musique, dans la veine de la poésie pindarique.

La date exacte de la pièce n'est pas connue et la fourchette des diverses opinions s'étend sur une dizaine d'années, entre 426 et 416. Les références alléguées à l'actualité des années 426-423 sont peu convaincantes. Des raisons de technique dramatique, de style et de versification30(en particulier la première apparition d'une scène en tétramètres trochaïques, en 855-874) invitent à descendre dans le temps pour revenir aux dates proposées au début du siècle, entre 416 et 420.

BmLIOGRAPHIE

EDITIONS:

François JOUAN Université Paris X

- U. von Wilamowitz, Euripides Herakles 2, Berlin 1895 (réimp. 1933) (T.!: Introduction. T. II: Texte et traduction. T. III : Commentaire)

- L. Parmentier, Euripide, T. III, Belles Lettres, 1925 - G.W. Bond, Euripides, Héracles, Oxford, 1981 (texte et commentaire) ETUDES GENERALES: - E. Delebecque, Eur. et la guerre du Péloponnèse, Paris, 1951 (129-

147) - E.M. Blaiklock, The Male Characters of Eur., Wellington, 1952 (Ch7) - R. Goossens, Eur. et Athènes, Bruxelles-Paris, 1962 (345-375) - R. Aélion, Eur. héritier d'Eschyle, 2 vol., Belles Lettres, 1983 (T. II,

352-365) - A.N. Michelini, Eur. and the Tragic Tradition, Un. Wisconsin Press,

1987 (231-276). ETUDES SUR "HERACLES" : - E. Krôker, Der Heracles des Eur., Diss., Leipzig, 1938 - R. Flacelière - P. DEW AMBEZ, Héraclès, images et récits, Paris, 1966.

29 655-672 ; voir les notes de l'édition Pannentier ad loe, et sur l'ensemble du stasimon, H. Parry,AJPh., 86,1965,363-374. 30 D'après les résolutions dans les trimètres, M. Cropp et G. Fick, Resolutions and Chronology in Euripides, Londres, 1985, proposent cette fourchette; S.A. Barlow (1981) dit: autour de 418.

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Articles: - H.H.O Chalk, "Arétè andBia in Eur' Her. ", JHS, 82,1962,7-18 - J.C. Kamerbeek, " Unit y and Meaning of Eur' Her. ", Mnemos., 19,

1966, 1-16 - J. Carrière, "Autour des dernières réponses aux problèmes de l'Hér.

D'Eur."Inform. Litt., 1967, 1 et 2 - J. Duchemin, "Le personnage de Lysa dans l'Her. Fur. d'Eur.", REG,

80, 1967, 130-39 - F. Jouan, "Le Prométhée d'Eschyle et l'Hér. d'Euro ", REA, 72, 1970,

317-331 - J. Gregory, "Eur.' Her.", YaleCL. St., 25, 1977,259-275 - J.A.Shelton, "Structural Unit y and the Meaning of Eur.' Her. ",

Eranos, 77, 1979, 101-111 - J. de Romilly, "Le refus du suicide dans l'Hér. d'Eur", Archaiognosia,

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Norm. di Pisa, 15, 1985, 7-40 - R. Méridor, "Plot and My th in Eur.' Her and Troades", Phoenix, 38,

1984, 205-215.

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